L’écran s’était lentement éteint. Malgré les 16 heures, les volets à demi-fermés plongèrent la pièce dans une pâle obscurité, créant une atmosphère blafarde similaire à celle qu’expérimentaient les enfants qui, pour la première fois, visitaient une maison de retraite.L’ordinateur hors d’état de marche, Vincent se retrouva seul face à une montagne de plastique et verre noir. Terrible instant que celui où, toute distraction disparue, le jeune homme devait faire face à l’accablant vide qui habitait sa personne. Très peu pour lui. Il attrapa son téléphone. Un instant sur Tunder. Aucun match. Un instant sur Lacebook. Rien d’intéressant.Il n’avait strictement rien à faire.Alors Vincent pensa. Fermant les yeux, il sentit d’abord le calme d’une existence complète à observer. Puis doucement, sa perception découvrit qu’il avait un corps. En premier il s’ouvrit à ses pieds. Cosy, dans leurs chaussons de tissu, fragrant d’un enfermement trop longtemps acquis pour compte. So
Léon avait été particulièrement indiscret, ce qui ne lui ressemblait pas, et Vincent se sentait encore gêné, sensation qu’accentuait à chaque instant la misérable chaussette trouée dont il était toujours vêtu. Ainsi, plutôt que de faire face à ses problèmes, il préféra trouver une manière plus puérile d’occuper ses pensées.Le tchat avec le milicien était en cours de chargement, mais Vincent n’avait plus envie de parler de sa rencontre, et préféra, autant que possible, éviter le sujet. Naturellement, son esprit glissa vers l’improbable personnalité de cet homme qu’il avait vu, son cousin.Comment avait-il pu être si naturel? Il avait semblé si sûr de lui dans la vidéo, si… différent du jeune homme imaginé. Avait-il été, lui aussi, un jour, aussi inadapté à la vie sociale que l’était Vincent?Une pensée lui traversa soudain l’esprit. Les mains de son cousin étaient blanches, il s’en souvenait très distinctement. Or, ses propres mains, et les mains de tou
Alors qu’il fouillait les méandres informatiques de son cousin, le temps passa avec une célérité folle. Vincent se rendit soudain compte que près d’une heure était passée lorsqu’il finit par ouvrir le premier fichier personnel de son cousin. Il s’agissait d’une note, un simple fichier écrit. Mais toujours aucune nouvelle du milicien.Son cousin devait écrire ses pensées comme venaient les fichiers: une liste de course, un fichier ouvert sur le coup. Peut-être était-il finalement comme lui, désemparé, un peu perdu, désordonné. Peut-être l’absence de chaleur humaine l’avait-elle conduit à se confier de la sorte. Vincent n’en savait rien. Il trouva simplement cela idiot: n’importe qui pourrait entrer sur son ordinateur et lire ce qu’il pensait au plus profond de lui-même. À choisir de fricoter avec le terrorisme, on tente au moins de couvrir ses traces, songea-t-il.C’était pour cela, pensa le jeune homme avec fierté, qu’écrire ses pensées sur un site internet qu
L’écran face à Vincent était sombre et sale. Aussi sombre que la vie d’un arbre qui aurait pris trente ans à pousser pour devenir un livre de math.Les yeux dans le lointain, Vincent tapotait des doigts sur son bureau, au rythme de l’ennui impérieux qui lui donnait des fourmis dans les jambes.« tap tap »Un rythme étrange s’en dégageait. C’était une mélodie, dans la nuit, aux cuivres de moteur de mobylette et cordes d’insultes entre voisins. C’était magnétique. Étrangement attirant, et en même temps d’un banal misérable.Vincent attendait que le chargement du site se termine. Coquelicot-rodeo.org semblait être aussi étrange que pouvait l’être internet.Sur son fond sombre se dessinaient, seules étincelles dans un monde aseptisé et immoral, de petits noms flottants en rouge.« Patricia »« Ambre »« Morgane »« Jade »« Romane »« Lola »Elles vagabondaient sur l’écran de Vincent, racolaient sans dire u
Les intentions de Vincent étaient devenues aussi floues qu’un accord de paix palestinien. Il discutait, en ce moment même, avec des extrémistes, ennemis affichés du duché, lui qui, quelques jours plus tôt, n’avait pour seule ambition que de coupler ses chaussettes par couleur.Jamais la milice ne le croirait. S’ils l’avaient traqué jusque sur le site, il n’aurait rien à leur apprendre qu’ils ne sachent déjà. Il serait simplement, et tout bonnement, accusé de terrorisme.—On va t’éjecter de coquelicot-rodéo, reprit soudain l’homme à la capuche. On va faire comme si tu étais un étranger, et qu’on n’a pas voulu te répondre. Ça leur enlèvera déjà des soupçons, mais si quelqu’un vient te parler de ton absence, tu devras faire comme si rien ne s’était passé. Avec un peu de chance, la milice ne nous a pas traqués. Ensuite, seulement, on viendra te porter secours.—Me porter secours? demanda Vincent. Attendez, mais je ne veux pas de votre aide! Mons
Vincent n’osait plus parler. Sa respiration devenait fébrile, sa vision s’occultait légèrement, et à chaque seconde qui passait, il se demandait comment les choses avaient pu en arriver là, à quel moment il avait pu enclencher tout cela.Comment avait-on pu reconnaître sa signature dans l’intrusion de la zone blanche?La milice semblait certaine de sa culpabilité. Les sueurs froides, qui couraient le long de son dos, témoignaient de la sensation impropre et profonde d’avoir été coincé. Sa vie s’évaporait, lentement, et ses chances de rester un citoyen quelconque et banal du duché lui échappaient comme l’estime de soi d’une trentenaire après deux verres de vodka.Il n’était cependant pas trop tard. Il pouvait attendre que la milice de terrain arrive, leur expliquer calmement ce qui s’était passé, ne pas se débattre. Il rétablirait alors la vérité en étant honnête sur ce qui était arrivé ces deux derniers jours.Les mains du jeune homme tremblaient, fébr
—Eh bien enfin! On te retrouve! On a eu du mal, tu sais, et on t’avait dit de ne pas bouger. Tu es parti de coquelicot-rodéo, alors on a cru que la milice t’avait déjà trouvé, donc on t’a traqué, mais tu as disparu à nouveau, enfin, jusqu’à ce qu’Ambre nous ait signalé t’avoir revu. Mais on en a bavé pour te revoir.—Qu’est-ce que vous voulez? demanda piteusement Vincent.—Mais t’aider, quelle question! dit-il avec véhémence. La milice a lancé un mandat d’arrêt contre toi, tu dois être au courant.—Je suis au courant, oui. Ils vont arriver, maintenant. Je devrais peut-être préparer des affaires, dit-il d’une voix tragiquement rêveuse.—Comment? Mais bien sûr que tu dois préparer des affaires. Ils vont venir chez toi, fouiller ton appartement, comme ils l’ont fait pour Matthieu, parce qu’ils le savaient lié à nous.—Mais enfin, pourquoi moi?Vincent était perdu. Cette questi
Son journal? Vincent ne comprenait pas. Il n’avait pas même connaissance du mouvement révolutionnaire quelques jours plus tôt, comment pouvait-il en avoir été à l’origine?—C’est impossible, allons. Je n’ai jamais eu la moindre pensée terroriste, encore moins contre le duché.—Tu n’as pas trouvé la solution politique, c’est tout. Mais tu nous as montré le problème, tu nous as montré qu’il y avait une alternative à… à tout ça.—Mais enfin… Je… Je n’ai jamais écrit que ce qui me passait par la tête. C’était des bêtises, c’était innocent!—Pour toi, peut-être. Mais ce n’est pas grave, vraiment.—Pourquoi? Mais attendez, mais si, c’est grave! Je n’ai jamais voulu ça!—Mais tu n’as pas à avoir honte, Vincent. Au contraire, tu nous as réveillés, tu nous as montré la voie.Vincent se sentait perdu. Son acte le plus révolutionnaire se résumait à acheter des chaussettes pour
Vincent était sonné. Le bruit l’avait assourdi, et la peur avait paralysé ses muscles. Il ne ressentait plus rien. Il était au sol, c’était sa certitude. Une part de lui aurait aimé garder cette ataraxie, cette absence totale de ressenti qui lui laissait espérer un chemin, entre la vie et la mort.Mais peu à peu, son corps reprit le dessus. Il sentit une douleur, sur les flancs. Une douleur répartie. Un poids. Quelqu’un sur lui. Une douleur de chute.Ambre était allongée sur lui. Merde. Pas de sang au sol. Pas de sang sur lui. Pas de sang visible sur elle.—Am… Ambre? murmura-t-il.—On ne s’est pas engagés pour ça, susurra-elle.Elle se releva, péniblement, et fit face à Lucas. La balle avait percé le mur derrière eux d’un petit cratère, duquel avait volé des fragments de métal encore chauds.—ON S’EST PAS ENGAGÉS POUR ÇA! répéta-t-elle en hurlant.Dans
Vincent referma en vitesse la porte de l’abattoir.C’était, pour le moins, impromptu. Dans le groupe de révolutionnaires qui lui faisait face, tous le regardaient. Ils étaient encerclés, ils n’avaient aucun moyen de sortir. Ils s’étaient fait prendre.—Qu’est-ce qu’on va faire? demanda Vincent.—OK, posons-nous, dit Mélanie. Réfléchissons. Il doit y avoir un moyen de sortir d’ici.—Il y a le toit, dit Lucas en se levant et courant vers la porte.Il bouscula les meubles devant les deux battants. C’était cependant, et tout le monde le savait, désespéré. Quand bien même le groupe se réfugierait sur le toit, ils ne pourraient tenir un siège de la milice: ils n’avaient ni nourriture ni armes. Enfin, si, une arme. Celle de Lucas. Il courut vers l’échelle, et grimpa les échelons. Il commençait à ouvrir l’une des fenêtres, lorsque retentit une voix au travers de la porte:—Je ne vous veux aucun mal, dit le Duc
De part et d’autre du hangar pendaient chaînes et crochets; c’était un entrepôt métallique, un abattoir désaffecté au plafond haut et percé de lanterneaux pyramidaux, où les gémissements de Matthieu résonnaient comme le fantôme de ceux des milliers d’animaux passés ici avant lui.Lucas s’affairait autour de Matthieu, déchirant les vêtements autour de sa jambe blessée, pansant comme il pouvait le trou sanguinolent. Vincent était agenouillé près d’eux, inutile. Les choses s’étaient toutes déroulées tellement vite qu’il avait toujours du mal à réaliser ce qui arrivait. Matthieu hurlait par moments. La balle semblait être ressortie, mais ni Lucas ni Vincent ne savaient si c’était une bonne chose. Dans les films, c’en était une, mais bon Dieu, tout ce sang, tout ce sang qui coulait.Mélanie se tenait près d’eux, soucieuse. Bien qu’elle n’intervint pas sur Matthieu, elle semblait impliquée, torturée de ne pouvoir l’aider. Il en avait ouvertement besoin, et pourtant, elle
Il faisait sombre. Il puait. À nouveau. Les égouts, Vincent commençait à en avoir marre. Hier encore, il n’y avait jamais mis les pieds, n’en avait vu qu’en photos, et il se retrouvait, pour la deuxième fois aujourd’hui, les pieds dans l’expression sanitaire la plus percutante de la chimisation de l’alimentation mondiale.Les hommes du désert les avaient reconduits dans la ville par une bouche de vidage proche de leur camp. Un lac artificiel s’y était formé, séchant d’un soleil à griller les mouches la contrepartie ubuesque de la propreté urbaine. La conduite les avait menés à contrecœur dans un dédale de galeries, que les hommes du désert connaissaient à la perfection.—Les outils sont rares, avait justifié Bertrand sans plus d’explications.Les châles des hommes du sable traînaient dans la couche qui grattait le fond des canalisations en béton. Seuls les quatre rebelles, toujours en pantalons, évitaient la désagréable sensation de traîner leurs toilettes av
Elle ne bougeait pas.Les sens de Vincent , mon Dieu, étaient en ébullition. Reste cool. Reste cool. Impossible. Son pouls battait si fort que sa vision s’en troublait. Ses yeux et ses lèvres tremblaient. Il l’avait retrouvée. Elle était là. Finalement.Ses traits s’étaient durcis avec le désert, mais la beauté de son visage n’avait en rien bougé. C’était comme redécouvrir son village d’enfance après des années à l’étranger, comme retrouver le plaisir d’une soirée d’été après l’hiver.Il marcha dans sa direction, abandonnant les autres. Plus rien ne comptait. Son pouls tapait.Au début, elle ne le reconnut pas, mais alors qu’il avançait dans sa direction avec tout le calme que son corps lui permettait, ses yeux s’écarquillèrent. Ces yeux, cette profondeur. Vincent pouvait la sentir perplexe, soulagée aussi. Peut-être. Heureuse?Il arriva devant elle, mais ne put parler. Il la regardait, le silence d’une éternité à l’attendre dans les yeux. Rien
Une lune tardive dansait dans les lueurs du jour naissant. C’était d’une poésie sans nom. La chaleur de la nuit avait découvert le ciel de ses nuages, laissant pour seule silhouette nocturne le gabarit imposant des tours sur lesquelles flânait une lumière opalescente. Quelques étoiles scintillaient encore dans la timide mise au jour de la ville.L’homme à la cravate pourpre était assis au bureau, le dos appuyé contre le haut dossier en cuir, sa main chauffée par un café à peine servi. Il était tôt, beaucoup trop tôt pour que sa nuit de sommeil puisse être un tant soit peu réparatrice. Son cortex tapait contre ses oreilles, sa gorge était lourde. Il bâillait contre volonté. Mais il lui fallait être debout. Le Duc avait une longue journée devant lui, sans la perspective de vingt minutes pour faire une sieste.La décision n’attendait pas.La porte couina.Une secrétaire apparut, les traits tendus. Elle s’apprêtait à donner une mauvaise nouvelle, cela se sentait
—Cours! Casse-toi! hurla Ambre.Vincent n’écoutait pas. Des yeux, il scrutait les faces du véhicule. Il devait y avoir une manière d’ouvrir une portière. Il les avait amenés ici, il ne les abandonnerait pas.Il fit le tour des poignées. Rien. Le coffre, peut-être. Rien. Le toit. Il observa le véhicule avec intensité et remarqua sur le coffre un pare-choc avancé. Il posa le pied, se hissa.La seconde Jeep approchait. 500 mètres. La milice l’avait vu, désormais.Rien sur le toit. Merde. Le jeune homme, soudain, se sentit pataud. La milice serait là dans quelques secondes. Il aurait dû réfléchir. Il aurait dû fuir. Il était maintenant sur le toit d’une voiture, sans avoir franchement changé quoi que ce soit, à attendre de se faire arrêter. Après le cinéma de la cage d’ascenseur, c’était une fin bien grotesque.—Les mains en l’air. Descendez du véhicule, s’exclama l’un des hommes qui sortit de la jeep, arme au poing.C’en ét
—Mais… Mais… Lucas, quand tu m’as parlé de ces camps de réfugiés…—On les a vus la semaine dernière encore, intervint Ambre. On était à la limite ouest de la ville. On les a vus aux jumelles.—Donc…—Donc la milicienne ment, conclut Matthieu.—Je vous assure que non, dit-elle faiblement. C’est ce qu’on m’a dit, je vous assure…La situation posait un vrai problème rhétorique. La femme semblait sincère. Les miliciens étaient-ils tenus dans le mensonge? Les rebelles lui avaient-ils menti? Mélanie était-elle seulement dans ce camp?—Il faut faire quelque chose, dit Vincent. La jeep tourne toujours, c’est le moment d’aller vérifier.—Mais on n’a pas le temps, intervint Matthieu.—Vous pouvez rentrer au camp seuls, je me débrouillerai.—On ne peut pas laisser la jeep nous filer entre les mains, Vincent. C’est un outil bien trop important pour la révolution, o
Vincent comprenait à peine ce qui se passait. Le demi-sommeil qui régnait encore sur ses paupières rendait difficile l’intelligibilité du moment. Les gens couraient, dans tous les sens. C’était une fourmilière sur laquelle un garçonnet aurait fait pipi. L’urgence venait de partout, et de nulle part en même temps. Il fallait courir, il fallait se sauver. Mais de quoi? Où?Le jeune homme galopait derrière Ambre, sa demi-tête chevelue slalomant entre les fuyards, ses jambes fines lancées en larges foulées. Elle seule semblait savoir où elle allait. Déterminée, elle courait, sûre d’elle, certaine dans l’apocalypse humaine qui régnait sur une révolution en plein échec.Un couloir.Une porte.Une longue pièce à colonnade.Une porte.Une autre pièce.Un couloir.Des escaliers. Elle s’arrêta brusquement.Vincent, dont le souffle s’était échappé de ses poumons, s’arrêta près d’elle et s’attrapa les côtes. Toutes ces anné