Dramatiquement mis au monde une nuit d’été où les loups rôdaient autour de l’hôpital de Saint Claude, Geoffrey Marchand passe son enfance à chasser le bouquetin des montagnes haut-jurassiennes sans pour autant faire mouche. À l’âge de dix-huit ans, son sac à dos plein et les idées en ébullition, il part pour des études d’ingénierie et d’architecture entre la tempétueuse Dijon et l’imprévisible Strasbourg. Inspiré par de longues périodes d’expatriation au Japon et en Suisse, il s’installe finalement à Montreux, où il travaille aujourd’hui comme architecte en parallèle à ses études doctorales en sémiotique spatiale.
Vincent et ses camarades étaient assis sur des chaises rouge-vif, assis en rang d’oignon devant la télévision où leur était diffusé un programme sans saveur. L’histoire racontait la vie d’une jeune femme de ménage aux difficultés familiales, présentement malade. Clouée au lit pour avoir mangé une pomme indigeste. La futilité de l’histoire avait dû sauter aux yeux des réalisateurs, tant et si bien qu’après quelques minutes de film, à peine, ceux-ci avaient cru judicieux d’ajouter à la narration une bande de sept trapézistes éclopés dont Vincent aurait juré avoir déjà vu le numéro dans le programme de l’après-midi d’une chaîne du câble. La joyeuse bande ne parvenant pas à faire se sentir la belle plus en forme, et l’intérêt du spectateur n’étant toujours pas au rendez-vous, Vincent vit apparaître devant les yeux ébahis de ses camarades un toubib à cheval aux méthodes somme toute douteuses, mais qui s’avérèrent curer la jolie Blanche-Neige de ses maux. Purement incompréhensible. Invraisem
Le réveil sonna sur une dure matinée de fin de printemps. La lumière, encore faible, éclairait un lit battu par la brume de la nuit. L’aube mourait doucement, et alors que s’évaporaient de l’esprit de Vincent les dernières bribes de ses rêves, durcissaient les chassies sur ses yeux. Il poussa les couvertures et des touffes de poils roux s’envolèrent dans les rayons matinaux. Ils flottèrent un instant, puis amorcèrent une chute lente où dansant avec la gravité, elles se riaient du jeune homme.Laborieusement, il se redressa sur son lit et coupa la radio, tapotant machinalement sur la couverture pour attirer Jack. Le réflexe ne l’avait jamais quitté. Il poussa les couvertures, et dans les frémissements des timides températures d’avril, il enfila ses chaussons.Toutes lumières allumées, il laissa ses jambes le porter jusqu’à la salle de bain. Le carrelage, froid comme une glace réchauffée, chatouillait ses orteils. Une douche. Un caleçon enfilé. Un café préparé. Un café bu.
—Vincent, bienvenue! Je suis Jacob, milicien titulaire, numéro d’immatriculation 5632. J’ai été chargé de la gestion administrative de votre dossier. Comment allez-vous?La voix, apparue de nulle part, l’avait un peu surpris. Vincent avait perdu l’habitude d’entendre le son d’une voix humaine entre les murs de son appartement. Le silence qu’avaient créé chez lui la tranquillité sociale et l’absence de contacts forcés l’avait enterré dans un quotidien à la fois rassurant et névrosé.—Bien, merci, répondit-il avec un ton faussement naturel.—Un peu triste, j’imagine? La disparition d’un membre de sa famille, c’est toujours dramatique.Vincent répondit évasivement par un « oui » trempé d’indifférence. La seule chose qui lui importait, c’était de sortir de la zone blanche. La clarté maladive du fond d’écran blanc donnait à l’officialité de sa présence un ressenti … effarouchant.La zone blanche tirait son nom de la coul
Le silence visuel s’était établi depuis plusieurs minutes. La disparition de son cousin avait laissé Vincent dans un vent de réflexions. Le milicien ne parlait plus non plus, résultant pour toute action sur l’écran de l’ordinateur un « accès à la chambre funéraire en cours… ».Qu’avait-il bien pu lui arriver? Était-il parti volontairement? Avait-il été enlevé? Le duché était pourtant une zone furieusement sûre, libérée des crimes de rue. Le dernier cambriolage devait remonter à plusieurs mois, et le cambrioleur avait été arrêté dans l’heure. La milice du Duc possédait une puissance considérable, du gel de comptes au blocage des serrures domotiques. Vincent ne comprenait simplement pas, et cette perspective l’inquiétait légèrement.—Tu crois qu’il est mort comment? demanda Léon.—Je n’en ai aucune idée…, répondit Vincent.—Et on n’a pas retrouvé de corps? Si tu veux mon avis, c’est une histoire louche.Vi
Quelques années plus tôtRebelle, elle affichait sur sa photo de profil un rire provocateur, le genre qu’aucun adolescent complexé et mal dans sa peau ne peut avoir franchement. L’adolescent pubère et inassumé avait alors vu la jeune fille comme impressionnante. Il n’osait pas sourire, il ne savait pas comment faire. Il n’osait pas davantage se prendre en photo ou espérer d’autres qu’ils le prennent. Vincent adolescent était un type relativement chiant. Mais rêveur.Il l’avait donc invitée, elle avait accepté. Début de conversation standardisé: échange de politesses, prises de nouvelles. Qu’est-ce que tu deviens? Oh je stagne un peu, et toi? Je ne bouge pas trop. Mortel.Il avait fallu quatre jours à la conversation pour finalement prendre la tournure mémorielle que Vincent attendait.—Tu te souviens du dernier jour d’école? avait-il lâché au milieu d’une conversation, comme une grand-mère aurait sifflé une remarque raciste au m
Vincent titillait l’ennui avec le bâton de médiocrité que venait de lui offrir l’étude des fichiers de son cousin, lorsque le milicien revint vers lui. Il était dix-huit heures passées.—Est-ce que tout se passe bien? Je peux vous apporter mon aide? demanda-t-il avec un intérêt faussement caché.—Oh non, ce ne sera pas la peine. En réalité, je crois que j’ai terminé, répondit Vincent.—Oh… Déjà?—La majorité des fichiers sont cryptés, et comme je n’y ai pas accès, le tour a été assez rapide.—Vous comprenez qu’il s’agit de la vie privée de votre cousin, nous ne pouvons vous y donner accès.—Je comprends, oui, mais je n’ai quand même rien à vérifier.—Comptez-vous conserver beaucoup de ses fichiers?—J’ai établi une liste, oui. Tout est dans un dossier, sur le bureau. Vous n’aurez qu’à me le transférer.Vincent eu une sueur froide pour le porno au messag
—Oh, salut Vincent! Bien dormi? s’exclama soudain Léon.—Ça va, ouais, et toi? l’interrogea Vincent avec un sourire.—Carrément bien. J’ai causé à une minette, hier soir, une IA dont l’humaine est aussi étrange que toi!—Pourquoi est-ce que tu dis ça? demanda Vincent.Le jeune homme était devant son ordinateur, une tasse de café à la main. Il était sept heures, et il était déjà assis devant son ordinateur. Le reste de sa nuit avait été court, mais reposant. Il s’était éveillé comme une princesse après une soirée yoga-manucure, sur le coup des six heures et demie. Naturellement, il avait mis en marche la machine à café et s’était affalé dans le fauteuil d’ordinateur où il se trouvait encore. Il prendrait une douche plus tard.—Tu ne devineras jamais ce que son humaine lui raconte. Elle se plaint, depuis des jours, parce que le nouvel aPhone est trop grand pour sa main: quand elle le tien
Vincent était sonné. Le bruit l’avait assourdi, et la peur avait paralysé ses muscles. Il ne ressentait plus rien. Il était au sol, c’était sa certitude. Une part de lui aurait aimé garder cette ataraxie, cette absence totale de ressenti qui lui laissait espérer un chemin, entre la vie et la mort.Mais peu à peu, son corps reprit le dessus. Il sentit une douleur, sur les flancs. Une douleur répartie. Un poids. Quelqu’un sur lui. Une douleur de chute.Ambre était allongée sur lui. Merde. Pas de sang au sol. Pas de sang sur lui. Pas de sang visible sur elle.—Am… Ambre? murmura-t-il.—On ne s’est pas engagés pour ça, susurra-elle.Elle se releva, péniblement, et fit face à Lucas. La balle avait percé le mur derrière eux d’un petit cratère, duquel avait volé des fragments de métal encore chauds.—ON S’EST PAS ENGAGÉS POUR ÇA! répéta-t-elle en hurlant.Dans
Vincent referma en vitesse la porte de l’abattoir.C’était, pour le moins, impromptu. Dans le groupe de révolutionnaires qui lui faisait face, tous le regardaient. Ils étaient encerclés, ils n’avaient aucun moyen de sortir. Ils s’étaient fait prendre.—Qu’est-ce qu’on va faire? demanda Vincent.—OK, posons-nous, dit Mélanie. Réfléchissons. Il doit y avoir un moyen de sortir d’ici.—Il y a le toit, dit Lucas en se levant et courant vers la porte.Il bouscula les meubles devant les deux battants. C’était cependant, et tout le monde le savait, désespéré. Quand bien même le groupe se réfugierait sur le toit, ils ne pourraient tenir un siège de la milice: ils n’avaient ni nourriture ni armes. Enfin, si, une arme. Celle de Lucas. Il courut vers l’échelle, et grimpa les échelons. Il commençait à ouvrir l’une des fenêtres, lorsque retentit une voix au travers de la porte:—Je ne vous veux aucun mal, dit le Duc
De part et d’autre du hangar pendaient chaînes et crochets; c’était un entrepôt métallique, un abattoir désaffecté au plafond haut et percé de lanterneaux pyramidaux, où les gémissements de Matthieu résonnaient comme le fantôme de ceux des milliers d’animaux passés ici avant lui.Lucas s’affairait autour de Matthieu, déchirant les vêtements autour de sa jambe blessée, pansant comme il pouvait le trou sanguinolent. Vincent était agenouillé près d’eux, inutile. Les choses s’étaient toutes déroulées tellement vite qu’il avait toujours du mal à réaliser ce qui arrivait. Matthieu hurlait par moments. La balle semblait être ressortie, mais ni Lucas ni Vincent ne savaient si c’était une bonne chose. Dans les films, c’en était une, mais bon Dieu, tout ce sang, tout ce sang qui coulait.Mélanie se tenait près d’eux, soucieuse. Bien qu’elle n’intervint pas sur Matthieu, elle semblait impliquée, torturée de ne pouvoir l’aider. Il en avait ouvertement besoin, et pourtant, elle
Il faisait sombre. Il puait. À nouveau. Les égouts, Vincent commençait à en avoir marre. Hier encore, il n’y avait jamais mis les pieds, n’en avait vu qu’en photos, et il se retrouvait, pour la deuxième fois aujourd’hui, les pieds dans l’expression sanitaire la plus percutante de la chimisation de l’alimentation mondiale.Les hommes du désert les avaient reconduits dans la ville par une bouche de vidage proche de leur camp. Un lac artificiel s’y était formé, séchant d’un soleil à griller les mouches la contrepartie ubuesque de la propreté urbaine. La conduite les avait menés à contrecœur dans un dédale de galeries, que les hommes du désert connaissaient à la perfection.—Les outils sont rares, avait justifié Bertrand sans plus d’explications.Les châles des hommes du sable traînaient dans la couche qui grattait le fond des canalisations en béton. Seuls les quatre rebelles, toujours en pantalons, évitaient la désagréable sensation de traîner leurs toilettes av
Elle ne bougeait pas.Les sens de Vincent , mon Dieu, étaient en ébullition. Reste cool. Reste cool. Impossible. Son pouls battait si fort que sa vision s’en troublait. Ses yeux et ses lèvres tremblaient. Il l’avait retrouvée. Elle était là. Finalement.Ses traits s’étaient durcis avec le désert, mais la beauté de son visage n’avait en rien bougé. C’était comme redécouvrir son village d’enfance après des années à l’étranger, comme retrouver le plaisir d’une soirée d’été après l’hiver.Il marcha dans sa direction, abandonnant les autres. Plus rien ne comptait. Son pouls tapait.Au début, elle ne le reconnut pas, mais alors qu’il avançait dans sa direction avec tout le calme que son corps lui permettait, ses yeux s’écarquillèrent. Ces yeux, cette profondeur. Vincent pouvait la sentir perplexe, soulagée aussi. Peut-être. Heureuse?Il arriva devant elle, mais ne put parler. Il la regardait, le silence d’une éternité à l’attendre dans les yeux. Rien
Une lune tardive dansait dans les lueurs du jour naissant. C’était d’une poésie sans nom. La chaleur de la nuit avait découvert le ciel de ses nuages, laissant pour seule silhouette nocturne le gabarit imposant des tours sur lesquelles flânait une lumière opalescente. Quelques étoiles scintillaient encore dans la timide mise au jour de la ville.L’homme à la cravate pourpre était assis au bureau, le dos appuyé contre le haut dossier en cuir, sa main chauffée par un café à peine servi. Il était tôt, beaucoup trop tôt pour que sa nuit de sommeil puisse être un tant soit peu réparatrice. Son cortex tapait contre ses oreilles, sa gorge était lourde. Il bâillait contre volonté. Mais il lui fallait être debout. Le Duc avait une longue journée devant lui, sans la perspective de vingt minutes pour faire une sieste.La décision n’attendait pas.La porte couina.Une secrétaire apparut, les traits tendus. Elle s’apprêtait à donner une mauvaise nouvelle, cela se sentait
—Cours! Casse-toi! hurla Ambre.Vincent n’écoutait pas. Des yeux, il scrutait les faces du véhicule. Il devait y avoir une manière d’ouvrir une portière. Il les avait amenés ici, il ne les abandonnerait pas.Il fit le tour des poignées. Rien. Le coffre, peut-être. Rien. Le toit. Il observa le véhicule avec intensité et remarqua sur le coffre un pare-choc avancé. Il posa le pied, se hissa.La seconde Jeep approchait. 500 mètres. La milice l’avait vu, désormais.Rien sur le toit. Merde. Le jeune homme, soudain, se sentit pataud. La milice serait là dans quelques secondes. Il aurait dû réfléchir. Il aurait dû fuir. Il était maintenant sur le toit d’une voiture, sans avoir franchement changé quoi que ce soit, à attendre de se faire arrêter. Après le cinéma de la cage d’ascenseur, c’était une fin bien grotesque.—Les mains en l’air. Descendez du véhicule, s’exclama l’un des hommes qui sortit de la jeep, arme au poing.C’en ét
—Mais… Mais… Lucas, quand tu m’as parlé de ces camps de réfugiés…—On les a vus la semaine dernière encore, intervint Ambre. On était à la limite ouest de la ville. On les a vus aux jumelles.—Donc…—Donc la milicienne ment, conclut Matthieu.—Je vous assure que non, dit-elle faiblement. C’est ce qu’on m’a dit, je vous assure…La situation posait un vrai problème rhétorique. La femme semblait sincère. Les miliciens étaient-ils tenus dans le mensonge? Les rebelles lui avaient-ils menti? Mélanie était-elle seulement dans ce camp?—Il faut faire quelque chose, dit Vincent. La jeep tourne toujours, c’est le moment d’aller vérifier.—Mais on n’a pas le temps, intervint Matthieu.—Vous pouvez rentrer au camp seuls, je me débrouillerai.—On ne peut pas laisser la jeep nous filer entre les mains, Vincent. C’est un outil bien trop important pour la révolution, o
Vincent comprenait à peine ce qui se passait. Le demi-sommeil qui régnait encore sur ses paupières rendait difficile l’intelligibilité du moment. Les gens couraient, dans tous les sens. C’était une fourmilière sur laquelle un garçonnet aurait fait pipi. L’urgence venait de partout, et de nulle part en même temps. Il fallait courir, il fallait se sauver. Mais de quoi? Où?Le jeune homme galopait derrière Ambre, sa demi-tête chevelue slalomant entre les fuyards, ses jambes fines lancées en larges foulées. Elle seule semblait savoir où elle allait. Déterminée, elle courait, sûre d’elle, certaine dans l’apocalypse humaine qui régnait sur une révolution en plein échec.Un couloir.Une porte.Une longue pièce à colonnade.Une porte.Une autre pièce.Un couloir.Des escaliers. Elle s’arrêta brusquement.Vincent, dont le souffle s’était échappé de ses poumons, s’arrêta près d’elle et s’attrapa les côtes. Toutes ces anné