La visite de Jade s’achevait à contre-cœur. Elle échangea un dernier regard complice avec son père avant qu’une silhouette habillée de noir ne se détache dans le couloir.Le chauffeur personnel de Grayson.Cravate droite, chaussures cirées, oreillette vissée à l’oreille comme s’il sortait d’un film d’espionnage. Il s’approcha avec le respect mécanique d’un robot bien huilé.— Madame Blackwell, dit-il d’un ton neutre. Monsieur Grayson m’a demandé de vous conduire à la résidence. La styliste vous attend.— Ah, super, souffla Jade. Une styliste. C’est tout ce que je voulais aujourd’hui. Une inconnue qui va me tirer les cheveux en me disant que j’ai “le teint un peu fade mais une belle structure osseuse”.Le chauffeur ne réagit pas. Soit il avait une patience légendaire, soit il était formé à ignorer le sarcasme.Jade embrassa son père une dernière fois, le cœur lourd, puis suivit le chauffeur jusqu’à la berline. Le trajet se fit en silence, si ce n’est quelques messages audio énervés que
Jade essayait robe après robe, toutes plus compliquées les unes que les autres. Une avait une traîne qui traînait jusqu’à la salle de bains. Une autre semblait construite uniquement avec des perles. Une troisième la faisait ressembler à un cupcake de mariage.Et tout ce temps-là, Grayson assistait en silence.Assis sur un fauteuil en cuir, le regard noir, les doigts tapotant nerveusement l’accoudoir. Il tentait désespérément de rester calme.Mais Jade le poussait à bout. Encore. Toujours.— C’est censé être chic ou est-ce que j’ai été recouverte par une nappe de mariage ? demanda-t-elle en sortant d’une cabine d’essayage, enveloppée dans une robe blanche bardée de froufrous.— C’est du Givenchy, répliqua Grayson entre ses dents.— Eh ben, Givenchy a des goûts chelous.La styliste glapit.— On va essayer la numéro quarante-quatre. Une coupe sirène, bustier cœur, légèrement fendue. Tu vas voir, Jade. Tu vas leur voler la vedette.— Je veux pas voler la vedette. Je veux voler un jean, un
Grayson monta sur l’estrade au centre de la salle, une coupe de champagne à la main. Les conversations se turent instantanément. Tout le monde attendait. Le PDG Blackwell parlait rarement en public en dehors du monde des affaires — et quand il le faisait, le silence était automatique.Jade, restée au pied des marches, sentit une bouffée d’angoisse grimper dans sa gorge.— Si ce type ose me faire un discours dégoulinant, je fais demi-tour, marmonna-t-elle pour elle-même.Grayson prit la parole, son ton grave et posé résonnant dans la salle.— Merci à tous d’être présents ce soir. Votre présence signifie beaucoup, pour moi… et pour mon épouse.Un léger frisson traversa Jade. Ce mot. Épouse. Il sonnait étrange. Froid. Faux.Et pourtant, quand son regard croisa celui de Grayson, il la fixait avec une intensité calme, comme s’il disait : Tu n’as pas à t’enfuir. — Comme certains d’entre vous le savent, ce mariage n’était pas prévu dans l’agenda stratégique de Blackwell Industries, plaisant
Les convives avaient senti le changement d’atmosphère dès qu’Annelise avait franchi les portes. Maintenant, ils faisaient tous semblant de ne pas écouter… tout en tendant ostensiblement l’oreille.Annelise s’approcha davantage de Jade, un sourire venimeux sur les lèvres, comme une actrice sur scène savourant chaque réplique.— Alors, Jade, c’est ça ? Quel prénom… exotique. Tu faisais quoi déjà, avant de devenir madame Blackwell ? Nettoyeuse de carburateurs ? Tu lui as changé ses bougies et il t’a mise dans son lit, c’est ça ?Jade ne bougea pas tout de suite. Elle inspira lentement. Elle sentait Grayson se raidir à côté d’elle. Mais elle leva la main pour le faire taire avant qu’il intervienne.— T’inquiète, chéri. Je gère, dit-elle avec un sourire si doux que ça aurait presque pu être un compliment.Puis elle se tourna vers Annelise.— Et toi, Annelise, c’est ça ? C’est ton prénom ou le nom de ton parfum de vengeance bon marché ?Des rires étouffés fusèrent autour d’eux. Grayson, lui
La réception s’était à peine terminée que Jade claqua la porte du salon privé avec une force que même une mariée rebelle n’était pas censée avoir. Grayson, resté à l’intérieur, faisait tomber sa cravate, fatigué. Mais il aurait dû savoir que le calme n’existerait pas ce soir.— C’est qui, cette femme ? lança Jade en revenant à la charge, les bras croisés, toujours en robe de mariée mais avec l’attitude d’une générale en guerre.— Quelle femme ? fit-il, sachant très bien de qui elle parlait.— Ne joue pas à ça, Grayson. La Barbie venimeuse qui voulait me découper avec ses talons. Annelise. Qui est-elle ? Une ex ? Une psychopathe ? Les deux ?Grayson soupira longuement et se massa les tempes.— Ce n’est pas important.— Tu plaisantes ? Elle a failli me mordre devant cent personnes et tu veux me faire croire que c’est une anecdote ?— Jade…— Ne “Jade” pas. J’ai le droit de savoir avec quel genre de sorcière je vais devoir me battre en duel dans la salle à manger. C’est ta fiancée ? Ton e
Le silence dans la maison Blackwell était assourdissant.Jade, seule au milieu du luxe et du marbre, regardait autour d’elle comme si elle venait d’atterrir sur une autre planète. Les murs immaculés, les lustres dorés, les tapis épais, tout criait richesse… mais pas chaleur. Pas vie. Pas elle.Elle passa une main dans ses cheveux, toujours un peu ondulés de la coiffure de tout à l’heure, puis baissa les yeux vers la robe de mariée qu’elle portait encore.— J’ai l’air d’un fantôme de gala, souffla-t-elle.Sans cérémonie, elle quitta ses ballerines, attrapa un jean troué dans son sac et l’enfila, troquant son corset de soie contre son vieux tee-shirt à l’effigie d’un groupe de rock oublié. Elle noua ses baskets, attrapa son blouson en jean et se glissa hors de la chambre.Une idée fixe lui brûlait l’esprit : voir son père.Elle avait promis d’être raisonnable, mais l’idée de rester dans cette forteresse de solitude alors que Graham était seul à l’hôpital, lui, la rendait malade. Tant pi
La nuit était bien avancée lorsque Grayson rentra à la résidence Blackwell, épuisé, tendu… et toujours hanté par l’image de Jade, sublime dans sa robe, incendiaire dans sa colère, et effrayante dans son audace.Il poussa la porte de la villa, desserra sa cravate en soupirant et se dirigea vers l’étage. La chambre d’amis qu’elle occupait était éclairée — bon signe. Peut-être qu’elle dormait déjà. Peut-être qu’elle s’était calmée.Mais en entrant… il ne trouva rien.Rien sauf une robe de mariée soigneusement posée sur le lit. Vide.Il fit un tour rapide du couloir, ouvrit les portes : salon, bibliothèque, salle de bain… Personne.— Jade ? appela-t-il, la mâchoire soudain serrée.Aucune réponse.Il sortit son téléphone. Aucune notification. Aucun message. Rien.Il se rua dans le hall, où un domestique de nuit passait justement avec un plateau.— Vous avez vu Mme Blackwell ?Le majordome haussa un sourcil poli.— Elle est partie, monsieur. Il y a une heure, je crois. Par la grande porte.
Jade poussa un soupir de soulagement lorsque l’hôpital apparut enfin. Le trajet avait été étrangement silencieux. Trop silencieux, même, pour quelqu’un comme Caleb Blackwell, dont les sourires semblaient toujours cacher quelque chose.Alors que la voiture roulait lentement dans les rues encore humides de la nuit, Jade aperçut un petit bar à jus à l’angle d’une rue. Une enseigne lumineuse clignotait faiblement : “Fresh & Smooth”.— Stop, arrête-toi là, dit-elle brusquement.Caleb leva un sourcil mais obéit.— Tu veux quelque chose ?— Mon père adore les smoothies. Et j’ai encore dix dollars dans la poche arrière de mon jean. C’est pas grand-chose, mais ça suffira.— Ce n’est pas nécessaire, tu sais. Je peux—— Pas besoin. J’y tiens.Elle sortit avant qu’il puisse ajouter un mot et entra dans la petite boutique. L’odeur sucrée des fruits mûrs et du gingembre frais emplit ses narines. Quelques minutes plus tard, elle ressortait avec un smoothie banane-fraise, le préféré de son père, proté
Le garage résonnait d’un morceau de rock old school. Jade, concentrée, resserrait les boulons d’un moteur à moitié démonté. Mike s’approcha, torse en avant, chiffon à la main.— Tu veux que je te montre une astuce pour desserrer ce vieux truc ? demanda-t-il, un peu trop près.— T’inquiète, je sais le faire. Et si je me loupe, je t’offre un café, lança-t-elle avec un sourire.Mike rit doucement. Il lui prit doucement le poignet pour guider ses gestes. Le contact dura une seconde de trop. Jade le sentit mais ne dit rien, croyant à un geste innocent.Puis le vrombissement rauque d’un moteur de luxe fendit l’air. Une Maserati noire s’arrêta juste devant l’entrée. Les gars du garage levèrent les yeux.— Bordel, souffla l’un d’eux. C’est qui, ça ? Batman ?Mike se redressa d’un coup. Jade tourna la tête et elle le vit.Grayson Blackwell. Costume noir. Ray-Ban sur les yeux. Une aura de tempête.Il sortit de la voiture comme on entre dans une guerre. Lentement. Calculé. Froid. Magnétique.— O
Jade inspira profondément en poussant la porte du Mike’s Garage. L’odeur d’huile moteur, de métal chaud et de gomme brûlée l’enveloppa comme une vieille amie. C’était un parfum qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer.— Eh, regardez qui est de retour ! lança Mike, en sortant de sous un capot, les mains noircies de cambouis.Il s’approcha d’elle avec un grand sourire, un torchon sur l’épaule. Il ne lui fit pas de remarque sur ses cernes ou sur son air perdu. Il se contenta de lui ouvrir les bras.— J’avais parié que t’allais revenir, dit-il en l’enlaçant brièvement. T’es une vraie, Jade. Ce garage t’aime bien.— Moi aussi, souffla-t-elle, un sourire discret aux lèvres.Le claquement métallique d’une clé à choc se mêlait à la musique rock diffusée en fond.Jade, en combinaison bleue remontée jusqu’à la taille, bras nus, front couvert de quelques gouttes de sueur, vissait une pièce sous le capot d’une vieille Mustang.— C’est du joli boulot, commenta Mike, accoudé à l’aile de la voiture.Il
Jade avait attendu. Espéré. Prié, même.Mais ce soir, c’en était trop.Elle descendit les marches du grand escalier avec détermination. Elle l’avait entendu rentrer. La porte avait claqué doucement. Ses pas l’avaient guidée vers le bureau. Toujours ce fichu bureau. Comme une forteresse qu’il utilisait pour se barricader derrière ses douleurs et ses silences.Elle frappa une fois. Pas de réponse.Elle entra quand même.Grayson leva à peine les yeux de ses papiers.— J’ai besoin de te parler, dit-elle, d’une voix calme, mais ferme.— Je suis occupé, Jade.— Ça ne prendra pas longtemps, répondit-elle, avançant dans la pièce.Il soupira, referma le dossier devant lui, et s’adossa lentement à son fauteuil. Son regard était froid, distant. Presque méconnaissable.— À Singapour… tu étais différent. Tu étais… toi. Vrai. J’ai cru qu’on construisait quelque chose. Et puis tu as changé. Du jour au lendemain.Elle le regarda, les yeux brillants de douleur.— Qu’est-ce que j’ai fait, Grayson ? Tu
Les premières lueurs de l’aube s’infiltraient à travers les rideaux, dessinant des ombres douces sur les murs. Mais dans la chambre, rien n’avait changé. Le lit était défait, et Jade, recroquevillée sous la couverture, n’avait pas dormi de la nuit.Ses yeux étaient rouges, gonflés. Sa gorge, sèche. Elle avait relu son message une dizaine de fois après l’avoir envoyé. Et puis, plus rien. Pas de réponse. Pas de réaction. Juste ce silence. Écrasant.Elle savait qu’il l’avait lu — les deux petits vu à 2h57 l’avaient trahie. Et pourtant, pas un mot.Un soupir lui échappa. Elle s’assit lentement sur le lit, les épaules basses, les cheveux en bataille. Elle avait l’impression d’être retombée dans un vide qu’elle croyait avoir quitté.Elle avait cru à quelque chose à Singapour. Ils avaient ri, partagé, fait l’amour comme si le monde s’était arrêté. Et tout avait changé… avec un simple appel. Depuis, Grayson était devenu un autre.— Peut-être que j’ai tout inventé, murmura-t-elle pour elle-mêm
L’obscurité régnait, pesante, presque suffocante. La pièce, vaste et silencieuse, ne lui offrait aucun réconfort. Grayson était allongé dans le lit, mais ne trouvait ni le repos ni la paix. Depuis son retour, il n’avait pas fermé l’œil. Il fixait le plafond, immobile, comme si le monde entier s’était arrêté.Il se sentait vidé. Brisé. Et terriblement seul.Le visage de sa sœur n’arrêtait pas de lui revenir. Son rire, ses mains, ses rêves à moitié réalisés. Et puis, ce petit corps, celui de son neveu, qu’il n’avait pas eu le temps de connaître. À peine né, déjà parti. Comme si la vie s’acharnait à lui rappeler une seule chose : n’aime pas. Ne t’attache pas. Tout ce que tu aimes finit par mourir ou s’en aller.C’était la leçon qu’il avait apprise trop tôt. Et trop souvent.Alors quand son téléphone vibra, il n’y prêta pas attention tout de suite. Il pensa que ce n’était qu’une autre alerte, une autre notification vide de sens. Mais quand il vit le prénom s’afficher — Jade — quelque chos
Les yeux rougis, les jambes flageolantes, Jade restait figée devant la porte close de la chambre de Grayson. Sa main tremblait toujours légèrement, suspendue dans le vide, comme si elle espérait encore qu’il ouvrirait. Mais non. Le silence lui répondait, glacial. Tranchant.Elle n’entendit même pas Hattie arriver. Ce fut seulement quand une paire de bras l’enveloppa doucement qu’elle s’effondra.— Oh ma chérie…Les larmes de Jade coulèrent sans retenue. Elle tomba dans les bras de Hattie comme une enfant, incapable de contenir la douleur qui l’étranglait.— Il ne veut plus de moi, sanglota-t-elle. Il m’a dit de dormir dans ma chambre… Il n’a même pas voulu me regarder.Hattie la serra contre elle, frottant doucement son dos.— Viens, allons t’asseoir, murmura-t-elle avec tendresse.Elles descendirent dans le salon, et s’installèrent sur le grand canapé. Hattie posa une couverture sur les épaules de Jade et lui tendit un mouchoir.— Dis-moi ce qu’il s’est passé, ma belle. Depuis le déb
Le silence de l’hôpital était plus insupportable que les cris.Grayson était resté figé là, debout dans le couloir, incapable de bouger. La chambre était vide maintenant. Sa sœur n’y respirait plus. Et le berceau, trop petit, trop blanc, trop froid… était vide lui aussi.Il n’avait rien pu faire. Rien.Il avait assisté à la naissance, vu ce petit corps fragile venir au monde, à peine vivant. Et quelques instants plus tard… la machine avait émis un long bip continu.Il n’avait même pas pleuré. Pas sur le moment.Mais maintenant que tout était fini, que les médecins avaient quitté la pièce, que le silence s'était installé comme une condamnation, quelque chose en lui s’effondra.Il se laissa glisser contre le mur. Ses mains tremblaient. Il avait voulu sauver sa sœur. Il avait promis de s’occuper du bébé. Il avait voulu confier cette vie à Jade, parce qu’il savait qu’elle l’aimerait comme une mère. Parce qu’il avait cru pouvoir créer un avenir dans ce chaos.Mais il n’avait rien pu reteni
Dès qu’elle passa le seuil de la maison, Jade sentit un vide pesant. Le silence. L’absence de Grayson. Elle monta rapidement à l’étage pour déposer son sac, mais n’arriva pas à rester immobile. Son cœur cognait bizarrement dans sa poitrine, comme si quelque chose allait éclater à l’intérieur.Elle aurait pu attendre. Laisser passer quelques heures. Mais elle n’en avait ni la force ni l’envie. Alors, sans réfléchir, elle prit la direction de la maison secondaire, celle où vivait son père depuis quelque temps.Elle frappa doucement à la porte.— Papa ? C’est moi.Quelques secondes plus tard, Graham ouvrit. Il la regarda, surpris. Puis son regard se fit plus attentif, presque inquiet.— Jade… t’es déjà de retour ?— Oui, Grayson a… abrégé notre séjour. On est rentrés ce matin.Il la dévisagea un instant. Quelque chose avait changé. Elle semblait radieuse, mais fragile. Épanouie, et pourtant perdue.— Entre, ma chérie.Ils s’installèrent dans le petit salon, rempli de souvenirs et de meub
Une alarme discrète retentit dans la salle d’opération. Grayson se raidit. De l’autre côté de la vitre, l’équipe médicale s’agitait dans un calme maîtrisé. Des mots techniques s’échangeaient à toute vitesse. Une infirmière s’avança vers lui, lui tendant une blouse stérile.— Venez, Monsieur Blackwell. Vous ne pouvez pas entrer dans la salle, mais nous avons préparé une pièce à côté, avec une fenêtre d’observation directe.Il enfila la blouse sans un mot, sans réfléchir. Ses gestes étaient mécaniques. Il suivit l’infirmière, traversa un petit couloir, et se retrouva dans une pièce blanche, silencieuse, où seule une vitre le séparait de la vie… ou de la mort.Dans la salle d’opération, sa sœur était entourée d’au moins six personnes. Les machines bipaient à intervalles réguliers. Les médecins parlaient bas, concentrés. La tension était presque insoutenable. Et puis soudain, un cri.Pas un cri de douleur.Un cri… de vie.Un hurlement minuscule, déchirant, irréel.Un bébé venait de naître