1Un long soupir m’accompagne tandis que je me laisse couler sur le dossier de mon fauteuil. Récapitulons: le sol est en train de sécher, les DASRI2 sont prêts à être embarqués et la mise à jour de l’ordi est enfin terminée. Je crois qu’on est bon.—J’ai envie d’un sandwich, confessé-je.Maël hausse un sourcil, car il sait que cette figure comique m’arrache toujours un sourire. Assis comme à son habitude sur la commode où je range mon matériel en rab, il me scrute avec insistance.—Un repas de rêve pour celle qui ne mange pas de la journée, me taquine-t-il.—Attends, je ne te parle pas de la vieille tranche de jambon entre deux mies de pain là! Mais du bon gros sandwich avec overdose de garniture de chez Phil. Tu crois qu’il sera encore ouvert, le temps de rentrer? ajouté-je avec une pointe d’angoisse.—Autant partir tout de suite pour ne pas prendre de risque, approuve-t-il en haussant les épaules. Tu
2Contrairement aux conseils de Maël, je n’ai pas fermé l’œil de tout le trajet. Pourtant il est vingt-trois heures passées lorsque nous nous garons enfin. Nous n’avons pas quitté les montagnes, ou plutôt, je nous soupçonne de nous être terrés dans une de ces cuvettes naturelles perdues au milieu de nulle part. À ce stade des événements, je ne serais pas étonnée si un géant barbu venait nous chercher avec une lampe à pétrole pour nous conduire au milieu du lac des Bouillouses.—Pas fâché d’arriver! se réjouit Loïc en quittant la berline. Grégory, allez prévenir Josias que nous sommes arrivés. Et vous ma chère, venez donc par ici!Après un regard échangé avec Maël, nous rejoignons mon kidnappeur qui nous attend devant une maison. De cette dernière, je suis incapable d’en déterminer la taille, faute de lumière; les deux colonnes de pierre qui ornent l’entrée me donnent toutefois un léger indice sur le style de bâtisse dans laquelle je m’apprêt
3Le lendemain matin, je suis réveillée par des coups sourds contre ma porte. Au moins mes geôliers ont eu la prévenance de ne pas venir me tirer du lit aux aurores…—C’était trop beau pour être vrai, hein? commente Maël alors que je me redresse dans mon lit pour resserrer le peignoir autour de ma taille.Comme mes charmants hôtes ne m’ont pas fourni de pyjama adéquat, il a fallu que j’improvise.—Pitié! gémis-je. Est-ce que je dois leur ouvrir?—Si tu comptes partir de là un jour, je te conseille de faire semblant de les écouter jusqu’au bout. Ensuite, tu pourras affirmer que leurs histoires ne t’intéressent pas et revenir à ton train-train quotidien.Maël a affirmé ça avec le sourire, et pourtant quelque chose dans ses paroles augmente la pression qui s’exerce au niveau de ma cage thoracique. Se pourrait-il qu’un pourcentage infime de mon inconscient se réjouisse d’en apprendre davantage sur l’organisation
4—Tu ne me parles plus? m’enquiers-je en ouvrant la porte de mon réfrigérateur pour me préparer un sandwich de fortune. Ça devient lassant.Cela fait moins d’une heure que Léo m’a déposée à mon appartement, après un détour par le cabinet où j’ai enfin pu récupérer mon sac à main. Je craignais que Maël refuse de rentrer avec moi, mais il s’est tout de même installé sur la banquette arrière pour écouter le résumé que j’ai pondu à mon chauffeur attentif. Le sourire que Léo m’a adressé en guise de réponse m’a rassurée, même si le doute continue de pointer le bout de son nez dans ma tête embrumée: ai-je eu raison d’agir de la sorte? N’aurait-il pas été plus judicieux de demander un délai avant de prendre une telle décision? Bref, qu’importe à présent, puisque c’est fait.Je m’aventure à rassembler toutes les garnitures disponibles qui m’inspirent, puis cherche au fond de mon placard pour y récupérer mes dernières tranches de pain de mie complet
5Mon cœur fait une embardée. Pendant un instant, j’ai la sensation qu’il va se déloger de ma cage thoracique et sortir par ma bouche avec le peu de déjeuner que j’ai réussi à avaler. Qui ai-je donc voulu duper en pensant pouvoir tenir la route face à ces fous?—Allez courage, Allyn, encore trois minutes et on enchaîne avec le programme de récupération, me lance Roxie.Roxanne Sainclair. Cette jeune femme est sans nul doute possible l’unique coach sportive que je supporte depuis le début de mon entraînement. Il est de mon devoir de préciser que c’est aussi la seule qui a accepté de se charger de mon cas désespéré.Roxanne est aussi grande et athlétique que je suis molle et à deux doigts de l’asphyxie. Lors de mon premier jour d’entraînement, je n’ai pas hésité longtemps entre la brune au carré plongeant toute souriante et les gros tas de muscles qui patientaient en meute au fond de la salle. Qu’on ne se méprenne pas sur mon compte:j’a
6—Tu n’es pas à ce que tu fais, Allyn, me sermonne Zacchari. Vide ton esprit, inspire à pleins poumons et expire en trois temps.Je devine sa soudaine proximité alors j’ouvre les yeux par réflexe pour le dévisager, ce qui lui donne une occasion supplémentaire de me réprimander. Je somnole pendant les vingt dernières minutes de méditation et me dirige en courant à moitié hors de la salle avant que Zacchari ait dans l’idée de me donner des cours supplémentaires sur la salutation au soleil que je ne maîtrise toujours pas. S’il y a bien une chose que je déteste encore plus que les pompes sadiques de Roxie, c’est sortir de cette satanée posture du cobra (ou Bhujangasana pour les intimes).Puisque j’ai un peu de temps libre avant ma séance avec Roxanne, je décide de me balader dans l’Organisation. À cette heure-ci, la plupart des Singuliers sont absorbés par leurs entraînements divers et les couloirs du premier étage sont tous paisibles. Je m’arrête dans l’angle v
7Le réveil a été dur, je ne me traîne jusqu’à la cafétéria qu’à une heure tardive. La matinée est si avancée que la plupart des Singuliers et autres membres du staff ont déjà pris leur petit-déjeuner. Les seules têtes connues restantes étant mon cher coéquipier et la rouquine, je décide de jouer une fois de plus les retranchées et m’installe en bout de table, à l’opposé de la salle. Mon ami invisible me suit comme mon ombre. Depuis nos confidences de cette nuit, je saisis mieux que jamais les expressions fugaces qui s’affichent sur son visage quand il pense que je ne l’observe pas: Maël s’inquiète pour moi.—Bonjour, Allyn, me dit-on alors que je me perds dans la contemplation de mon chocolat chaud.Je sursaute et lève les yeux vers celui qui se tient devant moi. Josias affiche un air réjoui. Il n’est pas difficile de deviner l’objet de sa présence, et ce, même lorsque notre ami fantomatique s’est fait une joie de nous spoiler quelques heures auparavan
8—Bienvenue, Allyn! Bienvenue, ma chère!La pièce est fidèle à mes souvenirs. En son centre, Loïc Fortin qui m’accueille à bras ouverts comme si j’étais l’enfant prodigue.—Vous êtes renversante, vraiment, ajoute-t-il en se déplaçant dans notre direction pour nous inviter à nous approcher de la Sphère.—Quand vous aurez fini de faire votre lèche-cul, déclare Lucas d’un ton cassant, on pourra peut-être commencer.À la surprise que le directeur adjoint affiche sur son visage, j’en déduis qu’Harper – loin d’être l’homme le plus charmant de ma connaissance – n’a tout de même pas l’habitude de se comporter aussi irrespectueusement envers ses supérieurs. Tout lui semble cependant pardonné aujourd’hui, puisque Fortin continue comme si de rien était.—Nous avons fait venir le médecin de garde en cas de gros pépin, m’annonce-t-il comme s’il s’agissait là d’une nouvelle rassurante. Mais avec Harper, vous ne devriez ri
Six mois plus tôtL’ombre noire aux volutes de fumée me dissimule une grande partie des dégâts. Ce n’est plus un accident, c’est un véritable massacre.Le monospace de Rémy gît sur le toit dans un sale état et des débris de verre jonchent la route. De là où je me trouve, il m’est impossible de repérer un survivant. Alors je replie mes ailes et me laisse tomber sur le sol, consumé par les regrets.J’aurais dû partir avec eux et les suivre de loin au risque de griller ma couverture. Pourquoi n’ai-je pas été assez rapide?Un gémissement plaintif me tire de mes lamentations. Il ne provient pas du véhicule de mes protégés, mais de la deuxième voiture accidentée. De combien de morts suis-je donc responsable?Des larmes de rage et de frustration coulent sans répit le long de mes joues. Ce n’était pas censé se dérouler comme ça. Cette initiation était courue d’avance:personne n’a jamais plus d’un
35Quand je me réveille le lendemain, je n’ai presque pas dormi de la nuit. Ça devient une habitude, seulement je ne peux pas uniquement blâmer les apparitions sournoises de Lucius. Je me plie en deux malgré ma difficulté évidente pour respirer. Ma gorge se serre, mes doigts sont parcourus de fourmillements indésirables. En deux mots, j’angoisse. À quoi pensais-je en me croyant digne de devenir le guide de l’équipe? Et à quoi jouait donc Lucas en m’offrant ce satané bouquin en cadeau de Noël? Si mon équipier se sentait un minimum concerné, cela me rassurerait; mais j’ai la fine intuition que je vais attendre longtemps avant d’obtenir son soutien dans cette affaire.J’hésite à déclarer forfait en me faisant porter pâle. Je suis très bien dans mon lit, à contempler le plafond, et je n’ai pas besoin de cette stupide alarme de téléphone qui m’ordonne de me lever pour affronter cette journée. Com
34Je pousse la barre si haut que le tapis risque de m’éjecter. Je repositionne mes écouteurs pour la sixième fois: la transpiration et mon agitation ont tendance à les faire tomber, ce qui ne cesse de me déconcentrer. Il me reste cinq minutes avant la récupération. L’ancienne Allyn n’aurait jamais tenu quarante minutes sur autant de dénivelé. La nouvelle Allyn choisit pourtant de pousser le vice en augmentant la vitesse de deux créneaux et en élevant le dénivelé d’un palier supplémentaire. Tu peux le faire, me répété-je en luttant contre mon souffle erratique, mon cœur qui cogne contre ma cage thoracique et les taches blanches qui brouillent ma vue.Quand le minuteur annonce la fin de mon entraînement, j’ai l’impression qu’on pourrait cuire des œufs sur mes joues. Mes jambes en guimauve tanguent dangereusement tandis que je me rapproche des produits destinés à nettoyer les appareils.—Un peu plus et tu t’envolais, me taquine Alice en choisissa
33Quand j’entre en phase de demi-réveil, un brouillard épais a envahi la totalité de mon crâne. Pour ne pas changer, mes rêves se sont agrémentés de détails sanglants dont je me serais bien passée. Pourtant une chose a changé par rapport à d’habitude. Vaseuse et nauséeuse, je mets rapidement le doigt sur ce qui me perturbe à ce point. C’est chaud, agréable et réconfortant. Comme si les rayons du soleil réchauffaient mon flanc gauche. Est-ce déjà l’heure de se lever? Hors de question. Je me blottis dans la position du fœtus et me rendors sans difficulté.Des remous me sortent d’un énième cauchemar. La chaleur et le bien-être qu’elle me procurait s’évanouissent;mon corps épuisé grelotte aussitôt, comme pris de fièvre. J’entends quelqu’un jurer dans mon dos, puis la porte de ma chambre claquer. Énervée envers cet égoïste de Maël qui n’essaye même pas de la jouer discret, je peste et me laisse de nouveau emporter par la vague de sommeil qui maintient mes p
32—Ça flirte avec Lucas, maintenant?Forcément, rien n’échappe aux yeux inquisiteurs d’Alice. J’espère qu’aucun autre Singulier n’a eu le temps de surprendre notre bref interlude… Mon cœur, aussi léger qu’un papillon, se remplit de plomb à l’instant où je croise le regard chagriné de Maël. De toute évidence, mon ami n’a rien loupé de la scène. Mais après tout, comment aurait-il pu l’ignorer puisqu’il se tenait juste à côté de nous?—Aucun risque, assuré-je d’une voix que je souhaite calme et posée.D’humeur légère et taquine, Alice pouffe en levant les yeux au plafond et m’entraîne par le bras en direction de Guillaume, Enzo et Roxanne. Cette dernière a les yeux rouges et fatigués. Fort heureusement, Enzo la tient d’une main ferme et lui confisque son verre de champagne pour me le donner aussitôt après.—Autant que cela serve à quelqu’un qui tient vraiment l’alcool, m’affirme-t-il d’un air entendu.Pas convaincue
31—Lucas? Qu’est-ce que tu fais là?Alice est apparue sans crier gare dans le dos de mon équipier. Toute belle dans sa robe rouge écarlate, mon amie nous étudie avec intérêt. Sa curiosité cède vite la place à un air catastrophé.—On se voit à la fête! affirme-t-elle avant de claquer la porte au nez d’un Harper interloqué.Dépourvue du moindre signe d’embarras suite à sa conduite déplacée, Alice s’adosse contre un mur pour m’observer de bas en haut, un tic aux lèvres.—La robe, OK nickel, je n’ai rien à dire. Mais Allyn, explique-moi ce qu’il s’est passé avec tes cheveux! J’ai l’impression d’être face à la petite fille du puits dans le film d’horreur de seconde zone que Guillaume m’a fait endurer la semaine dernière.—La robe n’est pas prévue pour ce soir, la recadré-je direct, quant à mes cheveux ils séchaient tranquillement dans ma serviette quand Lucas a débarqué.Je fais mine de cherche
30—Joyeux Noël! s’exclame Emma en débarquant dans ma chambre avec un gros sourire aux lèvres et un plateau rempli de cookies en forme de bonshommes de neige et de cadeaux colorés.—Emma, on s’est couchées il y a à peine sept heures, me lamenté-je en allumant mon portable.—Ils sont meilleurs quand ils sont chauds! insiste-t-elle en choisissant un des cookies au glaçage le plus réussi pour me le fourrer dans la bouche.Je me redresse de justesse pour éviter au gâteau de s’émietter sur les draps. Je félicite mon hôtesse pour ses dons prodigieux en matière de pâtisserie qu’elle disparaît aussitôt, le minuteur de son four l’alertant au rez-de-chaussée.—Ça valait la peine de me réveiller, grogné-je en me retournant pour contempler la vue depuis la fenêtre donnant sur le jardin.Je réprime un petit cri en croisant le regard de mon colocataire fantomatique. Allongé sur le flanc droit avec sa paume sur l’oreille af
29Lucius était dans une rage noire. Il s’était si souvent connecté à sa nièce ces derniers temps qu’il ne lui avait fallu aucun effort pour sentir qu’Allyn s’était éloignée de l’atmosphère sacrée de l’Organisation. De surcroît, ses dons prodigieux lui avaient indiqué qu’elle conduisait. Pauvre inconsciente! Que n’aurait-il pas fait en cet instant précis pour ne pas avoir donné sa parole à Aldrik! Un magnifique carambolage en pleine autoroute impliquant au minimum deux voitures, un 4x4 familial, et avec un peu de chance, un camion-citerne. Sacrifier autant d’innocents promettait d’être si exquis qu’il était à deux doigts de renier sa promesse. Après tout, quoi de mieux pour se remonter le moral? Un éclair noir zébra le ciel. Signal qu’une âme perdue venait d’apparaître dans les Affres. Cela lui remonta le moral:peut-être qu’il y aurait moyen de s’amuser en fin de compte. Sans hésiter davantage, Lucius se téléporta vers l’o
28—Je persiste à penser que tu aurais dû prendre le train.Tapotant les doigts sur le volant au rythme de «All good things come to an end», je jette à Maël un regard en coin réprobateur. Ce n’est pas parce que nous avons décidé de mettre l’Organisation entre parenthèses durant mes congés qu’il doit trouver d’autres raisons de s’inquiéter pour ma sécurité.—J’avais envie de conduire.—Ce n’est pas prudent, insiste-t-il. Entre ton manque de sommeil de ces derniers jours et…—Et?—Et tu sais très bien.Je secoue la tête pour éviter de répliquer, décidée depuis la veille au soir à ne laisser aucune pensée noire interférer avec mes vacances tant attendues. Cette résolution m’est apparue alors que je fermais avec difficulté mon sac de voyage sur mon lit. Assis comme à son habitude sur la commode de ma chambre, Maël m’observait avec attention quand on avait cogné à ma porte.—Lucas&