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DEUXIÈME PARTIE CHAPITRE 3 UNE VISITE INQUIÉTANTE

Author: Edouard Peschard
last update Last Updated: 2024-10-29 19:42:56

LA RÉVOLTE DES TERRES EXTRÊMES

CHAPITRE 3

UNE VISITE INQUIÉTANTE

Saint Rocher, royaume de Windbridge

Située à deux kilomètres des côtes de la mer de l’Est, Saint Rocher était idéalement située. La proximité de la Riance permettait la distribution des récoltes par voie fluviale dans l’ensemble du royaume. Les terres fertiles autour de la cité permettaient toujours des récoltes supérieures à celles des autres cités. La prospérité de Saint Rocher tenait également à la soierie, autre pôle d’activité de la ville. La soie était obtenue à partir des hernas, petits rongeurs herbivores d’une cinquantaine de centimètres qui gambadaient dans le nord-est du royaume. La seconde ville à en bénéficier était Port de l’Eau. Le herna, outre sa peau soyeuse, permettait la fabrication de luminaires. Les viscères de l’animal servaient à enduire le bout des torches : c’était un combustible parfait. Ainsi, Saint Rocher était devenue en peu de temps une ville très riche, sous l’impulsion d’un homme providentiel : le comte Mandrace. Il avait succédé à son père, quinze ans auparavant. Certes, le précédent grand dignitaire du comté avait beaucoup apporté à sa région, mais son fils avait fait mieux. Sous son contrôle, la ville s’était agrandie et il l’avait ceinte. Bien que les temps soient calmes, les villes du royaume de Windbridge n’étaient jamais à l’abri d’une attaque de brigands. Outre cela, Mandrace avait fait construire de nombreuses auberges et avait donné du travail à la moitié de la ville. C’est notamment lui qui avait fait de la soierie ce qu’elle était aujourd’hui à Saint Rocher : une activité lucrative. De même, il s’était attaché à rendre la vie des paysans moins difficile en créant des corporations. Il avait aussi suivi les suggestions de ses sujets, les récompensant en fonction des récoltes. Ainsi avait-on vu se développer une paysannerie opulente. Parfois, disait-on pour rire dans le comté : « Mieux vaut être paysan que seigneur. »

Si Mandrace comblait ainsi son peuple, peut-être était-ce parce que lui-même l’était. Depuis dix-huit ans, il était marié à une superbe femme : Lénia, la fille de l’ancien comte de Fulwan, le regretté Drew. Lénia était merveilleusement belle avec sa longue chevelure couleur de feu et son visage au sourire radieux. C’était une femme cultivée, mais discrète, qui tenait le palais de manière rigoureuse et régnait sur une quantité de domestiques. Le couple, bien qu’assez jeune, avait deux fils : Dariann et Marn, ce dernier étant plus jeune d’un an. Il était déjà entendu que Dariann succéderait à son père.

Ainsi, Saint Rocher était une ville plaisante et active qui ressemblait à une véritable fourmilière avec ses différentes échoppes. Tous travaillaient dans un seul but : la prospérité de la ville. Dans les rues, on pouvait rencontrer une foule hétéroclite : du simple promeneur au paysan venu chercher des débouchés plus importants, en passant par des mendiants ou des bandits de grand chemin en quête de nouveaux forfaits.

En cette année 6554 depuis la création du monde, Mandrace s’apprêtait à recevoir Zwen, le comte de Port de Sin. Dans le palais, résidence du comte, Lénia s’affolait. Elle ne comprenait pas pourquoi, elle n’avait pas été prévenue plus tôt de l’arrivée de l’éminent dignitaire. Mandrace la rassura.

— Ils ne seront pas nombreux. Il vient avec une escorte réduite et sa fille, Alvina. Son fils reste là-bas pour gérer la cité.

— T’a-t-il dit pourquoi il venait ?

— Je ne sais pas trop. Peut-être juste pour une visite amicale, mais cela m’étonnerait. Il n’a rien voulu me dire dans sa lettre. Mais il a participé au dernier conseil du roi, la semaine passée, peut-être veut-il me faire part des conclusions ?

Au même moment, comme pour répondre à sa question, un pigeon entra en volant par une des fenêtres laissées ouvertes par Lénia afin d’aérer. Mandrace ôta le parchemin attaché à sa patte. Il le déplia et lut. Ses traits se crispèrent :

— Ça vient de Troan, dit-il.

Il lit le pli à voix haute :

« Moi, Edmond, premier Rent du roi à Mandrace, comte de Saint Rocher. Nous étant aperçus de votre absence au dernier Conseil privé de Sa Majesté Hector troisième du nom, nous avons tenu à vous faire part des conclusions.

« Ayant remarqué une activité anormale depuis deux semaines à l’extrémité méridionale du royaume, nous avons envoyé des espions dans les comtés de Narx, de Brewan et de Ludge, et craignons une révolte de ces villes. Aussi avons-nous décidé de nous préparer à la guerre afin d’endiguer au plus vite ce mouvement.

« En espérant vous voir dans de meilleures circonstances. Amitiés. Edmond. »

Lénia observa son époux : son visage était blême. Finalement, il prit sur lui et dit sur le ton de la plaisanterie :

— Au moins, maintenant, nous savons à quoi nous devons la visite de Zwen. Ce n’est pas anodin…

Il partit, laissant Lénia songeuse et inquiète.

Mandrace réfléchissait. Il savait qu’Edmond ne parlait jamais à la légère. Il était le premier Rent du roi. C’était en quelque sorte le second personnage du royaume, le premier ministre. Si la guerre était imminente, c’en était fini de la prospérité. Ah ! Mandrace regrettait de n’avoir pas été présent à la dernière séance. Il aurait pu essayer de calmer les choses, lui que tous surnommaient le « pacifiste éclairé ».

***

Bientôt, les trompettes se mirent à retentir, signe qu’un cortège exceptionnel arrivait en ville. L’escorte se composait d’une vingtaine de gardes. Ils portaient des écus aux couleurs du comté de Port de Sin : le dragon vert attaquant la baleine blanche dans une mer de flammes. Les hommes portaient un casque brillant et un plastron d’acier forgé et étaient armés d’un glaive et d’un poignard. Ils entouraient un carrosse conduit par quatre magnifiques étalons. Les hommes descendirent de cheval et l’un d’entre eux ouvrit la porte du carrosse. Mandrace, Lénia et Marn accueillirent leurs hôtes : Zwen et Alvina. Zwen était un homme corpulent. Il serra la main de Mandrace. Au même moment, un jeune homme fendit la foule avant de se placer à la gauche du comte. Suivant son père, une jeune fille posa le pied à terre. Alvina était belle et gracieuse : de longs cheveux blonds, des yeux pétillants, un sourire enjôleur. Le jeune arrivant ne put s’empêcher de l’admirer.

Hôtes et invités entrèrent dans le palais. Tandis que Lénia organisait le banquet, Dariann conduisait Zwen et Alvina à leurs chambres. Il était âgé d’un peu plus de dix-sept ans ; futur comte de Saint Rocher, il avait failli arriver en retard pour accueillir leurs hôtes. C’eut été un manquement au protocole, qu’on lui aurait rapidement pardonné tant il savait se montrer charmant. De haute stature, il avait les cheveux châtains, des yeux marrons et portait le vêtement traditionnel de cérémonie : la tunique et la cape. Ils arrivèrent aux appartements réservés aux invités. Alvina et son père prirent congé du garçon.

Alvina s’allongea sur le lit à baldaquin, d’où elle admira l’architecture du lieu. Cela faisait trois ans qu’elle n’était plus revenue à Saint Rocher et revoir cet endroit lui rappelait des souvenirs. De très bons souvenirs ! Elle se leva et alla jusqu’à l’armoire qu’elle ouvrit. De nombreuses robes de soirée y avaient été mises à sa disposition. Elle en choisit une de couleur bleue. Dans une heure, on viendrait la chercher pour dîner.

— Ah, se dit-elle, je pense que je vais me plaire ici !

Elle alla à la fenêtre qu’elle ouvrit. Une faible brise avait considérablement rafraîchi le fond de l’air et le ciel, peu à peu, se chargeait de nuages sombres. Un orage éclata et la pluie se mit à tomber. Un hennissement attira l’attention de la jeune fille qui se pencha. À l’extérieur, dans la cour, un homme tentait de maîtriser un étalon. L’animal se cabrait en tous sens. Le ciel gronda et l’animal hennit une nouvelle fois, leva la tête. L’homme qui tenait la longe, la lâcha et tomba à terre. Bientôt, trois hommes sortirent et parmi eux, Alvina reconnut Dariann. Le garçon, sans la moindre hésitation, sauta sur la croupe de l’animal qui, pour tenter de se dégager de l’étreinte de cet inconnu, partit au galop. Dariann se cramponnait, guidant l’animal avec les rênes, tirant sur le mors pour le faire changer de direction. À présent, il galopait droit sur les palefreniers. Les doigts de Dariann se crispaient sur les rênes et ses jambes se collaient aux flancs de l’animal. Un grondement venu du ciel perturba à nouveau le cheval, tandis que le cavalier chuchotait des paroles apaisantes à son oreille. Le cheval semblant comprendre s’arrêta à deux mètres des portes des écuries. Dariann sauta à terre, trempé tant la pluie tombait à torrents, sa tunique lui collant à la peau, les cheveux ébouriffés. Il caressa l’encolure de l’animal qu’il confia aux bons soins des deux hommes qui l’accompagnaient. Le cheval entra dans son box sans faire d’histoires. Les hommes remercièrent le garçon qui les gratifia d’un sourire :

— C’est un très bel animal, dit-il. J’aimerais beaucoup qu’on en ait d’aussi vigoureux à Saint Rocher.

Le cheval qui avait provoqué ce remue-ménage, appartenait au quartet du carrosse de Zwen. Dariann rentra et Alvina referma la fenêtre. Elle tomba sur le lit et fixa le plafond.

Elle s’était assoupie lorsqu’on frappa à sa porte. On venait la chercher pour le repas.

— Attendez un instant, dit-elle.

Elle passa la robe bleue qu’elle avait sortie et suivit l’homme à travers un dédale de couloirs.

La salle du festin était immense. Sur les murs, il y avait des tableaux représentant les anciens comtes de Saint Rocher des cinq cents dernières années, ainsi que celui qu’on imaginait être le premier comte, mais dont personne ne connaissait l’identité. Au fond de la pièce, une cheminée. Un grand feu prodiguait une intense chaleur qui se répandait dans la salle. Une table trônait au centre de la pièce, table autour de laquelle se retrouvaient les amis, conseillers et convives du comte. Quand Alvina arriva, elle vit que tous étaient déjà installés. Elle prit place aux côtés de son père. Dariann, lui, siégeait près du sien et à sa droite se trouvait Marn. Elle s’amusa à dévisager les deux garçons et s’aperçut que si Marn ressemblait de plus en plus à son père (même chevelure rousse, mêmes traits de visage), Dariann, lui, se démarquait, ayant les traits plus fins et de ce fait, paraissait beaucoup plus séduisant. Comme il a changé, pensa-t-elle. Au menu, ils dégustèrent du herna fumé, du pain de blé, de la poule faisane et des pommes d’eau. Copieux, le repas sembla rassasier Zwen et sa fille. À la fin, une troupe de saltimbanques invités par Mandrace vint distraire les hôtes.

***

Quand l’heure fut bien avancée, Mandrace et Zwen se retirèrent dans la salle de travail du comte : une pièce austère, sans artifice. Un serviteur vint allumer un feu et les hommes s’installèrent dans de confortables fauteuils de satin. Mandrace ne s’était pas trompé. La venue de Zwen avait un rapport avec les conclusions du conseil. Mandrace demanda au serviteur de faire monter des rafraîchissements avant de questionner son hôte :

— Alors un conflit nous guette ?

— Oui, c’est apparemment un fait acquis. De plus, selon Hector, c’est de la crique des Pirates que doit partir la flotte. (La crique des Pirates était le port de Saint Rocher, située à environ deux kilomètres du bourg.)

— Edmond ne me l’a pas mentionné dans le pli. Combien de forces veut-il jeter dans cette bataille ?

— Au moins cent navires et environ dix mille hommes.

— C’est une jolie flotte.

— Je pense qu’il veut mettre à genoux les cités des Terres Extrêmes, mais moi, ajouta Zwen, j’aurais préféré qu’on leur donne l’indépendance.

— Je suis de votre avis.

— Je m’en serais douté. D’un autre côté, je comprends Hector. Il se doit d’être impitoyable avec ses sujets, ne serait-ce que vis à vis de son image dans les autres royaumes. En effet, comment réagiraient-ils si le roi faisait preuve de faiblesse ? Ce serait laisser la porte ouverte à une invasion irmaine. Et cela ne doit pas arriver !

Mandrace acquiesça.

La conversation prit une tournure plus gaie. Et, bientôt on aborda le thème des enfants. 

— Vous donnerez à votre fils le cheval qu’il est parvenu à dresser. Il n’a pas froid aux yeux. Le voir obéir à un parfait inconnu m’a profondément surpris.

— Dariann sera sans doute un grand guerrier, et je pense que votre cadeau le comblera, mais je ne peux me permettre de risquer sa jeune vie dans le prochain conflit. A propos, comment va votre fils ?

— Florian a dix-neuf ans et je commence à lui confier des responsabilités, ce qui n’est pas toujours du goût de mes conseillers. Je pense même l’associer à ma fonction, ce qui lui donnerait une légitimité quand je m’absente ainsi. J’aimerais qu’il se trouve une femme, mais cela n’a pas l’air de l’intéresser pour le moment. Il se passionne bien plus pour la politique et tout ce qui touche à l’armée.

Il rit, puis reprit : 

— Ma fille, en revanche, semble regarder votre aîné avec attention, mais elle sait aussi que je ne peux rien lui refuser. Alors qu’elle tombe amoureuse d’un noble ou d’un roturier, elle aura ma bénédiction. La compétition va être rude.

Une nouvelle fois, un mince sourire s’esquissa sur le visage de Mandrace, presque effacé par le spectre d’une guerre qui serait, sans conteste, coûteuse en hommes, et qui plus est contre des compatriotes.

Dariann sortit de la grande salle une heure après son père. Derrière lui, une voix l’interpella :

— Dariann, tu as beaucoup changé.

Il se retourna pour se trouver face à Alvina.

— Je t’ai vu tout à l’heure avec le cheval, tu sais leur parler. J’aimerais que tu m’apprennes à monter.

Le garçon acquiesça :

— Oui, dit-il, pourquoi pas, mais il te faudra attendre deux jours.

— Pour quelle raison ? demanda-t-elle déçue.

— Je pars camper au lac de l’Arc en Ciel avec mon ami Joachim.

— C’est contre l’étiquette de s’absenter ainsi alors que vous recevez des invités.

Il voulut répondre, mais elle poursuivit :

— J’ai envie de vous accompagner dans votre périple. Puis-je venir ?

— Si tu veux, acquiesça-t-il, mais il faudrait que tu préviennes ton père. La marche sera fatigante, et…

Il n’eut pas le temps de finir, elle l’embrassa sur la joue et rentra dans ses appartements. Dariann resta coi. Il haussa les épaules et partit vers sa propre chambre.

La jeune fille avait hâte que son père rentre. Il dormait dans la pièce attenante à la sienne. Elle guetta son retour. Ce dernier regagna ses appartements vers deux heures du matin. Elle avait entendu le bruit de ses pas étouffés. Elle sortit de sa chambre. Zwen fut d’abord surpris de la voir debout à cette heure puis lui demanda :

— Que fais-tu encore éveillée ?

— Père, j’ai une demande à te faire. Pourrai-je accompagner Dariann au lac de l’Arc-en-Ciel demain matin ? Il va y camper deux jours avec son ami Joachim.

— Crois-tu que cela soit très sérieux, toi avec deux garçons, loin de tout ? (Puis, voyant le regard implorant de sa fille, il céda.) Très bien, mais sois prudente.

Elle l’embrassa et alla se coucher.

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