Le village de Koubala se dressait à la lisière sud-est des territoires du fleuve. Protégé par des murs de latérite, flanqué de hautes tours d’argile où nichaient les vautours, il avait la réputation d’être solide, organisé, et… fermé.Pas une fermeture de portes. Plutôt celle des regards, des bouches, des souvenirs.Ici, on chantait peu.Les cérémonies étaient brèves, les naissances sobrement célébrées, les deuils expédiés sans lamentation. Il y avait un ordre. Une discipline.Et une peur.Invisible, mais profonde. Comme un tambour qu’on aurait enterré sous la maison.Aïcha avait entendu parler de Koubala à de nombreuses reprises. Elle savait que ce village autrefois rayonnant, traversé par de multiples cercles d’artisans, de conteurs et de devins, avait brusquement tout éteint il y a une génération.Sans heurts apparents.Sans cris.Juste… un grand silence. Propre. Contrôlé.Elle décida d’y aller, seule.Non pour y installer un cercle, ni pour éveiller quoi que ce soit.Juste pour éc
Le vent de l’est s’était levé avant l’aube, portant dans son souffle les odeurs sèches des plaines oubliées. Il charrait des grains de sable, des fragments de feuilles, et un parfum d’argile chauffée. À Goumbé, ce souffle n’annonçait pas de tempête.Il annonçait une visite.Sama se tenait près du cercle inachevé lorsqu’elle vit apparaître les premières silhouettes. Hautes, élancées, enveloppées dans de longues étoffes grises, presque translucides. Leurs pas ne laissaient pas de trace, ou si peu que le vent les effaçait aussitôt.Ils étaient une dizaine.Pas plus.Ils marchaient en silence, en parfaite harmonie, comme une onde.Ils s’arrêtèrent à bonne distance du cercle, sans s’en approcher, sans le regarder directement. Puis l’un d’eux s’avança.C’était une femme âgée, mais droite comme un tronc ancien. Son visage était nu, sans peinture, sans bijou, sans expression figée. Ses yeux brillaient d’une étrange douceur.— Nous venons de nulle part, dit-elle d’une voix calme. Et nous irons
La nuit avait été douce. Le ciel, criblé d’étoiles, semblait respirer lentement au-dessus de Goumbé. Le vent, léger, passait entre les cases, soulevant parfois une feuille, un coin de tissu, ou une pensée errante. Tout dormait. Ou presque.Dans la case de Djenaba, quelque chose commençait.Une douleur profonde.Un cri retenu.Et une lumière chaude dans les yeux.L’enfant venait.Et Djenaba, jeune tisseuse de feu et petite-fille d’un griot oublié, ne luttait pas. Elle accueillait. Entourée de trois femmes du village, elle transpirait, haletait, pleurait parfois, mais ses mains restaient posées sur son ventre avec une tendresse calme. Comme si elle savait que ce qui naissait n’était pas qu’un enfant.Mais une croisée.Il fallut toute la nuit.Et ce n’est qu’au moment exact où le premier rayon du soleil toucha la pierre du cercle inachevé que le cri retentit.Clair.Long.Ni plainte ni victoire.Juste un cri… plein.Sama le sentit avant même que la nouvelle arrive.Elle était déjà debout
Il n’avait pas encore deux ans.Et pourtant, Lamine marchait déjà droit, sans vaciller, les pieds nus comme enracinés dans la terre. Il ne parlait toujours pas. Mais chacun de ses regards semblait être une question.Ou un rappel.Il ne posait pas de questions. Il faisait surgir les réponses.Sama avait l’habitude de venir le voir au matin. Non pour le guider, ni pour lui enseigner. Elle s’asseyait simplement à côté de lui, et le laissait la fixer. Il n’y avait jamais de gêne dans ces échanges muets.Juste une lente désintégration des barrières.Un jour, alors qu’elle traçait un cercle dans la poussière, Lamine l’arrêta d’un doigt.Puis il en dessina un autre. Mais incomplet. Ouvert.Pas par maladresse.Par choix.Sama comprit : il lui rappelait que ce qui est ouvert est vivant. Ce qui se ferme, meurt.Elle ne lui demanda rien. Mais elle ne termina pas son cercle.Et ce soir-là, elle rêva d’un souvenir qu’elle n’avait jamais vécu.Un chant.Dans une langue qu’elle ne connaissait pas.M
Les pluies étaient revenues plus tôt cette saison-là.À Goumbé, les gouttes martelaient les toits de chaume avec une douceur obstinée. Elles lavaient les chemins, les murs, les souvenirs suspendus aux arbres. Elles portaient un parfum d’argile mouillée, de feuilles écrasées, de renaissances à venir.Mais cette pluie-là n’était pas un soulagement pour tout le monde.Car elle arrivait en même temps qu’eux.Un petit groupe d’hommes et de femmes, venus du plateau de Kérouane, traversa la plaine détrempée et arriva au village au lever du jour. Ils portaient des habits sobres, identiques, une teinte brun foncé, et autour de leurs bras, une lanière nouée trois fois.Ils ne saluèrent personne.Leur chef, un homme d’âge mur nommé Siran, demanda immédiatement à parler à "celle qui veille sur le cercle inachevé".Sama, prévenue, sortit sous la pluie. Elle portait un pagne bleu nuit, simple, trempé jusqu’aux chevilles. Son visage était calme.— Que puis-je pour vous ? demanda-t-elle.Siran ne rép
Le matin s’était levé dans une lumière trouble.Pas d’orage.Pas de vent.Mais un ciel opaque, ni bleu ni gris, tendu comme une peau entre les branches.À Goumbé, l’air semblait plus lourd que d’habitude. Les chants des oiseaux étaient absents. Même les enfants, d’ordinaire bruyants dès l’aube, parlaient à voix basse.Dans la case centrale, Sama tournait lentement autour d’un motif tracé à la craie sur le sol : une spirale ouverte, marquée d’un petit cercle vide au centre. C’était un ancien signe de dérèglement. Elle ne l’avait pas vu depuis longtemps.Zeyra entra, le visage fermé.— Tu as vu ce qu’ils ont fait, murmura-t-elle.Sama releva les yeux.— Qui ?— Certains jeunes du village. Cette nuit, ils ont tenté de couvrir les pierres du cercle inachevé avec des pagnes. Comme pour le refermer. L’effacer.Le silence se fit.Sama s’agenouilla devant le motif au sol.— Ils ont peur.— Ils disaient que les anciens ne dorment plus. Que des voix se font entendre la nuit. Que les objets boug
C’était un terrain en pente douce, au bord du petit marigot de Goumbé, là où les femmes venaient laver les nattes anciennes ou les vêtements d’enfants. La terre y était souple, légèrement sableuse, imprégnée d’humidité et de feuilles mortes. Rien n’y poussait vraiment, sauf un petit figuier solitaire dont les racines semblaient sortir du sol pour enlacer la lumière.— Ce sera ici, dit Aïcha.Zeyra hocha la tête.— Ce n’est ni trop visible, ni trop reculé. Un endroit… pour se suspendre.Elles ne tracèrent pas de cercle.Pas encore.Elles posèrent d’abord une natte tissée à la main. Ancienne. Abîmée par les années. Un tissu que personne n’osait plus utiliser mais que personne n’avait voulu jeter.— C’est parfait, dit Sama. Ce cercle ne sera pas tracé à la craie ni à la pierre. Il sera fait de ce qu’on garde sans savoir pourquoi.Et c’est ainsi que naquit le Cercle de Traversée.Ni imposant ni mystique.Pas un sanctuaire.Un lieu d’essai. Un espace entre l’accueil et le cri. Entre l’aveu
Depuis plusieurs nuits, Lamine dormait moins.Ce n’était pas l’agitation des rêves qui le tenait éveillé, ni la peur, ni l’écho des voix lointaines.C’était quelque chose d’extérieur.Un souffle.Un battement.Pas dans sa poitrine.Pas dans la terre.Mais dans l’air. Tout autour.Un vent sans direction, qui ne venait ni de l’est ni de l’ouest. Un vent sans origine. Il ne portait pas d’odeur. Il ne secouait pas les arbres. Mais il parlait. En silence.Et Lamine l’entendait.Chaque soir un peu plus fort.Chaque nuit un peu plus clair.Viens.Pas un ordre.Un appel doux.Au matin, il s’approcha de sa mère. Djenaba le regarda, comme elle l’avait toujours fait : sans crainte, sans attente, avec cette infinie tendresse qui ne cherche pas à retenir.Il tendit la main.Et posa un galet blanc dans sa paume.— Tu pars ? demanda-t-elle doucement.Il ne répondit pas.Mais elle comprit.Elle se pencha, l’embrassa sur le front, et murmura :— Je te retrouverai. Où que tu sois.Puis elle referma ses
Depuis plusieurs nuits, Lamine dormait moins.Ce n’était pas l’agitation des rêves qui le tenait éveillé, ni la peur, ni l’écho des voix lointaines.C’était quelque chose d’extérieur.Un souffle.Un battement.Pas dans sa poitrine.Pas dans la terre.Mais dans l’air. Tout autour.Un vent sans direction, qui ne venait ni de l’est ni de l’ouest. Un vent sans origine. Il ne portait pas d’odeur. Il ne secouait pas les arbres. Mais il parlait. En silence.Et Lamine l’entendait.Chaque soir un peu plus fort.Chaque nuit un peu plus clair.Viens.Pas un ordre.Un appel doux.Au matin, il s’approcha de sa mère. Djenaba le regarda, comme elle l’avait toujours fait : sans crainte, sans attente, avec cette infinie tendresse qui ne cherche pas à retenir.Il tendit la main.Et posa un galet blanc dans sa paume.— Tu pars ? demanda-t-elle doucement.Il ne répondit pas.Mais elle comprit.Elle se pencha, l’embrassa sur le front, et murmura :— Je te retrouverai. Où que tu sois.Puis elle referma ses
C’était un terrain en pente douce, au bord du petit marigot de Goumbé, là où les femmes venaient laver les nattes anciennes ou les vêtements d’enfants. La terre y était souple, légèrement sableuse, imprégnée d’humidité et de feuilles mortes. Rien n’y poussait vraiment, sauf un petit figuier solitaire dont les racines semblaient sortir du sol pour enlacer la lumière.— Ce sera ici, dit Aïcha.Zeyra hocha la tête.— Ce n’est ni trop visible, ni trop reculé. Un endroit… pour se suspendre.Elles ne tracèrent pas de cercle.Pas encore.Elles posèrent d’abord une natte tissée à la main. Ancienne. Abîmée par les années. Un tissu que personne n’osait plus utiliser mais que personne n’avait voulu jeter.— C’est parfait, dit Sama. Ce cercle ne sera pas tracé à la craie ni à la pierre. Il sera fait de ce qu’on garde sans savoir pourquoi.Et c’est ainsi que naquit le Cercle de Traversée.Ni imposant ni mystique.Pas un sanctuaire.Un lieu d’essai. Un espace entre l’accueil et le cri. Entre l’aveu
Le matin s’était levé dans une lumière trouble.Pas d’orage.Pas de vent.Mais un ciel opaque, ni bleu ni gris, tendu comme une peau entre les branches.À Goumbé, l’air semblait plus lourd que d’habitude. Les chants des oiseaux étaient absents. Même les enfants, d’ordinaire bruyants dès l’aube, parlaient à voix basse.Dans la case centrale, Sama tournait lentement autour d’un motif tracé à la craie sur le sol : une spirale ouverte, marquée d’un petit cercle vide au centre. C’était un ancien signe de dérèglement. Elle ne l’avait pas vu depuis longtemps.Zeyra entra, le visage fermé.— Tu as vu ce qu’ils ont fait, murmura-t-elle.Sama releva les yeux.— Qui ?— Certains jeunes du village. Cette nuit, ils ont tenté de couvrir les pierres du cercle inachevé avec des pagnes. Comme pour le refermer. L’effacer.Le silence se fit.Sama s’agenouilla devant le motif au sol.— Ils ont peur.— Ils disaient que les anciens ne dorment plus. Que des voix se font entendre la nuit. Que les objets boug
Les pluies étaient revenues plus tôt cette saison-là.À Goumbé, les gouttes martelaient les toits de chaume avec une douceur obstinée. Elles lavaient les chemins, les murs, les souvenirs suspendus aux arbres. Elles portaient un parfum d’argile mouillée, de feuilles écrasées, de renaissances à venir.Mais cette pluie-là n’était pas un soulagement pour tout le monde.Car elle arrivait en même temps qu’eux.Un petit groupe d’hommes et de femmes, venus du plateau de Kérouane, traversa la plaine détrempée et arriva au village au lever du jour. Ils portaient des habits sobres, identiques, une teinte brun foncé, et autour de leurs bras, une lanière nouée trois fois.Ils ne saluèrent personne.Leur chef, un homme d’âge mur nommé Siran, demanda immédiatement à parler à "celle qui veille sur le cercle inachevé".Sama, prévenue, sortit sous la pluie. Elle portait un pagne bleu nuit, simple, trempé jusqu’aux chevilles. Son visage était calme.— Que puis-je pour vous ? demanda-t-elle.Siran ne rép
Il n’avait pas encore deux ans.Et pourtant, Lamine marchait déjà droit, sans vaciller, les pieds nus comme enracinés dans la terre. Il ne parlait toujours pas. Mais chacun de ses regards semblait être une question.Ou un rappel.Il ne posait pas de questions. Il faisait surgir les réponses.Sama avait l’habitude de venir le voir au matin. Non pour le guider, ni pour lui enseigner. Elle s’asseyait simplement à côté de lui, et le laissait la fixer. Il n’y avait jamais de gêne dans ces échanges muets.Juste une lente désintégration des barrières.Un jour, alors qu’elle traçait un cercle dans la poussière, Lamine l’arrêta d’un doigt.Puis il en dessina un autre. Mais incomplet. Ouvert.Pas par maladresse.Par choix.Sama comprit : il lui rappelait que ce qui est ouvert est vivant. Ce qui se ferme, meurt.Elle ne lui demanda rien. Mais elle ne termina pas son cercle.Et ce soir-là, elle rêva d’un souvenir qu’elle n’avait jamais vécu.Un chant.Dans une langue qu’elle ne connaissait pas.M
La nuit avait été douce. Le ciel, criblé d’étoiles, semblait respirer lentement au-dessus de Goumbé. Le vent, léger, passait entre les cases, soulevant parfois une feuille, un coin de tissu, ou une pensée errante. Tout dormait. Ou presque.Dans la case de Djenaba, quelque chose commençait.Une douleur profonde.Un cri retenu.Et une lumière chaude dans les yeux.L’enfant venait.Et Djenaba, jeune tisseuse de feu et petite-fille d’un griot oublié, ne luttait pas. Elle accueillait. Entourée de trois femmes du village, elle transpirait, haletait, pleurait parfois, mais ses mains restaient posées sur son ventre avec une tendresse calme. Comme si elle savait que ce qui naissait n’était pas qu’un enfant.Mais une croisée.Il fallut toute la nuit.Et ce n’est qu’au moment exact où le premier rayon du soleil toucha la pierre du cercle inachevé que le cri retentit.Clair.Long.Ni plainte ni victoire.Juste un cri… plein.Sama le sentit avant même que la nouvelle arrive.Elle était déjà debout
Le vent de l’est s’était levé avant l’aube, portant dans son souffle les odeurs sèches des plaines oubliées. Il charrait des grains de sable, des fragments de feuilles, et un parfum d’argile chauffée. À Goumbé, ce souffle n’annonçait pas de tempête.Il annonçait une visite.Sama se tenait près du cercle inachevé lorsqu’elle vit apparaître les premières silhouettes. Hautes, élancées, enveloppées dans de longues étoffes grises, presque translucides. Leurs pas ne laissaient pas de trace, ou si peu que le vent les effaçait aussitôt.Ils étaient une dizaine.Pas plus.Ils marchaient en silence, en parfaite harmonie, comme une onde.Ils s’arrêtèrent à bonne distance du cercle, sans s’en approcher, sans le regarder directement. Puis l’un d’eux s’avança.C’était une femme âgée, mais droite comme un tronc ancien. Son visage était nu, sans peinture, sans bijou, sans expression figée. Ses yeux brillaient d’une étrange douceur.— Nous venons de nulle part, dit-elle d’une voix calme. Et nous irons
Le village de Koubala se dressait à la lisière sud-est des territoires du fleuve. Protégé par des murs de latérite, flanqué de hautes tours d’argile où nichaient les vautours, il avait la réputation d’être solide, organisé, et… fermé.Pas une fermeture de portes. Plutôt celle des regards, des bouches, des souvenirs.Ici, on chantait peu.Les cérémonies étaient brèves, les naissances sobrement célébrées, les deuils expédiés sans lamentation. Il y avait un ordre. Une discipline.Et une peur.Invisible, mais profonde. Comme un tambour qu’on aurait enterré sous la maison.Aïcha avait entendu parler de Koubala à de nombreuses reprises. Elle savait que ce village autrefois rayonnant, traversé par de multiples cercles d’artisans, de conteurs et de devins, avait brusquement tout éteint il y a une génération.Sans heurts apparents.Sans cris.Juste… un grand silence. Propre. Contrôlé.Elle décida d’y aller, seule.Non pour y installer un cercle, ni pour éveiller quoi que ce soit.Juste pour éc
Le retour à Goumbé se fit dans un silence respecté.Les habitants, bien qu’informés du départ des trois femmes, ne posèrent aucune question à leur retour. Ils observèrent, de loin, les visages marqués mais paisibles, les gestes plus mesurés, et le nouveau bâton que portait Sama — un simple bois sculpté par le Veilleur du Non-Dit, sans symbole, sans ornement.Juste une présence.Le soir même, Aïcha demanda que l’on ouvre la clairière du nord, celle que l’on n’utilisait plus depuis les sécheresses.— Là-bas, dit-elle, le sol est encore vierge. Aucun chant n’a encore été joué sur cette terre. Aucun cercle n’y a jamais été dessiné.Zeyra ajouta :— Ce qu’on va y poser ne doit rien rappeler. Il ne faut pas qu’on pense aux anciens cercles.— Ni même aux chants, murmura Sama. Ce lieu doit pouvoir contenir sans absorber. Être une terre d’accueil. Pas une scène.Alors, au lever du jour, ils s’y rendirent tous ensemble.Pas une foule.Juste une poignée de ceux qui avaient été les premiers à ent