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Sendre

Personnages

Alex : Chevalier de lumière affilié à Lumness

Anaraël Fingole : Ainé (Elfe) Représentant du conseil Elfique

Bidus : Chat, en contact mental permanent avec Mist

Calife d’Oumm El Khaï : Dirigeant de Oumm El Khaï

Capitaine Oudross : Capitaine de la garde rapprochée de la reine (Royaume de Gorgarzan)

Clémence de Sourdaix : Duchesse (Royaume de Chasèle)

Clotilde de Flammebois : Sœur cadette de Sendre

Comte de Rosaine : Suzerain de Patrick de Flammebois

Denovan : Maître d’arme de Thibault de Chasèle

Eclairée Agathe : Seconde au couvent de Lumness (Prieure)

Eclairée Hortense : Responsable de l’infirmerie du couvent de Lumness

Eclairée Sylvie : Responsable de l’un des dortoirs du couvent de Lumness

Eclairée Tiphanie : Dépositaire du couvent de Lumness

Evanna : Barbare, amie de Sendre

Fany Sperass : Amie de Sendre

Galfeck : Maître d’armes et général (Royaume de Gorgarzan)

Geoffrey de Flammebois : Frère ainé de Sendre

Giselle de Tormnuit : mère de Sendre

Gloria de Chasèle : Régente du royaume de Chasèle

Grand Vizir : Premier conseiller du Calife

Hector de Rosaine : Fils du Comte

Hinriegh de Gorgarzan : Prince de Gorgarzan

Irina Gorgarzan : Reine de Gorgarzan

Julius Anor : Chevalier de lumière affilié à Lumness, maître de Sendre

Lahcen de Termond : Capitaine de la garde de la régente (Royaume de Chasèle)

Leyna : Seconde esclave d’Hinriegh

Melchior Gorgarzan : Roi de Gorgarzan

Mickaël de Flammebois : Frère ainé de Sendre

Mislchi d’Hydrania : Princesse de la maison d’Hydrania (Elfe noire)

Mist Corvin : Jeune homme magicien et télépathe

Noble guide : Responsable du couvent de Lumness

Patrick de FlammeBois : Baron de Chasèle et père de Sendre

Philippe de Ghesmo : Chevalier de Lumière affilié à Lumness, grand maître

Roland Dubois : Barde puis precepteur de Sendre

Safir : Epée d’Hinriegh

Sendre de Flammebois : Héroïne du roman

Smirna : Première esclave d’Hinriegh

Srishi d’Hydrania : Jeune sœur de Mislchi (Elfe Noire)

Thibault de Chasèle : Prince héritier de Chasèle

Thibaut de Flammebois : Frère ainé de Sendre

Trycha : Ainée (Elfe) Etudiante en magie et en archerie

Viki De Lirdent : Fille de chevalier amie de Sendre

Volgueur de Vock : Duc de Vock (Royaume de Gorgarzan)

Yothol Limlyr : Ainé (Elfe) manipulateur d’énergies magiques

Sendre

Je vais avoir treize ans, je suis née une nuit d’hiver. J’ai les yeux bleus, des cheveux blancs et très doux. Je suis le quatrième enfant du seigneur chevalier Patrick de FlammeBois et de Dame Giselle. Notre domaine se situe à l’extrémité du royaume de Chasèle, en bordure des plaines sauvages. Dehors, la tempête s’est un peu calmée. C’est l’hiver le plus rude que je connaisse, les vieux disent même qu’ils n’en ont pas connu de tel de leur vivant.

Je ferme ma combinaison en fourrure et je rabats le capuchon sur ma tête, de sorte qu’il ne dépasse plus qu’une de mes mèches de cheveux et mon joli visage. Au dire des gens, je suis une belle jeune fille, une très, très belle jeune fille. Mon père dit qu’il n’a jamais vu de jeune femme aussi belle à part chez les Elfes. Mais c’est mon père, et j’ai peur que son affection à mon égard n’altère son sens critique. De plus, je n’ai jamais vu d’Elfe, aussi m’est-il difficile de juger.

Mais c’est vrai que j’ai le trait fin et le sourire enjôleur. J’ai préparé un panier avec des denrées pour les plus pauvres du village. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est l’intégralité de mon repas de midi. Quand les gens souffrent, je saute régulièrement un repas afin de le donner à ceux qui en ont plus besoin que moi. L’hiver est rude, et même si cela fait longtemps que nous n’avons pas vu les « verts », la rudesse de ces derniers temps laisse planer le spectre d’une attaque. Je prendrais bien davantage, mais mon père me l’a interdit. Il dit que nous nous restreignons déjà assez nous-mêmes et que nous devons garder nos forces afin de protéger ces gens. Je ne peux pas lui donner tort, nous ne vivons en effet pas dans l’opulence et je sais que ses décisions sont justes. Mais rester sans les aider me semble par trop intolérable. C’est le début d’après-midi quand je sors fin prête de la chambre que je partage avec ma petite sœur Clotilde. Nous vivons dans une sorte de vaste donjon biscornu, le reste du château étant majoritairement érigé en bois de fer.

C’est un bois qui devient très dur avec l’âge et qui brûle très difficilement, idéal pour les fortifications.

Le donjon par lui-même est sombre et froid : il est pratiquement impossible de maintenir une température correcte dans cette bâtisse trouée de meurtrières. Seules les pièces les plus utilisées sont chauffées, les fenêtres bien calfeutrées par de lourdes tentures. Je me dépêche, je suis censée avoir un cours de broderie sur tambour et l’idée de rester enfermée avec ma mère et ses dames de compagnie ne m’enchante guère. Je dévale l’escalier lorsqu’une petite voix flûtée retentit derrière moi.

— Je crois que tu te trompes de direction, le salon de mère est dans l’autre direction.

C’est Clotilde qui me regarde d’un œil sévère. Elle a les yeux bleus aussi, mais elle est d’un blond cendré. Elle a dix ans et elle sera aussi une belle jeune femme, mais elle jalouse autant qu’elle admire la beauté de sa grande sœur, je me tourne alors vers elle.

— Clo, je t’en prie, c’est barbant au possible et mère est habituée à mes manquements.

— Ce n’est pas pour autant que cela lui plaît, tu le sais bien.

— Certes non, mais avoue que tu adores te faire passer pour la fille modèle alors que moi je cours dans les rues.

— Mère a raison, tu es un garçon manqué.

— Et toi la plus adorable des pestes, dis-je en riant.

Le visage de ma sœur s’illumine et elle vient se jeter dans mes bras, nous nous adorons même si nous passons notre temps à nous taquiner.

— Fais attention à toi surtout. Père dit que les verts ne sont pas loin. Il est inquiet… me souffle-t-elle dans l’oreille.

— Ne t’en fais pas, je serai prudente et je ne sortirai pas de l’enceinte du village. C’est plutôt à toi que je devrais dire de faire attention. Les bavardages incessants de Dame Dorin sont redoutables.

Clotilde me sourit et part en montant les escaliers quatre à quatre faire son rapport à mère. Je ne devrais pas traîner dans les environs. Je me dirige donc d’un pas pressé vers l’entrée du château et je déboule dans la cour.

Il y règne une certaine agitation, une patrouille menée par mon père et le plus âgé de mes frères vient de rentrer d’une inspection. Mon frère a dix-neuf ans maintenant, et il prend en main l’entrée en bon ordre de la troupe. Mon père lui a laissé son cheval pour qu’il s’en occupe et les ordres fusent. De ce que je peux voir, la patrouille s’est bien passée, ils n’ont pas l’air d’avoir eu à lutter contre quoi que ce soit. Un homme de haute stature s’avance vers moi. Il a la démarche d’un ours, mais je ne m’y trompe pas, je sais qu’il peut être aussi gracieux que la mort en plein combat. C’est un guerrier aguerri qui a mené plusieurs campagnes contre les verts. Un lourd manteau recouvre sa cotte de mailles et une épée longue bat sur sa jambe gauche. Il a commencé à m’apprendre à me servir de cette lourde arme, l’arme des chevaliers.

Son pas pesant fait crisser la neige, de la buée sort par sa bouche et des perles de givre s’attachent à sa barbe. À sa démarche rigide et sa mine soucieuse, je me rends compte qu’il a des soucis. Mais son visage s’illumine lorsqu’il me voit et il ouvre les bras pour me serrer contre lui.

— Comment va ma princesse aujourd’hui ?

La patrouille était partie depuis deux jours.

— Bien, Père.

Je réponds simplement, tout occupée que je suis à savourer son étreinte réconfortante.

Il me tient par les épaules et se recule pour m’observer.

— Par les Dieux, ma fille, tu es plus belle de jour en jour… Tu descends au village ?

Il regarde le panier que je porte et fronce les sourcils. Il n’aime pas que je saute des repas et me l’a déjà fait savoir. Mais si je n’abuse pas, il consent à me laisser faire.

J’acquiesce en souriant, il se détend un peu.

— Bon, mais interdiction formelle de sortir des limites du village. Et tu rentres avant la nuit, on est bien d’accord ?

— Oui, Père…

Il hésite un instant et ses mains finissent par se lever, et c’est d’un air presque résigné qu’il me dit.

— C’est bon, filez, jeune fille…

Je fais un semblant de courbette et un clin d’œil avant de détaler comme un lapin. Je passe devant Geoffrey en lui adressant un signe de la main, et je me dirige vers le village. Mon frère me répond aussi d’un signe de la main et continue à donner des ordres aux palefreniers.

Notre château est entouré d’une tranchée hérissée de pics dans laquelle un fond d’eau est actuellement gelé. Une herse en bois et un petit pont-levis permettent d’en fermer l’accès au besoin. Les premières maisons du village sont à une cinquantaine de mètres des palissades du château. Il y a un peu moins d’un millier d’habitants dans le village, qui est lui-même entouré d’une palissade avec deux points d’entrée. La garnison compte une cinquantaine d’hommes, et père peut déployer la milice civile en cas de besoin. Les greniers sont protégés dans l’enceinte du château afin de diminuer les risques de pillage.

Sitôt arrivée sur la place du village, je suis tout de suite assaillie par une bande de gamins qui scandent mon nom en chantant. J’éclate de rire en me mettant à genoux afin de les embrasser, et j’en profite pour vérifier qu’ils vont bien. Autant pour la discrétion.

Du coin de l’œil je vois arriver Frédéric. C’est le fils du chef des bûcherons et il a déjà une belle carrure pour ses quinze ans. Il n’est passé à l’âge adulte que depuis quelques mois, et pourtant je sens que son attitude a changé. Il se prend un peu trop au sérieux maintenant, son comportement vis-à-vis de moi s’est modifié aussi. Je ne sais pas bien définir comment, mais nous ne nous chamaillons plus comme nous le faisions étant enfants. Nous nous connaissons depuis toujours, et pourtant j’ai l’impression que de jour en jour il devient un étranger pour moi, comme s’il passait son temps à vouloir m’impressionner. Quand d’autres garçons me regardent ou viennent me parler, il se renfrogne et devient presque désagréable, cela m’attriste.

— Bonjour, Dame, où vas-tu ?

Il a l’air de bonne humeur aujourd’hui, je le préfère comme ça.

— Chez la vieille Guerla, voir si elle va bien. Tu m’accompagnes ?

Ma proposition a l’air de l’enchanter au plus haut point, il me tend la main pour m’aider à me relever.

— As-tu du bois d’avance ? J’aimerais lui apporter aussi des fagots pour le feu.

— Je ne sais pas, je dois vérifier.

Il me regarde pendant que je me lève et continue :

— Oui, je vais trouver. Viens, on passe par chez moi avant.

Nous nous dirigeons donc vers sa maison. Il parle peu durant notre marche, j’ai l’impression que quelque chose le préoccupe, mais je ne sais pas trop quoi.

— Tu vas bien ? Tu fais une drôle de tête.

Il continue d’avancer sans parler, et c’est d’une voix qu’il veut calme qu’il essaye de continuer.

— Tu sais, je suis un homme maintenant…

Comme si je ne m’en étais pas rendu compte. Il passe ses journées à montrer à tout le monde ce qu’il sait faire, bien que je sois meilleure que lui à l’arc et en équitation. Je tourne la tête vers lui tout en marchant, attendant la suite pour essayer de comprendre où il veut en venir.

— Toi, tu seras une femme adulte l’année prochaine…

Il marque une pause et semble se demander comment continuer.

— As-tu pensé à ce que tu feras quand tu seras adulte ?

La question me laisse perplexe, je souris en répondant.

— Je ne sais pas. En fait, je ne me suis jamais posé la question… J’ai encore un an pour y réfléchir, mais tu as raison, il va falloir que j’y pense, dis-je en souriant.

Il hoche la tête, je ne sais pas si ma réponse l’a satisfait ou pas, mais je n’ai rien de mieux à lui proposer pour le moment. Nous arrivons chez lui.

— Ne bouge pas, s’il te plaît, je reviens.

Et je le vois qui entre chez lui comme un voleur. Il ressort avec un panier en osier sur le dos, dans lequel est entassé du petit bois. Il marche assez vite, mais je l’intercepte en lui posant la main sur le bras.

— Frédéric, tu n’as rien fait d’interdit quand même ?

— T’inquiète, ça va aller.

Je me renfrogne, j’ai horreur qu’il me parle comme si j’étais quantité négligeable. Je me campe sur mes pieds et le force à me regarder.

— Frédéric Glifeur, donne-moi ta parole que tu n’as rien fait d’interdit.

Il baisse les yeux.

— Cela n’est pas vraiment interdit, mais mon père ne va peut-être pas être très content s’il s’en rend compte. C’est rien, ne t’en fais pas. Allez viens, je préfère qu’on avance si tu n’as plus d’autres questions.

— Bon… D’accord.

Je finis par abandonner. C’est une vraie tête de mule quand il s’y met. Mais c’est plus fort que moi, j’ai horreur de faire des choses interdites, et encore plus que d’autres se sentent obligés de le faire pour moi. Allons, la journée est belle et il est de bonne compagnie aujourd’hui, je ne vais pas gâcher cela pour un problème de bois. Il a raison, son père est tout de même le mieux placé pour refaire son stock, et plus facilement et rapidement que la vieille Guerla. Nous finissons par arriver devant la masure, à côté de l’enceinte extérieure. Le monde est ainsi fait que les gens les plus riches sont au centre et les plus pauvres à l’extérieur.

Je frappe à la porte et j’entre. Il fait assez sombre et froid, je frissonne. Pas de froid, mais d’anticipation sur l’état dans lequel je risque de la trouver.

— Guerla ? Tu es là ?

Quelque chose bouge dans le fond de la pièce.

— Oui, ma chérie, je suis là, ne t’inquiète pas, je faisais une petite sieste. Mais si tu es là, c’est qu’il est plus que temps que je me bouge. Peux-tu ouvrir les volets, trésor ?

Je m’exécute pendant que je demande à Frédéric de s’occuper du feu, puis je m’arrange pour faire un peu le ménage et vérifier que les fenêtres ne laissent pas trop entrer le froid. J’aide ensuite Guerla à se lever, et je l’installe à table en face de quelques provisions. Je m’attelle enfin à changer ses draps : ceux-là, je les ferai nettoyer au château. Nous restons une bonne heure avec Guerla avant de repartir. J’ai des gens à passer voir avant la tombée de la nuit et j’ai promis à mon père que je serai rentrée avant le crépuscule. Après avoir salué maintes personnes, discuté avec les gens de la rudesse de l’hiver et aidé ceux que je pouvais, je rentre au château. Frédéric me dit au revoir : il est vraiment bizarre ces temps-ci, on dirait qu’il ne sait plus trop comment me dire au revoir ou bonjour. Je ne sais pas ce qu’il a, j’espère que cela lui passera.

Je rentre tout juste pour le repas du soir, le temps de passer dans ma chambre pour ôter mon lourd vêtement, de faire un brin de toilette, et me voilà partie pour la salle à manger. C’est une pièce spacieuse et bien chauffée, des torches sont allumées un peu partout et les gens de ma famille sont tous là avec quelques hommes de mon père et dames de compagnie de ma mère. Le moins que je puisse faire c’est d’aller faire une bise à ma mère. Elle a l’air assez contrariée comme cela. Je m’approche donc d’elle et me penche pour déposer un baiser sur sa joue.

— Bonsoir, mère.

Elle finit par se détendre un peu et soupire en se tournant vers moi.

— Bonsoir, mon enfant… J’espère au moins que ta journée fut agréable.

— Très agréable, mère.

— Bien… Allez, assieds-toi que nous puissions commencer.

Les bavardages autour de la table recommencent doucement après que j’aie pris place sur mon siège. Je suis en train de discuter avec l’un de mes frères lorsqu’un page arrive en courant et chuchote quelque chose à l’oreille de mon père. Il semble réfléchir un court moment puis répond :

— Très bien, fais-le entrer.

Puis s’adressant à nous :

— Il semblerait que nous ayons un invité surprise ce soir.

Un jeune homme fait alors son entrée dans la salle. Sa démarche est sûre. Il a des bottes en daim, une culotte de bonne facture et un manteau de peau sur une chemise blanche. Il porte dans le dos un luth, et une petite flûte pend à son cou. Il est assez grand et bien proportionné, les cheveux châtain clair et des yeux noisette.

Il salue père et mère d’une courbette et se présente.

— Puissant seigneur et gente dame, je suis Roland Dubois, barde de profession. Je vais de région en région afin de distribuer nouvelles et distractions. Je me dirigeais vers la ville de Grand Bois lorsque je fus surpris par la tempête, et c’est avec soulagement que j’ai trouvé votre village. Je vous propose de payer mon gîte et mon couvert par des contes et histoires qui, je l’espère, seront capables de vous ravir.

— Maître Barde, c’est avec joie que nous écouterons vos histoires et légendes. Je suis à même de savoir l’utilité des gens de votre caste, et j’accepte avec joie votre proposition. De plus, il ne sera pas dit que Patrick de FlammeBois laisse les gens mourir de froid, ou pire, dans nos contrées. Venez donc vous restaurer auprès de nous, vous pourrez ensuite nous réjouir de vos chants et comptines.

— Seigneur de FlammeBois, je vous remercie de votre invitation et je vais tâcher de me montrer à la hauteur de votre hospitalité.

C’est ainsi que le Sieur Roland prend place à table avec nous. À la fin du repas, il se lève et commence à chanter. J’écoute ses paroles comme on boit une tisane chaude en rentrant d’une tempête. Elles me réchauffent le cœur et je me sens rosir à chaque fois que ses yeux se posent sur moi. Ce soir, j’ai l’impression qu’il chante pour moi.

Il est bien tard quand je me décide enfin à aller me coucher. Notre hôte a chanté durant des heures, et je n’ai pas le cœur de lui en demander plus.

Les quatre jours suivants passent à toute allure. J’ai montré le village à Roland qui a fait la connaissance de Frédéric. Clairement, Frédéric ne l’aime pas… Ses sautes d’humeur commencent vraiment à me fatiguer.

À vingt-trois ans, Roland a déjà beaucoup voyagé, et il commence à me raconter ses périples, les légendes et les autres nations, comment sont les gens et les villes.

Aujourd’hui, je m’entraîne au tir à l’arc et au maniement de l’épée avec mes frères. Je suis meilleure que Geoffrey à l’arc, meilleure que Mickaël à l’équitation et meilleure que Thibaut à l’épée. Ce qui met chacun de mes frères en rogne à chaque fois. Ils m’appellent « Mademoiselle plus » : en effet, je suis bonne partout, mais excellente nulle part. Je me rassure en me disant qu’au moins je sais faire un peu de tout, sauf la broderie peut-être.

Ce soir, il est prévu que nous nous retrouvions tous dans la grande salle pour écouter Roland. Il a dit qu’il devrait repartir dans peu de temps, aussi je compte bien en profiter au maximum. Je prends un bain dans ma chambre, j’enfile une robe propre et je passe un bon moment à peigner mes cheveux et ceux de ma petite sœur. Le repas du soir étant passé, je bois une gorgée de rochedent : c’est une potion qui s’obtient en broyant une pierre spécifique très commune dans de l’eau propre, et c’est fort utile. On doit la faire tourner dans la bouche pour nettoyer les dents. Cela les fortifie et évite la plupart des problèmes. Je force ma petite sœur à faire pareil. Elle n’aime pas le goût, mais je lui dis que si elle ne le fait pas régulièrement elle finira comme Guerla.

Je suis avec mes frères et ma sœur, nous écoutons une fois de plus Roland qui nous livre un conte nouveau. Son répertoire semble infini et nous sommes tous captivés, même mon dadais de grand frère qui essaye de faire semblant de ne pas être intéressé. Mon père est assis près du feu, son chien-loup allongé à ses pieds, ma mère brode une tapisserie et la lumière du feu fait trembloter son ombre. Mon père semble plongé dans des souvenirs lointains, bercé au gré des histoires de Roland. Clotilde est déjà à moitié endormie et sa tête repose sur le bras de Roland qui lui caresse doucement les cheveux. Je suis attendrie par cette image et je m’attarde un instant en pensant à ses doigts parcourant ma propre chevelure.

Soudain, le son d’un cor déchire la nuit… Un coup : quelqu’un ou quelque chose a été vu dans la nuit…

Tout le monde se fige.

— PPPÖÖÖÖÖÖÖööööööö…

Du même endroit, une seconde longue note déchire la nuit : danger potentiel…

Mon père se lève d’un coup.

— Mon armure et mes armes, vite ! dit-il en criant son dernier mot.

— PPPÖÖÖÖÖÖÖööööööö…

Troisième coup : nous sommes attaqués. J’entends les cris et les pas précipités des gens qui paniquent dans le château.

— Geoffrey, Mickaël, Thibaut avec moi. Les autres, vous barricadez les portes.

Je saute sur mes pieds et hurle à l’intention de mon père :

— Père, je veux venir me battre avec vous, j’en suis capable.

Je le vois hésiter, puis il se dirige vers ses appartements à grands pas.

— Suis-moi !

Je lui emboîte le pas. Ma mère est debout, les mains crispées sur la bouche, et ma sœur est partie se réfugier derrière elle. Je ne vois plus Roland : sitôt le troisième coup, il est parti en dévalant l’escalier. Arrivé dans sa chambre, mon père prend deux épées, en même temps qu’il harangue les domestiques pour l’aider à enfiler son armure de mailles. Il m’en tend une et me dit très solennellement :

— Protège ta sœur et ta mère, je ne sais pas encore ce qu’il y a dehors.

J’acquiesce et je retourne rapidement dans la salle commune en m’arrangeant pour attraper un bouclier et une armure de cuir. Arrivée là, je ferme la lourde porte qui donne accès à l’escalier central.

— Clotilde, viens m’aider à bloquer la porte avec la table; mère, essayez de charger les arbalètes.

En moins de cinq minutes, nous sommes prêtes, ma mère m’aide à serrer les sangles de l’armure de cuir. Cela me fait une impression bizarre d’être en robe et en armure. Je fais un chignon avec mes cheveux pour qu’ils ne me gênent pas s’il y a un combat, et je pose l’épée près de moi. Je saisis une arbalète et l’attente commence. Nous entendons des cris dehors. Impossible de savoir ce qui se passe vraiment. Des gens hurlent et on peut entendre les armes qui s’entrechoquent. Clotilde est terrorisée et pleure dans les bras de ma mère qui tient une autre arbalète près d’elle. Je n’en mène pas large non plus : mes mains sont moites et je sursaute au moindre bruit dans l’escalier. Soudain, une voix arrive jusqu’à mes oreilles. C’est celle de Roland. Même lointaine, elle réchauffe les cœurs.

Il a entonné un chant de courage et de force, je sens ma volonté se raffermir et les hommes lancent des cris de guerre en contre-attaquant. À ce moment-là, la lourde porte de chêne fait un énorme bruit. La table est projetée dans la pièce lorsqu’un second coup fait presque sauter la porte de ses gonds. Mère prend son arbalète à deux mains et la pointe vers la porte, je l’imite aussitôt. Clotilde se recroqueville derrière le gros fauteuil de père. La porte explose au dernier coup et une créature fait son entrée dans la pièce. Elle doit se pencher pour passer la porte et doit mesurer plus de deux mètres de haut. Son corps est très musclé et semble couvert de poils rêches, sa bouche est pleine de dents acérées. Une odeur de crasse rance m’agresse les narines quand elle entre dans la pièce. Elle porte une épaisse armure de cuir défraîchie, et une rondache protège son bras gauche. Sa main droite tient une énorme Morgenstern dont tombe encore une pluie d’échardes de bois. Un claquement sec suivi d’un vrombissement me sort de ma torpeur horrifiée : ma mère vient de tirer son carreau qui fait mouche et fait grogner la créature. « Hororques », dit ma mère dans un souffle… Je vois que la créature n’est pas indemne, elle a déjà deux flèches plantées dans le dos, et le carreau de ma mère semble la faire souffrir affreusement. Je tire à mon tour, mais la créature a anticipé et mon carreau vient se ficher dans la rondache. Je jette mon arbalète devenue inutile quand l’Hororques hurle en chargeant ma Mère. Je jure en me précipitant afin de protéger ma mère tout en ramassant l’épée longue que j’avais laissée près de moi. La Morgenstern décrit un arc de cercle et vient frapper mon bouclier de bois, le faisant voler en éclats. Le choc m’envoie à l’autre bout de la pièce. Je manque de m’évanouir sous la douleur, j’ai le bras gauche qui me fait tellement mal que des larmes coulent le long de mes joues. À travers ma vague de douleur, j’entends Clotilde hurler de peur quand la créature se retourne vers ma mère. Elle me néglige complètement, et je la vois lever son arme lentement, un sourire mauvais étirant ses traits difformes. Je me ressaisis et me relève. La tête me tourne, mais je ne peux pas me permettre de flancher. Je raffermis ma prise sur mon épée et, au moment où l’Hororques commence à engager le mouvement, je pousse un hurlement de rage et fonce vers la créature. Elle commence à se tourner vers moi lorsque j’abats la lame de toutes mes forces. Mon coup est d’une puissance surprenante : je transperce son armure de cuir et la lame lui traverse la clavicule, finissant sa course dans ses poumons. La créature me lance un dernier regard vide avant de s’écrouler. Le pic d’adrénaline redescend d’un coup, et la dernière chose que j’entends avant de tomber évanouie, c’est ma mère qui crie mon nom…

Je me réveille dans mon lit, la tête dans du coton : on a dû me faire boire quelque chose. Il fait chaud, un peu trop même, alors je repousse un peu les couvertures en gémissant et j’essaye de me redresser. J’arrête, la tête me tourne affreusement, mais quelqu’un est assis à côté du lit : c’est mère. Un feu brûle dans l’âtre, et s’écartant de la cheminée Roland vient près de moi sitôt qu’il m’entend gémir.

— Ne bouge pas trop, Sendre, tu es encore très faible, me dit ma mère d’une voix douce.

Il est vrai que je ne me sens pas en état de sauter du lit, mais je regarde mon bras gauche avec étonnement : il n’y a aucune marque et il est comme neuf.

— Comment ? demandé-je avec surprise.

Roland me sourit avec affection, il a les yeux cernés et les cheveux en bataille.

— J’ai soigné votre bras, jeune demoiselle, j’ai quelques talents qui me permettent de guérir les blessures dans certaines limites. J’ai dû m’occuper des combattants et de personnes plus touchées avant vous, c’est pour cela que nous avons préféré vous endormir avant.

— Les Hororques ?

— Ils ont presque tous été tués et les derniers ont fui. Celui qui est arrivé jusqu’à vous a profité d’une faille dans la défense de votre père pour passer. Le Seigneur de FlammeBois était fou d’inquiétude et il est maintenant très fier de vous.

— Les villageois ?

Ma voix est tendue et je deviens très pâle en voyant le visage de Roland et de mère se fermer.

— Il y a eu beaucoup de morts… Beaucoup… Au moins une centaine de personnes.

— Frédéric ? Guerla ?

Un nœud d’angoisse me serre la gorge, je m’agrippe à ma couverture, comme si elle pouvait me protéger. Roland ne me regarde plus en face, il baisse les yeux.

— Morts… Tous les deux…

La douleur est presque physique : je me recroqueville comme si j’avais reçu un coup de poing dans le ventre et je hurle de chagrin, mon oreiller épongeant mes larmes. Je sens la main de ma mère sur ma tête et je balbutie entre deux sanglots :

— Mère ! Père, mes frères ?

La main de ma mère me caresse doucement les cheveux, essayant de calmer ma peine.

— Ils vont bien, ma chérie, ils vont bien… Secoués, mais vivants. Ton père a demandé à Roland de devenir votre précepteur. Ses connaissances durant la bataille l’ont hautement impressionné.

J’en suis heureuse, tellement heureuse, je ne pensais pas qu’un bonheur pareil puisse arriver au milieu de tant de chagrin. Mais je m’en réjouirai plus tard, actuellement je suis à ma peine et au deuil de mes amis et des gens que j’aimais. J’aimerais que Roland me prenne dans ses bras, qu’il me réconforte comme il apaisait ma petite sœur. Mais ce n’est pas possible, mère est là. Roland a dû le sentir, le savoir au fond de lui, parce qu’il se met à chanter une berceuse inconnue, dans une langue qui m’est étrangère. Je ne saisis pas les paroles, mais elles coulent comme un baume pour mon cœur endolori, et je finis par m’endormir en pensant que Roland va rester près de moi.

Irina Gorgarzan

Les serviteurs s’inclinent à mon approche, mon pas est rapide et ma longue robe ne permet pas de voir mes pieds bouger. Mon mari dit que je suis impressionnante lorsque je me déplace comme cela, parce que l’on dirait une statue qui se meut. Les chevaliers que je croise se mettent toujours au garde-à-vous en me voyant, m’ouvrent les portes et me servent du « Madame » avec une déférence non feinte. Ils me respectent et me craignent. Je ne suis plus la beauté que j’étais, jeune femme, mais mon aura n’en est que renforcée. Je reste une belle femme dans la force de l’âge, Irina Gorgarzan, épouse du seigneur roi Melchior Gorgarzan, grande prêtresse du Dieu Mourant et détentrice des pouvoirs de la mort qui marche, reine des contrées rouges du bord du monde connu. J’ai fait bien des choses dans ma vie, de grandes réussites et de grands échecs, mais là, je vais voir ma plus belle création, l’aboutissement de ma vie, mon orgueil et ma raison d’être.

J’entre dans ses appartements. Les gardes royaux, impressionnants dans leurs harnois d’argent, m’ouvrent la porte et je tombe nez à nez avec Smirna.

La jeune femme tombe à genoux au premier regard sur moi et baisse la tête. Je ne comprendrai jamais l’affection que Hinriegh peut porter à certaines esclaves. Qu’il veuille des filles pour son lit, je le comprendrais aisément, mais qu’il fasse confiance à des servantes esclaves, cela me dépasse complètement, mais il faut bien que jeunesse se passe… Bon, il va me falloir parler avec une esclave. Cela ne m’enchante guère, mais si je veux pouvoir le trouver rapidement je ne vais pas avoir le choix.

Je regarde ses appartements parfaitement rangés en demandant.

— Où est mon fils ?

— Il est en salle d’entraînement avec le seigneur Galfeck et l’archimage koralist, Votre Grandeur.

Bon… En plus elle ne me laisse aucun champ libre pour la morigéner, et je sais que Hinriegh a horreur qu’on punisse ses esclaves sans lui. Bien, ce n’est pas grave et ce n’est pas le sujet du jour. Je tourne donc les talons et je me dirige vers le terrain d’exercice privé de mon fils.

J’entre dans une salle bien éclairée grâce à la grande verrière qui se trouve au-dessus de nous. Des étendards à l’emblème des Gorgarzan, griffon d’argent sur fond noir, sont accrochés sur les murs.

Je regarde Hinriegh s’entraîner. Il est torse nu et porte juste un pantalon noir moulant. C’est un homme de haute stature, et il est beau. Il a la grâce d’un félin et la force d’un taureau, ses cheveux noirs sont coupés court, et ses yeux d’un noir profond. Son regard se pose sur moi et je le vois noter ma présence. Hinriegh est parfaitement proportionné, musclé, mais pas trop. Bel homme ténébreux, il a le visage de son père, mais la délicatesse de traits de sa mère. Charmeur, il sait se montrer généreux quand il le faut. Il est destiné à être roi. Pas surprenant que les esclaves soient toutes folles de lui. Il manie son épée longue avec une rare dextérité pour un jeune homme de son âge. Il a presque dix-sept ans. C’est un enfant du printemps, le fils prodigue du renouveau, et je suis venue pour le préparer. Mais je ne veux pas le perturber durant ses exercices.

— Non, Monseigneur. Vous ne pouvez pas parer comme cela, sinon vous m’offrez une ouverture et je peux faire ceci, tonne la voix dure de Galfeck suivie d’un son mat lorsque Hinriegh tombe en arrière sur le plancher.

— Et n’oubliez pas, mon ssssseigneur, il vous faut resssster concccentré affffin de pouvvvvoir lanccccer un sssssortilège commmme je vous l’ai eeensssseigné. Essssssayez pour voir…

C’est la voix haut perchée et souffrante du koralist. Koralist n’est pas son nom, ils n’en ont pas, il s’agit d’un mort-vivant magicien. Ils s’écroulent pratiquement si on les touche, mais ce sont des maîtres de la magie profane.

Hinriegh se relève et se replace en position de combat. Galfeck crie pour le déconcentrer et commence à enchaîner des coups rapides afin de le déstabiliser, quand soudain Hinriegh arme son bras tout en psalmodiant « Stenda Lutma ». Une gerbe d’étincelles explose juste devant les yeux de Galfeck, l’aveuglant provisoirement. Hinriegh en profite pour lui placer un coup vicieux au niveau de la cuisse, que Galfeck pare sans mal dans un bruit métallique retentissant.

— Bien, Monseigneur, bien… dit-il en souriant.

— Galfeck, ce n’est pas juste, comment se fait-il que je n’arrive pas à vous battre ? Pourtant, moi, je peux avoir recours à la magie.

Galfeck sourit.

— Monseigneur, je ne serais pas devenu général et maître d’armes des soldats d’élite de votre père si je me laissais encore avoir par des tours mineurs. Tours que, je dois le reconnaître, vous maîtrisez à la perfection pour quelqu’un de votre âge. Quant à être juste, il n’y a aucune justice en ce monde, Monseigneur, il n’y a que ça.

Il ponctue sa déclaration en montrant son arme à Hinriegh.

— Mais je ne voudrais pas vous retenir plus longtemps, votre mère semble vous attendre.

Il se tourne vers moi.

— Mes hommages, Votre Altesse, je vous rends votre fils.

J’apprécie le général, c’est un homme d’honneur qui est fidèle à mon époux. Je prends une serviette et je me dirige vers Hinriegh pour essuyer son corps luisant de sueur. Il est plus grand que moi, et il est beau comme un dieu.

— Je suis fière de toi, mon fils, tu t’es bien battu.

— Merci, Mère, mais je sais que vous auriez fait mieux que moi.

Je souris, il dit vrai et il le sait. Il ne fait jamais de compliments, juste des constatations.

— Le Dieu Mourant me prête sa puissance, et il est vrai que peu de guerriers peuvent rivaliser contre sa force déchaînée. Quel dommage que tu ne veuilles pas suivre sa voie !

— Mère, je sais ce que vous attendez de moi, mais je m’y refuse. Je ne veux pas dépendre d’un dieu, aussi grand soit le pouvoir qu’il pourrait me procurer. Je veux garder mon libre arbitre et ne dépendre de personne d’autre que moi.

— Très bien, mon fils… Tu préfères la voie profane, elle peut être puissante aussi… Mais je ne suis pas ici pour me quereller avec toi, ni même pour parler théologie. J’aimerais ton avis. Veux-tu bien me suivre ?

— Bien sûr, mais n’ai-je pas le temps de prendre un bain ? Je m’entraîne depuis l’aurore et je dois avouer qu’un bain me ferait du bien. Je peux contacter Smirna pour qu’elle m’aide, cela ira vite.

Je dois avouer que je suis pressée, mais s’il se sent mieux après cela, pourquoi pas ?

— Guerrier, avec des talents psychiques et novice en magie… Tu vas devenir une personne extraordinairement puissante, cultive bien tous tes dons, mon chéri.

— Bien, entendu, mère…

Hinriegh

Ma mère se retire avec prestance, me laissant seul dans la salle d’entraînement. Je ferme les yeux, je suis fatigué et j’ai donc besoin de plus de concentration. Je tâche de contacter Smirna et le lien se crée très vite : nous nous connaissons bien maintenant.

— Smirna ?

— Seigneur ?

— Je dois faire vite : prépare-moi un bain, fais venir une collation rapide, je suis mort de faim, et sors mes habits de cour.

— Oui, Seigneur.

Je remets ma chemise et je me dirige lentement vers mes appartements en traversant les couloirs de notre imposant château. Rien que mes appartements font plusieurs salles. J’arrive dans mon salon où je constate que Smirna n’a pas traîné : des domestiques apportent justement un grand bac d’eau chaude et des plats. Smirna donne des instructions avec l’efficacité d’une vraie maîtresse de maison. Elle se dirige vers moi à mon arrivée.

— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, Monseigneur, si tout n’est pas encore prêt. Cela ne prendra plus que quelques minutes, je vais faire accélérer les choses.

— Très bien, je vais dans ma chambre, préviens-moi quand cela sera prêt.

— Oui, Monseigneur.

Je me dirige vers ma chambre et je ferme la porte derrière moi. La journée est ensoleillée et j’ai une vue sur les montagnes rouges. Leur teneur exceptionnelle en minerai de fer leur donne cette couleur caractéristique. Les montagnes semblent pleurer des larmes de sang quand il pleut fort. Par contre, elles sont arides et peu de choses arrivent à pousser sur leurs flancs.

Mon regard s’attarde sur mon étude. Dans mes classeurs se trouvent les formules de base et l’alphabet runique de la magie profane. Tout est parfaitement rangé, classifié. Au mur est accrochée une carte du monde connu. Les Humains ont colonisé le continent du bord méridional au bord boréal, et tout le long de la côte occidentale. Le centre du continent, où se trouve le mont Divin, ainsi que toute la partie orientale sont encore inconnus de l’Homme. Quels trésors et richesses se trouvent là-bas ? Aucun homme ne le sait encore, mais le royaume de Gorgarzan travaille à étendre sa puissance et son territoire vers ces terres inconnues depuis des générations. Situé loin des mers navigables, dans un environnement hostile, c’est actuellement le second royaume le plus puissant, parmi les vingt que compte le continent. Il se situe dans l’hémisphère sud et, avec le royaume de Chasèle, c’est celui qui a le plus de frontières avec l’inconnu.

Je me sers un verre de vin et laisse mon regard se perdre sur l’horizon. Derrière moi, la porte finit par s’ouvrir et j’entends des pas. Des mains se posent dans le haut de mon dos à hauteur de mes omoplates et commencent à me caresser. Je ferme les yeux, elle a les doigts si doux.

Il y a trois ans, j’ai choisi une esclave pour me servir de façon particulière. Je la voulais jolie, mais surtout intelligente et de mon âge. Quand je l’ai trouvée, c’était un petit animal craintif que j’ai rapporté chez moi. Il m’en a fallu du temps pour l’apprivoiser. En trois ans, je ne l’ai jamais touchée, jamais battue, jamais insultée, je l’ai laissée faire.

Maintenant, j’ai la servante la plus dévouée qu’un maître pourrait rêver d’avoir. Notre secret : nous nous tutoyons. Ma mère deviendrait folle si elle apprenait cela. Je me retourne et la regarde.

— Viens prendre ton bain et manger un peu. Si tu traînes trop, ta mère risque de s’énerver.

— Je te suis, dis-je avec un sourire.

Elle me prend par la main et commence à me déshabiller à côté du bac d’eau. Lorsqu’elle ôte mon pantalon, elle lance une exclamation outrée.

— Par les dieux Hin… Tes cuisses sont bleues de coups, a-t-on donc le droit de torturer un prince ? me dit-elle d’un ton moqueur.

— Je dois avouer que Galfeck n’y est pas allé de main morte.

Avec elle, je laisse tomber le masque du guerrier insensible que je porte devant ma mère. Je m’autorise donc une grimace de douleur quand elle finit de me déshabiller, puis je rentre dans le bac d’eau chaude avec une grande satisfaction. Elle se lève et va chercher un baume apaisant qu’elle commence à appliquer le long de mes cuisses. Je laisse ma tête tomber en arrière et soupire d’aise. Je ferme les yeux et sens mon sexe durcir quand ses mains se rapprochent de mon aine.

— Hin ? Je peux te poser une question ?

— Bien sûr…

— Ne me trouves-tu pas belle et désirable ?

— Bien sûr que si, pourquoi cette question ? Je t’ai choisie à l’époque autant pour le plaisir de mes yeux que pour mon service.

— Alors pourquoi ne m’as-tu jamais prise ? Les autres seigneurs font cela avec leurs esclaves. Elles n’ont pas le choix… Alors que moi… Maintenant… Je ne dirais pas non si tu le voulais.

J’ouvre les yeux et la regarde. Ses boucles châtain tombent sur son visage, elle n’ose pas me regarder. Elle se concentre sur le massage de mes blessures.

— Smirna… Je t’aime beaucoup, mais je ne suis pas amoureux de toi. Et même si je l’étais, tu restes une esclave et moi le prochain roi de Gorgarzan. Mon mariage devra être forcément politique et peut-être aurais-je la chance de m’entendre avec mon épouse, comme mon père s’entend avec ma mère. De fait, veux-tu devenir la putain du prince ?

Smirna arrête son geste.

— Tu sais, c’est déjà un peu le cas. Des bruits courent sur nous, alors un peu plus un peu moins, est-ce qu’il y a une différence ?

— Oui, une différence énorme. Actuellement, si quelqu’un met ta parole en doute, je peux jurer sans me parjurer que je ne t’ai jamais touchée. Si jamais nous allons plus loin, ce ne sera plus le cas. Actuellement, tu es sous ma protection, tu peux tout à fait trouver un bon parti, même dans la petite noblesse du royaume ou avec qui tu voudras. Je t’aiderai et je m’occuperai de ta dot.

— Tu es si bon avec moi…

Je repose ma tête sur le bord du bac.

— Ne te laisse pas aller à trop de sentiments. Reste concentrée et finis ton travail, s’il te plaît, la patience n’est pas la qualité première de mes parents.

Elle acquiesce et se remet au travail. Elle m’aide à me sécher et à enfiler des habits propres avant que je ne dévore la collation qui m’attend. Je sors de mes appartements et me dirige maintenant vers ceux de ma mère.

Sur le trajet, je pense à Smirna. Par les dieux, comme j’aurais bien voulu lui faire l’amour… Mais mes pulsions devront attendre, elle me sera plus utile comme ça. Si je joue bien, je peux lui trouver un bon parti et elle me restera fidèle quoi qu’il arrive. Il serait idiot de ma part de gâcher une pareille possibilité pour une stupide histoire de sexe. Il va falloir que je m’en occupe sérieusement d’ailleurs, elle a le même âge que moi et il est plus que temps que je lui trouve quelqu’un. Bien sûr, elle va cruellement me manquer… Mais je vais devoir songer à la remplacer.

J’arrive dans les appartements de ma mère, je me fais annoncer. Personne ne me fait entrer, c’est elle qui sort à ma rencontre. Elle sourit en me voyant et hoche la tête, signe qu’elle apprécie ma tenue. Elle me prend par le bras et nous commençons à nous promener. Ma mère adore se pavaner et adore aussi montrer sa puissance

— Où allons-nous ?

— À l’armurerie. Dans une section un peu… spéciale, répond-elle d’un air un peu énigmatique.

Mais je sens que son corps se crispe légèrement avant qu’elle ne continue.

— Tu sais que c’est ce soir…

— Comment pourrais-je l’oublier ? Vous m’y préparez depuis tellement longtemps. Mais ne vous inquiétez pas, vous n’aurez pas à rougir de moi.

— Je ne disais pas cela pour ça…

Serait-ce de l’inquiétude que je perçois dans la voix de ma mère ? Par les dieux… Ma mère s’inquiète pour moi, pas par considération politique, mais juste pour moi. Cela me touche, je ne sais pas quoi répondre.

— Vous m’avez bien formé, ne vous inquiétez pas, tout se passera bien.

— Je l’espère… Bien, nous arrivons.

Nous sommes en effet au niveau des forges. Les hauts-fourneaux de Gorgarzan fournissent quantité de biens aux autres royaumes humains, que ce soient des produits manufacturés ou des métaux bruts. Je peux voir d’ailleurs des piles de lingots de fer prêts à l’expédition.

Il fait ici une chaleur suffocante, et je commence à nouveau à sentir mes vêtements coller à moi. Ma mère, quant à elle, lance de grands sourires à la cantonade et ne semble nullement affectée par cette chaleur. Son bras reste frais contre moi. Même ici, au milieu de la fournaise, elle est chez elle. Elle est la reine, partout dans son domaine.

Nous arrivons au bout de la grande salle où la chaleur finit de se disputer l’espace avec les coups de marteau. Une porte en métal est gardée par deux soldats en armure. Bizarrement, eux non plus ne semblent pas souffrir de la chaleur. Ils se mettent au garde-à-vous en nous voyant arriver et se décalent pour nous laisser passer. Un koralist sort d’une alcôve et vient devant la porte pour nous l’ouvrir. N’utilisant aucune clef, il récite une sorte de litanie que je n’arrive pas à comprendre et la porte s’ouvre d’elle-même, sans un bruit. Ma mère et moi entrons et suivons un couloir étroit qui se termine en cul-de-sac. Ma mère lâche mon bras et prend le pendentif représentant le Dieu Mourant qui pend à son cou. Le pendentif s’auréole d’une lumière bleu noir et un passage apparaît sous mes yeux. Je ne connais pas cet endroit : combien d’autres pièces ma mère connaît-elle ? Je ne le saurai sans doute jamais.

Nous entrons dans une salle bien éclairée par des globes en suspension qui diffusent une lumière vive annulant toute pénombre. La salle est remplie d’objets divers en exposition derrière des vitrines. Les murs sont couverts de runes scintillantes qui semblent pulser et qui dégagent une lueur pourpre.

— Qu’est-ce ? Le lieu m’intrigue et les objets présents sont bizarres.

— Des artefacts que nous avons trouvés durant nos conquêtes. Nous ne savons pas encore bien comment ils fonctionnent, la plupart sont toujours à l’étude. Mais nous ne sommes pas là pour eux, suis-moi !

Je suis docilement ma mère et elle me mène dans une dernière pièce qui, elle aussi, s’ouvre simplement à son approche. Là se trouve une armure noire et argent magnifiquement ciselée. Sur un présentoir est posée une épée longue aussi belle que redoutable et enfin, dans un écrin de velours, je vois une baguette en argent d’environ trente centimètres de long et deux de diamètre.

— Je peux ?

J’ai commencé à avancer ma main vers les objets.

— L’armure uniquement. L’arme doit d’abord être terminée et il ne faut pas la toucher avant. Quant à la baguette, il faut une cérémonie spéciale pour l’accorder à ton aura.

Je soupire.

— Encore une cérémonie ?

— Ne t’inquiète pas, après celle de ce soir, cela sera une simple formalité.

Je prends une pièce de l’armure, elle est étonnamment légère.

— C’est léger, dis-je impressionné.

— Oui, c’est un nouveau matériau, autant te dire qu’il coûte les yeux de la tête à fabriquer. C’est du xoron, beaucoup plus léger que tous les autres matériaux utilisés pour les armures, et bien plus résistant. C’est une armure de plaques complète qui recouvrira toutes les régions de ton corps, sans exception, et elle te permettra une agilité normalement impossible avec une armure de ce type. De plus, nous allons la barder de protections magiques. J’ai réfléchi à des sortilèges que je lancerai avec les koralists, mais je ne veux pas les lancer avant la cérémonie de ce soir… pour… me préserver et t’aider autant que je le pourrai.

Ma mère est troublée, elle a vraiment peur pour moi et cela remue des sentiments forts en moi. Mon amour pour elle n’en est que décuplé.

— Le reste ?

Je repose la pièce d’armure.

— L’épée, il te faudra lui donner un nom. Elle est déjà buveuse d’énergie, ce qui veut dire que chaque coup que tu porteras à un ennemi drainera une partie de la vie qui lui échappe pour te la rendre. Nous allons aussi lui donner d’autres pouvoirs et même une conscience, dans une certaine mesure. Mais il nous faudra l’accorder avec toi pour qu’il n’y ait pas de conflit. Quant à la baguette, c’est une découverte récente des koralists, a priori cela permettrait à un mage de stocker un certain nombre de sortilèges et de s’en servir pour les lancer, même en armure.

— Mais comment avez-vous pu vous procurer tout cela ? Je ne pensais pas que nos forgerons étaient capables de telles prouesses.

— En effet, ils ne le sont pas, mais laisse à ta vieille mère quelques-uns de ses secrets.

Elle me sourit et je la prends dans mes bras. Elle se cale contre moi et m’étreint très fort.

— Mon fils…

Elle se recule et son visage s’est recomposé, elle me tient toujours par les mains.

— Maintenant, Messire prince de Gorgarzan, tu vas me faire plaisir et aller te reposer dans tes appartements.

— Avant mère, j’aimerais vous entretenir de quelque chose, c’est important pour moi.

Devant mon air sérieux, elle me lâche les mains.

— Je t’écoute.

— C’est à propos de Smirna.

Le visage de ma mère se ferme instantanément, mais elle ne dit rien. Je prends cela comme une invitation à continuer.

— Quoi qu’il se passe ce soir, j’aimerais que vous lui trouviez un bon mari. Elle est encore vierge et très capable, je lui ai appris à lire, écrire et beaucoup d’autres choses. C’est une fille intelligente. Elle est jolie et je voudrais que vous lui trouviez un parti parmi les gens de la cour… avec son accord à elle.

Le ton de ma mère se fait cinglant.

— Te rends-tu bien compte de ce que tu me demandes ? As-tu perdu la raison ? C’est impossible.

— Mère… Je lui ai donné ma parole…

Je regarde le sol, le pire est à venir et je ne me trompe pas.

— Tu as quoi ? dit-elle sur un ton propre à geler une flamme.

Ma mère est folle de rage, je peux voir certains objets qu’elle porte prendre presque vie. Puis elle respire très profondément pour se calmer en secouant lentement la tête.

— Tu es pire que ton père… Le fameux code de la chevalerie, hein ? Mourir plutôt que de faillir à sa parole… Pffff…

Elle balaie le concept de la main.

— Très bien, jeune homme, mais par pitié, arrête de donner ta parole avec tant de prodigalité et soit moins pusillanime, sinon un jour tu te retrouveras incapable de te lever tellement tu seras lié par tes serments.

— Oui, mère… Je ferai attention…

Cela s’est mieux passé que ce que je pensais en fait.

— File vite te reposer, fils indigne, et pense à tout le souci que tu fais à ta pauvre mère… Une esclave… Duchesse… Allez, du balai, file maintenant.

J’obtempère. Je sais que mère le fera, pour moi elle le fera. Elle n’aime pas Smirna, mais ce n’est pas grave, elle fera ce qu’il faut pour elle. Fort content de moi-même, je rentre dans mes appartements rapidement. La soirée va être difficile et il me faut être dans les meilleures dispositions pour l’affronter. C’est pour cela que ma mère a cédé aussi facilement, afin que je ne sois pas contrarié ce soir et que mon esprit soit serein pour affronter l’épreuve.

Quand je pénètre dans le grand salon de mes appartements, Smirna est là. Sitôt qu’elle me voit, elle se dirige rapidement vers moi pour m’aider à enlever ma cape et mes bottes. Je m’installe près du feu dans un fauteuil confortable, elle m’apporte mon verre de vin. J’ai le visage fermé et soucieux, elle le voit, elle sait quand il faut me parler et quand il faut ne pas me parler. Elle me connaît si bien, ma petite esclave… Quelque part, je crois que je l’aime autant que si c’était ma sœur. Je pose mon verre sur la table.

— J’ai parlé à ma mère, si jamais cela ne se passait pas bien ce soir, elle s’occupera de faire ce qu’il faut pour toi. Ne t’inquiète pas, elle le fera.

— Pour ce soir, cela va bien se passer Hin, ils…

Je l’interromps d’un geste de la main.

— Je n’en sais rien, personne n’en sait rien, même ma mère n’en sait rien… J’ai besoin de…

Je balbutie, cherchant mes mots.

— J’ai besoin de calme, de sérénité, je dois rassembler toutes mes forces pour ce soir.

— Tu veux que je te laisse ?

Je réfléchis un instant.

— Non… Tu es la seule à vraiment me connaître, tu es la seule avec qui je n’ai pas besoin d’être quelqu’un que je ne suis pas vraiment… J’aimerais, j’aimerais savoir pourquoi me battre… Pour le royaume, pour la grandeur, pour le pouvoir, encore plus de pouvoir. Mais est-ce vraiment nécessaire ?

Elle se lève et elle vient, à ma grande surprise, s’asseoir sur mes genoux. Passant une main derrière ma tête, elle me susurre à l’oreille :

— Je vais te montrer pourquoi tu te bats, mon beau prince ténébreux.

Et avant même que je puisse parler, elle vient coller doucement ses lèvres contre les miennes. Sa bouche s’ouvre et sa langue force doucement la mienne, nos langues se touchent et se caressent. Ma main monte sur son épaule et glisse lentement dans son corsage lui caressant le sein. Je me fais l’impression d’un mort tant je suis froid, alors qu’elle est tellement chaude. Sa peau est douce comme de la soie et elle sent bon. Sa main caresse mes cheveux noirs et elle laisse échapper un gémissement lorsque mes doigts contournent son sein et le remontent pour toucher son téton qui s’est raidi de désir.

Elle pose ensuite sa tête contre la mienne. Tout en caressant son corps, une larme coule sur ma joue, une larme unique qui révèle toute mon angoisse.

— J’ai si peur, Smirna, je suis comme un enfant terrorisé par l’orage.

Je la trouble, elle ne m’a jamais vu comme cela.

— Alors, pense à moi, mon prince, pense à ce moment et vois pourquoi tu vis.

J’acquiesce et je décide de changer de sujet.

— Mère va te trouver quelqu’un. Il me faudra donc une remplaçante pour remplir toutes tes fonctions. Je compte sur toi, d’accord ? Va dans le quartier des esclaves, trouve-moi une fille jolie, intelligente et débrouillarde, dans les treize ans – je pourrai la garder un peu comme cela – et surtout, surtout qu’elle soit vierge. Veilles-y, ce sera important pour elle plus tard. Il faudra que tu la formes, je n’ai pas envie qu’elle me fasse subir ce que tu m’as fait subir au début.

Je sens qu’elle acquiesce en souriant.

— Je le ferai, Hin… Allez, maintenant dors, mon prince, je veille sur toi.

Je m’endors, le contact apaisant de Smirna sur moi, ses doigts dans mes cheveux et ma main sur son sein.

À mon réveil, Smirna n’est plus là, mais je sens une odeur d’encens dans la pièce. Comment a-t-elle fait pour se lever sans me réveiller ? Cela reste un mystère. Je me lève, le soleil est couché depuis déjà longtemps maintenant. Il va bientôt être l’heure et je me sens en forme. Smirna me voit et je lui souris.

— Réveillé ? C’est bien, je n’aurai pas à le faire. Je t’ai préparé des vêtements, mais par contre je suis désolée, je n’ai pas le droit de te donner à manger. Ta mère a donné des ordres très stricts à ce sujet.

Je hausse les épaules et la suis dans ma chambre où elle m’aide à me déshabiller. Après un brin de toilette, je revêts ma tenue de cérémonie. Smirna a passé sa tenue d’esclave, d’apparence toute simple, mais taillée dans un tissu très coûteux que la plupart des petits nobles pourraient à peine se payer. Sa robe est noire avec des coutures en fil d’argent, et sur la poitrine elle arbore fièrement le griffon d’argent de ma maison. Elle est, certes, mon esclave, mais le pouvoir que lui confère mon service lui permet d’avoir une influence que n’ont pas la plupart des nobles. Quand elle marche d’un pas décidé dans les couloirs, il n’est pas rare que des gentilshommes s’écartent pour la laisser passer. On ne retarde pas la domestique du prince, et elle adore ça.

Des gardes royaux m’attendent à la sortie de ma chambre et nous escortent, Smirna et moi, deux devant et deux derrière, Smirna marchant à un pas derrière moi sur ma droite, comme le veut le protocole.

Il n’y a personne dans les couloirs, les murs semblent résonner et une sourde angoisse m’enserre le cœur. Nous arrivons enfin à la grande salle de cérémonie et j’en ai le souffle coupé. Toute la noblesse de Gorgarzan est présente, tout du moins tous ceux qui pouvaient venir. Les gardes royaux forment un impeccable cordon de sécurité pour m’ouvrir le passage. Ce sont tous des vétérans de nos guerres, tous des guerriers redoutables, car à Gorgarzan ce sont les guerriers les plus expérimentés qui forment la garde royale.

Des globes lumineux diffusent une grande lumière dans la pièce alors que je foule le tapis pourpre, entouré des gardes et de Smirna. Ma mère et mon père se trouvent sur leurs trônes respectifs. Je suis impressionné, mère n’a pas fait les choses à moitié et j’ai l’impression que l’intégralité du clergé du Dieu Mourant est présente. Mon père est assis bien droit sur son trône, habillé avec une grande élégance, mais dans un style martial, son épée posée sur un présentoir à côté de sa main gauche. Il porte une lourde cape en fourrure qui disparaît sous sa barbe poivre et sel. Il a voulu que tous voient le triomphe de son fils… Ou sa damnation… C’est mon père… Il est bien moins manipulateur que ma mère et il désire que les choses soient claires. Il ne veut pas de commérages sur ce qu’il va se passer.

Quelques pas avant le petit escalier menant aux trônes, à l’extrémité du tapis pourpre, un pentagramme de protection de l’esprit a été tracé avec soin. Au sol, des lignes de force relient le pentagramme aux membres du clergé, à de nombreux koralists, et à… ma mère.

Les gardes prennent position avec leurs confrères dans un accord parfait, Smirna rejoint une place d’honneur normalement réservée à la haute noblesse, sous l’œil agacé de ma mère. Un silence de plomb règne dans la salle, toutes les discussions se sont tues à mon arrivée.

Je viens me placer devant le pentacle. Ma mère se met debout puis lève les bras au ciel et montre à tous sa grandeur et sa puissance en ce lieu, déclarant d’une voix forte :

— En ce lieu, en ce jour, mon fils unique, le prince Hinriegh, va recevoir le sang du Dieu Mourant. Puisse-t-il se montrer digne de ce don et apporter le pouvoir à notre royaume, pouvoir qui nous servira à protéger nos gens ! Puisse-t-il devenir un roi aussi grand que son père et ouvrir la voie à une nouvelle génération issue de notre glorieuse lignée ! Gloire au Dieu Mourant !

La salle entière a baissé la tête et reprend avec elle :

— Gloire au Dieu Mourant !

Un koralist sort du rang et lui apporte une fiole qui repose sur un coussin pourpre. Ma mère descend lentement les marches et s’arrête devant moi. Je m’agenouille et elle pose la paume de sa main droite sur mon front.

— Puisse la bénédiction du Dieu Mourant t’aider et te soutenir durant cette épreuve, mon fils.

Elle scande maintenant des incantations en y mettant toute son énergie et son pouvoir. Je sens alors ma volonté s’affermir et devenir dure comme l’acier. Elle repose finalement la main le long de son corps et me parle doucement, pour que je sois le seul à l’entendre.

— Mon fils, nous allons tous te soutenir, mais le vrai pouvoir réside en toi. Nous allons t’aider à maintenir tes barrières en place, mais si toi tu décides de lâcher prise, nous n’y pourrons rien. Nous serons tous là, mais en vérité tu seras seul dans cette épreuve.

Elle s’adresse ensuite au koralist.

— Le dosage ?

Les koralists ont tous un problème de prononciation. Ils sont habitués à parler par télépathie et leur condition de mort-vivant se prête mal à une articulation classique. Celui-là semble avoir une fâcheuse tendance à devoir se débloquer la mâchoire à chaque parole, ce qui lui fait débuter toutes ses phrases par une sorte de crissement tout à fait agaçant.

— Gniiii… Dosage maximum ma reine… Gniii… Sinon cela réduirait rapidement l’effet physique tout en ne diminuant que très légèrement le risque pour sa santé mentale.

— Très bien, faites alors…

Elle me lance un dernier regard empreint d’amour.

— Courage, mon fils, je suis avec toi.

Puis elle se retourne et vient se placer sur son siège. Fermant les yeux, elle semble entrer en méditation.

Je regarde le koralist.

— Suis-je le premier à faire cela ?

— Gniii… Non, mon prince, d’autres l’ont fait avant vous.

— Sont-ils tous morts ?

— Gnniiii… Non, mon prince, certains sont juste devenus fous.

C’est rassurant…

— Gni… Prenez place dans le pentacle et asseyez-vous, sitôt que vous aurez bu la potion il faudra vous mettre en méditation afin de protéger votre esprit, comme nous vous l’avons enseigné. Gni… Le but étant que le produit modifie votre corps, mais pas votre esprit. Gni… Ou tout du moins pas votre personnalité.

Je prends place dans le pentacle et je m’y assois en tailleur. Le koralist débouche le flacon et me le tend, je le prends.

— Gni… Buvez à petites gorgées, sinon vous risquez de vous étouffer, mais sans vous arrêter.

Je sens le flacon qui, bizarrement, ne dégage aucune odeur, puis je le regarde en essayant de distinguer ce qu’il y a à l’intérieur : c’est sombre, très très sombre, cela semble même suinter à l’extérieur du flacon. Je prends une dernière inspiration, lève le flacon comme on lève une coupe pour porter un toast et le porte à ma bouche. Le liquide est gélatineux, sans goût, et je l’avale avec précaution, par toutes petites gorgées. Je redonne ensuite le flacon au koralist qui regagne l’estrade pendant que je ferme les yeux. J’écoute les sensations de mon corps : mon estomac est le premier à réagir et je suis pris de nausées, mais j’arrive à ne pas vomir. La sensation passe. J’ai l’impression d’avoir maintenant un gros ver qui se tortille dans mon ventre, puis qui se divise pour aller se tortiller partout. Il remonte tous mes nerfs, les mettant à vif. Mes muscles se crispent sur son passage, et je le sens qui remonte dans mes veines. Il atteint le cœur et repart à toute vitesse dans tout mon corps.

Il est à la jugulaire maintenant. Je me prépare au choc, dresse mes barrières mentales. Je sens que je ne suis pas seul. Tels des soldats gardant une muraille, la multitude des gens qui sont reliés à moi protège ma conscience. Puis la vague arrive. Puissante, déchaînée, incontrôlable, elle frappe mes défenses avec une violence inouïe, balayant les premiers défenseurs. À la périphérie de ma conscience, j’entends des gens qui tombent. Tous les novices du Dieu Mourant viennent de s’effondrer, la bave aux lèvres et les yeux blancs, terrassés par la puissance de leur dieu. Pendant que le produit modifie toute l’alchimie de mon corps, la vague noire et putride travaille dans ma tête, continue d’attaquer mes défenses sans relâche, partant et revenant à la charge sitôt qu’elle semble voir une faille dans ma volonté. Mais je tiens bon.

Je vois ma mère qui tient le choc, contrairement aux koralists et aux membres de son clergé. Sa volonté est d’une puissance que je ne soupçonnais pas. Mais elle commence bientôt à donner des signes de faiblesse, vacillant sur son trône, inondée de sueur, ses talismans de protection fondant et éclatant les uns après les autres… Tout à coup, elle disparaît de mon esprit après une attaque particulièrement vicieuse. Elle vient de s’évanouir… Tous les membres de son clergé sont morts ou rendus complètement débiles, les koralists sont, pour la plupart, en train de se tordre comme des vers par terre.

Je suis seul maintenant, seul avec cette chose qui essaye de me dévorer. La vague semble maintenant ressembler à un visage grotesque qui se dirige vers moi pour m’engloutir. Elle arrive, elle submerge mes défenses et à ce moment, au moment où je vais sombrer, je pense à ma douce esclave, à la chaleur de son corps alors que le mien est si froid, et son nom tourne dans ma tête comme un mantra, protégeant mon âme mortelle « Smirna, Smirna, Smirna, Smirna… ».

Je hurle de douleur et de folie, je pousse un cri inhumain et déchirant qui fait trembler les murs de la salle. Tous les visages sont empreints de terreur et même les gardes royaux reculent d’un pas.

Je ne ressens plus rien, je m’écroule et tombe inconscient.

Patrick

de FlammeBois

Réunion de crise avec mes fils et mes capitaines. L’attaque des Hororques a été aussi soudaine que violente. Elle date maintenant de trois semaines, et pourtant les stigmates sont encore bien visibles. Je suis penché sur une carte d’état-major de la région.

Le capitaine de mes gardes est en train d’entourer une région.

— D’après les traces, leur communauté se trouve ici. L’avantage, c’est qu’ils semblent avoir nettoyé la région avant de s’en prendre à nous. Les risques d’une autre attaque semblent donc réduits.

— Peut-être, mais nous nous trouvons tout de même fort démunis, et même si nous leur avons infligé de lourdes pertes notre état n’est pas des plus réjouissants.

Les hommes hochent la tête pour montrer leur assentiment. Geoffrey prend alors la parole.

— Ne pourrions-nous pas prendre l’initiative ? Foncer sur le campement et prendre les verts par surprise ?

Je me frotte le menton pour me laisser le temps de réfléchir.

— Je ne pense pas que cela soit une bonne idée. Même sans les combattants, la tribu doit compter environ deux cents individus. Nous ne pouvons pas les affronter seuls, nous allons nous faire tailler en pièces. Mais j’ai peut-être une idée. Je pense aller voir le comte de Rosaine pour lui demander de placer une garnison chez nous.

— Une garnison. Mais pourquoi le comte ferait-il cela ? Il est imbu de sa personne et n’a rien à faire de nous. Qu’est-ce qui pourrait faire qu’il place une garnison ici ?

— J’ai une petite idée sur la question… Mais je dois me mettre en route sans tarder et si cela ne peut pas se faire, il me faudra trouver rapidement une solution de rechange.

Nous sortons de la salle de réunion. J’ai fait doubler les patrouilles, mais je ne pourrai pas imposer ce rythme trop longtemps. Le manque d’hommes se fait sentir et ils commencent à montrer de gros signes de fatigue. Il va falloir que je me résigne à les laisser se reposer.

Je passe dans mes appartements où m’attend Giselle. Elle congédie sa servante et s’approche de moi.

— Alors ?

Je fais rouler mes épaules pour essayer d’en dissiper la tension.

— Alors ce n’est pas bon, nous avons perdu trop de monde et cela nous laisse à la merci de l’attaque de n’importe quelle tribu verte.

— Que comptes-tu faire ?

— Je vais aller négocier avec le comte de Rosaine afin qu’il mette à ma disposition l’un de ses contingents armés.

— Et que comptes-tu lui proposer en échange ? me demande-t-elle soupçonneuse.

Je m’assois en soupirant.

— Sendre…

Giselle se fige.

— Je pense qu’elle…

Je lui coupe la parole.

— Sendre fera ce que je lui dis de faire. Elle est la fille d’un seigneur, un seigneur a des obligations qu’il doit respecter et la mienne est de protéger les gens du village. Si je pouvais faire autrement, je le ferais, mais je ne le peux pas. Si le comte accepte, elle deviendra comtesse et aura le pouvoir d’aider les gens de son village bien plus efficacement qu’aujourd’hui.

Giselle soupire.

— Il y a du vrai dans ce que tu dis… Au fait, j’ai beaucoup protesté, mais je suis finalement très contente que tu lui aies fait donner des leçons de combat.

Je souris, me lève et m’approche de mon bureau. Je rédige un courrier pour mon suzerain, lui indiquant que je serai chez lui sous quinzaine. Je fais chauffer de la cire, la verse sur l’enveloppe et appuie mon anneau sur la cire tendre pour y imprimer mon blason. Puis je me lève et embrasse Giselle avant de descendre aux écuries.

Les hommes travaillent dans la cour, ils n’ont pas encore réparé les trous de la muraille. Ces Hororques ont une force phénoménale. Je me dirige vers le quartier des hommes pour y trouver l’un de mes soldats les plus sûrs.

— Godrick.

L’homme vient me voir immédiatement.

— Seigneur ?

— Godrick, j’ai besoin de toi. Il faut que tu fasses parvenir cette lettre au comte de Rosaine au plus vite. Prends notre meilleur cheval. Je partirai dans une semaine, lui dis-je en lui tendant la lettre.

— Bien, Seigneur, je pars dans l’heure, dit-il en me saluant.

Je ressors surveiller l’avancement des travaux. Tout en discutant avec le contremaître, je vois Sendre, au loin, qui contrairement aux autres femmes travaille avec les hommes. Elle est habillée d’une culotte de cuir et d’un gilet qui met en valeur ses formes naissantes. Elle va devenir une femme d’une beauté stupéfiante. Elle sera également forte, comme n’importe quel villageois habitué au travail physique. Repensant à ma récente décision, je me rassure en me disant qu’au moins elle sera en sécurité. En attendant, elle travaille. Elle travaille du matin jusqu’au soir pour oublier sa peine et son chagrin. Ne t’inquiète pas, ma chérie, bientôt tu n’auras plus à t’inquiéter de rien.

La semaine est passée en un éclair, occupé que j’étais à donner des instructions pour mon départ. Je ne vais me faire accompagner que de deux hommes, car je ne peux pas me permettre d’empirer la situation du village qui est déjà critique. Et puis ainsi, nous irons plus vite. Il y a environ cent cinquante kilomètres entre le village et la ville et, compte tenu du temps et de la saison, il va me falloir une bonne semaine pour y arriver, si je veux préserver un peu les chevaux.

Quand je sors dans la cour du château, au petit matin, la journée est froide, mais le temps est dégagé, du moins pour le moment. Mes compagnons de route m’attendent déjà. J’ai pris avec moi Jean et Thierry. Jean est un bon pisteur et un excellent chasseur, et Thierry est un solide gaillard habitué aux conditions difficiles. Je préfère laisser les soldats de métier au village.

Jean tire très bien à l’arc et je n’aimerais pas me prendre un coup de hache de la part de Thierry. Ils feront bien l’affaire. J’embrasse ma femme avant de partir, ma petite Clotilde est là.

— Vous partez encore, Père ?

Le soleil n’est pas levé, mais c’est une lève-tôt celle-là. Je lui réponds tout en finissant d’arranger mes affaires sur mon cheval.

— Oui, ma chérie, j’y suis obligé, mais je vais revenir vite, je pense. Elle vient blottir son petit nez rougi par le froid contre moi.

— Faites attention.

Je me retourne pour la prendre dans mes bras.

— Toi aussi, et prends bien soin de ta mère.

Elle acquiesce, je monte à cheval et nous partons. Les hommes ont bien travaillé : les fortifications sont de nouveau en état. Une pensée morbide me traverse l’esprit : les survivants ne devraient, du coup, pas manquer de nourriture pour passer l’hiver. Ce sujet qui me taraudait l’esprit n’est pour le moment plus d’actualité, du moins si nous n’avons pas d’autres catastrophes d’ici là. Nous passons la porte sud et partons au trot afin d’essayer de gagner au plus vite les frontières du comté de mon suzerain.

Les verts ne sont pas les seuls dangers qui peuvent guetter un voyageur imprudent. Il y a aussi les loups, les ours et autres animaux sauvages, et parfois, les brigands. L’hiver touche bientôt à sa fin : l’avantage, c’est que nous n’aurons pas à souffrir des tempêtes de neige, l’inconvénient c’est que les routes vont rapidement se transformer en bourbier difficilement praticable.

Le voyage est morose. Les chemins, transformés en rivières de boue, sont fastidieux. Nos affaires sont toutes sales et trempées, une chance que nous ne tombions pas malades. Je ne devrais pas me plaindre, puisque nous n’avons pas fait de mauvaises rencontres. Nous arrivons en vue de la ville de Rosaine. C’est une ville de taille moyenne, néanmoins assez riche. Les remparts de pierre protègent efficacement la ville, et ici les attaques des verts sont pratiquement nulles. Les meilleurs remparts sont encore les villages des baronnies comme la mienne. C’est une chose sur laquelle je compte jouer pour obtenir ce que je veux, mais pas seulement…

Comme nous approchons des portes, nous distinguons plusieurs soldats de faction et l’un d’eux hèle un supérieur lorsqu’ils nous voient remonter la colonne de chariots qui entrent en ville. Un soldat en cotte de mailles se dirige vers nous.

— Holà, Monseigneur, veuillez décliner vos intentions.

Je m’avance.

— Bonjour, lieutenant. Je suis le baron Patrick de FlammeBois, un messager a dû avertir son excellence de mon arrivée.

— Bonjour, Monseigneur. En effet, nous avons été prévenus de votre arrivée. Monsieur le comte a demandé à ce que vous vous rendiez au château. Des quartiers ont été prévus pour vous et vos hommes, voulez-vous que je vous fasse accompagner ?

— Cela ne sera pas la peine, lieutenant, je vous remercie, mais je connais la route.

L’homme me salue et donne des ordres pour nous laisser passer.

— J’envoie un message afin de prévenir de votre arrivée, Messire.

Je le remercie et nous nous mettons en route. Nous sommes tous fourbus et j’ai hâte d’arriver pour me changer. Un pigeon voyageur passe rapidement au-dessus de nous et se dirige vers le château. Les rues sont pour la plupart dégagées de la neige et les gens semblent d’une insouciance qui m’apparaît totalement décalée. Le soir commence à tomber et les boutiques ferment doucement, sauf les tavernes qui, elles, se mettent au contraire à battre leur plein.

Nous montons sur la route qui mène au château. Il est beaucoup plus gros que mon humble tour et possède un châtelet d’entrée. Nous circulons sous le regard des gardes qui nous laissent passer sans rien nous demander et arrivons enfin à la cour centrale devant le donjon. Des palefreniers viennent directement prendre soin de nos montures. Un homme chauve en manteau de fourrure s’approche de nous, il nous salue.

— Messire, je suis Sharbot, l’intendant de monsieur le comte. Je suis ici pour vous montrer vos appartements. Veuillez me suivre s’il vous plaît, des domestiques vont vous apporter vos affaires.

— Je vous remercie, je vous suis dans un instant.

Je me dirige vers mes hommes.

— C’est bon, les gars, vous avez quartier libre, revenez me voir tous les matins afin que je puisse vous dire si nous avons des projets, sinon trouvez-vous une bonne auberge et détendez-vous.

Je sors une bourse que je leur tends, ils vont avoir besoin de se refaire un peu et je vois que leurs regards s’illuminent. Après ces jours passés dans le froid et la boue, ils l’ont bien mérité. Ils me remercient et je me tourne vers Sharbot pour le suivre. Il me mène à mes appartements et je constate que les fenêtres sont munies de vitres en verre. Décidément, le comte a la belle vie. Ma chambre est assez spacieuse, des domestiques finissent de remplir un bac d’eau chaude et mes affaires sont posées près de la cheminée dans laquelle un feu est en train de crépiter agréablement.

— Désirez-vous quelque chose d’autre, Monsieur ?

— Si vous avez quelque chose de chaud à manger, cela ne serait pas de refus, et j’aimerais savoir quand je pourrai voir monsieur le comte.

— Mon maître pense que vous devez être fourbu de votre voyage, aussi il désire vous voir demain après le repas, vers quinze heures si cela vous convient, monsieur.

À quinze heures… Après le repas… Je n’ose même pas imaginer combien de temps durent les repas ici.

— Cela sera très bien, je vous remercie, monsieur Sharbot.

Sharbot me salue de la tête, et après avoir donné quelques instructions il s’en va. Je me retrouve rapidement seul et je me dirige vers mon sac de voyage afin d’en sortir mes affaires pour les défroisser, ainsi que pour les faire sécher.

On frappe à la porte, mon repas vient d’arriver. Mon bain attendra bien un peu, je vais commencer par me restaurer, j’ai trop faim. Je remets du bois dans l’âtre et je me dirige vers le lit, demain va être une journée importante et je dois être au meilleur de ma forme.

Je dors assez bien et je me réveille à l’aube, je fais monter mon petit-déjeuner, cela me change de me faire dorloter un peu par les domestiques. Il ne faudrait pas que je reste ici trop longtemps, la vie de château risquerait de m’empâter… mais pour le moment, j’en profite un peu.

Je taille ma barbe et je me récure à fond, je vérifie mes affaires qui, bien que plus raffinées que ce que je porte d’habitude, marquent mon côté résolument martial. L’écusson de ma famille, sur le plastron de mon gilet, représente trois flèches enflammées tombant sur un ciel bleu foncé.

En fin de matinée Sharbot vient me chercher.

— Bonjour, Messire, Sa Seigneurie serait ravie de pouvoir partager son repas avec vous.

Cela tombe bien, je viens de finir de me préparer.

— Eh bien, je vous suis, Maître Sharbot.

Nous montons trois étages pour arriver dans une grande salle bien Eclairée. Des saltimbanques jouent une musique agréable pendant que d’autres font des tours sous le regard plus ou moins distrait des personnes attablées.

Il y a quelques gardes dans la salle et je peux voir derrière le comte son garde du corps, un robuste gaillard attentif à tout ce qui se passe autour de lui. Nos regards se croisent et nous nous reconnaissons mutuellement en tant que guerriers. Nous nous saluons d’un imperceptible signe de tête.

Le comte est un homme ayant un fort embonpoint et un double menton. Il n’est clairement pas un combattant, mais un dandy obèse qui se croit raffiné.

Il porte une longue basque grise et ouverte en bas, où l’on peut voir la chemise blanche en lin et des manches tailladées dans la longueur qui se resserrent aux poignets. Ses hauts-de-chausses beiges s’arrêtent aux genoux. Il porte une épée à son côté, un fleuret qui doit plus servir de décoration qu’au combat au vu des diverses pierreries que je peux voir sur la garde et le fourreau.

Son jeune fils est présent aussi, il a dix-sept ans et bien qu’il n’atteigne pas encore les mensurations de son père, il est visible qu’il en prend la voie. Un air d’ennui infini peut se lire sur son visage blasé et c’est à peine s’il remarque mon entrée. Le comte, qui est assis à table en train de déguster un gâteau fourré en entrée, lève les bras au ciel en me voyant. Il ne se lève pas, mais un grand sourire apparaît sur son visage.

— Ah Hum… Baron Chevalier de FlammeBois, venez mon ami, venez prendre place à ma table. Quelle joie pour moi de recevoir l’un des défenseurs de nos frontières. Ah Hum… Vous connaissez mon fils Hector et ma femme Dame Catherine, je suppose ?

— Oui, Messire. Je m’avance pour baiser l’une des énormes bagues qu’il a au doigt puis je baise la main de sa femme qui me lance un regard taquin en coin. Elle est, elle aussi, habillée avec ce qui peut se faire de plus cher et ressemble plus à un faire-valoir pour son mari qu’à une femme. Je salue aussi de la tête le jeune comte, puis je vais m’asseoir au bout de la table de mon seigneur. Il va falloir attendre avant les choses sérieuses, aussi je prends mon mal en patience en débitant des lieux communs et en regardant les saltimbanques. N’étant pas habitué aux spectacles, j’y prends un certain plaisir. Je goûte aussi à la nourriture et je me demande quelle quantité de rochedent il faut utiliser ici afin de garder une dentition saine. Les plats sont tous plus gras et sucrés les uns que les autres. Je sais que le comte n’aime pas que l’on discute affaires durant les repas, cela le met de méchante humeur, j’attends donc la fin bon an mal an. Enfin le repas semble toucher à sa fin, j’ai les jambes qui me démangent et je commence à avoir mal aux fesses. La chaleur et le vin commencent aussi à me donner la migraine.

Le comte finit par prendre une serviette afin de s’essuyer les mains et la bouche, puis il se lève lourdement en s’étirant, mettant sa grosse bedaine en avant.

— Ah Hum… Baron, si vous voulez bien me suivre.

Je me lève à sa suite, son fils, son garde du corps et Sharbot nous emboîtent le pas. Il nous mène dans un petit salon, des domestiques posent quelques rafraîchissements avant de partir. Nous passons chacun notre tour aux latrines afin de pouvoir être tranquilles durant notre discussion.

Nous prenons chacun place dans un confortable fauteuil du salon. Je suis assis en face du baron, son garde du corps est derrière lui et son fils sur sa gauche, qui commence à travailler sur ses ongles.

Le comte se cale au fond de son fauteuil, tenant dans les mains un verre de vin dont il fait tourner lentement le liquide. Il pose le regard sur moi.

— Ah Hum… Eh bien chevalier, quelle est donc la raison de votre visite. Ah Hum… J’imagine que ce n’est pas une simple visite de courtoisie qui peut vous lancer sur les routes à cette époque de l’année.

Je respire un grand coup, c’est maintenant que se joue l’avenir du village. Il va falloir jouer serré.

— Messire, je vous apporte des nouvelles de la frontière. Comme vous le savez, l’hiver a été rude et mon village a dû subir en plus une récente et violente attaque d’Hororques. Nous avons énormément souffert et nous requerrons l’aide de Sa Seigneurie.

Mes paroles restent en suspens dans la pièce et n’obtiennent pas de réponse tout de suite.

— Ah Hum… Et que voudriez-vous ?

Je me lance…

— Une garnison de soldats bien entraînés afin d’être sûr que nous passerons l’hiver tranquillement, des vivres, et lorsque le printemps arrivera des gens afin de repeupler le village.

Le jeune comte arrête son mouvement, me regarde et tourne son regard vers son père avec un œil amusé. Il pose sa lime, s’installe plus confortablement et écoute la suite. J’ai éveillé son attention, semble-t-il, maintenant j’attends.

— Ah Hum…

Le comte réfléchit à comment répondre à la suite.

— Ah hum… Savez-vous combien j’ai de vassaux aux frontières, Messire ?

— Oui, mon Seigneur, nous sommes quinze.

— Ah Hum… En effet, vous êtes quinze… Imaginez-vous ce que cela donnerait si chacun me demandait la même chose que vous ? Ah Hum… Eux aussi ont eu à subir un hiver rigoureux, eux aussi ont subi des attaques des verts. Ah Hum… Je suis parfaitement conscient que vous êtes les garants de notre sécurité, mais vous m’en demandez trop. Pourquoi vous fournirais-je ce que je dois leur refuser ?

C’est la porte que je cherchais, je pose mon verre, je me penche en avant et je le fixe dans les yeux.

— Disons, Monseigneur, que je suis peut-être en mesure de vous offrir ce qu’aucun des autres seigneurs ne pourrait vous offrir.

— Ah Hum… Et qu’est-ce que vous m’offririez, baron ?

— Monseigneur, je sais que vous recherchez actuellement une épouse pour votre fils, il se trouve que ma fille aînée a treize ans et va sur ses quatorze ans. Je pense qu’elle fera une épouse fort convenable pour votre fils. Elle est vigoureuse, intelligente, et d’une beauté à couper le souffle.

— Ah Hum… En effet, elle doit être merveilleuse pour que vous puissiez, ne serait-ce qu’imaginer que je pourrais être intéressé. Ah Hum… Je pensais pour mon fils à un mariage, disons… Ah Hum… Plus profitable pour notre maison, en m’alliant avec un autre comte ou même à une fille d’un plus haut seigneur. Ah Hum… Je ne doute pas que par chez vous elle doit faire tourner la tête des hommes, mais nous avons ici même nombre de jeunes femmes qui pourraient rivaliser avec toutes les paysannes du monde connu.

Le fils me regarde maintenant avec un grand sourire moqueur.

— Monseigneur, ma fille apporterait un sang neuf et vigoureux dans votre lignée. Elle a combattu les Hororques et elle en a déjà tué un. Vous seriez garanti d’avoir des petits-enfants superbes et pleins d’énergie.

— Ah Hum… Et est-il possible au moins de voir cette merveille ?

J’écarte les bras en signe d’impuissance.

— Malheureusement, Seigneur, je n’ai pas de portrait d’elle et ils ne lui rendraient pas justice.

— Ah Hum… Je pense que nous pouvons résoudre ce léger problème. Sharbot ? Ah Hum… Est-ce dans vos possibilités ?

Sharbot s’avance et incline le buste.

— Aucun problème, Votre Seigneurie.

— Ah Hum… Bien, alors pratiquez, mon brave, pratiquez.

Il se tourne de nouveau vers moi.

— Ah Hum… Sharbot est bien plus qu’un simple intendant, en fait c’est un grand mage, ce qui… Ah Hum… Se révèle parfois d’une très grande utilité, Ah Hum… Voyez-vous un inconvénient à ce que nous regardions votre fille par un moyen magique ?

Un peu secoué par ce que je viens d’entendre, je fais oui de la tête tout en voyant Sharbot venir placer devant moi une petite table sur laquelle il pose un grand plat en argent ciselé.

— Ah Hum… Fort bien, fort bien…

Son fils regarde maintenant la scène avec intérêt alors que son père se cale confortablement dans son siège.

Sharbot verse un liquide ambré dans la vasque.

— Messire, je vais avoir besoin de vous.

— Que dois-je faire ?

— Vous devez juste poser le bout des doigts dans le liquide et penser à votre fille. Le sortilège permet de revenir quelque temps dans le passé, vous pouvez donc, dans une certaine mesure, choisir le moment. Allez-y, posez vos doigts dans le liquide.

Je pose le bout des doigts dans le liquide, il est chaud au toucher et un peu visqueux.

— Personne ne devra toucher l’apparition ni le liquide sous peine de mettre fin au sortilège. Allez-y, Messire, faites le vide dans votre esprit et pensez à votre fille.

Je ne veux pas qu’ils voient ma fille durant ses travaux de la journée, je sélectionne donc un moment de la veille, quand elle est plutôt dans sa chambre. Une image commence à apparaître à partir de volutes de fumée que dégage le bassin divinatoire.

Je fais attention, je ne voudrais pas qu’on la trouve dans un moment inconvenant, je vois et je devine qu’elle est devant sa coiffeuse. C’est parfait, je me concentre plus et une image nette commence à apparaître devant nous. C’est époustouflant, c’est comme si elle était là, dans la pièce.

Elle a passé une chemise de nuit en lin blanc, ses cheveux blancs sont libres de toute entrave et elle passe sa main dessous pour les coiffer avec une brosse. Ses joues roses font ressortir la blancheur de sa peau, je me suis toujours demandé comment elle pouvait avoir une peau si blanche en travaillant autant dehors. Son visage est plein de tristesse, pourtant ses lèvres roses et fines se terminent en un fin sourire. Ses yeux mi-clos laissent apercevoir ses magnifiques yeux bleus, et sa chemise qui s’arrête avant le coude permet de voir la musculature fine et souple de ses bras. Sa chemise longe son corps et contourne sa poitrine lorsqu’elle se redresse, elle est magnifique.

Le silence s’est fait dans la pièce, Hector est bouche bée, regardant l’image qui tourne lentement devant lui. Il se lève lentement et avance doucement sa main vers l’image. Sharbot n’a pas le temps de s’interposer avant que sa main ne touche l’image qui disparaît immédiatement en une volute de fumée.

Hector se laisse tomber lourdement dans son fauteuil, les yeux flamboyants.

— Père… Elle est…

Le comte l’interrompt d’un geste de la main. Il est extrêmement soucieux et il lance un regard sans équivoque à son fils pour qu’il se taise.

— Ah Hum… Il faut reconnaître que l’on trouve des joyaux dans les endroits les plus inattendus du royaume, Baron. Ah Hum… Mais comprenez bien que si belle qu’elle soit, je dois être certain qu’elle peut assurer un rôle de comtesse. Ah Hum… Je ne doute pas que vous avez essayé de lui fournir la meilleure éducation possible, mais une éducation dans cet endroit reculé n’est peut-être pas… Ah Hum, suffisante…

— Mon suzerain, mon épouse est Giselle de Tormnuit, fille d’une grande maison des intendants du roi. Je peux donc vous assurer de la bonne éducation de ma fille. De plus, j’ai recruté depuis peu un jeune homme afin de parfaire son savoir. Je vais lui demander d’axer ses connaissances sur ce qui sera le plus utile à Votre Seigneurie. Enfin… Je vous propose de venir l’hiver prochain à son anniversaire afin de vous rendre compte par vous-même.

— Ah Hum… Très bien… Je verrai alors afin de donner mon accord définitif… Ah Hum… En attendant, je vais vous donner ce que vous voulez, baron… Ah Hum… Et Ah Hum… Tant que je n’ai pas donné cet accord, inutile de lui en parler. Ah Hum…

Un sourire satisfait apparaît sur mon visage, je vois le garde du corps du comte qui hoche un peu la tête vers moi. J’ai gagné…

Inconnu

J’avance dans la neige jusqu’au camp, il est actuellement complètement désorganisé et une certaine panique a gagné l’endroit depuis que la plupart des chasseurs sont morts. Gnorg était un imbécile – ce sont tous des imbéciles – mais Gnorg était un imbécile dangereux avec une trop forte personnalité. Cela n’a pas été évident de s’en débarrasser, et l’envoyer contre ce village m’aura coûté cher en guerriers. Mais cela n’est pas forcément un mal, je trouverai bien un autre idiot à mettre à sa place, et il sera forcément plus facile à manipuler.

Il fait froid, je déteste le froid, par la grande mère, j’ai horreur de ça. Au moins ces idiots savent faire un feu, je pourrai m’y réchauffer. Dire que certains sont en mission en Oumm El Khaï, et ils osent appeler cela une mission. Des vacances oui, rien d’autre que des vacances par rapport à ce pays horrible. J’ai les articulations gelées.

Bon, le travail, restons concentrés, même si avec ce froid c’est loin d’être facile. En voilà un qui arrive avec sa Morgenstern prêt à frapper, insolent. Ils parlent le gobelin…

Je me redresse et j’utilise un ton dur, pas le temps de discuter avec la piétaille.

— Baisse ça, idiot, ou je te coupe en deux !

Il lève la tête pour me regarder, il semble hésiter, qu’il hésite encore une demi-seconde et je le décapite. Je n’ai pas envie de finir gelé dans cet enfer blanc, bon, il s’écarte, je me baisse de nouveau et j’avance vers la tente principale. En me voyant, les membres de la tribu s’égayent dans la plus grande confusion, un vieil Hororques sort d’une tente et vient vers moi. Son cou est plein de colifichets et talismans divers, un chaman… Intéressant, il arrive vers moi et se prosterne au sol. Enfin quelqu’un avec deux sous de jugeote, cela me change agréablement.

— Bienvenue à toi, grand Seigneur, que pouvons-nous pour toi ?

— Pas grand-chose, je le crains, mais la mère a entendu votre appel et m’a mandé pour vous aider, ta tribu et toi. En attendant, conduis-moi à un bon feu, je déteste la neige et le froid, et nous serons plus à même de parler devant un feu.

— Bien sûr, grand Seigneur, si vous voulez bien me suivre.

Le vieux chaman se relève difficilement, je me demande quel niveau de pouvoir lui donne son dieu primitif. Je le suis dans la tente où brûlent plusieurs braseros. Par rapport à dehors, il y fait une chaleur étouffante, le vieux doit certainement avoir des rhumatismes. C’est très bien.

Je viens me placer presque contre l’un des braseros et je laisse la chaleur bienfaitrice pénétrer mon corps engourdi. Après ce périple dans ce pays, je trouve presque cela satisfaisant. Comme quoi, il faut croire que l’on s’habitue à tout.

Bon, ne pas se laisser distraire, par la grande mère, on a du travail. Le vieux me regarde de travers, il est temps de montrer qui est le chef ici. Tout en plaçant mes mains au-dessus des braises, je lui demande.

— Combien êtes-vous ?

Le vieux baisse la tête.

— Nous ne sommes plus qu’une centaine, mon Seigneur, et hélas, il ne nous reste que cinq ou six chasseurs, j’ai peur que nous ayons beaucoup de morts.

Je chasse son commentaire comme on chasse une mouche agaçante.

— Cela n’est pas un problème, si certains meurent, ils serviront à nourrir le reste de la tribu. Il nous faut passer l’hiver et nous renforcer. De toute façon, nous ne pouvons pas rester ici ; je vous ai trouvés, les villageois le peuvent aussi. Si jamais ils arrivent à avoir des renforts, ce qui d’après mes sources semble être le cas, nous ne serons bientôt plus en sécurité ici. Il nous faut bouger.

— Bouger, Monseigneur ? Mais pour aller où ? La moindre tribu nous tombera dessus si on nous voit.

Je lâche un hoquet moqueur.

— Justement, qu’ils viennent à notre rencontre. Tu dis qu’il reste au moins cinq guerriers ? C’est nettement suffisant. En cas de combat je me battrai à leurs côtés et je leur communiquerai la puissance que la mère accorde à ses enfants. Peux-tu me dire où sont les autres tribus ?

Il réfléchit un moment.

— Ils sont plus loin dans la grande forêt, les Gobelins sont les plus proches. Il y a aussi des Kobolds plus au nord. Pour les Orques, les Gnolls et les Hororques, ils sont plus profondément dans les bois. Mais si nécessaire, je devrais pouvoir les localiser, Seigneur.

— Bien, bien, bien. Alors demande à ce que l’on prépare le camp. Nous allons commencer par les Kobolds. Ce sont les moins dangereux pour la tribu et j’aurai une plus grande influence sur eux. Fais construire un palanquin, vous le porterez, je souhaite être au chaud le plus possible. S’il y a un combat, je devrai être au meilleur de ma forme.

— Bien, Seigneur…

Le vieux chaman se retire, quant à moi je m’étire et je m’allonge à côté du feu. J’ai mérité un peu de repos.

Hinriegh

Brouillard, tempête, et maintenant le calme… Le calme reposant, je reprends conscience petit à petit… D’abord un son, une douce mélodie, quelqu’un est en train de fredonner. Bruit discret d’une aiguille qui perce le tissu et qui ressort, qui perce et qui ressort. Tambourinement, autre son, eau, pluie sur la vitre, il pleut. Le ciel était dégagé lors de la cérémonie, depuis combien de temps suis-je là ?

Je plie un doigt, mal, j’ai du mal à plier un doigt, mais il finit par obéir à ma pensée. Le petit doigt bouge, un peu… Tissu, lit, je suis dans un lit, certainement le mien d’ailleurs. J’essaye d’analyser mon corps, il semble plus fort, mais aussi plus faible, c’est très déroutant comme sensation. Au fond de moi, en moi je sens quelque chose qui semble pulser, quelque chose qui ne demande qu’à être alimenté pour partir. Mais alimenté par quoi ? Je suis bien en peine de le savoir actuellement. J’essaye d’ouvrir une paupière, la lumière me fait extrêmement mal aux yeux, je grogne…

La chanson s’arrête d’un coup, une main fraîche comme une goutte de rosée se pose sur mon front encore fiévreux, je me rends compte que je suis trempé de sueur.

— Hinriegh ? me demande une voix douce.

Hinriegh… Ce nom me dit quelque chose… Oui, c’est moi, je suis Hinriegh, mais c’est tellement confus dans ma tête, la moindre réflexion et mon cœur s’emballe, j’ai l’impression que je vais éclater.

— Hin ? Tu m’entends ?

Je hoche la tête, du moins j’essaye. J’essaye de parler, j’ai les lèvres craquelées, ouvrir la bouche les fait saigner et j’essaye de dire quelque chose qui se mue en un souffle rauque.

— Attends, bois, cela va te faire du bien.

Liquide, tiède, herbe infusion, je bois une gorgée, une main m’aide à me redresser. Je suis si faible… J’essaye de nouveau, un son fluet sort de ma bouche.

— Lumière… Mal… La main quitte ma nuque et j’entends que la personne se lève pour aller souffler les bougies.

Des pas… Une phrase à voix basse.

— Sarah, allez dire à la reine que son fils est réveillé, immédiatement.

Réponse sur une voix enthousiaste.

— Le prince, Madame ? s’écrie-t-elle.

Le bruit me vrille le cerveau, je grimace.

Réponse, chuchotée, mais cassante.

— Moins fort, idiote, sors de là en te taisant et sans bruit, fais ce que je viens de demander et ne pose plus de questions. Va !

Bruits de tissus.

— J’ai éteint les lumières, Hin, tu devrais pouvoir ouvrir les yeux. Désolée d’avoir fait appeler ta mère, mais elle m’a fait jurer de la prévenir au moindre signe de ta part. Elle est affreusement inquiète.

J’ouvre un œil, doucement, puis l’autre, il fait noir dans la pièce, il fait très très noir et pourtant… Je vois tout, je vois les objets et leurs couleurs. Un peu atténuées, mais parfaitement, nettement.

— ’core, boire…

C’est une femme, elle prend un bol qu’elle tend vers moi, elle m’aide encore une fois à me relever, calant des coussins derrière moi pour que je tienne assis. Je regarde mes bras, par les dieux qu’ils sont maigres. Je suis complètement décharné.

Je bois, doucement puis avec un peu plus d’aisance tout en regardant ma garde-malade. Elle me dit quelque chose, cela revient doucement, la torpeur de mon cerveau est en train de s’estomper.

Je me souviens, l’épreuve, mon corps qui change trop vite. Mes sens qui changent et cela a essayé de changer mon cerveau. Alors j’ai fait la seule chose qui pouvait me sauver la vie au moment où cela m’a submergé. J’ai arrêté de me battre, on ne peut pas perdre une bataille quand on n’est pas là, j’ai donc déconnecté mon cerveau. Je l’ai enfermé dans une tour dont j’ai jeté la clef dans les profondeurs de mon esprit, et j’ai bien failli m’y oublier. Smirna, c’est Smirna qui est là à côté de moi.

D’une voix rauque je reprends la parole.

— Tu peux allumer une chandelle, s’il te plaît ? Je veux te voir.

Elle se lève et va au fond de la pièce, elle enlève un drap épais qui recouvre un globe. Elle fait glisser le tissu lentement en guettant ma réaction. C’est un globe de lumière éternelle, je détourne le regard pour ne pas être ébloui, mais je lui dis de continuer. Le tissu tombe dans un léger bruissement. Elle le ramasse, le plie, puis revient s’asseoir près de moi.

— Hin, c’est bien toi ?

Je réfléchis à la question, elle n’est pas dénuée de sens en fait. Suis-je encore moi ?

— Je crois, je crois bien que oui, Smirna. Je suis heureux de te voir.

Elle sourit, ses yeux sont humides.

— Moi aussi, Hin, tu nous as fait tellement peur. C’est à peine si ta mère dort depuis que tu es dans cet état.

Les questions se pressent dans ma tête, mais je remarque les vêtements de Smirna. Elle n’est pas habillée à la mode de la cour, et plus en servante.

— Tes habits…

Son visage s’éclaire.

— Tu as vu ?

Elle se lève, prend une pose théâtrale en mettant sa tête en arrière et la main droite en avant, comme pour que je fasse le baisemain, et déclare d’une voix affectée.

— Je suis dorénavant la future duchesse de Vock, mon fiancé et moi allons nous marier le mois prochain.

— Le mois prochain ? Mais non de non, depuis combien de temps suis-je ici ?

Son visage redevient sérieux et elle s’assoit sur le lit.

— Hin, tu es resté dans le coma pendant plus de six mois.

J’en reste pantois. Six mois, je suis resté six mois dans le coma, pas étonnant que je n’aie plus aucun muscle. Six mois… J’essaye de rassembler mes idées.

— Vock… Vock… Le duc des marches volcaniques ? La cité gardienne du col des montagnes de feu ?

— Lui-même, ta mère m’a présenté plusieurs nobles. Tous voulaient ma main. Quand ta mère a annoncé qu’elle désirait marier sa pupille et la grande amie du futur roi de Gorgarzan, je n’ai eu que l’embarras du choix. Ta mère a fait une sélection qui m’a échappé, mais j’ai tout de même eu un large choix. Ils m’ont tous fait une cour effrénée, et j’ai choisi l’héritier du trône de Vock.

Si Smirna ne voyait pas l’intérêt politique pour moi, je le voyais par contre parfaitement. Vock est une puissante citadelle, poste clef dans notre défense de la frontière nord, l’activité volcanique faible à l’ouest garantissant des champs d’une grande fertilité et des mines diverses en activité dans toute la région. Avoir un allié dans Vock est un atout majeur pour la stabilité de la couronne. Ma mère avait dû finir par comprendre où je voulais en venir. Trouverai-je par contre une épouse comme Smirna ? Peut-être ou peut-être pas, seul l’avenir a une réponse à cette question. J’eus une pensée triste en me disant que si un jour je devais la sacrifier, je le ferais certainement avec un certain regret, mais aussi sans la moindre hésitation. Ceci dit, on ne sacrifie pas ses reines pour rien quand on joue aux échecs.

— Comment cela se passe avec ma mère ?

— Elle a été merveilleuse avec moi, toujours un peu froide et distante, mais merveilleuse, c’est une femme exceptionnelle.

Tu m’en diras tant…

— Et ton futur époux ?

— Il n’est pas aussi beau ni aussi fort que toi. Elle rougit. Enfin, que toi quand tu te seras remis. Mais c’est un homme qui est très doux avec moi. Même s’il reste impitoyable avec ses ennemis, il est juste avec ses gens. Un peu comme toi d’ailleurs, dit-elle dans un rire. Je ne suis pas qu’un faire-valoir pour lui, il m’écoute vraiment et fait grand cas de mes avis. Cela me plaît beaucoup, il a dit que j’étais intelligente et qu’il allait m’apprendre son art. Il dessine beaucoup, sa magie concerne les dessins, de ce que j’ai compris pour le moment.

Un Glyfomancien… La magie des runes, des pentacles et des glyphes, cela peut toujours être utile. C’est parfaitement inefficace en combat rapproché, mais cela peut-être très violent lorsque l’on a le temps de les préparer.

— C’est bien, je suis heureux pour toi.

— Merci, Hin…

Elle finit par se lever et d’un air jovial annonce :

— Au fait, j’ai ce que tu m’as demandé, je me suis trouvé une remplaçante. Elle s’appelle Leyna et elle a treize ans, tu veux la voir ?

J’acquiesce.

Elle tape dans les mains et appelle :

— Leyna, chérie, tu peux venir s’il te plaît ? Tu sais, je suis descendue chez les esclaves, tu es une véritable légende pour eux après ce que tu as fait pour moi. Ils voulaient tous que je prenne leur fille, je n’ai eu que l’embarras du choix. Et cela n’a pas été simple, crois-moi. Elle ne sait ni lire ni écrire, mais ta mère a insisté pour qu’on lui donne des cours de qualité auprès des plus grands précepteurs, si tu le permets bien entendu.

Ma chère et tendre mère s’intéresse d’un peu près à mes affaires je trouve. Quand elle s’est rendu compte de ce que je faisais avec Smirna, elle a fait son possible pour la rattraper par le fond de la jupe et du coup, elle essaye de ne pas faire la même erreur avec la suivante. Je vais devoir faire attention, elle pourrait très bien m’espionner chez moi maintenant. Smirna, tu n’es pas partie que je te regrette déjà… Je vois alors arriver une jeune fille avec une petite frimousse, rousse aux cheveux bouclés avec des yeux verts. Smirna a fait dans l’exotisme, je me demande d’où elle vient celle-là. Conquête du sud probablement, le pays d’ombre. Je la regarde, elle tremble un peu et elle n’ose pas me regarder dans les yeux. Je dois avoir une tête à faire peur, il faut que je demande un miroir.

— Approche, dis-je d’une voix douce.

Elle hésite et lance à Smirna un regard affolé, je sens que Smirna lui adresse un encouragement muet. Je… Je sens les pensées de Leyna, c’est… intéressant… Je dirige ma main vers elle, par le Dieu Mourant, cela me demande une énergie considérable, et je lui fais signe de venir.

Elle finit par s’approcher près de moi, je lui saisis délicatement le menton et je tourne sa tête pour l’inspecter. Bien, elle conviendra… Elle baisse toujours les yeux et se laisse faire docilement, mais je sens que son cœur s’emballe.

— Regarde-moi, regarde-moi dans les yeux.

Elle lève le regard vers moi et je plonge mon regard dans le sien. Je sens son esprit, ses pensées parasites, panique, peur, soumission, angoisse, dégoût de mes doigts décharnés et plissés sur sa peau, que veut-il de moi ? Va-t-il me faire mal ? Que dois-je faire ?

Je ne lui parle pas, je parle directement à son esprit, mais sans qu’elle en soit vraiment consciente. Je parle à son subconscient, je le cajole, c’est un lapin apeuré et acculé que j’ai devant moi, je lui envoie des pensées rassurantes.

— Ne t’inquiète pas, petite fille, je ne vais pas te faire de mal. Tu vas devenir ma servante et mon amie. Tu vas me servir au mieux et en échange je vais te protéger et prendre soin de toi. Pour le moment, contente-toi de m’obéir et de satisfaire mes besoins. Tu vas devenir la première servante du prince de Gorgarzan, comme Smirna avant toi.

Je me retire doucement de son esprit, son esprit conscient n’a rien entendu, pour elle mon simple regard l’a calmée. Je repose ma main sur le lit dans un soupir, je suis épuisé. Comment peut-on dormir durant six mois et être épuisé comme cela ? Leyna est beaucoup plus détendue maintenant, elle ne sait pas ce qui s’est passé en elle, mais elle se sent mieux, j’entends sa petite voix musicale.

— Que puis-je pour le service de Monseigneur ?

— Je voudrais que tu ailles me chercher à manger. De tout, je ne sais pas encore de quoi j’ai envie.

— Bien, Seigneur.

Elle fait une révérence rapide et elle file comme le vent.

— Alors ? me demande Smirna.

— Alors, elle est très bien. Merci. Mais dis-moi, au fait, comment se fait-il que tu sois là ? Tu es restée ici durant six mois ?

Cela la fait rire.

— Non, mon prince, bien que je sois restée plusieurs semaines au début, dit-elle en pointant son index devant elle vers le haut. En fait c’est toi qui m’as appelée.

— Moi ? Comment ça, moi ? Je suis extrêmement surpris, étant donné que j’étais dans le coma.

Smirna essaye de se souvenir de ses sensations et réfléchit avant de parler.

— C’est difficile à dire, cela fait trois jours que je t’entends dans mes rêves, que je ne pense qu’à toi qui me dis « Viens, j’ai besoin de toi ! Smirna, viens, viens vite ! ». Ta mère et mon fiancé m’ont crue folle, j’ai tout de même insisté et j’ai même eu le droit de prendre un pentacle de téléportation sécurisé pour venir jusqu’ici.

Le fait me surprend, il faut que ma mère ait une grande confiance en Smirna ou en mes nouvelles capacités pour l’autoriser à prendre un de ces téléporteurs. Déjà, ils sont ultra-secrets, en plus ils coûtent une fortune à l’emploi et on ne s’en sert normalement qu’en cas d’extrême urgence et rarement pour des êtres humains à cause du prix.

C’est à ce moment que ma mère arrive, elle s’assoit auprès de moi.

— Hinriegh, mon chéri, comment te sens-tu ?

Elle a les traits tirés et les yeux cernés.

— Je vais bien, mère, je suis complètement épuisé, mais je vais bien, et vous-même ? Vous avez l’air d’avoir énormément souffert aussi.

Elle sourit faiblement.

— Pas autant que toi, mon chéri, mais les derniers mois ont été difficiles. Lors de ton initiation, nous avons perdu pratiquement tous les prêtres du Dieu Mourant, du moins tous ceux qui étaient présents, et aussi la plupart de nos koralists. Cela s’est durement ressenti sur le front et nous n’avançons plus, pire dans certaines régions nous avons dû reculer pour nous renforcer. De plus, il était temps que tu te réveilles, certains nobles commencent à s’agiter, arguant le fait que l’héritier du trône est incapable de prendre la place de son père. Au moins, nous allons pouvoir endiguer ce problème rapidement maintenant.

— Mère, avez-vous vu dans quel état je suis ? Il va me falloir du temps pour me remettre.

Elle me tapote la main.

— Je sais, je sais, mais fais vite, nous avons peu de temps maintenant.

Elle me lance alors un regard acéré.

— Comment es-tu, comment es-tu vraiment ?

Je réfléchis un instant.

— Je crois, je crois que j’ai réussi à préserver ma personnalité et je commence à sentir des changements. Il va me falloir découvrir leur étendue maintenant.

— Bon, dit-elle en se levant. Je vais te laisser te reposer, je suis maintenant rassurée sur ton état et je vais en avertir ton père. Remets-toi vite, je pense qu’il aimerait t’avoir à son côté au conseil des nations qui a lieu dans un mois.

Leyna entre au moment où ma Mère sort, elle pose aussi vite qu’elle peut tout ce qu’elle a dans les mains et se jette à terre pour la saluer. Ma mère lui lance un regard amusé avant de sortir. Je note aussi que, même si elle n’a pas salué Smirna, chose qu’elle ne fait jamais avec personne d’ailleurs, à part si elle en a besoin et les gens d’un rang égal au sien ne courent pas les rues, au moins n’a-t-elle fait aucune réflexion. C’est qu’elle considère donc déjà Smirna comme étant la duchesse de Vock.

Leyna finit de reprendre les denrées qu’elle avait posées par terre et me les apporte. Elle déploie une petite table sur le lit et y pose la nourriture. Je sélectionne d’abord du pain chaud sur lequel j’étale un peu de miel.

— Dis-moi, Leyna, de quelle génération es-tu ?

— Quatrième génération, Monseigneur.

Quatrième ! Un peu court, mais la petite a l’air futée. Il va me falloir m’en remettre au jugement de Smirna. Elle était, pour sa part de la sixième.

Il faut comprendre que les esclaves que nous trouvons sont des Humains qui sont soit seuls à vivre dans des tribus nomades, soit des esclaves de monstres. Lorsque nous les capturons, ou plutôt délivrons, nous les prenons à notre service. La société gorgarzienne est axée sur le militaire, de ce fait nous avons un gros manque de main-d’œuvre pour les autres sujets. Nous gardons l’élite et nous éduquons ces Humains à moitié animaux au fur et à mesure. Leur façon de vivre rejoignant celle de notre petite société au fil des générations. Quatrième génération signifie que les arrière-grands-parents de la petite ne valaient guère mieux que des animaux, et ses parents doivent avoir à peine nos connaissances de base.

Je mange avec appétit, mais très lentement, mon estomac n’est plus habitué à être alimenté depuis six mois et la première bouchée a failli me faire vomir. Ayant mangé autant que je le pouvais, ce qui n’est pas grand-chose, je décide de prendre un bain.

Je fais un clin d’œil à Smirna.

— Est-il inconvenant à un prince de demander à une future duchesse de me mettre dans un bain et de me laver ?

Smirna me fait un sourire et incline la tête.

— Certainement, mais il faut bien que je montre à la petite comment s’y prendre, mon prince.

Elle se lève et me laisse seul pendant qu’elle montre à Leyna comment j’aime mes bains. Puis elles reviennent toutes les deux et commencent à me déshabiller. Leyna devient toute rouge lorsqu’elle m’ôte mon pantalon, et elle essaye de regarder le sol lorsque je m’appuie sur elle pour marcher.

J’arrive jusqu’au bac, je me laisse glisser lentement au fond, tout effort me demande une énergie considérable. J’entends Smirna donner des instructions à Leyna qui me savonne au début avec la plus grande timidité. Ce n’est pas désagréable de sentir des doigts doux sur sa peau, mais mon état de fatigue est tel que cela ne laisse aucune place à quelque pensée lubrique que ce soit.

Je finis par m’endormir, je me réveille dans mon lit, les draps ont été changés et je suis dans une chemise de nuit propre, je me sens mieux. Smirna n’est plus là, mais la petite Leyna est effondrée en travers de mon lit. Je la secoue doucement et elle se réveille alarmée.

— Excusez-moi, Seigneur, je suis désolée, je me suis endormie, pardonnez-moi, Seigneur.

Je lui souris.

— Ce n’est rien, sais-tu où sont tes appartements ?

Elle me fait oui de la tête.

— Très bien, va te coucher, petite, je vais avoir besoin de toi demain matin et il faut que tu sois en forme. Repose-toi, je t’appellerai si j’ai besoin de toi.

Elle se lève et me fait une révérence.

— Je laisserai ma porte ouverte pour entendre si vous avez besoin de moi, Seigneur.

Et elle file pour aller dans sa chambre.

Bon, je suis de nouveau tout seul et je n’ai pas particulièrement sommeil, nous allons donc essayer de voir ce dont je suis capable. Je mange à nouveau quelque chose et je me sers un verre de vin doux. Ensuite je ferme les yeux et je commence à me concentrer.

Gloria de Chasèle

Mes doigts tambourinent en rythme sur l’accoudoir de mon trône et j’écoute ce marchand, comment déjà ? Ah oui… Darvos Clin m’explique qu’il a bien envoyé les denrées que j’ai achetées, mais qu’elles se sont « perdues en route » et qu’il en est désolé. Je prends la parole au moment où lui reprend son souffle.

— Je regrette, Messire, que l’on ne vous ait pas averti, lui dis-je d’un air glacial.

— Je vous demande pardon, Votre Majesté ?

— Je disais que je regrette juste que l’on ne vous ait pas prévenu qu’il est très malvenu de me mentir.

— Vous… Vous mentir, Votre Altesse ?

Son front est couvert de sueur, je me lève lentement, je veux être la plus théâtrale possible. Je porte une robe en armoisin beige striée de bandes dorées, bordée de broderies et fendue de la poitrine jusqu’en bas, pour laisser voir la jupe en voile finement ouvragée. Mon diadème orné de mon cristal condensateur qui brille de sa lueur bleue orne mon front. Mes cheveux châtains sont maintenant striés de blanc et mes yeux marron semblent lancer des éclairs. L’homme se ratatine sous mes yeux.

— Il suffit, Messire Clin. Sir Grentor, veuillez finir cet entretien avec cet homme, je ne doute pas un instant que vous allez trouver un accord… Correct… Et je vous préviens, Messire Clin, Sir Grentor est un chevalier consacré de l’ordre de Lumness, le dieu de lumière et de vérité. Vous seriez bien avisé de lui dire toute la vérité. Sinon c’est envers le dieu de lumière que vous mentirez, me suis-je bien fait comprendre ?

Le marchand tombe à genoux.

— Oui, Madame, merci, Madame.

Je me rassois pendant que Sir Grentor part avec le marchand. Mes doigts tapent de nouveau en rythme sur mes accoudoirs.

M’adressant à mon intendant, je déclare d’une voix fatiguée.

— Ervin, plus d’audience aujourd’hui, je vous laisse gérer et renvoyer à demain les cas que vous jugerez importants.

Ervin s’incline.

— Comme il plaira à Votre Majesté.

Et il part assumer les devoirs que je devrais remplir. Mais j’ai un autre souci en tête actuellement. Je chuchote presque lorsque je dis d’une voix tendue.

— Slimane… où est mon fils ?

Je vois mes chevaliers gardiens se tendre, ils ne le voient pas, mais ils sentent sa présence et ils n’aiment pas ça. Mais il est un mal nécessaire, c’est mon meilleur espion. Sortant d’une ombre qui aurait dû être trop étroite pour contenir un homme, il vient se placer à ma gauche. Slimane est un danseur des ombres et il a des origines elfiques. Il a servi mon beau-père et son père avant lui, c’est un serviteur fidèle et même si je sais que je dois me méfier de tout le monde, j’ai des moyens de me protéger.

— Il est au palais des mille plaisirs, ma reine…

— Il joue ?

— Si l’on veut, ma reine, annonce-t-il avec un sourire amusé. Il est actuellement au troisième étage, dans la suite royale.

Mes doigts s’arrêtent et se referment, mes ongles font crisser le bois de l’accoudoir.

— Je vois… Va dire à maîtresse Verane que j’arrive… Je vais récupérer mon fils immédiatement, qu’elle prévienne son service d’ordre, je ne supporterai aucun contretemps.

J’appuie sur la dernière phrase afin de bien faire comprendre que je ne suis pas d’humeur diplomate.

— Oui, ma reine…

Slimane fait un pas en arrière et disparaît dans une ombre comme s’il n’avait jamais été là.

Je soupire. À bientôt cinquante ans, je ne suis plus aussi vive qu’à vingt… Le prince Thibault est mon fils unique, je suis peu féconde et je l’ai eu tard. Il est le seul héritier du trône de Chasèle, son père est mort alors qu’il était assez jeune durant la dernière grosse incursion des verts sur nos terres. Je suis donc actuellement la régente du royaume jusqu’à ce que Thibault passe le rite de Lumness dans quelques années. Ce rite que sa famille fait depuis des générations doit lui donner une dimension divine pour le peuple. Pour ma part je suis une Tenebrae, le peuple des psioniques. Mon beau-père avait tenu à prendre quelqu’un de mon peuple afin d’essayer de transmettre nos talents à ses petits-enfants. Ce qui semble actuellement être un échec, comme beaucoup d’autres choses d’ailleurs. S’il est comme il est, j’ai une grande part de responsabilité, il est plus que temps d’essayer de redresser la barre.

— Ivan, fais-moi préparer un cheval… Nous partons immédiatement.

Ivan est le capitaine de ma garde rapprochée. Tous sont des chevaliers consacrés de l’ordre de Lumness, des paladins de haut rang, tous ont juré de donner leur vie pour la couronne de Chasèle. Ils doivent être les seuls en qui je peux avoir confiance. Ils sont habillés en armure de cuir, l’étoile de justice décore fièrement leur torse et ils portent tous leur arme à leur flanc.

Ivan s’avance vers moi, l’air surpris.

— À cheval, ma reine ?

— Oui, Ivan, je n’ai pas le temps d’attendre que l’on prépare mon carrosse. Je pars sur l’instant pour le palais des mille plaisirs. Il fait beau et le soleil n’est pas encore couché, un peu d’air me fera du bien.

Ivan est un homme discipliné, seule la surprise lui a fait faire un commentaire. Pour le reste, il ne conteste jamais mes demandes.

— Bien, ma reine…

Il me salue et donne quelques ordres rapides. Un chevalier sort de la salle d’audience au trot, je me lève pour lui emboîter le pas. Immédiatement, quatre gardes forment un carré autour de moi et Ivan prend la tête de notre petit cortège. Nous traversons les couloirs où le silence se fait à notre passage, les courtisans me saluent tous avec respect, personne n’ose s’approcher de moi. Il est vrai que je n’ai pas ma tête des bons jours et mes gardes ont la main sur le pommeau de leur épée, ce qui dissuaderait n’importe qui.

Dans la cour du palais, je constate avec plaisir que le soleil a bien chauffé l’atmosphère et qu’il fait bon. Les chevaux sont là, ceux de mes gardes attendent dans un ordre parfait. Les paladins ont un lien particulier avec leurs montures, ce sont des animaux magnifiques. On dit que c’est Lumness lui-même qui fournit ses chevaux à ses serviteurs. Je suis toute prête à croire cela, mon cheval semble quant à lui plus nerveux, bien que ravi de se défouler. Je pose la paume de ma main sur son encolure et je lui transmets des pensées afin de le calmer, cela opère immédiatement. Je monte aidée par Ivan. J’ai une selle à l’amazone, ma robe ne me permettrait pas de monter autrement de toute façon. Sur une impulsion de ma part, notre petit cortège s’ébranle vers la ville. Nous partons au petit trot. Les gardes de la porte me regardent avec un air complètement ahuri et il est amusant de voir la tête des gens à notre passage. J’entends les commérages.

— Regarde, c’est la reine…

— Tu délires…

— Non, non regarde…

— La reine…

— Par les dieux, regarde ce que je vois…

Je devrais peut-être sortir plus souvent, à gérer un royaume on a parfois tendance à se couper de la base. Je sais ce qui se passe partout dans mon royaume, mais je suis incapable de dire comment est fait le quartier à côté du palais royal.

Nous arrivons au palais des mille plaisirs. C’est un bâtiment immense qui jouit d’une excellente réputation chez les nobles.

Au sous-sol se trouvent les salles de danse, enfin, si l’on peut appeler cela de la danse… Les troubadours les plus exotiques viennent ici afin d’y jouer toutes sortes de musique, la boisson y coule généralement à flots et le manque de lumière naturelle fait vite perdre la notion du temps.

Le rez-de-chaussée abrite le casino, des fortunes se sont perdues ici… Au premier étage, les fumoirs. Toutes les drogues existantes sont disponibles ici, seule règle, on consomme sur place. Le second étage abrite les plaisirs de la chair pour tout un chacun. Et enfin le troisième étage… L’étage des filles et garçons de luxe, les plus beaux spécimens mâles et femelles de la profession. Pour des prix exorbitants, ils vous feront découvrir des sensations que vous n’imaginez même pas. Le service d’ordre est excellent, et le palais a pignon sur rue.

Maîtresse Venal, une demi-elfe, a fait de cet endroit quelque chose de parfaitement légal et paye ses impôts et autres droits en toute transparence aux caisses de l’État. Elle dirige cet établissement d’une main de fer et son service d’ordre est impeccable.

Voir la reine arriver fait rapidement s’égayer les nobliaux et riches bourgeois qui entrent et sortent de ce bâtiment. Savoir qu’ils y vont est une chose, se faire voir directement par la reine en est une autre. Maîtresse Venal se dirige prestement vers moi avant même que je mette pied à terre.

— Ma Dame, ma reine, quelle joie de vous voir dans mon humble établissement. Que puis-je donc faire pour satisfaire aux désirs de Votre Majesté ?

Je me laisse glisser à terre aidée par Ivan en répondant.

— Je suis désolée, maîtresse Venal, mais je ne suis pas là pour me divertir, je viens récupérer mon fils, le prince.

Maîtresse Venal se rembrunit.

— C’est que… Il… Enfin… Je ne voudrais pas vous offenser, Votre Majesté, mais je ne cherche pas les ennuis.

J’avance d’un pas décidé vers l’entrée, les gardes du service d’ordre se poussent et me regardent passer d’un air ahuri. Je pense que c’est la première fois qu’ils voient leur maîtresse dans cet état. En général, c’est plutôt elle qui donne les ordres, il est clair qu’elle a un pouvoir peu ordinaire pour quelqu’un de son rang.

— Cela tombe très bien, maîtresse, moi non plus. S’il y a néanmoins le moindre problème, je veillerai à vous faire rembourser au-delà des biens matériels.

— Sa Majesté est trop bonne, le prince est…

— Je sais… Veillez à ce que l’on ne me dérange pas, voulez-vous ?

— Euh… Oui, bien entendu.

Elle s’écarte et commence à donner des ordres rapides où elle cache son affolement. Il n’y a pas à dire, elle est d’une rare efficacité, les couloirs que j’emprunte sont déjà presque tous vides. C’est la première fois que je viens ici et je dois avouer que le décor est à couper le souffle. Tout est superbe et d’une richesse incroyable, les affaires ont l’air florissantes.

Je me concentre un instant pour localiser l’esprit de mon fils et je le trouve rapidement, je reprends ma route après ce bref arrêt pour me retrouver devant sa chambre. Ivan est avec moi, il me suit avec deux gardes, les autres sont restés en bas des escaliers. Je me pousse pour laisser passer Ivan, je n’ai pas envie de faire dans la subtilité et je lui demande de défoncer la porte. Il approche, l’examine un instant et recule. Il prend son élan d’un pas et donne un violent coup de botte ferrée au niveau du verrou. La porte tremble, mais tient bon. Ivan essaye un second coup, la porte craque violemment et des échardes commencent à voler, mais elle tient toujours bon, j’entends des cris de l’autre côté de la porte.

Ivan prend son élan une dernière fois, il donne un coup magistral et le verrou explose, la porte vient se fracasser contre le mur de la pièce. Du coin de l’œil, je vois un homme qui finit de lacer son pantalon sortir d’une pièce adjacente. Je reconnais Denovan, le maître d’armes de mon fils et ancien ami de son père. Il se fige en me voyant et il a la grâce de baisser la tête. J’entre dans la pièce. Elle est décorée avec bon goût, les restes d’un repas raffiné sont posés sur une petite table et une carafe de vin est ouverte sur la table de nuit. Un placard dans lequel sont entreposés huile, crèmes et objets de plaisirs est entrouvert. Je vois la tête de mon fils qui dépasse d’une grosse couette et celle de deux jeunes femmes reposer contre lui. Les trois têtes me regardent comme si j’étais une verte venue de la forêt profonde. Mon fils est jeune, il est plutôt beau garçon et il tient de son père, blond, mais il a mes yeux. Il s’est redressé et il a à son côté une jeune femme blonde et une autre brune, je devine que tout ce petit monde est nu.

— Comment osez-vous ? Je suis… s’écrie-t-il.

Puis mon fils me reconnaît, un sourire niais apparaît sur son jeune visage.

Je regarde les deux jeunes femmes, et sur un ton glacial je dis :

— Sortez…

La blonde me regarde et parle à Thibault d’un air ensommeillé.

— Thib, c’est qui cette vieille mégère ? Fais-la partir, mon amour…

Je sens mon sang qui bout dans les veines, Thibault voit le regard que j’ai et mon cristal luire d’une lueur mauvaise.

— Euh… A-t-il le temps de commencer avant que je dise moi-même lentement :

— Cette vieille mégère est la régente du royaume de Chasèle et la mère du prince, et toi je t’ai dit de-hors.

J’appuie mon propos d’une décharge mentale et la blonde se fait éjecter du lit pour venir s’écraser sur le mur proche du lit. La violence du choc expulse l’air de ses poumons et elle finit sa course en tombant lourdement sur la moquette, évanouie.

— Toi, dis-je désigant d’un mouvement du menton à la brune qui vient de se redresser terrorisée, prends ton amie et partez immédiatement.

Elle se lève d’un coup et s’exécute. Je fais un signe de tête à Ivan qui envoie l’un des gardes l’aider. Il va la soigner, j’y suis sans doute allée un peu fort avec cette pauvre fille qui ne fait que son travail, mais je suis vraiment énervée. Même si aux yeux de mes gardes, cela ne justifie pas tout. Je lis d’ailleurs une certaine désapprobation dans le regard d’Ivan, tant pis, je réglerai cela plus tard. Je peux maintenant parler à mon fils.

— Regarde-toi, est-ce ainsi qu’un prince, futur roi, doit se comporter à ton avis ?

Mon fils s’est levé et a commencé à s’habiller.

— Mère… Vous n’auriez pas dû, ces filles n’ont rien fait de mal.

J’ignore délibérément la réprimande.

— Je t’attendais à mes côtés aujourd’hui pour la séance d’audience du peuple, sais-tu au moins ce qui se passe dans ton royaume ?

Il boucle son pantalon.

— Mère, c’est affreusement barbant… Entendre ces gens passer leur temps à se plaindre.

Cela m’horripile au plus haut point.

— Où en es-tu de tes cours avec ton maître de la pensée ?

Il soupire et écarte les bras.

— Mère, je suis désolé, je n’ai aucun don pour votre art, tout ce que j’arrive à faire, c’est une affreuse migraine. Je suis comme mon père, un guerrier.

Je ricane.

— Ah, le beau guerrier, ton père est mort au combat et pourtant il était de très loin supérieur à toi. Tu veux être un guerrier ? Soit, mais fais-le ! N’oublie pas que dans quelques années tu vas devoir passer le rite de Lumness. T’y sens-tu préparé ?

— Mère, c’est une vieille coutume, toutes les personnes de ma lignée l’ont réussie, je réussirai aussi, c’est obligé.

— Je l’espère pour toi, mon fils, il serait malheureux que tu jettes l’opprobre et la honte sur ta famille en échouant lamentablement. Car un échec signifierait la fin de ta lignée, et ne compte pas sur moi pour essayer de faire perdurer cette même lignée en mettant sur le trône un de tes bâtards que tu sembles prendre plaisir à disséminer partout en ville. Ce qui arrive est de ma faute, je t’ai trop protégé, trop couvé, et pas assez préparé. Je n’étais pas prête à la mort de ton père… Je vais rectifier cela maintenant. De plus, je compte sur toi lors du prochain conseil des nations.

— Mère… dit-il d’un air malheureux. Pitié… Il n’y a que des vieux séniles qui parlent de sujets stériles…

— Tu n’as pas le choix et arrête de discuter mes ordres ! Tu n’es pas encore roi.

Il me lance un regard étrange pendant que je me retourne.

— Denovan.

L’homme a enfilé une chemise, il s’incline devant moi. C’est un homme d’une quarantaine d’années couturé de cicatrices et aux mœurs légères, je n’ai jamais compris ce que mon époux pouvait lui trouver. Mais c’est un excellent guerrier, peut-être le meilleur du royaume.

— Majesté ?

— Pourquoi mon fils n’est-il pas à l’entraînement ?

— Majesté, votre fils est le prince, je n’ai pas autorité…

Je l’interromps d’un geste de la main.

— Dorénavant, vous avez autorité en la matière. Je vous mets maintenant directement sous mes ordres. Si le prince rechigne à ses cours, vous viendrez me voir immédiatement, est-ce bien clair ?

Il s’incline encore une fois.

— Très clair, Altesse…

— Très bien. Et pendant que nous y sommes, apprenez-lui le maniement de l’épée, il me semble qu’il excelle déjà dans celui de la lance.

Je constate que le garde qui a raccompagné les jeunes filles revient. Nous rentrons donc au palais sans encombre. Je dois voir les généraux, il y a des troubles bizarres aux frontières qui m’inquiètent.

Hinriegh

Je suis en salle d’apprentissage avec un homme chauve qui a un diamant incrusté dans le front un peu au-dessus du nez, il doit avoir dans la cinquantaine et a un nez en forme de bec de faucon, je ne connais pas son nom. Je suis plus fort qu’avant, dans tous les domaines, bien que ma musculature ne soit pas encore revenue à ce qu’elle était. Je travaille actuellement avec un maître des pensées venu de la lointaine Tenebrae afin de découvrir les nouveaux pouvoirs qui sont les miens.

Je suis debout, les yeux fermés, alors que mon professeur se trouve à quelques mètres de moi assis en tailleur.

— Que voyez-vous ?

— Je vois des lignes, des lignes de couleurs.

— Bien, concentrez-vous sur une de ces lignes et éliminez les autres.

J’élimine les autres couleurs, je décide de garder le blanc, c’était celle qui était présente avec le plus de force pour le moment. Je ne vois plus que des lignes blanches qui parcourent ma vision.

— C’est fait.

— Quelle couleur ?

— Le blanc.

— Réunissez les lignes et faites-en une boule compacte.

Pas évident ça, je sens une résistance, de la sueur suinte sur mon front et mes tempes. Mais je finis par faire une boule que je tasse avec mon esprit comme on tasserait une boule de neige.

— C’est fait… Et maintenant ?

— Projetez-la !

Moins difficile ça, elle ne demande qu’à partir, comme si elle me repoussait. Bon, surtout ne pas l’envoyer sur moi. À ma grande surprise, cette boule que je ne voyais que dans mon esprit apparaît devant moi et part comme une flèche vers mon maître.

Elle explose à quelques centimètres de lui dans une pluie de glaçons tranchants comme des rasoirs. Je vois mon maître qui semble s’illuminer un très court instant puis sourire et se lever.

— Très très bien, excellent, mon prince… De ce que je peux voir, vous êtes un psychokinesiste.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire que vous manipulez l’énergie afin de vous en servir. Mais je ne devrais pas être surpris outre mesure, c’est le pouvoir des combattants.

Je souris, j’ai donc le pouvoir mental des combattants, cela me va parfaitement bien. Mais que j’ai faim ! ces séances me mettent dans un état de famine intense. Il va falloir que je continue à entraîner mon corps.

Je retourne dans mes appartements pour le déjeuner. J’ai une sacrée migraine et l’après-midi va se poursuivre en entraînement et apprentissage. J’ai à peine ouvert la porte que Leyna arrive, elle se tient bien droite les mains dans le dos en sautillant presque sur place, guettant mes moindres besoins. À ma tête, elle voit qu’il ne faut pas trop me parler, elle enlève ma cape et court ensuite pour me présenter mon fauteuil préféré. J’ai à peine le temps de m’asseoir qu’un verre de vin m’attend sur la petite table à côté du fauteuil. Sitôt que je fais mine de vouloir enlever mes bottes, elle se précipite pour m’aider à les retirer. Il y a une bonne odeur dans l’air, elle est allée chercher ou s’est fait envoyer des fleurs qu’elle a disposées dans des endroits stratégiques. Je m’étends un peu et je ferme les yeux afin d’essayer de me débarrasser de mon mal de tête. Leyna s’est reculée dans un coin et elle attend mon bon vouloir en silence. Je lui parle sans ouvrir les yeux.

— Tes cours se passent bien ?

Sa voix encore infantile me répond doucement.

— Très bien, Seigneur, j’apprends l’alphabet, mon maître me dit douée.

— Très bien… Très bonne initiative pour les fleurs, j’aime beaucoup.

Elle ne répond rien, mais je sens que ma remarque lui a fait plaisir. Mes nouveaux dons ont des répercussions très étonnantes. Leyna me fait penser à un petit chiot, toujours en train d’essayer de faire plaisir à son maître. Il est curieux de voir comme elle est passée d’une crainte quasi religieuse à une dévotion aveugle. C’est à creuser. Ce que j’arrive à faire avec elle, je dois pouvoir le faire avec d’autres. Il faut que je comprenne bien comment cela fonctionne.

Des pas dans le couloir, cela se rapproche, j’ouvre les yeux et je me redresse en soupirant. On ne peut jamais être tranquille. On frappe fortement à ma porte, Leyna se précipite et ouvre, j’entends sa voix qui chuchote.

— Oui, il est là… Non… Non, il doit se reposer… Bon… Patientez, s’il vous plaît.

Elle revient.

— Seigneur, le maître forgeron Diyar demande à vous voir… Sur ordre de votre mère, Seigneur.

Je fais un mouvement vague de la main.

— Bien, fais-les entrer.

Je vois bientôt arriver un homme de haute stature avec des muscles épais dus au maniement des forges. Il se frappe le torse du poing. Il est accompagné de deux servants et quatre sorciers koralists. L’homme parle d’une voix forte et je vois Leyna qui fronce les sourcils de désapprobation.

— Seigneur Prince, je suis Diyar, maître des forges de Gorgarzan. Son Altesse Royale, Dame votre mère, m’a demandé de vous remettre ces présents maintenant que vous êtes remis de votre épreuve. Elle a demandé de faire cela sans aucune présentation officielle.

Sans plus de cérémonie il dévoile l’armure que j’avais déjà vue. Elle est comme dans mon souvenir, mais elle a en plus des glyphes qui scintillent encore sur sa surface. Les enchantements sont récents compte tenu de la force qu’ils dégagent encore. Je fais passer mes doigts sur le métal, elle est de toute beauté, j’ai hâte de pouvoir la mettre au combat.

Un sorcier s’approche maintenant de moi.

— Messirrrre, je vais vous demanderrrrr de viderrrrrr votre esprit, je dois accorderrrrrr la lame sur votre espriiiiiiiiit, veuillez la prendreeeeeeeee par la gardeeeeeee je vous prieeeeeeee.

Je vide mon esprit autant que je le peux et je saisis la garde de la main droite, le koralist la tient par le fourreau d’une main et commence à faire voler son autre main au-dessus en récitant des incantations.

— Krastoeldakshivondertekmap… Altarhass hass kumyarkum’ssss… Netvirnakotepolastorina…

Je sens une fatigue m’envahir et une fumée blanche et noire se répandre de mon bras à l’épée. Mon esprit semble en contacter un autre, similaire au mien, mais plus froid, plus métallique et une question.

— Qui suis-je ?

Je ne réfléchis pas, je lui donne le premier nom qui me passe par la tête.

— Tu te nommes Safir ! Et je te connais.

— Bien sûr que tu me connais, je suis une partie de toi, toi et moi ne faisons qu’un.

Je prends l’arme et je l’installe à la place de l’autre à ma ceinture. Elle est parfaitement à ma taille, je l’essayerai plus tard. Maintenant un autre sorcier s’avance, il ouvre la boîte que j’avais vue la dernière fois et m’invite à prendre la petite baguette en argent. Elle est fine et sans aucune ornementation. Le sorcier, comme le précédent, la lie à moi et me dit que personne d’autre que moi ne pourra jamais l’utiliser. Elle me permettra de stocker des sortilèges de plus en plus puissants en fonction de mes connaissances.

Les koralists font une révérence vers moi. C’est la première fois que je les vois faire cela, et ils me parlent avec la plus grande déférence en me nommant Chevalier Dzigar. Je n’ai jamais entendu parler de ce terme avant et je les remercie. Ils quittent mes appartements après avoir récupéré mon ancienne armure et mon ancienne épée. Toutes deux étant d’une excellente facture, je ne doute pas qu’ils leur trouveront un nouveau maître.

Leyna s’est approchée et regarde l’armure.

— Qu’elle est belle… Je peux ?

Je fais oui de la tête et je regarde sa main parcourir les plaques de métal avec le plus grand respect.

Je range la baguette dans le petit étui qui m’a été donné avec et que j’ai maintenant à la ceinture, et nous rangeons l’armure. Je lui montrerai plus tard comment m’aider à l’enfiler, en attendant je vais pouvoir faire ce que je voulais, c’est-à-dire manger.

Mon repas est bon, mais assez léger. Je ne compte pas m’endormir durant les entraînements et rester le plus en forme possible. De nouveau, quelqu’un frappe à la porte. Leyna va ouvrir, il s’agit d’un messager qui me fait savoir que mon père m’attend.

— Hâte-toi, Seigneur, le maître n’aime pas attendre.

Comme si je ne le savais pas… Je laisse Leyna à son rangement et lui dis que je la verrai ce soir. Je lui souhaite une bonne étude et j’emboîte le pas au coursier. Il porte bien son nom, parce que c’est au pas de course que nous nous rendons chez mon père. À mon grand plaisir, je ne suis pas essoufflé en arrivant. La forme commence à revenir et cela me fait du bien de m’en rendre compte.

Mon père est dans une haute tour et il regarde la ville en contrebas. Il a une tunique noire et le griffon d’argent est dessiné sur son pourpoint et dans son dos. C’est un homme grand, il a comme moi les cheveux noirs et la musculature d’un guerrier. Il m’entend arriver.

— Entre, Hinriegh, viens près de moi.

Je m’avance et je viens à sa hauteur, pour la première fois depuis mon épreuve il pose un regard sur moi.

— Tu sembles aller mieux, j’en suis heureux. Ta mère m’a dit que tu avais transformé ta servante en duchesse ?

— Oui, Père…

— Drôle d’idée… Mais puisque ta mère ne s’y est pas opposée, je n’ai rien à ajouter. Elle a toujours été plus fine politicienne que moi.

Il lâche un rire qui ressemble à un aboiement.

— Et je dois t’avouer que maintenant, avec son dieu, elle me fait un peu peur, satanée femelle. Sans, on n’est sans doute pas grand-chose, mais avec on n’est rien quand même. On dit que ce sont les hommes qui commandent, mais comme pour les dieux, nous ne sommes que des pions pour elles, et elles sont passées maîtresses dans l’art des intrigues.

Je regarde mon père d’un air bizarre, son discours me semble décalé, je ne l’ai jamais connu comme cela.

— Hinriegh, je suis un guerrier, un soldat, un chef, le commandant de mes hommes. J’ai tué plus de créatures immondes que tous les dirigeants des autres royaumes réunis. Ma nation doit être la seule à être en guerre en permanence et pourtant… Pourtant le peuple ne se soulève pas… Nos morts se comptent par milliers, mais le peuple ne se soulève pas. Sais-tu pourquoi ?

— Non, Père…

— Tu vois, je ne suis pas un grand politicien, mais je sais au moins une chose, ce qu’il faut pour le peuple. Primo… Il ne doit pas avoir faim, jamais. Secundo, il doit se sentir en sécurité. Gorgarzan est le pays le plus sûr du monde. Nous n’avons ni mendiants, ni voleurs, ni brigands ou uniquement de façon très marginale. Il faut dire que choisir entre la première ligne au front ou les mines à vie, cela fait réfléchir. Et enfin un peu de distraction… Des jeux de temps à autre, des spectacles, ce genre de chose. Tu ajoutes à cela un petit sentiment de supériorité, et là le peuple te suivra jusqu’à la mort.

Une intuition me taraude, que mon père me dise comment diriger un royaume, c’est normal. Mais qu’il le fasse sur ce ton me dérange.

— Père, quelque chose ne va pas ?

Il soupire et me prend par le bras.

— Suis-moi !

Et il m’entraîne jusqu’à une carte du royaume.

— Nous allons mal, Hinriegh. Ta mère me dit que tu vas devenir un dieu vivant, j’espère qu’elle a raison. Et j’espère aussi que cela va venir vite. Je ne t’accuse nullement de ce que je vais te raconter, mais il faut que tu sois au courant de ce qui se passe actuellement.

Il me montre la carte en plusieurs endroits.

— Nos lignes ont été enfoncées ici, ici, là et là. La vérité, c’est que nous commençons à manquer de soldats, notre population entière est militarisée, à tel point que toutes les autres tâches sont faites par les esclaves, mais cela ne durera pas. Même comme cela nous commençons à faiblir, et ton épreuve a accéléré cela. En effet, nous avons perdu la plus grande partie du clergé qui nous aidait durant la guerre, et une bonne partie de nos sorciers. Ta mère a dû reprendre la formation des jeunes, ils seront très bien formés, mais cela va prendre du temps… Trop de temps…

Il me regarde.

— Le prochain conseil est dans quinze jours, tu viendras avec moi.

Et ce n’était pas une question…

Inconnu

Je finis de passer ma chemise noire au-dessus de ma cotte de mailles et je sors de ma chambre, abandonnant ici la délicate douceur de mes appartements. Je suis des couloirs connus de moi seul afin d’arriver dans le temple, il y fait chaud, le soleil est à son zénith. N’ayant pas besoin de me fondre dans les ombres, je profite de sa chaleur puis je me dirige vers les cellules. J’arrive au niveau des gardiens. Ils semblent assoupis, mais je sais qu’ils sont en fait sur leurs gardes, ils se redressent à mon arrivée.

— Seigneur, me saluent-ils.

— Comment vont nos invités ?

— Difficile à dire, Seigneur, nous n’avons pas l’habitude de garder les proies vivantes et j’ai peur que le plus jeune soit mal en point. Il émet des sons que les autres ne font pas et qu’il ne faisait pas en arrivant. Et il semble plus chaud aussi que les autres.

— Que disent les autres ?

— Ils crient beaucoup et disent qu’il est malade…

Je réfléchis et je me tourne vers la cellule, je goûte la température de la pièce. En effet, il semble être plus chaud que les autres.

— C’est ennuyeux… Nous ne pouvons pas nous permettre d’en perdre actuellement, cela serait contrariant pour la suite… Trouvez-moi un shaman ou un guérisseur qui s’y entende en ce genre de choses. Vite…

Un des gardiens s’éclipse un moment pour transmettre mes ordres et revient ensuite à son poste. Il se remet en position d’attente. Je regarde une dernière fois dans la cellule les étranges créatures. Il va falloir que je demande à d’autres, j’ai plus l’habitude de les chasser et de les manipuler que de les soigner. Je quitte les gardiens pour remonter dans le temple, des prêtres de mère vaquent à leurs occupations. Je me dirige vers la salle centrale, un antique lieu des anciens, ce qui est extrêmement pratique, et je m’enferme.

Je goûte à la chaleur des lieux, je vais ensuite prendre mon globe de cristal pour l’installer sur le piédestal afin d’en concentrer l’énergie.

Je passe la main dessus et j’établis le contact avec mon premier interlocuteur. L’image se brouille un peu, j’attends quelques secondes que mon interlocuteur soit en état de me recevoir, et je vois l’un des miens apparaître.

— Slavin varta mon frère, dis-je avec cérémonie.

— Slavin varta Vakir.

— Où en es-tu ?

— Cela avance, des renforts sont arrivés, les peaux-vertes sont inquiètes ce qui sert nos desseins. J’avance selon le programme prévu, mais je ne veux pas brusquer la première phase.

— Très bien, tiens-moi au courant surtout.

— Bien entendu, Vakir.

L’image s’estompe, mon interlocuteur a coupé la communication. Je passe la main une seconde fois et de nouveau le globe se trouble. Je regarde sans broncher, telle une statue.

— Bonjour, me dit mon interlocuteur d’une voix bourrue.

— Où en sommes-nous ?

— J’ai un petit contretemps, il semblerait que sa mère veuille mettre bon ordre dans sa vie.

Je balaye l’argument d’un geste de la main.

— Ce n’est pas grave, l’essentiel c’est de vous tenir prêt. Vous en êtes toujours, n’est-ce pas ?

— Toujours… Du moment que vous respectez notre accord.

— Ne vous inquiétez pas. Il le sera…

Je coupe la liaison sans plus de cérémonie et je passe la main une dernière fois. L’image reste brouillée plus longtemps qu’avec les autres, cela m’agace franchement. Enfin le visage rougeaud et couvert de sueur d’un homme apparaît.

— Vous en avez mis du temps.

L’homme bafouille, prenant l’ampleur de ma colère et réponds.

— C’est que, enfin, c’est dangereux pour moi de vous parler…

— Où en est-on ? Est-ce que cela commence à faire effet ?

— Je crois que oui, du moins d’après les symptômes que vous m’avez dit qu’il devait avoir, mais…

— Mais ?

— Mais je n’en peux plus, je… Je ne crois pas que je pourrai en faire plus.

— Vous ne croyez pas ?

— Non, du moins, il me faut une preuve, preuve qu’ils vont bien.

— Très bien, quoi et lequel ? Un sourire apparait alors sur mon visage.

— Comment ça quoi et lequel ?

— Bien entendu, quel morceau désirez-vous que l’on vous fasse parvenir et sur lequel dois-je le prélever ? Vous pourrez du coup juger de la fraîcheur de la marchandise.

L’homme devient blanc comme un linge.

— Non, non cela ne sera en fait pas nécessaire, je vais faire ce qu’il faut.

— Bien, c’est beaucoup mieux comme ça…

Je coupe la dernière communication.

Tout semble se passer correctement, je range donc la boule de cristal dans son emplacement et je me déplace avec grâce vers la partie la plus profonde du temple. Je désactive le glyphe de garde et j’entre dans la pièce. Elle est pleine de potions, d’alambics et d’autres objets divers, des gens sont occupés autour de différents appareils qui pulsent plus ou moins rapidement.

Le chef de la salle me fait un signe de tête, je m’approche de lui pour le saluer.

— Vakir, dit-il.

Je hoche la tête et donne un coup dans la direction de la forme allongée sur la table. Cela ressemble à un humanoïde, à la différence qu’il n’a aucun organe génital et que son visage est complètement plat. Son corps n’a aucun pli et semble être moulé d’un seul bloc.

— Où en est-il ?

— Cela avance, Vakir, il n’est pas encore prêt, bien évidemment, mais il le sera à la date prévue.

— Excellent, je ne vous dérange pas plus longtemps alors.

Je ressors de la salle et j’en vérifie la fermeture, la journée se passe actuellement bien. Je vais donc aller voir mes mignons…

Sendre

L’été est enfin arrivé. Avec les vivres que père a rapportés avec lui et les hommes du comte, la vie a pu reprendre au village. Mère est occupée à recevoir de nouveaux colons et à les installer. Les hommes sont en train de construire un immense chalet en bois de fer afin d’y loger le comte. Il paraît qu’il va venir à l’occasion de mon anniversaire, père a dit que c’était une raison qui en valait bien une autre. Du coup, je vais avoir un anniversaire mémorable, Clotilde est un peu jalouse, elle dit que les grandes fêtes ne sont jamais pour elle. Père a beaucoup ri et lui a dit que cela viendrait, n’empêche qu’elle est jalouse comme tout. Elle trouve toujours un moyen d’accaparer l’attention de Roland, et cela m’agace au plus haut point. J’ai aussi essayé de demander à père comment il avait fait pour que le comte le tienne en si haute estime, il n’a rien voulu me dire. Personne ne semble rien savoir, et ma mère change de sujet quand je lui pose la question alors que père, lui, éclate de rire à chaque fois en m’ébouriffant les cheveux et en me disant que je verrai bien.

Mouais… J’ai arrêté de lui poser la question, j’ai horreur qu’on m’ébouriffe les cheveux, je n’ai plus huit ans.

Mais aujourd’hui est une journée particulière. Mes frères sont sur la frontière avec père, ils recherchent des traces potentielles des verts, les villageois sont en train de travailler sur le palais, ma mère est accaparée par l’arrivée et ses responsabilités, et ma sœur chérie n’aime pas monter à cheval. Du coup, lorsque Roland est venu me voir pour la leçon du jour, j’ai sauté sur l’occasion de cette magnifique journée pour lui dire qu’une leçon à l’extérieur m’aiderait à me concentrer. J’ai argué du fait que le domaine était sécurisé et que je connaissais des endroits sans risque. Il a bougonné un peu, mais il a fini par se décider. Il a tout de même pris avec lui une arbalète de poing et une épée courte. Pour ma part, je suis en bottes souples, culotte de cuir et gilet d’équitation.

Je monte comme un homme, ce qui scandalise ma mère. J’ai pris aussi mon épée, il ne faut pas faire preuve de trop d’insouciance tout de même. Mais mon objectif est atteint, je suis seule avec Roland, il est à moi toute seule sans chaperon. Je jubile et rien ne gâchera mon plaisir aujourd’hui.

Nous sommes en haut d’une colline, le vent est faible et chaud, le soleil haut dans le ciel, et la vue qui s’étend devant nous est grandiose. C’est une grande prairie couverte de fleurs de toutes les couleurs, on peut voir les abords d’un bois plus loin. Roland arrive à ma hauteur.

— Gente demoiselle, il va falloir commencer le cours, nous n’avons pas toute la journée.

Je soupire…

— Je n’ai pas envie de travailler, Roland… Ne peut-on pas profiter de la journée ?

Il pose son regard sur moi.

— Je crains que non, votre père ne me paye pas pour simplement te faire la causette, nous avons du travail, jeune fille.

Je lui lance un regard espiègle.

— D’accord, cher maître, mais il va falloir m’attraper avant.

J’attrape les rênes de mon cheval et je le lance au grand galop en riant et en poussant de grands cris d’encouragement. J’entends Roland jurer dans mon dos en disant que ce n’est pas drôle, puis il jure à nouveau et lance son cheval à ma poursuite. Je pousse mon étalon à fond et je place mon corps afin d’avoir le minimum de prise au vent. Mes cheveux volent à l’horizontale derrière moi, mais j’entends Roland qui commence à me rattraper. Je tente de faire allonger les foulées à mon cheval, mais il est déjà à ma hauteur. Cette espèce de tricheur est en train de chanter… Il chante pour son cheval qui semble me rattraper sans même faire d’effort notable, ce n’est pas juste. Il tente de prendre les rênes de mon cheval, j’essaye d’esquiver, mais je n’y arrive pas, il est trop fort pour moi. Il finit par tirer sur les rênes et stoppe nos chevaux. J’ai les cheveux en bataille, ce qui doit me donner un air comique.

— C’est fini oui, ces enfantillages ? me lance-t-il.

Enfantillages ? Je vais t’en montrer moi des enfantillages.

— Tu ne m’as toujours pas attrapée.

Et je saute de cheval pour me mettre à courir aussi vite que je peux. Je cours vite, très vite même, je me retourne en riant en le voyant pester à nouveau pour me poursuivre. J’essaye d’accélérer et mes bras battent le rythme, parfaitement coordonnés avec mes jambes, je ne cours pas comme la plupart des filles. J’entends que Roland n’arrive pas à me suivre et qu’il parle une langue étrange, soudain il est sur moi. Il a encore triché avec ses trucs de bardes. Il tente de me saisir un bras, mais je lui échappe et il finit par plonger pour me ceinturer. Nous tombons au sol et je rigole à en pleurer. J’amortis ma chute en arrivant sur le côté et je me retrouve sur le dos, Roland se trouve sur moi, me tenant les poignets dans ses mains. Son poids me comprime le ventre, m’empêchant de respirer, ma poitrine se soulève au rythme de mon halètement effréné. Roland aussi cherche à reprendre son souffle. Nos respirations se mêlent et nos yeux ne se quittent pas, mon cœur n’arrive pas à reprendre un rythme normal et je ne fais rien pour me défaire de son étreinte. Il se calme un peu, semble hésiter alors que moi j’attends, je n’ai pas envie de bouger, je voudrais que le temps se fige, il finit par parler.

— Sendre… dit-il comme un regret.

— Oui ?

Je réponds d’une petite voix, comme une invitation à continuer. Mais il détourne le regard.

— Sendre, je vais devoir partir.

— Quoi ?

Adieu les petites cloches qui tintent devant mes yeux, l’odeur des fleurs qui enivrent mes sens, j’ai l’impression que l’on vient de me mettre dans un étau. Je réagis immédiatement et avec violence, je le prends complètement au dépourvu. Je commence par donner un coup de hanche pour le déséquilibrer, ensuite je relève mes jambes et les balance sur le côté droit. Je tire sur ma main droite et pousse sur la gauche pour continuer le déséquilibre, et je fais un roulement des poignets afin de casser sa prise sur moi et lui saisir les siens. Je le projette avec violence sur ma droite, il est tellement surpris qu’il finit sur le dos et moi sur sa gauche assise sur mes talons.

J’ai lâché son bras droit, mais je maintiens toujours fermement son poignet gauche.

— Comment cela partir ? dis-je d’une voix blanche.

— Il faut que tu comprennes que je dois retourner dans de grandes villes afin de savoir ce qui se passe dans le royaume, de plus… Je n’ai plus aucun conte et histoire pour ton anniversaire. Je voudrais étoffer mon répertoire.

— Mais alors… Tu reviendrais. Tu partirais combien de temps ?

— Je ne sais pas, quatre ou cinq mois, mais je serai de retour pour ton anniversaire bien entendu.

Je me mets alors à le bourrer de coups de poing taquins dans les côtes.

— Idiot, je pensais que tu allais partir pour toujours.

Je souris à nouveau.

— Ne t’inquiète pas, jeune dame, je reviendrai vite et je vais te laisser de quoi étudier en mon absence.

Il se remet en position assise, en tailleur.

— Bon… Pouvons-nous entamer votre leçon ou vais-je devoir encore te courir après ?

La seconde solution ne me déplaisait pas, mais il avait rempli sa part du marché, même s’il avait triché.

— D’accord, allons-y. Par quoi commençons-nous ?

Il regarde le ciel un moment.

— Aujourd’hui, sujet libre. As-tu un sujet qui t’intéresse ?

Je réfléchis…

— Ce que tu as fait pour me rattraper, c’était de la magie n’est-ce pas ? Parle-moi de la magie.

— Vaste sujet, mais allons-y. Crois-tu aux dieux, Sendre ?

La question me prend un peu au dépourvu.

— Je ne sais pas trop, en fait… Oui, j’imagine que oui.

— Vois-tu, les dieux existent. Nous ne les avons jamais vus, ils ne nous sont jamais apparus, mais il est certain qu’ils existent. Il existe sur Terre plusieurs formes de magie, chacune se déclinant ensuite dans d’autres formes. Mais à la base, il n’y en a que trois types. En gros et pour faire simple, nous avons d’abord la magie profane. La magie profane est celle des non-croyants, ou plutôt celle qui ne fait pas appel aux dieux ou aux pouvoirs de la Terre pour se manifester. Le mage ou sorcier arrive à visualiser des lignes de force et, par des calculs et des incantations, il procède à un échange avec d’autres plans d’existence. Pour utiliser un sortilège de magie profane, le plus souvent il faut un composant et une incantation. Et souvent, le composant est détruit lors de l’incantation. Certains disent que le fait de faire cela détruira à terme la planète, parce que ce qui part ne revient jamais. D’autres, qu’il existe d’autres mondes et que ce n’est qu’un échange d’un monde à l’autre… Va savoir où se trouve la vérité. Comme toute vérité, je pense qu’elle doit se trouver entre les deux. Quoi qu’il en soit, cela ouvre un espace dans notre monde, ce qui permet d’activer certains pouvoirs. Le second pouvoir est celui des croyants, ou du moins de ceux qui appuient leurs sorts sur les dieux. Ce sont les dieux qui leur accordent les sortilèges qu’ils peuvent lancer. Dans un cas comme dans l’autre, le praticien apprend ou médite afin d’apprendre le sortilège. Il le lance pratiquement en son entier, tout sort est long et complexe. Le sort est donc dit amorcé. Pour libérer son énergie, le praticien lance la fin de l’incantation afin de le faire partir. Il y a des exceptions, mais nous ne rentrerons pas dans les détails maintenant. Les derniers sont les personnes douées de capacités psychiques. Ils interfèrent avec le monde par la seule force de leur esprit. Au début, les Aînés les ont parqués comme des bêtes. En effet, les Aînés ne maîtrisent pas ces pouvoirs, contrairement à certaines aberrations et certains démons. Ils ont donc cru au départ que les psioniques étaient des sortes de monstres hybrides. Mais il n’en est rien. Par contre, le fait de les parquer ensemble a, semble-t-il, accru encore leurs pouvoirs. Ils sont devenus une grande nation.

— Les Tenebrae ?

— Exactement… Je pourrais te parler des journées entières de la magie, c’est tellement complexe… Mais voici les grandes lignes.

— Tu as parlé des Aînés ? Ce sont les anciens ?

— Non, personne ne sait qui étaient les anciens, mais nous retrouvons régulièrement dans le monde inconnu des artefacts antiques dont personne ne sait comment ils fonctionnent. Les Aînés, ce sont les Nains et les Elfes. Les Nains sont plutôt bourrus, mais assez sympathiques, alors que les Elfes sont beaucoup plus froids. Certains disent hautains, mais je pense surtout que cela vient du fait que nos civilisations sont très différentes. Ils nous regardent un peu comme des parents bienveillants. D’ailleurs, il va y avoir très prochainement le conseil des Nations Humaines sur les terres des Elfes. Les Elfes ont verrouillé leur territoire, et on dit que ce sont les seuls moments où des Humains peuvent s’y rendre. À part dans les villes marchandes du bord de la mer intérieure où ils font du commerce. Je vais d’ailleurs m’y rendre.

— Tu vas aller chez les Elfes ?

— Oui, Mademoiselle.

— Tu m’y emmèneras ?

— Pas maintenant, mais peut-être un jour.

Nous restons là, à flanc de colline, à discuter du monde. Il part en fin de semaine, je profite donc de sa présence autant que je peux. Le temps va me paraître long sans lui…

Leyna

— Nous devons nous rendre au conseil dans quinze jours, tâche de préparer nos affaires.

— Combien de temps resterons-nous là-bas ?

— Je n’en sais rien, mais toi tu partiras la veille afin de préparer nos appartements et veiller à ce que tout soit en ordre à notre arrivée, pour mon père et moi.

Ça va être pratique encore… Bon, eh bien je crois que je vais tout prendre…

— Dois-je prendre aussi votre armure ?

— Non, je ne pense pas que cela soit nécessaire, pour le reste, fais à ta convenance.

— On va voir des Elfes ? Et des Nains ?

Il sourit.

— Oui, n’oublions pas que le conseil se tient quelque part sur les terres elfiques, donc oui, nous allons voir des Elfes.

Chouette, chouette, chouette… On va voir des Aînés. J’ai hâte d’y être.

Bon… Il faut que je me lance…

— Seigneur ?

— Oui ?

Je regarde au sol, je n’ose pas continuer…

— Mon maître d’écriture dit que je m’en sors très bien, que je suis très intelligente et que…

Je sens ses yeux se poser sur moi, je suis incapable de soutenir son regard inquisiteur, je me sens rougir et je regarde mes pieds.

— Et que ?

— Et que… Je… Je pourrai.

— Allez, Leyna, que diable ! Dis ce que tu as à dire, tu en as déjà trop dit maintenant.

Son ton s’est fait pressant, il n’aime pas qu’on tourne autour du pot. Je parle alors à totue vitesse.

— Que je pourrais apprendre les arcanes de la magie.

Le silence tombe dans la pièce, je suis comme une statue, je n’en peux plus.

— Nos arts ? À une esclave ?

— Excusez-moi, Seigneur, je ne voulais pas me montrer impertinente, pardon, Seigneur je…

— Chut, me coupe-t-il en levant la main.

Il se retourne et regarde par la fenêtre.

— Quelle spécialité ?

— L’ombre…

Je l’entends ricaner.

— Rien que cela, l’ombre, la magie de l’anti-vie… La magie de vie des morts…

Il se passe la main sur le front.

— Par le seigneur de la guerre, ma mère va me tuer ! C’est d’accord, gamine, je veux bien.

— Vraiment ?

Je vois son sourire se figer, je tombe à terre.

— Pardon, Seigneur, je ne voulais pas mettre votre parole en doute, pardon, Seigneur.

Hinriegh tient toujours ce qu’il dit, et il ne supporte pas qu’on puisse remettre sa parole en doute.

Je le sens qui se détend, il ne s’excusera jamais devant une esclave, mais son ton le fait à sa place.

— Relève-toi, petite, mais je dois t’avertir, tu choisis là la voie la plus dure. Un mage classique, lorsqu’il rate un sort, il peut s’en sortir avec quelques ecchymoses. Toi, tu ne pourras pas. La manipulation de l’énergie noire ne supporte pas la médiocrité, une erreur et l’énergie des ombres se retournera contre toi. Et ce ne sont pas des ecchymoses que tu auras, mais tu te transformeras en vieillarde. Alors, réfléchis bien et ne prends pas cela à la légère.

Je me relève.

— Oui, Seigneur.

— Je dois retourner à mes entraînements.

Je me dirige immédiatement vers la penderie pour lui prendre son manteau et sa cape, et je l’aide à les enfiler. Je vais ensuite jusqu’à la chambre où se trouve son épée. Elle est rangée sur un présentoir, et son fourreau finement décoré est posé sur un coussin de velours. J’approche ma main pour m’en saisir et j’arrête mon geste à quelques centimètres d’elle. J’ai l’impression de la voir vibrer, et la crainte envahit mon cœur. Je lui parle doucement.

— S’il vous plaît, épée, puis-je vous prendre ? C’est pour vous amener à Sir Hinriegh. Je vais faire attention, c’est promis.

Je sens ma peur se calmer. Je dois devenir folle, je parle à une épée… Je la saisis délicatement et je la serre contre moi. Lorsque j’arrive auprès de Hinriegh, il me lance un regard amusé. J’ai l’impression qu’il prend plaisir à me mettre dans des situations impossibles, rien que pour voir comment je vais réagir. Je lui donne l’arme qu’il place à sa ceinture pendant que j’ouvre la porte pour le laisser sortir.

— Bonne journée, Leyna.

— Bonne journée, Seigneur.

Bon… Le voilà parti, déjà il faut que j’aille voir la chef intendante des esclaves afin d’avoir du personnel. Je finis de ranger ce qu’il faut, ce qui va assez vite, et me voilà partie. Les couloirs défilent sous mes pas, le château royal est très vaste et le quartier des esclaves se trouve de l’autre côté de la bâtisse. Je commence à apprendre les ordres de passages, devant qui je dois me ranger et, au contraire, quand ce sont les autres qui doivent se pousser. Il faut avouer que, étant donné la place que j’occupe, ce sont plus souvent les autres qui s’écartent que moi. Je ne pourrai pas étudier aujourd’hui, cela me contrarie un peu, mais je peux difficilement m’en plaindre. Inutile d’avertir mon maître en écriture, si je ne suis pas là il en déduira forcément que j’ai des affaires à régler pour mon seigneur.

J’arrive au quartier des esclaves. Il règne ici un brouhaha sans nom, le seul endroit où il y a plus de pagaille qu’ici doit être les cuisines. Enfin, pagaille pour les novices, en fait je sais que tout est parfaitement réglé selon des codes compliqués. Je finis par arriver devant une grosse dame qui donne des ordres et qui gribouille des tas de choses en toutes petites lignes sur un carnet. Elle lève les yeux sur moi, regarde l’emblème sur le devant de ma tunique et reporte ensuite les yeux sur son carnet.

— K’est ki y’a pour ton service, mon p’tit poussin ? K’est-je peux t’y faire pour la famille royale ?

— Mon Seigneur va partir dans quinze jours. J’ai besoin qu’on lui prépare des appartements pour son arrivée, et de quatre porteurs pour le jour du départ.

Elle gribouille des choses sur son carnet.

— Ek t’es le poussin de qui dans la famille ? Notable ? Cousin ? Chevalier ?

Je me tiens très droite et très fière.

— Mon maître est le Seigneur Hinriegh, prince de Gorgarzan.

En disant ces mots je me rends compte à quel point nous sommes dépendants des gens que nous servons et à quel point leur position influe sur la nôtre.

La dame relève les yeux vers moi et un silence se fait autour de nous, entrecoupé de murmures. Une fille s’approche de moi, elle doit avoir une trentaine d’années et elle est plus grande que moi. Un turban maintient ses cheveux noirs ensemble et elle me lance un regard espiègle de ses yeux marron.

— Le prince, je l’ai déjà vu, il est plutôt bel homme, il fait ça comment ?

Je reste interdite.

— Comment ça, comment ?

— Ça va poussin, pas de ça avec moi, une mignonnette comme toi, tu ne vas pas me dire qu’il ne te touche pas.

— Ben euh… Non… Enfin je ne crois pas.

Je sais parfaitement ce qu’elle veut dire, mais je n’ose me l’avouer.

— Gina, tu sais ce qui est arrivé à Smirna, elle est devenue duchesse, tu crois qu’elle serait devenue duchesse s’il l’avait touchée ?

Là, Gina passe ses doigts dans mes cheveux. Je n’aime pas du tout la familiarité de cette femme, et je tremble un peu de dégoût.

— Dommage… Tu peux toujours lui dire que Gina serait ravie de le détendre, je me demande ce qu’il vaut. Le maréchal que je sers commence à être un peu vieux, et les combats qu’il mène perdent un peu de leur splendeur. Et toi, tu vas devenir duchesse aussi ? Si je suis gentille avec toi, tu m’emmèneras avec toi ?

Cela déclenche certains rires hilares des personnes proches.

— Fous-lui la paix, Gina, la p’tiote est pas là pour ça. Dégage et arrête de l’enquiquiner. déclare la dame derrière le comptoir.

La femme retire sa main de mes cheveux.

— Ouais, ouais, ça va… Allez, fais ce que tu as à faire, poussin… Et fais gaffe à ton cul, il vaut de l’or.

Elle finit par s’en aller, le regard égrillard.

— T’inquiète p’tiote, elle est jalouse, c’tout. Bon, rev’nons à nos moutons. Il part pour l’conseil, c’est ça ?

Je fais oui de la tête, j’ai perdu de mon assurance, je ne me sens pas en sécurité ici. Je suis avec les autres esclaves, et pourtant je ne me sens pas bien. Ils me regardent tous avec des yeux où se mêlent envie et jalousie. Vivement que je termine ça.

— Bon, j’vais t’envoyer un décorateur, y va prendre les m’sures de ses apparts et de s’kia dedans. Faudrait pas k’ton Seigneur s’retrouve sans rien, hein ?

— Non, Madame.

— Et pour le jour même, je t’enverrai quatre porteurs, ça t’va ou faut aut’chose ?

Je réfléchis, en effet, cela serait gênant s’il n’y avait plus de meubles lorsque Hinriegh reviendrait ce soir.

— Non, non, Madame, cela me semble très bien.

— Très bien, poussin. Par contre, arrête ce cérémonial avec moi. Moi, c’est Galya, tu m’appelles donc Galya, pigé ?

— Oui, Galya ; merci, Galya.

— J’t’en prie, poussin, allez file…

Je ne me le fais pas dire deux fois, et je retourne avec soulagement dans les appartements royaux.

Dans l’après-midi je vois arriver dans les appartements un homme et ses deux aides qui prennent des mesures et regardent l’aménagement. Bien entendu, je ne les quitte pas d’une semelle. Même quand on vient faire le ménage, je suis toujours là. Et non, ce n’est pas moi qui le fais.

Je n’ai pas le droit de partir plus tôt pour vérifier les aménagements, il paraît que cela coûte trop cher. Je ne pourrai partir que quelques heures avant lui afin de vérifier que tout est en ordre. Je donne donc des directives très claires au décorateur, heureusement il a l’air de bien s’y connaître dans son affaire. Notez, pour le prince il aurait été injurieux de faire moins. Je prépare le bain pour le soir et le repas, je me suis perfectionnée au fil du temps aux cuisines, maintenant c’est moi qui lui fais ses repas. En plus, c’est plus sécurisant, je suis sûre de ce qu’il mange.

Bon, dernier tour d’horizon pour vérifier que tout est en ordre, je remets du bois dans le feu lorsque j’entends la porte qui s’ouvre. Je me précipite et sans un mot je l’aide à enlever sa cape, son manteau, je prends son arme avec une grande prudence et je vais la ranger délicatement sur son présentoir. Je reviens lui servir son verre de vin préféré et je m’agenouille pour lui enlever ses bottes. Je vais les ranger, je les cirerai plus tard. À son visage je vois qu’il est épuisé, des cernes de fatigue se voient sous ses yeux. Ses cheveux sont collés par la transpiration et il sent fort, ce n’est d’ailleurs pas désagréable. Il se redresse, toujours sans un mot je l’aide à se déshabiller. Ses mouvements sont lents et maladroits, et il grogne quand je lui enlève sa tunique. Il porte une grosse ecchymose violette sur son omoplate gauche. Je ne parle jamais avant lui, c’est comme ça, je ne parlerai que s’il m’y invite. Chose qu’il fait quand il a commencé à se vider la tête de ses soucis de la journée. Je finis de l’aider à se déshabiller et je le regarde entrer dans le bain. Il ne fait preuve d’aucune pudeur avec moi, j’y suis habituée maintenant, et le contraire signifierait pour lui une perte de temps. Par la suite je le savonne et je le lave. Une fois sorti, je le sèche vigoureusement et je vais chercher un pot d’onguent pour mettre sur tous les bleus qu’il a un peu partout. Une fois en tenue de nuit, je lui prépare son repas et nous commençons à discuter un peu de ce qui s’est passé durant la journée. Après le repas, il se retire dans son étude pour travailler, et j’attends qu’il aille se coucher pour en faire autant. En attendant, je m’entraîne à écrire.

Durant la quinzaine de jours qui nous sépare du départ, je dors mal la nuit.

Je suis trop excitée, du coup je suis debout de bonne heure.

Afin de tuer le temps, je nettoie la cheminée et je relance le feu. Hinriegh se lève tôt aussi, nous sommes en hiver et le vent souffle dehors.

— Tu te lèves tôt, me fait-il remarquer.

Je tisonne le feu, je suis déjà habillée.

— Oui, Seigneur, je n’arrivais pas à dormir, je suis trop énervée pour cela.

Il regarde la table où j’ai déjà placé les éléments pour son petit déjeuner.

— Peux-tu mettre un couvert de plus, s’il te plaît ? Je ne vais pas déjeuner seul ce matin.

Sa remarque me surprend, c’est la première fois qu’il mange le matin avec quelqu’un. Mais je n’ai pas à poser de questions, je me hâte donc pour installer un second couvert. Une fois fini je me remets en position d’attente.

— Tu as déjà mangé ?

— Non, Seigneur.

— Très bien, alors assieds-toi, tu vas prendre ton petit déjeuner avec moi ce matin.

Je reste interdite, je n’ai pas entendu ce que j’ai entendu, il a dû vouloir dire autre chose. Soudain, je sens ses mains sur mes épaules, il me pousse doucement, mais fermement vers une chaise.

— Assise !

Son ton est péremptoire et sans équivoque. Je m’assois donc sur la chaise, je suis perdue et je ne sais pas quoi faire.

— Tu bois quoi le matin ?

— Du thé, Seigneur.

Et avec horreur je le vois saisir une bouilloire et la placer sur le crochet au-dessus du feu.

— Seigneur, que faites-vous ?

Mon ton est aussi catastrophé que paniqué, il me regarde pourtant avec un certain amusement.

— En effet, tu dois avoir besoin de manger, je fais chauffer de l’eau.

— Mais euh… Vous ne pouvez pas… Enfin… Il ne faut pas… Je… C’est à moi de…

— Chut… Cette fois c’est moi qui m’en occupe, me crois-tu incapable de faire chauffer de l’eau ?

— Euh… Non, Seigneur…

Et je le vois qui verse de l’eau dans mon bol avec du thé. Il s’installe en face de moi et commence à beurrer une tartine. Je ne sais pas quelle attitude adopter, je reste la tête baissée et les mains sur les genoux.

— Tu n’as pas faim ?

— Si, Seigneur.

— Alors, arrête de faire ta bécasse et mange…

Je deviens toute rouge et je commence à manger.

— Pour aller chez les Elfes, nous allons prendre des téléporteurs, j’imagine que tu n’en as jamais pris ?

Je fais non de la tête.

— Le contraire m’aurait surpris… C’est le moyen le plus rapide de se déplacer et on peut normalement y arriver de deux façons. Soit un mage suffisamment puissant le fait, soit on passe par un pentagramme de téléportation. Nous, nous allons utiliser la seconde solution pour deux raisons. La première, c’est que la téléportation par un tiers reste toujours un peu risquée. On peut en effet ne pas arriver exactement là où l’on veut. La seconde, c’est que tous les royaumes sont maintenant équipés de piliers qui interdisent toute téléportation. Le but étant d’éviter l’invasion par des créatures qui seraient douées de ce talent. Par le pentagramme, il faut que le sorcier de départ demande au sorcier d’arrivée de débloquer son téléporteur. C’est absolument sans risque, mais cela coûte beaucoup plus cher en composants. C’est ce moyen que nous allons utiliser. Bon, je vais devoir y aller, il me faut travailler avec mon père la politique du royaume. Prends ton temps pour finir de manger, je vais trouver mes affaires, ne t’inquiète pas, finit-il en se levant.

J’ai quelques scrupules, je n’ai pas l’habitude qu’il fasse des choses à ma place et je n’aime pas cela. Cela bouscule un peu trop mes habitudes.

Je passe le reste de la semaine coupée entre le service de mon seigneur, mes études, et les préparatifs du départ.

Arrive le jour dit, je m’occupe de Hinriegh comme d’habitude. Je vais partir le matin pour vérifier que tout est en ordre, et lui arrivera plus tard accompagné de son père. Je vérifie une dernière fois les malles et je finis d’y ranger nos affaires. Ne sachant pas combien de temps nous allons rester, j’ai presque tout pris. On frappe à la porte, je vais ouvrir. Quatre solides gaillards sont là, ils ont les habits des serviteurs du château. Ces esclaves servent à tout le monde selon les besoins, ils n’ont pas de maîtres attitrés.

— Bonjour, Mademoiselle, nous venons pour le transport des caisses.

— Ah, très bien, suivez-moi, je vais vous montrer ce qu’il faut prendre… Euh, il y en a plus que prévu, j’espère que cela ne va pas poser de problème…

Le chef du groupe me suit et lève un sourcil en voyant le nombre de malles, mais il répond avec bonne humeur.

— Pas de souci, ma p’tite demoiselle, on fera plusieurs voyages.

— Très bien, vous savez où cela doit aller ?

— Oui, oui, ne vous inquiétez pas.

Cela tombe bien parce qu’en fait, moi, je n’en ai aucune idée…

— Bon, je vous suis alors.

Je passe une cape à capuche, je ne sais pas du tout quelle température il va faire là où l’on va, je préfère être prudente. Je donne la clef de la porte au chef en lui demandant de me la rendre quand ils auront fini. Nous finissons par arriver dans une salle très bien Eclairée. Des koralists sont en train de s’affairer autour d’un grand pentagramme de dix mètres de diamètre, et plusieurs hommes en robe noire passent leur main au-dessus de globes de cristal.

À mon arrivée, je vois qu’un détachement de gardes est là, ainsi qu’un homme que je reconnais comme étant le maréchal Konogan, héros de la bataille de la cité des cîmes d’Ardrain. Le roi lui a demandé de lui servir de capitaine de sa garde rapprochée. Compte tenu du fait que le conseil se passe dans les contrées elfiques, c’est considéré comme un grand honneur. C’est maintenant un vieux monsieur, mais il est encore craint pour sa connaissance au combat. Il est actuellement capitaine de la garde, et je l’entends donner ses dernières instructions à ses soldats.

— Discipline messieurs, discipline, je ne tolérerai aucune incartade. Nous allons nous retrouver en face de gens moins éduqués et moins disciplinés que nous, je compte sur vous pour montrer votre différence. On pourra vous insulter, insulter le royaume ou la reine, prendre à partie votre mère, je n’en ai rien à faire. Maîtrise de soi, tant que vous n’aurez pas l’ordre de bouger, vous ne bougerez pas. Vous aurez une mission, elle passera avant tout le reste. Si l’un d’entre vous se laisse aller, il aura affaire à moi, est-ce bien compris ?

Les douze soldats répondent d’une voix unanime.

— Oui, mon capitaine.

Ils sont tous vêtus d’un plastron noir avec le griffon d’argent de la royauté, rondache au bras et épée au côté. C’est à ce moment que le maréchal me voit, il hausse un sourcil.

Je fais une petite révérence.

— Leyna, Messire, je suis la servante de Seigneur Hinriegh.

Il fait un mouvement de la tête à côté des caisses.

— Mets-toi là, nous allons bientôt partir.

Et il se désintéresse complètement de mon sort.

Les caisses et différentes malles sont installées dans le cercle magique, puis l’un des hommes en noir dit, sans nous regarder, le regard fixé sur son globe.

— Veuillez prendre place à l’intérieur du cercle, s’il vous plaît.

Les soldats se mettent en ordre parfait alors que moi j’essaye de me trouver un endroit entre les caisses.

Une fois tout le monde en place, les gens qui sont en face des globes commencent à parler entre eux. Il y a deux femmes et trois hommes. Chaque globe fait face à une branche de l’étoile qui se trouve elle-même dans le cercle.

— Niveau d’énergie dans le pentacle OK.

— Acceptation de la liaison de la part d’Omphrée.

— Vortex stable.

— Début de l’incantation de transfert.

Les lignes au sol commencent à palpiter, je ne suis pas très rassurée…

— Liaison avec le tunnel OK, transfert.

Ma vision se trouble d’un coup… MAMAAAAAANNNN… Cela a duré le temps d’un battement de cœur, mais j’ai la tête qui tourne, j’ai l’impression de tomber et je me rattrape à une malle. Je regarde à mes pieds, les lignes commencent à s’éteindre, ça n’a pas marché.

— Bienvenue en Omphrée, chevaliers de Gorgarzan. Je suis Lewïl Telfal et je dois vous mener à vos appartements.

Ah si… Cela a fonctionné, la voix vient d’un grand Elfe en robe de cérémonie verte. Je n’ai jamais vu de tenue aussi belle que la sienne. Nous sommes dans une salle similaire à celle de notre départ, mis à part qu’ici la lumière n’est pas artificielle. Une grande baie vitrée nous surplombe, et les boules de cristal sont dirigées par des Elfes. Ils sont aussi grands que les Humains, mais ils semblent plus frêles. Ceci dit, les deux gardes en armure à l’entrée, armés d’une hallebarde, ne donnent pas trop envie de les chatouiller non plus.

Des jeunes Elfes viennent pour prendre nos bagages, et l’un vient vers moi. Il me salue.

— Lithiam lümthia, Mademoiselle, vous avez l’air perturbée, est-ce votre premier voyage par un téléporteur ?

Sa voix est douce et ses manières pleines de sollicitude.

— Bonjour, euh… Oui.

— Je vois, vous avez le mal de la téléportation, cela va vite passer. Donnez-moi votre bras, nous devons dégager rapidement l’aire d’arrivée, d’autres doivent venir. Nous allons vous montrer vos appartements.

Je lui donne mon bras, il est étonnamment fort et me soulève sans effort apparent.

— Vous êtes ? Je demande pour savoir où je dois vous conduire.

Je suis un peu groggy par le passage en répondant.

— Je suis l’esclave personnelle du prince Hinriegh de Gorgarzan.

Je le sens qui se tend un peu à cette mention, et c’est sur un ton de conspirateur qu’il demande.

— J’avais effectivement entendu parler que Gorgarzan utilisait des esclaves… Vous êtes bien traités ?

Je me reprends.

— Oh oui, oui, très bien, il ne faut pas vous inquiéter.

Je vois bien que ma réponse ne le satisfait pas entièrement, mais tant pis. Qu’il croie ce qu’il veut.

Nous arrivons aux appartements de la famille royale, je suis estomaquée, c’est la copie conforme des appartements du château. À part la vue qui est magnifique, tout le reste est identique. Je commence donc à ranger les affaires au fur et à mesure que les malles me sont apportées. Mon seigneur devrait être content. En quelques heures, j’ai tout rangé et je n’attends plus que mon seigneur. Pour patienter, je lis un peu.

Il arrive en fin de matinée avec son père.

— Le voyage s’est bien passé ?

— Oui, Monseigneur, mais j’avais un peu la tête qui tournait à l’arrivée.

Il sourit.

— C’est normal, il faut toujours un peu de temps pour s’y habituer. Leyna, je ne vais pas pouvoir déjeuner, le conseil débute en début d’après-midi et je n’en aurai pas le temps. Nous devons nous y rendre tout de suite.

Devant mon air désolé, j’avais déjà tout préparé, il ajoute :

— Ne t’inquiète pas, on verra pour ce soir… Et… Enfin on verra… Allez, viens nous y allons.

Je fais des yeux ronds.

— Moi aussi ?

— Oui, toi aussi. Mais mon père sera avec nous, donc veille à bien rester trois pas derrière nous et à ne pas parler.

— Oui, Seigneur…

Il défait son ceinturon et le pose sur son lit tout en m’expliquant que les armes sont interdites. Ce sont les Aînés qui s’occupent de la sécurité durant le conseil. Nous sortons ensuite pour aller chercher son père, qui ne me lance même pas un regard – à croire que je n’existe pas – et nous partons. Un guide Elfe nous mène jusqu’à l’antichambre du conseil. Les membres de diverses nations Humaines commencent à arriver. Des Nains armés de haches et en armure complètent le service de sécurité des Elfes. Je vois Hinriegh qui tapote le côté de sa hanche et qui pousse un petit juron. Il parle à son père et se dirige vers moi.

— Leyna, j’ai oublié ma baguette d’argent. Elle est sur mon ceinturon et j’ai oublié de la reprendre, vois-tu de quoi je veux parler ?

— Oui oui, je vois bien.

— Parfait, peux-tu foncer dans nos appartements et me la rapporter ?

Je réfléchis un bref instant. Le palais des Elfes est colossal, mais pour venir ici, en gros, nous sommes allés toujours tout droit.

— Oui, je pense que oui.

— Très bien, alors va.

Je me retourne, esquive les personnes présentes, et je me mets à courir dans les couloirs.

Tout droit, grand escalier vers le bas, couloir principal, virage à droite, je suis le grand couloir, gauche, tout droit, je descends, tout droit, et hop, j’y suis. Je suis fière de moi, je ne me suis même pas trompée. J’entre dans l’appartement après avoir désactivé le glyphe de protection et je vais dans la chambre. Je regarde l’épée, on dirait presque qu’elle me regarde, c’est très étrange comme sensation.

— Non, je ne viens pas pour toi, désolée.

Va falloir que je perde cette habitude de parler à l’épée moi, on va finir par me croire folle. Bon, où est la baguette ? Ah, elle est là. Je prends la pochette de cuir après avoir vérifié que la baguette est bien dedans. Objet bizarre, qu’est-ce qu’un prince a besoin d’un truc pareil ? Enfin, il la veut, je vais donc la lui rapporter. Hop, je replace le glyphe et je repars en sens inverse.

Grand couloir, je monte, tout droit, à droite grand couloir…. Euh, il ne devait pas y avoir un virage à gauche là ? Mince, je ne reconnais pas l’endroit, j’ai dû prendre un embranchement qu’il ne fallait pas… Zut et super zut… Bon, trouver quelqu’un pour qu’il m’aide, bon sang, je n’ai jamais vu un palais si grand avec si peu de monde dedans, pas une âme qui vive… Soudain j’arrive dans une salle aux dimensions impensables. C’est un jardin. Par les dieux, que c’est beau ! Je m’arrête pour contempler le décor. Je suis dans une serre géante, des colonnes et des fontaines sont gracieusement disposées au milieu d’une végétation luxuriante. En Gorgarzan le paysage est aride et désert, l’hiver s’en va pour laisser place à un été brûlant qui calcine tout. Les terres sont tellement riches en métaux que peu de plantes poussent, nous devons même importer nos fleurs. Cela ne fait qu’augmenter mon émerveillement. Je fais quelques pas dans le jardin, des papillons multicolores au corps ressemblant à un dragon s’envolent dans un chatoiement de couleur. Une légère brise chargée de gouttelettes me caresse le visage, ce lieu est un enchantement… Euh… Je vais devoir y aller ou sinon je pense que Hinriegh ne va vraiment, mais alors vraiment pas, être content. Il faut que je trouve quelqu’un pour m’aider, je me retourne et je me retrouve devant une énorme statue de pierre, elle doit bien faire dans les deux mètres cinquante et me parle de façon étrange.

— Slivania dolckatil ?

— Euh… Je suis perdue, pourriez-vous m’indiquer comment aller à la salle de réunion ?

Ce truc se trouve sur mon chemin pour accéder à la porte d’où je suis venue, et il n’a pas l’air commode.

— Slivania dolckatil ?

— Je suis désolée, je ne comprends pas… Je dois aller là-bas… Là-bas, je lui montre l’entrée du doigt. Excusez-moi de vous avoir dérangé, je vais y aller maintenant.

Et j’essaye de le contourner. Il fait un pas de côté avec ses grosses jambes ce qui génère un fort bruit lorsqu’elles touchent le sol.

— Ivilness, déclare-t-il d’une voix forte avant de lever l’un de ses gros bras et l’envoyer dans ma direction.

Je saute en arrière et tombe sur les fesses. Son poing s’est écrasé à quelques centimètres de mes pieds, éclatant la pierre, et je le vois avancer et se préparer à frapper de son second bras.

— IIIIIIIIIIIIIIIIIHHHHHHHHHHHHHH !

Je me relève en criant, je glisse et je me mets à courir vers la forêt en dérapant. Le sol tremble lorsque son second poing s’écrase au sol à l’endroit où j’étais une seconde auparavant.

— Ivilness, crie-t-il encore en engageant la poursuite.

Il court étonnamment vite pour une créature de sa taille.

Je me réfugie dans la forêt, je ne sais plus du tout où je suis, mon cœur bat à toute vitesse et je suis affolée. J’espère l’avoir semé, mais j’entends son pas qui se rapproche inexorablement et son cri de rage « Ivilness ». Je sais qu’il arrive sur moi, je me force donc à me relever et je repars en titubant de peur, je me dissimule derrière une colonne en pierre où j’espère passer inaperçue, mais je repars en courant au moment où elle vole en éclats au-dessus de moi.

— IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIHHHHHHHHHHHHHHHHHH !

Là, dans la roche, je vois une faille, il est trop gros pour me suivre, je fonce.

Effectivement la cavité n’est pas assez large pour lui. J’entre pour voir où cela mène, mais je me rends compte avec horreur que c’est un cul-de-sac au bout de cinq mètres. Je veux faire demi-tour, mais c’est trop tard, il est là. Il essaye de faire passer l’un de ses bras par la fente, mais elle est trop étroite pour qu’il m’atteigne. Je suis en boule au fond du goulet et j’espère être en sécurité, mais il se met à donner de fantastiques coups sur la roche, la pulvérisant petit à petit. Des débris me tombent sur la tête, je me protège comme je peux en mettant mes bras au-dessus de moi.

— IIIIIIIIIIIIIIIIIIIHHHHHHHHHHHHHHHHHHHH !

Je crie, je crie encore et j’essaye de me calmer. Mon cœur bat à toute vitesse, je vois la roche qui se fissure, et c’est en pleurant, d’une voix entrecoupée de sanglots que je me mets à crier.

— S’il vous plaît ! Quelqu’un ! Au secours ! Aidez-moi par pitié !

Je me bouche les oreilles pour atténuer ce bruit qui va me rendre folle.

Hinriegh

Reconnaissant les emblèmes de chaque maison mon père me les montre.

— Mircona… Nilgor… Schom… Poulmade… Ah, lui, c’est le calife d’Oumm El Khaï, notre voisin du nord. Il n’a pas l’air bien en point. Il a toujours été assez gros, mais là, en plus, il a l’air d’être très malade… Tiens, regarde, la régente de Chasèle.

Je regarde la dame en question. Elle a deux gardes, actuellement sans armes, que je reconnais comme étant des chevaliers consacrés de Lumness. Peu de nations peuvent se vanter d’avoir des troupes pouvant rivaliser avec nos soldats de choc. Chasèle en fait partie, seule nation avec la nôtre qui n’ait pas des frontières stabilisées.

— Tiens, on dirait que son fils daigne venir cette fois.

Je vois un jeune homme qui doit avoir à peu près mon âge. Il dégage une grande assurance et a l’air plus intéressé par les serveuses Elfes que par les représentants des divers royaumes. Nous nous dirigeons vers eux. Il est aussi blond que je suis brun, mais je constate qu’il a la posture d’un combattant.

— Dame régente de Chasèle, mon père s’incline.

— Roi de Gorgarzan, je suis contente de vous voir, puis-je vous présenter mon fils, Thibaut de Chasèle, prochain souverain de nos contrées.

— Et moi le mien, Hinriegh, mon successeur.

Le jeune parvenu gonfle le poitrail comme un coquelet et me parle.

— Prince, c’est un plaisir de parler à quelqu’un qui a notre niveau d’éducation. Que diriez-vous si nous échangions quelques passes d’armes après le conseil ?

— J’en serai ravi, prince.

Je me recule d’un pas pour me désengager de la conversation. Je me demande ce que fait Leyna… Cela fait un bon moment qu’elle est partie, et je me demande où elle est. Comme en réponse à une question que je n’ai pas posée, ma propre voix me répond. Mais elle a des composantes plus dures que ma propre voix.

— Je l’ai vue passer il y a dix minutes.

Dix minutes ? Elle devrait être revenue… Je ferme les yeux et je me concentre. J’écarte les bruits que j’entends un peu partout et d’un coup, une pensée me percute avec force.

— Au secours ! Aidez-moi par pitié !

Leyna… Leyna est en danger.

Je tâche de garder mon calme et je m’approche de mon père pour lui chuchoter à l’oreille.

— Père, je dois m’absenter un instant.

— Très bien, mais fais vite, le conseil ne va pas tarder à commencer.

Je me retire aussi vite que je peux, je sors de la salle et je commence à courir dans les couloirs. J’arrive devant un escalier qui est gardé par un Elfe en armure et hallebarde. Il me voit arriver et me barre le passage en mettant en avant son arme. Pas le temps de discuter, désolé.

— Halte, tonne-t-il.

Je suis rapide, très rapide, je ne savais d’ailleurs pas que je pouvais être aussi rapide. Les Elfes sont pourtant réputés pour être d’une vélocité surpassant celle de tous les Humains standards. Seulement voilà, je ne suis plus un Humain standard. Je contourne donc la hallebarde et donne un violent coup d’épaule dans le bras du garde quand je passe à sa hauteur. Son armure le protège efficacement, mais il est tout de même déséquilibré et finit dans le mur. Le temps qu’il se relève, je suis déjà loin.

— Désolé.

Je lui crie tout de même un mot d’excuse, c’est plus courtois.

— Si tu as besoin de moi, tu me le dis.

Tiens, mon épée…

— Quand bien même, comment feras-tu pour venir ?

— Je n’ai pas besoin de venir, je suis déjà avec toi.

— Avec moi ? Tu es dans mes appartements.

— As-tu laissé ta main dans tes appartements ? Non. Moi, c’est pareil. Si tu veux, je viens.

— Je ne comprends pas.

Rire métallique, c’est assez déroutant de s’entendre se moquer de soi-même.

— Tu n’as pas besoin de comprendre, je le fais, c’est tout.

— Tu es moi, donc je devrais comprendre, non ?

— Ne cherche pas… Sache-le, c’est tout.

Bon, ce n’est pas le moment de me lancer dans un débat philosophique avec une épée, on verra. Je dois faire attention dans les virages, je cours tellement vite que j’ai failli rentrer dans un mur… J’arrive. J’entends des bruits, des coups et des cris au milieu de sanglots. Tiens bon, j’arrive… Je découvre un jardin magnifique, mais je ne prends pas le temps de regarder, je me lance un sortilège de protection en courant. Ce n’est pas simple, mais j’y arrive et je sors du couloir pour entrer dans une grande salle, à quelques mètres dans le dos d’un gros rocher vivant qui matraque un autre rocher. Les pleurs et cris viennent de là. Je m’arrête. Tiens, dis-moi ce que tu penses de ça, gros caillou. J’invoque rapidement un sortilège de flèche de force. Deux points lumineux quittent mes doigts et viennent se fracasser dans le dos de la créature. Je rêve ou cela ne lui a absolument rien fait ? C’est quoi ce truc ? La créature arrête son œuvre et se tourne vers moi. La chose n’a pas de cou, ce qui lui sert de tête est directement posé sur un corps massif. Deux énormes bras de pierre sortent de part et d’autre d’un tronc qui semble directement posé sur des jambes grosses comme des piliers. Elle commence à s’avancer vers moi.

— Bon, ben c’est maintenant ou jamais.

Et Safir est là, dans ma main, comme si elle avait toujours été là. Je sens son poids, elle est merveilleusement équilibrée. Je fais quelques moulinets devant moi pour me chauffer le poignet, et je passe en garde.

— C’est une créature magique, aucun fluide vital ne coule à l’intérieur, cela signifie que je ne pourrai pas prendre sa vie pour te la rendre. Fais bien attention, elle a l’air rapide et puissante.

— Je comptais bien faire attention.

Je laisse approcher la créature pour voir ce qu’elle sait faire. Elle fonce et frappe, effectivement elle est beaucoup plus agile que ne pouvait le laisser penser sa carrure. Je fais un bond en arrière pour éviter son coup, et je repars en avant sous son bras droit, ma lame sur mon côté gauche entre dans la pierre comme dans du beurre et laisse une grosse entaille dans son flanc. La créature se retourne, cela ne semble pas la gêner le moins du monde malgré les bouts de roche qui tombent. Il va falloir que je la découpe en rondelle.

Elle avance de nouveau, on va essayer la même tactique, mais de l’autre côté. Elle tape, je recule, un coup, deux coups, je fonce… Je suis trop sûr de moi, je n’ai pas fait attention au fait qu’elle avait modifié sa position, je vais me faire avoir comme un bleu. Je passe sous son bras gauche, je fais une autre entaille très profonde de l’autre côté, mais je me fais cueillir par son bras énorme. J’ai l’impression de me prendre un pilier dans les côtes, mon bouclier magique a absorbé une partie de l’impact, mais cela ne sera pas suffisant. J’ai entendu des côtes craquer, je vole sur dix mètres et je m’écroule dans un bac de fleurs. J’entends un cri et je vois Leyna qui est sortie de son trou et qui se mord le poing de crainte. Je me relève tant bien que mal, mon flanc me fait affreusement mal et je recule pour récupérer mon souffle.

— Attends…

Je sens une douce chaleur remonter de l’épée à travers mon bras pour aller vers mes côtes, je sens la douleur s’atténuer et le carcan dans lequel je me sentais disparaître.

— Merci.

— Je t’en prie, mais attention, je ne vais pas pouvoir faire cela très souvent. Il va falloir trouver une solution, sinon je ne donne pas cher de ta peau.

— Ben voyons…

Je me remets en garde et j’esquive un nouveau coup au moment où le monstre arrive sur moi.

— Leyna, le couloir, l’entrée, cours ! Vite !

Je la vois hésiter une demi-seconde durant laquelle elle m’envoie un regard désespéré, puis elle se met à courir pendant que je me rue sur mon nouvel ami.

J’entends Leyna qui pousse un nouveau cri, décidément, suivi d’une voix forte et claire qui déclare :

— Slatan dénaë nöa tendra.

La créature devant moi se fige, je reste sur mes gardes. Un soldat dans une cuirasse verte magnifique s’avance.

— Chiru Pamélanaë.

Le monstre baisse les bras et se dirige vers un endroit du jardin, passant devant l’Elfe qui a lancé les ordres. Ce dernier l’examine d’un œil critique. Je cherche Leyna, elle est prise par les bras par deux gardes Elfes en armure.

Le chef de la patrouille se dirige vers moi et me salue.

— Messire, vous êtes ici dans un lieu interdit. Que faites-vous ici ?

— Ma suivante et moi sommes perdus. Nous cherchions à rentrer quand cette… Chose nous est tombée dessus.

— Et vous êtes ?

— Je suis Hinriegh, prince de Gorgarzan.

— Très bien, Messire, je vais vous faire raccompagner, par contre nous allons garder votre suivante un moment pour interrogatoire.

— Je ne crois pas, non… Ma main s’affermit sur la poignée de mon épée.

— Chouette, ils ont du sang eux, on va pouvoir jouer un peu là.

— Du calme…

L’œil du chef de patrouille tombe sur mon épée et je le vois qui écarquille les yeux.

— Où avez-vous eu cette arme ?

— Nulle part, c’est la mienne…

— Puis-je la voir ?

— Vous la voyez assez bien comme ça.

— Si je vous autorise, vous et votre suivante, à repartir, me laisseriez-vous la regarder ?

Je réfléchis un instant.

— Si cet Elfe pose les doigts sur moi, je lui détache le poignet.

— Du calme, c’est notre seul moyen de nous en sortir. Prends un peu sur toi.

— Prendre sur moi ? T’en as de bonnes toi, ce n’est pas toi qui va te faire peloter par des mains étrangères.

— Si c’était nécessaire, je le ferais.

— Alors ça, je saurai te le rappeler… Qu’il me touche de travers et je lui tranche le bras.

Je réponds après un moment d’hésitation.

— C’est d’accord.

Et je tends Safir, poignée en avant.

L’Elfe la prend avec la plus grande des précautions et pose la lame à plat sur son avant-bras. Il la regarde.

— C’est une arme exceptionnelle.

— Ça va, il sait au moins reconnaître un travail de qualité quand il en voit.

Il continue à la regarder avec la plus grande attention.

— Épée en xoron nain, sculpture, finition et forge elfique… Mais je ne reconnais pas la signature du forgeron… Où avez-vous eu cela ?

— C’est un cadeau.

Ma réponse ne lui plaît pas, je le vois bien. Mais il ne peut pas m’interroger plus, cela ne serait pas convenable. Je sens une force effleurer mon esprit. Je rêve ou ce parvenu essaye d’infiltrer mon esprit ? Que nenni, pas de ça avec moi, mon ami. Les Elfes ne maîtrisent pas les dons psychiques, mais je sais que quelques sortilèges permettent d’en reproduire certains de leurs effets. Je dresse mes barrières mentales et j’englobe Leyna dans mon bouclier protecteur. Je vois que l’Elfe me lance un sourire auquel je réponds de la même façon.

— Très bien, nous allons vous accompagner à vos appartements afin que vous y déposiez vos armes, ensuite nous vous escorterons en salle du conseil.

Nous revenons à la chambre. Pendant le trajet Leyna me dit.

— Je suis désolée, Maître… Je suis désolée.

Je reste de marbre, je ne peux pas lui parler en présence d’étrangers, surtout Elfes.

Je dépose mes affaires, remets la baguette d’argent à ma ceinture, et nous retournons à l’antichambre.

La salle est vide. Nous sommes introduits dans la pièce qui nous est réservée, et je dis :

— Toi, tu viens avec moi. Tu ne me quittes plus d’un pas tant que nous serons ici.

Pour toute réponse Leyna me répond :

— Je suis navrée, Monseigneur.

Je lui souris.

— Ne t’inquiète pas, ça en valait le coup… J’ai vu des choses très intéressantes. Que tu t’égares aura eu des retombées surprenantes.

Elle reprend des couleurs. Mon père me voit entrer avec elle et me lance un regard plein de reproches, mais il ne dit rien. Tout le monde est déjà là, nous n’attendons plus que les Aînés pour commencer la séance.

Les deux Aînés arrivent en même temps.

Le roi des Nains, Galdrik de Pegasterre, est habillé d’une tunique grise en coton aux longues manches bouffantes retroussées, ouverte sur le devant et fermée par des agrafes en or, et d’un kilt court aux larges fronces. Par-dessus, il porte une veste tissée selon un motif en spirale qui donne l’impression d’une cotte de mailles. Sa barbe est nattée et comporte plus de vingt brins.

Les Elfes n’ont ni roi ni reine, mais un conseil au sein duquel ils élisent un maître du conseil qui représente la nation elfique lors des conseils des nations. Depuis plus de trois cents ans, il s’agit de l’archimage Anaraël Fingole. Il est vêtu d’une grande robe grise à grandes manches, un fin serre-tête en argent lui parant le front.

La salle est ronde, et chaque maison se trouve dans une alcôve qui lui est réservée. Les armes sont strictement interdites dans la salle du conseil et les sortilèges ainsi que les pouvoirs mentaux sont rendus inefficaces grâce à des gemmes qui la tapissent. La seule exception étant la projection magique de la personne qui parle, pour que chacun ait l’impression qu’il s’adresse à lui en direct.

Anaraël se lève et déclare la séance ouverte. S’en suivent deux heures d’un ennui mortel pendant lesquelles je peux voir le prince de Chasèle bâiller, et où chacun des royaumes Humains fait un compte rendu de l’année qui s’est écoulée. La régente de Chasèle prend la parole afin de nous faire part du fait que l’hiver chez eux, ce qui correspond à l’été chez nous, a été particulièrement rude et que des attaques de verts ont été signalées. De plus, il semblerait qu’ils aient des soucis avec les contrées nomades du Grand Nord. Mais une enquête est en cours. Arrive le tour de mon père. Il se tient tranquillement assis, les mains croisées et posées devant lui.

— La parole est maintenant au roi de Gorgarzan, annonce Anaraël.

Mon père jette un coup d’œil à l’assemblée et déclare.

— Messires et mesdames, noble assemblée, les nouvelles de Gorgarzan ne sont pas bonnes. J’ai écouté avec attention le rapport de Dame la Régente de Chasèle, je dois dire qu’il ne m’enchante guère, d’autant plus que nous rencontrons aussi de graves difficultés à nos frontières. Depuis maintenant quelques mois, nos avancées dans les terres inconnues sont stoppées, il y a même certains endroits où nous avons dû reculer. De ce fait, nous allons devoir augmenter de façon non négligeable le prix de nos métaux afin de pouvoir contribuer à notre effort de guerre.

Cette déclaration déclenche un brouhaha indigné de la part des dirigeants des autres nations. Des coups de marteau donnés par Galdrick ramènent le silence dans la salle. Après avoir consulté les nobles rassemblés, il déclare.

— La parole est à Éric Delcourt du protectorat de Mircona.

— Roi de Gorgarzan, qu’est-ce qui peut bien motiver l’augmentation du prix de ces matières premières ? Les rendre plus chères ne va pas augmenter le nombre de soldats au front.

— Bien au contraire, Messire Delcourt. Primo, nous avons des esclaves qui exploitent nos mines, le fait d’augmenter le prix va pouvoir diminuer la quantité extraite et donc nous pourrons envoyer au front des gardiens qui servaient jusque-là à motiver les esclaves. Secundo, avec l’or supplémentaire nous pourrons acheter plus de vivres, de matériel et de techniciens spécialisés afin de pouvoir aider nos troupes sur le terrain.

— En tant que roi de Golbaram, je m’insurge devant l’utilisation d’esclaves. Il n’est pas normal d’asservir des gens.

Mon père fait alors un sourire carnassier. Je crois qu’il attendait qu’on l’attaque sur ce point.

— Mon peuple paye de son sang la protection du vôtre, Seigneur Philippe de Golbaram. Combien croyez-vous qu’il faudra de temps pour que les horreurs sans nom vous pulvérisent lorsque nous ne serons plus là ? Nous utilisons des esclaves parce que mon peuple est au front, et que nous n’avons plus assez de gens pour exploiter nous-mêmes nos mines. À moins bien sûr que vous ne vouliez prendre leur place ? Ou venir au front avec nous ?

— Le royaume de Reida fait ce qu’il peut pour vous aider, vous le savez, Seigneur. Faisant partie de vos voisins directs, nous connaissons bien le risque que nous encourrions si vous veniez à disparaître. Mais l’utilisation d’esclaves, n’y a-t-il pas d’autres solutions ? On m’a fait part d’ailleurs d’une rumeur selon laquelle vous utilisiez des forces des dieux obscurs. Celle de la nécromancie entre autres ?

— Roi de Reida, je dois mettre certaines choses au point. Déjà, au sujet des esclaves, où croyez-vous que nous les trouvons ? Notre calendrier est censé débuter à la délivrance du dernier être humain mis sous la coupe des verts, il est vrai que les verts n’en ont sans doute plus. Mais il en reste un grand nombre soumis à d’autres créatures à travers le monde. En cela, nous agissons comme les Aînés, et même mieux qu’eux. Quant à la nécromancie, vous m’excuserez, mais nous nous battons avec les armes que nous trouvons, étant donné que l’on ne nous en donne pas d’autres.

Il fixe maintenant Anaraël bien dans les yeux.

Celui-ci lui rend son regard sans ciller.

— Vous n’avez jamais été nos esclaves, et nous vous avons appris tout ce que vous savez. C’est grâce à nous si vous êtes maintenant ce que vous êtes.

— Non, grand maître, vous avez fait de nous une arme. Une arme pour pouvoir sortir du trou dans lequel vous vous terriez, terrorisés que vous étiez par les verts. Vos contrées, ce sont nos ancêtres qui les ont libérées. Nous avons été vos esclaves, mais nous vous faisons peur. Oui, c’est vous qui nous avez appris tout ce que nous savons, mais nous avez-vous appris tout ce que vous savez ? Nous traitons nos esclaves mieux que vous. Mon fils, ici présent, a fait d’une esclave une duchesse. Pouvez-vous en dire autant ? Vous voulez garder votre race pure. Le territoire d’Omphrée nous est complètement interdit, à part quelques ports libres de l’Est. Même vos enfants sont bannis de chez vous s’ils n’ont pas un « sang pur ». N’est-il pas vrai que les demi-elfes n’ont pas le droit de vivre en Omphrée ? N’est-il pas vrai que vous avez parqué les Tenebrae comme des bêtes, chose qui a eu comme résultat qu’ils sont devenus encore plus puissants ? Jamais je n’ai vu un Elfe ou un Nain se battre au côté d’un Humain. Jamais. Quel droit avez-vous donc sur nous ? Aucun, parce que notre liberté, nous l’avons acquise par le sang et les larmes.

Il se lève et fait le tour de la salle.

— Et si vous ne voulez pas nous aider, alors gardez à l’esprit que nous pourrions très bien venir chercher nos esclaves dans des contrées moins difficiles que celle de l’Est.

— Si vous faites cela, vous aurez Chasèle sur votre route, déclare froidement la régente.

Je me lève et pose une main sur l’épaule de mon père pour qu’il s’asseye, je m’adresse alors à l’assemblée.

— Nous ne voudrions pas avoir à en venir là, régente, mais mon peuple est aux abois. Peut-être pourrions-nous négocier avec certains d’entre vous des contrats d’exploitation de nos mines. Par forfait ou par quota d’extraction. Maintenant, j’ai vu de mes yeux une créature des Aînés, pourquoi ne pas nous en fournir ?

Anaraël se dresse à son tour et lève une main devant lui en signe de paix.

— Prince, vous ne savez pas ce que vous demandez. Le golem que vous avez vu est aussi compliqué que coûteux à fabriquer, et je doute fort que quelques pièces suffisent à vous aider. Maintenant, il a été apporté à ma connaissance que vous avez vous-même une arme que l’on peut considérer comme un puissant artefact. Nous sommes le peuple le plus puissant en termes de magie, et les Nains n’ont pas leur pareil pour donner la forme voulue à n’importe quel métal. Or vous avez en votre possession une arme qui allie ce que nous, meilleurs enchanteurs, et les meilleurs forgerons et maître des runes Nains auraient du mal à façonner. Dans la mesure où ils y réussiraient d’ailleurs, je vous demande donc, où vous êtes-vous procuré cette arme ?

Je m’incline devant lui.

— Maître Aîné, vous avouez vous-même que vous ne voulez pas nous livrer tous vos secrets, de ce fait vous comprendrez que je fasse de même.

Et je me rassois. Un murmure parcourt la pièce, c’est la première fois de mémoire de l’humanité qu’un homme défie ainsi une demande d’un Aîné. Anaraël se rembrunit laissant la place au roi Galdrik de Pegasterre qui prend la parole de sa forte voix.

— Roi et prince de Gorgarzan, vous dites que nous ne prenons pas part à vos guerres, mais sachez déjà que cela est faux. Nous nous battons pour vous tous les jours, mais d’une façon que vous ne pouvez pas comprendre. Et si nous ne vous transmettons pas tout notre savoir, cela est effectivement par peur, mais pas celle que vous avez énoncée, par peur que vous finissiez par user de ces terribles moyens et qu’ils finissent par vous corrompre et vous détruisent comme ils l’ont fait des anciens. Nous sommes les gardiens des temples de ce qui reste des secrets de l’ancien temps. Pourquoi ne pas protéger vos frontières plutôt que de vouloir à toute force vous étendre et ainsi vivre en paix ?

Mon père réagit avec fureur et le pointe du doigt.

— Qui êtes-vous donc pour dire que nous ne sommes pas capables de gérer ces secrets ? Regardez vous-même où cela nous mène. Nous devons explorer de nouvelles voies, et nous étendre vers de nouveaux horizons. Qui nous dit que si nous ne poussons pas nos frontières, les horreurs, elles, nous laisseront tranquilles ? Il est facile de dire cela, vous, bien protégés dans vos tours d’ivoire et vos montagnes profondes. Mais nous, nous luttons tous les jours contre les démons et les abominations que personne ici ne soupçonne.

— Le fait est que vos guerres vous épuisent. Et non seulement vous utilisez des méthodes contestables, mais votre gouvernement et la façon dont vous gérez vos terres sont contestables.

Mon père glousse de mépris.

— Vos marchands n’ont pas l’air de vouloir s’en plaindre. Nous avons les terres les plus sûres de tous les royaumes connus. Pratiquement aucun vol, pas de brigandage, pas de mendiants, les marchandises circulent sans risque sur nos terres.

— Évidemment, vous envoyez aux mines ou mettez en première ligne tous les gens qui ne font pas comme vous le souhaitez.

Mon père écarte les bras en geste d’impuissance.

— Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir de poids morts, chacun doit faire sa part, où que ce soit…

— En tant que reine de Tenebrae, je déclare que mon peuple n’a eu à subir aucune exaction de la part des Aînés. Nous travaillons maintenant de concert avec les Elfes et les Nains, déclara la reine Julie d’Astrapan.

— Ben voyons, dit doucement mon père avec un rictus mauvais.

Le conseil dure plus de trois heures durant lesquelles rien de probant ne ressort. Les divers royaumes commencent à se liguer doucement contre Gorgarzan, et c’est assez démoralisé que je regagne mes appartements. Je rentre et j’ôte ma cape, je la pose dans la penderie et je vais me servir un verre de vin. Je repense à ce jardin et à tout ce que les Elfes nous ont dit, et à ce qu’ils ne nous disent pas.

— Sais-tu qui t’a forgée ?

— Je n’en ai aucune idée, ma conscience ne remonte qu’au moment où tu es entré en moi.

Je vais prendre Safir et je la dégaine, je regarde ses courbes et son tranchant parfait que rien ne semble pouvoir émousser. Elle a tranché de la pierre et rien ne peut laisser penser qu’elle a rencontré une surface telle que cela.

— Nettoie-moi !

Je me dirige vers le salon après avoir pris mon matériel d’entretien, et je commence à doucement passer un chiffon sur le côté de l’arme. J’enlève les poussières de roche qui se sont incrustées.

— Maître ?

— Oui ?

Je réponds à Leyna tout en continuant mon travail.

— Allons-nous faire la guerre aux autres royaumes ? me demande-t-elle d’une voix tendue.

Je réfléchis un instant et je réponds d’une voix faible.

— Je ne sais pas Leyna… Je pense que non, mais en fait, je n’en sais rien, tout dépendra de ce qu’il se passera à l’avenir.

— Et… Si on fait la guerre, vous tueriez ces gens ?

— Oui, Leyna… Sans aucune hésitation… Tu peux disposer ce soir, fais ce dont tu as envie.

— Je ne veux pas partir, Seigneur… Cet endroit est très beau, mais il me fait peur… Cela vous ennuie si je reste ici ? Je vais étudier, je ne vous dérangerai pas.

— Non, non, bien sûr… veille juste à ce qu’on nous apporte notre repas, veux-tu ?

Je passe le reste de la soirée à m’entraîner à l’épée. Cette chose m’aurait tué si les Elfes n’étaient pas arrivés. J’en suis certain, il me faut m’entraîner, encore et encore, sans relâche. Je dois être plus rapide, plus fort que n’importe quel homme existant. Les gardes de la reine de Chasèle m’ont impressionné. Même sans armes ils semblent briller. Chacun d’entre eux pourrait me tuer d’un simple mouvement du poignet. Je suis faible par rapport à eux, et je ne supporte pas la faiblesse.

Il est tard, très tard, minuit doit être passé depuis plusieurs heures quand j’entends un bruit. Ma porte est fermée, pourtant j’entends un son étouffé. C’est très discret, seuls mes nouveaux sens me permettent d’entendre cela.

— C’est ta servante, rien à craindre.

Je me lève lentement, j’ai les yeux qui piquent d’avoir été rivés depuis si longtemps sur mes parchemins. Je me lève en silence et j’ouvre ma porte. J’entends des sanglots, je m’avance jusqu’à la porte de la chambre de Leyna, cela vient de là. Je l’ouvre doucement, je remarque que je commence à voir parfaitement dans le noir.

Elle est dans son lit et elle est parcourue de soubresauts, son sommeil est très agité. Elle parle durant son sommeil,

— Non… Non… Les bras vont m’écraser… Non… Aidez-moi…

Je soupire… Je m’approche du lit, hésitant quant à la marche à suivre. Puis je soulève les couvertures et j’ouvre le lit, je me glisse dedans, derrière elle, et je me colle contre son corps. Je passe un bras protecteur par-dessus elle et je la sens qui se pelotonne contre moi. Elle est trempée de sueur et elle suinte de peur par tous les pores de sa peau. Je me cale contre elle et je place mon menton au-dessus de sa tête, mon souffle chaud lui caresse le front. Je sens son cœur qui se calme doucement et qui essaye de venir battre à l’unisson avec le mien. Je lui murmure à l’oreille avant de me laisser aller au sommeil, il est curieux de voir à quel point je dépends de mes servantes…

— Dors, petite sœur… Dors… Je veille sur toi…

Yothol

Je fais partie de la race des Aînés. Mon espèce est celle qui vit le plus longtemps, nous avons les meilleurs magiciens au monde. Nos combattants n’ont de rivaux que les Nains, bien que je trouve les nôtres beaucoup plus harmonieux. Nos sortilèges sont raffinés, nos artistes et nos ingénieurs sont les plus performants, et nous sommes les guides des nouvelles races. Mon peuple est gracieux et intelligent et notre beauté est légendaire.

Je me nomme Yothol Limlyr et je suis un jeune Elfe, troisième enfant du conseiller Limlyr.

Comme tous ceux de mon espèce, je suis un Elfe de la lumière, de ceux qui sont nés en surface. Les derniers Elfes qui sont remontés des profondeurs de la Terre sont morts il y a bien longtemps maintenant.

Je suis dans l’un des parcs de la cité d’Omphrée, capitale elfique du protectorat de Medonia. Il s’agit d’un protectorat parce que nous n’avons ni roi, ni reine. Nos affaires sont gérées par un conseil des sages regroupant neuf personnes qui ont élu un grand intendant.

Moi, je prends le soleil, le protectorat bénéficie en effet d’un climat doux propice à toute sorte de verdure. La cité d’Omphrée est composée de grandes tours qui se fondent dans un paysage luxuriant.

Des bulles de transports traversent régulièrement le ciel bleu, déplaçant des gens d’un bout à l’autre de la ville. Contrairement à la plupart des miens, je n’ai pas besoin d’étudier pour influer sur les flux de la magie. Cela me laisse un panel moins complet que les autres mages, mais cela me permet une plus grande utilisation de ceux que j’ai à ma disposition. Je suis ce que les autres appellent un mage inné, un être doué naturellement d’un talent magique qui me permet de manipuler les énergies. Cela a engendré chez moi une certaine paresse qui passe un peu mal auprès d’une partie des miens. Mais cela me laisse plus de temps pour m’occuper de ce qui m’intéresse, à savoir la littérature, l’art et le langage.

Je suis en pleine étude de l’effet du vent sur les branches d’un arbre, en gros je ne fais rien, lorsque Trycha vient me voir. J’ai les cheveux blonds coupés courts, mes yeux sont couleur de l’ambre et légèrement en amande. J’ai un corps délicat, la plupart de mes contemporains semblent frêles et pourtant ils sont d’une force surprenante. Moi non, j’ai l’air frêle et je suis frêle. J’ai essayé une fois de prendre une épée, et je n’ai même pas réussi à la soulever. Je me rappelle qu’une fois il a fallu que je m’affuble d’un lourd manteau de fourrure. J’ai cru que je n’allais même pas réussir à bouger. Je compense cela par une souplesse et un charisme défiant l’imagination. J’arrive à faire faire à peu près n’importe quoi à n’importe qui, et à défaut de pouvoir soulever une épée j’arrive à en esquiver les coups avec une grande facilité. Je n’ai rien d’un voleur, mais je pense que j’aurais pu exceller dans cette profession. Le seul problème, c’est que pour être un voleur il faut aussi étudier. Et les études m’ennuient… J’ai donc actuellement sur moi un pantalon de soie qui a été traité pour être résistant et une chemise de la même matière, mais dans un ton un peu plus clair. J’ai à mon côté une besace qui me permet de transporter mes objets personnels, matériel d’écriture et de dessin.

— Je te surprends en plein travail.

Trycha va être une mage guerrière, elle travaille très dur pour y arriver. Une protectrice de nos contrées, l’élite de nos troupes, une archère mage, capable de tuer un ennemi avec une seule flèche sans même le voir, traversant les armures les plus solides.

Je me lève et je m’avance vers elle. Je tends une main vers sa jolie petite oreille et je sors de derrière sa tête une magnifique fleur d’orchidée que je lui offre avec un sourire faussement timide.

— Je ne peux pas travailler, Trycha. Toutes mes pensées sont tournées vers toi, et toute ma magie est tienne.

C’est si facile pour moi… Il faut des heures aux autres pour préparer ce genre de petits tours, moi cela vient tout seul. Trycha prend la fleur et la sent en me regardant de travers.

— Tu es impossible. Viens, ton père te réclame.

Mon père ? Mon père me réclame ? Je dois dire que le fait qu’il me fasse demander réussit à me faire taire durant un moment. J’accompagne Trycha en marchant à côté d’elle. Je me dis qu’elle serait une compagne agréable si seulement elle pouvait penser un peu moins à ses études. Les Elfes sont si sérieux… Parfois je trouve cela désespérant d’être la race la plus puissante et la plus intelligente des mondes connus, et de devoir passer son temps à être sérieux. Malgré mon jeune âge, à peine cent ans, cela fait un moment que mon père a baissé les bras. Il préfère me savoir loin plutôt que de lui faire honte dans une salle de classe avec ceux de mon âge.

Je suis donc Trycha à travers les jardins jusqu’à une station bulle. Trycha s’arrête et lève les bras en l’air : c’est très jeune que nous apprenons à nous servir de la magie de transport. Les bulles sont des créatures originaires du plan de l’air que les grands maîtres ont éduquées. Elles n’ont pas de cerveau, et nous les nourrissons et en prenons soin en échange de leurs services. Elles ne semblent aucunement souffrir de cet échange.

Une bulle semble sortir du sol et finit par se former complètement devant nous. Nous entrons à l’intérieur, c’est comme passer un voile un peu humide et gluant. Je n’ai jamais aimé l’effet que cela donnait, mais il faut reconnaître que c’est encore le moyen de transport le plus rapide. Trycha se met aux commandes, je la laisse faire, elle a toujours été plus douée que moi pour conduire ce genre de choses. La bulle décolle doucement et prend de la vitesse, nous emportant devant la tour du conseil. Elle se pose devant le grand bâtiment qui s’élance vers le ciel comme une flèche. Rien qu’à le regarder, j’ai presque le vertige à l’envers. Devant l’entrée se trouvent deux gardes du conseil, des gars pas marrants qui passent leurs loisirs à s’entraîner. Comme si au bout de cinq cents ans on avait encore besoin de s’entraîner… Trycha me laisse descendre et me fait un signe de la main.

— Ton père t’attend dans la salle du conseil du soleil, à plus tard, Yothol.

Je m’arrête d’un coup et me retourne en m’écriant, outré.

— Tu rigoles, j’espère ? Cette salle se trouve en haut du bâtiment et en plus il y a une passerelle d’accès, Trycha, ne me fais pas ça, dépose-moi là-haut.

Elle esquisse un sourire et fait décoller sa bulle.

— Désolée, Yothol, je tiens l’ordre de ton père lui-même… Il semblerait qu’il veuille te faire prendre un peu d’exercice, il a dit que cela te ferait du bien.

J’ai horreur de l’humour elfique… C’est avec l’air pitoyable et morose que je passe devant les deux gardes et que je me plante devant l’escalier. Combien y a-t-il de marches au fait ? Environ quatre cents, si mes souvenirs sont bons. N’importe quel Elfe pourrait grimper cela au pas de course, seulement voilà, moi je ne suis pas n’importe quel Elfe. Bon, ben quand il faut y aller, faut y aller. J’essaye de prendre l’air le plus dégagé possible et je commence à monter. Au bout de trente marches, je me dis que cela ne va pas être possible. Je me concentre donc et je commence à manipuler les énergies magiques qui se trouvent autour de moi. Mes pieds quittent le sol doucement. Je fais un pas dans le vide et je me mets à monter aussi vite que je peux, ce qui représente en gros un mètre par seconde.

En moins de deux minutes, je me retrouve presque au sommet. J’attrape la balustrade et je passe de l’autre côté. Je finis de monter les dernières marches et j’arrive devant deux gardes en armure. Je fais le signe de salut et je m’incline devant eux.

— Yothol Limlyr, fils du conseiller Limlyr, mon père a demandé à me voir.

L’homme de droite se contente de faire un pas sur le côté afin d’ouvrir la porte, invitation à entrer. Je passe donc devant lui et je pénètre dans la grande et lumineuse pièce. Mon père est là avec Anaraël Fingole. Tous les membres du conseil sont des archimages, tous sont du neuvième cercle. Il ne sert à rien de chercher, il n’y a pas plus haut en grade. De ce que nous en savons, les Humains maîtrisent le cinquième et un peu du sixième cercle, ce qui en soi n’est déjà pas si mal. Mais le conseil a toujours refusé de leur montrer les arcanes majeurs. D’autant que le risque qu’ils y arrivent par eux-mêmes est déjà assez dangereux comme cela. Les deux Elfes discutent entre eux quand je fais mon apparition, ils ont tous deux une grande robe simple de couleur claire. Bleue pour Anaraël et turquoise pour mon père.

— Ah, Yothol, entre donc, nous t’attendions.

Je fais le salut traditionnel aux sages.

— Messeigneurs, que puis-je pour votre service ?

Le seigneur Fingole se dirige vers une petite table et prend une carafe d’un vin rare qu’il verse dans un verre à pied. Il le prend, s’approche de moi et me le tend. Je prends le verre et verse un peu de liquide dans ma bouche. C’est un vin de framboise, il est délicieux. Je lui retourne un œil interrogateur.

— Je ne sais pas si tu es au courant, mais le conseil des nations vient de se terminer.

J’acquiesce. Même si je ne me tiens pas au courant de tout, il y a des choses que je sais.

— Et il ne s’est pas passé aussi bien que d’habitude. Le royaume de Chasèle nous a fait part de certains troubles chez eux, mais les Chasèle ne nous inquiètent pas trop. C’est un royaume stable qui ne pose normalement pas de problème. Par contre, je suis inquiet sur l’état du calife d’Oumm El Khaï, et encore plus sur ce qu’est en train de devenir Gorgarzan. Nous aimerions que tu ailles voir de façon non officielle ce qui se passe là-bas, en commençant par Oumm El Khaï.

Je reprends une gorgée de vin, histoire d’être sûr d’avoir bien entendu.

— Euh, mais c’est vraiment très très loin ça. Pourquoi moi ?

Mon père me regarde avec un air agacé.

— Mis à part le fait que tu devrais nous remercier de l’honneur qu’il t’est fait et de la chance que nous te donnons de pouvoir servir les tiens, as-tu quelque chose de prévu durant ces dix prochaines années ? De plus, si je ne dis pas de bêtises, cela ne devrait pas trop perturber tes études…

Oui, bon en fait on m’envoie au casse-pipe parce que je suis quantité négligeable, quoi.

— Oh si bien sûr, père, je suis parfaitement conscient de cet… Euh… Honneur.

D’une voix plus calme, Anaraël Fingole continue à la suite de mon père.

— De plus, nous avons besoin de quelqu’un de discret, et votre père a raison, Yothol : vous mettre en situation permettra d’affiner votre art. Mais ne vous inquiétez pas, vous n’irez pas seul affronter les dangers de cette mission.

Première bonne nouvelle, ils vont m’affecter un puissant guerrier. Avec un peu de chance, un guerrier mage, ce qui ne serait pas de trop.

— Viens, nous allons te présenter ton équipier.

Il m’invite à les suivre et nous prenons place sur un téléporteur personnel. Je vais passer avec Anaraël, mon père suivra.

Nous arrivons dans une salle sans fenêtre, avec une seule porte en face de nous. Je suis assez surpris, la porte est surveillée par un gardien du conseil et un guerrier Nain.

— Où sommes-nous ?

— Dans un centre de recherche que nous avons bâti avec les Nains. En fait, nous sommes en Krak Das sud, dans les territoires nains. Suis-moi, et n’oublie pas, tout ce que tu verras ici est strictement confidentiel.

Mon père vient d’arriver, nous entrons dans le corridor. Les murs sont tous blancs, et très bien éclairés grâce à des globes de lumière éternelle. Des Elfes et des Nains en blouse bleue circulent régulièrement dans les couloirs, s’occupant d’affaires dont seuls eux sont au courant. Nous entrons dans une salle d’environ douze mètres sur six. Au milieu se trouve une table sur laquelle est sanglé un jeune homme. Il a les yeux fermés, la tête bandée, et des pierres de plusieurs couleurs gravitent au-dessus de son crâne. De part et d’autre de la table, des Elfes et des Nains consultent des courbes et des chiffres qui défilent sur les écrans magiques devant eux.

— Les écrans que tu vois sont des sortes de boules de cristal que nous avons mises à plat. Elles sont reliées aux pierres que tu vois voler au-dessus de cette personne.

Je vois pour la première fois un chat assis en rond sur une chaise munie d’un coussin. Malgré son air affalé, il a les yeux ouverts et semble parfaitement vigilant.

— Mais que se passe-t-il ici au juste ? Pourquoi est-il attaché ?

— Chut… Regarde…

J’entends les gens discuter entre eux.

— Pierre bleue à cinquante, déclare un Nain.

— Jaune à vingt et un, dit un Elfe.

Une Elfe qui semble être la chef déclare.

— Allez-y, concentrez-vous et testez le pouvoir quatre. Allez-y aussi fort que vous le pourrez.

Je vois alors apparaître une sorte de grosse gélatine gluante qui commence à dégouliner du plafond… Beurk, c’est absolument immonde.

— J’ai une charge positive sur le violet, négative en jaune et vert.

— C’est bon, messieurs, on arrête pour aujourd’hui, détachez-le.

Des gens détachent la personne allongée sur la table. Mon père vient à côté de moi.

— Vois-tu, pour une raison qui nous est encore inconnue, les Elfes et les Nains ne sont pas capables d’utiliser des pouvoirs mentaux. Nous avons donc demandé aux Tenebrae de nous prêter des volontaires afin que nous puissions étudier ce mécanisme et, le cas échéant, pouvoir transmettre cette capacité aux nôtres.

J’ouvre grand les yeux. Cela signifie-t-il que le gars qui est en train de se relever est un vulgaire Humain ? En effet, je vois qu’il retire son bandage pendant que les assistants récupèrent les pierres. Ses oreilles rondes ne laissent pas de doute sur son origine. Il se dirige vers moi et me tend la main avec un grand sourire.

— Enchanté, je suis Mist Corvin.

Le chat a sauté en bas de la chaise et il commence à se frotter à ma jambe.

— Euh… Vous pouvez demander à cette chose d’arrêter de faire ça ? dis-je en montrant le chat du doigt.

— C’est un chat, et c’est sa façon de dire bonjour.

Sans que Mist ait dit quoi que ce soit, le chat se recule et vient se mettre entre ses pieds.

— Je sais très bien ce que c’est, je voulais juste qu’il arrête.

— Yothol, je te présente donc Mist. Il sera ton équipier durant cette expédition, il est au courant et il s’est montré très enthousiaste. Mist est un psychomage.

C’est avec mépris et dédain que je pense :

Ce n’est pas vrai, dites-moi que je rêve, on me demande de faire équipe avec un Humain ? Et puis quoi encore… Et même pas un guerrier ou un ranger, non… Un mage-psion. Je n’ai pas besoin de mage : j’ai moi. Et ses tours de passe-passe où il doit se péter une veine à chaque fois qu’il veut faire un truc, je peux très bien m’en passer.

— Ouha… Eh bien, enchanté, l’Humain… Je suis Yothol Limlyr.

Mist est un Humain qui doit faire dans les un mètre quatre-vingt, il a les yeux marron, des cheveux auburn et il est assez bien proportionné. Son chat noir le suit partout, s’il est mage j’imagine que cela doit être son familier. Mon père nous invite à les suivre, il part devant avec Anaraël Fingole, ce qui me laisse à l’arrière avec Mist… Bon, quitte à voyager avec ce type, autant commencer à discuter avec lui.

— Alors Mist, qu’est-ce qui t’a décidé à devenir un rat de labo pour ensuite partir en mission ?

Il me regarde, puis regarde son chat qui crapahute devant nous.

— Les filles… me lâche-t-il.

— Je te demande pardon ?

J’ai pourtant une ouïe fine, mais je ne suis pas sûr d’avoir compris sa réponse. Ou plutôt, je l’ai entendue, mais je n’arrive pas à comprendre.

— Ben oui, c’est difficile à comprendre pour toi, mais on vante dans tous les royaumes la beauté des Elfes. Fallait que je voie ça, et je dois avouer que cela vaut le détour.

Je rêve… Je vais voyager avec un type qui est prêt à risquer sa vie pour… Rencontrer des filles… Mon père m’aura tout fait, par les anciens, qu’ai-je fait pour mériter ça, moi ?

— Ça tombe bien note, tu pourras me dire ce qu’il faut faire pour faire la cour à une Elfe.

Je pouffe, je manque même de m’étouffer, j’essaye de reprendre mon sérieux, mais ce n’est pas simple. Non, mais qui est-ce, ce gars ?

— Hum… Disons que si tu as cinquante ans devant toi, tu peux essayer de lui faire la cour. Bien entendu, les dix prochaines années vont servir à avoir l’accord de sa famille. C’est très conventionné chez nous, tu sais ? Ensuite, si elle est d’accord, il faudra compter quelques années pour le mariage. Ah oui, on a tendance à se marier pour la vie chez nous. Mais bon, étant donné que cela te fera dans les… Hum… Quatre-vingt-dix ou cent ans, cela ne devrait pas durer trop longtemps pour toi… Ah et oui, on n’est pas trop porté sur les choses du sexe nous, tu sais ?

Je regarde avec un grand plaisir la tête qu’il fait maintenant.

— Je ne comprends pas, vous vivez quoi… mille ou mille cinq cents ans ? Vous dites que vous vénérez la vie et la joie et vous vous interdisez les plaisirs les plus basiques, cela me dépasse…

— Pas basiques, primaires…

— Ouais, ben c’est pareil, faut pas chercher plus loin pourquoi vous n’avez pas de psions chez vous.

Mon père aussi à une ouïe très fine. En fait, tous les Elfes ont une ouïe très fine, du moins selon les critères humains, et il s’arrête d’un coup pour se retourner, l’air perplexe.

— Tu es sérieux ? demande-t-il à Mist.

— Pardon ? Sérieux sur quoi ?

— Sur le fait que nous n’avons pas de pouvoirs psychiques parce que nous ne nous laissons pas aller aux plaisirs… primaires…

— Ah ? Euh oui, je m’explique. Effectivement, agir avec l’esprit demande une discipline particulière de pensée, mais vous avez besoin de toutes les parties de votre cerveau. Il a beau être sous contrôle, les parties primaires de mon cerveau entrent aussi en jeu, je m’ouvre à toutes les sensations pour faire ce que je fais. Vous, vous êtes tellement logiques, tellement froids parfois, que vous bloquez vous-mêmes une partie de vos capacités par une annihilation consciente de certaines pulsions. Or ce sont ces pulsions qui sont les déclencheurs de ce que je fais.

— Intéressant, dit Anaraël.

Il regarde mon père, et ils reprennent leur marche tranquille. Nous les suivons de nouveau avec Mist.

— Tu crois que pour les besoins de la science je peux avoir une chance avec une Elfe maintenant ?

Je souris en secouant la tête, il est incroyable cet Humain.

— Je ne crois pas, non.

— Flûte…

Nous finissons par arriver dans une salle de conférences, mon père nous montre une carte.

— Nous allons vous faire embarquer sur un navire pour traverser la mer intérieure. De là, vous irez à la capitale d’Oumm El Khaï pour essayer de comprendre ce qui se passe là-bas. Par la suite, vous pourrez vous rendre en Gorgarzan et nous faire parvenir un rapport sur ce qui se passe sur ces terres. Nous allons vous fournir un certain nombre d’objets qui vous serviront durant votre mission. Venez, je vais vous les montrer.

Je traîne des pieds, elle va durer une éternité cette mission… Rien que pour traverser la mer intérieure cela va nous prendre un mois au minimum. Il n’y a rien que mille cinq cents kilomètres environ, c’est un grand, très, très, très, très grand lac…

Inconnu

Je suis dans mes appartements, c’est là que je suis le mieux en fait. Je lis les différents rapports et je rédige des lettres que je ferai parvenir à mes divers intervenants sur site.

Le rapport du Nord.

— Monseigneur, nous avons découvert un endroit parfait. Les travaux ont commencé et nous serons prêts pour le jour dit. Nous attendons de savoir combien il faudra en loger et quels seront leurs besoins. Cela sera nécessaire pour la construction finale. Je constate que d’après vos dernières requêtes, vous souhaitez que le site soit parfaitement opérationnel afin que nous puissions y lancer le rituel de Szzz’arkassss. Dans une telle éventualité, il va nous falloir plus de matériel. Je tiens aussi à attirer votre attention sur le fait que nous avons pu mettre en route un portail afin de faciliter les transports. Que la mère vous garde.

Je prends ma plume et je réponds dans notre langue :

— Il est évident que la mère vous fera parvenir tout ce dont vous avez besoin. Je vous donnerai les informations voulues lorsque je les aurai moi-même. En attendant, gardez le portail ouvert afin de recevoir le matériel dont vous avez besoin.

Je prends le rapport suivant.

— Monseigneur, il est maintenant stabilisé, mais le transfert risque de demander plus de temps que prévu. Actuellement, nous ne pouvons pas promettre de le mettre en bonne marche avant au moins deux ans. Si nous allons plus vite, nous risquons d’endommager le sujet source et perdre en qualité ce que nous gagnerons en temps. Je vous laisse l’initiative d’un éventuel changement de dates.

Deux ans ? Quelle bande d’idiots incapables… Mais le transfert est l’une des clefs de voûte du plan. Il va bien falloir que je m’en contente… Deux ans… Je prends le rapport suivant.

— Monseigneur, nous rencontrons des difficultés. Primo, nous n’avons pas réussi à trouver l’un de leurs sites de production. Secundo, la corruption est compliquée dans ce pays et je n’ai pas encore réussi à infiltrer les cercles de gens qui seront utiles à notre cause. J’essaye néanmoins avec ardeur, mais je risque d’avoir besoin de fonds supplémentaires. Que la mère vous garde.

AAAAArrrrrrrrrhhhhhh… Je siffle de colère…

Réponse :

— Vous avez intérêt à faire ce qu’il faut très rapidement, quel que soit le prix que cela peut bien coûter. Si vous n’avez pas de résultats rapidement, la mère trouvera bien quelqu’un de moins inapte pour vous remplacer.

Je cachette l’enveloppe avec fureur.

Missive suivante :

— L’état des prisonniers est de nouveau stationnaire. Nous avons trouvé un guérisseur qui arrive à comprendre leurs besoins. Que la mère vous garde.

Bon… Parfait, au moins quelque chose qui se passe correctement. Dernière missive…

— Seigneur, j’ai trouvé comment leur faire parvenir des informations au besoin. Je reste aux ordres de Sa Seigneurie. Que la mère vous garde.

Je souris et je pense avec soulagement :

— Enfin cela se met en place…

Plus qu’à cet idiot de me trouver ce qu’il cherche et nous pourrons débuter le plan. Mère, votre armée des ombres se meut pour vous, gloire à vous.

Sendre

Mon père a annoncé l’arrivée du comte et de sa suite. Voyager en hiver n’est pas chose facile dans nos contrées, surtout en carrosse. Mais le sien est du type tout terrain, il avance lentement et il est tiré par des bœufs. D’un autre côté, il est capable de passer n’importe où. Mon père est parti à la rencontre du comte, et je peux voir arriver du haut de notre tour la colonne d’hommes et de matériel. Les oriflammes claquent au vent dans une multitude de couleurs. J’ai du mal à croire que tous ces gens ne viennent que pour mon anniversaire.

— Pourquoi viennent-ils pour ton anniversaire ? Jamais personne n’est venu pour l’anniversaire de personne, alors pourquoi ils viennent pour le tien ? me demande Clotilde sur un ton boudeur.

Sans quitter la colonne des yeux, je lui réponds d’un air agacé. Cela doit faire la centième fois qu’elle me pose cette question.

— Mais je n’en sais rien moi, je n’ai rien demandé, demande donc à mère.

— C’est ce que j’ai fait, mais mère ne veut rien me dire…

Son ton est encore plus boudeur, elle est assise par terre, les bras autour des jambes et la tête qui repose sur ses genoux. Elle a décidé de bouder, et elle ne fait rien mieux que bouder, à part la broderie peut-être.

Je regarde mieux et je fais un petit bond sur place.

— OUIIIII !

Clotilde lève la tête.

— Quoi ?

— Roland est avec eux.

Clotilde me lance un sourire espiègle.

— Elle est amoureuse, elle est amoureuse.

Je la cloue du regard.

— Arrête de dire n’importe quoi, toi aussi tu l’aimes bien.

— Oui, mais moi je n’ai pas les yeux qui pétillent quand je prononce son nom.

Elle sert ses bras autour d’elle et me mime.

— Ohhhh, Roland, mon beau Roland, reviens-moi, je me languis d’amour pour toi.

Je me sens devenir toute rouge et je fais mine de lui donner un coup de pied.

— Arrêttttteeeee… C’est idiot, je ne suis pas amoureuse, compris ?

— Oui oui, me répond-elle, mais en fait cela sonne comme un non non…

— Tu es insupportable.

— Je sais, répond-elle en riant.

— Allez viens.

Elle se lève et nous descendons l’escalier pour aller recevoir nos invités dans la cour.

Mon père fait son entrée avec Roland, suivi du carrosse. La cour a été nettoyée et une armée de serviteurs est prête à répondre au moindre désir du comte. Roland me sourit en me voyant, mais la bienséance m’interdit d’aller lui sauter au cou. Je me dirige donc vers mon père auquel je fais une petite révérence, ainsi qu’un salut de la tête à Roland accompagné d’un clin d’œil jovial.

— Allez-vous bien, père ? Le voyage n’a pas été trop éprouvant ?

— Non, ma fille, cela s’est bien passé. Long, très long même, mais sans difficulté.

Il appuie sa remarque en regardant du coin de l’œil le carrosse.

— Bonjour, Père.

Clotilde est à côté de moi et elle arbore un grand sourire, elle sautille presque sur place, les mains dans le dos.

Mon père lui lance un regard attendri.

— Venez, les filles, je vais vous présenter au comte et à son fils.

Bon, je respire un grand coup. Mère m’a dit qu’il fallait que je me montre gracieuse et bien élevée, je vais donc tâcher de faire de mon mieux.

Nous arrivons au moment où la porte s’ouvre. Un domestique place un petit escabeau devant le carrosse qui ressemble plus à une prison mobile qu’à un carrosse. Une vague de chaleur en sort, me fouettant le visage, et j’aperçois à l’intérieur un système de poêle à bois qui se charge par l’extérieur. Un gros monsieur en descend, tellement recouvert de fourrure qu’il ressemble à une peluche géante. Je lui sors ma plus belle révérence et mon sourire que je sais ravageur chez les hommes, genre jeune demoiselle pleine d’admiration. Bien que la seule chose que j’admire en ce moment c’est qu’on puisse respirer avec une température pareille et autant de fourrure sur le dos.

— Monsieur le Comte, je vous présente mes filles, Clotilde, la plus jeune, et Sendre…

— Messires, bienvenue à FlammeBois.

Ma sœur et moi avons répondu dans un parfait ensemble. Le comte semble conquis par notre duo.

— Ah Hum… Mes demoiselles, vous êtes un ravissement pour l’esprit d’un vieil homme après une traversée si éprouvante, oui… Éprouvante… Ah Hum, je vous présente le futur comte, mon fils Hector.

Je vois descendre un jeune homme qui ne serait sans doute pas dénué de charme s’il était moins grassouillet. Bien que sans être comme son père, il commence certainement à en prendre la voie.

— Monseigneur.

Encore une fois, parfaitement ensemble avec ma sœur, mère va être contente de nous.

Hector s’incline.

— Mesdemoiselles, votre père n’a pas tari d’éloges sur vous, tant et si bien que j’étais impatient de vous rencontrer. Vous êtes telles que… que je vous imaginais.

Il a dit cela sans me quitter des yeux. Je n’aime pas trop son regard, il me dévisage un peu comme on scrute une pâtisserie appétissante, et je ne suis pas une pâtisserie.

— Ah Hum… Allons, allons, Hector, nous aurons tout le temps de faire plus ample connaissance. En attendant mon cher baron, pourriez-vous nous montrer nos appartements ? Vous ne voudriez tout de même pas que je meure gelé. Ah ha ha, ha ha…

Mon père sourit au rire du comte, je trouve cela un peu déplacé, mais j’imagine que c’est ce qu’on appelle la politique.

— Bien sûr que non, comte, suivez mon épouse, elle va vous montrer le chemin.

Ma mère vient d’arriver et fait signe au comte de la suivre.

— Si vous voulez bien me suivre.

Le comte commence à lui faire un baisemain avant de déclarer.

— Madame, je comprends maintenant comment il se fait que votre époux ait des filles aussi belles.

— Monseigneur m’honore…

Ils se dirigent maintenant vers le nouveau chalet douillet qu’a fait construire mon père. Ce dernier s’approche d’ailleurs de moi et me chuchote à l’oreille.

— Sendre, je compte sur toi pour ne pas quitter le fils du comte et lui faire visiter la région.

— Pèreeeeeee…

J’essaye mon air le plus triste.

— Sendre.

Raté, lui a son air le plus résolu.

— D’accord, Père.

Je lance un regard désolé à Roland, mais bon, l’avantage c’est que Roland va rester après le départ du comte et de son fils.

Je suis donc le reste de la troupe qui entre dans le chalet. Il faut avouer que c’est un endroit extrêmement douillet par rapport à notre tour. Le bois donne un aspect chaleureux au lieu, et un feu brûle au milieu de la pièce qui sert de grand salon. C’est, semble-t-il, un nouveau concept qui place les conduits au milieu de la pièce plutôt que sur un côté. L’effet au niveau de l’ambiance donne quelque chose de très réussi. Les cuisines sont placées à côté, et les chambres à l’étage. Après avoir visité l’ensemble, le comte se déclare assez satisfait et que cela devrait convenir pour une semaine. Mon père est très content, ce commentaire est bien au-dessus que ce que le comte a l’habitude de dire.

Durant les quatre jours suivants, je n’ai vu Roland que très peu, uniquement durant les repas pendant qu’il divertissait les gens, et jamais seul. Par contre, j’ai passé beaucoup de temps avec Hector qui s’est révélé être un bon cavalier et une personne d’esprit. L’hiver étant nettement moins rude que l’an dernier, et les routes plus sûres, nous nous sommes donc autorisé des balades hors du village, accompagnés de Clotilde. Bien entendu, des hommes en armes nous suivaient à une distance raisonnable. Hector s’est montré assez content que Clotilde vienne, et il n’a pas arrêté de nous parler des projets qu’il avait pour le comté et de la part qu’il comptait laisser à son épouse.

Le jour de mon anniversaire arrive. Il sera fêté dans tout le village, le comte a fait venir suffisamment de denrées pour tout le monde. Je suis émerveillée par sa générosité, père qui en faisait toute une histoire, cela n’a pas l’air d’être un homme si dur que cela.

Je suis dans ma chambre, mère et des servantes travaillent à nous habiller, ma sœur et moi.

Nous avons des robes blanches, plus habituelles à des fêtes d’été que d’hiver, mais mère dit que pour l’occasion il fallait sortir ce que nous avions de plus beau. Je ne discute pas, mais je reste tout de même interrogative sur le pourquoi de tout cela. Après tout, je ne serai même pas majeure cette année, il est plus raisonnable de penser que toutes ces attentions sont pour le comte.

J’ai donc une robe blanche, serrée à la taille et qui tombe simplement le long de mes jambes jusque par terre. Elle est fermée en haut par un corsage dont la fermeture à ficelle se trouve sur le devant, cela me comprime un peu la poitrine, mais pas trop. J’ai comme coiffure un chignon romantique qui utilise mes cheveux comme bandeau, le tout agrémenté de fleurs au teint pâle et de petites perles grises. Je porte des petits mocassins blancs, je suis déjà grande et cela me fera moins mal aux pieds que des talons. On ajoute peu de maquillage, juste un peu de fard afin de colorer un peu mes joues et du rouge à lèvres.

— Vous êtes magnifique, Mademoiselle, me dit une servante d’une petite voix.

Il est vrai que je me trouve très belle aussi. Ma sœur est prête, nous avons les mêmes vêtements, et nous nous levons pour nous admirer en souriant.

Elle est contente, cela a beau être mon anniversaire, elle a eu droit aussi à une jolie robe.

La tour n’est pas assez grande pour tout le monde, le chalet du comte non plus, père a donc fait installer une grande tente dehors sur une estrade de bois. Elle est bien isolée du froid et des poêles ont été allumés un peu partout. Une grande estrade a été construite sur un bord pour la famille du comte et la mienne, le reste des convives, des gens de familles plus importantes, est installé sur des tables sur deux autres flancs de la tente. Pour pouvoir faire passer les serveurs et les gens qui viendront nous divertir, l’entrée fait face à l’escalier qui sort du château. Nous sommes en début de soirée, la nuit tombe déjà, et des torchères ont été plantées tout le long du chemin qui va de la tour à la tente.

Nous arrivons toutes les deux, encadrées par deux serviteurs en livrée. La tente est déjà pleine de monde, la plupart ayant un gobelet à la main, nous avançons lentement et je constate que le bruit des conversations diminue en intensité jusqu’à disparaître complètement. On n’entend plus que le bruit des flammes sur les torches et le son du vent. Roland est placé à l’écart, je vois ses yeux qui brillent pendant que sa main s’est arrêtée de caresser les cordes de son luth. Hector, lui, a carrément les yeux ronds de stupéfaction. Il semble vouloir dire quelque chose, mais sa bouche paraît s’agiter pour tenir des propos incompréhensibles. Mon père rompt le charme et vient vers nous, nous prenant chacune par la main. Ne serait-ce pas le début d’une larme que je vois sur le côté de son œil ?

— Maintenant que mes filles sont là, nous allons pouvoir commencer. Musique ! s’exclame-t-il.

À son ordre, les ménestrels et musiciens attaquent des ballades. Dans nos contrées il fait froid, mais nous dansons beaucoup. Ce sont des danses joyeuses où l’on bouge beaucoup, la plupart sont des rondes, mais nous avons aussi des danses où l’on se tient par la taille en tournant et sautillant face à face ou l’un à côté de l’autre. J’aime danser, et bizarrement il y a toujours un volontaire pour me servir de cavalier. Je fais donc la première danse avec mon père, puis, quand il commence à danser avec ma sœur, je vais pour ma part saisir la main d’Hector qui se prend rapidement au jeu avec le plus grand plaisir. Du coin de l’œil je regarde ma mère qui me fait un signe d’approbation de la tête, même le comte semble être très content.

Au bout d’un moment la musique baisse en intensité et nous commençons le repas. Il va être rythmé par le passage des plats, des jongleurs, des bardes et troubadours de tout genre, et des danses. Les banquets tels que celui-là sont très animés et très festifs. Hector est à ma droite et mon père est à ma gauche.

— Vous verrez, Sendre, Rosaine est une ville magnifique, grande et magnifique. Les murs de notre cité sont en pierre solide et aucun vert ne pourra jamais les passer. La cité a plusieurs puits, ce qui nous donne une grande autonomie en cas de siège, et mon père dispose de tout l’armement nécessaire pour repousser des envahisseurs.

Il a la main posée sur la mienne et je constate à son haleine qu’il n’en est pas à son premier verre, ceci dit, moi non plus… Je bois de temps à autre une gorgée d’un délicieux liquide que le comte a apporté avec lui. Ils appellent cela de l’hydromel, de l’alcool de miel doux qui a un goût particulièrement agréable sur ma langue.

— Je n’en doute pas, Seigneur Hector, mais il faut tenir compte des avant-postes comme mon village, sans eux la menace pourrait se trouver être plus tangible et vos gens moins libres de leurs mouvements.

— Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle, lorsque je serai comte, avec la bonne comtesse, je compte mettre en avant un plan audacieux de renforcement de ces contrées pour que tous mes barons puissent jouir de la même paix que nous.

— Je suis fort aise d’entendre ce discours, cher comte. Puissiez-vous arriver à faire ce que vous souhaitez.

— Je m’y emploierai, surtout maintenant que j’ai vu les beautés cachées de mon futur comté.

— Vous me faites trop d’honneur, Seigneur, je ne suis pour vous qu’une humble paysanne.

Il me regarde, luttant pour trouver ses mots à travers l’alcool.

— Dans ce cas, Mademoiselle, je me ferai fermier…

La musique repart, je me lève d’un coup en le tirant à ma suite.

— Assez parlé, Monsieur, venez danser.

Il hésite un instant, je ne pense pas qu’il apprécie tant que cela la danse. Mais quand il voit que pour la danse suivante il faut tenir sa partenaire par la taille, il finit par sourire et se lever à ma suite.

— Vous finirez par me tuer.

J’éclate d’un rire joyeux et je retourne danser avec lui. C’est au milieu d’une danse que le comte se lève et qu’il déclare d’une voix forte.

— Ah Hum… S’il vous plaît, voici le moment où nous pouvons donner ses cadeaux d’anniversaire à Mademoiselle Sendre.

Mon père vient me prendre par le bras et m’incite à le suivre dans un coin de la tente. Beaucoup de gens me font des petits cadeaux, mes frères et ma sœur se sont cotisés pour m’offrir un joli collier avec de fins entrelacements, j’en suis tout émue. Puis Hector vient avec deux serviteurs portant à l’aide de deux gros bâtons une sorte de grosse boîte recouverte d’un drap beige.

— Demoiselle Sendre, j’ai cru comprendre que vous aimiez monter à cheval d’une façon peu commune à la gent féminine. Aussi, ai-je pensé que ce présent vous conviendrait à merveille.

Il se tourne alors et enlève le drap, dévoilant une magnifique selle délicatement ouvragée. Elle est plus fine que les selles pour les hommes, mais elle permet de monter comme eux. J’écarquille les yeux et je place les deux mains devant ma bouche, je m’approche et je la touche, elle est simplement magnifique. Je me tourne vers Hector et lui dis avant de lui déposer un baiser sur la joue.

— Comte, vous avez eu là une idée merveilleuse, vous me comblez.

Lui prend une couleur cramoisie des plus cocasses et bafouille quelque chose comme ce n’est rien ou du même genre. Je l’écoute à peine, je contemple mes cadeaux et je fais le tour de la salle pour remercier tout le monde. Les affaires sont ensuite enlevées de l’estrade afin de refaire de la place, et les musiciens reprennent de plus belle.

Nous dansons, nous buvons et nous mangeons tous dans la plus grande joie, il doit être maintenant trois heures du matin. Hector est en grande conversation avec deux de mes frères, et mon père a disparu. Ma sœur est à moitié endormie sur ma mère, moi-même je commence à avoir mal aux jambes et aux pieds à force d’avoir dansé, et j’ai la tête qui tourne. J’ai un peu abusé de l’hydromel. Il fait trop chaud dans la tente, j’enfile mon manteau et je décide d’aller faire quelques pas dans la cour. Je vais de l’autre côté de la tour, on n’y entend moins la musique et le brouhaha des gens. Mon manteau est très chaud et me recouvre entièrement, je n’ai pas froid et la bise de la nuit me pique agréablement le visage. Je regarde le ciel et je ferme les yeux, je me laisse aller au tournis de l’alcool, assise sur un banc.

Perdue dans mes rêves, je n’entends pas que quelqu’un vient de s’asseoir à côté de moi, j’ouvre les yeux d’un coup et je sursaute.

— Roland… dis-je surprise. Tu m’as fait peur…

— Excuse-moi, je ne voulais pas.

Le silence s’installe entre nous, il est pesant, je me creuse la tête pour trouver quelque chose à dire.

— J’ai été très gâtée, c’est une belle fête.

Il me répond d’un air morose.

— Oui, et il a l’air de bien te plaire le comte, il est riche et il semble avoir bon goût.

Je me tourne vers lui.

— Mes parents m’ont demandé d’être courtoise avec lui, c’est à eux que nous devons notre sécurité, qu’aurais-je dû faire ? Lui faire une tête d’enterrement ?

— Sans faire une tête d’enterrement, au moins aurais-tu pu essayer d’être moins zélée, on ne dirait pas que cela t’a demandé tant d’efforts que ça.

Il me fait quoi là ? Ce n’est pas possible, je ne peux pas m’amuser sans que cela provoque la hargne d’un homme. Avant c’était Frédéric, maintenant lui. Sitôt que je me montre aimable avec quelqu’un, cela énerve un autre. C’est sur un ton hargneux que je réponds.

— Vous êtes tous les mêmes, je n’ai rien fait de mal… Cela fait des mois que je t’attends, et tout ce que tu trouves à me dire quand on peut enfin parler, ce sont des reproches. Si c’est te fâcher avec moi et gâcher ma fête que tu veux, alors tu peux partir, tu as réussi.

Il baisse la tête, fait un instant mine de se lever, mais n’en fait rien.

Il regarde le sol quand il finit par déclarer.

— Excuse-moi, Sendre… Je… Je suis jaloux. Tiens, j’ai fait cela pour toi.

Il me tend une petite boîte qui protège une fleur en bois sculptée d’une pièce. Elle est magnifique. Je ne sais pas comment il a fait, mais de petites lumières apparaissent de temps à autre à l’intérieur. Elle est tout simplement sublime.

— C’est si beau… Je n’ai jamais rien vu de plus beau… Merci, Roland.

Il regarde ses pieds.

— Elle est comme toi, tu es… Intelligente et tellement belle. Si le prince de Chasèle te voyait, il te demanderait en mariage séance tenante, afin d’être sûr que personne ne te vole. J’ai traversé déjà bien des pays, vu les Elfes que l’on vante comme étant les plus belles créatures de la Terre, et pourtant je peux t’assurer que peu d’Elfes égalent, et encore moins dépassent, ta beauté. J’aime ton esprit, j’aime te voir, j’aime discuter avec toi, j’aime…

Pendant qu’il parle, je pose la boîte avec la fleur à côté de moi, je me place à côté de lui et je pose ma bouche sur la sienne.

J’ai décidé qu’il ferait partie de mes cadeaux ce soir. Je le sens se raidir et essayer de me repousser, mes lèvres inexpérimentées sont juste posées sur les siennes.

— Sendre, non… Il ne faut pas… Je… Ce n’est pas bien.

Pourquoi ne serait-ce pas bien ? Je trouve cela plutôt agréable moi…

Je me lève rapidement, je vois à son visage qu’il pense que je vais partir et je lis son désarroi. Au lieu de cela je m’assois sur ses genoux, comme j’ai déjà vu ma mère le faire avec mon père, lui passant un bras derrière la tête et la mienne proche de son visage. Je pose un doigt sur ses lèvres et lui murmure un « Chut » qui se transforme en vapeur en sortant de ma bouche. Et je pose de nouveau lentement ma bouche sur la sienne en lui caressant les cheveux. Je sens enfin sa résistance fondre quand il commence à gémir, et sa bouche s’ouvrir pour venir caresser mes lèvres. J’adore ça… Je le dévorerais de baisers toute la nuit, sa main vient se poser sur ma hanche et il me serre contre lui. D’un coup, il se lève en me portant dans ses bras. Je me laisse aller contre lui et je ferme les yeux. Je ne sais pas où l’on va, mais je n’en ai cure du moment où je suis avec lui. Je sens qu’il entre quelque part et qu’il monte des escaliers, une nouvelle porte, il la ferme d’un coup de pied et me pose délicatement sur un lit. J’ouvre les yeux, je suis dans ma chambre, sur mon lit. Il s’allonge à côté de moi et commence à m’embrasser, je lui rends son baiser et je lui mordille la lèvre. Entre deux baisers il me souffle :

— Je demanderai ta main à ton père…

Je lui réponds :

— Tu m’emmèneras ?

— Oui, répond-il dans un souffle.

Je ne l’embrasse qu’avec plus d’empressement, laissant mes mains découvrir son corps musclé.

L’une de ses mains commence à délacer mon corsage de devant avec précision, mes mains se sont glissées sous sa chemise et remontent le long de son dos. Il se place sur moi et m’embrasse le visage, le cou, et continue de descendre, entraînant ma robe à sa suite. Je me cambre pour laisser glisser le tissu sur moi, il descend ainsi en me couvrant de baisers jusqu’à mes pieds. Il remonte ensuite en suivant les lignes de mon corps et finit par me lécher un sein en remontant du bas, il arrive jusqu’à mon téton et je sens sa langue jouer avec. Ma poitrine se durcit et des décharges me parcourent le corps par vagues. Je lui enlève sa chemise que je jette sur le côté, et je fais courir mes ongles dans son dos. Je l’entends gémir et je descends plus bas, débouclant son ceinturon et faisant sauter les boutons de son pantalon. Je le laisse s’en séparer et nous continuons ainsi, nos corps nus l’un contre l’autre se découvrant mutuellement. Il passe sa main sur mes seins, faisant des cercles de plus en plus petits pour finir par me pincer doucement le bout de la poitrine. Je gémis sous ses caresses et lui sous les miennes. Je me cabre lorsqu’il vient caresser mon sexe déjà humide et qu’une décharge m’envahit. Il plonge alors son regard dans le mien et se place juste au-dessus de moi, je sens son sexe rigide parcourir ma cuisse et venir se placer. Comme je l’invite, il continue.

Je ferme les yeux et je me mords les lèvres. Il va doucement, pourtant une douleur semble me déchirer le ventre. Il hésite.

— Ça va ?

Je fais oui de la tête et je le sens qui continue, puis le mouvement se fait plus régulier et la douleur finit par s’atténuer, remplacée par un plaisir du corps que je n’avais jamais connu avant. L’alcool m’a déjà fait tourner agréablement la tête, mais ce n’est rien par rapport à ça. J’ai l’impression de danser et de tourner très vite sur moi-même, de plus en plus vite, je me cale sur ses mouvements pour intensifier les sensations. Je le sens qui appuie sur mon bas-ventre et me le masser en même temps. J’ai l’impression d’exploser, et je dois me mordre pour ne pas crier. J’ai parlé de danse, mais la comparaison s’arrête là, parce que danser ne m’a jamais donné envie de crier. C’est la danse, aller aussi vite que l’on peut à cheval, sentir l’adrénaline d’un combat pour la vie, tout cela et rien à la fois. Je sens comme une vague qui monte en moi pour me submerger, une lame de fond qui emporte tout sur son passage pour ne laisser qu’un grand désordre de sensations derrière elle, et je sens cette vague arriver à son acmé puis redescendre dans un gigantesque tourbillon me balayant de l’intérieur. Je vois des étoiles devant ma vision troublée quand dans un râle Roland s’écroule sur moi… D’une main je lui caresse les cheveux… J’ai un sentiment de vide lorsqu’il se retire et qu’il s’allonge sur le dos à côté de moi. Il se tourne vers moi et je me pelotonne contre lui, sa main repose sur l’un de mes seins et l’autre me caresse les cheveux. Nous restons là à écouter nos respirations et le battement de nos cœurs à demi endormis, il est très tard maintenant et dehors tout est silencieux. J’ai l’impression d’être en train de rêver en entendant mon prénom résonner dans les murs de la tour.

— Sendre ? Bon sang, mais où est-elle donc… Sendre, finit-il en criant pour que je l’entende.

Mon père, c’est la voix de mon père, la porte s’ouvre d’un coup et je me mets sur un coude pour le voir entrer dans ma chambre. Je vois à son air qu’il a bu, mais il n’est pas saoul, un grand sourire lui barre le visage qu’illumine la torche qu’il tient à la main.

— Ah ! Tu es là. J’ai une merveilleuse nouvelle…

Sa phrase meurt dans sa gorge et son sourire se fige, le temps que ses yeux s’acclimatent à la pénombre : il vient de voir la forme allongée près de moi. Il a maintenant le visage fermé et il avance à grands pas vers le lit. Roland sort de sa torpeur et tourne la tête pour le voir arriver. Mon père prend le drap et le tire d’un coup jusqu’à nos pieds. Il fait des yeux ronds et je suis son regard. Mes cuisses sont poisseuses de sang. Mon regard croise celui de mon père où se mêle maintenant douleur et consternation, puis il se met à hurler comme un dément. Il fait passer la torche dans sa main gauche et commence à diriger sa main droite vers la gorge de Roland, ce dernier tente de se protéger de ses bras en les plaçant devant son visage. Mon père lui attrape un bras et le propulse avec force de l’autre côté de la pièce. Roland s’écrase lourdement contre le mur, mon père se précipite vers lui et se met à le rouer de coups de pied en l’invectivant. Le traitant de traître, de vipère et de violeur, il lève sa torche et je comprends qu’il va le frapper avec, cela me sort de l’horrible immobilisation à laquelle j’étais sujette. Je bondis du lit pour venir me placer à genoux devant Roland, le protégeant de mon corps nu tout en criant.

— Père. Non, ne faites pas cela, je l’aime !

Mon père suspend son geste et me regarde droit dans les yeux. Je vois la peine que je viens de lui infliger, même si je n’en comprends pas la raison. J’ai l’impression qu’il vient de vieillir d’un coup, un homme en pleine force de l’âge est entré dans ma chambre, ce qui ressemble à un vieillard me regarde maintenant. Sa rage se transforme en une triste détermination, il pointe Roland de sa torche.

— Toi… Tu as une heure pour dégager de mes terres. Ensuite, si je croise à nouveau ton chemin, je te ferai pendre par les bourses. Dégage ! hurle-t-il.

Il frappe Roland du bout de sa botte ferrée afin de marquer son ordre, Roland me lance un regard douloureux et se lève pour quitter ma chambre aussi vite qu’il le peut.

— Père… Non… Ne faites pas ça…

Mon ton est suppliant, Il reporte alors son attention sur moi.

— Quant à toi, stupide gamine inconséquente, tu restes ici.

Il se dirige vers ma porte et en prend la clef. Au moment de sortir, il me regarde une dernière fois.

— Tu n’as même pas idée de ce que tu viens de faire… Prépare-toi, fille imbécile, le temps que je sache ce que je vais faire de toi.

Et il ferme la porte, je peux entendre le verrou tourner lorsqu’il ferme la porte à clef. Son pas finit par s’éloigner pendant que je resserre mes genoux contre moi, et je lâche une lamentation en pleurant. Comment peut-on passer si vite du paradis à l’enfer ? Le visage barbouillé de larmes, je finis par me lever, je nettoie le sang, et je me lave avec de l’eau froide. Je passe une tunique avec un pantalon simple et je défais mes cheveux que je brosse. J’ai les yeux cernés de fatigue, mais mon père m’a demandé de me préparer, je me prépare donc.

Je suis prête depuis une bonne demi-heure maintenant, et je ne sais pas combien de temps va encore durer mon attente. Pour tuer le temps je m’occupe du feu dans la cheminée et je regarde les étincelles qui s’envolent dans le conduit. Si seulement je pouvais faire comme elles. J’entends soudain la clef qui tourne dans la serrure, je me lève d’un bond et je donne des coups sur mes cuisses pour en faire partir la poussière. Je me tiens droite lorsque ma mère entre seule dans ma chambre, elle a le teint pâle et les yeux cernés. Elle me regarde un moment sans rien dire, je n’arrive pas à décrypter son attitude.

— Prends un manteau et viens.

Elle se retourne et commence à descendre l’escalier, je la suis sans dire un mot. En bas tout est maintenant calme, on entend encore des sons venant des auberges, mais la place du château est vide. Je peux voir de la lumière sous la porte du chalet où loge le comte, mais ma mère se dirige vers la sortie de la cour côté village. Là, un palefrenier nous attend avec deux chevaux. Il aide ma mère à monter en amazone sur sa selle, moi, je monte toute seule à la garçonne. Les deux chevaux descendent l’avenue principale doucement et les gardes ouvrent les portes en nous voyant arriver. Une fois hors des murs d’enceinte, elle adopte le petit trot, je me laisse aller à sa hauteur.

— Mère… Je… Je suis désolée…

Ma mère ne dit rien.

— Je suis désolée, mais je ne sais pas pourquoi, je n’ai rien fait de mal.

Ma mère tourne sa tête vers moi et lance une simple phrase.

— Ton père t’avait promise en mariage à Hector, le fils du comte.

Je suis soufflée par cette nouvelle, je lâche les rênes à mon cheval qui ralentit pour se placer derrière le cheval de ma mère le temps que je digère cette information. Je comprends mieux maintenant, les renforts, les dons, pourquoi ils sont venus pour mon anniversaire. Mais, en même temps, un lourd sentiment d’injustice me prend. Je talonne mon cheval et je remonte à la hauteur de ma mère.

— Je ne le savais pas, mère. Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? Vous savez bien que j’aurais fait ce qu’il fallait pour le bien de notre communauté, pourquoi ne pas me l’avoir dit ?

Ma mère baisse la tête en soupirant.

— Je te l’accorde, cela est autant de ta faute que de la nôtre. Mais le comte voulait ne rien dire, et nous étions à mille lieues de nous imaginer ce que tu allais faire. J’avais bien vu ton attirance pour Roland, mais de là à penser que…

Elle redresse la tête.

— De toute façon, ce qui est fait est fait et je ne peux plus rien y faire moi-même. Ton père va essayer de recoller les morceaux avec le comte, et pour toi… Sa décision est prise et rien ne pourra plus lui faire changer d’avis.

Je connais mon père : lorsqu’il prend une décision, rien ne le fait jamais plus changer d’avis, même si lui-même sait s’être trompé.

— Que va-t-il faire maintenant ?

— Le comte s’est montré fort mécontent, mais ton père a proposé ta sœur à ta place. Le comte a continué de ronchonner, mais ta sœur est très jolie aussi. De plus, comme elle est plus jeune, il devrait pouvoir lui faire apprendre ce qu’il jugera nécessaire. Enfin… Ta sœur a l’air ravie à l’idée de pouvoir devenir comtesse…

— Où allons-nous ?

— Tu verras.

Nous chevauchons durant une bonne heure et nous arrivons aux abords d’une petite forêt bordée de grands chênes centenaires. En approchant, je découvre un petit chemin que je n’avais pas vu de plus loin. Derrière le mur de chênes se trouvent des bosquets extrêmement denses que nous ne pourrions pas traverser sans la présence du chemin. Arrivée devant la trouée, ma mère descend de cheval, je l’imite. Je suis déjà venue souvent dans cette région, pourtant je n’avais jamais vu cette forêt, cela m’étonne d’ailleurs beaucoup. Ma mère avance en tenant son cheval par la bride et fait un signe bizarre de la main gauche, elle semble attendre. Un hibou vient alors voler au-dessus d’elle et prend la direction des profondeurs du bois en suivant le chemin. Ma mère se remet en route. Ce lieu dégage une sorte d’apaisement, il est si tranquille. Il fait très sombre, pourtant la pénombre n’est pas angoissante. Je sens des petits yeux posés sur nous, mais les chevaux sont extrêmement calmes. Il fait presque bon ici, et j’ouvre mon manteau pour ne pas mourir de chaud. Nous arrivons dans une clairière d’où l’on peut voir le jour qui commence à pointer. Une chaumière au mur gris et au toit de chaume est plantée au milieu d’un jardin où poussent toutes sortes de plantes. Ma mère enlève les mors de son cheval, je l’imite, elle le laisse ensuite vaquer à ces occupations. Je trouve cela un peu étrange, mais je laisse faire le mien aussi à sa guise. Elle va ensuite frapper à la porte et entre. Je la suis.

L’intérieur est d’une propreté étonnante, il y a une grande pièce lumineuse, un petit feu brûle dans la cheminée, des ustensiles bizarres sont posés sur une grande table recouverte d’un drap et une autre se trouve un peu plus loin. Trois tasses sont posées dessus et une femme est en train de verser un liquide ambré dedans. Sur un perchoir, un grand-duc nous regarde de ses yeux ronds.

La femme semble être entre deux âges, elle a de longs doigts délicats et porte une robe qui semble être en feuilles d’un vert profond. Ses cheveux sont noirs avec quelques fils blancs, ses yeux sont d’un marron simple, mais je remarque immédiatement ses oreilles au bout légèrement pointu. Elle paraît par contre d’une remarquable sérénité. Sans relever les yeux, elle s’adresse à nous.

— Alors… Qu’est-ce qui vous amène chez Tehani ?

— Ma fille, ici présente, s’est donnée à un homme cette nuit, je voudrais savoir si elle est enceinte, vénérable.

La vénérable Tehani. Je ne l’avais jamais vue, c’est la sage-femme du village. On la dit immortelle tellement cela fait longtemps qu’elle s’occupe de nous, mais si c’est une Elfe cela explique bien des choses. Ce qui me choque le plus, c’est ce que vient de demander ma mère : c’est idiot, mais cela ne m’était même pas venu à l’esprit. Je me rends compte à quel point j’ai été stupide…

— Oh ! déclare-t-elle en me regardant pour la première fois.

— C’est bon, tu peux nous laisser dame, je vais regarder ta fille.

— J’insiste pour rester, répond fermement ma mère.

— Et moi, j’insiste pour que tu sortes. Il y a de belles choses dehors à contempler, et ton ressentiment risque de gâter mes dons. J’ai besoin de sérénité, dit calmement Tehani.

Ma mère se redresse mécontente et répond avec hargne.

— Je suis…

Tehani la regarde d’un œil noir et désigne la porte.

— Je sais qui tu es, femme, sors maintenant.

Son ton est sans réplique, ma mère se ratatine sous ce regard et sort en claquant la porte.

La femme regarde ses tasses d’un air désolé.

— Quel dommage, j’ai servi une tasse de trop… Viens t’asseoir, ma petite, et bois un peu.

Je m’assois et je prends une gorgée du liquide brûlant. Je ne sais pas ce qu’il y a dedans, mais je me sens me détendre d’un coup et je recommence à pleurer. J’en ai marre de pleurer tout le temps, mais je n’arrive pas à m’arrêter. Tehani me regarde en sirotant le liquide de sa tasse et attend que je me calme, puis elle me tend un mouchoir de tissu qui sent un peu la mousse.

— Ça va mieux ?

J’acquiesce piteusement de la tête, mais il est vrai que j’ai l’impression qu’une pierre a quitté ma gorge et mon ventre. Je la regarde.

— Vous êtes une Elfe ?

Elle me sourit en se levant pour aller vérifier sa marmite sur le feu.

— Oui et non, je suis ce que l’on nomme les demi-elfes. Bien que dans mon cas, mes parents étaient tous deux des demi-elfes. Je suis Tehani, druidesse de mon état et sage-femme à mes heures. Raconte-moi maintenant ce qui s’est passé. Tout, dans le détail.

Je commence donc à parler. Je parle de Roland, du comte, de mon père, de tout. Pas forcément dans le bon ordre, et avec des hoquets quand les souvenirs et la culpabilité me submergent. J’ai fini et le silence s’installe dans la pièce, simplement ponctué par le crépitement du feu.

— Je vois… déclare-t-elle simplement. Viens avec moi et allonge-toi sur le dos sur cette table, les bras le long du corps.

Elle me montre la table qui est recouverte d’un drap. Je me lève, je m’assois sur le bord de la table et je m’allonge. Tehani vient à côté de moi et commence à disposer des objets sur le pourtour de la table. Elle passe ensuite les mains au-dessus de mon bas-ventre en murmurant des mots que je ne comprends pas tout en ayant les yeux fermés. Sans ouvrir les yeux, elle me demande.

— Quand tu as fait l’amour avec Roland, étais-tu consciente que tu pourrais tomber enceinte ?

— Non.

— Et si tu étais restée avec lui, qu’aurais-tu pensé du fait d’avoir un enfant de lui ?

Je réfléchis.

— Cela ne m’aurait pas dérangée, je… J’aime Roland, avoir un enfant avec lui ne m’aurait pas posé de problème.

Elle finit par ouvrir les yeux et pose ses mains sur le rebord de la table tout en me regardant.

— Je suis heureuse de te l’entendre dire… Pour le reste… Tu n’es pas enceinte, jeune fille, et tu ne le seras pas… Du moins, pas cette fois-là, dit-elle avec une infinie tendresse.

Je me redresse et je sens que je vais encore me remettre à pleurer, je ne pensais pas qu’on pouvait pleurer autant. Elle me prend dans ses bras et je la serre très fort contre moi.

— Tehani, c’est si injuste, pourquoi ? Pourquoi est-ce injuste ? Je sais que mon frère va régulièrement à l’auberge et qu’il fait cela avec des serveuses. C’est même un sujet de plaisanterie entre mon frère et mon père. Alors pourquoi n’est-ce pas pareil pour moi ?

Tout en me dorlotant, elle me répond.

— Mon enfant, il faut que tu comprennes que nous vivons dans un monde régi en grande partie par les hommes. Ou plutôt, devrais-je dire, par les mâles. Nous suivons donc des codes qu’ils ont établis eux-mêmes. Ce qui est bien pour eux, ils ont décrété que cela ne l’était pas pour nous. Si tu regardes la régente de Chasèle, elle a un contrôle total sur son royaume, pourtant, elle doit suivre les codes qui ont été édictés par les mâles. Ils considèrent qu’ils doivent nous protéger, c’est parfois noble de leur part, mais à partir du moment où tu protèges quelqu’un tu restreins sa liberté.

— Est-ce toujours comme cela ?

— Regarde, un enfant que l’on veut protéger, on l’empêche de faire certaines choses. Une personne que l’on veut protéger, on l’entoure de gardes. Un village qu’on veut protéger, on le place derrière des murailles. Et les hommes veulent nous protéger contre eux-mêmes. En même temps, ils en retirent un sentiment de contrôle et de pouvoir. Cette pureté qu’ils exigent de nous, ils nous l’imposent parce que certains d’entre eux ne sont pas capables de l’avoir. Alors non, mon enfant, ce n’est pas juste, mais c’est comme cela. Sache-le et sers-t’en. Il est plus facile de lutter contre quelque chose ou de jouer à un jeu lorsque l’on sait contre quoi on lutte ou quand on connaît les règles du jeu.

Elle me laisse à mes réflexions lorsqu’elle se lève et va chercher un pot sur une étagère. Elle me le tend.

— Tiens, c’est tout ce que je peux faire pour toi. Si un jour tu décides de faire de nouveau l’amour avec un homme, prends une feuille de cette plante. C’est une amoria livivantia. Sans être spécialement rare, elle est tout de même assez onéreuse à se procurer. Prend en soin, elle te permettra de ne pas être féconde durant une journée.

Je ne sais pas si je m’en servirai un jour, mais un cadeau est un cadeau et je me promets d’en prendre grand soin. Je range donc le présent dans les maigres affaires que j’ai pu prendre avec moi.

Elle me fait un dernier câlin et dépose un baiser sur mon front.

— Que la terre mère te protège, mon enfant…

Elle me raccompagne à la porte, ma mère attend avec une certaine anxiété.

— Elle ne porte pas d’enfant. Vous pouvez continuer votre chemin sereinement.

Ma mère laisse voir son soulagement. Nous préparons de nouveau les chevaux et nous sortons lentement de la forêt de Tehani. En suivant ma mère, je vois que nous ne prenons pas la route de la maison. Je décide alors de me taire et de la suivre. Je décide aussi que je ne pleurerai plus, j’ai assez pleuré pour une vie, maintenant il me faut affronter le destin que l’on va me servir.

Le jour se lève, je ne sais pas comment fait ma mère pour tenir, je tiens à peine sur selle. Soudain, je vois des hommes plus loin sur la route. Je regarde ma mère qui les a vus aussi, mais elle accélère le mouvement. Je remonte ma capuche sur ma tête lorsque nous arrivons auprès de la petite troupe. Une vingtaine de cavaliers se trouve là, je n’en connais aucun, mais ils se mettent en position pour chevaucher avec nous. Nous continuons encore toute la journée, un homme me remet droite de temps en temps quand je menace de tomber parce que je m’endors. Nous nous arrêtons une ou deux fois afin de nous soulager, et nous mangeons sur nos chevaux. Lorsque le soir tombe, je m’écroule sous les couvertures et je sombre dans un sommeil sans rêves. Personne ne me parle, c’est à peine si on me regarde, je ne pose pas de questions.

Au bout d’une semaine de ce régime atroce, nous arrivons à une place forte située en haut d’une colline du paysage vallonné que nous traversons depuis des heures. Plus bas, on peut voir une petite ville d’où entrent et sortent pléthore de gens. Notre escorte nous laisse à quelques centaines de mètres du bâtiment austère et je continue avec ma mère. À notre approche, les portes s’ouvrent et je constate que ce sont des femmes en robe grise qui les manient. Le sigle de Lumness, une étoile blanche à six branches dont celle du bas traverse la bannière d’un bleu azur jusqu’en bas, flotte sur les étendards devant les portes et sur les robes des femmes. Je me rends compte avec horreur qu’il s’agit d’un couvent, mon crime est-il donc si atroce qu’il mérite que l’on me mette en prison ?

C’est la mort dans l’âme que je suis ma mère, des jeunes filles viennent prendre les chevaux et une femme à l’air pincé vient vers nous.

— Je suis l’Eclairée Agathe. La noble guide vous attend, veuillez me suivre, s’il vous plaît.

Nous suivons l’Eclairée à l’intérieur du bâtiment le long d’un grand couloir expurgé de toute fioriture. L’endroit est très sombre et très austère, nous prenons un petit escalier et l’Eclairée frappe à une porte. Nous entrons dans une pièce où une femme d’un âge avancé au nez crochu et à la peau du visage tendue comme celle d’un tambour compulse un gros livre. Elle lève les yeux à notre entrée.

Elle se lève.

— Noble guide, elles viennent d’arriver.

— Merci, Agathe. Madame la baronne, dit-elle en saluant ma mère d’un mouvement de tête.

— Noble guide, ma fille Sendre.

La noble guide avance et me détaille d’un œil scrutateur. Elle parle d’une petite voix qui crisse contre mes tympans.

— Je sais pourquoi tu es là, jeune fille, et je suis la seule à le savoir… Ici, nous allons t’apprendre le respect dans l’amour de Lumness. Eclairée Agathe va te montrer ta cellule. Eclairée Agathe, montrez à notre nouvelle novice son logement, je vous prie.

— Oui, Noble guide. Toi, suis-moi !

Je lance un dernier regard à ma mère avant de suivre sagement l’Eclairée Agathe. Elle tire la porte derrière moi et je ferme les yeux en l’entendant claquer. Je prends conscience qu’elle vient de se refermer sur ma vie, et que devant je n’ai qu’un tunnel noir.

Hinriegh

Je me trouve dans la tente de commandement avec mes lieutenants, nous sommes sur le front de l’Est. Nos frontières sont percées au nord-est, à l’est et au sud-est, nous avons décidé de stabiliser le front de l’Est afin de pouvoir nous redéployer ensuite au nord et au sud. Je suis en présence de soldats expérimentés et disciplinés, assiste aussi à cette réunion d’état-major un koralist.

Après être rentré du conseil des nations, mon père m’a demandé d’aller m’occuper de colmater la brèche dans nos lignes. Les créatures que nous affrontons sont de grands humanoïdes qui, vues de près, ressemblent à d’immenses crapauds qui se tiendraient plus ou moins sur leurs jambes. Le décor est extrêmement montagneux et seul un passage permet de franchir les montagnes à cet endroit. Le haut col était défendu par un puissant bâtiment censé interdire tout passage venant de l’autre côté, le problème étant que nous avons perdu ce bâtiment et que maintenant nous le retrouvons contre nous. La région est contrôlée par des Chimares. Ces créatures, bien que puissantes, ne forment normalement pas d’armée. Or la coordination dont ils font preuve actuellement semble démentir ce fait.

— Komme vos Zinstructions l’ont spécifié il y a trois mois, votre Zeigneurie, le matériel est opérationnel, annonce le koralist.

Le plan est simple, mais compliqué à mettre en place. Les koralists ont la possibilité d’activer deux tours en haut de chacune des montagnes qui surplombe le col. Ces tours doivent verrouiller un barrage magique qui interdira aux Chimares d’utiliser leur pouvoir de traverser la roche. Sitôt les tours activées, un éboulement devra fermer le col de façon définitive afin de stopper cette hémorragie. Cela nous interdira de passer durant un temps, mais nous n’avons pas d’autre solution.

Or, la masse de matériel à monter rend impossible sa mise en œuvre.

En effet, aucun animal ne peut grimper là-haut, c’est trop escarpé, et un déplacement magique nous ferait repérer immédiatement par les Chimares. La seule solution que nous ayons trouvée, c’est d’utiliser les esclaves comme des bêtes de somme et de monter tout cela à dos d’homme.

— Les pertes ? demandé-je.

— Environ deux tiers des effectifs chez les esclaves, et le dernier tiers tient on ne sait pas trop comment, me répond un lieutenant.

— Négligeable donc, chacun doit participer à l’effort de guerre, pas de nouvelles troupes ?

— Non, Seigneur. Nous avons réussi à les contenir, et ceux qui sont dans la forteresse semblent attendre quelque chose.

— Bien… Qu’ils attendent donc, l’essentiel c’est que nous soyons prêts avant eux.

— Zeigneur, Ze ne Komprends toujours pas Bourquoi vous n’avez pas voulu utiliser les femmes pour les Dravaux ? Nous Z’aurions fini beaucoup plus vite avec elles.

Mes doigts tambourinent d’agacement la table. Allez faire comprendre la psychologie humaine à un mort-vivant… Mais bon, je vais essayer de reformuler…

— Mon cher mage koralist, il faut comprendre plusieurs choses. Primo, un homme travaillera mieux s’il sait que sa famille ne craint rien tant qu’il travaille. Or ici, nous n’utilisons que des hommes à partir de quinze ans ou des femmes qui ne sont plus en âge de procréer. La seconde raison, c’est que nous avons besoin de nos esclaves. Et il est plus facile de repeupler une population à partir d’un matériel féminin qu’à partir d’un matériel masculin, vous en conviendrez.

Un jeune aide de camp, se croyant drôle, fait une réflexion déplacée. Je le fusille du regard, je ne goûte pas la plaisanterie grivoise des jeunes hommes, il se tait immédiatement. Je retourne mon regard vers le koralist.

— Quand ?

— Nous Bouvons déclencher Zela Ze Zoir Zi vous le désirez, votre Zeigneurie.

Je fais le tour de la table des yeux.

— Messieurs ?

Le plus âgé me répond.

— Nous sommes prêts, Sire. Les trébuchets sont chargés, les balistes en place. Sitôt que le lien avec leurs lignes arrières sera coupé, nous pourrons attaquer pour nettoyer la place.

— Messieurs, je ne vous retiens pas, à dans deux heures.

La tente se vide rapidement.

— Leyna, fais-moi apporter mon armure, nous allons voir si elle est aussi résistante que le prétend ma mère.

Je me retourne et je vois Leyna debout à quelques mètres de moi. Elle a les mains croisées devant ses jambes et elle regarde par terre. Je hausse un sourcil.

— Leyna ? Un problème ?

— C’est… C’est ce que vous avez dit à propos des esclaves, Seigneur… Ils sont morts par milliers et vous dites que… Ce n’est pas grave.

— Oui, Leyna, et je le pense. C’est regrettable, mais c’est la vérité. Dis-moi, si nous avions dû sacrifier des milliers de chèvres de montagnes, aurais-tu pensé différemment ?

Elle me regarde horrifiée.

— Mais Seigneur, ce sont des êtres humains ?

— Pourquoi ? Parce qu’ils nous ressemblent ? Non, Leyna, ce ne sont pas des êtres humains. Ce sont tous des premières générations. Des animaux, des bêtes qui grognent et qui ne sont régies que par leur instinct. Tu es Humaine Leyna, mais tes arrière-grands-parents étaient des animaux. Et chacun de nous a sa façon de se battre pour notre survie. Je suis prince, mais je peux mourir ce soir, je ne vais pas rester bien au chaud dans mon château pendant que d’autres meurent pour moi. Non, je vais aller me battre en première ligne contre des créatures dangereuses. Moi, je vais me battre avec une épée, toi en me servant du mieux que tu peux, et les autres en transportant le matériel. Si je savais qu’ils se battraient mieux que moi, c’est moi qui transporterais ce matériel et c’est moi qui mourrais de froid dans les pics montagneux. Mais non, chacun se bat et meurt avec ses armes.

— Mais eux, ils n’ont pas demandé à se battre.

— Non, mais ils sont nés esclaves chez les Chimares et, comme des animaux, nous les avons récupérés et utilisés comme des bêtes de somme. Maintenant, va me chercher mon armure, s’il te plaît.

Elle fait une légère révérence et va chercher mes affaires. Elle revient avec une malle assez lourde et commence à sortir les pièces d’équipement. Elle m’aide à les enfiler et serre les sangles qui sont difficilement accessibles pour moi. Le poids est parfaitement reparti sur le corps et elle est d’une légèreté étonnante. Il y a des épaisseurs supplémentaires qui protègent les parties vitales du corps. Je fais quelques pas avec, elle est d’un noir luisant et le griffon royal est discrètement placé sur mon cœur.

— Vous êtes magnifique, Seigneur.

Je place mon heaume sur ma tête, visière ouverte.

— Passe le temps en continuant d’étudier, Leyna, je vais faire au plus vite, prends soin de toi.

— De toute façon, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire ici. Faites attention à vous aussi.

Je lève les bras pendant qu’elle attache mon ceinturon, sur lequel sont accrochées mon épée et ma baguette d’argent. Je vais aller au combat. Je m’entraîne depuis mon enfance, des années à apprendre et à perfectionner l’art de donner la mort. Aiguisant mes sens et mes reflexes avec les meilleurs maîtres d’armes du royaume. Tous cela pour me transformer en une arme et me preparer à cet instant ultime. J’anticipe un peu, mais je n’ai pas peur. Au contraire, une certaine exaltation fait battre mon cœur plus fort.

— Je suis le chevalier noir, il ne peut rien arriver au chevalier noir.

Et je quitte la tente en faisant un dernier clin d’œil à Leyna.

Je rejoins mon général de compagnie derrière un parapet de défense en bas de la route qui mène à notre ancienne place forte. De loin, on peut voir les silhouettes colossales des Chimares bleus qui marchent sur le chemin de ronde. Je m’allonge près du général afin de prendre une dernière mesure de la situation.

— Tout est prêt, général ?

— Tout est paré Seigneur, les batteries sont en ligne et les unités sont toutes prêtes, mon Seigneur.

— Bien, allons-y pour la danse.

Nous avons le soleil dans le dos, il commence à se coucher, mais nous bénéficierons encore de sa lumière un moment, l’été n’est pas encore fini. Je contacte un koralist par télépathie. J’ai horreur de faire cela, ils ont un esprit bizarre, c’est tellement… Vide…

— C’est bon, vous pouvez y aller.

— J’ai transmis l’information, il n’y a plus qu’à attendre.

Nous patientons durant plusieurs minutes qui nous semblent interminables, puis le sol commence à trembler, c’est le moment.

— Donnez l’ordre, général.

L’homme se retourne et donne l’ordre à son aide de camp. Je l’entends se transmettre de point en point après qu’il a crié.

— Trébuchets et catapultes.

Une cinquantaine d’énormes boules enflammées passent au-dessus de nos têtes, accompagnées d’une centaine de boules plus petites. Il faut environ trente minutes pour charger un trébuchet et quinze pour une catapulte.

Les projectiles arrivent sur le château au moment où un énorme éboulement de roches et de neige bloque le passage derrière lui, détruisant tout sur son passage. Le sol tremble sous la colère de la montagne, et le bruit assourdissant nous empêche de parler. Je fais un signe au général et nous nous levons, suivis par nos troupes. Les archers et les balistes prennent position sur nos flancs et à l’arrière, ils tireront sitôt que le nuage de poussière redescendra afin de couvrir notre avancée. Actuellement, les tours de protection sur la montagne ne sont plus accessibles que par les troupes ennemies qui sont de notre côté de l’éboulis. Les autres seront bloquées par des barrières naturelles et magiques. Nous avançons en cadence, nos premières lignes sont équipées d’arbalètes lourdes. Les Chimares nous voient enfin, mais ils n’arrivent pas à nous prendre pour cible. Un tir ininterrompu de traits de baliste et de flèches semble pleuvoir du ciel et les force à se mettre à couvert. Les Chimares sont de puissants combattants au corps-à-corps, ils décident donc de faire une sortie et les portes de la place forte s’ouvrent. J’ai avec moi huit cents soldats vétérans de nos unités de choc parfaitement équipés, mais en face il y a cinquante Chimares bleus qui déboulent vers nous. Ils ont l’avantage de la pente et du poids. Ces bestioles font trois mètres de haut pour quelque cinq cents kilos, leurs pattes avant sont de redoutables armes et leur peau est épaisse, en plus leurs plaies se referment rapidement tant qu’ils ne sont pas morts.

Je dégaine Safir et je crie « Gorgarzan ! ». Les hommes crient à ma suite et nous nous mettons à courir vers notre ennemi. J’ai la meilleure arme du monde connue et la meilleure armure, je n’ai peur de rien et je vais leur montrer qui je suis à ces gros crapauds. Je me rends compte que je suis plus fort, plus rapide et que j’ai une armure beaucoup plus légère que les soldats de mon armée, du coup j’ai pris une bonne avance lorsque j’arrive au contact avec le premier Chimare.

La créature fait un bond sur moi, je l’esquive et lui donne un coup dans le dos qui dérape sur sa carapace chitineuse. Elle se retourne et me donne un premier coup que j’évite, le second me touche. J’entends les lames dont sont pourvus ses bras crisser contre mon armure sans réussir à la pénétrer. Le choc m’envoie néanmoins valser contre un rocher. Cela devient une habitude pour moi de me faire balayer, le choc me coupe le souffle et malgré la protection de mon armure, me blesse. J’entends un gradé crier :

— Le prince, protégez le prince !

— Safir, soigne-moi !

— Non…

Le ton est catégorique.

Je suis stupéfait par la réponse au point que je ne l’assimile pas immédiatement.

— Je te demande pardon ? Soigne-moi, que diable.

— J’ai dit non, je ne vais pas utiliser mes pouvoirs à chaque fois que tu te coupes un doigt. C’est toi qui es censé être le sauveur de ton peuple ? Laisse-moi rire…

J’entends un rire métallique qui résonne dans ma tête. Et qui continue.

— Rhôôô, regarde, les soldats viennent protéger le pauvre prin-prince… Comme c’est mignon… Tu veux que je demande une litière ou cela ira ?

Nouvel éclat de rire, j’éclate mentalement et m’énerve.

— C’est bon ! Ça va, tais-toi maintenant.

— Oui, Seigneur, me répond mon arme d’un ton moqueur.

Je plante mon épée dans le sol afin de prendre appui dessus pour me relever et je retombe par terre lorsqu’elle m’échappe, le ton que j’entends dans ma tête est maintenant dur et froid.

— Je ne suis pas une vulgaire canne ou un vieux bâton pourri, sers-toi de moi comme ça la prochaine fois, et tu te battras sans moi. Maintenant, si tu veux que je te soigne, fais-en des rondelles. Ces créatures sont vivantes, je vais donc pouvoir m’en nourrir.

Je me relève donc en prenant appui sur mes genoux avec mes mains et je ramasse mon épée. Va falloir que nous ayons une explication tous les deux. Je pousse les soldats qui ont fait un cordon de sécurité autour de moi en grognant.

— Oui, ça va messieurs, nous avons autre chose à faire que parler, une bataille nous attend.

Et c’est entouré de cris de guerre que je me relance dans la bataille.

Je me choisis une grosse brute qui a un trait de baliste planté dans le bras et qui semble s’en soucier comme moi je baladerais une fléchette. Cela ne l’empêche pas de faire voler mes hommes par de grands coups de battoirs tranchants. Je crie en m’élançant vers lui, il balance un bras vers moi, mais je fais une roulade dessous. Mon armure est réellement formidable, elle épouse complètement les mouvements de mon corps, et je me relève en lui assenant un violent coup dans le ventre. Au moment où ma lame entre dans la chair, je sens une énergie nouvelle couler en moi depuis le pommeau de mon arme, guérissant mes bleus. Mon épée crie de joie lorsque je la fais ressortir par le haut et que, suite à un tour sur moi-même, je la fais de nouveau pénétrer dans la chair bleue après lui avoir donné la vitesse de ma rotation. Le Chimare m’attrape d’une main en hurlant et envoie les pointes de son autre bras vers mon visage. Au moment où elle arrive à ma portée, je donne un violent coup d’épée et lui tranche la main. Des carreaux d’arbalète sifflent tout autour de moi et viennent se planter dans le haut de la bête. Je passe à côté de sa jambe et lui tranche le jarret, elle tombe alors à genoux en se tenant le bras. Je continue à lui assener méthodiquement de puissants coups de mon arme dans le bas du dos et elle finit par s’écrouler dans un râle.

Le son d’un cor, le signal du repli. Parfaitement disciplinés, les hommes refluent en courant vers nos lignes arrière afin de reformer les rangs. Sitôt les fantassins désengagés, les arbalétriers font un tir de barrage pour protéger leur retraite. Nous reformons nos rangs alors que l’ennemi commence à nous charger. Ils ne sont plus qu’à trente mètres de nous lorsque nos balistes tirent, fauchant et ralentissant lourdement la charge chimare. C’est à ce moment que nous repartons à l’assaut, ne laissant pas le temps aux créatures de se remettre en formation.

Au bout de deux heures d’une bataille acharnée, nous terminons les derniers rescapés. Prudemment, nous reprenons possession de notre forteresse et nous finissons de l’épurer.

Je reviens vers notre campement. Nous avons perdu environ deux cents hommes, j’ai beaucoup de blessés dont certains ne passeront pas la nuit, mais la brèche est maintenant colmatée. Nous avons dû reculer un peu sur nos frontières, mais au moins il n’y a plus de saignée à cet endroit. Quant à moi, mon arme me permet d’être dans un état parfait, mais je vais avoir un gros travail de nettoyage.

J’entre dans la tente et je m’arrête. Leyna est en train de manipuler entre ses doigts fins une boule d’ombre, un petit globe de noirceur insondable, et son visage reflète sa concentration. Je souris en voyant qu’elle a la langue sortie de travers comme un enfant qui s’applique sur un devoir. Elle finit par lâcher son petit globe vers la table et il touche un vase où sont disposées des fleurs. Celles-là se racornissent et fanent immédiatement.

— Je vois que tu as fait de gros progrès, je suis fier de toi.

Elle sursaute, tout à sa concentration, elle ne m’avait pas vu venir.

— Oui, Seigneur. Allez-vous bien ? me demande-t-elle pleine de sollicitude.

— Magnifiquement bien, je peux dire que je ne suis maintenant et officiellement plus un débutant sans expérience. J’ai fait mon premier combat, aide-moi à enlever mon armure.

Elle se précipite et m’aide à enlever les pièces. La tension du combat commence à baisser et je sens mon corps se détendre. Par la même occasion, une vague de fatigue se fait sentir. Une fois l’armure enlevée, je passe une longue robe en laine fine et je m’assois pour nettoyer mon épée. Ensuite, je m’allonge un peu en attendant que Leyna ait servi le repas. Je m’occuperai du reste de mes affaires ensuite, je me repose un peu avant.

— Mon travail ici est terminé, demande au koralist de nous renvoyer demain au château.

— Oui, Seigneur… Seigneur ?

— Qu’y a-t-il ?

Quelque chose doit la perturber, elle sait que je n’aime pas que l’on me parle lorsque j’ai les yeux fermés.

— J’ai remarqué que les koralists sont… différents avec moi.

Cela éveille mon intérêt et j’ouvre les yeux. Je regarde le plafond, mais je suis de nouveau parfaitement vigilant.

— Je ne sais pas comment le définir… C’est comme s’ils savaient quand j’arrive, et ils me parlent avec une certaine déférence… Je trouve cela bizarre.

— Cela n’a rien de bizarre, ils sentent juste que tu manies une magie qui est la même que la leur, l’énergie négative. Ils te considèrent donc comme une initiée.

Je note néanmoins l’information dans ma tête. Normal oui, mais je n’y avais pas pensé avant. Il ne faudrait pas que cela devienne trop dangereux non plus.

Je me lève le lendemain assez tôt, le petit déjeuner est déjà sur la table et une bouilloire garde l’eau chaude en attendant que je me lève. Leyna est en train de lire en attendant que je montre un signe de réveil. Je crois que je n’ai jamais réussi à la surprendre en me levant avant elle, il faudra que je pense à lui demander un jour comment elle fait cela. Sitôt qu’elle me voit m’étirer, elle range son matériel et se met à mon service. Je prends mon petit déjeuner, un bain, et je choisis une tenue protocolaire noire et argent. Je vais avoir du travail avec les généraux de mon père aujourd’hui.

Leyna ne fait emporter avec nous que le strict nécessaire de mes affaires, comprenant mon armure.

Je garde l’épée au côté ainsi que ma baguette d’argent. Je remarque aussi cette attitude des koralists dont elle m’avait parlé. C’est effectivement assez surprenant, ils lui obéissent au doigt et à l’œil. Il est encore tôt lorsque nous arrivons en salle de téléportation. Je donne sa journée à Leyna après qu’elle a fait mander les généraux de mon père, je n’aurai pas besoin d’elle avant le soir. Quant à moi, je me dirige vers la salle de commandement de mon père et je regarde les cartes qui indiquent le déploiement de nos armées sur le territoire.

Trois grands généraux arrivent, dont le seigneur Galfeck. Mon père n’est pas revenu, il doit protéger la région Sud, et j’espère qu’il y arrivera aussi facilement que moi. Cela fait des heures que les trois généraux me font part de nos ressources en termes d’hommes et de matériel, et des détails des difficultés que nous rencontrons.

D’un coup, la porte de la salle dans laquelle nous nous trouvons s’ouvre à la volée. Ma mère entre dans la pièce, l’air autour d’elle miroite, signe qu’elle a activé plusieurs de ses sortilèges. Elle est accompagnée de quatre initiés membres de son ordre en cours de formation, et je vois qu’elle tient Leyna par les cheveux. Elle est courbée en deux et des larmes de douleur coulent sur ses joues, ses longs cheveux étant actuellement enroulés autour de la main gauche de ma mère. Ma mère est absolument furieuse et me regarde d’un air soulagé.

— Ah, Hinriegh, je te cherchais. Sais-tu où j’ai trouvé ça ?

Elle lève le bras et décolle Leyna du sol en la tenant juste par les cheveux, sans effort apparent. Cette dernière se débat, mais rien ne semble faire faiblir le bras de ma mère.

Mon regard se fait dur, très dur et c’est d’une voix basse et glaciale qui ne trompe personne que je dis :

— Tout le monde dehors…

Les gens sortent tous aussi vite que la décence leur permet de le faire, et ils ferment la lourde porte derrière eux. Ma mère attend, le bras en l’air, que tout le monde soit sorti. Elle jette Leyna au milieu de la pièce entre elle et moi comme on jette un sac de linge sale, se méprenant sur la colère qu’elle voit monter en moi.

— J’ai trouvé cette esclave, cette espionne, cette vipère, cette traînée, en train de compulser des livres interdits de magie noire. Des livres qui recensent toutes nos découvertes sur le domaine de la magie de l’ombre, je te laisse le soin de la punition.

Je ne quitte pas ma mère des yeux pendant que Leyna, tremblante et sanglotante, vient se placer derrière moi, m’agrippant les jambes en regardant ma mère avec terreur. La compréhension se fait d’un coup sur le visage de la reine de Gorgarzan, et c’est le souffle court qu’elle dit.

— Tu savais… Par le Dieu Mourant, tu étais au courant.

Mon ton est mordant lorsque je réponds.

— Je suis plus qu’au courant, mère, j’en suis l’instigateur.

— Tu es fou, hurle-t-elle. Ta première esclave, tu la fais duchesse, la seconde, tu la fais devenir une sorcière de l’ombre, et la prochaine ? Quoi ? Tu vas l’épouser ? As-tu donc perdu l’esprit ?

— Non, mère, au contraire, j’ai toutes mes facultés. Nous avons besoin de mages, et Leyna est douée.

— Tu joues un jeu dangereux, mon fils. Mesures-tu bien les conséquences de ce que tu fais ?

— Et vous, mère ?

Je prends ma dague et je m’entaille la paume. Du sang d’un noir d’encre me macule bientôt la main, je la lui tends.

— Et vous, mère ? Avez-vous bien mesuré les conséquences de ce que vous avez fait ?

Ma mère se plaque les mains sur la bouche.

— Mon fils… Mon enfant… Il le fallait, je l’ai fait pour le royaume.

— Eh bien, mère, considérez que moi aussi.

Ma mère me jette un regard perçant que je lui rends. Elle finit par baisser les armes.

— Très bien, fais donc comme tu l’entends, mais je te cherchais pour autre chose. Viens me rejoindre en salle de téléportation. Ça peut venir aussi.

Elle ponctue sa phrase en désignant Leyna du menton. Cela lui permet de ne pas perdre la face au cas où je déciderais de faire venir Leyna. Elle se retourne ensuite et se dirige vers la porte.

— Mère.

Elle s’arrête sur le palier.

— Ne vous avisez plus de toucher à ce qui m’appartient.

Elle ne fait pas de commentaire et passe la porte comme si rien ne s’était passé. Je soupire et je me mets à genoux à côté de Leyna, son visage reflète autant de détermination que de haine. Elle a les cheveux en bataille et tâche de les remettre en ordre tout en reniflant.

— Ça va ?

— C’est une affreuse bonne femme.

Je souris.

— Elle a de bons côtés aussi, mais il faut prendre le temps de les trouver.

— Elle est affreuse… Je la déteste et un jour je la tuerai.

Je continue de sourire et je dépose un baiser sur son front en lui tenant doucement le menton.

— Non, petite sœur, hais-la autant que tu voudras, mais c’est ta reine. Et ne t’avise jamais de vouloir porter la main sur elle, ou c’est moi qui te tuerai.

Je recule et je la regarde droit dans les yeux. Elle a parfaitement compris. Je l’aide à se relever.

— Allez viens, si mère a quelque chose à nous montrer, c’est forcément intéressant.

Leyna frotte sa robe pour se rendre un peu présentable, elle passe une dernière fois la main dans ses cheveux, se mouche dans un mouchoir en tissu, renifle une dernière fois et se redresse.

— Je suis prête.

— Eh bien, allons-y.

Leyna marche à côté de moi. Je ne dis rien, mais c’est un signe de défi de sa part. Je décide de la laisser faire, même si c’est un jeu assez dangereux. En se positionnant ainsi, elle indique qu’elle est plus qu’une esclave, et le fait que je la laisse faire la légitime dans ce rôle. Je vois d’ailleurs que cela ne passe pas inaperçu lorsque nous croisons des gens, maîtres comme esclaves. Nous voyant arriver ainsi, ma mère préfère jouer l’indifférence. Il est clair qu’elle pense que cette idée est de moi, et elle n’a sans doute pas envie de me faire une nouvelle remarque.

— Prenons place, veux-tu ?

Je la rejoins sur le téléporteur. Leyna a la sagesse d’esprit de ne pas pousser l’outrecuidance et se place derrière nous. Comme à chaque fois que je prends ce moyen de transport, j’ai la vue troublée à l’arrivée et un léger dérangement de l’équilibre.

— Où sommes-nous ?

— Dans l’un de nos centres de recherche sur la magie négative, c’est ici que nous créons nos koralists entre autres.

Intéressant, je sens que Leyna a les yeux grands ouverts et qu’elle ne va pas en perdre une miette. Le koralist chargé du téléporteur nous salue, et je suis surpris de voir une créature verte qui nous attend. Elle est d’assez petite taille et est vêtue d’une sorte de robe grise qui lui arrive aux genoux. Elle porte au cou un petit médaillon serré sur lequel brille une petite gemme d’un vert émeraude. Je hausse un sourcil.

— Un gobelin ?

— Oui, des gobelins que nous avons capturés il y a longtemps. Maintenant nous les élevons comme serviteurs. Ils sont très utiles et peuvent se remplacer très facilement. Le charme que tu vois sur leur cou augmente leur intelligence tout en réduisant leur agressivité et renforce notre contrôle sur eux, me répond ma mère.

— Zrk trk skret hog dok, nous dit le gobelin.

— Que dit-il ? me demande Leyna.

— C’est une formule de politesse, en fait, il nous souhaite la bienvenue. Mais il est vrai que tu ne parles pas le gobelin. Toi, continue en commun.

La créature incline la tête.

— Oui, Seigneur, pardonnez-moi, Seigneur ! L’habitude, Seigneur.

— Ils ont une très bonne diction.

— Oui, bien que leur vocabulaire soit encore un peu limité. Nous allons commencer par la nurserie. Conduis-nous, toi !

— Oui, Maîtresse.

Le gobelin fait demi-tour, partant d’une démarche chaloupée comique à cause de ses jambes arquées. Il nous invite à le suivre dans un dédale de couloirs. Nous arrivons à une cage suspendue au-dessus du vide. Elle est actionnée par des gobelins qui nous font descendre lentement vers les étages inférieurs. Malgré une bonne ventilation, la température monte rapidement et je commence à entendre des couinements au loin.

Nous finissons par aboutir dans une grande salle où des gobelins, des femelles à ce que je peux voir, font le tour de petites formes vertes vagissantes. Des hommes et des femmes en robe verte déambulent parmi les bébés et donnent des instructions aux gobelines.

Leyna s’approche d’un homme qui tient un bébé tout vert dans les bras.

— Je peux ? demande-t-elle à l’homme qui vient de finir de l’ausculter.

Celui-ci lui tend le bébé et le lui pose dans les bras.

— Il faudra le déposer là, sa nourrice doit le nourrir après.

Leyna prend le bébé gobelin dans les bras. Il commence immédiatement à vouloir lui pincer le nez et lui tirer les cheveux tout en lui donnant des petits coups de pied. Elle éclate d’un rire joyeux.

— Oh, ils sont si mignons.

Même ma mère lâche un début de sourire.

— Faites attention tout de même à ce qu’il ne vous mange pas un bout de doigt, un bébé gobelin qui a faim et qui n’est pas encore domestiqué reste un animal potentiellement dangereux.

En effet, les bébés ont déjà des dents pointues extrêmement acérées. Leyna repose le bébé d’un air attendri et recule lorsque la nourrice vient lui donner une sorte de pâté rougeâtre faite de chair pétrie plus que faisandée.

Nous retournons ensuite à la passerelle à poulie et nous descendons plus profond encore dans les entrailles de la Terre.

Ma mère s’arrête dans un grand bureau, mais en ressort en voyant qu’il est vide. Nous la suivons jusqu’à une grande salle surveillée par deux gardes en harnois qui vérifient notre identité. Je suis stupéfait que l’on demande son identité à ma mère, pourtant elle se laisse faire sans commentaire. L’endroit dans lequel nous allons doit vraiment être spécial pour mériter une telle sécurité.

La pièce est vaste, et un grand nombre de personnes sont là et déambulent en silence. Au centre de la pièce se trouve un pentagramme que je n’arrive pas à décrypter. C’est la première fois que j’en vois un comme cela. Au-dessus se trouve un cristal noir.

Ma mère nous conduit auprès d’un homme qui doit avoir dans la quarantaine, mais qui a le bras droit d’un vieillard. En nous voyant, il vient rapidement et à grands pas vers nous.

— Votre Altesse, c’est un plaisir bien rare que de vous voir. Vous arrivez juste à temps, nous allons commencer. Nous comptons faire une création de sixième catégorie, je suis par contre désolé de vous apprendre que les septièmes sont pour le moment tous des échecs.

— Trelmort, je vous présente mon fils et sa…. Suivante… Je voulais lui montrer nos installations.

— Prince, s’exclame-t-il, je suis ravi que vous vous intéressiez à nos travaux. Je suis un mage négatif de quatrième catégorie. C’est un honneur pour nous tous.

— Trelmort est l’un de nos plus brillants chercheurs.

— Ma reine est trop bonne, mais le métier n’est pas sans risque, dit-il en montrant sa main de vieillard.

— Excusez-moi, mais ne s’agit-il pas d’un cercle de Trelgrish ? Vous tentez une extraction du plan négatif et vous essayez ensuite de la maintenir stable par un échange d’équivalence énergétique ?

Nous regardons tous Leyna avec des yeux ronds et elle devient toute rouge.

— Euh… Oui, vous avez dit que vous étiez ?

— Il s’agit de ma suivante, Leyna, elle commence à pratiquer la magie négative.

— Ah ? Et où en êtes-vous ?

— Je suis juste capable de maîtriser les tours mineurs d’extraction négationniste. Mon prince m’ayant mise en garde contre les dangers, je ne veux pas aller trop vite.

— Bien bien, vous faites très bien de pratiquer ainsi, par contre je constate que votre connaissance théorique est déjà bien avancée, c’est très très bien…

— Merci, Messire.

— Mais bon, veuillez m’excuser, mais nous avons un délai à respecter. L’énergie négative est par nature instable et dangereuse, nous ne pouvons attendre plus longtemps sans prendre de risques. Prince, puis-je vous emprunter votre suivante ? Cela sera sans danger, n’ayez crainte.

L’homme ayant l’air de jouir encore de toutes ses facultés mentales, je donne mon accord à la plus grande joie de Leyna, sous l’œil curieux de ma mère. Nous retournons tous les deux dans un espace de confinement, un peu à l’écart.

Nous voyons entrer sur une civière un homme mourant, un ancien soldat sans doute. Les gobelins posent l’homme inconscient et trempé par la fièvre sur la table. Les mages prennent place autour du sigle magique et lancent une litanie qui fait grincer les dents tant l’on peut sentir sa nature maléfique et contre nature.

Un rayon noir commence à descendre du plafond et les lumières des globes magiques se mettent à perdre de leur intensité. J’ai l’impression de voir des fantômes ricanants qui jouent dans le rayon de noirceur qui vient frapper l’homme avec de plus en plus d’intensité. Je le vois pousser un hurlement muet et se débattre alors que son corps est parcouru de spasmes. Sa peau finit par se racornir à mesure que le rayon noir semble pénétrer l’homme par sa bouche, ses oreilles et ses narines, et d’un coup tout s’arrête. La lumière redevient normale et l’atmosphère de nouveau plus sereine. La créature sur la table ressemble à un mort qui s’est desséché au cours des millénaires. Son corps est maigre et rabougri et certains membres ont pris un angle bizarre. Des gobelins le recouvrent d’un drap et aident la piteuse créature à se lever. Trelmort revient nous voir avec un large sourire.

— C’est une réussite, nous devons attendre encore quelques jours, mais la greffe d’énergie négative s’est parfaitement bien passée. Plus qu’à voir si l’hôte a été assez réceptif, il y a parfois des phénomènes de rejet qui provoquent la perte du sujet, mais j’ai bon espoir pour celui-là. Il devrait faire un koralist puissant, Vos Altesses.

Nous remercions Trelmort de son accueil et nous prenons congé. Je vois que Leyna a le front barré d’un air soucieux. Elle réfléchit avec intensité.

Yothol

Vingt-cinq jours en mer, cela fait vingt-cinq jours que nous sommes sur cette coque de noix et c’est long, j’ai eu mal au cœur pendant dix jours. Nous sommes partis d’un des ports d’Omphrée du Sud et nous allons à Oumm El Khaï.

Nous sommes sur le Flagorneur des mers, un gros navire marchand ventru. Mon père nous a dit que cela serait plus discret. Dire que nous aurions pu prendre un de nos navires. Au moins, les nôtres filent au vent, ont un équipage compétent et en plus ils ne puent pas, eux… Je n’aime pas les bateaux, je n’aime pas les voyages sur la mer, et je n’aime pas les Humains. Je suis plus âgé qu’eux et ils me traitent comme un gosse, c’est très humiliant en fait.

Bon, le seul avantage de cette mer, c’est que l’eau est potable. En fait, c’est plus un gros lac qu’une mer. Mais aux dimensions impressionnantes, ceci dit, et compte tenu de la profondeur elle est au moins aussi dangereuse.

Mist vient se placer à côté de moi, son chat est resté en cabine, il aime les embruns autant que moi.

— Bon, le capitaine m’a dit que nous arriverons dans deux jours.

— Enfin, j’en ai raz les oreilles moi des potages de semoule de seigle et d’avoine. Je ne suis pas un cheval, j’ai même trouvé des vers dans mes biscuits ce matin.

— Allez, Yothol, nous sommes bientôt arrivés, un peu de courage.

— Mouais…

— Bon, qu’allons-nous faire en arrivant là-bas ?

— Déjà, nous nous trouvons une caravane pour aller dans la capitale. Les gens d’Oum sont les plus grands maîtres en mathématiques et en astronomie. Leurs compétences leur permettent de pallier le manque de magiciens de façon surprenante. Ils ont développé toutes les sciences qui gravitent autour des mathématiques. Cela leur permet de pouvoir ériger des cités d’une complexité incroyable en s’appuyant simplement sur des tours mineurs. Nous essayerons de payer notre place pour la caravane quand nous serons dans la capitale… Ma foi, nous pourrons toujours nous faire engager sur place et voir ce que nous réussirons à glaner comme informations.

— Au fait, je ne sais pas si je t’ai dit, mais j’adore tes oreilles, me dit Mist d’un ton moqueur.

— En gros, une fois par jour, oui…

Je gratte encore une fois mes oreilles rondes. Mon père m’a donné, entre autres choses, un petit charme qui modifie un tout petit peu mon apparence et me fait ressembler à un Humain. À un Humain adolescent pour être précis, un jeune Humain qui doit avoir entre quatorze et quinze ans et particulièrement imberbe. Mist passe du coup pour mon grand frère avec ses vingt années terrestres. Lorsque l’on pense que j’ai cinq fois son âge, cela me fait un peu mal au cœur, mais bon… Il faut bien jouer la carte du camouflage et l’on se méfiera moins de moi comme cela.

— Yothol.

J’étais perdu dans mes pensées…

— Oui ?

— Regarde l’eau, là où le soleil est en train de se coucher.

J’indique un point sur l’eau et m’exclame.

— Là ! Il y a quelque chose qui a bougé.

Je regarde, mais je ne vois rien, je vais le lui dire lorsque soudain j’aperçois un reflet. On pourrait prendre cela pour la réverbération du soleil couchant sur les vagues, mais c’est trop centré au même endroit. Même endroit qui prend un malin plaisir à se déplacer vers nous.

— Euh… Capitaine, ca-pi-taineeee… CAPITAINE !

L’homme basané avec qui nous avons sympathisé arrive. Il a des connaissances approfondies sur les étoiles, et c’est toujours un plaisir de discuter avec lui. Même s’il passe son temps à me dire « Tu en connais des choses pour ton jeune âge ». D’un autre côté je ne peux pas vraiment lui en vouloir.

— Qu’est-ce qu’il y a mon p’tit ?

Ça, il fallait s’y attendre, encore un qui me prend pour un gamin, je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir supporter cela moi.

— Là-bas, il y a un truc bizarre par tribord avant et cela semble se rapprocher.

Je souligne ma déclaration en pointant l’endroit avec le doigt.

Le capitaine met sa main en visière et regarde attentivement, puis il ouvre les yeux en grand et s’écrie.

— Tortue, tout le monde aux postes de combat ! Tortue, vocifère-t-il.

L’équipage semble frappé de stupeur pendant une demi-seconde, et d’un seul coup c’est la panique. Tout le monde se met à courir partout en lâchant les affaires qu’ils tenaient juste avant. Le capitaine donne des ordres et les hommes acheminent deux grosses balistes vers la proue du navire.

Je regarde Mist, j’ai un peu de mal à comprendre pourquoi des tortues les mettent dans des états pareils. Bon, je sais que le fait de manger autre chose que de la semoule de seigle serait la bienvenue, mais de là à sortir des balistes… Je reporte mon attention sur l’ombre qui s’approche et qui d’un coup disparaît. Ben… Où sont-elles parties les tortues ?

D’un coup, je suis obligé de m’accrocher au bastingage parce que le navire semble décoller, partir sur un côté et revenir plonger dans l’eau lourdement. Je crie alors :

— Ahhhh, c’était quoi ça ?

Je regarde Mist.

— Je crois que c’était la tortue.

— La ? Comment ça, la ?

— J’ai lu dans des livres des choses sur des tortues marines géantes qu’on appelle dragons-tortues. Si c’est bien ça, cela ne va pas être drôle. Ce sont de gros carnivores et des prédateurs sauvages. Viens, il ne faut pas rester là.

Je vois Mist qui se dirige vers la dunette se lancer un sort rapidement. Je reconnais ce sortilège, je le maîtrise moi aussi. Il s’agit d’une armure de mage, cela ne rend pas invincible, loin de là, mais cela peut aider. Je manipule rapidement les flux magiques pour faire de même. Les hommes ont placé les deux balistes de part et d’autre de la proue du navire, elles sont chacune retenues au sol par des chaînes. Elles sont chargées et un système sur pivot leur permet de tourner à trois cent soixante degrés.

Nous finissons de monter l’escalier qui donne accès à la dunette lorsque le dragon-tortue sort de l’eau dans un bond fantastique et vient s’accrocher à l’avant du navire, le faisant tanguer dangereusement. Je suis déséquilibré par la brusque plongée de l’avant du navire due au poids de la créature. Les hommes réagissent immédiatement, la première baliste tire son trait qui vient rebondir sur la carapace. La seconde baliste pivote rapidement et tire, cette fois-ci le trait vient se ficher entre la base de la patte et la naissance du cou. La créature hurle et lâche immédiatement un jet de vapeur brûlant qu’elle pulvérise devant elle. Mon estomac se révulse en entendant les cris d’agonie des hommes cuits par la vapeur. Le dragon lance ensuite sa large gueule par-dessus le bastingage et attrape l’un des hommes qui se tortillent au sol avant de replonger dans l’eau. Je regarde autour de moi, il y a une porte ouverte derrière nous. Je m’agrippe de nouveau au bastingage lorsque celui-ci se remet à bouger de façon alarmante.

— Bon, on lui montre qu’il faut qu’elle se calme ? me dit Mist en me regardant.

Je dois dire que je suis nettement moins exalté que lui, mais bon… C’est d’un air morose que je réponds.

— OK.

Je prépare donc un sortilège de feu qui envoie des rayons enflammés jusqu’à la cible. Cela demande un peu d’adresse pour viser, mais de l’adresse je n’en manque pas et compte tenu de la taille de la bête, je ne devrais pas la manquer. Mist se concentre et je vois qu’il renforce son armure invisible d’une façon que je ne connais pas.

La créature apparaît cette fois-ci par bâbord avant, mon sortilège part le premier. Il vient la frapper sur le cou et semble glisser sur sa peau écailleuse sans lui faire de mal. Je suis un peu surpris et j’invoque déjà quelque chose d’autre lorsque Mist se met à fixer intensément la créature. Elle commence par secouer la tête, comme si un insecte lui tournait autour, puis elle finit par se tourner vers nous pour regarder Mist. Elle se met soudain à hurler et commence à glisser vers l’eau. Je n’attends pas et je lui envoie des flèches magiques d’énergie dans la tête. Ce coup-ci, je constate avec satisfaction que des trous se forment sur les deux points d’impact et que du sang commence à suinter.

Mist est couvert de sueur et il baisse la tête.

— Pas mal, remarqai-je appréciateur.

— Oui, répond-il dans un souffle. Mais je ne pourrai pas le refaire, j’ai tout balancé et cela n’a pas suffi.

— Peut-être, mais cela a été plus efficace que mes traits de feu, dis-je agacé.

De nouveau le navire tangue dangereusement, le bois de la coque craque de façon sinistre et les derniers hommes qui sont là se dépêchent de mettre une chaloupe à la mer.

— Elle va revenir, prépare-toi.

Je prépare un nouveau projectile de force.

Mist me regarde dépité.

— Euh… Yothol… Je ne peux rien faire de plus.

Je fais des yeux ronds.

— Tu rigoles ?

— Non, j’ai balancé tout ce que j’avais dans mon attaque mentale et je n’ai pas de sort offensif de prêt, répond-il agacé.

— Bon, OK, on se replie à l’intérieur. De toute façon la coque a l’air d’être percée et le navire commence à sombrer. En plus, je ne veux pas aller sur le machin qu’ils sont en train de mettre à l’eau. Viens, on doit passer aux cuisines aussi vite que possible.

— Aux cuisines ?

— Oui, aux cuisines, allez on fonce…

Je n’ai pas le temps de finir ma phrase que le dragon-tortue sort de l’eau en se propulsant jusqu’à nous. Il semblerait qu’elle n’a en effet pas apprécié le mal de crâne dont l’a affublé Mist. Instinctivement, je lâche une autre salve de traits de force qui lui arrive en plein front. Le dragon hurle de rage et inspire une grande goulée d’air.

— CCCCOUUUUURRRRSSSS !

Je crie en poussant Mist dans le château arrière et je claque violemment la lourde porte en bois derrière moi. Juste au moment où la vapeur brûlante passe sous la porte, je sautille afin d’éviter de me brûler les pieds. Je sens le navire qui commence à dangereusement donner de la gîte.

— Je dois aller récupérer Bidus dans la cabine.

— OK, tu récupères ton chat, tu prends toutes nos affaires, moi je passe aux cuisines, et on se retrouve ici dans cinq minutes.

Il me prend par le bras.

— Que comptes-tu faire ?

— Écoute Mist, ils sont morts ou nous pouvons les considérer comme tels. Nous ne pouvons rien pour eux, donc j’essaye de sauver nos vies. Ce qui ne sera déjà pas si mal si nous y arrivons.

Il hésite puis je vois dans ses yeux qu’il cède. Il hoche la tête et part en courant. Je fonce vers les cuisines et je m’arrête devant le garde-manger. Il ne doit pas rester grand-chose, mais je devrais bien trouver de quoi manger pour plusieurs jours pour deux. Le placard est fermé par une lourde chaîne et un gros cadenas, qu’à cela ne tienne, je lance un sort qui ouvre le cadenas. Je me débarrasse de la chaîne rapidement en m’agrippant. Le bateau est en train de couler de plus en plus vite, je dois me dépêcher.

Des boîtes de gâteaux du petit déjeuner, parfait. Je prends, l’avantage de voyager sur un lac c’est que je n’ai pas besoin de m’encombrer avec de l’eau. Je récupère aussi des écuelles et des cuillères en bois. Je me charge autant que je le peux, ce n’est pas grand-chose, mais cela devrait suffire. Je file au point de rendez-vous, Mist est là.

— La corde, sors la corde dépêche-toi.

Mist fouille les affaires et sort la corde magique, l’un des cadeaux de père.

— Cela va fonctionner en intérieur ? me demande Mist.

— Non… Faut qu’on sorte pour cela.

— Pas de souci, je m’en occupe.

Il prend la corde et il commence à lancer une incantation. En l’espace de dix secondes il devient invisible, il ouvre ensuite la porte et il sort. Le galion fait un bruit sinistre, il est en train de se casser en deux par le milieu. Les restes de la chaloupe dérivent sur l’eau et le dragon attend patiemment que le navire coule pour trouver les restes en tournant autour comme un requin. Je vois la corde qui semble se déplier toute seule et se lever vers le ciel sur une hauteur de sept mètres. Il s’agit d’une corde magique, elle donne accès à un espace qui se trouve sur un autre plan d’existence. C’est assez spacieux et on peut y tenir à sept en se tassant un peu. Mais pour deux, c’est grand. Une fois dedans, on devient complètement invisible pour les gens qui regardent de l’extérieur. De l’intérieur, on peut voir par la lucarne qui sert à grimper dedans. Une fois installé, il suffit de remonter la corde pour se retrouver à sept mètres du sol et être assez protégé.

— C’est bon, tu peux venir.

Monter à une corde droite pendant sept mètres, très peu pour moi. Heureusement, mon père a prévu des bottes de lévitation dans son paquetage de survie. Je vois le chat me passer devant et sauter dans les bras d’un Mist invisible. J’ai l’impression d’avoir sous les yeux un chat qui flotte roulé en boule, l’effet est assez cocasse. Nous lévitons donc jusqu’à l’entrée de notre refuge et nous remontons la corde. Je risque un œil pour voir s’il y a des survivants, n’en voyant pas je rentre la tête. Si je peux voir, je peux aussi être vu et je n’ai pas envie de me retrouver nez-à-gueule avec notre amie la tortue.

Mist étale une couverture et y place Bidus, puis il redevient visible. Nous étalons nos affaires sur le sol de notre grotte du ciel.

— Bon, nourriture, nous avons de quoi tenir un peu, l’avantage c’est que nous n’aurons pas besoin de nous servir de ton chat comme appât pour pêcher, dis-je dans un sourire.

— Très drôle…

— Le souci, c’est que nous sommes bloqués. Je n’ai pas trop envie de nager compte tenu de ce qui se balade sous l’eau, tu as une idée ?

— J’imagine que tu n’as rien pour nous faire avancer, soupire Mist.

— Ben non, je n’ai pas ça…

— Bon… Je peux marcher sur l’eau.

— Tu peux quoi ?

— Je peux marcher sur l’eau, et aussi courir. Je pourrai donc attacher la corde autour de ma taille et nous tracter. Le problème, c’est que je ne peux faire cela que sur moi, tu devras donc faire le guet. J’aimerais ne pas servir de repas à une bestiole de passage.

— Comment fais-tu cela ?

— C’est un pouvoir mental, je change la masse de mon corps pour ne peser presque plus rien, du coup je peux courir sur l’eau. Mais je ne pourrai le faire qu’environ deux heures par jour, et pas maintenant. Je dois me reposer avant.

— D’accord. De toute façon, il nous faut attendre que la tortue soit partie. Dors alors, moi je vais veiller. Les Elfes ne dorment pas beaucoup.

Mist prend un air dégoûté.

— Vous ne dormez presque pas, vous vivez plus de mille ans et vous n’avez aucun goût pour les plaisirs les plus simples de la vie. J’appelle cela gâcher ses talents moi…

Il regarde autour de lui.

— Sympa cet endroit, bien aménagé je suis sûr que cela pourrait être un endroit très pratique pour y amener des filles. T’imagines ? Pas de temps perdu à rentrer chez toi. Hop allez, venez Mademoiselle, passez la première.

— Mist ?

— Oui ?

— Dors !

— OK OK…

Sendre

Les jours passent, mais je ne les compte plus, cela ne me servirait à rien.

Eclairée Agathe est la prieure du couvent, bras droit de La noble guide, et autorité à laquelle nous devons le plus souvent nous soumettre. Elle prend soin de la noble guide, transmet ses ordres et l’informe de tout ce qui se passe dans le couvent. Quand je suis arrivée, elle m’a menée auprès de l’Eclairée Tiphanie, la dépositaire. C’est elle qui est, entre autres, en charge des dépôts des novices qui arrivent. Là, j’ai dû donner tous mes vêtements pour que l’on me fournisse la tenue réglementaire, une robe bleu nuit à longues manches qui descend jusque par terre et dont le col se ferme haut sur le cou. Un voile blanc est destiné à cacher les cheveux, les seuls ornements sont deux étoiles de Lumness sur les épaules.

Ensuite l’Eclairée Agathe m’a menée auprès de l’Eclairée Sylvie, une femme d’une quarantaine d’années un peu ronde, mais toujours très souriante. Une femme gentille, mais très stricte, elle est en charge du dortoir. Mes parents m’ont mise dans un couvent de bonne réputation, la salle du dortoir est une grande salle découpée par des cellules en bois qui se ferment avec des rideaux. Chaque cellule contient deux lits superposés avec deux petites malles pour nos affaires et une petite tablette avec deux tabourets. Les lits sont de simples paillasses recouvertes de deux couvertures et il n’y a aucune décoration.

Le dortoir peut accueillir environ cinquante pensionnaires. Les plus aisées, les filles qui viennent de grandes familles, ne dorment pas ici, mais dans des cellules individuelles.

On m’a trouvé une place dans une cellule occupée par une jeune fille au regard craintif, un peu agressive au début. Comme un animal qui défend son territoire.

Je me suis contentée de faire ce que j’avais à faire sans la gêner, elle s’est vite habituée à moi. C’est une fille de la petite bourgeoisie du nom de Fany Sperass. Ses parents l’ont placée ici afin qu’elle reçoive un peu d’éducation, mais ils ne sont pas très fortunés.

Il est 5 h, l’Eclairée Sylvie et ses sous-maîtresses passent entre les cellules et posent les globes de lumière dans leurs logements. Eclairée Sylvie tape dans ses mains en criant.

— Debout, mesdemoiselles, debout, il est l’heure de se lever.

Je m’étire et je descends de mon lit.

— Bonjour, Fany.

— B’jour…

Fany se lève en grimaçant, la journée d’hier a été dure pour elle et elle est encore toute courbaturée. Je ne suis là que depuis quelques jours et j’en suis encore à m’habituer aux gens et à ce que je dois faire, mais il y a déjà des choses qui ne me plaisent pas.

Nous passons à l’arrière-salle, aux latrines, puis nous revenons nous mettre rapidement en rang devant l’Eclairée Sylvie qui fait son inspection.

— Très bien, mesdemoiselles, allez faire vos ablutions et vous vous habillerez. Ensuite, rangement de votre cellule et aération. Vous avez quarante-cinq minutes… Allez.

Nous récupérons les affaires propres qui nous sont remises chaque soir et partons en rang par deux vers la salle des ablutions, grande pièce avec des cellules séparées. Chacune comprend un bac d’eau froide, un gant de lavage, un morceau de savon et une dose de rochedent. L’eau froide ne me pose pas de problème, je suis une fille du nord et je me suis déjà lavée avec de l’eau plus froide.

Je retourne ensuite dans ma cellule afin d’aérer la paillasse et les draps, puis, lorsque Fany arrive nous nous aidons à nous coiffer pour gagner du temps.

Nous sommes de nouveau toutes en rang lorsque l’Eclairée Sylvie revient. Nous nous dirigeons maintenant vers la grande chapelle de Lumness où nous retrouvons l’autre groupe de filles. Elles sont habillées comme nous, mais elles sont plus aisées. Chacune a une cellule privative avec salle d’eau, et certaines ont même une servante personnelle.

C’est le cas entre autres de Clémence de Sourdaix, fille du duc Antoine de Sourdaix. Sourdaix est une région du sud de Chasèle extrêmement prospère, très puissante et très riche. Le père de Clémence est l’un des principaux donateurs du couvent et il fait partie du conseil restreint de la régente. Elle a été placée ici afin d’y recevoir une éducation stricte, mais elle a plus de liberté que toutes les autres pensionnaires. Elle est duchesse par le sang et elle se complaît à dire qu’elle se verrait bien reine de Chasèle. C’est loin d’être une forfanterie, compte tenu de sa position elle a toutes ses chances. Du coup, une grande partie des filles sont prêtes à faire ce qu’elle veut contre une vague promesse de faire partie un jour de ses dames de compagnie. Lorsque nous nous mettons en rang pour entrer dans la chapelle, Clémence vient se placer à côté de moi. Elle est plus petite que moi, mais c’est aussi une jolie jeune fille. Elle pousse Fany d’un regard pour prendre sa place à mes côtés, Fany lui laisse sa place en baissant les yeux et se retrouve rapidement au dernier rang de la file.

— Bonjour, Sendre.

— Bonjour, Clémence.

— Tu as réfléchi à ma proposition ?

— Oui… Et non, cela ne m’intéresse pas, Clémence. Et je ne comprends pas pourquoi moi.

— Arrête ce jeu avec moi, tu as reçu une bonne éducation, je le vois bien. Je ne sais pas pourquoi tu es là, mais moi je te propose d’en sortir avec moi. Entre à mon service, c’est tout ce que je te demande. Tu es forte, et je vois bien comment te regardent les autres. Tu attires l’attention, on fait attention à toi alors que tu ne demandes rien. Cela pourrait m’être très utile plus tard.

— C’est toujours non, Clémence…

Elle me regarde en plissant les yeux.

— Fais attention à toi, Sendre, ne pas être avec moi n’est pas toujours sans conséquence, ne me pose pas de problèmes.

— Ce n’est pas mon intention…

Nous entrons dans la chapelle où nous prions Lumness pendant une heure.

Nous sortons à 7 h pour nous diriger vers le réfectoire afin de prendre notre petit déjeuner. Le repas se fait dans le plus grand silence avec juste une Eclairée qui nous lit des passages du saint livre de Lumness.

À 7 h 30 les plats sont débarrassés et l’Eclairée Agathe annonce les travaux de la journée pour toutes les filles.

Clémence, et en général les filles qui sont dans ses bonnes grâces, se retrouvent à la couture ou à faire les travaux les moins pénibles dans les locaux les mieux protégés. Ensuite, en fonction de l’époque, un gros bataillon de jeunes filles travaille au jardin.

Il y a une corvée qui est crainte par toutes les filles, c’est recharger le grand réservoir qui se trouve sur le toit. Il permet d’alimenter en eau les salles d’eau des Eclairées de haut rang. Le travail est dur parce qu’il faut d’abord tirer l’eau du puits afin de remplir un bac situé dans la cour, et ensuite faire remonter cette eau dans le grand réservoir du haut. C’est un travail épuisant qui abîme les mains, et comme d’habitude l’Eclairée Agathe désigne Fany.

— J’ai besoin de quelqu’un d’autre pour aider Fany, l’une d’entre vous désire-t-elle effectuer ce travail avec elle ?

Comme d’habitude elle s’attend à ce que personne ne réponde, comme d’habitude je la vois guetter la réaction de Clémence. J’ai vu que c’est elle qui, en fonction de ses humeurs, désigne celle qui sera punie. Mais cette fois, je décide de la devancer, je lève mon bras.

— Sendre ?

Eclairée Agathe est un peu surprise, et je vois que Clémence a l’air contrariée.

— Oui, Eclairée supérieure, je désire me porter volontaire.

Eclairée Agathe hésite un instant.

— Bien… Très bien… D’accord, Sendre et Fany au puits.

Nous partons toutes pour nos travaux respectifs, je suis en pleine forme, je suis plus forte et plus endurante que presque toutes ici. Je place le premier seau sur le crochet et je le laisse tomber au fond jusqu’à ce que je l’entende toucher l’eau, et je commence à tirer.

Fany me regarde travailler en silence et me demande.

— Pourquoi ?

Je lui envoie un sourire, je crois que c’est la première fois que je souris depuis que je suis là.

— Parce que tu n’es actuellement pas en état de le faire et qu’il y a certaines choses que je ne supporte pas. Je vais donc t’aider là où c’est difficile, je vais tirer l’eau et la mettre dans le bac, toi, tu vas juste me porter les seaux vides. Quand le bac du bas sera plein, j’irai en haut et tu commenceras à remplir le bac du bas. Cela va te permettre de te reposer un peu en attendant, sans qu’on puisse te dire que tu ne fais rien, d’accord ?

Elle pose une main sur la mienne et pour la première fois je sens les ampoules. Les paumes de ses mains sont brûlées par le frottement de la corde. Je la regarde et je la prends par la main.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je t’emmène voir l’Eclairée infirmière, il est hors de question que je te laisse travailler dans cet état.

— Mais… Mais… Et l’eau ?

— Ne t’en occupe plus, je m’en charge.

Une Eclairée de surveillance nous voit passer alors que je tiens Fany par le poignet.

— Vous, s’exclame-t-elle. Où allez-vous ? demande-t-elle en me barrant le passage.

Le rouge me monte aux joues, je suis plus grande que l’Eclairée et je lui lance un regard qui la fait reculer.

— Nous allons à l’infirmerie, cette novice a besoin de soins.

Et je passe à côté d’elle à grandes enjambées. L’Eclairée se retourne outrée.

— Revenez ici tout de suite. Je… Oh, s’insurge-t-elle. Eclairée Agathe sera prévenue.

Fany est terrorisée.

— Sendre… Ce n’est pas grave, s’il te plaît, retournons travailler.

— Non.

Nous cavalons dans les couloirs sous l’œil ahuri de certaines Eclairées, et nous arrivons à l’infirmerie qui est une grande pièce bien Eclairée et bien chauffée. Plusieurs cellules annexes permettent des consultations à l’abri des regards.

C’est le domaine de l’Eclairée Hortense et de ses aides.

— Eclairée Hortense, Fany a besoin de soins, s’il vous plaît.

L’Eclairée, qui était en train de trier des herbes, vient me jeter un regard sévère.

— Une Eclairée vous a donné l’autorisation de venir me voir ?

Je baisse la tête pour me montrer la plus humble possible.

— Non, Eclairée. Pardon, Eclairée, mais Fany a besoin de soins, Eclairée.

Eclairée Hortense me dévisage, puis elle essuie ses mains sur son tablier et soupire.

— Bien, ma fille, vous subirez les conséquences de vos actes, montrez-moi.

Je lui tends les mains réticentes de Fany et Eclairée Hortense pousse un cri d’effroi.

— Par tous les dieux du bien, mais qu’est-ce que vous attendiez pour venir me voir ? Venez avec moi, espèce d’inconsciente, si cela s’infecte nous allons toutes vers de graves ennuis.

À ce moment-là, l’Éclairée Agathe entre furieuse avec l’Eclairée qui nous avait barré le passage tout à l’heure.

— Sendre, vous êtes là depuis quelques jours et déjà, insiste-t-elle, vous mettez le désordre.

— Pardonnez-moi, Eclairée, mais cela m’a paru important.

— Important ? Qui êtes-vous pour décider de ce qui est important ? Je vous préviens que si Eclairée Hortense dit que vous êtes venue ici pour une raison bénigne, vous allez amèrement le regretter. Eclairée Hortense ?

Tout en travaillant, l’Eclairée Hortense répond.

— Je dois avouer, Eclairée Agathe, que la novice Sendre a eu là un bon jugement.

Eclairée Agathe me lance un regard agacé et croise les bras en tapant rapidement d’un pied.

— Très bien… Et vous, êtes-vous malade, Sendre ? Et l’eau, va-t-elle se puiser toute seule ?

— Non, Eclairée, j’y retourne tout de suite.

— Bien, mais dépêchez-vous, vous avez assez lambiné comme cela.

— Oui, Eclairée.

Mais je ne bouge pas, au bout de quelques secondes Eclairée Agathe me regarde de nouveau.

— Eh bien, idiote, allez-y maintenant.

— C’est que…

— Que quoi ? s’énerve-t-elle.

— Je voudrais que nous ayons des gants, Eclairée.

— Des gants ? crie-t-elle presque.

— Oui, des gants, robustes, en cuir, afin que nous puissions puiser de l’eau sans perdre la peau de nos mains.

— Je… Je trouve que vous êtes d’une impertinence sans bornes. Je ne pense pas que vous souhaitiez que la noble guide soit au courant de vos agissements, n’est-ce pas ?

— Non, Eclairée, il serait en effet néfaste d’ennuyer la noble guide pour lui expliquer pourquoi elle n’aura pas d’eau demain matin.

— Je… Elle jette un regard à l’Eclairée Hortense qui hoche la tête.

— Très bien, jeune impertinente, vous aurez des gants en cuir demain, cela vous ira-t-il ?

— Oui, Eclairée, merci, Eclairée.

— Et je compte sur vous pour que les bacs soient à une hauteur raisonnable d’ici ce midi.

— Oui, Eclairée.

— Et vous serez punie pour désobéissance au règlement : la prochaine fois il faudra prévenir une Eclairée, est-ce bien compris ?

— Oui, Eclairée.

— Ce midi, vous mangerez par terre à côté de la porte en guise de punition. Filez !

— Oui, Eclairée, merci, Eclairée.

Je lance un dernier regard à Fany qui se fait bander les mains. Au moins sera-t-elle au chaud et soignée, je suis contente. Je repars en sens inverse et je cours presque pour reprendre ma tâche. Pour remplir le bac du haut à un niveau satisfaisant, il ne me faut pas traîner.

À 11 h j’ai fini, du moins j’ai fait du mieux que je pouvais. J’espère que cela suffira, je ne sens plus mes bras et mes jambes.

Comme promis par l’Eclairée Agathe, je mange par terre à côté de la porte en plein courant d’air. Mais je vois avec plaisir que Fany semble aller mieux, même si Clémence et ses amies nous lancent des regards moqueurs.

À 11 h 45 nous avons le droit à une petite récréation, je me rends donc dans le jardin intérieur pour me reposer sur un banc. Je sors des latrines lorsque je vois un attroupement de novices. Clémence et ses plus proches amies ont ramassé des baies qu’elles s’amusent à essayer d’écraser sur la tenue de Fany. Elle finit par tomber derrière un pilier, et les filles s’approchent d’elle pour lui tartiner les baies sur sa tenue. Bien entendu, ne pas faire attention à ses affaires est considéré comme une faute grave. J’arrive derrière tout le monde et je prends une voix grave et lente.

— Laissez-la tranquille.

Les filles font un bond et sourient en se retournant quand elles me reconnaissent. Elles sont quatre, Clémence avance.

— Ça va, la sainte-nitouche, on ne fait que s’amuser un peu, va voir plus loin, tu veux ?

— J’ai dit, laissez-la tranquille !

Une des filles choisit ce moment pour lancer une grosse baie dans ma direction, j’arrive à l’attraper avec agilité sans la faire éclater et je la renvoie sur elle. Elle explose dans un bruit de succion et la fille se met à crier en pleurant.

— Regarde ce que tu as fait ! Clémence, il faut lui faire payer ça.

Clémence me regarde, elle sait qu’elle n’a aucun pouvoir direct sur moi et elle est trop intelligente pour m’affronter de face. Elle fait signe à ses amies et elles partent. Je viens de me faire une ennemie à surveiller. Je vais près de Fany et je l’aide à se relever.

— Tu vas mieux, toi ?

— Oui, mais tu n’aurais pas dû, elle ne va pas te lâcher.

— Je n’ai pas peur.

Nous passons du temps à discuter toutes les deux jusqu’à la reprise des cours à 12 h 15.

Nous étudions l’écriture, la lecture, le calcul jusqu’à 14 h 45, là, nous retournons à la chapelle pour prier Lumness.

À 15 h 30 nous retournons en salle de classe pour apprendre le maintien, le savoir-vivre, les règles de vie, l’histoire et la géographie.

À 17 h 30 nous nous retrouvons au réfectoire pour le repas du soir, je ne suis plus punie et je peux manger à table.

À 18 h 30 nous avons un dernier cours sur les dieux du bien et en particulier Lumness.

À 19 h 30 nous nous préparons à aller nous coucher, et à 20 h tout le monde est au lit et les lumières sont éteintes.

Voilà ma vie, tous les jours sont à peu près semblables et je ne sais pas combien de temps je vais rester ici. En attendant, je vais prendre soin des plus faibles tout en faisant mon travail quotidien.

Yothol

Le port d’El Am Freg est agréable le matin, je sors de l’auberge et je m’étire en mettant mes bras bien haut et en arrière. D’ici, la vue est splendide. J’ai devant moi la promenade de dalles plates qui longe la plage de sable fin. Des sortes de palmiers qui s’agitent faiblement sous la brise matinale la bordent de part et d’autre. La plage descend doucement vers la mer intérieure que le soleil fait luire de mille feux en se reflétant sur les vaguelettes. La journée va être chaude, mais la proximité de la mer intérieure rend les températures douces et agréables. Au loin, les bateaux rentrent de leur nuit de pêche aux poissons nocturnes qui remontent à la surface attirés par la clarté de la lune.

Deux jeunes femmes passent devant moi sur la promenade, elles vont vaquer à leurs occupations journalières. Les gens de ce pays s’habillent avec des vêtements amples et légers de couleurs vives en soie fine, ils ont le teint hâlé et les cheveux raides, fins et noirs. Les femmes arborent des bracelets fins d’argent ciselé aux poignets et aux chevilles, les plus fortunées les ont en or. Le cœur du pays est aride, mais les bords de mer sont divinement agréables à vivre et cela s’en ressent sur l’humeur de la population qui est agréable et joviale. Je me dirige vers la promenade de bord de mer pour aller jusqu’à la boutique de l’apothicaire. C’est un lève-tôt, et je vois avec plaisir que sa boutique est déjà ouverte.

J’entre et je suis assailli par les odeurs des multiples plantes en train de sécher. Je suis accueilli par le fils aîné du propriétaire, Moustafa, qui se dirige vers moi avec un grand sourire dès mon entrée et me salue d’un geste de la main posée sur son cœur.

— Bonjour à vous, jeune maître Yothol. Mon père m’a prévenu de votre venue, il a fini votre commande.

Le charme de mon père est toujours actif, aussi ai-je toujours l’air d’un jeune adolescent Humain. Moustafa se dirige vers le comptoir et me remet un petit paquet.

— Voilà, un baume pour la peau et un cataplasme pour les yeux. Mon père vous a-t-il expliqué comment s’en servir ?

— Oui, oui, n’ayez pas d’inquiétude Moustafa, il m’a parfaitement indiqué la marche à suivre.

— Vous allez voir, cela va faire des miracles. Votre frère va se remettre en un rien de temps. Ce genre de choses est assez fréquent avec les étrangers, bien que la plupart du temps moins grave. Qu’Al a Rameïn soit avec vous, Maître Yothol.

Je le salue selon les usages en vigueur dans ce pays et je prends congé pour aller m’occuper de Mist au plus vite. La technique de Mist a bien fonctionné, il nous a bien amenés ici comme prévu et nous n’avons pas rencontré d’autres habitants désagréables en mer. Mais entre le soleil et la réverbération sur l’eau, il a eu la peau et les yeux brûlés. En arrivant, j’ai trouvé une auberge très bien où les gens m’ont aidé à l’installer dans une chambre. Je n’ai pas regardé à la dépense et j’ai pris une chambre de grande qualité. Depuis, Mist n’arrête pas de vomir, il a de la fièvre et il délire. Il a de vilaines cloques sur le visage et ses yeux sont boursouflés. Je passe à la poissonnerie et je prends de petits poissons croustillants pour Bidus. Je traverse rapidement la salle commune, et comme Leïla est en train de servir leur repas aux premiers clients, j’en profite pour lui demander de me faire monter mon repas.

Je monte à l’étage et j’ouvre la porte de la pièce qui est plongée, à mon plus grand regret, dans l’obscurité. Mais c’est un mal nécessaire pour le rétablissement de Mist à qui la lumière du jour est interdite durant le temps de sa convalescence. J’allume une chandelle et je viens me placer à côté du lit. Mist est toujours couvert de sueur. Les yeux brillants du chat, qui est roulé en boule à ses pieds, me regardent d’un air las. Je sors les petits poissons que je place dans une écuelle.

— Allez le chat, je t’ai apporté du bon poisson, allez. Tifutifutifu.

Le chat me regarde comme si j’étais un attardé mental et ferme les yeux. Ça peut faire une dépression un chat ? Bon, je m’approche pour le prendre et le placer à côté de la nourriture.

— Allez, viens voir ça, tu vas voir, c’est bon comme tout.

En fait, je n’en sais rien, le poisson frais avec écailles cela n’a jamais été mon truc. J’arrête mon mouvement quand j’entends un bruit sourd et peu rassurant sortir de la gorge du chat. Je mets tout de suite mes mains en l’air comme si je voulais me rendre.

— OK, d’accord, tu n’as pas faim… Compris…

Je m’applique donc à sortir le nécessaire que j’ai acheté le matin. Je commence par broyer un peu de roche blanche que je dilue ensuite dans de l’eau, et je prends Mist par la nuque pour le forcer à boire. J’y vais doucement afin qu’il ne s’étouffe pas. Je répartis ensuite la préparation pour cataplasme sur deux compresses que je dépose sur ses yeux. Enfin, je sors le baume et je l’étale sur ses brûlures.

— Tu vas voir, cela va te remettre en un rien de temps, tu vas vite retrouver une peau de bébé.

Mist s’agite, il commence à parler, ce qui est plutôt bon signe.

— Ahhhh… Caroline, tu as les doigts si doux… Continue, s’il te plaît.

Je me fige, puis je continue en grommelant. Je ne sais pas qui est cette Caroline, et je dois dire que je ne sais pas comment prendre cette réflexion. C’est gentil de dire que j’ai des doigts doux, mais de là à me comparer à une Humaine…

Les gens de ma race sont gracieux, cela ne fait pas de nous de moins redoutables guerriers que le plus brutal des Nains. Bon, en ce qui me concerne, il faut bien avouer que le combat physique ce n’est pas trop mon style. Mais sous prétexte que nos guerriers sont gracieux et agiles et qu’ils se battent autrement qu’en beuglant comme des hommes-yak, on les compare à des femmes d’autres races. Pourtant, je déconseille à quiconque de provoquer un maître d’armes Elfe ayant eu plus de six cents ans pour parfaire ses techniques de combat.

Pauvre Mist quand même, il a beaucoup souffert pour nous ramener sur la terre ferme et il a tenu bon jusqu’au bout malgré la douleur. Il n’est pas si mal comme Humain tout compte fait, je n’aurais pas fait mieux que lui.

On frappe légèrement à la porte, je continue mon massage en répondant doucement.

— Oui, entrez.

C’est Leïla qui apporte le plateau avec le repas que j’ai commandé. Elle entre et le pose sur une petite table près de l’entrée, puis elle me rejoint près de lui.

— Comment va-t-il ?

— Il délire toujours, mais le baume a l’air de bien le soulager, qu’as-tu apporté ?

Elle me sourit.

— Du thé à la menthe sucré et des gâteaux de chez nous. J’ai cru comprendre que tu en es friand.

Effectivement, ces gâteaux sont d’un tout autre style que ceux que nous mangions sur le bateau. Ils sont vraiment excellents.

— Oui, merci bien. Dis-moi, nous devons nous rendre à Tournarsa lorsque Mist sera guéri. Quel est le moyen le plus simple d’y aller ?

— Le plus direct reste encore d’y aller avec une caravane. Elles partent toutes les semaines, le vendredi matin, pour se rendre à la capitale. Et pour traverser le désert, il vaut mieux utiliser les services d’hommes qui connaissent l’endroit. Tu pourrais trouver des indépendants, mais cela serait plus risqué. Les caravanes sont plus lentes, mais plus sûres.

Je réfléchis un instant.

— De toute façon, il va me falloir attendre que Mist aille mieux avant de partir. Alors quitte à mettre plus de temps, autant que nous passions par une caravane officielle. Merci.

— Je t’en prie. Bon… Je dois y aller, le service n’attend pas, lui.

Elle me salue et repart dans la salle commune afin de continuer à travailler.

Je finis d’étaler le baume sur Mist et je me lève, je prends la chandelle et je vais m’installer à table afin d’écrire et de grignoter. J’aime beaucoup ce thé, il va falloir que je m’arrange pour en rapporter chez nous. Et ces gâteaux… Bon, il faut reconnaître que tout est très sucré, mais c’est vraiment très bon. Tout en mangeant, je sors mon matériel d’écriture et une des feuilles spéciales de mon père. Je lui fais un compte-rendu de notre épopée jusque maintenant, et la suite prévue de notre voyage. Une fois terminé, je plie agilement le papier pour en faire un oiseau. Je dois avouer que je suis plutôt doué dans cette opération. Je me dirige ensuite vers la fenêtre et j’entrouvre le volet. Je place le bec de l’oiseau en papier devant ma bouche et je prononce à voix basse le mot de commande ainsi que le nom du destinataire. Je jette alors l’oiseau en l’air, il se transforme d’un coup en une hirondelle. Elle prend de l’altitude, fait deux tours afin de se repérer et part à tire-d’aile vers mon père.

C’est très pratique pour communiquer. Je retourne vers Mist, il est moins fiévreux, les médicaments ont l’air de bien agir, il bouge un peu.

— Soif…

Je verse un peu de thé à la menthe sucré dans une tasse et je l’aide à s’asseoir pour qu’il boive un peu. Le chat relève la tête, saute à terre et va boire dans un bol que je lui ai préparé à cet effet.

— Yeux ?

— T’inquiète pas, l’Humain, tu vas retrouver rapidement la vue. Normalement, dans une semaine nous devrions pouvoir repartir même s’il va falloir te protéger du soleil durant un moment. Ensuite, il va nous falloir plus de deux mois avec la caravane afin d’arriver à la capitale. La distance à parcourir est en effet colossale.

Hinriegh

— … Et leurs troupes ont établi une tête de pont ici, et là. Elles vont être difficiles à déloger.

Je suis en salle d’état-major dans le château du comte Slhashär, au sud-est des terres de Gorgarzan. Le comte nous fait un rapport détaillé de l’avancée des armées chimares. Suite à la fermeture de la brèche de l’Est, mon père a réussi à colmater celle du Nord-Est. Mais l’ennemi a été plus rapide que nous, ou tout simplement plus nombreux, et il a dévalé sur les contrées du Sud-Est.

Je suis perplexe et je demande.

— Je ne connais pas bien les Chimares, mais n’est-il pas étrange de les voir se regrouper comme ils le font ?

— Si, Monseigneur, les Chimares vivent normalement en tribu d’une cinquantaine d’individus au maximum. Là, ils sont plusieurs milliers, nous n’arrivons pas à expliquer leur comportement.

— Combien avons-nous de troupes ?

Sur un geste de mon père, un officier lui tend un papier fin sur lequel sont étalés des chiffres.

— Nous comptons actuellement trois mille cavaliers lourds, quinze mille cavaliers standards, vingt-cinq mille troupes de choc et deux cent mille fantassins. Les derniers vont arriver en fin de semaine, il nous aura fallu prendre dans toutes les garnisons sur tout le territoire. Nous sommes effroyablement vulnérables en attendant.

C’est à ce moment que ma mère fait irruption dans la pièce. Elle est toujours magnifique, et les hommes autour de la table se redressent pour prendre une position entre la décontraction et le garde-à-vous militaire. Les femmes ne font normalement pas partie des conseils de guerre, et même avec son statut plus que privilégié elle met les hommes mal à l’aise. Elle porte une fine couronne d’or dans ses cheveux, une fine armure de cuir recouvre son torse par-dessus sa robe noire, et une écharpe bleu nuit est posée avec nonchalance sur ses épaules. Elle porte à la ceinture une petite masse d’armes, elle vient se placer à côté de mon père et les hommes se bousculent presque pour lui faire une place. Elle est sûre d’elle et sûre de sa place dans le monde, il lui paraît tout à fait naturel d’être là et que les gens se plient à ses décisions.

Elle pose un regard sur mon père et baisse la tête avec délicatesse.

— Monseigneur.

— Ma reine, répond celui-ci. Qu’est-ce qui nous procure le plaisir de vous voir ?

Elle fait un tour de table du regard afin d’être sûre que tout le monde la regarde.

— Messieurs, mes informateurs m’ont communiqué l’emplacement de la créature qui est actuellement le chef de cette horde. Les battre sur le terrain, à supposer que nous y arrivions, ne sera pas suffisant. Nous devons absolument abattre leur tête pensante. C’est pourquoi je me propose de me rendre auprès de cet ennemi et de l’abattre ?

— Vous-même ?

L’un des généraux la regarde d’un air stupéfait.

— Non, Messire, je ne serai pas seule, je serai investie du pouvoir du Dieu Mourant.

Un brouhaha d’indignation s’élève de la salle, tous parlent en même temps en essayant de faire changer d’avis ma Mère. Elle, comme un navire dans la tourmente, brave sans sourciller les vagues de protestations. Mon père finit par lever la main, tout le monde se tait d’un coup. Le comte Slhashär prend alors la parole.

— Ma reine, je ne remets pas en doute votre foi et la puissance de notre dieu… Mais…

Ma mère lui lance un sourire digne d’un prédateur qui écoute sa proie avant de la manger.

— Mais ?

Le comte avale sa salive et l’on peut entendre sa glotte lorsqu’il le fait.

— Mais vous ne pouvez pas affronter ces créatures seule.

La voix de mon père résonne alors.

— Le comte a raison, ma reine, je vais vous attribuer une escorte de la garde royale. Hinriegh, tu iras avec elle. La cause est entendue.

Ma mère ne semble pas satisfaite, mais elle ne peut pas contredire mon père devant ses hommes. Il est le roi, elle se doit donc de lui obéir, mais je vois que cela ne lui plaît pas. À moi non plus d’ailleurs.

— Père, laissez-moi m’en charger. Je ne pourrai pas protéger ma mère efficacement en territoire ennemi.

Mon père fait alors un grand sourire.

— Hinriegh, mon fils… As-tu déjà vu ta mère réellement hors d’elle ? Avec le pouvoir du Dieu Mourant suintant par les pores de sa peau ?

J’ai déjà vu ma mère en colère, mais je ne sais pas si c’est à cet état-là que mon père fait allusion.

— Non, Père, je ne crois pas.

— Alors ne t’inquiète pas trop de sa sécurité et pense plutôt à la tienne. Je ne t’envoie pas avec elle pour sa sécurité, mais pour que tu te rendes compte de qui est vraiment ta mère.

— La cause est donc entendue. Hinriegh, je t’attends en salle de téléportation dans trente minutes avec les hommes de garde.

Elle salue d’un grand sourire les hommes présents.

— Messieurs.

Ils la saluent d’un mouvement de tête. Elle se tourne vers mon père et lui prend la main gauche dans sa main droite.

— Soyez prudent, monsieur mon époux. Je vais avoir besoin de votre diversion pour mener à bien ma tâche.

Voir leur attaque massive comparée à une simple attaque de diversion ne plaît pas vraiment, mais elle n’en a cure.

— Toi aussi, répond mon père avant de poser un baiser rapide sur ses lèvres.

Elle quitte alors la salle, je me tourne vers mon père.

— Père, messieurs, veuillez m’excuser, je dois partir m’équiper. Bonne chance à tous.

Je prends congé et je me rends rapidement à mes appartements, j’ouvre la porte et j’entre précipitamment.

— Leyna, j’ai besoin de toi, vite.

Elle accourt en m’entendant, voyant que je commence à me déshabiller elle m’aide sans poser de questions. Ses gestes sont précis et rapides, nous sommes en train de placer les différentes parties de l’armure lorsque je commence à parler d’une voix calme et froide.

— Leyna, il va falloir que je te trouve rapidement une autre occupation.

Elle continue à travailler.

— Une occupation, Seigneur ? Vous savez, je passe déjà beaucoup de temps à l’étude et je ne m’ennuie guère. Du moins, si c’est le sujet de votre préoccupation.

— Je ne parlais pas de cela, je pense te libérer de mon service. C’est un peu tôt, mais peut-être faut-il que je te trouve un bon parti comme pour Smirna ou te faire entrer à une école de magie.

Elle se fige, ses doigts se mettent à trembler.

— Vous me répudiez ? Vous voulez que je vous quitte ? J’ai fait quelque chose de mal ? Vous n’êtes pas content de moi ?

Je continue à assembler mon armure.

— Non, Leyna, mais ma vie va devenir dangereuse et je ne pourrai pas te garder près de moi et veiller sur ta vie. Il serait idiot de te faire mourir de façon stupide, c’est pour ton bien que je décide cela.

Elle se jette à genoux devant moi et pose sa tête sur le sol, ses mains de chaque côté, sa voix tremble maintenant.

— Je vous en supplie, Monseigneur, ne me renvoyez pas. Si je meurs, je veux que cela soit à votre service. Je… Je vous servirai de garde, Messire… Je commence à m’y entendre en magie de l’ombre, laissez-moi vous prouver ce que je sais faire… Je… Demandez-moi tout ce que vous voudrez, je ferai tout ce que vous exigerez de moi, mais par pitié, ne me renvoyez pas. Laissez-moi continuer à vous servir, Seigneur, je mourrai pour vous si c’est nécessaire et… Si vous me renvoyez, je jure sur les dieux de me donner la mort…

Mes mains ont lâché la sangle de mon épaulière droite et je regarde cette petite fille qui est en train de me donner sa vie.

— Tu ne sais pas ce que tu dis… Mais soit, si telle est ta volonté je n’irai pas contre. Même si je gage que ta perte prématurée serait d’une grande stupidité. Si tu as conscience que je serai capable de t’abandonner sur place si j’en ai besoin, tu peux m’accompagner. Aide-moi à finir de m’équiper et prends tes affaires. Nous partons immédiatement.

Elle se relève d’un bond et m’aide maintenant avec une sorte de frénésie.

— Oui, Seigneur ; merci, Seigneur.

Je récupère ensuite mon épée et ma baguette d’argent, Leyna porte un baluchon sur le dos dans lequel elle a placé un minimum de nécessaire de cuisine. Elle a pris un long couteau qu’elle a placé dans un étui sur sa cuisse, sous sa robe, et je la vois prendre également un sachet de composants pour les sorts ainsi qu’un petit grimoire noir. Nous dévalons ensuite les escaliers pour nous retrouver dans la pièce où ma mère est en train de parler à son escouade armée.

Ce sont des hommes en cotte de mailles complète, armés de lourdes arbalètes et d’épées bâtardes. Les gardes royaux sont tous des vétérans de nos guerres. Tous parfaitement équipés et préparés, ils ont tous juré de protéger la famille royale au mépris de leur propre vie.

— … Donc maintenant, je veux que vous me juriez tous que tout ce que vous verrez, entendrez ou autre sera gardé complètement secret. Que vous ne comuniquerez rien, de quelque façon que ce soit à qui que ce soit sur tout ce qui pourra se passer entre le moment où nous allons partir et revenir. Suis-je bien claire ?

Ils répondent d’une seule voix.

— Oui, Madame.

— Capitaine Oudross, je vois que mon fils arrive, nous pouvons donc partir.

— Oui, Madame.

Il se tourne vers ses hommes.

— Section, nous partons. Je veux cinq hommes devant et quatre derrière. Une fois sur place nous adopterons une formation de demi-cercle arrière. Exécution !

Les hommes se mettent rapidement en position. Ma mère jette un rapide coup d’œil à Leyna. Elle me fait grâce de faire une réflexion, mais je peux lire son mépris dans son regard. Elle se dirige ensuite vers le magicien koralist et lui tend une pierre grosse comme le poing qui pulse d’une couleur rouge sombre et noire.

— Accordez les ondes du portail sur les harmoniques de la gemme et procédez.

Le koralist prend la gemme et passe sa main dessus.

— Ouich machdame… Lech porchtail ech prech votchre exchelenche…

Les soldats passent les premiers, je passe avant ma mère et Leyna suivra.

Nous apparaissons sur une petite estrade, devant moi se trouve un gouffre d’environ quarante mètres de diamètre qui s’enfonce dans les entrailles de la Terre. Un escalier en colimaçon suit le pourtour et disparaît rapidement de ma vue. Contre le mur à côté de l’estrade, deux tubes transparents traversent le plancher et communiquent avec le gouffre, dégageant une clarté verte qui éclaire la salle d’une lueur irréelle.

Ma mère arrive à côté de moi, je regarde le fond du gouffre et je demande.

— Qu’est-ce que c’est ?

Elle écarte grand les bras et tourne sur elle-même en rejetant la tête en arrière.

— Vous vous trouvez ici dans l’un des lieux perdus des anciens.

Son regard s’illumine d’une joie sauvage. Elle se dirige ensuite vers le tube de droite.

— J’ai appelé cela un tube de transport. Nous n’avons aucune idée d’où il tire son énergie, mais cela permet de monter par l’un et de descendre par l’autre. Un peu comme un sort de lévitation permanent en fait. Messieurs, si vous voulez bien prendre le tube de droite ?

Elle s’écarte en montrant le tube. Le premier homme d’armes s’avance et avec une parfaite discipline qui doit cacher son anxiété, il pose un pied dans le vide et avance. Il commence alors à descendre assez rapidement, mais sans chuter, les autres lui emboîtent rapidement le pas et ma mère passe derrière moi. Nous descendons durant un temps qui me paraît interminable, je n’ose imaginer sa dimension ni depuis combien de temps c’est là. J’examine le mur qui ne comporte aucune fissure ni aucune aspérité. Si cela a été fait par les anciens, ils étaient détenteurs d’un pouvoir défiant l’imagination. Après plus de dix minutes, nous finissons par toucher terre. L’endroit est toujours baigné par cette légère lueur diffusée par les tubes, et je peux voir de l’autre côté le début d’une large grotte. Ma mère commence à avancer et les hommes prennent position en un large demi-cercle derrière nous, arbalètes chargées à la main.

— Magie, dix-huit mètres devant nous à gauche. Cela bouge, doucement, mais cela bouge.

Je pose ma main sur le poignet de ma mère suite à l’avertissement de Safir et je lui chuchote.

— Mère, nous ne sommes pas seuls.

Elle me regarde.

— Je sais.

Elle retourne son attention vers l’entrée de la grotte et déclare.

— Capitaine, dites à vos hommes de ranger leurs armes, notre comité d’accueil est là.

Le capitaine hésite une seconde et obéit, j’entends les crans de sûreté des arbalètes se mettre en place et les hommes les replacer sur leur flanc. Néanmoins, ils ont laissé les carreaux engagés. Une voix douce et grave, mais indubitablement féminine, se fait alors entendre de l’entrée de la grotte.

— Bonjour à vous, Rafinakena. Vous n’étiez pas censée venir avec tant de monde.

Ma mère écarte les bras.

— L’on ne m’a pas vraiment laissé le choix, nous devrons faire avec. Mais n’ayez crainte, ce sont tous de bons guerriers et ils ne nous retarderont pas.

— Sauf votre respect, Rafinakena, mais vous n’êtes pas à même de pouvoir juger de cela. Ils peuvent se mouvoir avec rapidité, ils seront néanmoins aussi bruyants que des champignons hurleurs à la saison des amours.

— Ils nous seront utiles sur le lieu de combat.

— Comme vous voudrez, Rafinakena… Mais il faudra nous hâter parce que nous allons devoir éviter des passages que j’aurais voulu emprunter. Pourriez-vous nous présenter vos gens ? En particulier… Ce beau mâle qui se tient à vos côtés.

Je dégaine doucement mon épée et je dirige sa pointe vers l’endroit d’où me semble provenir la voix.

— C’est un leurre, elle n’est pas là… Laisse-moi te guider.

Je laisse Safir guider ma main et la pointe se dirige vers un point se situant quelques pas sur la gauche.

— Je n’ai pas pour habitude de me présenter à des gens que je ne peux voir.

— Safir, tu peux faire quelque chose ?

— Cette petite maligne est invisible et dans le noir. Oui, je dois pouvoir faire quelque chose. Tu veux quelque chose d’impressionnant ?

— Non, contente-toi de la rendre visible. Ma vision me permettra de pouvoir la distinguer même dans le noir à cette distance.

— Comme tu voudras.

Une forme apparaît à une quinzaine de mètres de moi, je ne peux distinguer que la silhouette, mais c’est suffisant pour moi. Je prends la parole d’une voix forte.

— Bien. Je suis Hinriegh, prince de Gorgarzan et fils de la… Rafinakena. Je continue en appuyant sur le début de ma phrase. Qui êtes-vous et comment puis-je être sûr que l’on peut vous faire confiance ?

Un rire joyeux et cristallin parcourt la grotte, résonnant sur les murs.

— Paix, fils de la Rafinakena, notre meilleure preuve de bonne foi réside dans le cadeau que nous vous avons fait.

Je reste perplexe, je penche ma tête de côté en fronçant les sourcils.

— Cadeau ? Quel cadeau ?

— Votre épée… C’est une très belle arme… Nos forgerons y ont mis tout leur savoir-faire afin de pouvoir faire une telle merveille.

Mon cerveau fonctionne à toute allure et je me rappelle ce qu’un Aîné m’a dit un jour. Je laisse la pointe de Safir se diriger lentement vers le sol.

— Vous êtes des Elfes.

Ce n’est pas une question.

J’entends un applaudissement léger et la forme se dirige vers moi.

— Vous l’avez bien dressé, Rafinakena, il a l’air intelligent pour un mâle.

Elle arrive dans la lumière tamisée. C’est une Elfe aux mensurations parfaites. Ses bras et ses cuisses sont nus, révélant la couleur bleu foncé de sa peau lisse. Elle a de longs cheveux blancs qui lui courent dans le dos jusqu’au bas des reins, et ses yeux sont de couleur ambre. Elle porte des cuissardes en cuir noir qui montent jusqu’aux genoux avec peu de talons. Son corps est recouvert d’un vêtement noir strié de glyphes rouge sombre qui moule ses formes et qui protège ses parties vitales, mais laissant de grandes échancrures sur le côté des cuisses et du cou révélant le haut de sa poitrine. Elle porte à son côté une fine rapière et un fouet, sa démarche gracieuse chaloupée est clairement provocante et elle dégage la sublime beauté d’une plante carnivore qui va se refermer sur sa proie après lui avoir promis moult délices sucrés. Elle se dirige vers ma mère et lui fait un salut, les bras parallèles dirigés vers le bas et paumes ouvertes vers le haut.

— Rafinakena, je me nomme Mislchi. Ma mère, la matriarche Znyletia de la maison d’Hydrania, vous présente ses salutations et m’a demandé de me mettre à votre service.

— Vous remercierez votre mère, Mislchi de la maison d’Hydrania.

Ma mère a adopté la même posture de salut.

L’Elfe Noire se dirige ensuite vers Leyna et la salue de la même façon.

— Bonjour, jeune maîtresse. Je suis Mislchi de la maison d’Hydrania.

Leyna, ne sachant pas trop quelle attitude adopter, fait une petite révérence.

— Euh… Leyna…

Se retournant, l’Elfe nous montre une jeune Elfe qui entre dans la lumière tamisée.

— Et je vous présente ma jeune sœur, Srishi.

La nouvelle est habillée comme sa sœur, mais on peut dénoter des traits un peu plus juvéniles. Le fait qu’elles semblent m’ignorer avec la plus grande simplicité commence à m’agacer au plus haut point.

— Mislchi, il a l’air magnifique le premier mâle de la Rafinakena, dit-elle en me regardant comme une enfant regarderait une pâtisserie.

Mislchi me caresse le menton d’un doigt et je dois bien avouer qu’elle réveille en moi des pulsions animales. Safir semble vibrer dans ma main, comme un signal d’alarme muet.

— Il est vrai qu’il a l’air d’être à croquer.

Rompant le charme mon épée me réveille d’un coup.

— Bon, tu te réveilles ou je me charge de lui trancher la main ?

Ma main droite étant occupée, je lui attrape le poignet de ma main gauche avec une force mesurée.

— Il suffit, je suis prince de sang, pas un de vos vulgaires esclaves, dis-je en sifflant entre mes dents.

Aussitôt j’entends une dizaine d’arbalètes que l’on arme, la jeune Srishi ouvre des yeux effarés et se trouve déjà avec son fouet en main et vocifère d’un air outré.

— Comment oses-tu, mâle ? Lâche-la !

Mislchi éclate de rire faisant retomber la tension et s’exclame.

— Paix, mon puissant prince, Paix, Srishi… Ils n’ont pas les mêmes coutumes que nous, là-haut il semblerait que les mâles ont un statut plus élevé que les nôtres. Nous devons respecter cela, même si nous trouvons cela choquant.

Elle me regarde ensuite avec un air malicieux et me susurre presque.

— Puissant Seigneur, je serai ravie que vous puissiez me prendre une prochaine fois avec une telle force, mais je crains que pour le moment nous devions reporter cela. Voulez-vous bien me lâcher ?

Je lâche son poignet et je remets Safir dans son fourreau, Leyna est rouge et elle a les poings serrés. Un Elfe s’avance alors, sortant de l’ombre. Il est vêtu d’un casque conique qui part en arrière, d’une cotte de mailles d’une finesse exceptionnelle qui lui recouvre le torse et qui ne produit aucun bruit lorsqu’il se déplace. Il a un pantalon sombre en toile et des bottes qui amortissent les sons lorsqu’il marche. Il porte en outre sur les épaules une cape qui le camoufle complètement lorsqu’il s’en recouvre dans le noir. Il vient parler à Mislchi dans un langage que je ne comprends pas, elle l’écoute et lui fait un signe. Les guerriers se dispersent dans le noir.

— Nous parlerons plus tard, il ne faut pas rester ici, c’est dangereux. Par contre, nous allons devoir trouver une solution pour vos gardes. Ils ne vont rien voir dans les tunnels.

— Nous avons des torches au besoin, indique le capitaine Oudross.

Mislchi lui lance un regard méprisant.

— C’est bien un mâle pour avoir une idée aussi stupide… Autant dire tout de suite où nous sommes à toutes les créatures à cinquante kilomètres à la ronde. Non, nous allons utiliser des globes de lumière noire, vous allez vous y habituer et vous verrez sans doute en noir et blanc. Ce n’est pas une très bonne solution, mais je n’ai rien de mieux pour le moment, allons-y.

Elle se dirige alors vers l’un de ses propres soldats et lui parle un instant, il opine du chef et sort quelque chose de son sac. À ce moment Leyna prend timidement la voix.

— Euh… Dame Mislchi…

L’Elfe se retourne vers Leyna avec un sourire.

— Qu’y a-t-il, jeune sœur ?

Leyna la regarde en se triturant les mains.

— Si vous permettez, je peux peut-être faire quelque chose…

L’Elfe hausse un sourcil parfaitement dessiné et fait un geste de la main.

— Fais, jeune sœur, fais.

Leyna se tourne alors vers moi et me demande tout bas.

— Maître, pouvez-vous demander aux soldats de venir se grouper devant moi s’il vous plaît ?

Je jette un regard au capitaine.

— Capitaine, rassemblez les hommes devant Leyna.

Les hommes se mettent en place rapidement. Leyna prend alors une grande inspiration pour se calmer et commence à bouger les mains lentement. C’est comme si elle cherchait quelque chose dans l’air, elle est concentrée et les ombres réagissent sous ses doigts comme de l’eau, se contractant et laissant paraître de petites vaguelettes. Tout doucement, les ombres semblent se replier et se diriger lentement vers les yeux de chacun des hommes. Ceux-ci ne semblent guère rassurés, mais ils ne bougent pas. Ce qui ressemble à des filets de fumée noire leur entre dans les yeux et en quelques minutes tout est terminé.

— C’est fini, annonce-t-elle. Pouvez-vous essayer en allant un peu plus loin dans le tunnel ?

C’est ma mère qui réagit le plus vite et qui s’enfonce dans le tunnel, elle revient presque contrariée.

— Ça ira, se contente-t-elle de dire.

Les Elfes Noirs semblent pour leur part impressionnés et les hommes la regardent avec un respect nouveau. Le sort ne m’a pas affecté, je n’en ai pas besoin depuis que j’ai bu le sang du Dieu Mourant, mais de ce que je peux constater, cela permet aux Humains de voir dans le noir. Le signal du départ est donc donné et nous commençons notre mouvement dans les tunnels. Au bout de quelques centaines de mètres, je dois cependant demander à faire une halte. Les armures de mes hommes font penser aux cloches d’un troupeau de vaches revenant des pâturages. Dans le silence de mort de cet endroit, chaque son résonne avec force. Je me retourne donc d’un bloc.

— Capitaine, nous ne pouvons continuer ainsi. Nous allons nous faire repérer à des kilomètres à la ronde. Ôtez vos armures et mettez-les dans vos sacs protégés par des couvertures. Évitez que les fourreaux ne fassent du bruit et entourez vos pieds de linges.

Les soldats Elfes viennent les aider sitôt qu’ils voient ce que mes hommes font. Après une pause d’une dizaine de minutes, nous reprenons notre route. Mes hommes sont en arrière, mais je sais parfaitement qu’ils ne servent à rien. Mislchi nous a ordonné de nous taire et elle a envoyé ses hommes en éclaireurs. Elle et sa sœur marchent devant nous à quelques mètres de là. Je ne sais pas depuis combien de temps nous marchons, régulièrement un soldat Elfe revient et fait des signes compliqués avec ses mains. Je remarque aussi que l’ensemble des muscles de son corps participe à une conversation muette avec sa chef. À marcher dans le noir complet, je me rends doucement compte que ma vue s’adapte, je vois de mieux en mieux. Sans doute l’un de mes nouveaux pouvoirs. Je sens aussi que mes autres sens sont exacerbés et j’ai l’impression de sentir les Elfes avant même de les voir. Je décide donc de passer le temps en faisant une expérience. Je ferme les yeux en continuant à marcher et cela confirme ce que j’avais commencé à percevoir. Je ressens la vie, je sens le fluide vital qui coule dans les veines de chacune des créatures autour de moi. Ma mère, Leyna, les soldats, les Elfes, jusqu’aux mousses qui couvrent les parois. J’étends ma perception et je visualise une sorte de carte dans ma tête. J’arrête parce que je commence à être pris pas une sorte de tournis, mais il va falloir que je regarde cela de plus près.

Nous marchons, nous marchons durant des heures. N’en pouvant plus, je décide de contacter Mislchi par mes propres moyens. Je tends mon esprit vers le sien jusqu’à effleurer les abords de sa conscience, je ne me masque pas et j’arrive avec douceur comme quelqu’un qui vient frapper à une porte. Je sens que sous son apparente décontraction elle est tendue à l’extrême, tous ses sens sont en alerte. Je n’ai pas besoin de dire qui je suis, la marque de mon esprit, ouvert comme il l’est, parle pour moi et c’est une fille intelligente.

— Puis-je ?

Elle semble rater une cadence dans son pas qui était d’une extrême régularité. Cela n’échappe pas à sa sœur qui lui parle alors rapidement en langage des signes. Elle la rassure et je la sens qui coule vers moi un regard en biais sans se retourner.

— Oui…

La réponse est froide, distante, comme si cela la dégoûtait quelque part.

— Pourquoi cette attitude ? Ne sommes-nous pas alliés ?

Elle ne répond pas tout de suite, je la sens réfléchir et c’est après ce que l’on pourrait appeler un soupir mental qu’elle finit par dire.

— Écoutez prince, je ne veux pas froisser la Rafinakena, mais comprenez qu’il est… Compliqué… Pour moi de parler comme nous le faisons actuellement. Vous êtes un mâle et il faut que je me fasse à l’idée que vous êtes censé être l’égal des femmes dans votre monde… Cela va à l’encontre de notre éducation la plus basique. Mais bon… Il semblerait que vous soyez… Différent, je vais donc faire un effort, je vous écoute.

— Déjà, juste afin que je comprenne bien, pourquoi vous comportez-vous ainsi avec vos hommes ?

Je sens que ma question l’amuse, elle me répond avec le même ton hautain qu’elle utilise d’habitude pour me parler. Le ton que l’on pourrait utiliser avec un jeune enfant qui ne comprend pas.

— Mais enfin prince, parce que nous leur sommes supérieures dans presque tous les domaines. Nous sommes plus rapides, plus agiles. Et dans les profondeurs de la terre, ce sont des qualités plus utiles que la force. Ensuite, nous sommes en moyenne plus intelligentes, plus studieuses et plus concentrées sur les sujets qu’eux. Ils ont besoin de beaucoup plus d’années pour avoir notre maturité intellectuelle. De plus, les gens de ma race ont des pouvoirs magiques latents, ceux des femmes sont bien supérieurs à ceux des hommes. Nous pensons que cela est dû à leur manque de capacité de concentration. Et enfin… Ils sont si facilement manipulables… Bref, à part la force physique pure, nous leur sommes infiniment supérieures. Nous le savons, ils le savent et tout est très bien ainsi.

Je n’insiste pas, il est des choses plus importantes à discuter que la supériorité d’un sexe par rapport à l’autre.

— Vous êtes parents avec les Elfes de la surface ?

— En fait… Ce sont un peu nos descendants… La légende raconte qu’au début du monde, après le départ des anciens, nous avions deux cités souterraines. L’une d’elles découvrit une sortie vers l’extérieur et commença à la coloniser doucement, mais cela resta marginal, la lumière nous était une torture. Mais un jour, un cataclysme arriva sous terre, menaçant de détruire nos cités. Effrayés par le mal qui allait les détruire, les habitants de la cité ayant une sortie ont décidé de murer leur ville, de s’enfuir, puis de tout faire sauter afin que ce mal ne les suive pas. Laissant les habitants de l’autre cité combattre seuls et sans possibilité de fuite. Mes ancêtres furent décimés et nous passâmes près de l’extinction, notre seul recours, descendre encore plus loin dans les entrailles de la Terre. Là, nous nous sommes reconstruits et la surface ne faisait plus partie de nos légendes. Jusqu’au jour où nous avons rencontré votre mère…

Je prends le temps d’assimiler ces informations.

— En voulez-vous aux Elfes du haut ? Savent-ils que vous existez ?

— Leur en vouloir ? Pour quoi faire ? Ceux qui ont décidé cela sont morts depuis longtemps, et cela nous a rendus plus forts. Les Elfes de la surface ne sont plus que l’ombre de ce qu’étaient leurs parents. Nous, nous sommes devenus encore plus forts. Ils vivent dans la douceur et la facilité, nous, nous nous battons tous les jours pour notre survie. Chacun de mes guerriers en vaut quatre de ceux de la surface, nous vivons durement, cela nous a rendus plus forts. Quant à savoir que nous existons, je ne crois pas. La honte est un puissant moteur d’oubli…

Mes sens sont toujours aux aguets, et je distingue à la limite de ma perception une forme de vie, une forme de vie énorme qui guette notre approche. Immédiatement, je passe la sensation à Mislchi. Elle se fige, quelques secondes plus tard un guerrier arrive silencieusement en petites foulées. Il sort de l’obscurité et fait des signes rapides à Mislchi qui lève une main, fait demi-tour et prend un chemin latéral. Les sous-sols sont de véritables gruyères. Je sens l’attitude mentale de Mislchi changer imperceptiblement vis-à-vis de moi. Son ton est plus respectueux que tout à l’heure lorsqu’elle me parle de nouveau.

— Des vers des roches… Nous aurions pu les combattre, mais nous aurions perdu du temps et de l’énergie… Vous m’impressionnez, vous les avez détectés avant moi. Peut-être méritez-vous que je change d’attitude envers vous…

Je ne relève pas… Des questions plus importantes me taraudent l’esprit.

— Et ma mère ? Comment l’avez-vous rencontrée ?

— Au même endroit que là où nous vous avons rencontrés. Elle était en train d’examiner les lieux avec des sorciers morts.

— Des koralists.

— Des koralists. Bref, ma mère et son escorte avaient subi une attaque d’une ombre des roches, une ombre d’une taille exceptionnelle qui avait réduit en charpie son escorte. C’est alors qu’elle est tombée sur votre mère, elle était agonisante et l’ombre n’était pas loin derrière elle. Certes, votre mère a attaqué l’ombre avec les koralists. Mais ce qu’elle a fait par la suite… Elle a prié votre Dieu et elle a guéri ma Mère. Après avoir déchaîné des vagues de flammes et de lames, après avoir attaqué et vaincu une ombre avec une simple masse, elle a guéri ma mère… Vous devez comprendre, prince, que ma mère était mourante. Rongée par la maladie des profondeurs elle allait vers le caveau des matriarches pour gagner l’ultime repos. Et votre mère l’a guérie, elle a soigné toutes ses blessures et elle l’a entièrement guérie. Elle a dit que c’était son dieu qui lui permettait de faire cela. Nous maîtrisons la magie profane, mais nous n’avons pas de dieu. Votre mère nous a dit qu’elle nous apprendrait…

Je suis abasourdi… Je n’ai jamais entendu dire que mère était capable de tels prodiges. Décidément, il va me falloir du temps pour connaître ma mère. Je sens aussi que mon interlocutrice a relâché son contrôle mental et je sens toute la ferveur qu’elle dégage envers ma mère. Ma mère s’est gagné là des alliés d’une puissance formidable… Dangereux, mais formidables… Je décide de changer de sujet.

— Nous aidez-vous juste pour cela ?

— C’est déjà beaucoup, mais non… Ce qui vous arrive en haut a des répercussions chez nous. En cassant le mouvement en surface, nous protégeons notre royaume. Le chef de cette armée, nous en sommes persuadés, n’est qu’un pantin. Mais nous ne savons pas qui tire les ficelles.

Elle regarde autour d’elle et prend la parole d’une voix faible.

— Nous allons nous arrêter pour aujourd’hui, nous sommes là où je voulais être. Vous pouvez parler maintenant, mais pas trop fort. L’endroit est normalement sûr, mais dans les profondeurs il ne vaut mieux pas pousser trop sa chance.

Je sens que ma mère est fourbue, je l’aide à s’asseoir dans un endroit où j’ai placé une couverture. Leyna semble fatiguée aussi, mais toute à son devoir elle commence à défaire son paquetage pour préparer le repas du soir. Je m’assois à côté de Mislchi sous le regard surpris et interrogateur de sa jeune sœur.

Un soldat Elfe, celui qui semble être le chef de l’escouade, s’approche de Leyna qui a sorti la gamelle et qui se demande comment elle va bien pouvoir faire du feu afin de faire chauffer l’eau. Je l’entends qui lui demande dans un commun haché qu’il n’a pas l’habitude de parler.

— Que vous faire là, jeune maîtresse ?

Leyna lui répond tout en regardant autour d’elle.

— Ben… Du feu pour faire chauffer l’eau… Vous utilisez quoi comme combustible ?

— Ah… Comprendre, préparation magique de la jeune maîtresse, maîtrise des ombres…

Leyna le regarde alors.

— Non, je voudrais faire du feu pour faire du thé pour mon Seigneur, et ensuite pouvoir lui préparer un repas à peu près digne de ce nom.

Le garde la regarde un moment avec des yeux ronds, croyant vraisemblablement qu’elle se moque de lui. Mais quand il comprend qu’elle est sérieuse, il se met à paniquer en bégayant.

— Non, vous… Vous ne pouvez pas… Il ne faut pas…

Il essaye donc de prendre la casserole au niveau du manche.

Leyna a un réflexe de défense et veut lui pousser la main en utilisant sa main libre, lorsqu’elle le touche le garde enlève sa main en poussant un cri comme si elle l’avait brûlé et se met à parler à toute vitesse.

— Pardonnez, maîtresse, je ne voulais pas, mais vous pas faire… Non pas faire, il ne faut pas… Ce ne serait pas… Pas correct…

En désespoir de cause Leyna me regarde et sous le sourire amusé de nos deux accompagnatrices me lance.

— Maître, au secours, il ne veut pas que je prépare le repas.

Mislchi éclate de rire avec sa sœur.

— Srishi, peux-tu t’occuper de cela, s’il te plaît ? déclare-t-elle en essuyant des larmes de rire.

Sa sœur se lève et vient s’accroupir à côté de Leyna.

— Laisse-le faire, sœurette, il va faire le repas à ta place.

— À ma place ? déclare Leyna interloquée.

— Oui, à ta place… Vois-tu, ce sont les hommes qui font les repas et les autres choses de ce genre chez nous. Si tu le fais à sa place, il va considérer que tu penses qu’il ne le fait pas bien, tu vas donc lui faire injure et il va se morfondre pour cela.

— Il pourrait m’en vouloir ?

— T’en vouloir ? répond Srishi, surprise. Oh que non, mais il va penser que tu le prends pour un incapable. Et cela va être très douloureux pour son amour-propre. Chez nous, on dit que pour punir un homme il faut faire les choses à sa place. Vois-tu, nous assumons tous les rôles importants dans la société. Que resterait-il aux hommes si nous leur prenions aussi le plaisir de nous servir ? Nous sommes parfois dures, mais pas si cruelles que cela.

Leyna reste perplexe et finit par poser sa casserole.

— Bon, ben, je ne voudrais blesser personne moi.

Srishi fait un signe au garde qui se précipite vers la casserole et se met immédiatement au travail en remerciant abondamment Leyna.

Srishi prend Leyna par la main et elles partent un peu à l’écart. Elles ne savent pas qu’avec mon ouïe devenue extrêmement fine je peux écouter ce qu’elles disent même à cette distance.

— Je prédis que nous allons avoir un repas de roi, annonce Srishi en pouffant.

— Pourquoi ? demande Leyna.

— Parce que, après ce qui vient de se passer, il va vouloir te prouver ce dont il est capable pour t’impressionner. On risque donc de très bien manger, d’autant que Cyhanik est déjà un remarquable cuisinier.

— Ah ? Il s’appelle Cyhanik ? C’est le chef des soldats ?

Srishi s’assoit en tailleur et invite Leyna à s’asseoir à côté d’elle. Elles tournent le dos à tout le monde, mais je peux continuer à suivre la conversation tout en me concentrant sur autre chose. Je découvre mes capacités en même temps que ce peuple qui est tout à fait étonnant.

— Oui, du moins actuellement. D’autres sont aussi compétents que lui sur le terrain, mais c’est le mirmalak de ma sœur actuellement. Cela lui assure un statut plus haut que les autres mâles.

— Un mirmalak ? C’est quoi un mirmalak ?

— C’est l’amant favori de ma sœur, si tu préfères. Et connaissant le tempérament de Mislchi, ce n’est pas un mince exploit.

Je sens que le sang commence à affluer dans les joues de Leyna par un subtil changement de température. Elle baisse la tête pour que son interlocutrice ne s’en rende pas compte.

— Comment ça ?

— Je t’explique… Les femmes sont les détentrices du pouvoir chez nous. Pour les hommes, ils progressent de deux façons dans la hiérarchie sociale. Par leurs compétences et par la façon dont ils nous satisfont, nous donnent du plaisir si tu préfères. Pour arriver en haut de l’échelle sociale, un homme se doit d’être excellent sur les deux tableaux. Ensuite, certaines femmes sont plus ou moins exigeantes et plus ou moins dangereuses.

— Dangereuse ?

— Ma sœur est la légataire du pouvoir de notre mère, notre maison est l’une des plus puissantes de nos cités. Être le mirmalak de ma sœur assure un statut extrêmement élevé à l’homme qui y arrive. Mais il faut qu’il soit à la hauteur. Dans le cas de ma sœur, si un prétendant la déçoit trop, elle le tue…

— Elle le tue ? demande Leyna horrifiée.

— Oui. S’il n’est pas très bon, elle peut juste l’exiler. Et là, cela va être très dur pour lui de revenir. Parce qu’avoir un échec avec ma sœur n’est pas sans conséquence. Mais s’il est vraiment trop mauvais, elle prend sa tête entre ses mains et le plus souvent lui brise les cervicales. C’est pourquoi être son mirmalak assure à l’homme un statut privilégié parmi les autres hommes qui l’admirent et lui demandent conseil pour eux.

Son regard s’attarde sur Cyhanik un instant, elle continue en le regardant.

— Mislchi m’a dit qu’elle me le prêterait un jour… En plus Cyhanik est réputé pour engendrer souvent des filles. C’est une perle celui-là.

— L’homme est réputé pour faire des filles ? Mais je croyais que…

Srishi l’interrompt.

— Dans les populations plus primitives, on pense que ce sont les femmes qui déterminent le sexe du bébé. Mais chez nous, où nous nous échangeons les hommes, nous avons remarqué depuis longtemps que certains hommes ne font pratiquement que des garçons, d’autres un peu de tout, et certains presque toujours des filles.

— Vous vous… échangez les hommes ?

— Oui, cela peut arriver, c’est une marchandise comme une autre après tout. Mais quand ils sont vraiment très bons comme Cyhanik, ils valent très très cher. Comme service ou autre, mais ma sœur ne le donnera que si vraiment cela en vaut la peine. Mais assez parlé de nous, et toi alors ?

— Moi ?

— Oui, toi. Ton prince, il est comment ?

— Oh… C’est un bon maître et…

— Je ne te parlais pas de cela, idiote, dit Srishi en riant et en la poussant. Ne fais pas semblant de ne pas comprendre. Il est comment en amour ? Est-ce qu’il est aussi fort et endurant qu’il en a l’air ?

Je sens Leyna qui devient complètement cramoisie.

— C’est que… En fait… On n’a jamais… et puis on ne pourrait… Et cela… Enfin… Je suis son esclave… S’il… Mais je…

— Son esclave ? Tu es l’esclave d’un homme ? Srishi lève les bras au ciel. Je renonce à vous comprendre, tu es folle de lui, pas besoin d’être devin pour le sentir. Ton corps transpire de désirs, vivre dans le noir permet de développer d’autres sens figure-toi. Et tu peux être sûre que tous mes compagnons le sentent. Même en étant esclaves, les hommes sont faibles et tu ne me feras pas croire que tu ne pourrais pas le faire céder à un moment. À voir comment tu le suis partout, tu dois bien en avoir des occasions et…

Elle est interrompue, Cyhanik a fini de préparer le repas et Mislchi les appelle pour que nous mangions. Nous avons aussi droit à un peu de lumière, même si les Elfes préfèrent rabattre leurs capuchons pour se protéger les yeux. Seules les deux sœurs ne se protègent pas. La lumière leur blesse les yeux, mais hors de question pour elles de montrer une quelconque faiblesse à des étrangers, des hommes de surcroît. Quant à Leyna, elle n’ose pas me regarder du repas…

Nous reprenons ensuite notre route, Leyna relance sa manipulation des ombres tous les matins, ou du moins après chacune de nos pauses. J’ai totalement perdu la notion du temps, mais par contre je remarque que nous montons et la marche devient de plus en plus harassante. Leyna est devenue très amie avec Srishi, et ma mère commence à initier Mislchi à la religion du Dieu Mourant. Mislchi vient me parler de temps à autre et je sens que cela ne plaît pas particulièrement à Cyhanik.

Au bout de notre quatrième gros arrêt pour dormir, Leyna commence à montrer des signes de faiblesses, ses pas se font plus lents et plus maladroits, elle fatigue et a du mal à garder le rythme. Je vois que ma mère compense cela par de courtes incantations qu’elle lance à intervalles réguliers. Plus tard dans la journée, j’entends Leyna qui trébuche derrière moi, j’ai à peine le temps de me retourner que trois gardes Elfes Noirs sont à ses côtés. Ils ont l’air de se disputer dans leur langue et au vu des regards qu’ils se lancent, cela pourrait dégénérer assez vite. Srishi va voir l’un des gardes qui pose le genou à terre et lui parle par signe, Srishi se détend.

— Leyna, nos hommes ont remarqué que tu semblais fatiguée de cette longue marche, ils aimeraient savoir si tu leur accorderais l’honneur de pouvoir te porter sur leur dos.

Leyna me regarde. Ne sachant que dire, j’écarte les bras en signe d’impuissance, qu’elle décide par elle-même.

— Euh… D’accord.

— Lequel ?

— Lequel quoi ?

— Lequel choisis-tu comme porteur ? Sachant que le fait de te porter sera pour lui un signe important de confiance par rapport aux autres.

— Euh… C’est possible de leur demander de le faire à tour de rôle ?

Srishi sourit.

— Bien entendu.

Elle donne des ordres rapides et deux guerriers se fondent de nouveau dans l’obscurité. Le dernier se place à genoux devant Leyna et l’invite à grimper sur son dos. Leyna s’accroche à lui et il se relève comme si elle ne pesait rien.

— Je ne suis pas trop lourde ? Ça va ?

— Reposez-vous, jeune maîtresse, Filmod veille sur vous, dites à Filmod si vous êtes inconfortable.

— Non, non, ça va très bien… Merci.

— Un honneur pour moi, jeune maîtresse. Et il part au petit trop dans la nuit.

C’est à peine si Leyna touche encore le sol pendant les jours qui suivent, à chaque fois qu’il faut partir un Elfe se présente pour lui servir de porteur. Elle est cajolée, on lui apporte ses plats, elle a le droit à un massage tous les soirs et les Elfes sont aux petits soins pour elle. J’ai parfois l’impression qu’ils essayent de montrer celui qui pourra la servir le mieux sitôt qu’ils en ont l’occasion. Cette situation commence à m’agacer, j’ai hâte que l’on arrive. Déjà, toutes ces attentions qu’on lui porte finissent presque par me rendre jaloux, et en plus elle pourrait s’habituer et je ne voudrais pas qu’elle me demande des massages à notre retour. Elle reste néanmoins mon esclave, et je ne veux pas qu’ils me la gâtent…

Grâce à Mislchi nous ne faisons aucune mauvaise rencontre et nous finissons par arriver devant un mur dont on ne voit pas le sommet. Mislchi vient se planter devant la paroi et regarde vers le haut, campée sur ses jambes et les poings sur la taille.

— Monter ne va pas nous poser de souci… Cyhanik, tu feras monter la Rafinakena, Srishi, tu t’occuperas de Leyna. Chacun de nos hommes prendra en charge chacun des vôtres. Et moi… Je vous ouvre les bras, grand prince ? me dit-elle avec un visage langoureux.

Cela pourrait être une solution, mais je n’ai guère envie de tomber dans les rets de cette beauté bleue. Je vais lui montrer qu’il n’est pas si simple de me séduire et que l’on ne fait pas de moi ce que l’on veut.

— Je vous remercie, Mislchi, mais je pense que je vais me débrouiller par mes propres moyens.

— Comme vous voudrez, répond-elle taquine.

Chaque Elfe prend la personne qui lui est affectée et commence doucement à quitter le sol pour décoller vers le haut. De la lévitation, ces créatures ont des pouvoirs intéressants. Je vois deux ou trois solutions pour les rejoindre et je finis par me dire que la leur est encore la meilleure. Je prends donc ma baguette d’argent et j’active l’un des sorts de lévitation que j’y avais stockés. Mes pieds quittent doucement le sol aussi. Comme il m’est impossible d’arriver avant eux, je me pose donc en dernier sur une petite plateforme. C’est en fait un rebord de pierre et je peux sentir un léger courant d’air qui vient d’en haut. Après l’air confiné des entrailles de la Terre, cela fait un bien fou.

— Nous allons nous reposer un peu et nous restaurer, la base de commandement de notre ennemi se trouve derrière ces murs. Nous allons arriver dans une vieille salle de dépôt, ce sont des constructions vieilles de plusieurs centaines d’années et les Chimares n’ont pas tout réutilisé. Ensuite, il nous faudra progresser le plus vite possible afin de pouvoir affronter le maître des lieux. D’après nos connaissances, il tient ses troupes par télépathie et le fait de le mettre hors d’état de nuire cassera la cohésion de son armée.

Nous passons donc environ une heure pour nous préparer, je constate que les Elfes Noirs sont aussi en train de se préparer à combattre à la lumière du jour. Ils attendent que la nuit commence à tomber afin que cela les gêne le moins possible. Je dis à mes hommes de revêtir leurs armures et de vérifier leur équipement. Je passe les inspecter et je m’arrête à côté de Leyna.

— Tu ne fais pas d’idioties, rien d’extrême, et tu restes en arrière. Je ne veux pas de cris qui ne servent à rien ni de tentatives débiles, compris ?

Elle opine de la tête, je sens la tension et la concentration qui la gagnent tout doucement, sa détermination couvre sa peur. Je regarde à la lumière du jour déclinant les deux sœurs pour la première fois, leur peau exposée et leurs vêtements suggestifs et aguichants. Autant les Elfes Blancs, comme nous les nommons, semblent presque froids et distants dans une structure parfaitement codifiée, autant les Elfes Noirs ont basé leur société sur le pouvoir des sens.

Mislchi donne ses dernières consignes.

— Vous êtes prête, Rafinakena ?

Ma mère fait oui de la tête. Mislchi vient ensuite près de moi et me susurre à l’oreille.

— Tâchez de rester en vie, mon beau prince, j’aimerais pouvoir vous inviter afin que vous contempliez les délices cachés de mon monde… Et je ferai preuve d’indulgence s’il le faut envers vous étant donné que vous avez à peine l’âge d’un de nos nourrissons.

Je la regarde et lui réponds.

— La partie visible me donne envie d’explorer les secrets de votre peuple, dame sombre. Aussi je ferai attention, je vous en fais le serment.

— En avant-goût…

Ses pieds décollent du sol et elle vient poser un baiser sur mes lèvres, elle se repose ensuite avec délicatesse et prend en main sa rapière en me lançant une dernière œillade. Je pense en effet que j’irai prendre quelques vacances dans les profondeurs de la Terre. Savoir qu’elle n’attend rien de plus de moi qu’un simple plaisir sauvage est quelque part doucement rafraîchissant. Nous avons bien des choses à apprendre les uns des autres, semble-t-il, ma mère ne va peut-être pas être la seule à opérer des conversions.

Je dégaine Safir qui s’exclame.

— Enfin ! Quand tu auras fini, on pourra peut-être revenir à des choses plus importantes.

Allez faire comprendre cela à une épée…

Les Elfes se recouvrent de leur cape, se fondant ainsi dans la moindre trace d’obscurité. Leyna chante une mélodie, et son corps adopte l’apparence d’une substance grisâtre qui se fond dans les ombres. Mes hommes et moi approchons de la partie du mur que nous a indiquée Mislchi, quant à ma mère elle lance une incantation rapide qui la rend complètement invisible. Je me surprends tout de même à pouvoir continuer à savoir où est chacun d’eux simplement en détectant la vie qui coule en eux. Mislchi s’approche et pose sa paume sur le mur, celui-ci frémit comme l’horizon que l’on regarde lorsqu’il fait très chaud, puis il disparaît, laissant la place de passer à un homme de forte corpulence. L’espace derrière est rempli de caisses pourries et d’objets métalliques rouillés et indéfinissables. Mes hommes entrent et se mettent en position, d’un signe de main le capitaine me fait savoir que la pièce est sécurisée. Elle sent le renfermé et la moisissure, odeur que nous n’avions bizarrement pas plus bas. Il faudra que je pense à demander comment il peut y avoir un air aussi sain à de telles profondeurs. Un rai de lumière encadre une porte un peu plus loin, l’escalier de bois qui devait y mener est tombé en morceaux depuis bien longtemps. Un soldat Elfe lévite jusqu’à elle, elle se trouve à trois mètres du sol, et il l’examine. Il sort de ses vêtements des outils afin de crocheter la serrure, mais celle-là est tellement rouillée qu’il n’arrive pas à faire glisser le mécanisme. Je me porte à sa hauteur, il se pousse pour me laisser essayer. Malgré son degré de délabrement, la porte reste assez solide pour qu’il soit difficile de l’enfoncer sans bruit. Je pose donc ma baguette d’argent dessus et je libère un sortilège. Le son que fait la serrure en tournant dans la rouille nous vrille les tympans, et je me dis que nous aurons de la chance si nous ne sommes pas repérés jusqu’en bas de la montagne. Nous finissons par ouvrir la porte le plus silencieusement possible, elle donne sur un long couloir dont la partie haute est partiellement éboulée, ce qui laisse entrer la lumière. Les Elfes partent en éclaireur pendant que j’attache une corde afin que mes hommes montent. De devant nous parviennent des cris et des bruits de combats, les Elfes reviennent et font leur rapport.

— Cela grouille de Chimares, nous sommes en plein milieu de leur base. Il va falloir trouver notre objectif et intervenir rapidement. Même comme cela, ils sont tellement nombreux que je ne sais pas bien comment nous repartirons.

Ma mère vient à côté de moi et déclare d’une voix sûre.

— Le Dieu Mourant est avec nous, il se chargera de nous libérer la voie.

Je me dis que parfois j’aimerais avoir son assurance, et que c’est beau d’avoir la foi. Il n’empêche que je préfère avoir une épée en main que la foi seule, aussi fervente soit-elle, mais je garde pour moi mes réflexions. Mes hommes ont fini de grimper, nous prenons donc le couloir par l’intérieur et nous avançons avec prudence. Nous parvenons alors à un embranchement en forme de T. Le couloir que nous suivons continue en face de nous, mais un autre débouche à angle droit un peu plus loin sur la gauche. Notre destination, ainsi que les bruits de combats que nous entendons, viennent de devant. Je sens d’un coup une présence et je fais un signe de la main pour que tout le monde se mette à couvert. Chacun se cache derrière des éboulis et dans les trous des murs. Devant nous arrivent cinq Chimares. Celui du centre ressemble à un Humain décharné gris à tête de batracien, il porte des sortes de colifichets un peu partout sur le corps et il tient une baguette tordue dans la main. Son escorte se compose de quatre Chimares verts qui sont plus grands que lui, ils ont tous une grande gueule et des griffes longues et acérées sur chacune de leurs pattes avant. Tous se tiennent debout comme des parodies d’humanoïdes. Nous restons cachés et les laissons approcher. Avant d’arriver à notre hauteur, ils tournent dans le couloir qui se trouve à leur droite. Je compte une trentaine de secondes et nous avançons de nouveau, arbalètes chargées au poing. J’arrive là où les Chimares sont passés, ils ont emprunté un grand escalier qui monte vers la lumière du jour. Nous sommes près de l’entrée. Nous continuons avec prudence, notre couloir finit par partir sur la droite à angle droit, nous le suivons toujours. Nous débouchons sur une pièce semi-circulaire, un couloir continue devant alors que dans l’arc de cercle à gauche un escalier descend dans les profondeurs de la Terre. Les bruits de combats proviennent de devant nous. De l’escalier qui descend nous entendons des bruits de rires gras, sorte de croassement grotesque, et des bruits de nourriture que l’on mastique avec force. Il doit y avoir une sorte de grande salle commune ou de réfectoire plus bas. Nous continuons et prenons un couloir obliquant sur la droite, mais nous le trouvons complètement éboulé plus loin, nous forçant à suivre l’autre embranchement qui part sur la gauche. Une grande porte nous fait face alors que le couloir part maintenant vers la gauche. Des Elfes entrent rapidement et ressortent en signalant là une sorte de salle de trône ou de jugement. Plus loin dans le couloir nous arrivons à deux portes. L’une nous fait face et l’autre donne sur la droite, les bruits proviennent de la droite. Nous inspectons rapidement la salle qui nous fait face, il semble que cela soit un ancien laboratoire, des verres brisés et autres récipients et alambics jonchent le sol. Nous ouvrons donc doucement la dernière porte après qu’un Elfe l’a examinée. La lumière du jour qui se couche le fait reculer et il se cache les yeux en gémissant. Les bruits de bataille sont maintenant tout proches, nous nous avançons avec prudence. Un Elfe part devant et nous le suivons.

Devant nous s’ouvre une grande salle à ciel ouvert, le vent froid s’engouffre ici en gémissant. Quatre grands Chimares bleus sont dans la salle, chacun à une extrémité, je n’en ai jamais vu d’aussi grands que ceux-là. Ils ont les yeux fermés et semblent assoupis, leur poids reposant actuellement sur les énormes griffes de leurs pattes avant. Une bataille se déroule devant nos yeux, je reconnais les troupes de mon père en plein combat. La scène semble flotter devant nous à l’endroit où la salle cède le pas au précipice. Nous faisant dos se trouve une créature humanoïde grise en armure d’écailles verte. Elle porte une épée à deux mains attachée dans le dos et un sceptre de presque trois mètres dans la main gauche, il regarde la bataille et l’image semble passer d’un point à un autre à toute vitesse. Il est celui que nous cherchons, il nous fait dos, c’est le moment où jamais. L’Elfe qui est avec moi fait un pas de plus et un bruit assourdissant se fait alors entendre. Immédiatement, les quatre Chimares bleus ouvrent les yeux, l’image de combat disparaît et le Chimare funeste se retourne vers nous. Je lâche un juron, une alarme magique. Aussitôt je hurle.

— Capitaine Oudross. Vous et vos hommes vous protégez nos arrières, vous devez tenir coûte que coûte.

— Oui, Monseigneur.

Mes hommes se précipitent à l’arrière afin de fortifier la position.

— Les autres avec moi.

— Safir, protège-moi.

L’air autour de moi se met à luire, des carreaux d’arbalète noirs passent autour de moi lorsque je me mets à courir vers le chef des Chimares. Les Chimares bleus se mettent immédiatement à bouger à grande vitesse afin de m’intercepter. Partis dans mon dos, deux éclairs éblouissants passent de part et d’autre et viennent frapper les Chimares bleus qui arrivaient à ma rencontre. La puissance de l’impact est telle que les deux créatures titubent et sont repoussées en arrière. J’entends les soldats Elfes qui engagent les deux Chimares qui sont dans mon dos, alors que les deux sœurs sautent à la gorge des Chimares foudroyés me laissant leur chef.

Je hurle en abattant mon arme qui tranche dans le vif du Chimare funeste, mais lui me laboure de coups violents avec son épée à deux mains. Le choc enfonce la jointure de l’armure dans le bas du dos et me propulse en avant, je fais quelques pas et je me retourne. J’entends le chant de ma mère. Depuis le début du combat elle chante, sa voix était basse, douce et grave, maintenant elle devient plus forte. J’ai l’impression que plusieurs personnes chantent avec elle, et le ton devient éraillé et semble venir de loin, comme un écho.

Je fais de nouveau face à la créature, les deux sœurs s’occupent chacune d’un Chimare, les guerriers se sont répartis en deux groupes de cinq et harcèlent les deux autres. Le Chimare funeste me fait de nouveau face et il se met en garde, mais un lasso de ténèbres part du fond et vient s’entourer autour de lui. Leyna tient d’une main le filin d’ombre qui s’enroule autour du Chimare et de l’autre elle lui envoie des javelots d’ombre qui se fracassent sur lui. J’en profite pour lui foncer dessus, et je lui envoie une décharge mentale au moment où je le frappe. Mon arme fait gicler le sang à travers la pièce.

— Vous n’êtes rien…

Le Chimare braque ses yeux sans paupières vers moi, sa voix croassante résonne dans ma tête.

— Vous croyez avoir gagné, mais vous n’êtes rien.

Je le vois qui fait une pichenette de la main vers Leyna que j’entends crier. Elle vient de se faire propulser à travers la pièce et elle s’écrase lourdement dans des débris de caisses. Elle gémit, sonnée par le choc. Le lasso de ténèbres se dissipe d’un coup, rendant ses mouvements à la créature. Ses blessures sont déjà en train de se refermer sous mes yeux. Il tend un bras et pointe chacune des sœurs d’un doigt.

— Rien.

Les deux sœurs s’écroulent. Srishi tombe comme une masse alors que Mislchi continue à se tortiller de douleur sur le sol.

— Vous allez tous mourir, maintenant, tonne-t-il.

Il abat son arme au sol et une onde de choc traverse la salle, soulevant le dallage sur son passage. La force de l’onde me fait reculer, mais ne m’affecte pas plus que cela. Par contre, je sens que dix vies viennent de s’éteindre. Il vient de tuer l’ensemble des guerriers Elfes Noirs.

— Tu es résistant, m’annonce-t-il.

Il braque son arme vers moi et propulse un éclair d’énergie qui vient s’écraser à quelque centimètre de mon corps pour disparaître dans un crépitement et une forte odeur d’ozone sans me faire de mal.

— Il va falloir faire mieux que cela, la grenouille géante, le nargue mon épée.

Je suis loin de partager l’enthousiasme de mon arme, les deux Chimares à côté du chef ont pratiquement récupéré, leurs blessures sont presque cicatrisées et ils viennent l’encadrer. Derrière moi, je sens les deux autres qui se rapprochent.

— Très bien, Humain, je te reconnais une certaine résistance, mais que pourras-tu contre cela ?

Il lève les bras au ciel et crache des mots ressemblant au chant de milliers de crapauds à la saison des amours que je ne comprends pas. Un vortex s’ouvre devant lui et deux nouveaux Chimares prennent pied dans la pièce.

Si je fais bien le compte, j’ai devant moi six Chimares bleus, les plus gros que je n’aie jamais vus, un Chimare sorcier qui se bat mieux que moi, et de mon côté il ne reste que ma mère qui chante et moi…

Tiens, non, elle ne chante même plus. Une main se pose sur mon épaule, une très grande main, je suis maintenant dans ce qui semble être une pluie de sang. Je regarde et je dois lever la tête, ma mère se trouve à côté de moi, sauf qu’elle fait maintenant presque quatre mètres de haut. Ses yeux sont rouge sang et sa peau a pris la couleur grise des cadavres. Des gouttelettes de sang coulent de ses pieds vers l’extérieur, et arrivées à un mètre d’elle semblent pleuvoir vers le haut pour revenir au-dessus de sa tête. Elles retombent ensuite en une fine bruine rougeâtre malsaine.

Quand elle me parle, j’ai l’impression d’entendre des dizaines de voix gémissantes venir du fond d’un caveau. Je suis inondé par la pluie de sang qui me tombe dessus.

— Laisse, mon fils… Tu n’es pas de taille… Regarde et contemple maintenant le pouvoir de ton dieu.

Elle regarde le Chimare funeste.

— Pourquoi es-tu là, créature, que veux-tu à mon royaume ?

Le Chimare pointe son épée monstrueuse vers ma mère.

— Tu ne me fais pas peur, femme. Meurs ! clame-t-il.

Je sens la décharge de mort arriver et glisser sur le rideau de sang comme une goutte de pluie serait prise dans une cascade.

— Je ne suis plus une femme, je suis l’incarnation du Dieu Mourant sur Terre.

Un Chimare bleu fonce sur ma mère, sans tourner la tête elle fait un large moulinet de sa masse d’armes et vient lui fracasser la tête avec une célérité et une force impressionnante. Le Chimare s’écroule à terre, terrassé.

— Et tu vas subir maintenant la colère du Dieu Mourant.

Elle regarde un à un les Chimares bleus qui se mettent à se tortiller et qui dans un hurlement sentent leur corps s’écraser sur eux-mêmes, les yeux entrent à l’intérieur de la tête, les bras dans le corps et les jambes qui remontent dans le tronc, ils implosent les uns après les autres. Ma mère avance maintenant vers le Chimare funeste.

— À qui obéis-tu ?

Le Chimare fonce sur elle et essaye de la frapper de son arme.

— La mère te tuera, Humaine.

Ma mère pare chacun des coups avec une élégance rare, elle ne semble même pas se concentrer. Son arme se trouve juste à l’endroit qu’il faut pour parer le coup.

— Cette mascarade a assez duré, tu diras à ta mère que votre pauvre magie ne peut rien face à la magie des dieux.

Elle pointe un doigt vers le Chimare et un trait vert part de son doigt et vient le frapper. Il réussit à esquiver le rayon en partie, mais son bras disparaît à hauteur de l’épaule. Il hurle de douleur et tombe à genoux. Ma mère avance jusqu’à lui et place sa masse au niveau de son front.

— Qui est la mère ? insiste-t-elle.

Le Chimare répond dans un croassement, je vois déjà son épaule qui commence à repousser doucement.

— Tu le sauras bien assez tôt, Humaine, meurs !

— Qu’il en soit ainsi…

Ma mère lève son arme et la laisse retomber d’un coup, arrachant la tête de la créature. Son corps tombe sur le côté, et après une dernière convulsion cesse définitivement de bouger.

Je vois Leyna qui se relève en se massant l’épaule, je me précipite vers Mislchi qui est prise de convulsions sur le sol. Je m’accroupis à côté d’elle et lui soulève la tête.

— J’ai… Mal… Faible… Peux pas bouger…

— Tais-toi ! Safir, peux-tu la soigner ?

— Non, ses blessures sont au-delà de mes compétences, c’est un sortilège de mort qui lui a volé ses forces. Je ne peux rien faire.

— Je me tairai… Seulement… Si je le veux… mâle insolent…

Elle essaye de sourire, mais n’y arrive pas. Son visage est déformé par la douleur, je regarde où est ma mère et je la vois qui sort de la pièce pour aller là où se trouvent nos hommes.

— Ne bouge pas, je reviens.

Je repose sa tête doucement sur le sol. Je me lève et je passe devant Leyna.

— Ça va, toi ?

— Oui, Seigneur, je vais avoir de gros bleus, mais pas de casse.

Je suis donc ma mère, la situation n’est pas jolie. La plupart des hommes sont morts et il n’en reste plus que quatre vivants en comptant le capitaine. Ma mère arrive devant le couloir infesté de Chimares de toutes couleurs et lance ses mains vers l’avant, paumes ouvertes. La température monte d’un coup lorsque l’ensemble du couloir s’embrase. Les Chimares hurlent et essayent de fuir, mais la plupart finissent carbonisés avant de pouvoir s’en sortir. Ma mère s’engouffre dans les flammes qui s’écartent sur son passage, je dois pour ma part attendre que la chaleur diminue un peu avant de pouvoir la suivre en courant.

Je la trouve à l’entrée de la grotte, les flancs de la colline sont couverts de Chimares qui arrivent à grandes enjambées.

Elle lève ses bras au ciel et déclare de sa puissante voix d’outre-tombe.

— Votre maître est mort. Fuyez, fuyez ou vous connaîtrez tous la fin atroce que réserve le Dieu Mourant à ses ennemis. Dieu Mourant, fais périr ces créatures impies à titre d’exemple.

Le ciel prend alors une couleur rouge, sur cinq cents mètres devant nous le sol devient noir et se craquelle, les quelques plantes qui existaient ici se flétrissent et des bras fantomatiques sortent de terre pour agripper nos assaillants. Leur peau commence à se flétrir et se déchirer comme du carton, certains finissent à l’état de corps momifiés et desséchés alors que d’autres sont simplement entraînés sous terre. Quelques-uns arrivent à fuir et tous commencent à courir dans tous les sens. La démonstration de force de ma mère a été telle qu’une frayeur indicible s’est emparée de l’armée ennemie. Toujours gardant les bras tendus vers le ciel, ma mère tourne son regard de sang vers moi et me dit :

— Tu es moi, tonne-t-elle.

Puis elle laisse redescendre ses bras doucement le long de son corps et je vois qu’elle reprend peu à peu une taille normale. La pluie de sang disparaît au fur et à mesure que sa taille diminue, elle finit les bras ballants et la tête baissée, comme prise d’une extrême lassitude.

— Hinriegh, dit-elle en levant une main vers moi.

Je me dirige rapidement vers elle afin qu’elle puisse s’appuyer sur moi.

— Dieu m’a quittée, et son départ est toujours… fatigant…

— De ce que j’ai pu voir, il nous reste trois hommes, Leyna, et Mislchi qui est en piteux état.

Ma mère respire un grand coup.

— Mène-moi à elle.

Elle s’appuie toujours sur moi, le capitaine Oudross arrive avec deux hommes, il boite.

— Capitaine, dit ma mère doucement.

Il se porte à sa hauteur et baisse la tête.

— Oui, ma reine ?

— Capitaine, dorénavant vous et les hommes qui vous restent devenez mes gardes personnels. Vous ne rendrez plus compte qu’à moi et n’obéirez plus qu’à moi. Tout ce que vous verrez et entendrez devra toujours rester complètement secret. Je m’occuperai maintenant de vos soldes et de vos équipements, est-ce bien compris ?

— Ce sera un honneur, ma reine, et si le roi…

Ma mère lève une main.

— Que à moi… Est-ce assez clair ? Sa voix se fait plus dure.

— Oui, ma reine…

Il se laisse maintenant distancer et rejoint ses hommes pour leur donner leurs nouvelles attributions.

— Mère ?

— Oui ?

— Pourquoi ne pas être intervenue avant ?

Elle soupire de lassitude.

— Parce que j’avais besoin de savoir exactement de quoi il était capable, j’avais besoin de le jauger et pour cela il a fallu que vous le poussiez dans ses retranchements. Cela m’a permis d’ériger les défenses adéquates et de voir comment je pouvais l’affecter. Les morts qu’il y a eu sont regrettables, mais elles étaient nécessaires.

Je n’ajoute rien, je me prends juste à penser que je faisais partie du test, mais bon… Ma mère ne l’aurait sans doute pas laissé faire, enfin… je pense…

Nous arrivons près de Mislchi, la pénombre s’étend sur la pièce maintenant que le soleil est couché. Leyna est à côté d’elle et essaye de la rassurer, Mislchi ressemble à un poisson qu’on aurait sorti de l’eau, des convulsions spasmodiques parcourent régulièrement son corps.

— Vous d’abord, déclare ma mère en se tournant vers ses hommes.

Elle implore alors les bienfaits du Dieu Mourant pour qu’il soigne ceux qui sont là pour défendre sa foi. La température semble monter d’un coup et je sens que mes contusions ainsi que mes blessures se referment, l’un des hommes constate que la cicatrice qu’il porte au visage se referme sans laisser la moindre trace.

— À toi maintenant.

Elle s’agenouille à côté de Mislchi et place une main sur son front et l’autre sur son ventre. Elle ferme les yeux et commence à se concentrer en récitant une litanie, je perçois des vapeurs noires qui s’échappent du corps de Mislchi et en l’espace de cinq minutes toute trace de souffrance a quitté son visage. Elle regarde ma mère dans les yeux.

— Merci, Rafinakena.

Ma mère hoche la tête, soudain l’Elfe se redresse, bousculant Leyna.

— Srishi. Où est ma sœur ?

Elle se précipite vers elle et tombe à genoux à côté d’elle, elle se met à se lamenter en pleurant. Elle prend la tête de sa sœur et la pose délicatement sur ses cuisses, puis elle lui caresse les cheveux en pleurant silencieusement.

Ma mère vient se poser derrière elle et l’englobe de son ombre. Sa voix est grave lorsqu’elle annonce.

— Je peux la faire revenir à la vie.

Mislchi tourne la tête et la regarde d’un air éperdu.

— Vous feriez cela, Rafinakena ?

Ma mère opine du chef.

— Oui, mais pas ici, je ne peux faire cela que chez moi, pose-la sur la table là-bas, le temps presse.

Mislchi prend sa sœur dans ses bras et la pose sur une ancienne table en pierre. Ma mère passe sa main droite plusieurs fois autour d’elle en tenant dans la gauche le pendentif du Dieu Mourant qui est attaché à son cou.

— Dieu mourant, dieu du passage dans la mort, dispensateur de prodiges et faucheur de vie, préserve ce corps mortel afin qu’il puisse ne pas sombrer dans l’oubli.

Le corps de Srishi semble presque vivant, le gris quitte son visage et une fine pellicule de cire semble le recouvrir.

— Son corps est maintenant dans un état de conservation parfait, il est comme il était au moment de son trépas. Cela va nous donner le temps de la ramener chez nous. Mais il va falloir la porter.

— Je peux le faire.

Je m’avance, mais Mislchi me barre le passage d’un air farouche.

— Avec tout le respect que je vous dois, prince, vous êtes et vous restez un mâle. Transporter le corps d’une des nôtres par une personne autre qu’une femme serait considéré comme une souillure et un affront. La Rafinakena ne le fera pas, et Leyna n’est pas assez forte. Je transporterai donc moi-même ma sœur.

Je lève les bras en signe de reddition.

— Très bien. Comment allons-nous rentrer ?

Ma mère nous regarde les uns après les autres.

— J’ai un moyen… Un moyen qui ne fonctionne que dans un sens et dont personne ne connaît l’existence… Je peux rentrer dans mes appartements et je peux y aller avec six personnes en plus de moi. Or avec ta sœur vous êtes sept…

— Cela signifie-t-il que l’un d’entre nous doit rester là ?

— Oui. De plus Mislchi, le Dieu Mourant va me permettre de demander à ta sœur si elle désire revenir dans son corps mortel ou si elle préfère continuer son voyage. Je ne puis forcer personne, si elle décide de rester là où elle est, je ne pourrai pas la faire revenir. Comprends-tu ?

— Je comprends, Rafinakena.

— Il faut que quelqu’un porte ta sœur pendant que j’effectue le transfert, et il se trouve que tu es la seule à pouvoir repartir d’ici. Et j’ai pu voir que même pour vous les profondeurs restent dangereuses lorsque l’on y est seul.

La solution me paraît donc évidente et pas forcément désagréable.

— Mère, si vous le permettez, je vais rester avec Mislchi. Elle m’a proposé de visiter leur cité et de m’apprendre les secrets des Elfes. Je pourrai donc y aller en avance. Leyna, tu te charges de porter Srishi, et quand elle sera rétablie tu nous rejoins là-bas avec elle.

Leyna fait la tête, la solution ne lui plaît apparemment pas, mais elle ne dit rien et acquiesce. Ma mère réfléchit et s’adresse à Mislchi.

— Mislchi… Mâle ou pas, Hinriegh est mon fils. Mon fils unique et le futur roi de Gorgarzan, je veux ta parole sur ta vie que tu en prendras le plus grand soin.

Mislchi me regarde et s’incline devant ma mère les paumes ouvertes devant elle.

— Sur ma vie, Rafinakena, j’y veillerai sur ma vie…

Ma mère semble satisfaite, elle prend une broche sertie d’une gemme blanche et me la donne.

— Hinriegh, si la gemme passe de blanc à rouge, tu devras rentrer le plus vite possible. Est-ce bien d’accord ?

Je prends la broche.

— Oui, mère.

Elle se tourne de nouveau vers Mislchi.

— Respecte tes engagements et je respecterai les miens. Soyez prudent. Capitaine, vous et vos hommes placez-vous derrière moi. Leyna, prend Srishi contre toi, nous y allons.

Je me recule avec Mislchi. Ma mère fait un rapide mouvement de la main et ils disparaissent tous d’un coup. Mislchi se dirige vers les guerriers morts, ouvre une gourde et verse quelques gouttes sur les corps qui se mettent immédiatement à fumer et à se consumer. Elle regarde Cyhanik avant de verser le produit sur lui aussi.

— Dommage… Il savait y faire… Elle se relève.

— Allez prince, nous sommes partis et nous avons du chemin à parcourir. Il faut que je t’apprenne des choses avant d’arriver chez les miens, je ne voudrais pas que tu te fasses égorger à la première rencontre simplement parce que tu te montres grossier sans le savoir.

— Je te suis, mais juste une question… Y a-t-il une signification à votre façon de saluer les paumes vers le haut ?

Elle éclate de rire.

— Oui, en effet, le fait de montrer ses paumes montre que l’on ne tient rien. C’est un signe de paix qui indique que l’on ne désire pas tuer son interlocuteur. Du moins… Pas tout de suite. Allez, partons, j’aimerais arriver à un endroit tranquille que je connais. Avec la disparition de Cyhanik il me tarde de voir ce que tu vaux, pour savoir s’il va me falloir me mettre en quête d’un mirmalak rapidement.

Je la suis en m’attardant un instant sur son déhanché, je pense que les cours de magie et de combat vont être beaucoup plus intéressants qu’avec les koralists. Les Elfes Noirs savent motiver leurs élèves, il n’y a pas de doute…

Sendre

Je suis en train de passer le balai dans le grand couloir avec Fany et Viki. Viki est une jeune fille qui est arrivée l’année dernière. Issue d’une famille de petite noblesse sans le sou, elle n’est pas très jolie et elle bégaye. Tout pour que Clémence la prenne immédiatement comme souffre-douleur avec sa petite cour. Elle passe donc maintenant autant de temps qu’elle peut avec moi et les filles moins bien loties. Elles ont compris qu’ensemble elles étaient plus fortes, et la plupart n’essayent plus de rentrer dans les bonnes grâces de Clémence afin de faciliter leur vie. Ce qui ne plaît pas du tout à cette dernière. Cela fait un peu plus de deux ans maintenant que je suis au couvent, mon anniversaire s’est passé pendant une journée normale, personne ne connaît ma date de naissance ici et je ne l’ai communiquée à personne.

Clémence arrive, entourée de plusieurs filles, pour se rendre à leur cours de broderie. Elle passe devant Viki et lui lance un :

— J… J… J… Jeeee v… V… V… Flûte.

Et elles partent en riant. Viki les regarde d’un air maussade, je m’approche d’elle.

— Laisse, elles sont idiotes.

— J… J… Je sais…

Je lui donne un coup de balai gentil sur les fesses en souriant.

— Allez, au travail Mademoiselle De Lirdent, les dalles ne vont pas se nettoyer toutes seules.

Elle se place en garde en tenant son balai à deux mains et s’abaisse en position de défense, ses yeux pétillent quand elle me lance.

— V… V… V… Venez v… V… Vous faire Ro… Ro… Ro… Rosser Da… Da… Dame S… S… S… Sendre.

Elle est comme moi, fille de chevalier. Dans nos contrées, un entraînement martial est donné aussi aux filles afin qu’elles puissent lutter pour leur vie en cas de besoin. Je suis meilleure et plus rapide que Viki, mais j’aime la laisser gagner, le plus dur étant que cela ne se voie pas. Elle a sa fierté, et si elle constate que je me bats pour la laisser gagner je raterais mon but qui est d’essayer de lui donner confiance en elle.

Nous échangeons quelques passes de balai avant que je la laisse me donner un petit coup sur le bras. Nous nous arrêtons en pouffant. Pas trop fort pour ne pas alerter une Eclairée. Nous nous redressons lorsque nous entendons la grosse cloche de l’entrée sonner plusieurs fois. Les visites sont rares en cette saison, et comme nous sommes près de l’entrée nous jetons un coup d’œil intéressé.

La portière affectée sort afin de discuter avec le ou les visiteurs. Au bout de cinq minutes, elle entre d’un pas pressé et se dirige vers nous rapidement. Sa robe semble voler sous elle et elle courrait si la décence le lui permettait. Nous la regardons passer alors qu’elle ne fait absolument pas attention à nous, son air est proche de l’affolement et elle va directement chez la noble guide. Nous nous regardons, je hausse les épaules et nous reprenons notre travail.

Plusieurs Eclairées sortent alors du bureau de la noble guide et, comme la portière avant elles, marchent à toute vitesse. Plusieurs minutes après, les diverses maîtresses des novices arrivent et l’Eclairée Agathe passe à côté de nous dans le couloir. Comme nous la regardons avec curiosité elle nous lance sans s’arrêter :

— Continuez le travail.

Toutes les discrètes sont maintenant avec la noble guide, et après une dizaine de minutes elles ressortent de là comme si le couvent était assiégé. Un moment après, nous entendons le son de la cloche du réfectoire et l’Eclairée Agathe qui crie.

— Rassemblement, mesdemoiselles, venez toutes ici, rassemblement.

Nous allons ranger nos balais et nous nous rendons sur la grande place. Toutes les filles et toutes les Eclairées sont là. Toutes les novices parlent entre elles en se demandant ce qui se passe, c’est alors que la noble guide arrive et se positionne en haut des marches de l’escalier qui va au réfectoire. Le silence se fait d’un coup.

— Mesdemoiselles, je vous demande toute votre attention, s’il vous plaît. D’ici la fin de la semaine, nous allons recevoir une visite. Notre couvent dépend de l’ordre de Lumness et, régulièrement, une personne de l’ordre vient ici afin de procéder à une inspection. Les événements dans le royaume ne leur ont pas permis de venir aussi souvent que voulu, néanmoins une inspection aura lieu en fin de semaine. C’est pourquoi, Sir Anor, Chevalier consacré de Lumness et sa suite, arriveront dans deux jours afin de voir comment cela se passe ici.

Elle doit se taire, toutes les filles parlent en même temps. Un chevalier, ici…

L’Eclairée Agathe doit crier de faire le silence pour que le calme revienne. La noble guide reprend alors son discours.

— Durant son séjour parmi nous, Sir Anor vérifiera le bon fonctionnement de notre institution. De plus, il aura un entretien particulier et secret avec chacune d’entre vous. Entretien durant lequel je serai bien évidemment présente avec l’Eclairée Agathe.

Je compte sur vous afin que tout soit en ordre pour son arrivée, et encore plus pour que vous lui montriez toutes que vous êtes des jeunes femmes éduquées dans la bienséance et les règles de Lumness. Vos maîtresses vont vous expliquer votre nouvel emploi du temps pour ces deux jours. Mesdemoiselles, je compte sur vous.

À la fin de son discours, elle retourne dans ses appartements. Les filles parlent les unes avec les autres et certaines sautillent en se tenant les mains. Les maîtresses des novices ont le plus grand mal à récupérer leurs filles respectives afin de distribuer les tâches à chacune.

Je me retrouve à devoir passer le balai… C’est bien, cela ne va pas trop changer mon quotidien. Mis à part le fait que tous les cours de la journée sont remplacés par du nettoyage et de l’entretien. Nous travaillons toutes afin de redonner un certain éclat au couvent, le point positif que je vois dans cela c’est que Clémence doit aussi un peu faire de travaux manuels. Je sais que c’est mesquin, mais après tout cela lui fait le plus grand bien.

Le matin du jour dit, nous avons une autorisation spéciale pour notre toilette du matin. La noble guide désire que nous soyons toutes impeccables et toutes les tenues ont été nettoyées et repassées. Il nous est ordonné de surtout bien nous laver et ensuite de ranger et d’aérer notre dortoir. Toute chose que nous utilisons est scrupuleusement nettoyée par la suite, et tous les travaux pénibles sont repoussés pour après la visite de Sir Anor. Afin de calmer la tension des pensionnaires et de nous occuper, nous sommes rassemblées dans la grande chapelle pour glorifier Lumness par des chants liturgiques. Le repas se passe normalement au réfectoire. Sir Anor et sa suite ont dû arriver en fin de matinée, mais les Eclairées ont veillé à ce qu’aucune novice ne puisse les voir. L’après-midi nous sommes séparées en petits groupes pour réaliser des travaux de couture facilement contrôlables par les Eclairées, et enfin cela commence. L’Eclairée Agathe arrive dans notre salle après 15 h et appelle une première fille. Elle se lève, peu sûre d’elle, et part anxieuse avec la Prieure. Elle revient après plus d’une dizaine de minutes et se remet à son ouvrage. Les autres la regardent dans l’espoir qu’elle dise quelque chose, mais comme elle recommence son ouvrage comme si rien ne s’était produit, elles finissent par s’en désintéresser.

— Clémence de Sourdaix, déclare l’Eclairée Agathe.

Clémence se lève avec un grand sourire et suit l’Eclairée. Son entretien est encore plus rapide que celui de la novice d’avant, à la différence près qu’elle arbore un grand sourire. Elle s’assoit, les autres sont suspendues à ses lèvres. Elle ne cache pas son plaisir en disant.

— Lorsque je serai reine, ce sont des gens comme ça qui protégeront ma vie au mépris de la leur.

Les autres font des exclamations impressionnées, mais sont rapidement rappelées à l’ordre. Deux autres filles passent avant que l’Eclairée Agathe ne dise.

— Sendre de FlammeBois. Venez !

Je soupire. Merci Eclairée Agathe, je suis sûre qu’elle a fait exprès de dire mon nom. Je vois Clémence qui plisse les yeux, elle l’a noté, j’en suis certaine.

Je pose mon aiguille et la jupe que je reprisais et je me lève. L’Eclairée Agathe ouvre la porte et passe après moi. Nous allons dans le bureau de la noble guide, elle frappe deux coups rapides et ouvre la porte sans attendre. Le bureau de la noble guide est éclairé et chaud, il est décoré sobrement, mais avec goût. Un feu crépite doucement dans l’âtre et la noble guide est assise sur un fauteuil confortable à côté. La lumière entre à flots dans la pièce et illumine celle-ci, derrière le bureau de la noble guide un homme est actuellement penché sur une feuille de papier sur laquelle il écrit des choses d’une plume vive. Lorsqu’il finit sa ligne, il relève la tête, pose sa plume et se carre en arrière dans le grand siège en bois. Il place ses mains devant sa bouche en un V inversé et ses yeux m’examinent attentivement. Il a un regard captivant, et une fois ses yeux posés sur moi il me devient très difficile de voir autre chose que lui. Il est chauve et il a des sourcils broussailleux, il doit avoir pas loin de la cinquantaine d’années et il devait être un homme d’une grande force compte tenu de sa carrure, bien que maintenant il semble céder cela à un peu d’embonpoint. Ses yeux sont marron, il a un nez un peu gros et de bonnes joues roses. Il arbore une grosse moustache dite à aiguilles, et il est habillé avec goût. Sur son pourpoint, le signe de Lumness apparaît en grand.

Il continue à me regarder. C’est difficile de soutenir un tel regard, mais je refuse de détourner le mien. Je serre les dents et je le fixe avec une volonté farouche. Il finit par lâcher un sourire en coin et pose ses mains à plat sur la table, il regarde maintenant l’Eclairée Agathe et lui demande.

— Bien, s’exclame-t-il. Qui avons-nous là, Eclairée ?

— Sendre de FlammeBois, Messire. Jeune fille travailleuse, mais qui parfois prend des initiatives pour ses consœurs au mépris le plus total du règlement lorsqu’elle le juge nécessaire.

Je ne dis rien, ce que raconte l’Eclairée Agathe est somme toute assez vrai.

— Tiens donc… Asseyez-vous, jeune fille, si vous le voulez bien, j’ai quelques questions à vous poser.

De toute façon je n’ai guère le choix, alors allons-y. Je m’assois sur la chaise qui est à côté de moi pendant que l’Eclairée Agathe prend place un peu en retrait de la noble guide.

— Voulez-vous boire quelque chose, mon enfant ?

Je fais un signe négatif de la tête, j’ai toujours la mâchoire serrée. Je vois que la noble guide n’aime pas mon attitude, mais je n’en ai cure. Le chevalier, lui, ne semble pas en prendre ombrage, il se sert un verre de vin en me demandant.

— Alors, ma fille, pourquoi êtes-vous ici ?

Je baisse la tête et je regarde mes doigts qui ont agrippé ma robe et je chuchote.

— Vous le savez très bien.

Le chevalier arrête son mouvement, il était en train de porter le verre à ses lèvres et la coupe arrive à côté de ses lèvres.

— Je n’ai pas bien entendu, vous disiez ?

Je lève la tête, je regarde la noble guide qui me lance un regard dur, et l’Eclairée Agathe qui n’en sait rien. Mais elle crève de le savoir, et à cause d’eux je vais enfin lui révéler mon secret. Cela ne va pas me faciliter la vie si je le dis.

— J’ai dit, vous le savez très bien.

Le chevalier pose sa coupe sur la table.

— Oui, mais j’aimerais vous l’entendre dire, je ne suis pas là pour vous juger, parlez sans crainte.

Pas pour me juger ? On est jugé tout le temps, sur tout ce qu’on dit et tout ce que l’on fait. Mais très bien. C’est avec une rage contenue que je déclare alors.

— J’ai été placée ici pour avoir fait l’amour avec un homme que j’aimais alors que j’étais promise à un autre.

J’entends, parce que je ne la regarde pas et que je fixe le chevalier dans les yeux, l’Eclairée Agathe qui pousse un hoquet de surprise et d’indignation. Le chevalier, lui, ne semble pas réagir outre mesure.

— Et qu’avez-vous ressenti lorsque vos parents vous ont placée ici ?

Je baisse la tête, je n’aime pas revenir sur ces souvenirs.

— De l’injustice, énormément d’injustice.

Je sens que j’ai ébranlé le chevalier, il s’attendait à beaucoup de choses, mais pas à cela, semble-t-il.

— Tiens ? De l’injustice, et pourquoi donc ?

Je le regarde de nouveau en face, je sens ma colère qui revient.

— Parce que je ne le savais pas, je ne savais pas que je devais épouser le fils du comte, personne ne m’en avait rien dit.

Il plisse les yeux.

— Cela aurait-il changé quelque chose si vous l’aviez su ?

Je suis fatiguée de ses questions, je veux qu’on me laisse tranquille, ma voix se fait maintenant dure.

— Compte tenu de ce que vous savez de moi, cela va peut-être vous paraître étrange, Messire, mais j’ai le sens du devoir et du sacrifice. J’ai eu une enfance simple, mais heureuse. J’ai vécu avec les gens de mon village, j’ai souffert avec eux. Nous avons été attaqués par des Hororques qui ont tué mes amis, et si je n’en avais pas tué un de mes mains, ma mère, ma sœur et moi serions mortes aussi. La vie est dure pour les gens de mon village, ils ne mangent pas tous à leur faim et nous devons combattre aussi bien le froid que les bêtes et les verts. Alors si pour aider les gens il avait fallu que j’épousaille un vieux marquis sénile, je l’aurais fait avec joie. Mais encore une fois, j’étais jeune et je ne savais pas ce que l’on attendait de moi. Alors je vous le dis sans mentir : oui. Oui, cela aurait changé des choses…

— En veux-tu à tes parents ?

— Pour quoi faire ? Est-ce que cela va me rendre ma vie d’avant ? Est-ce que cela va me faire paraître plus doux le temps que je passe ici ? Je ne crois pas… Mon père a fait ce qu’il pensait important de faire, je regrette juste qu’il ne m’en ait pas parlé. Il devait avoir ses raisons, mais c’est dommage…

— Que penses-tu de Lumness ?

Sa question me prend complètement au dépourvu. Je regarde le mur pour m’aider à me concentrer, au point où j’en suis, autant aller jusqu’au bout.

— Je… Je ne suis pas sûre de l’apprécier beaucoup.

La noble guide s’agite sur son fauteuil, le chevalier met la tête de côté, il est très perplexe, il fronce les sourcils d’étonnement.

— Comment cela ?

Je le regarde de nouveau.

— Il est trop dur, c’est un dieu du bien, aucun doute là-dessus. Mais il est trop… contraignant… Sa vision et aucune autre. Eux sont gentils s’ils font ça, eux sont méchants s’ils ne le font pas. C’est encore pire avec les autres races, sous prétexte que l’on naît vert, on est obligatoirement mauvais et il faut tous les tuer… Je… Je n’aime pas cette façon de voir. Cela limite la vision du bien à mon sens.

— Sais-tu jeune fille que tu es proche du blasphème en disant des choses pareilles ?

La coupe est pleine, je me lève et je laisse éclater ma colère.

— Voulez-vous que je sois honnête ou que je mente ? Si vous n’êtes pas capable d’entendre mes réponses, ne me posez pas de questions.

L’Eclairée Agathe réagit tout de suite, elle est rouge et me hurle dessus.

— Sendre.

Le chevalier a parfaitement gardé son calme, il lève la main droite, mais il ne me quitte pas du regard.

— C’est bon, Eclairée. Veux-tu bien te rasseoir, Sendre ?

Je me sens ridicule.

— Oui, Messire.

Et je reprends place sur ma chaise, les yeux baissés et les mains jointes.

— Bien… Tu ne vénères donc pas Lumness… Fais-tu des prières à un autre dieu ? Kiriniva ? Dongarf ? Zepar ? Choupataya ?

Je fais un signe négatif de la tête et je le regarde de nouveau.

— À aucun dieu en particulier, Messire… Je pense que je prie le bien… Le bien sous toutes ses formes. Je pense que l’ordre est nécessaire, mais qu’il ne doit pas être castrateur. Et je pense aussi que sur les flancs arides de la haine et du mal peut pousser une plante d’espoir. Je veux croire en cela, Messire.

— Je vois… Bien. Il se redresse. J’ai entendu ce que je voulais et je vous remercie, jeune fille. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps, vous pouvez retourner à vos occupations.

Je me lève et je fais une révérence. L’Eclairée Agathe m’accompagne, durant le trajet de retour elle me lance un regard noir.

— Petite impertinente, pour qui te prends-tu ? C’est un chevalier consacré de Lumness, on ne parle pas comme cela à un chevalier consacré. Ceci dit, je comprends mieux pourquoi tu es chez nous maintenant.

Je préfère ne pas répondre. Je retourne donc à mes travaux de couture sans un regard aux autres, et je me réfugie dans le mouvement hypnotique de l’aiguille. La journée s’écoule et je me sens engluée dans ma morosité. Comme nous sommes dans la même cellule, Fany finit par venir me voir. Je vois bien qu’elle meurt d’envie de savoir comment cela s’est passé. J’essaye de lui sourire, elle n’y est pour rien, je romps le silence pesant qu’il y a entre nous.

— Ça s’est passé comment pour toi ?

— Oh, euh il m’a posé des questions sur ce que je fais et pourquoi je suis ici. Il a l’air très gentil. Tu sais, les filles disent que certaines d’entre nous iront peut-être avec lui. Comme servante à la commanderie, cela pourrait être agréable, non ? J’aimerais bien pouvoir avoir une place chez les paladins, et toi ?

Je hausse les épaules en ouvrant mon lit.

— Bah… Pas très bien je pense, la noble guide était furieuse et l’Eclairée Agathe sait maintenant des choses que j’aurais préféré qu’elle ignore. Donc quelque part, je pense que cela va être pire qu’avant.

— J’en suis désolée…

— Ce n’est rien, va… Allez, dormons. Bonne nuit, Fany.

— Bonne nuit, Sendre.

J’ai un sommeil agité, je rêve de mon père, des jeux que nous faisions ensemble. De ma mère et de mes frères. De Clotilde qui se blottissait contre moi en hiver devant la cheminée, et de Roland… Je me rends compte de tout ce que j’ai perdu et une larme coule le long de ma joue. Je réprime un hoquet de chagrin que je n’ai pas senti venir, et j’enfonce ma tête dans la paillasse afin d’essayer de trouver le sommeil. Je suis habituée à travailler dur, aussi je ne me sens pas fatiguée et je me retourne longuement sur ma paillasse.

Le lendemain matin, je suis toujours aussi maussade, j’ai hâte que Sir Anor s’en aille que je puisse retrouver mes activités normales. Ma toilette terminée, l’Eclairée Sylvie vient me voir.

— Bonjour à toi, Sendre, viens avec moi s’il te plaît, la noble guide veut te voir.

— Maintenant ? Mais il n’est même pas six heures.

— Ne discute pas et viens avec moi. Je m’occuperai de ta cellule.

Fany me regarde d’un air interrogateur, je hausse les épaules pour lui dire que je ne sais pas du tout ce que peut bien me vouloir la noble guide à cette heure. Je suis donc l’Eclairée Sylvie jusqu’à son bureau de travail où je découvre Sir Anor en train de discuter avec la noble guide. Ils arrêtent lorsque j’entre dans la pièce et Sir Anor, qui est debout derrière la table, pointe un texte sur une feuille avec son doigt et semble en relire un passage.

— Bonjour, Sendre, merci d’être venue, assieds-toi veux-tu ?

Je fais une petite révérence.

— Noble Guide, Messire.

Je m’assois en me tenant très droite, plaçant mes mains sur mes genoux.

Sir Anor s’assoit aussi et tapote le document qui est devant lui.

— Sendre… J’aimerais approfondir certaines choses dont nous avons parlé hier, si tu n’y vois pas d’inconvénient. On m’a dit que tu savais parfaitement lire et que tu avais une belle écriture.

— Oui, Messire.

— Tu sais aussi compter, tu as de solides connaissances en géographie, en histoire et en théologie, c’est bien cela ?

— Oui, Messire.

— Est-ce que tu sais faire d’autres choses ? J’ai cru comprendre que tu maniais l’épée ?

— Oui, Messire, mon père et mes frères m’ont initiée au maniement des armes. Bien que j’aie un attrait particulier pour les épées longues, je sais presque toutes les utiliser. C’est un savoir utile pour une fille là d’où je viens. Sinon, même si cela fait longtemps que je n’ai pas pratiqué, je sais aussi monter à cheval et m’en occuper. Soigner les blessures et administrer les premiers soins, et dans une certaine mesure porter une armure.

— Impressionnant… Bien… Sendre, que dirais-tu de repartir avec moi afin de devenir chevalier consacré ? Pas de Lumness, comme moi, ni de je ne sais quel autre dieu, mais chevalier consacré divin ? Sans affiliation d’une divinité en particulier. C’est un cas qui n’arrive pas souvent, si tant est que cela soit déjà arrivé d’ailleurs, mais je pense que c’est faisable, alors ?

J’ai la tête qui tourne… Quitter le couvent pour devenir chevalier consacré. Partir, partir d’ici et vivre une autre vie. Je me mets à trembler, ne se moque-t-il pas de moi ? J’ai peur tout à coup, mais il a l’air sincère, c’est un chevalier consacré, les chevaliers ne mentent pas. Mais d’un coup, ma joie retombe.

— Ce n’est pas une blague, Messire ? C’est vraiment sérieux ?

Sir Anor se lève et passe ses pouces dans son large ceinturon.

— Ce n’est pas une blague, mon enfant, je pense que tu as tout ce qu’il faut pour devenir chevalier.

— Et… les autres ? m’entendis-je demander.

— Les autres ? Quels autres ?

— Les autres filles, Messire… Fany, Viki et d’autres.

— Eh bien, eh bien… Elles vont rester là.

C’est bien ce que je pensais… Je déglutis difficilement, mais je n’ai pas le choix.

— Dans ce cas, Messire, je ne peux pas accepter votre proposition.

L’expression de Sir Anor se fige, et la noble guide me regarde avec de grands yeux.

— Et pourquoi cela ?

Je le regarde d’un air suppliant et je jette un œil furtif à la noble guide. Il fronce les sourcils et se retourne avec un air jovial.

— Noble Guide, m’autorisez-vous à faire quelques pas avec Sendre ?

C’est une question de pure forme. Étant donné son statut, il est quasi impossible à la noble guide de lui refuser cela, même si cela ne l’enchante guère. Sir Anor passe à côté de moi et va ouvrir la porte.

— Suis-moi !

Je me lève et je le suis, il est assez grand, dans les un mètre quatre-vingt-cinq. Je constate que les Eclairées se mettent à partir comme une volée d’étourneaux à notre arrivée. Elles doivent changer l’itinéraire des novices pour qu’elles ne nous croisent pas.

Sir Anor se dirige vers le jardin intérieur et s’assoit sur un banc en pierre. Le jour se lève à peine et de la buée sort de notre bouche quand nous respirons. Il fait froid, mais Sir Anor ne semble pas s’en préoccuper, quant à moi, j’ai encore mon lourd manteau.

— Tu peux me parler maintenant, je te jure que tout ce que tu diras maintenant restera entre nous.

J’inspire un grand coup.

— Messire, je ne peux pas partir, si je le fais, certaines filles vont avoir une vie très dure ici.

— Comment cela ?

— Certaines Eclairées ont tendance à privilégier une partie des pensionnaires en fonction de leur rang. Du coup, d’autres se retrouvent avec les travaux les plus durs, et elles sont parfois sujettes à des tours anodins, mais mesquins, qui transforment vite leur vie en un enfer. Je ne peux pas les abandonner…

— Je vois… Je suis heureux de ta réaction, cela montre que je ne me trompe pas en te faisant cette proposition. Je ne peux pourtant pas récupérer chacune des pensionnaires qui sont ici, il me faut par contre trouver une solution qui te conviendrait.

Il croise les bras sur son torse et penche la tête en avant en fermant les yeux. Je le regarde en attendant. Il finit par relever la tête et ouvrir les yeux.

— Bon… Je ne peux pas faire qu’il n’y ait pas des privilégiées. Par contre, je peux m’arranger pour qu’il y ait une surveillance et une enquête régulière sur comment cela se passe ici. La noble guide fait partie d’un ordre sous le mien, elle devra donc se plier à ces décisions. Je vais mettre en place une surveillante qui écoutera les doléances de chacune et qui prendra des mesures si cela s’avère nécessaire. Cette surveillante dépendra directement de moi, puis de toi lorsque tu seras effectivement nommée chevalier. Est-ce que cette solution te convient, jeune demoiselle ?

J’ai un sourire jusqu’aux oreilles et je lui saute au cou en le serrant très fort contre moi en m’exclamant.

— Oui. Merci, merci, merci.

Sir Anor éclate de rire et me repousse doucement en souriant.

— Eh bien, restons calmes, jeune demoiselle, je m’en voudrais de faire avoir une crise cardiaque à l’Eclairée Agathe.

Je saute sur place et je lui prends les mains, je le regarde bien en face.

— Messire, puis-je avoir une dernière requête ?

Il me regarde avec méfiance.

— Dis toujours.

— Pouvons-nous prendre Fany avec nous ? Elle est travailleuse et elle aimerait pouvoir servir à la commanderie. Et j’aimerais l’avoir avec moi… s’il vous plaît.

Il soupire.

— Bon, d’accord, cela doit pouvoir s’arranger… Mais c’est tout, d’accord ?

— Oui, Messire ; merci Messire.

— Bon, je dois encore voir quatre autres pensionnaires pour savoir si elles valent la peine de venir avec nous. En attendant, rassemble tes affaires et préviens ton amie. Nous partirons sitôt le repas de midi passé. Tu es maintenant officiellement mon écuyer.

— Oui, Messire.

Je me mets à courir en riant, je fonce au dortoir pour préparer mes affaires et prévenir Fany. Je tombe sur Sylvie.

— Holà, Sendre, depuis quand est-il permis de courir dans les couloirs ?

Je la prends par les mains et je saute en tournant autour d’elle.

— Merci Eclairée Sylvie, merci pour votre gentillesse, je m’en vais. Je prends mes affaires et je m’en vais, Sir Anor va faire de moi un chevalier consacré.

N’ayant pas caché ma joie, un brouhaha se fait immédiatement entendre dans la salle. Clémence ne dit rien, mais je vois bien à son regard qu’elle est verte de jalousie. Elle dit à demi-mot qu’on verra bien qui rira quand elle sera reine de Chasèle. Je me dirige vers Fany et je danse aussi avec elle en faisant la ronde.

— Tu viens avec moi, tu vas servir à la commanderie des paladins de Chasèle, chez les chevaliers consacrés de Lumness.

Fany pleure de joie et nous partons récupérer nos effets personnels auprès de l’Eclairée dépositaire. Je vais devoir rester en robe de novice un moment, je me rends vite compte que j’ai grandi et qu’il ne serait pas convenable que je mette mon ancienne tenue. Il semblerait que je me sois épanouie entre le moment où je suis entrée au couvent et celui où j’en sors.

L’Eclairée Agathe vient nous trouver pendant que je fais l’inventaire de mes affaires.

— Suivez-moi toutes les deux. Vous n’irez pas au réfectoire avec les autres, maintenant vous irez dans celui réservé aux invités.

Nous la suivons donc, et nous sommes conduites dans une aile du bâtiment que nous ne connaissions pas. Là, nous rencontrons des jeunes gens qui sont les palefreniers et serviteurs de Sir Anor. Ainsi que deux jeunes chevaliers.

Ils se dirigent vers nous, ils sont habillés de vêtements crème et chacun porte une épée longue à son côté.

L’Eclairée Agathe se plante devant eux.

— Messeigneurs, voici Sendre et Fany. Je les laisse à vos bons soins.

Elle s’en va en nous laissant devant deux jeunes gens ayant un charme fou. Cela fait plus de deux ans pour ma part que je n’ai pas vu un jeune homme, et Fany doit être dans le même état que moi.

Celui de gauche a un visage anguleux et un regard sombre, des cheveux brun clair coupés court et des yeux bleu profond. Celui de droite a une tête plus ronde et des cheveux plus foncés, mais lui aussi les a coupés court et dégage quelque chose de magnétique. Celui de gauche s’avance vers nous.

— Je me présente, je suis Alex. Et voici Clément. Nous sommes tous deux des chevaliers consacrés de Lumness. Sir Anor nous a demandé de nous occuper de vous en attendant son retour. Je suis chevalier depuis peu, et l’ancien écuyer de Sir Anor. Donc Sendre, je dois commencer à vous apprendre vos nouvelles attributions en tant qu’écuyer. Clément va montrer à votre amie ses tâches à partir de maintenant. Avez-vous des questions ?

J’entends Fany qui glousse dans mon dos. Je me ressaisis, je suis censée devenir chevalier, pas une poule jacassante.

— Merci, messeigneurs. Avant toute chose, nous aurions besoin de pouvoir nous vêtir convenablement. Si nous devons chevaucher, je ne peux pas le faire avec ces habits et les miens sont maintenant trop petits. Quant à Fany, il serait bien que vous lui montriez rapidement les tâches qu’elle doit effectuer avant que nous ne partions.

— Bien entendu, Mademoiselle, si vous voulez bien me suivre.

Je laisse donc Fany avec Clément pendant que je vais en direction des écuries avec Alex.

— Vous étiez donc l’écuyer de Sir Anor ?

— En effet, je suis resté son écuyer pendant trois ans. J’ai effectué mon passage il y a trois mois et je suis maintenant chevalier. C’est pourquoi nous sommes venus ici, Sir Anor désirait voir s’il pouvait trouver un nouvel écuyer dans ce monastère. J’ai trouvé la démarche des plus étranges, mais je n’ai pas discuté. J’ai mis cela sur l’excentricité d’un homme qui avait plus que rempli sa mission.

Son ton ne me plaît pas.

— Comment cela ?

Il a au moins la décence de paraître embarrassé.

— Disons que Sir Anor est l’un des plus grands chevaliers de notre ordre, être son écuyer est considéré comme un grand honneur et beaucoup de jeunes gens attendaient que je sois chevalier afin de pouvoir prendre ma place. Alors qu’il vienne ici pour me trouver un remplaçant…

— Oui ? l’encouragé-je.

Il s’énerve un peu et son ton devient plus véhément.

— Enfin, Mademoiselle, sauf votre respect, vous êtes une nonne. Je ne remets pas en cause votre foi envers notre dieu ni le fait que vous devez avoir une voix divine, que Sir Anor doit vouloir prendre sa retraite en reposant sur vous ses yeux fatigués. Vous avez l’air en effet fort jolie, et Sir Anor a formé plusieurs promotions de paladins aussi le mérite-t-il sans doute. Mais franchement… Devenir chevalier, Mademoiselle… Vous êtes une nonne et il faut plus qu’un joli minois et une belle voix pour devenir chevalier.

J’ai les poings serrés, et si j’avais un seau sous la main, je pense que je lui en verserais le contenu sur la tête. Cela pourrait peut-être lui remettre les idées en place, mais nous arrivons aux écuries et mon regard est attiré par un animal magnifique. Il s’agit d’un puissant destrier de guerre, je reste stupéfaite et j’arrive à articuler dans un souffle.

— Il est magnifique.

Alex s’arrête à côté de moi, il croise les bras devant lui.

— Oui… C’est le destrier de Sir Anor, les chevaliers consacrés ont un lien privilégié avec leur monture, j’en aurai une un jour moi aussi. Tes attributions comportent aussi le fait d’en prendre soin. Mais il faudra attendre que Sir Anor soit là. Gulmar est caractériel et n’aime pas les étrangers. Moi-même, il a fallu que Sir Anor intervienne à plusieurs reprises pour qu’il arrête d’essayer de me mordre.

Je ne l’écoute plus et j’avance vers la tête du destrier. J’entends Alex me lancer des avertissements, mais je ne l’écoute pas. Je parle doucement en mettant ma main droite en avant.

— Tu ne vas pas me faire de mal, hein ?

Le cheval me regarde. Par les dieux, je jurerais qu’il est en train de me jauger, il a l’air tellement intelligent. Quand je ne suis plus qu’à un pas de lui, il redresse la tête d’un coup, je manque de reculer de surprise. Il tient sa tête bien haute et me regarde en soufflant fortement par les naseaux.

— Je m’appelle Sendre, je voudrais juste te saluer.

Il semble réfléchir, puis il baisse lentement la tête pour venir me sentir la main. Il semble satisfait et pose son front contre la paume. Une grande sérénité m’envahit, et je viens poser mon front contre sa tête, mes mains de chaque côté.

Je me recule enfin, et je rejoins Alex avec un grand sourire aux lèvres. Il me regarde d’un air perplexe.

— Je dois avouer que je suis parfois un peu jaloux des avantages du beau sexe, vous semblez avoir un pouvoir presque mystique lorsque vous êtes pucelles. J’imagine que cela doit venir du fait que vous êtes la quintessence de la pureté. Bon, ce n’est pas tout ça, je vais tâcher de vous trouver un cheval et une selle en amazone. Je devrais pouvoir trouver cela.

Mon sourire se fige. S’il continue, il va finir par se prendre la quintessence de ma pureté en pleine figure. Gulmar le regarde disparaître dans les écuries et lance un bruyant souffle avec les naseaux dans sa direction. Je le regarde avec un sourire malicieux.

— Il est agaçant, hein ?

Le cheval hennit en acquiesçant de la tête, je jurerais qu’il comprend parfaitement ce que je dis. Bizarrement ce cheval n’a aucune entrave : rien ne le retient à un mur et il n’est pas dans un box. Il commence alors à se déplacer, ses muscles jouant sous sa peau, mouvement gracieux d’un colosse. Il commence par me tourner autour, puis il se dirige vers un mur protégé par une petite toiture en bois. Il lève sa jambe avant et tape avec son sabot sur le devant de la porte. Il se recule et hennit en agitant la tête d’avant en arrière vers la porte.

— Tu veux que je l’ouvre ?

Il fait un « breuuumf » avec sa bouche.

— Bon…

Je m’avance et j’ouvre la porte, il s’agit d’un débarras où sont stockés des couvertures, des selles et tout le matériel de harnachement nécessaire pour monter un cheval. J’entre en souriant.

— Merci, dis-je.

Puis je regarde ce qui peut m’être nécessaire. Je ressors et je regarde le destrier.

— Bon, c’est très bien tout cela, mais je vais monter qui moi ? Sûrement pas toi, hein ?

Le cheval hennit en levant la tête en arrière, je jurerais qu’il se moque de moi. Il redevient sérieux et me regarde à nouveau. Il se tourne et lance un grand hennissement. Quelques instants plus tard, je vois apparaître de derrière le bâtiment une jeune jument blanche qui vient s’arrêter devant moi.

— Il n’y a pas à dire, tu n’es pas commun comme cheval, toi. Merci.

Le cheval de guerre retourne à sa place alors que la jeune jument attend patiemment. Je rentre de nouveau dans l’entrepôt et je ressors avec le matériel. Je suis en train de fixer la selle lorsque je vois Alex sortir de l’écurie en train de porter une selle en amazone.

— J’ai eu du mal à trouver ce qu’il faut, à croire que les nonnes ne font pas beaucoup de cheval, mais…

Il se fige.

— Bon… D’accord… Où avez-vous trouvé cela ?

Je sers les sangles en lui répondant.

— Vous oubliez que j’ai passé plus de deux ans ici, il serait malheureux que je ne sache pas où est rangé le matériel.

Mon explication semble le convaincre, il pose sa selle et vient inspecter mon travail.

— Je vois que vous connaissez les chevaux… Bon, très bien, mais vous devriez mettre une selle plus adaptée à votre condition.

— Celle-là m’ira très bien. Cela risque d’être inconfortable jusqu’à la ville, mais une fois là-bas j’espère bien être dans un accoutrement qui me permettra de me déplacer avec plus d’aisance. Je ne compte pas voyager en amazone et dans cette tenue jusqu’à la commanderie.

— Très bien, je vais donc préparer mon cheval aussi et nous partirons voir ce qu’on peut faire pour vous.

M’occuper de nouveau d’un cheval provoque en moi un sentiment d’euphorie, je vais sortir, je vais sortir sur un cheval.

Je finis par monter en selle. J’ai un peu de mal à trouver ma place sur une selle qui n’est pas adaptée aux robes, mais cela devrait être de courte durée et le fait de sortir d’ici compense largement ma mauvaise posture.

Nous nous dirigeons vers les portes que les Eclairées nous ouvrent. Alex a la gentillesse de me laisser tranquille, et je profite du plaisir que j’ai de voir enfin le ciel depuis l’extérieur des murs, du vent sur mon visage et du pas tranquille de la jument. J’aimerais la faire partir au galop, mais je vais attendre pour cela d’avoir les bons vêtements, il serait dommage de gâcher mon plaisir en voulant aller trop vite.

Nous suivons la petite route qui descend vers la ville. Il est tôt, mais les boutiques sont déjà ouvertes et les gens vaquent à leurs occupations. Nous arrivons dans la rue des tisserands, Alex choisit une boutique de vêtements de qualité moyenne, cela ira très bien. Je saute de selle avec hâte et je m’étire, il était temps que nous arrivions, j’ai mal partout et mes fesses me font déjà souffrir.

Alex me précède dans la boutique.

— Holà boutiquier, il y a quelqu’un ?

J’entre à mon tour dans la boutique, des pièces de tissus sont exposées sur un mur et certaines tenues de travail de base sont placées sur des cintres dans de grands placards. La pièce sent la teinture, le tissu et la poussière, mais reste agréable. Un homme sec et de relativement petite taille arrive en faisant de grandes courbettes.

— Je suis là, Messire, je suis là. À votre service, que puis-je faire pour vous satisfaire ?

— La jeune demoiselle, ici présente, a besoin de nouveaux vêtements, pensez-vous pouvoir la satisfaire ?

L’homme me regarde rapidement.

— Oui, Messire, sans aucun souci, Messire.

Alex se tourne vers moi.

— Sir Anor m’a dit de vous laisser choisir ce que vous vouliez, mais pas d’excentricités, l’argent du culte ne tombe pas du ciel. Je vous attends dehors et je réglerai la note sitôt que vous aurez terminé.

Sur ces mots, Alex sort de la boutique me laissant seule avec le marchand.

— Alors, Mademoiselle, j’ai de très jolies robes qui j’en suis sûr…

Je lève une main devant moi pour lui signifier d’arrêter tout de suite et je réponds avec un sourire.

— Merci, mon bon monsieur, mais j’ai mon compte de robes pour le restant de ma vie. J’ai besoin d’une tenue de voyage, quelque chose de pratique pour faire de l’équitation sur de longues distances.

— Je vois… Bon… Toinette, viens s’il te plaît.

Une femme d’une vingtaine d’années arrive et me salue.

— Peux-tu t’occuper de cette jeune demoiselle ? Elle a des désirs un peu… particuliers.

— Très bien, si vous voulez bien me suivre, Mademoiselle.

Elle m’invite à aller dans l’arrière-boutique, je la suis et elle ferme une porte derrière moi.

— Alors, ma jeune demoiselle, que désirez-vous ?

— J’ai besoin d’une tenue de voyage pratique, quelque chose avec lequel je puisse monter à cheval.

— Je vois…

Elle va trier certains vêtements.

— Déshabillez-vous.

J’enlève ma robe de novice ainsi que le filet dans lequel sont roulés mes cheveux. Je baisse la tête en avant afin d’essayer de les démêler un peu, mais sans brosse cela va être compliqué. Je m’en arrangerai, bien que l’opération risque de se trouver longue et douloureuse. En attendant qu’elle revienne, je ne garde que ma culotte.

Toinette vient placer un grand miroir devant moi, c’est la première fois depuis fort longtemps que je me vois devant un miroir.

— Vous êtes très belle, Mademoiselle.

Ce n’est pas un compliment en l’air, je suis à la fois fine et musclée, mais sans excès, mes lignes sont fermes, bien dessinées. Toinette m’apporte une longue bande de tissu assez large pour couvrir ma poitrine. Il est essentiel d’avoir les seins bien maintenus pour faire de l’équitation, il n’y a rien de plus désagréable que d’avoir la poitrine qui saute lorsque l’on est lancée à plein galop avec un cheval ou que l’on est obligée de se mettre à courir.

Toinette m’aide donc à les caler correctement sous la bande de tissu. Elle m’apporte ensuite un pantalon de toile et une chemise crème qui se lace sur le haut. J’enfile par-dessus une veste cintrée bleu nuit qui souligne la finesse de ma taille où j’accroche une fine ceinture de cuir. Elle me donne ensuite des bottes souples qui remontent à mi-mollet et m’aide à démêler un peu mes cheveux avant de les attacher en queue-de-cheval à l’aide d’un ruban bleu du même tissu que la veste.

Je me regarde dans le miroir, je revis.

— Oui, très belle… renchérit Toinette à qui je souris. Je vais vous préparer des changes.

Je la prends dans les bras pour l’embrasser et la remercier, puis je range mon ancienne robe et je sors de la boutique. Alex est en train de discuter avec des gens, quand il me voit me diriger vers lui, il se fige.

— Par Lumness… Sendre ?

— Oui ? lui réponds-je avec un sourire désarmant.

— Cela vous… change…

— N’est-ce pas ?

Je m’approche de mon cheval et je monte dessus d’un geste sûr.

— Dites-moi, chevalier, est-il possible de manger quelque part ou est-il dans vos habitudes de laisser les jeunes femmes mourir de faim ?

Il se ressaisit.

— Non, non, oui, bien sûr, je vais payer le marchand et je reviens.

Il ressort après quelques minutes et m’enjoint de le suivre jusqu’au quartier des auberges. Il ne dit rien durant le trajet, mais je remarque les coups d’œil qu’il n’arrête pas de me lancer. Nous nous arrêtons à un établissement du nom de la Sylphe Verte, et nous confions nos montures à un garçon d’écurie.

Alex ouvre la porte et entre le premier afin de vérifier que l’établissement est convenable, une fois satisfait il me tient la porte pour que je puisse entrer. Un homme armé d’un torchon s’approche de nous et nous salue.

— Bonjour à vous, que puis-je pour votre compagne et vous, sire chevalier ?

— Un bon repas pour le matin, s’il vous plaît mon brave.

— Euh, avez-vous de la tarte aux pommes ? Avec de la crème ?

— Bien entendu, Mademoiselle, je vais vous en faire servir.

— Et un lait chaud, avec de l’épice de Nilgor et des cornes d’Oum… Enfin, si vous avez.

L’aubergiste éclate de rire.

— Oui, Mademoiselle, je pense que nous pouvons trouver tout cela.

— Merci.

Il nous installe ensuite à une table de la grande salle.

— Dites-moi, Alex, vous m’avez dit que vous aurez un cheval comme celui de Sir Anor, qu’entendez-vous par là ?

— Voyez-vous, lorsque le chevalier a affermi sa foi, lorsqu’il est accordé à un niveau suffisant avec Lumness, alors Lumness l’honore et lui fait parvenir un cheval tel que celui de Sir Anor.

— C’est toujours un cheval ?

Alex écarte les mains avec étonnement.

— Quoi d’autre ? Vous voyez un chevalier avec une chouette ou un ragondin ?

— Non, bien sûr que non…

Je laisse mon regard s’attarder sur les gens. Cela fait si longtemps que je n’ai vu personne d’autre que les mêmes visages austères des Eclairées. Cela me fait du bien de voir d’autres figures, d’autres habits, de sentir d’autres odeurs et de faire quelque chose qui n’est pas parfaitement planifié. J’ai l’impression de revivre avec force. C’est à cet instant que l’aubergiste apporte nos commandes, le lait chaud aux épices me titille agréablement les narines. Je prends le bol fumant et je laisse le liquide me brûler la langue, je prends ensuite un morceau de tarte aux pommes que je trempe dans la crème avant de la croquer, la crème me dégouline sur le menton. Je crois que je n’ai jamais mangé aussi salement de ma vie, mais c’est tellement bon, ma mère aurait honte de moi, je crois.

Je ponctue chacune de mes bouchées par un « Hhhuuummmmmm… » satisfait, je croise le regard d’Alex qui mange du bout des doigts en souriant. J’avance ma tête au-dessus de mon assiette pour que la crème ne me tombe pas dessus et je tâtonne avec la main gauche afin de trouver la serviette alors que je monte la droite en guise d’excuse et que je dis la bouche pleine.

— S’kugez moi, mais ché tellement bon…

— Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle, je comprends.

J’essaye de me raisonner pour manger plus proprement, et une fois ma pulsion alimentaire basique contentée il est beaucoup plus facile pour moi d’y arriver.

— Ça va mieux ?

— Oulala oui, cela fait si longtemps que je n’avais pas si bien mangé… On mange aussi bien à la commanderie ?

Il éclate de rire.

— Aussi bien, je ne sais pas, mais on mange à notre faim et j’ai l’impression que nous ne sommes pas aussi privés que vous l’avez été. Ceci dit, il y a parfois des banquets grandioses où sont invités les grands seigneurs paladins. Dommage que vous ne puissiez jamais assister à cela.

Mon sourire devient froid comme la glace et je plisse les yeux.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Voyons Mademoiselle, c’est très beau de vouloir devenir chevalier et je dois dire que je comprends mieux maintenant pourquoi Sir Anor a désiré vous sortir de là. Mais vous avez l’air d’être une fille intelligente, et vous conviendrez que la chevalerie n’est pas la place d’une femme.

C’est bon… je suis changée, j’ai mangé, je passe un coup aux latrines et je m’occupe de son cas. Il a fini de m’agacer celui-là. Je me lève après m’être essuyé les mains et la bouche.

— Vous m’excuserez, je reviens, je vous laisse régler l’aubergiste et nous nous retrouvons dehors.

— Très bien, je ne voudrais pas faire attendre Sir Anor plus que la décence ne nous l’accorde, et que votre vertu prête le flanc aux commérages.

Je passe rapidement aux latrines, et une fois soulagée je me passe les mains et la figure à l’eau. Je m’entretiens ensuite brièvement avec l’aubergiste en le remerciant de cet excellent repas. Puis je sors et je me mets en selle. Je regarde la route et je me dirige vers une ruelle latérale, aussitôt Alex me hèle.

— Sendre, ce n’est pas par là que nous devons aller, le monastère est de ce côté.

— Je sais bien, mais moi c’est par là que je vais.

Je l’entends jurer et me suivre, il se porte à ma hauteur.

— Peut-on savoir où nous allons ?

— Vous verrez bien, cela ne sera pas long.

Il n’insiste pas, je finis par trouver ce que je veux : la rue des forgerons. Ici sont créées toutes les armes et armures de la ville. Je vais à la boutique que m’a conseillée l’aubergiste et j’entre, le maître des lieux vient immédiatement à ma rencontre.

— Mademoiselle, Monseigneur, que puis-je pour vous ?

Je regarde les différentes armes qui sont présentes.

— Avez-vous des armes d’entraînement ?

Je cherche des armes qui sont vendues pour l’entraînement des jeunes guerriers, elles ont l’avantage d’être émoussées et elles ne coupent donc pas. Mais il est possible néanmoins d’attraper de vilains bleus quand les coups sont portés avec force.

Même de finir avec des os brisés si le partenaire n’y prend pas garde.

— Oui, Mademoiselle, dans ce coin-là.

— Avez-vous aussi un terrain d’entraînement ?

— Bien sûr, Mademoiselle, derrière la boutique se trouve une petite cour en terre battue.

— Parfait, merci.

Je me dirige d’un pas assuré vers l’endroit qu’il m’a indiqué et je teste plusieurs armes jusqu’à en trouver une qui soit à peu près équilibrée, de la bonne longueur, et du bon poids.

— Par Lumness, mais que faites-vous donc ? me demande Alex perplexe.

— Choisissez une arme et rejoignez-moi dehors, Messire.

— Que je ?

Je finis par trouver ce que je veux, et je sors dans la cour arrière.

— Mais enfin, Sendre, arrêtez donc, je n’ai aucune envie de vous blesser.

Il est complètement imbu de lui-même, mais je connais assez la gent masculine de ce type pour savoir où taper.

— Auriez-vous peur, mon Seigneur ? Comment une dame pourrait-elle se sentir en sécurité auprès de vous si vous fuyez au premier défi que l’on vous propose ?

Il ne sourit maintenant plus du tout : touchez à la virilité d’un homme et vous en faites à peu près ce que vous voulez. Il ne prend même pas la peine de regarder sa lame et prend la première qui lui tombe sous la main.

— Très bien… Si c’est une leçon que vous voulez, vous l’aurez.

Je fais quelques mouvements rapides afin de me dérouiller les articulations, une ou deux flexions et des mouvements avec les épaules, je fais un ou deux moulinets avec mon arme pour voir comment elle réagit. Mais je n’ai guère le temps de faire mieux, il arrive déjà.

— Bon, comment voulez-vous que nous pratiquions ?

— À la grâce ?

— À la grâce… acquiesce-t-il. Mettons rapidement fin à cette mascarade.

La grâce consiste à se battre jusqu’à ce qu’un des deux combattants demande grâce.

Je fais un rapide point de la situation. Cela fait deux ans que je n’ai pas pratiqué le combat, lui doit avoir eu un entraînement quotidien. Il est certainement plus fort que moi, bien que le fait de porter des seaux toute la journée maintienne en bonne forme. On ne fait pas travailler exactement les mêmes muscles, mais je sais que je suis endurante. Mon plus grand atout est qu’il va me sous-estimer, il faut que je prenne cet avantage en considération, mais sans avoir moi-même trop confiance en moi. Autre point, il a pris n’importe quelle arme alors que moi j’ai essayé de trouver ce qu’il y avait de moins pire. Enfin, il doit avoir l’habitude de se battre en armure et bouclier, cela peut jouer. Afin de ne pas lui montrer d’indication, je prends exprès une posture de novice et je tiens mon arme comme s’il s’agissait d’un manche à balai. Je vois que le forgeron est sorti nous regarder.

— Allons-y, je vais tâcher de ne pas trop vous faire mal.

— Trop aimable à vous, mais je ne prendrai pas ce soin.

Il lance un rire sec qui ressemble à un aboiement et il avance vers moi avec nonchalance, il ne prend même pas la peine de se protéger. Je décide de n’avoir aucun scrupule quant à la technique que je vais employer, après tout, je ne le prends pas en traître. Il commence par éprouver ma force en venant frapper mon arme de la sienne, à chaque fois je ne montre aucune résistance et j’accentue le mouvement afin de lui faire croire que je suis déstabilisée par ses coups.

Il frappe de taille et je m’efforce de sauter en arrière à chaque coup et de parer un peu avec mon arme qui voltige à chaque fois. Il frappe en taillant une fois latéralement, une fois en diagonale et une fois en venant du haut. Il sourit, la situation semble l’amuser et il a l’air d’un chat qui joue avec une souris. Moi, je ne perds rien de ma concentration et je tourne en reculant dans la cour en tâchant de ne pas me faire toucher et de ne pas trop me fatiguer.

— Allons, Sendre, rendez-vous, vous voyez bien que vous n’avez aucune chance.

Il appuie son propos en donnant un lourd et violent coup à la verticale. Cette fois-ci, au lieu de reculer je m’avance et je me sers de mon avant-bras gauche pour dévier la lame vers la gauche. Je l’utilise comme un bouclier, et si les lames avaient été aiguisées il aurait été coupé. Je grogne lorsque la lame glisse dessus, je vais avoir une vilaine contusion.

Mais comme me disait mon père « Tu donnes la peau pour avoir le muscle et tu donnes le muscle pour avoir l’os. » Emporté par son élan il fait un pas en avant alors que moi je le laisse passer sur ma gauche en me retournant contre son flanc. Là, je donne un coup violent sur les phalanges de la main qui tient l’arme.

— Oups… Pardon… dis-je en souriant. Désolée.

Il hurle et lâche son épée, je me recule et je le vois qui se baisse en se frottant la main afin de récupérer son arme. Il n’a rien de cassé, mais cela doit faire très mal. Il me lance un regard mauvais et il se relève en pointant son épée vers moi.

— Je pense que les Eclairées ne vous ont pas assez donné du bâton, je vais donc rectifier cela tout de suite.

Il est en colère maintenant, c’est exactement ce que je voulais, mais il n’en est que plus dangereux. Je vais devoir faire attention, je note cependant avec satisfaction que sa main tremble légèrement. Je vais pouvoir mettre en pratique la seconde partie de mon plan. Il avance d’un air décidé et commence de nouveau à chercher le conflit rapproché. Ses coups sont nettement moins précis, mais beaucoup plus puissants, il cherche à l’évidence à me faire mal. Je ne peux pas trop lui en vouloir non plus, sa main a pris une teinte violacée et elle commence à gonfler. Afin d’éviter ses coups, je saute et je recule avec l’agilité d’une chèvre des montagnes. Si je ne me fais pas toucher, je peux tenir ce rythme un bon moment alors que je vois que lui commence à fatiguer. Son arme monte et descend avec moins de rapidité et il commence à devoir s’aider de sa main gauche quand il l’abat vers le sol. Il est presque prêt, le soleil monte dans le ciel et inonde la cour, je vois que ses cheveux sont trempés de sueur.

— Mais tu vas cesser de sautiller et te battre, satanée garce ?

Effectivement, je pense que je l’ai énervé.

— Messire, vous vous égarez, votre langage ne sied guère à un gentilhomme.

— J’ai le langage qui convient pour une gamine insolente qui ne sait pas où est sa place.

À ce moment il fait un large coup de taille à hauteur d’épaule qui part de loin derrière lui sur sa droite et fini loin vers sa gauche. Se faisant il avance la jambe droite afin de donner plus de puissance à son coup, je m’engouffre alors vers sa droite et je baisse la tête en mettant le genou droit à terre. Mon arme décrit un arc de cercle en diagonale de ma gauche vers ma droite et je la dirige vers l’arrière de son genou. Mon coup de taille vient taper au bon endroit, la violence du coup lui fait plier la jambe et il tombe vers l’avant. Je me redresse derrière lui et je le frappe de toutes mes forces au niveau des omoplates avec une contre-taille que j’appuie en hurlant. Je n’ai pas envie non plus de lui casser le dos, mais la violence du coup le propulse à terre. Il roule en gémissant et essaye de se mettre sur le dos pour se relever. Au moment où il veut le faire, il se retrouve avec la pointe émoussée de mon épée posée sur sa gorge, je tâche de retrouver mon souffle et je lui déclare.

— Je suis Sendre de FlammeBois, fille du Seigneur chevalier et baron Patrick de FlammeBois, domaine situé dans les marches vertes, et je vais devenir chevalier à mon tour. Je vous écoute, chevalier.

Alex déglutit et répond d’une petite voix.

— Je demande grâce, demoiselle écuyer.

J’écarte mon arme et je me baisse en lui tendant la main. Il la regarde, me regarde, soupire et finit par la prendre d’une poigne ferme. Je l’aide à se relever et il me regarde en même temps qu’il essuie la poussière qui le macule.

— Je vous ai sous-estimée.

— Oui.

— J’aurais pu gagner.

— Certainement.

— Vous avez pris un gros risque.

— C’était nécessaire.

Il s’étire et je le vois grimacer, il va avoir un sale bleu dans le dos. Il se dirige alors vers le forgeron qui n’ose pas sourire de sa déconvenue.

— Mon brave, laissez choisir à cette demoiselle l’arme qu’elle désire, je la payerai de mon propre argent.

L’homme s’exécute.

— Oui, Messire, bien entendu Messire.

Je lance un regard interrogateur à Alex qu’il balaye d’un mouvement de la main.

— Vous savez vous battre, c’est évident, les contrées sont sûres, mais on ne sait jamais sur qui ou quoi nous pouvons tomber. Il serait stupide de ne pas vous armer et de profiter de vos capacités. Je ne suis pas sûr que vous trouviez le meilleur équipement qu’il soit ici, mais on n’a pas le temps d’en trouver d’autres. Prenez ce qui vous plaît, vous l’avez bien mérité, je vous attends dehors.

Sur ce, il sort en boitant

, je passe un peu de temps avec le forgeron et je finis par porter mon choix sur une épée longue, plus fine et légère que les autres armes de sa catégorie. Je devrai faire attention parce qu’elle est du coup plus fragile, mais elle me fatiguera moins qu’une arme plus imposante. Elle coûte vingt pièces d’or, j’hésite, c’est très cher. Mais Alex fait irruption dans la boutique et paye le marchand.

— Ce n’est pas trop cher ? Je suis tout de même assez gênée.

— Mon plaisir, Sendre, mon plaisir, je vous assure que ce n’est rien.

— Bon… Merci.

Je fixe alors l’arme à mon ceinturon, je goûte le plaisir de ce poids contre ma hanche et je monte sur ma jument. Nous sortons tranquillement de la ville, la matinée est déjà bien avancée.

— Alex ?

— Oui.

— Cela vous dérange si je fais un peu de galop ? Je ferai vite, je vous assure, mais cela fait si longtemps que cela me manque.

Il sourit en dodelinant de la tête.

— Faites… On se retrouve aux portes du couvent.

Je crie alors un « Merciiiii ! » de joie.

Je talonne alors ma jument et la fais partir au galop. Je sens qu’elle a autant envie que moi de se dégourdir les jambes et je la laisse partir en lui lâchant la bride. J’aime avoir de nouveau la sensation du vent sur mon visage ainsi que la vue du sol qui défile sous moi. Je me laisse griser par la vitesse et c’est toute heureuse que je retrouve Alex devant les portes du couvent. Les Eclairées me lancent un regard noir, mais ne font aucun commentaire. Nous retournons aux écuries réservées aux invités où nous confions nos montures aux palefreniers. J’arrive dans le grand salon où je trouve Fany en train de discuter avec d’autres servantes, elle vient me voir sitôt qu’elle m’aperçoit.

— Sendre… Tu es… magnifique et tellement différente.

J’éclate de rire.

— Oui, en effet, la matinée a été intéressante, comment vas-tu, toi ?

— Oh, dit-elle en rougissant. J’ai passé la matinée avec le chevalier Clément, il est si charmant. Oh Sendre, il n’est pas spécialement beau, il a le visage un peu rondouillard, mais partout où il va on l’écoute. Il sait captiver les gens avec une facilité et une élégance, il fait faire ce qu’il veut à tout le monde, mais avec une gentillesse impressionnante. À tel point qu’on a l’impression que les gens travaillent juste pour lui faire plaisir. Et toi, c’était comment avec le chevalier Alex ?

— Disons que… nous avons eu une entrevue un tantinet physique, dis-je avec un air malicieux.

— Une entrevue… physique ? demande-t-elle perplexe.

— Je te raconterai. Viens, j’ai besoin de me laver un peu, sais-tu où se trouvent les bains dans cette section du monastère ?

— Oui, suis-moi.

Elle me conduit dans une salle d’eau en pierre magnifique, je me déshabille et je me lave dans une baignoire creusée dans la pierre. Fany voit mon bras et s’insurge devant la taille de l’hématome qui part de la face extérieure de mon avant-bras jusqu’au coude.

— Il t’a maltraitée ?

Sa voix est proche de l’hystérie et elle fait des yeux ronds.

Je lui lance un grand sourire.

— Ne t’inquiète pas, cela a fait partie de notre petite… explication. Je te raconterai, veux-tu bien m’aider ?

— Bien sûr.

Je me lave rapidement et je prends des changes que j’ai achetés avec mes vêtements. Fany m’aide à mettre une bande propre et je change aussi de sous-vêtements et de chemise. Je remets mes bottes et ma veste après les avoir brossées. Je me retrouve dans une petite chambre avec Fany et nous nous racontons nos matinées respectives. C’est une chambre simple, mais bien Eclairée, avec un bureau, une chaise et un lit. Nous sommes assises l’une en face de l’autre sur le lit, moi en tailleur et elle sur le bord. Si moi je vais être au service d’un chevalier, elle sera là pour aider les écuyers. Je suis contente, cela va être sympathique de pouvoir continuer de travailler avec Fany. Je lui narre mes aventures et nous éclatons de rire.

— Tu as fait ça ?

J’opine et elle s’esclaffe quand on frappe à la porte de la chambre dans laquelle nous nous sommes réfugiées. Fany se lève et va ouvrir, Alex entre alors en tenant un plateau sur lequel sont posés un pot et des bandages.

— Vous n’êtes pas simple à trouver, mais l’essentiel c’est que j’aie réussi à vous mettre la main dessus.

Je le regarde avec perplexité quand il vient s’asseoir à la place de Fany qui se replie sur la chaise. Il pose le plateau sur le bureau et ouvre le pot dont sort une forte odeur de camphre en déclarant.

— Relevez votre chemise.

Je le regarde abasourdie.

— Je vous demande pardon ?

Il trempe ses doigts dans le pot et se retourne pour me regarder.

— Il va falloir que vous appreniez à obéir aux ordres de vos supérieurs, Sendre. Je suis chevalier et vous écuyer, et, à moins d’un ordre direct de votre chevalier titulaire, vous devez m’obéir. Relevez donc la manche gauche de votre chemise, s’il vous plaît.

— Ah oui, pardon.

Je m’exécute et il s’assoit en face de moi en me prenant le bras. Il commence alors à mettre du baume sur toute la partie de mon bras blessé.

— Vous avez triché, si mon arme avait été aiguisée je vous aurais coupé le bras.

— Certes, mais ce n’était pas le cas. Et la prochaine fois j’espère bien avoir un bouclier, sinon… Eh bien j’aviserai…

Je le regarde pendant qu’il étale consciencieusement le baume sur mon hématome. Je note que lui aussi s’est lavé et qu’il sent bon, mais que sa main droite est bandée. Une fois départi de son air de supériorité je le trouve très beau. Il a la mâchoire carrée et son visage anguleux fait ressortir sa virilité, ses épaules sont musclées et je sens la force contenue de ses doigts sur ma peau.

— Et vous, ça va ?

— Je m’en remettrai, dit-il sans lever le regard.

Une fois le baume appliqué il va chercher la bande de tissu et commence à l’enrouler autour de mon bras.

— Dites-moi si je serre trop.

J’opine du chef. Une fois le bandage terminé, il le fixe avec une épingle à nourrice et fait ensuite glisser ses doigts le long de ma main. Il tient maintenant ma main gauche avec ses deux mains et me caresse les doigts, glissant sur mes cals.

— J’ai les doigts calleux à cause des travaux.

Je n’aime pas mes mains et le dépit se fait sentir dans mon ton. Il lève ma main emprisonnée dans les siennes et braque son regard sur moi. Je le sens qui s’approche imperceptiblement de moi quand il déclare d’une voix douce.

— Des mains de travailleuse, des mains pleines de courage, et des mains d’un futur chevalier de la lumière. Je vous dois des excuses, Sendre, je vois maintenant mon erreur. Vous allez devenir un chevalier exceptionnel, j’en ai maintenant la certitude. Nos visages se rapprochent doucement quand un son se fait entendre derrière lui. C’est Fany qui tousse, elle est toute rouge et n’ose plus nous regarder. Alex se recule immédiatement avec confusion et se lève pour récupérer son matériel.

— Hum… Bon, ne traînez pas trop, nous allons prendre une courte collation dans la salle commune et nous partirons en début d’après-midi.

Il nous salue et sort en fermant la porte derrière nous.

— Sennndddreeee… me dit Fany d’un air outré.

— Quoi ?

Je la regarde en prenant mon air le plus innocent possible.

— Il se serait passé quoi si je n’avais pas été là ?

Je hausse les épaules.

— Je ne sais pas moi… Mais cela aurait pu être agréable.

— Sendre.

— Quoiiiii ?

J’éclate de rire devant son air outré.

— Enfin Sendre, nous sommes dans un monastère de Lumness.

— Et alors ? Lumness ne prône-t-il pas l’amour de son prochain ? Au contraire nous sommes au meilleur endroit pour cela, non ?

— Sendreeee… Cela ne serait pas… pas correct. Et puis qu’aurais-tu fait si tu avais perdu ta vertu ?

Je commence à me lever et lui fais un clin d’œil.

— Rien de plus que maintenant, mais tu as raison. Ce n’est ni l’endroit ni le moment.

Fany reste coite et j’éclate de rire en voyant sa tête.

— Tu… Tu l’as déjà fait ?

Je redescends ma manche et je remets ma veste.

— À ton avis, pourquoi ai-je été envoyée ici ?

— Je ne sais pas… Je… Ohhhhhh.

Elle écarquille les yeux et place ses mains devant sa bouche.

— Cela reste entre nous, hein ?

Elle fait oui de la tête et me rejoint lorsque j’ouvre la porte.

— Sendre…

— Oui ?

— C’était comment ? Je veux dire… la première fois.

Je m’arrête et je la regarde.

— Si la question est, comment cela s’est passé, la réponse est très bien. Mais je crois que j’ai eu de la chance. Si la question est, est-ce que cela en valait la peine, je te répondrai dans quelques années. Allez viens, allons déjeuner.

— Euh Sendre…

— Oui ?

Mon ton reste gentil, mais quelque peu agacé.

— Sir Anor est au courant ?

Je lui fais un dernier grand sourire.

— Oui. On peut y aller maintenant ?

Je fais quelques pas avant qu’elle me rejoigne et je l’entends marmonner.

— Par Lumness… Tu me raconteras ?

Je fais un sourire en coin.

— Non… Mais si un jour tu penses que cela doit t’arriver, par tous les dieux du bien viens me voir d’abord, d’accord ?

— Oui, Sendre…

Nous retrouvons tout le monde dans la salle commune. Je compte trois autres filles que j’apprécie qui vont faire partie du voyage, et qui me regardent toutes de façon bizarre à cause de mes vêtements. Je prends ma place à côté de Sir Anor.

— Ah, Sendre, mon nouvel écuyer, j’ai cru comprendre que tu avais fait certaines emplettes en ville avec Alex ?

— Oui, Messire.

— Fort bien, fort bien. J’espère que tu ne verras aucun inconvénient à ce qu’Alex te montre les devoirs liés à ta charge.

— Non, aucun Seigneur, j’ai beaucoup assisté mon propre père et je pense de ce fait connaître une partie du métier d’écuyer, mais je serai ravie et honorée que sir Alex comble mes lacunes en la question.

— Très bien, j’en suis fort aise. Compliments pour votre tenue, Sendre, elle vous sied à merveille. Alex m’a dit que vous aviez un fort potentiel et que vous étiez déjà une très bonne cavalière. Mais nous verrons cela plus tard. Mangeons maintenant, je souhaite ne pas partir trop tard.

Le repas se compose de viandes, de pain et de fromages. Il se passe agréablement et je commence à penser que mon futur va être beaucoup plus rayonnant que ce que je pensais en me levant ce matin.

Inconnu

J’avais le temps et le pays me plaît, je me suis donc déplacé en personne. Me promener dans le désert sous le soleil m’aide à réfléchir, de plus il s’agit d’un instant important dans le plan. Rien ne doit pouvoir le faire rater, j’ai donc décidé de prendre part à l’opération en personne.

J’arrive à la limite de la ville, il faut reconnaître qu’elle est impressionnante avec son sommet qui monte vers le ciel comme la flèche d’une jeune montagne. Sa dimension à l’extérieur monte à plus de mille cinq cents mètres, et les fondations vont jusqu’à cinq cents ou six cents mètres dans le sol. Un réseau de tunnels permet de ressortir de la ville à plusieurs kilomètres de celle-ci. Son grenier se trouve dans la partie haute, et ce que l’on nomme la cave dans la partie basse. La ville en elle-même se trouve au milieu et commence à trois cents mètres de profondeur jusqu’à sept cents mètres de hauteur.

L’air est rafraîchi et oxygéné par un astucieux système de ventilation à effet de siphon. À l’intérieur, des milliers de globes de lumière magique assurent l’éclairage. En fait, les habitants de la région ont repris à leur compte la structure des grandes termitières améliorée par un peu de magie pour des besoins structurels, ce qui donne un résultat tout à fait impressionnant.

Le soleil commence à descendre sur l’horizon, mais à cette latitude il se couche assez tard. J’arrive à l’une des nombreuses portes de l’ouest, celle-là est bien camouflée derrière une dune. Je profite une dernière fois du sable chaud sous moi avant l’arrivée de l’obscurité. Les nuits sont très froides, et cela affaiblit grandement mes capacités. Je serai mieux une fois à l’intérieur de la cité.

Une délégation m’attend, je reconnais Deklam, Srik et Siatis. C’est une bonne chose qu’ils soient là, nous allons pouvoir faire un point exhaustif de la situation. Un Humain les accompagne et je sens la présence des nôtres, bien camouflés sous le sable des dunes, guettant toute intrusion ou danger possible.

Je croise les mains sur mon torse et je m’incline devant eux.

— Slavin varta, mes frères.

Ils font de même avec moi.

— Slavin varta, Vakir.

— As-tu fait un bon voyage ? me demande Siatis.

C’est le responsable local, il a été placé ici par une aide proche de Mère.

— Très bon, je te remercie.

— J’en suis heureux. Viens, ne restons pas ici, cela pourrait devenir dangereux. Il serait fâcheux que les Humains nous voient.

— Je te suis.

Nous nous enfonçons dans un couloir extrêmement sombre, mais balisé de traces de chaleur. Il me suffit de goûter l’air pour m’orienter.

— Nous logeons dans les bas greniers, nous allons y accéder par des couloirs que nous contrôlons dans les murs de la cité. Je pense que tu y seras à ton aise.

— Je t’en remercie, Siatis, le confort n’est pas ce que je recherche actuellement, mais cela sera un plus apprécié à sa juste valeur. As-tu bien reçu mon paquet ?

— Oui, Vakir, il est arrivé la semaine dernière, nous avons demandé à notre contact de mettre la touche finale au processus. Il sera bientôt prêt.

— Excellent ! Deklam, quelles nouvelles du Sud ?

Il se porte à ma hauteur.

— Les Chimares ont été repoussés, mais les pertes dans le royaume sont très lourdes. La situation militaire est très précaire pour eux et cela risque de les forcer à modifier leurs prévisions. De plus, la guerre a dû les forcer à accélérer leur production. Cela nous a permis de trouver ce que nous cherchions.

— Je vois… C’est ennuyeux pour les Chimares, mais pas dramatique. L’objectif principal étant rempli c’est un moindre mal. Avez-vous transmis notre découverte à la faction intéressée ?

— Bien entendu, Vakir, ils sont en train, d’après mes sources, de vérifier son authenticité.

— Excellent… Srik, comment cela se passe au nord ?

— Le site sera prêt à temps. Notre informateur nous donnera l’itinéraire quand le moment sera venu, mais n’a aucun doute quant au fait de l’avoir.

— Bien, tout se passe donc au mieux, mère sera contente. Ah… Et le regroupement ?

— Tout se fait selon les prévisions, aussi bien pour les tribus nomades du Grand Nord que pour les tribus vertes de l’Est profond. Nous devrions pouvoir faire coïncider les deux événements.

— Parfait.

Je monte facilement à travers les tunnels étroits à la suite de Siatis, nous arrivons dans des appartements ronds découpés en plusieurs alcôves. Je vois que mon hôte nous a préparé des mets locaux qui me font la plus grande envie. Je vois dans un coin une tête triangulaire qui se soulève et qui me regarde.

— Qui est-ce ? m’enquiers-je.

— C’est Ferça, mon serpent de compagnie, c’est un anaconda de six mètres.

Je fais part de mon ravissement.

— Par la mère, qu’il est mignon, puis-je ?

— Certainement, Vakir.

Je tends la main vers l’animal et je laisse sa langue me la chatouiller. Il commence à avancer et à s’enrouler autour de mon bras.

— Il semble bien vous aimer, Vakir.

— Il est tellement beau, félicitations à vous. Lorsque je rentrerai, je pense que je m’entourerai aussi de créatures aussi nobles.

— Merci, Vakir, répond-il en s’inclinant.

— Si vous voulez, Vakir, notre… Invité… Est là. Si vous désirez le voir.

Je repose délicatement le serpent et je me tourne vers Siatis.

— Oui, oui, bien sûr, il sera temps de jouer plus tard… Le travail avant tout, je te suis.

Il me mène maintenant dans une pièce au ton rouge profond, mais toujours sombre. Nous préférons les pièces sombres, cela ne gêne pas nos sens et cela repose les yeux. Un homme est debout de l’autre côté, et il sue abondamment. Je peux sentir sa peur sortir par tous les pores de sa peau, je me délecte de cela. En nous voyant entrer, il se recule dans le fond de la pièce et semble chercher une échappatoire avec des yeux fous qui roulent dans ses orbites. Je vais devoir aller doucement, il serait contrariant qu’il cède à la panique maintenant.

— Vous me reconnaissez ?

— Oui… Oui, vous êtes le Vakir, n’est-ce pas ? bafouille l’homme.

— C’est bien moi… Alors, est-il prêt ?

— Oui, Vakir, comme selon vos instructions.

— Très bien… Demain ?

Mon ton indique que je n’aimerais pas une mauvaise réponse.

— Demain ? Euh… Oui, oui, je lui donnerai le traitement ce soir comme cela il sera prêt pour demain… Et sinon…

Je prends les devants, je n’ai pas le temps de jouer avec cet homme et je dois m’assurer qu’il fasse bien son travail.

— Vous partirez ce soir, sitôt le travail effectué. Vous irez retrouver votre famille dans un village loin d’ici. Là-bas personne ne les connaît, mais n’oubliez pas que vous serez sous constante surveillance et que si un jour vous parlez, vous en subirez les conséquences.

L’homme tombe à genoux.

— Merci, Seigneur, je ferai comme vous voudrez.

— Bien, alors préparez-le et arrangez-vous pour nous ouvrir la voie pour demain soir.

— Oui, Seigneur.

L’homme se lève et sort avec précipitation.

— Par la mère, Vakir, pourquoi ne pas le tuer ? me demande Deklam.

Je prends une petite douceur sur la table et je la gobe.

— Parce qu’il peut encore servir, Deklam… Il peut encore servir… Tuer est une solution définitive qui a, certes, l’attrait de la protection du savoir, mais son effet pervers est qu’il peut aussi te couper de ressources dont tu pourrais avoir besoin…

Deklam médite mes paroles et n’insiste pas. Je sais que lui aurait utilisé des manières beaucoup plus brutales. Moi, je préfère ménager mes outils et puis… La peur est à mon sens un moyen plus efficace que la mort.

— Siatis, est-il possible de le voir ?

— Bien entendu, Vakir, son état est maintenant complètement stable et il n’attend plus que le transfert. Si vous voulez bien me suivre…

Je suis Siatis dans une partie plus profonde de ses appartements et nous arrivons dans une salle faiblement Eclairée où un sarcophage est installé à plat. Je regarde à l’intérieur et je contemple la chose qui baigne dans un liquide huileux.

— Très bien, Siatis, commencez à déployer vos troupes, pour la plus grande gloire de la mère.

Siatis s’incline.

— Vos ordres seront exécutés, Vakir.

Il nous laisse pour transmettre les instructions. Je retourne dans le salon avec les deux autres et je commence à manger les mets qui nous ont été apportés tout en jouant avec l’anaconda.

Stefano

Le soleil apparaît à peine, mais il va falloir que je me lève. Je mets ma tête dans le cou de Justine et ma main descend vers son ventre.

— Comment vont mes voisins ce matin ?

Justine s’étire et me regarde à travers la masse de ses cheveux bouclés.

— Ça va, j’ai mieux dormi que la nuit dernière, moins de douleurs.

Je me mets sur un coude pour la regarder, je suis un peu inquiet, j’ai l’impression que cela ne se passe pas aussi bien que les deux premières fois.

— Il faudrait que tu passes voir la guérisseuse, celle de Chouma, il paraît qu’elle est très bien.

Elle me regarde d’un œil sceptique.

— Et qui va s’occuper des enfants durant mon absence ?

Je prends un air outré.

— Quoi ? Je suis tout à fait à même de m’occuper de mes enfants pendant l’absence de leur mère… Et puis… Je pourrai toujours demander à mes parents de venir m’aider.

— Mouais… J’imagine que si je ne suis pas là, ta mère ne me cassera pas les pieds…

— Tu es injuste, elle essaye juste d’aider.

— Admettons… juste qu’à l’entendre je ne sais rien faire, mais bon… Allez, debout monsieur mon mari. Les gamelles ne vont pas se remplir toutes seules et on a du travail. Que dois-tu faire aujourd’hui ?

Je me lève et j’enfile mes habits au-dessus de mes vêtements de nuit.

— Je dois aller avec les gars, on doit travailler sur le barrage et le réseau d’irrigation. On a des fuites à colmater et Nils voudrait qu’on lui fasse prendre un peu de hauteur afin de pouvoir irriguer la partie nord.

— C’est faisable ?

— On verra.

Je descends de la mezzanine et je me dirige vers la pièce où dorment les enfants pendant que Justine ouvre les volets pour aérer la pièce. J’ai deux enfants, une fille de sept ans, Agathe, et un garçon de dix ans, Killian. Ils sont actuellement recouverts de couvertures, et je ne vois dépasser que les cheveux de ma fille.

— Allez, les enfants, on se lève. Agathe, tu aideras ta mère au potager aujourd’hui, et Killian, tu te chargeras de la cheminée et de rassembler du bois. Je te laisse le soin de la coupe, je vais avoir à faire en forêt aujourd’hui. Dépêchez-vous, maman a fait du pain hier soir.

Les enfants sortent la tête du lit. Nous ne faisons pas souvent du pain, mais j’ai réussi à obtenir du blé il y a quelques jours, et Justine a pu préparer une miche et la faire cuire.

Nous nous mettons à table, nous mangeons de larges tranches de pain sur lesquelles nous versons des fèves, nous avons aussi quelques pommes que nous prenons à la fin du repas.

— Vous allez être nombreux ? me demande Justine.

— Assez oui, on y va avec la moitié des gars. Nous devons vérifier que la structure n’a pas souffert et si elle va être capable de gérer sur le long terme la fonte des neiges. Si elle casse, on va perdre le réseau d’irrigation et on ne sera pas prêt pour l’été. Je pense rentrer assez tard, ne m’attendez pas pour le souper.

Je me lève et j’embrasse ma femme, puis je dépose un baiser sur la tête des enfants.

— Pourquoi je ne viens pas avec toi ? Je n’ai plus cinq ans.

— Non, j’ai besoin que tu restes pour commencer à refaire les réserves de bois. Tu en profiteras pour vérifier le toit et tu noteras les endroits où nous devrons changer le chaume. Je compte sur toi pour t’occuper des bêtes aussi, je ne veux pas que ta mère fasse toutes les corvées. Je compte sur vous pour l’aider durant mon absence.

— Oui, papa, me répondent-ils en chœur.

Je mets mon gros manteau, et je prends ma serpette et ma cognée. Je sors et je vais rejoindre les autres sur la place du village. Ils sont en train de rassembler le matériel, surtout le cordage qui nous sera nécessaire. Nous utiliserons le bois sur place. Le barrage se trouve à une heure de marche vers l’est, et nous devons utiliser des lanternes au début de notre marche étant donné que nous partons très tôt.

Nous arrivons sur le barrage lorsque le soleil commence à se lever, je vais faire le tour du chantier avec Nils.

— C’est moins pire que ce que je pensais.

Il regarde avec attention.

— Oui, mais il va falloir déboucher les canalisations, sinon cela ne va servir à rien.

— Bon, on prend chacun une équipe ?

— Je pense qu’en fait il va nous en falloir trois. Une sur les canalisations et fossés, une sur la coupe, et la dernière sur le renforcement. Je prends le renforcement si tu n’y vois pas d’inconvénient.

— Pas de problème, je vais prendre la coupe. Qui pour s’occuper des fossés ?

Il réfléchit un moment en se frottant le menton.

— Thierry ?

— Ma foi, pourquoi pas… Comme il est plutôt impulsif, cela devrait le calmer.

Nous redescendons en bas du barrage. Ce n’est pas une construction très grande, mais elle permet de faire une petite retenue d’eau que nous détournons ensuite avec un système de canaux pour la diriger vers les champs. Nous nous répartissons les hommes et je rejoins rapidement la lisière de la forêt.

Nous commençons par abattre de grands arbres pour la structure de fond, puis des branches plus petites pour colmater les brèches. Nous utiliserons de la glaise afin de finaliser l’étanchéité de la structure, ce n’est pas si compliqué, mais compte tenu de la taille cela reste un gros travail.

Le soleil est à son zénith lorsque nous nous accordons une pause. Nous allons rejoindre les autres. Je retrouve Nils qui descend d’une passerelle sur le barrage, l’air soucieux.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— On a un trou du côté du bassin de rétention que nous n’arrivons pas à colmater, il faut passer à la base de la structure pour y mettre des branches et des pierres. On a essayé de lancer directement de la glaise, mais elle est emportée par le courant. Si on laisse cela comme ça, la fissure va s’agrandir, je n’aime pas ça.

Je me frotte la tête avec la main.

— Ben écoute, j’irai. Je nage mieux que les autres, je pourrai guider les gros rondins si vous les lestez suffisamment.

— Mouais, on peut essayer, mais si tu vois que c’est trop dur, tu remontes. On trouvera une autre solution.

— D’accord. Allez, viens manger.

Nous nous trouvons un coin à l’ombre et nous mangeons nos galettes de seigle. Certains ont posé quelques collets, ce qui nous permet de manger aussi un peu de viande. Nous finissons notre repas et nous nous préparons à recommencer le travail, je monte sur le barrage avec Nils. J’enlève ma chemise et je commence à entrer dans l’eau.

— AAAhhhh ! C’est froid… Il ne va pas falloir que je reste trop longtemps ou je vais geler. Je descends un premier coup pour voir ce qui se passe.

Je prends une grande inspiration et je plonge, je m’aide de la structure en place pour descendre et j’arrive à l’endroit de la fuite. Comme elle est dans un renfoncement, elle n’est pas facilement accessible de l’extérieur, je remonte.

— Très bien, il va falloir me faire parvenir des seaux de glaise lestés et des branches. Vous allez me lester le tout avec des pierres et me faire descendre ça, je vais me réchauffer en attendant.

Je sors de l’eau et je m’approche d’un feu pendant qu’ils préparent le matériel.

— C’est bon, on est prêts, m’indique Nils.

— Bon, ben y’a plus qu’à alors…

Je retourne près de l’eau, plonger de nouveau ne m’enchante guère. Je redescends en tenant la corde qui maintient les branchages. J’arrive à l’endroit de la fuite et je tire un coup afin qu’ils me donnent du mou. La corde lâche d’un coup, et le paquet fonce vers le lit de la rivière. Que font-ils là-haut ? Le paquet est trop lourd pour que je puisse le remonter, ils vont m’entendre. Furieux, je remonte à la surface, ma tête crève la surface lorsque j’entends les hurlements.

Les hommes sont en train de courir partout et d’essayer de se défendre contre des créatures de grande taille. Des verts… Je les reconnais facilement, j’en ai déjà vu. Ce sont des Orques. Un homme tombe à l’eau en hurlant à côté de moi, son torse est percé de plusieurs flèches noires. Il atterrit lourdement dans le lac, s’agitant dans un dernier spasme. Je me cache aussi bien que je peux. En l’espace de cinq minutes, tout est terminé, plus de bruit autre que celui du langage guttural et des couinements des créatures vertes. Elles partent, par les dieux, elles partent vers le village… Je sors de l’eau, prends ma cognée et me mets à courir, aussi vite que je peux. Je dois les prévenir. La moitié des hommes du village était ici et l’autre moitié doit être aux champs. Nous n’avons pas vu de verts depuis plus de trois ans, et seulement en hiver. D’où viennent-ils ceux-là ?

Je cours depuis plusieurs minutes quand je vois de la fumée au loin, je gémis…

— Noooooooonnn !

C’est le village qui est en flammes.

J’arrive dans les champs autour du village, les gens courent, certains se battent. Les miliciens se font mettre en charpie par les Orques, il y a des corps qui sont disséminés dans les champs, adoptant des positions absurdes. Certains sont criblés de flèches et d’autres ont le corps et la tête fracassés par des coups de massue. Je fonce vers la maison au moment où je vois une créature en sortir en portant mes enfants dans un filet sur son dos. Ma fille me voit et tend une main vers moi à travers le filet en criant « PAPAAAAAAAA »… Mon fils semble inconscient, l’Orque qui les transporte tourne la tête vers moi en me voyant courir vers lui la cognée armée sur ma gauche. Une autre créature sort de la maison qui commence à brûler, tirant Justine par les cheveux. Elle ne bouge plus et son visage est ensanglanté. L’Orque qui tient mes enfants dirige sa massue vers moi et crie quelque chose. Je ne comprends pas ce qu’il dit, je vais lui fracasser la tête lorsqu’une douleur atroce me fait tituber.

Une flèche vient de me transpercer le poumon gauche. L’Orque au filet se dirige maintenant vers moi, et moi je me dirige vers lui en titubant. Une seconde flèche m’atteint à la jambe gauche. Je tombe, je tente de me relever et je vois ma fille qui me regarde par-dessus l’épaule de l’Orque avec des yeux paniqués. Il a les défenses pleines de sang et le cri de ma fille est la dernière chose que j’entends avant que la pierre fixée à la masse de la créature ne me fracasse le crâne…

Mist

Je vais voir Yothol. Cela fait quelque temps maintenant que nous sommes dans la cité d’Almoktamadena, capitale du sultanat d’Oumm El Khaï. Suite à notre périple en mer, Yothol a réussi à bien me soigner, il n’a pas été compliqué ensuite de trouver de la place dans une caravane régulière allant de l’oasis à la capitale. Le voyage s’est passé sans problème, ce qui a été plutôt reposant en fait. J’ai recouvré la vue ainsi qu’une peau normale.

Durant la traversée du désert, nous avons montré au maître de la caravane, un certain Alloun Nayib, ce dont nous étions capables. Il nous a fait part du fait que les magiciens étaient rares par ici et toujours les bienvenus.

Comme c’est un homme connu dans la ville, il a réussi à nous faire entrer dans la garde et nous avons effectué des patrouilles. Ne regardant pas l’âge des gens qu’ils recrutent, nous avons rapidement fait nos preuves. D’autant que mon esprit d’analyse, doublé des aptitudes de Bidus et de la magie, nous a permis de résoudre pas mal d’affaires ennuyeuses. Ce qui nous a valu rapidement une promotion au sein de la garde directe du calife sous les ordres du grand Vizir.

Du coup, nous sommes au fait de pas mal de choses qui se passent dans le califat, et nous avons une bonne solde ainsi que du temps pour nous perfectionner.

Pour ma part, j’ai pu développer de nouveaux talents mentaux avec l’aide des maîtres de la concentration qui sont ici. Pour l’autre, nous avons eu accès à de nombreux manuscrits qui nous ont permis d’étudier des chemins fort intéressants dans la découverte de la magie. Yothol, bien qu’ayant accès à un panel beaucoup plus réduit que le mien en diversité de sorts, est devenu une véritable machine à tuer. Ses sortilèges sont surtout portés sur l’offensif et sa propre protection, alors que les miens sont beaucoup plus polyvalents et je peux en changer au gré de mes besoins. Je débarque donc dans sa chambre, elle est décorée avec soin et raffinement, il est en train d’écrire son rapport hebdomadaire sur une des feuilles spéciales de son père. Ici, il passe comme étant mon petit frère, cela l’a agacé au début, mais il s’y est fait.

Les chambres de la cité n’ont que des fenêtres qui donnent au mieux vers l’intérieur de la ville. Les murs n’ont aucune ouverture autre que celle qui permet de sortir, et la lumière utilisée est magique. Le seul endroit où l’on utilise la lumière du jour en la captant par de gros miroirs placés à l’extérieur est dans les appartements du Calife. Le but étant de faire le maximum afin de garder une température qui ne monte pas trop. Il n’y a pas de foyer ni de cheminée dans la chambre de Yothol, ni dans la mienne d’ailleurs. La température reste pratiquement constante le jour comme la nuit grâce à la régulation des systèmes de ventilation de la cité.

Les habitants sont des génies en mathématiques, physique, astronomie, mécanique et toutes les formes de sciences liées à ces domaines.

— Yothol, je vais en ville, tu veux quelque chose ?

Il finit d’écrire et pose sa plume.

— En ville ? Euh… Je crois qu’en fait je vais venir avec toi. Une balade me fera du bien.

Il se lève et il me rejoint, nous parcourons les couloirs en passant devant les gardes de faction, je m’arrête devant Mohamed.

— Salut, Mohamed, une partie de Narzak ce soir ?

Mohamed fait la grimace.

— Seigneur magicien, vous allez encore ruiner ce pauvre Mohamed… me dit-il dans un sourire. Sérieusement, Mist, tu as un niveau de maîtrise bien supérieur au mien, tu vas encore me mettre sur la paille et ma femme va encore faire une crise.

Je fais semblant de réfléchir et je lance.

— Écoute Mohamed, je m’en voudrais que ta femme te houspille, mais que dirais-tu si je te donnais quelques cours de stratégie ? J’ai remarqué certaines de tes faiblesses dans le jeu et je pense possible de les corriger facilement.

Mohamed me regarde avec un air soupçonneux.

— Et… Il m’en coûtera quoi de cette générosité ?

Je me gratte la tête, mal à l’aise.

— Disons que… Maysan fait quelque chose ce soir ?

Le regard de Mohamed devient dur.

— Attention, Mist, tu restes un Ajnabi et tu n’es pas encore au fait de toutes nos coutumes. Alors, ne laisse pas traîner tes mains trop près de ma petite étoile ou il t’en coûtera. Tout Satar que tu es… Le Calife, qu’A’Yannarat le protège, te nommera peut-être à un poste important et là on pourra en reparler. Mais en attendant, pas touche, me menace-t-il du bout de sa lance.

Je lève les mains en l’air.

— Houla houla, du calme Mohamed, je me demandais juste s’il était possible qu’elle nous serve le thé, quoi… Rien de plus… Et je pourrai lui montrer aussi certaines techniques de jeu.

Mohamed me regarde avec un air sceptique sous l’œil goguenard de son compagnon. Yothol, lui, s’est appuyé contre le mur d’en face et attend que j’aie fini.

— Bon, d’accord… finit par lâcher Mohamed.

Oui, c’est bien ça. Cela va être une agréable soirée, elle est charmante comme tout, la fille de Mohamed, et j’aime beaucoup la mode vestimentaire locale composée de voiles entrelacés les uns avec les autres.

Le Narzak est un jeu qui ressemble un peu aux échecs, mais avec des pièces composées d’animaux de la région. Le chameau, l’éléphant, le serpent et d’autres. Il a deux particularités. La première, c’est qu’il peut se jouer avec plusieurs plateaux, ce qui augmente les possibilités de mouvement. Et la seconde, c’est qu’il y a divers niveaux de jeu qui compliquent les règles au fur et à mesure. C’est un jeu que j’ai appris à maîtriser très rapidement, il est tout à fait adapté à ma structure de pensée de magicien. Je trouve que c’est un peu comme mémoriser des sortilèges compliqués. Du coup, je suis devenu l’un des joueurs les plus forts de la ville en un temps record. Cela nous a ouvert beaucoup de portes, je suis un des rares joueurs de première catégorie dans un jeu qui en compte neuf.

Mohamed oscille lui entre la cinquième et la sixième catégorie. Pour finir, lorsque l’on est trop fort, il est possible de commencer à jouer avec un handicap. Cela consiste à commencer soit avec moins de pièces que l’adversaire, soit à le laisser placer ses pièces dans des endroits stratégiques des plateaux. Plus la différence de rang est grande, plus le handicap est prononcé. Le tout étant très strictement réglementé.

— Pas facile d’avoir un grand frère comme cela, pas vrai Yothol ?

Yothol soupire en se redressant.

— Ça, tu peux le dire, oui…

— Dites, si vous allez en ville, vous pourrez passer chez Moktar Abrazit pour nous prendre des dattes ?

— D’accord, réponds-je.

Nous quittons les gardes et nous nous dirigeons en bas du palais pour nous rendre en ville. Yothol se met à ma hauteur.

— L’Oasis perdue, j’imagine ? me demande-t-il résigné.

— Oui, c’est là que nous avons nos meilleurs contacts, et puis le cadre est agréable.

— Oui, le cadre, le cadre… répète Yothol à voix basse.

Bon, j’avoue, qu’il y ait là les plus populaires des danseuses du ventre a un peu joué au début sur le fait que j’y aie maintenant mon plus gros réseau de relations. Mais maintenant, je n’y vais plus que pour ça, il n’y a pas à dire, j’aime bien ce pays moi. C’est très reposant, à Tenebrae il faut toujours cacher ses pensées : avec un peuple de télépathes, allez savoir si la fille à qui vous parlez n’est pas en train de vous ausculter l’esprit. C’est parfois assez dérangeant, même pour nous…

Dans la cité, les globes lumineux sont regroupés dans plusieurs grandes tours. Ils sont occultés et ouverts en fonction de l’avancement de la journée dehors. Cela permet entre autres de ne pas être perturbé lorsque l’on a besoin de sortir et de garder les gens calés sur les journées réelles de l’extérieur. Nous passons donc à travers les rues pleines de gens et dont les bords sont remplis d’étals de tout genre. Nous nous attardons à regarder les produits qui viennent des autres provinces et d’autres royaumes. On trouve ici fréquemment de l’artisanat elfique et nain, ainsi que des métaux de Gorgarzan ou du bois précieux de Chasèle.

Nous arrivons à l’Oasis perdue, grand bâtiment ayant peu d’ouvertures à part pour renouveler l’air de l’intérieur avec une grande porte gardée par deux hommes à la carrure impressionnante. Ils ont des babouches, un pantalon blanc bouffant, une veste qui laisse leur puissant torse apparent et un turban blanc sur le crâne. Chacun a aussi un énorme cimeterre à deux mains pendu à son côté. Ce sont les personnes chargées de vérifier qui entre dans l’établissement, plusieurs de leurs confrères sont dans la grande salle à vérifier que tout se passe bien. Les deux colosses nous regardent passer avec un sourire et nous ouvrent la porte. Autant Yothol a dû utiliser tout son talent de persuasion pour nous faire entrer la première fois, autant maintenant nous sommes ce que l’on peut appeler des habitués.

Nous pénétrons dans le hall et nous descendons dans la salle aux tons rouge foncé. Des colonnes de fumée se dressent devant nous et montent paresseusement vers le plafond. Autant de narguilés sont allumés et alimentent ces serpentins blancs. En haut de la pièce, la fumée est extraite et renvoyée à l’extérieur. Des dizaines de petites tables sont installées, certaines dans des coins tranquilles en bordure de salle, et d’autres autour d’estrades plus grandes sur lesquelles bougent des danseuses du ventre en cadence avec la musique. Un petit orchestre a pris place dans la partie gauche et les sons apaisants sortent des instruments typiquement locaux. Au fond de la salle se trouve le bar-cuisine où les employés préparent les commandes des clients. Les tables sont basses et il faut s’asseoir sur des coussins moelleux.

Je jette un œil à Yothol qui me montre de la tête une table tranquille dans un coin. Sitôt assis un jeune homme vient nous voir.

— Savez-vous ce que vous désirez ?

Je regarde Yothol et lui demande.

— Pomme ?

— Va pour pomme.

Je regarde le jeune homme.

— Ce sera pomme.

Le garçon sort un sachet de sa petite besace, place une sorte de mélasse dans le bol et allume le charbon.

— Désirez-vous manger quelque chose ?

— Un plat d’argut, s’il vous plaît, avec du thé à la menthe.

— Bien messieurs…

Le plateau d’argut est composé d’un échantillonnage de petits gâteaux au miel ou sucrés. Le garçon s’en va et revient rapidement nous servir nos consommations. Avec Yothol nous commençons à fumer notre narguilé à la pomme en grignotant nos gâteaux quand le propriétaire des lieux vient nous voir. Il s’assoit en face de nous et nous chipe un gâteau, Yothol le salue et demande.

— Quelles sont les nouvelles, bon ami ?

Le propriétaire n’est maintenant plus surpris de la façon à la limite de l’impertinence de mon « petit frère ».

— Les nouvelles du Sud ne sont pas très bonnes. Gorgarzan est en guerre actuellement, mais on dit qu’ils ont réussi à stabiliser leurs frontières. Cependant on dit aussi que cela leur a coûté très cher, je ne sais pas quel va être la position du Calife par rapport à cela. Et le peuple est inquiet par son état de santé qui semble se dégrader de plus en plus. Le grand Vizir semble bien contrôler la situation, mais les questions et le mécontentement commencent à gronder. On dit aussi que le roi de Gorgarzan va devoir ouvrir ses mines à des concessions sous le contrôle d’autres pays et que cela ne lui plaît guère. On parle aussi d’attaques de plus en plus violentes de verts dans le Nord.

Le reste de la discussion se perd ensuite sur des sujets de politique et commerce internes qui sont pour nous de moindre intérêt. Avant de partir, je promets au propriétaire de revenir jouer pour les parties du lendemain de Narzak parce qu’il veut parier sur moi. Notre façon à nous de le payer pour ses services. Il est assez tard quand nous nous éclipsons, et les lumières ont bien baissé. Nous avons juste le temps de passer chez Moktar Abrazit pour acheter des dattes et nous rentrons au palais.

Nous arrivons devant le couloir gardé qui permet d’accéder aux parties hautes du palais, exclusivement réservées à la très haute noblesse. Mohamed et son compagnon n’ont pas encore été relevés et sont toujours de faction.

Je m’avance vers Mohamed avec un grand sourire en tenant le paquet de dattes devant moi.

— J’apporte le dessert pour ce soir.

Il ne réagit pas, mon sourire s’efface.

— Mohamed ?

Je le touche et il s’écroule au sol emportant son collègue par terre, je me précipite pour l’examiner.

— Il est mort ? me demande Yothol.

Je regarde et je fais non de la tête tout en examinant son poignet.

— Non, paralysie… Yothol, ça pue…

Il ne m’a pas attendu, il est déjà en train de gesticuler en marmonnant afin d’activer ses protections magiques. Il a fait beaucoup de progrès et je reconnais les sortilèges de forces et de bouclier qui doivent le protéger contre les coups. Comme il est d’une extrême dextérité, il est très compliqué de réussir à le toucher quand il est dans cet état-là. J’appelle Bidus et je commence par le charger avec une décharge électrique : il pourra électriser n’importe qui en lui sautant dessus. Cela ne fonctionne qu’une fois, mais peut se révéler parfois nécessaire et fort utile.

Je me mets ensuite à courir à la suite de Yothol tout en activant mes propres protections. Nous montons les escaliers quatre à quatre, heureusement que ce n’est pas très loin parce que Yothol est déjà tout rouge et commence à cracher ses poumons. Nous arrivons à l’étage du dessus, dans le grand hall qui donne accès à la chambre du calife, au fond à droite. Cette salle est normalement gardée en permanence, mais nous n’y voyons personne. Yothol déboule dans la pièce quand il fait un bond en avant pour s’aplatir au sol. Une dizaine de dards métalliques passent au-dessus de sa tête pour venir se planter dans le mur. Yothol jure en elfe et vient me rejoindre à quatre pattes, d’autres projectiles fusent et sans ses protections il aurait déjà été transpercé.

— Mais ils nous tirent dessus, m’insurgé-je.

— Ouais, bonne déduction l’Humain, ils ont un problème maintenant…

— Ah oui et lequel ?

— Je suis très en colère… Bon, tu passes de l’autre côté, je vais te couvrir. Sitôt que je commence à tirer, tu fonces à l’escalier et tu vas voir le Calife. Faut pas traîner là.

— T’es malade ? Je vais me faire transformer en passoire moi, tu vas faire diversion avec quoi d’ailleurs ?

Il me regarde avec un rictus mauvais et commence à bouger ses mains l’une au-dessus de l’autre paume vers paume. Je vois une lueur rouge apparaître et prendre du volume.

— OK, t’es malade… Tu te rends compte que tu vas tout faire sauter et qu’il y a des tapisseries et du tissu partout là-dedans ?

— Oui, ainsi que des tueurs, j’m’en vais les faire griller moi…

Il se lève, se place directement dans l’encadrement de la porte et hurle.

— Allez chacals puants, montrez-vous !

Des dards se mettent à fuser de toute part vers lui. Arrivés à sa hauteur, la plupart s’écrasent comme s’ils butaient contre un mur et les autres ralentissent jusqu’à tomber par terre au moment où ils touchent son vêtement. J’en ai profité pour me lancer une protection contre le feu qui englobe Bidus, et je finis en me rendant invisible, on n’est jamais trop prudent.

Yothol a parfaitement pu voir d’où venaient les projectiles et il lance sa boule de feu en criant.

— Mist, à toi, fonce !

La déflagration ébranle les murs et fait voler les vitres en éclats, un déchaînement pyrique embrase la pièce et consume les délicats rideaux. Des langues de feu explosent dans les couloirs et par les fenêtres pour se résorber tout de suite après. Le feu n’est pas encore redescendu que Yothol est déjà en train de préparer la seconde boule de feu qui prend naissance dans la paume de sa main droite dressée.

Je profite de l’accalmie entre deux explosions pour courir vers l’escalier en face. Je sens Bidus qui court ventre à terre devant moi. Nous sommes à peine arrivés au début de l’escalier que je suis assailli par une forte chaleur dans mon dos, ainsi qu’une odeur de chair brûlée soulignée d’un cri retentissant. J’arrive dans les appartements du calife, il n’y a plus aucun garde nulle part et la porte à double battant est grande ouverte. Je suis pris d’un mauvais pressentiment et je m’attends au pire, je sais où se trouve sa chambre à coucher, j’y fonce.

Au moment où j’entre dans la pièce, je vois une créature assise à califourchon sur une forme que l’on devine à l’intérieur d’un sac posé sur le lit. Je reconnais le visage du calife qui dépasse encore du grand sac en forme de sarcophage, alors que le reste de son corps disparaît complètement à l’intérieur de celui-ci. La créature est en train de le manipuler pour, semble-t-il, le refermer. Je ne réussis pas à identifier l’intrus, son corps étant recouvert par une grande cape. Je ne me laisse pas le temps de réfléchir et j’incante mon plus puissant sortilège d’attaque, brisant ainsi mon invisibilité. La créature tourne son visage vers moi, je remarque alors que ses doigts sont très fins, très longs, et finissent par de très grandes griffes. Je vois des yeux fendus luire d’un éclat mauvais quand je finis mon incantation et qu’un éclair part de mes mains pour venir la frapper en pleine face, la projetant de l’autre côté du lit. Elle se relève avec une célérité surprenante et jette un regard sur la forme allongée. Je me concentre et je fais apparaître un ectoplasme gluant qui lui tombe dessus afin de l’immobiliser. La créature récupère des besaces qui traînent par terre et s’enfuit, cassant la colle qui la maintenait plus ou moins sur place. J’essaye de contacter son esprit et je tente de brouiller ses connexions afin de lui faire exploser le cerveau, mais je me heurte à des défenses impressionnantes.

— Bidus, suis-le.

Je lance cette injonction à mon chat qui est toujours invisible, et je sens qu’il obtempère. Je n’essaye pas de suivre l’inconnu et je me dirige vers la forme dans le sac.

C’est un sac en toile qui se ferme avec un lacet. Je prends un coupe-papier sur la table de nuit et je commence à enlever le fil grossier qui maintient le sac fermé. Le calife a les yeux clos et son état m’inquiète, mais il a l’air de respirer normalement. Il y a un sigle à l’intérieur du sac, cela ressemble à un corps de femme entouré de têtes de serpents, mais cela ne me dit rien.

Je finis d’ouvrir le sac et je sors complètement le corps du calife.

— Votre Excellence, comment vous portez-vous ?

Il finit par ouvrir les yeux, il fait cligner ses paupières et me regarde.

— Qui êtes-vous ? demande-t-il d’une voix perdue.

— Mist, Votre Excellence, Mist Corvin. Je fais partie des mages de la garde de Votre Excellence. Vous ne vous souvenez pas de moi ?

Il se concentre.

— Mist… Oui, oui… Votre nom me dit quelque chose, mais j’ai l’impression que mes souvenirs sont loin. Où est le Vizir ?

— Je vais le faire mander, Votre Excellence, vous venez de subir une tentative d’enlèvement, allez-vous bien ?

— Oui, je crois que oui… J’ai soif…

Étant un peu rassuré je m’écarte du calife et j’actionne le cordon qui se trouve à la tête de son lit comme un fou. Je tâche ensuite d’essayer de contacter Bidus. Je vois à travers ses yeux, il est en train de revenir et me fait son rapport en me montrant sa mémoire. Je vois qu’il s’est glissé dans un des sacs de l’étranger, qui l’a conduit jusqu’à son repère. Il a commencé ensuite à jeter plein de papiers dans un coin et il y a mis le feu. Puis il a répandu de l’alcool partout et il a allumé un briquet pour brûler toute trace. Il a enfin rassemblé quelques affaires et s’est enfui par un tunnel qui donne vers l’extérieur. Bidus a pris dans sa gueule un papier qui ressemble à une carte, mais qui n’est plus complète. Une bonne partie a brûlé. Je le félicite, il n’y avait rien de mieux à faire. Il va directement dans notre appartement, je le rejoindrai là-bas.

Personne ne venant, je tire de nouveau plusieurs fois sur le cordon. Quand quelqu’un se pointe, ce n’est pas vraiment la personne que j’attendais, mais ce n’est pas grave. Je suis content de le voir quand même, c’est Yothol qui a les cheveux en bataille et les habits qui fument.

— J’ai balancé tout ce que je pouvais, je suis vidé… Quatre boules de feu, je les ai terminés au rayon ardent… Mais… Faudrait qu’on bouge là, et vite.

— Tu as pu les identifier ? Ils sont à tes trousses ? Pourquoi devons-nous partir ?

— Compte tenu de l’état dans lequel je les ai laissés, non aux deux premières questions. Par contre… Ben… Le feu, ça brûle, m’annonce-t-il.

Histoire de ponctuer sa phrase, une langue de flammes sort en rugissant des escaliers et commence à s’attaquer goulûment aux tapis.

— Yothoooolllll.

Je lui fais de gros yeux.

— Oui, ben on fait ce qu’on peut hein ? C’était ça ou avoir cinq gus qui te balançaient des tiges métalliques dans la tête.

— OK… Bon… Votre Excellence, veuillez me pardonner ces familiarités, mais je vais devoir vous demander de vous accrocher à moi.

Yothol se dirige déjà vers la fenêtre brisée. Inutile de lui demander de m’aider à porter le calife, il a la force d’un moustique asthmatique.

— Votre Excellence, tenez-moi aussi fort que vous pourrez.

Je prends le calife dans les bras et je saute par la fenêtre, heureusement il a perdu beaucoup de poids durant sa convalescence. Je l’entends hurler de terreur avant que je n’active mes bottes de lévitation.

Yothol est arrivé bien avant moi et il est déjà en train de rassembler des soldats et de donner des ordres avec une grande efficacité. Lorsque j’arrive, un cordon de soldats se forme immédiatement et des soigneurs arrivent en courant. Ils prennent le calife en main sitôt que j’ai touché le sol, Yothol vient me voir.

— Le vizir a été averti, il sera là dans quelques minutes. Comment vas-tu ?

— Je crois que ça va, nous sommes arrivés juste à temps. Un peu plus et il enlevait le calife, seuls les dieux savent ce qui se serait passé si nous n’avions pas été là.

Je vois le vizir qui arrive et qui donne un certain nombre d’instructions. Il parle un moment avec le calife avant de venir nous voir. Nous le saluons selon l’usage et nous l’écoutons.

— Messieurs, merci infiniment. Le calife vient de me raconter sa version de l’histoire, j’attends la vôtre, bien qu’il semble que vous soyez arrivés à temps pour faire échec à un enlèvement.

Je lui raconte donc ce qui s’est passé, taisant juste le sujet de la carte qu’a réussi à récupérer Bidus.

— Savez-vous qui a pu faire cela ? Il devait avoir des accès privilégiés pour y arriver, non ?

Le Vizir semble ennuyé.

— Il semblerait que cela vienne de son médecin personnel. Le Calife m’a confié qu’il lui avait fait boire un nouveau médicament et depuis il est introuvable… Messieurs, je ne vous retiens pas plus longtemps, je dois m’occuper de son Excellence.

Il nous salue, fait quelques pas et se retourne.

— Au fait, vous n’auriez pas quelques sortilèges de votre cru afin de réparer les dégâts du feu ? Nous l’avons maîtrisé en l’étouffant, mais les dégâts sont très importants.

Yothol regarde ses pieds et moi je trouve d’un coup que le ciel est particulièrement intéressant ce soir. Je décide de changer de sujet.

— Euh… et les gardes ? Ils vont bien ?

Le vizir soupire.

— C’est bien ce que je pensais, mais pour répondre à votre question, oui les gardes vont bien.

Il fait alors demi-tour et s’en va.

— Yothol, viens, j’ai quelque chose à te montrer.

Il me regarde bizarrement et me suit quand je me dirige rapidement chez nous. Sur le trajet je lui raconte ce que j’ai vu chez le calife et le signe que j’ai trouvé sur le sac.

— Cela te fait penser à quelque chose ?

— L’ennui, c’est que tout a brûlé. Es-tu certain que c’étaient des têtes de serpents ?

— Je pense oui, cela a beaucoup d’importance ?

— Cela peut… Dans la mythologie elfique, on parle de deux puissants dragons : la mère des dragons du mal et le roi des dragons du bien. La mère des dragons du mal est parfois représentée comme une femme avec plusieurs têtes de dragons autour, penses-tu que cela peut être ça ?

— Je ne sais pas… Faudrait voir…

Nous arrivons à l’appartement, Bidus monte la garde sous un placard. Je l’appelle mentalement et il apparaît en traînant un morceau de carte. Je la prends et je l’étale sur la table. Les bords sont brûlés, mais on voit distinctement des forêts, des monts et sur le côté un sigle : un serpent qui se mord la queue.

— Où est-ce ? demande Yothol.

Je me frotte le menton d’une main.

— Je n’en ai absolument aucune idée, c’est une carte assez précise d’un pays, mais lequel ? Le continent est vaste, et les recherches pour trouver où cela peut être prendraient des années. On voit bien des collines et des forêts, mais sans connaître l’échelle comment savoir si ce que l’on voit là est un sentier ou une grande route commerciale ? Toujours est-il que je n’ai actuellement aucune idée d’où cela peut bien être…

— Bon.

Yothol se dirige vers la table de travail.

— J’ai un courrier à adresser à père, au moins avons-nous réussi à juguler un enlèvement. Il devrait être content…

Il s’active à prendre sa plume, quant à moi je range la carte et je vais faire un brin de toilette. J’ai un rendez-vous ce soir et il serait dommage de le rater, surtout avec mon nouveau statut de sauveur du calife. Je me peigne donc avec soin en sifflotant.

Sendre

Environ un an que je suis à la commanderie, j’ai un peu plus de dix-sept ans maintenant. Le rythme des entraînements, de mes tâches et du travail à faire est très soutenu, le cadre est strict comme au monastère, mais beaucoup plus plaisant.

Je dois reconnaître que cela m’a fait bizarre de me retrouver ici, il a fallu que je me batte au début pour me faire respecter en tant que véritable écuyer. Les cas de femmes chevaliers, sans être exceptionnels, sont relativement rares, et heureusement qu’il y a des gens comme Sir Anor avec un esprit assez ouvert. Ceci dit, les gens d’ici ne sont pas obtus, et une fois le premier barrage passé ils me considèrent maintenant tous comme l’une des leurs. Chaque écuyer a sa propre chambre à côté de celle de son maître, qui sans être spacieuse est propre et agréable. Fany est très heureuse aussi de son travail ici, et j’ai réussi à ce que ce soit elle qui fasse les visites régulières au monastère afin de vérifier que tout le monde est traité avec équité. L’Eclairée Agathe n’a semble-t-il pas aimé beaucoup cela, mais elle a dû finir par plier et il semblerait que maintenant cela se passe bien.

Je suis actuellement en cours de maniement des armes, je porte une culotte en tissu et une chemise. Les hommes ont de la chance, par cette chaleur ils ont le droit de ferrailler torse nu. Ce qui n’est évidemment pas mon cas. J’ai donc une chemise ample, mais qui me colle tout de même à la peau. Mes cheveux sont attachés par une queue-de-cheval afin de ne pas me gêner. Sans être devenue la préférée de tout le monde, parce que je n’ai pas le droit à un traitement de faveur, j’ai l’impression d’être un peu leur mascotte quand même. Les hommes étant ce qu’ils sont, ils n’arrivent jamais à oublier que je suis une femme et rivalisent souvent de galanterie pour moi. Mais je n’en abuse pas, bien que parfois cela me fasse sourire, cela reste par contre toujours dans le raisonnable entre eux. Ils ont tous un charisme impressionnant, tous les paladins rayonnent de ferveur sitôt qu’ils parlent de leurs convictions. Lumness est la divinité titulaire de la commanderie, mais il est autorisé de prier d’autres Dieux du bien. En ce qui me concerne, je ne prie personne en particulier à part le bonheur de chacun en général.

Nous revoyons actuellement les positions de base, ce qui est musculairement épuisant. Sir de Frille les énuMère tout en donnant la cadence en tapant dans ses mains, et tous les écuyers s’exécutent au fur et à mesure.

— Garde du toit !

Clap.

— Frappe de la colère !

Clap.

— Garde du changement !

Clap.

— Contre-taille !

Clap.

— Un pas en arrière, on se replace en garde du toit !

Clap.

La garde du toit consiste à avoir l’arme au-dessus de la tête avec la lame placée en arrière, la frappe de la colère est une attaque puissante dirigée vers la tempe gauche ou la poitrine, la garde du changement amène l’arme en bas et sur le côté et permet de repartir en donnant un coup montant contre l’adversaire, et la contre-taille est une technique de parade avec le fort et le plat de l’épée en tenant l’arme au-dessus de la tête, pointe vers le bas. Avec le poids de nos armes, au bout d’un moment nous ne sentons même plus nos bras. Sir de Frille passe parmi les pratiquants et rectifie les positions.

— Richard, on fléchit plus les jambes, si je te pousse là, tu tombes. Maximilien, tu dois t’aider de la hanche quand tu frappes pour accentuer la force. Hector, tu dois avancer ta jambe quand tu donnes ton coup, et on frappe avec le faible. Si tu frappes avec le milieu, ou pire avec le fort, tu n’arriveras à rien. Respectez vos distances de frappe. Sendre, on respire Mademoiselle, on respire, tu es toute rouge. Inspiration à la montée et expiration à la frappe, sinon vous ne tiendrez jamais un combat. Imaginez ce que cela va donner quand vous aurez vingt-cinq kilos d’armure sur le dos. On se replace en garde du toit et on recommence. Et un.

Clap.

— Et deux.

Clap.

— Et trois.

Clap.

— On reste souple, si vous vous crispez vous allez vous fatiguer.

Je reste concentrée sur mes mouvements, mais du coin de l’œil je vois arriver dans la cour un messager sur un cheval lancé au galop. Sitôt son cheval arrêté, il saute de sa selle et entre en trombe dans le bâtiment de commandement. Une dizaine de minutes plus tard, il ressort et prend un cheval frais pour repartir, un capitaine sort du bâtiment et vient chuchoter quelque chose à notre maître enseignant. Notre maître le regarde partir et tourne ensuite son regard vers nous.

— C’est bon, on arrête pour aujourd’hui. Allez vous laver et rejoignez ensuite votre chevalier, exécution.

J’entends tous mes collègues poser leurs armes avec soulagement et se diriger vers les bains. Pour ma part, je vais vers ceux réservés aux femmes. Les bains sont taillés dans la pierre et l’eau arrive de conteneurs qui sont placés en hauteur et qui sont chauffés par le soleil en été. Je me glisse dans l’eau avec un soupir de satisfaction en sentant mes muscles se détendre avec la chaleur. Mais je ne peux pas me laisser aller et je dois faire vite. Sir Anor va m’attendre et il serait malséant de le faire patienter. Je me lave donc rapidement, je me sèche et je passe une robe épaisse et très large pour aller dans ma chambre afin de finir de me vêtir. Ça discute dans la chambre de mon maître, et je ne peux faire autrement que d’entendre ce qui se dit. Philippe de Ghesmo, qui est l’un des grands paladins de l’ordre, est en train de s’entretenir avec mon seigneur.

— Enfin, Julius, tu vois bien ce que disent les rapports. Ces informations sont vraies, tu ne peux pas les remettre en doute.

— Je ne remets rien en doute, Philippe, je dis juste que cela ne nous concerne pas. Nous devrions nous consacrer à la défense du royaume et rester là où nous sommes. Les frontières ont besoin de nous.

— Justement, cela nous concerne, nous ne pouvons pas laisser cette horreur grandir, même si elle n’est pas chez nous. Lumness dit clairement « Tu détruiras le mal… »

— « Où qu’il se trouve », je sais, je sais… Mais c’est loin Philippe, terriblement loin, que va devenir le royaume sans nous ?

— La régente peut très bien gérer ces troubles sans nous.

— Oui, mais au prix de combien de vies ?

— Écoute, je te propose la chose suivante. Nous menons une expédition contre les attaques frontalières. Assez forte pour sécuriser la zone durant un bon moment. Ensuite, nous partons pour régler ce second problème, qu’en dis-tu ?

Il se passe un instant sans réaction.

— Très bien… Mais je resterai là avec la réserve, juste au cas où.

— L’affaire est donc entendue…

Je me hâte de rejoindre ma cellule et de m’habiller, une fois fait je sors et j’entre dans l’appartement de Sir Anor après avoir frappé. Il est penché sur une carte et me demande sans lever la tête.

— Tu as tout entendu ?

Je baisse la tête et je rougis de honte, il me regarde et agite la main droite vers moi.

— Ce n’est pas grave. Prépare les affaires, on part. Je voudrais passer en ville avant de rejoindre le gros des troupes.

— Il se passe quelque chose ?

Il lève la tête vers moi.

— Des verts ont fait des incursions dans nos frontières, nous allons mener une expédition punitive. Hâte-toi, Sendre.

— Oui, Seigneur.

Je sors rapidement afin de rassembler les affaires, préparer les chevaux et les charger. Dehors, palefreniers, aides, pages, servantes, écuyers, chevaliers, tous courent et donnent des ordres, exécutent des tâches diverses en vue du départ. En environ une heure, j’ai fini de préparer nos montures. Le destrier de Sir Anor, mon cheval et le cheval de voyage qui porte l’essentiel de notre matériel. Les autres ne partiront que le lendemain, mais Sir Anor désire commencer le voyage avec moi seule. Il ne m’a pas dit pourquoi.

Nous partons donc par un bel et chaud après-midi d’été et nous commençons à traverser la ville.

— Sendre…

— Oui, Seigneur ?

— Cela fait combien de temps que tu es à mon service.

— Environ dix-huit mois, Seigneur.

— Bien, et tu réponds à mes attentes. J’aimerais te faire un cadeau, Sendre, c’est pour cela que nous sommes partis avant les autres. J’aimerais que tu t’achètes un bijou, tu n’en as aucun. Ce que tu veux, cela me ferait plaisir.

Je ne sais pas quoi répondre.

— Un… Euh… merci, maître.

Nous nous dirigeons donc vers la rue des bijoutiers, au passage nous croisons une femme qui sort d’une boulangerie avec ses enfants. Elle partage un maigre bout de pain à ses enfants n’en gardant pas pour elle.

— Maître, peut-on s’arrêter, s’il vous plaît ?

Il me regarde et hausse les épaules. Je descends de cheval et je les attache rapidement avant de me précipiter dans la boulangerie. J’y achète deux gros pains et des galettes plates qui se conservent longtemps. Je demande un linge propre pour les y mettre et je sors en trombe de la boutique. Je me dirige ensuite vers la femme et ses enfants.

— Excusez-moi, Madame.

La femme se retourne et me regarde d’un air soupçonneux.

— Que me voulez-vous ? me demande-t-elle avec un air aussi hargneux que craintif.

— Excusez-moi, j’ai vu que vos enfants avaient faim. C’est pour eux, dis-je en lui tendant le pain.

Elle a un mouvement de recul.

— Je ne fais pas la charité.

Je souris aussi aimablement que je le puis.

— Je sais, mais les temps sont parfois difficiles. S’il vous plaît, prenez, cela me fait plaisir.

Devant le regard implorant de ses enfants, elle finit par accepter, mais je vois bien qu’elle n’aime pas cela.

— Merci, dit-elle simplement.

— Je vous souhaite bon courage, Madame.

Je m’éclipse aussi vite que possible afin de ne pas accroître son malaise. Je remonte à cheval sous l’œil désapprobateur de Sir Anor.

— Sendre…

— Oui, je sais maître, on ne peut pas sauver tout le monde…. Mais ce sont juste des enfants.

— Pour la millième fois, Sendre, n’oublie pas. À la fin de ta formation, c’est toi qui vas devoir t’acheter ton équipement avec l’argent que tu auras gagné durant ces deux ans. Et l’équipement, cela coûte très très cher. Le pain que tu donnes aujourd’hui, tu le troques contre le fer qui te sera peut-être utile un jour pour les protéger.

— Je sais, Seigneur… Je l’échange contre mon cadeau si vous voulez.

— Non… Tu fais ce que tu veux de ton argent, mais promets-moi d’être raisonnable. Pour le cadeau, moi aussi cela me fait plaisir. Viens maintenant.

J’obtempère, nous passons devant plusieurs boutiques lorsque mon œil est attiré par une boutique qui fait des bijoux que je ne peux que qualifier de bizarres. Prise d’une pulsion, j’arrête mon cheval et j’entre. Je me dirige vers les divers étals et je tombe en arrêt devant un bijou facial. C’est une petite chaîne en argent avec trois points d’accroche. Le premier se pince sur le lobe de l’oreille, le second est une petite patte collante qui se plaque un peu en dessous de l’œil en haut de la pommette et le dernier s’accroche sur l’arête du nez. Ce qu’il a de différent, c’est que deux petites têtes de mort en argent extrêmement bien faites se trouvent entre chaque attache au milieu de la chaîne les séparant.

— Ça !

Dis-je en montrant un bijou du doigt au chevalier, qui lève un sourcil.

— Des têtes de mort ? Tu es une fille étrange, Sendre, es-tu sûre ? Il y a plein d’autres bijoux magnifiques.

— Non, celui-là. Il montre à quel point nous sommes peu de choses et qu’il faut faire le bien avant de retourner à la terre, parce qu’après il sera trop tard.

— Bon… Tu l’essayes ?

Le bijoutier sort la petite chaîne de son écrin et me montre comment la positionner. Je me regarde dans le miroir, cela me plaît beaucoup. Je me retourne d’un coup vers Sir Anor en mettant mes mains jointes dans mon dos et en me mettant sur la pointe des pieds.

— Alors ?

Il me regarde puis lâche en haussant les épaules.

— Je dois avouer qu’il te va très bien, d’accord, nous le prenons.

Je sautille et je lui saute au cou en l’embrassant très fort sur la joue. Il devient tout rouge et se met à tousser, sortant son or pour se redonner contenance.

— Merci, merci, merci.

— Bon, oui… Bon… C’est bien si cela te fait plaisir.

Il paye le marchand. Sacrés paladins, ils luttent contre des armées entières et perdent tous leurs moyens lorsqu’une jeune fille leur fait un bisou pour les remercier. Nous nous remettons en route, je suis si contente que je ne sens presque même plus mes bras endoloris des exercices du matin. Le soir, il nous fait bivouaquer dans de vieilles ruines. J’installe la tente selon ses instructions au milieu d’un ancien bâtiment. Je ne comprends pas bien pourquoi là, mais il faut avouer que l’endroit paraît tellement paisible. Je retourne voir mon maître qui est assis sur un bloc de pierre appartenant sûrement à un ancien mur. Il mâchouille un brin d’herbe en regardant le coucher de soleil.

— La tente est montée, Seigneur, et le repas n’attend que vous.

Il retire le brin d’herbe de sa bouche et sans se retourner me dit.

— Va passer ta robe monacale et reviens me voir, on verra pour le repas plus tard.

Sa requête me surprend un peu, mais je ne pose pas de questions. Il s’agit d’une robe longue et ample qui descend jusqu’aux pieds. Je vais donc dans la tente pour me changer, je garde juste mes sous-vêtements avec la robe. Je sors et je suis surprise de la baisse de température. Devinant ma présence, Sir Anor me montre du doigt une pierre plate.

— Assieds-toi en tailleur sur cette pierre.

Je me place sur la pierre en question, et lui se lève lourdement. Sa silhouette se découpe sur le soleil couchant que j’ai en face de moi, il avance pour se trouver à quelques pas de moi.

— Ferme les yeux, m’ordonne-t-il.

J’obéis. Je n’ai plus que les sons du vent et des oiseaux, mes paupières deviennent rouge sang devant mes yeux lorsqu’il s’écarte et que le soleil me touche de plein fouet. Je sens la chaleur de l’astre sur ma peau, une voix se fait entendre sur ma droite.

— Fais le vide dans ton esprit, dis-moi ce que tu ressens.

— Du calme, maître, du calme et de la sérénité.

— Nous sommes dans l’un des premiers endroits où l’on a vu le signe de Lumness. Je sais ce que tu penses de Lumness, mais il a des aspects où sa bonté peut nous embraser le cœur. Cette sérénité que tu sens, c’est cela. C’est la bonté de cet endroit qui te parcourt, maintenant tu dois commencer à apprendre à la contrôler. Calme tes pensées, ouvre-toi à cet endroit et dis-moi de nouveau ce que tu ressens.

Je fais le vide dans mon esprit et je me mets en état de méditation, j’ai les mains posées sur mes genoux et je suis attentive, réceptive.

— Je sens l’ordre, l’ordre de toute chose, la place de chacun et sa mission dans la création… Je sens… l’ordre des abeilles, je sens l’amour des êtres, mais leur combat dans la vie.

— Ce que tu sens, ce n’est pas le bien, Sendre. Nous autres chevaliers, nous sommes des guerriers. Sentir le bien n’a pas de sens pour nous, ce que tu ressens c’est l’absence de mal. Parce que le mal, la volonté de détruire sans autre but que la destruction, la volonté de faire mal pour faire mal, nous le ressentons immédiatement. Ce que tu ressens là est notre premier sens, celui de savoir si une personne ou un objet est mauvais ou pas. Mais fais attention, si la pulsion ou l’être est trop fort, cela peut t’aveugler. Comme être trop près d’un feu. Nous allons passer à la seconde étape, tu dois apprendre à contrôler le bien. Nous sommes capables, dans une certaine mesure, de transformer l’énergie du bien qui est autour de nous afin de soigner les autres.

Je le sens qui s’approche de moi, il pose ses mains sur mes épaules et je sens une chaleur et des picotements me descendre le long des bras faisant fuir toute douleur de ceux-ci. J’ai l’impression de passer sous une douche fraîche.

— Ce que j’ai fait là s’appelle apposer les mains. Plus nous sommes en accord avec le bien et nous-mêmes, plus nous pouvons guérir les gens. De la même façon, nous pouvons aussi convertir et emmagasiner cette force pour frapper les créatures issues du mal, comme les morts-vivants ou les démons par exemple. Mais ne sautons pas les étapes. Déjà, la guérison. Tiens-toi droite !

Je me redresse et il tire mes épaules en arrière.

— Essaye d’emmagasiner cette énergie de bien que tu as autour de toi, et de l’envoyer dans tes mains.

J’essaye, mais je n’y arrive pas, je recommence une bonne dizaine de fois, mais je ne sais pas comment faire.

— Bon… Nous allons utiliser une technique mise au point par les moines, mais qui a fait ses preuves. Tu inspires par le nez, ensuite tu vas souffler par la bouche, la bouche doit faire un O. Le son doit partir du ventre et remonter sur tout le long du corps, il doit être profond, lent et durer longtemps. S’il est bien fait, tu dois sentir ton corps vibrer avec le son. Le but étant de te vider l’esprit tout en te mettant en harmonie avec l’énergie qui baigne ce lieu. Vas-y.

Je me sens un peu bête, mais je ne discute pas. J’essaye plusieurs fois et Sir Anor corrige ma façon de faire, au bout de dizaines de tentatives il se dit satisfait et me demande de continuer comme cela. Je continue donc jusqu’à ce que je sente l’énergie de l’endroit. C’est quelque chose de très diffus et qui prend sa source dans chaque brin d’herbe. Je rassemble donc cette énergie que je visualise dans ma tête comme autant de petites gouttes qui formeraient une mare pure et claire. Je l’envoie ensuite dans mes mains et je sens la même chaleur au bout de mes doigts que tout à l’heure avec Sir Anor, bien qu’en nettement moins puissant. J’ouvre les yeux.

— C’est bien, tu as la sensation, tu sais comment faire. Le reste viendra. Ce qui sera difficile par la suite, ce sera de faire appel à cette énergie même dans les moments les plus atroces. Et c’est seulement ta foi qui pourra générer cette énergie dans ces moments-là. Viens, allons manger.

Je me sens vidée, mais je suis heureuse.

— Que pouvons-nous faire de plus ?

Je sers les haricots en attendant sa réponse, il réfléchit un moment avant de me dire.

— Notre foi nous permet d’être plus rapides, plus résistants. Nous ne craignons ni la maladie, ni la peur, et nous pouvons guérir les affections. Et quand tu seras en osmose avec l’essence même du bien, les dieux te permettront de lancer des sortilèges comme les prêtres. Mais tu n’en es pas là, finit-il par dire en riant.

— Et votre cheval, maître ? J’en aurai un comme le vôtre ?

Il me répond entre deux bouchées.

— Si ta foi est assez forte, oui, il viendra à toi, tu n’auras même pas à le chercher et tu verras que tu auras avec lui un lien très spécial. Comme si c’était une extension de toi. Les paladins de Lumness ont des chevaux, toi… Je ne sais pas ce que cela pourra donner, dit-il en souriant.

J’aime Sir Anor, je l’aime comme une fille peut aimer son père, il ne m’a jamais jugée pour mes choix qui pourtant ne sont pas les mêmes que les siens. Je lui dois tellement, ici, dans ce lieu, je lui envoie des vagues d’amour et je suis certaine qu’il les reçoit.

Il me regarde, ses yeux pétillent et un lien se crée entre nous.

— Va dormir, Sendre. La journée a été longue pour toi, et demain elle sera longue pour nous deux.

Je me lève et je m’aperçois que j’ai mal partout.

— Bonne nuit, Seigneur.

— Bonne nuit, Sendre.

Je m’allonge et je m’endors comme une masse, laissant, à ma grande honte, Sir Anor s’occuper de la vaisselle et du rangement. Je me réveille de très bonne heure, je me lève et je visite un peu le site. Je trouve un peu en contrebas une petite mare d’eau propre. Je décide donc d’y prendre un bain, l’eau est froide, mais pas plus que celle que j’avais au monastère et je suis assez endurante aux températures basses. Je fais assez vite afin d’être sortie avant que Sir Anor ne se réveille. Je sais qu’il n’est pas du genre à m’espionner, mais je ne voudrais pas le mettre mal à l’aise. Ensuite, je vais m’habiller et je vais laver son linge et le mien, en même temps je prépare le petit déjeuner.

Lui se lève à peu près en même temps que le soleil.

— Où allons-nous ?

Je lui tends son bol en même temps que ma question.

— Plusieurs commanderies ont envoyé des chevaliers consacrés, nous allons retrouver l’armée régulière. Il y a eu des problèmes avec des verts, des villages ont été pillés et des villageois capturés. Nous y allons afin de sécuriser la zone et délivrer les gens.

— C’est un ordre de la régente ?

— Disons que c’est une requête, répond-il en soufflant sur son gruau chaud. Les différents ordres de chevaliers consacrés sont indépendants, nous avons notre propre politique, mais nous aidons le pouvoir en place lorsque cela s’avère nécessaire. Certains d’entre nous décident de mettre leur épée au service de la famille royale, mais c’est une minorité.

En journée nous rejoignons les autres chevaliers de l’ordre, environ une cinquantaine sans compter toute leur suite. Alex vient à notre rencontre.

— Mes respects, Messire Anor, Sendre. Il incline la tête vers moi. Son attitude vis-à-vis de moi est maintenant toujours courtoise et je pense qu’il me fait un peu la cour bien qu’il ne l’avoue pas. Il a des côtés un peu rigides et agaçants, mais c’est un homme bon et prévenant.

— Alex, comment vas-tu ?

— Très bien, Messire.

— Alors, quelles sont les nouvelles ?

— Il est prévu de faire la jonction avec les réguliers à la bourgade de Permatim. Là, nous diviserons nos forces afin de couvrir la plus grande surface possible.

— Très bien, Alex, voudras-tu te joindre à mon contingent ?

— Avec plaisir, Messire. Il me fait un clin d’œil. Vous êtes très belle, Sendre, ce bijou vous sied à merveille, bien qu’un peu étrange.

Il lance son cheval pour remonter la colonne sans me laisser le temps de répondre.

— Je crois qu’il t’aime bien, me lance Sir Anor en gloussant.

— On dirait, oui… J’espère qu’il ne va pas en faire trop pour m’impressionner, dis-je dans un sourire.

— Ça… Sir Anor hausse les épaules.

Notre voyage dure encore une semaine. Le soir, je chante souvent accompagnée de plusieurs chevaliers. J’ai une belle voix et elle a été entraînée par mes années passées au monastère, certains chevaliers ont aussi une voix qui m’accompagne bien.

Lorsque nous arrivons au lieu de rendez-vous, il y a des tentes de soldats partout et ils semblent tous soulagés de voir les chevaliers consacrés se joindre à eux. Sir Anor et quelques autres seigneurs de haut rang sont conduits à la tente de commandement. Nous sommes introduits dans une tente où plusieurs hommes en armure parlent autour d’une carte. Je me positionne à côté d’un des pans de la tente et j’attends au cas où mon chevalier aurait besoin de moi.

À notre entrée, un homme d’une cinquantaine d’années vient vers Sir Anor et lui donne l’accolade.

— Sir Anor, votre présence me fait chaud au cœur. C’est bon de vous revoir et de savoir que vous serez parmi nous.

— Colonel Lipra, je suis heureux de pouvoir vous aider, vous me montrez ?

— Bien sûr, venez voir.

Il se dirige vers la carte et lui montre des choses dessus.

— Les verts se sont regroupés d’une façon étrange et particulière. Ils semblent travailler de conserve ce qui est assez inhabituel. Cela laisse à penser qu’ils ont maintenant un commandement unique, ce qui n’est pas très bon. Ceci dit, ils ne savent vraisemblablement pas que nous sommes là, nous devons donc les casser avant qu’ils ne s’organisent trop.

— Vous comptez attaquer quand ?

— Ils ont des otages, nous devrons donc frapper là où ils seront le plus vulnérables. Je veux éviter au maximum les morts inutiles et délivrer le plus de gens possible, nous attaquerons aux premières lueurs du soleil. C’est là qu’ils seront le plus dérangés.

— Très bien, voulez-vous que les chevaliers commandent certaines de vos troupes ?

— Avec joie, je vais vous attribuer des unités.

Les heures qui suivirent furent un long et pénible passage de pouvoir entre les réguliers et les chevaliers. J’appris, contre un mal de dos terrible à attendre toute droite dans mon coin, que nous allions diriger plusieurs unités réparties entre Sir Anor et Alex.

Le soir, je m’entraîne avec des soldats, je m’aperçois avec satisfaction que bien que n’étant encore qu’écuyer, je suis maintenant meilleur bretteur que la plupart des soldats du rang. Les hommes ne dorment pas bien cette nuit-là, moi non plus d’ailleurs. Sir Anor me dit que c’est normal, c’est dû à l’anticipation qui précède toute bataille.

Nous sommes tous levés très tôt, les gens plient les tentes, les troupes se dispersent et chacun part en direction de son objectif. Pour l’occasion, je suis équipée de mon épée longue, d’une armure de cuir et d’un petit bouclier en bois.

— Tu resteras en arrière, Sendre, je ne veux pas que tu risques ta vie inutilement. Ton travail consistera à garder nos affaires et à achever les fuyards s’il y en a.

— Les achever, Sir ? Et s’ils se rendent ?

— Les verts ne se rendent pas, déclare Alex d’une voix dure. Si vous voyez un ennemi, Sendre, appelez-moi, je viendrai à votre secours.

C’est gentil de sa part, mais sa façon de me considérer encore comme une jeune donzelle en détresse m’agace toujours autant.

Nous marchons en silence dans la forêt. Sir Anor va commander les quelques troupes à cheval, Alex les troupes à pied, beaucoup plus nombreuses. Un éclaireur vient à notre rencontre, dans la forêt il fait encore un noir d’encre et les torches sont interdites.

— Ils sont à trois cents mètres devant nous Sir. L’enclos des prisonniers se trouve au centre, il y a beaucoup de femmes et d’enfants dedans.

— Bien. Je vais foncer avec les cavaliers directement sur l’enclos afin de protéger les gens. Alex, tu me suis au plus près, il faudra enfoncer leurs lignes au plus vite afin de me rejoindre que je ne reste pas coincé au milieu trop longtemps. Tu iras avec les piquiers et tu enverras tes archers prendre position autour du camp.

— Oui, Messire.

Alex donne ses ordres aux archers pour qu’ils prennent position et prépare ses hommes pour la charge à pied.

— Sendre, tu restes là, cela ne devrait pas durer trop longtemps.

— Oui, Sir.

— Allons-y, prêt, Alex ? Cavalier, trois derrière moi le reste en formation en V. Allons-y !

Il lance son destrier, suivi des autres cavaliers. Les troupes à pied partent tout de suite après eux. Quelques secondes plus tard, j’entends des cris scandant :

— Lumnesssssssss !

Suivi de bruits de combats. Je reste vigilante à ce qui se passe quand le soleil commence à pénétrer dans la forêt. Je suis avec les pages et l’écuyer d’Alex quand nous voyons arriver une forme d’une taille importante qui perce la brume devant nous. L’écuyer d’Alex s’enfuit en courant en criant le nom de son seigneur, derrière moi les pages se figent et se rassemblent.

Je suis pour ma part en position de combat, épée à la main, lorsque je vois un Orque arriver directement vers moi. Il se fige en me voyant, il est terrifié, je rectifie tout de suite. Il ne s’agit pas d’un orque, mais d’une Orque avec ses petits. L’un d’eux est encore tenu dans un sac sur son dos et les deux autres petits s’accrochent à elle de chaque côté de ses flancs. Elle me menace d’un couteau en os dérisoire et grogne en ma direction. J’entends derrière elle le bruit des soldats qui se rapprochent, je rengaine mon épée doucement et sans baisser ma garde je lui fais signe de la main de passer. Elle me regarde étrangement, se méfiant d’une ruse quelconque, alors je lui parle avec douceur.

— Passe, vite, cours et protège tes petits, vite…

Mes gestes se font plus pressants, mais ce qui la décide enfin c’est le bruit des pas qui arrivent derrière elle. Elle se met alors à courir, mais des soldats arrivent en face d’elle lui coupant sa route.

— Là ! déclare un soldat avant de foncer dessus.

Je cours à mon tour en hurlant.

— Nnnoooonnnnn.

L’Orque et les soldats se figent, je dégaine mon épée et je me mets en rempart entre elle et eux. L’homme de tête me regarde avec stupéfaction.

— Mais… Mais ce sont des Orques, nous devons les tuer.

— Non, c’est une femelle avec ses petits, je ne vous permettrai pas de la tuer.

Les soldats hésitent, ils voient mon air déterminé, savent que je suis l’écuyer de Sir Anor et certains ont croisé le fer avec moi. C’est à ce moment qu’Alex arrive, à mon plus grand soulagement.

— Que se passe-t-il ici ?

Son épée brille de la force de sa foi, Lumness est avec lui et l’auréole de son pouvoir.

— Alex, vous tombez à pic, ils veulent tuer cette femelle et ses petits.

— Et alors ?

Mon sang se glace dans mes veines, je le regarde implorante.

— Mais… Ce sont des bébés et leur mère… Nous… Nous ne pouvons pas.

Son regard se fait dur.

— Je vous pardonnerai cette sensiblerie féminine si vous vous poussez tout de suite, Sendre et que vous laissez ces braves gens faire leur travail. C’est une Orque, et Lumness est très clair, les Orques doivent tous être éradiqués, tous les verts doivent mourir.

Mon regard devient dur comme le diamant, et les dents serrées je déclare.

— Vous ne passerez pas, je mourrai plutôt que de vous laisser commettre cette atrocité.

Alex lance alors son cheval sur moi. Derrière moi, terrorisée, l’Orque s’enfuit. Elle est immédiatement criblée de flèches.

— Nnnooooonnnnn.

Je me précipite et je commence à taper les soldats avec le plat de mon épée.

— Maîtrisez-la et mettez-la aux fers, elle sera jugée plus tard.

Je me débats et je donne des coups de poing, des coups de pied, je mords les doigts et les mains qui passent à ma portée. J’entends un dernier :

— Maudite femme idiote et sensible.

Et c’est le trou noir lorsque je me prends un coup de pommeau derrière la tête. Je m’écroule… La dernière chose que j’entends, c’est le bruit de cochon qu’on égorge lorsqu’un soldat passe sa lame à travers la gorge du bébé Orque.

Je me réveille avec un mal de crâne terrible, j’ai de lourdes chaînes aux poignets et aux chevilles. Pour couronner le tout, je suis dans une cage, une grosse caisse en bois d’où je peux voir l’intérieur d’une tente entre les planches. J’ai soif et j’ai du sang séché qui me macule les cheveux, je n’ai aucune idée de combien de temps j’ai passé dans cet endroit. Pas trop longtemps j’imagine, je n’ai pas vraiment faim et ma vessie me laisse encore quelque répit. J’entends le mouvement des gens dehors, et il se passe encore un long moment avant que la tente ne s’ouvre. C’est Sir Anor qui entre, il n’a plus son armure et il a pris le temps de faire un peu de toilette. Je me tends, je rassemble toute ma colère et mon indignation. Je suis prête à le recevoir et à lui cracher au visage si nécessaire, je me recroqueville dans un coin et j’attends, le visage fermé. Il rabat la tenture derrière lui et il manipule un cadenas pour ouvrir la porte de la cage, ensuite il enlève mes chaînes. Je frotte mes poignets endoloris et je le regarde faire, il se tait toujours. Il enlève ensuite les entraves de mes chevilles et jette les chaînes au loin, ensuite il me tend une gourde. Je la prends et je bois goulûment sans le quitter des yeux, je la lui rends en silence. Il reprend la gourde et la place hors de la cage. À ma stupeur, il s’assoit à côté de moi dans la cage et passe un bras autour de mes épaules, il me tire vers lui et vient placer ma tête sous son menton. Avec son autre main il me caresse les cheveux, je sens ma colère partir, me laissant sans force, une boule grandit dans ma gorge et je ravale un hoquet. Alors, d’une voix douce il me dit.

— Pleure, mon enfant, pleure, cela soulage parfois…

Cela brise ma résolution, ma digue mentale se fissure et craque sous la pression et je me mets à pleurer comme un bébé dans ses bras, lui marmonne une sorte de berceuse tout bas. Puis il me dit d’une voix douce.

— C’était nécessaire, tu sais.

Je ne relève pas ma tête et je parle à travers mes sanglots.

— N… Non… c’est… C’est… c’était des bébés… On a… tué… des bébés.

— Oui, Sendre, mais ils seraient devenus adultes et ils auraient tué d’autres gens innocents.

— Alors que là… Quand… Quand leurs autres tri… Tribus vont voir cela… Cela va aller… Com… Comment, croyez-vous ? Ils… Ils… Ils vont être en fureur contre… Nous et ils auront raison… Nous… Nous sommes… Des monstres… Nous sommes… Pire qu’eux…

— Tu ne peux pas dire cela Sendre, ce sont des bêtes sanguinaires, des monstres qu’il faut détruire.

— Ah oui ?

J’essuie mes larmes avec le revers de ma manche comme un enfant, et Sir Anor me tend un mouchoir pour que je me mouche. Je souffle dedans bruyamment, ce qui arrache un sourire à Sir Anor.

— Dites-moi, Messire, avons-nous sauvé des gens ?

— Oui… des femmes et des enfants, ils les gardaient comme esclaves.

— Je vois… Les Elfes et les Nains nous ont appris à nous libérer des verts. Nous avons gagné notre liberté, nous les avons fait fuir de leurs terres, nous les pourchassons, nous colonisons leurs domaines et nous les massacrons, eux nous capturent et nous font vivre en esclavage et nous nous pratiquons un génocide. Où est le bien dans tout cela, Messire ?

— Sendre… Il faut bien que nous vivions, que nous nous défendions.

— Je n’ai rien contre le fait de nous défendre, mais je ne puis supporter que l’on tue des enfants. Ils n’avaient rien fait. Ils étaient innocents autant que n’importe quel bébé Humain.

— Ils auraient grandi, Sendre… Et ils nous auraient ensuite fait du mal.

— Compte tenu de ce qu’on leur fait subir, comment le leur reprocher ? On les fait grandir dans la haine, et la haine génère la haine. J’ai vu une Orque qui aimait ses enfants, prête à mourir pour eux. Il y avait de l’amour farouche dans ses yeux et on les a massacrés. Si l’un de ses enfants a survécu, comment croyez-vous qu’il va grandir ?

— Les laisser en vie n’aurait rien changé. Un jour ils nous auraient attaqués, et tué de pauvres gens.

— On n’en sait rien… Donc, plutôt que de prendre le risque pour plus tard, même si certains ne le feront jamais, on les tue tous, c’est ça ?

Je marque un temps de pause.

— Messire ?

— Oui ?

— Est-ce qu’un jour, quelqu’un a essayé de discuter avec eux ? Pour voir s’il était possible de faire quelque chose ?

Il prend le temps de répondre et il regarde le fond de la cage comme si elle n’était pas là.

— Je ne sais pas… Je ne pense pas…

— Messire… Je crois que lorsque l’on tire l’épée, on a déjà perdu. Quelle que soit la raison, lorsque la lame parle, le bien recule… Il n’y a parfois pas d’autres solutions, mais elle doit être la dernière et… Ne me demandez jamais de faire ce qu’Alex a fait. Je ne le ferai pas…

Il me serre contre lui.

— Sendre… Tu es la meilleure d’entre nous. Je ne sais pas vraiment ce que pourra donner ta façon de voir, mais je ferai ce que je peux pour t’aider dans ta voie. Mais fais attention à toi, et pense à ne pas essayer de protéger les bêtes plus que les Humains. N’oublie tout de même pas d’où tu viens.

— Oui, Messire…

— Allez viens, suis-moi.

Il se lève et m’aide à sortir de ma cage, quand je mets le pied dehors je sens les regards hostiles qui sont braqués vers moi. Alex arrive et parle directement à Sir Anor.

— Messire, j’ai décidé d’aller accompagner la croisade, je viens vous dire au revoir avant de partir.

— Prends soin de toi, Alex.

— Vous de même, Monseigneur.

Il n’a clairement pas aimé la façon dont Sir Anor semble me pardonner. Il prend cela comme un acte de faiblesse, il me jette un regard plein de dédain que je lui renvoie. Il ne me respecte pas, je ne le respecte pas non plus. Et si un jour je dois choisir entre mes convictions et lui, j’espère pour lui qu’il ne sera pas à ma portée. Il se retourne et part avec son écuyer rejoindre le gros des forces de la lumière. Moi, je rentre à la commanderie avec Sir Anor, j’ai beaucoup de choses à penser, par les dieux bons, que le monde est compliqué…

Hinriegh

— Dégage, tout de suite !

Le ton de Safir est urgent, je bouge en fonction de ce qu’il me dit et je sens un pied qui me frôle les côtes.

— Debout, feignasse d’Humain… Comment pouvez-vous passer autant de temps à dormir alors que vous vivez si peu ?

Je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil, je dors entre cinq et six heures par nuit, mais c’est à croire que les Elfes Noirs ne dorment jamais. Mislchi m’a dit qu’il en allait de même pour les « blancs » comme elle les appelle, les Elfes de la surface. Quatre heures sont déjà considérées comme une grosse nuit pour les Elfes, surtout chez les Elfes Noirs qui sont toujours sur leurs gardes. Elle essaye de nouveau de me donner un coup de pied que j’évite plus facilement que la première fois, je lui attrape la cheville et je la tire vers moi la déséquilibrant. J’ai encore gagné en force, et j’arrive à compenser largement son agilité quand je suis au corps à corps. Elle tombe lourdement sur les coussins à côté de ma couche et je lui saute dessus. Elle est complètement habillée, enfin, habillée comme le sont les Elfes Noirs, c’est-à-dire de façon extrêmement provocante.

— Tu pourrais trouver des moyens plus agréables pour me réveiller, non ?

Elle rentre le menton en me crachant presque dessus.

— Tu dois me mériter, petit mâle Humain.

Elle prend une grande inspiration et me propulse sur le dos en prenant place sur moi.

— Mais moi j’ai envie de toi, déclare-t-elle en me mordant l’oreille.

— Je croyais que je devais te mériter ?

— Juste, mais moi je me satisfais quand et où je le souhaite.

Elle utilise son pouvoir pour nous entourer d’un globe de ténèbres et masquer nos ébats. Cela fait des mois que je suis ici, j’ai beaucoup appris sur l’art du combat et la magie. Heureusement que Safir est là pour veiller sur moi, sinon je crois que Mislchi m’aurait tué plusieurs fois déjà. Ou du moins m’aurait-elle mis dans un sale état.

Je ne sors pas trop de sa maison, et quand je le fais c’est avec des ordres très stricts. Tout chevalier noir et fils de la Rafinakena que je sois, les routes ne sont pas sûres pour moi.

La sœur de Mislchi, Srishi, est revenue avec Leyna quelques semaines après nous. Leyna m’a dit que la cérémonie était impressionnante à voir et que Srishi avait décidé de réintégrer son corps. Revenir de parmi les morts est toujours une épreuve traumatisante et Srishi a eu du mal à s’en remettre, mais le temps passant elle va de mieux en mieux.

Leyna suit des cours sur les sciences occultes avec les plus grands maîtres de magie noire, elle avance à une vitesse folle. Elle ne peut pas me servir ici, cela ne serait pas correct et irait à l’encontre de leur façon de vivre la plus élémentaire. Une femme ne sert pas un homme, point final.

Je sais que Leyna est chagrinée par le fait de moins me voir, elle a ses propres appartements et ses propres serviteurs Elfes Noirs. Je sais aussi qu’elle voit d’un mauvais œil la relation que j’ai avec Mislchi, bien qu’elle entretienne de très bons rapports avec elle. Elle sait que je ne suis qu’un jeu pour Mislchi.

Ma mère a tenu sa parole, elle a commencé à dispenser le savoir du Dieu Mourant. Mais cela a posé un problème aux Elfes d’avoir un dieu homme. Elles ont donc décrété qu’un dieu pouvait être homme ou femme et qu’elles vénéreraient la forme femme du Dieu Mourant, la Déesse Agonisante. Le plus surprenant, c’est que cela fonctionne.

Nos ébats durent plus de deux heures, Mislchi est infatigable, quant à moi, je ne dois qu’à mes nouveaux dons de pouvoir tenir si longtemps, n’importe quel homme aurait demandé grâce bien avant. Je ne suis sauvé de la défaite amoureuse que par l’heure qui passe et le fait qu’elle a un entretien important avec sa mère et d’autres dirigeantes de maisons ce matin. Ce qui au début est un plaisir, la douceur de sa peau, ses muscles fins et bien dessinés, la chaleur de son corps, mais tout cela finit en torture à la fin et c’est avec soulagement que je la sens me rejeter.

— Pas trop mal pour un Humain… Mais il va falloir que tu progresses encore si tu ne veux pas que je me lasse. Allez, lève-toi maintenant, assez flâné.

Elle saute du lit avec aisance me laissant comme mort sur la couche. Il faut que je me lève, alors que la seule chose que je voudrais maintenant c’est dormir. Je me force à me relever quand je vois la gemme.

— Mislchi.

Mon ton la fait se retourner vers moi.

— La gemme, elle est rouge, ma mère me demande.

— Si la Rafinakena te demande, je vais te raccompagner tout de suite. Il ne faut pas la faire attendre, prépare-toi, je vais prévenir ma Mère. Contacte Leyna rapidement, qu’elle se tienne prête.

Je lui fais un sourire coquin.

— Je vais te manquer ?

Elle réfléchit.

— Bizarrement, peut-être un peu oui, je n’avais pas fini de jouer avec toi.

— Crois-tu que nous nous reverrons ?

— Certainement.

Elle commence à partir de nouveau.

— Mislchi, une dernière question.

— Vite, Hinriegh, je n’ai pas le temps de parler là, je vais être en retard.

— Nous avons beaucoup fait l’amour, crois-tu que… Crois-tu que tu pourrais tomber enceinte ?

Elle éclate d’un rire aigu et joyeux, elle revient vers moi à pas de chat et me pose un baiser sur les lèvres. Elle me tient la tête avec les mains quand elle déclare.

— Mon cher, mon tendre Humain… Nous autres Elfes ne sommes fertiles que deux semaines tous les deux ans, et nous savons parfaitement quand c’est. Alors oui, la question d’une héritière venant de toi pourrait être intéressante à débattre, mais ce n’est pas le cas actuellement. Allez, j’y vais maintenant, petit mâle.

J’ai fini de m’habiller lorsque Leyna fait irruption dans la pièce.

— Seigneur, nous rentrons ?

— Il semblerait que oui, Leyna.

Elle applaudit et tourne dans la pièce comme une abeille irait de fleur en fleur.

— Chouette, chouette, chouette, nous rentrons.

Je la regarde, je suis pour ma part loin de dégager son enthousiasme.

— Tu ne te plaisais pas ici ?

Elle s’arrête et penche la tête.

— J’ai appris beaucoup de choses, je ne dis pas, mais la lumière du soleil me manque. Nous ne sommes pas des Elfes, j’ai besoin de soleil pour vivre moi. Le soleil artificiel cela va un temps, mais après il faut faire quelque chose.

Elle a raison, bien entendu. Il n’empêche, cela m’a bien changé les idées. Nous partons quelques heures plus tard avec Mislchi, Srishi et un détachement de soldats. Le retour se passe bien et Leyna semble de plus en plus excitée au fur et à mesure que nous nous rapprochons de l’entrée.

Nous arrivons au bout de quelques jours au niveau de la cavité que nous avions empruntée la première fois. Nous faisons nos adieux aux Elfes Noirs, je regarde Mislchi à la lumière des tubes qui vont nous permettre de remonter, je lève un sourcil.

— Un dernier baiser ?

Elle me regarde avec un demi-sourire.

— File !

— Tant pis.

Je me retourne et je commence à partir, quand la lanière d’un fouet m’entoure d’un coup et me tire en arrière. Je me retourne pour voir Mislchi tirer dessus. Je me dirige donc vers elle en faisant mine de lutter un peu. Je hausse encore une fois les sourcils.

— Tu n’apprendras donc jamais, l’Humain, quand moi je le décide.

Elle décolle alors du sol pour me poser un long baiser sur les lèvres en me mettant la main dans les cheveux. Elle me fait ensuite tourner en plaçant ses mains sur mes épaules et me pousse en avant en me donnant une dernière tape sur les fesses.

— Allez, file et n’oublie pas de présenter mes respects à la Rafinakena ou je t’arrache la tête.

— J’y penserai, rassure-toi, au revoir Mislchi, au revoir, Srishi, à une autre fois.

— Au revoir, l’Humain.

Je me dirige vers l’élévateur magique, je préfère passer le premier, on ne sait jamais ce qui peut arriver. L’estrade de pierre est comme dans mon souvenir, cela remonte pourtant à longtemps maintenant. Des globes lumineux éclairent l’endroit, il nous faut une bonne dizaine de minutes pour que nos yeux se fassent de nouveau à cette luminosité. Mais je préfère que l’on prenne notre temps, mieux vaut ici que de l’autre côté. Je me dirige vers le pentagramme dessiné sur le sol et j’y dépose la pierre, celui-ci s’active doucement.

— Viens contre moi, Leyna, il faut que nous passions tous les deux en même temps.

Elle prend le sac avec les affaires et elle vient se coller à moi en me serrant contre elle. Par le Dieu Mourant, qu’est-ce qu’elle a grandi, je la vois pour la première fois à la lumière depuis si longtemps. Je sens sa poitrine contre moi, c’est une vraie femme maintenant, nous faisons un pas et nous entrons dans le champ du téléporteur.

L’impression de tournis et une légère nausée sont comme d’habitude au rendez-vous lorsque je prends les téléporteurs. Nous arrivons dans la salle que nous avions utilisée pour partir le premier jour. Elle est déserte et plongée dans la pénombre, cela ne m’ennuie pas, bien au contraire, il va me falloir un peu de temps avant que mes yeux ne se réhabituent. Je sors de la pièce avec Leyna et nous nous dirigeons vers mes appartements. Les gens qui nous croisent, lorsqu’ils me reconnaissent, ouvrent de grands yeux et me saluent en disant qu’ils sont contents de me revoir. J’attrape un coursier et je lui demande de faire parvenir un message à ma mère indiquant que je suis de retour. Il vaut mieux qu’elle l’apprenne en direct que par des bruits de couloirs. Elle aime savoir ce qui se passe chez elle et je la comprends.

Arrivé dans mes appartements je débarrasse Leyna de ses affaires et je l’aide à ranger, les habitudes prises chez les Elfes Noirs ne vont pas s’effacer en une journée. Nous nous sourions à cette pensée parce qu’elle nous traverse en même temps. Leyna a la peau pâle due au manque de soleil, je pense que je dois être dans le même état. Je suis un peu triste de rentrer chez moi, mais c’est nécessaire, je ne sais pas combien de temps mon corps aurait pu encore supporter le manque de soleil. D’un autre côté, Leyna est rayonnante, je ne l’avais pas vue aussi heureuse depuis longtemps et son sourire me fait chaud au cœur.

Je reçois un mot de ma mère disant que des affaires graves requièrent ma présence de toute urgence, mais que cela pourra attendre demain, le temps que je reprenne mes marques. Ma mère me laisse le temps de souffler, prendrait-elle soin de moi maintenant ? Elle doit vieillir…

Leyna reprend ses habitudes en remettant de l’ordre dans les pièces, il n’y a pas grand-chose à faire parce que les domestiques ont tout tenu dans un état impeccable. Je m’occupe d’allumer un feu, plus pour le plaisir de le regarder que pour la chaleur en fait. Nous ne parlons pas, ni l’un ni l’autre. Nous profitons de notre connivence retrouvée pour faire nos tâches dans le plus grand silence. Il est reposant de retrouver une certaine routine parfois. Je m’installe dans mon fauteuil favori et elle vient m’aider à enlever mes bottes. Cela fait longtemps que personne n’a enlevé mes bottes à ma place, encore moins une femme. Je la regarde, elle me regarde et me sourit, ce n’est pas une obligation pour elle, elle le fait par simple plaisir, je le vois bien. Elle passe ensuite à ma cuisine personnelle et place deux couverts sur la table, je ne dis rien.

Elle va chercher le repas, l’odeur d’un ragoût de lapin vient me tirer de mon fauteuil et je l’aide à s’asseoir à la table. Elle me regarde mâcher ma première bouchée, je ferme les yeux, c’est un pur délice. Je ne dis pas que les lézards et les champignons que font les Elfes ne sont pas bons, mais il est bon aussi de retrouver ses propres plats. Je plisse les yeux de plaisir, Leyna sourit et attaque son déjeuner à son tour.

Elle est à mon service, c’est techniquement toujours mon esclave, mais quelque chose de plus s’est créé durant notre absence. À la fin du repas elle me lance un regard espiègle et claque des doigts, des filaments noirs semblent sortir de l’obscurité et des formes vaguement humanoïdes se forment alors tels des fantômes tremblotants. À la place des yeux et de la bouche, ils n’ont que des trous béants et leurs membres ont des positions grotesques. Ils sont trois et se mettent à débarrasser la table. Leyna pose son menton dans le creux de sa main gauche, le coude posé sur la table, elle sourit un peu comme si elle somnolait et agite doucement sa main droite comme si elle suivait la cadence d’une musique imaginaire. La lumière baisse et des sons venant de nulle part se font entendre, un air langoureux qui semble sortir de partout à la fois. Décidément, elle a fait de gros progrès. Elle se lève et me tend la main, je me lève et elle entoure mon cou de ses bras. Elle commence à balancer son corps lentement au rythme de la musique. Je suis son mouvement et je l’enlace à mon tour, mes bras autour de sa taille fine. Nous nous retrouvons à danser, cela dure longtemps, nous ne sommes que tous les deux et nous nous retrouvons. J’ai vingt et un ans et je suis prince de Gorgarzan, elle a dix-sept ans et elle est mon esclave, mais ce soir elle est plus que cela, beaucoup plus. Au bout d’un long moment, je me recule un peu, elle lève sur moi des yeux flamboyants, je dépose un baiser sur son front et chacun de notre côté nous allons retrouver notre chambre.

Ce matin encore nous prenons notre petit déjeuner ensemble.

— Leyna, fait attention quand nous sortirons d’ici, tu dois reprendre tes anciennes habitudes.

Elle hoche la tête.

— Oui, oui, je sais, Seigneur, ne vous inquiétez pas.

— Tu es contente d’être rentrée ici j’ai l’impression.

Elle baisse la tête, mais je la vois rougir un peu, c’est d’autant plus visible avec notre peau qui est devenue si blanche.

— J’ai beaucoup appris chez les Elfes, mais je dois avouer que je suis contente d’être rentrée.

Certaines questions me brûlent les lèvres, mais j’hésite. Si je les pose, elle me répondra, mais je ne suis pas certain de vouloir la mettre dans l’embarras, ni forcément d’aimer les réponses que j’entendrai. Je préfère donc me taire et me lever afin de me préparer à aller voir ma mère. Une fois prêts nous partons dans la direction de ses appartements, lorsque nous arrivons les gardes de faction m’ouvrent immédiatement la porte. Je me dirige vers son salon privé où elle est en train de finir son déjeuner. Elle a l’air fatiguée et ses traits sont tirés, elle me sourit quand elle me voit arriver et tend une main vers moi les doigts légèrement repliés et la paume vers le bas. Leyna la salue en faisant une révérence, mais ma mère, comme à son habitude, ne la regarde même pas. Les esclaves ont toujours fait partie du mobilier pour elle. Je me dirige vers elle et je pose mes lèvres sur sa main.

— Assieds-toi, je t’en prie. Tu as une mine affreuse, on dirait un vampire tellement tu es pâle, tu ferais presque peur.

— Alors que vous, mère, êtes toujours aussi superbe, lui réponds-je en souriant.

— Tu es un vil flatteur et tu ne sais pas mentir… Je sais très bien que j’ai une mine affreuse mon fils, nous avons beaucoup de soucis en ce moment.

Mon air s’assombrit.

— C’est si mauvais que cela ? Les frontières Est ?

— Non, pas Est… Écoute, je n’en ai pas parlé à ton père, il a assez de soucis comme cela lui aussi sans que nous devions nous lancer dans une guerre maintenant. Le royaume est faible actuellement, trop faible pour pouvoir risquer des mesures extrêmes. Pourtant… Si nous restons sans rien faire nous allons montrer notre faiblesse ce qui ne serait pas bon non plus.

Je me penche vers elle.

— Mère, dites-moi… que s’est-il passé durant mon absence ?

Elle se carre dans son siège et pose les mains à plat sur la table, je vois qu’elles tremblent légèrement et cela me terrorise, ma mère n’a jamais tremblé. Je ne sais pas si c’est de fatigue ou de rage, dans un cas comme dans l’autre, cela n’augure rien de bon.

— Te rappelles-tu ce centre de création de koralist que je t’ai fait visiter ?

J’acquiesce.

— Il a été détruit…

— Détruit ? Je suis halluciné. Par qui ? Par quoi ?

Elle lance une grande inspiration.

— Des chevaliers consacrés de Lumness en provenance de Chasèle.

— De Chasèle ? En Gorgarzan ? Mais par où sont-ils passés ?

— Par le royaume d’Oumm El Khaï via le Nirgor.

Je n’en crois pas mes oreilles.

— Qu’ils arrivent par le Nirgor, je peux comprendre… Ce sont leurs voisins et alliés, mais par l’Oumm El Khaï ? Qu’en a dit le Calife ? Il est au courant ?

— Pire que cela… Il leur a prêté assistance, logistique et même des troupes.

Je suis abasourdi…

— La régente est au courant ?

Ma mère écarte les mains en signe d’ignorance.

— Nous n’en savons rien.

— Quels sont les dégâts ?

Ma mère soupire et laisse tomber ses bras sur ses accoudoirs.

— Tout a été détruit, le cercle de Trelgrish a été… Consacré. Il est donc maintenant inutilisable. C’était notre portail le plus puissant dans les portes stables que nous avions avec les systèmes négatifs. Tout le personnel a été tué, ainsi que notre plus grand chercheur en énergie négationniste, le mage Trelmort. Tous les Gobelins que nous avions civilisés sont morts et la nurserie a été complètement détruite. Il ne reste là-bas que des ruines inutilisables…

— Mais… Pourquoi ont-ils fait cela ? lâche Leyna avant de se reprendre et de baisser la tête.

Mais ma mère la regarde d’un air las et répond tout de même.

— Nous n’en savons rien… Qui peut savoir ce qui se passe dans la tête d’un chevalier consacré ? Tu vois Hinriegh, si j’annonce cela à ton père, il va vouloir partir en guerre au nord, or c’est exactement ce qu’ils souhaitent. Le califat a massé des troupes à la frontière, si nous y allons, dans l’état dans lequel nous sommes, nous sommes morts.

Je brûle de colère.

— Les chiens, je leur ferai payer cela dans le sang.

Ma mère lève la main.

— Oui, mon fils, mais pas maintenant.

Leyna s’approche alors de nous et vient se mettre à genoux sur le tapis à côté de moi en direction de ma mère. Elle place ses mains à plat sur le sol et y pose sa tête.

— Madame ma reine, permettez-moi d’essayer de remettre cet endroit en fonction. Je… J’ai beaucoup appris chez les Elfes Noirs, permettez-moi de vous prouver que le prince, votre fils, n’a pas fait une erreur en me laissant étudier la magie de l’ombre. Je sais que je peux le faire, Madame.

Elle reste comme cela et elle attend. Ma mère braque sur elle un regard scrutateur semblant la jauger et pour la seconde fois ce soir, elle parle à une esclave.

— Sais-tu bien ce que tu demandes ? Sais-tu bien ce qu’il t’en coûtera de me décevoir ?

— Je ne vous décevrai pas, ma reine, répond Leyna d’une voix ferme.

Ma mère place ses mains en V devant sa bouche et à mon grand étonnement parle de nouveau à Leyna.

— Lève-toi !

Leyna se lève.

— Approche !

Elle obéit encore une fois à l’injonction de ma mère, elle est plus grande que ma mère étant donné que cette dernière est assise.

— À genoux !

Elle tombe à genoux et se retrouve avec la tête en face de celle de ma mère. La reine pose alors une main sur le front de Leyna et la regarde droit dans les yeux.

— Si tu fais cela pour moi, enfant, alors je te ferai moi-même citoyenne.

Je suis abasourdi, les cas de citoyenneté d’un étranger sont rares, d’un esclave exceptionnel, le dernier en date étant celui de Smirna. Mais d’une esclave de quatrième génération et qui plus est de la reine elle-même, c’est du jamais vu. Si cela arrivait, cela propulserait Leyna du rang d’esclave à celui de pleine citoyenne avec toutes les possibilités de fonctions que cela impliquerait. De plus, si cela se produisait à la suite de cet exploit, elle deviendrait alors la chef de file de nos mages obscurantistes Humains. Plus qu’une promotion, cela serait une consécration.

— Ma reine, je vais avoir besoin de moyens significatifs pour y arriver.

Ma mère acquiesce.

— Tu auras tout ce que tu voudras.

Sans quitter Leyna des yeux, elle dit alors :

— Capitaine Oudross !

Le capitaine sort de derrière une tenture et vient se placer à côté de la reine.

— Capitaine, vous partez avec Leyna sur-le-champ. Veillez à ce qu’elle obtienne tout ce dont elle aura besoin, absolument tout, priorité absolue. Vous me ferez aussi des rapports réguliers sur l’avancement des travaux.

— Oui, Votre Majesté.

Elle tourne alors son regard vers moi.

— Hinriegh, penses-tu pouvoir te séparer de ta suivante durant un temps ?

Je mets un peu de temps à recouvrer mes esprits tellement ce qui vient de se passer me laisse sans voix.

— Euh… Oui… Oui, oui, bien sûr, mère.

— Très bien, allez alors, déclare-t-elle en levant la main.

Leyna se tourne vers moi et me lance un regard indéchiffrable, puis elle se tourne et sans un autre coup d’œil elle part avec le capitaine. Une fois partie, ma mère boit une gorgée d’un liquide argenté qui se trouve dans sa coupe et m’annonce.

— Bien, mon fils, nous avons d’autres sujets à aborder maintenant.

J’écarte les bras, mains ouvertes.

— Je suis tout ouïe.

— Inutile de te décrire plus la situation, tu sais qu’elle est critique. Nous avons besoin d’or, et rapidement. Nous n’exploitons plus que nos mines principales, le manque d’esclaves ainsi que de gardes pour les surveiller se fait cruellement sentir. Toutes les mines de seconde zone sont maintenant inutilisées. Si nous les laissons perdre, il nous faudra un temps extrêmement long afin de les remettre en fonction. Ton père m’a parlé de la proposition que tu avais faite au conseil de louer ces endroits. J’aimerais donc que tu reçoives les ambassadeurs de divers royaumes afin de voir ce que l’on peut faire avec eux.

— Très bien…

Elle s’autorise enfin un sourire.

— Bien, assez parlé politique, parle-moi donc de ton séjour chez les Elfes, qu’as-tu appris ?

Je passe l’après-midi à discuter avec ma mère des Elfes Noirs et du traitement que j’ai subi avec Mislchi, ce qui ne manque pas de la faire plusieurs fois éclater de rire à ma plus grande consternation. Mais je prends cela avec bonne humeur et une affectation outrée feinte.

Je ne rentre dans mes appartements que beaucoup plus tard dans l’après-midi, en arrivant devant ma porte je constate avec surprise qu’il y a deux gardes. Ils se mettent au garde-à-vous, je reconnais le blason fait de deux griffes de rapaces se croisant, serres dirigées vers le haut. Un sourire se dessine sur mes lèvres lorsque j’entre dans mon salon personnel, une bonne odeur de cuisine emplit la salle. Un homme assez maigre se lève précipitamment en me voyant et se dirige vers moi en me faisant une révérence.

— Monseigneur, je suis désolé de me présenter à vous de façon si cavalière, imaginez bien que jamais je n’aurais fait une chose pareille sans votre permission, mais mon épouse…

Je lève la main afin de calmer le flot rapide des paroles que me lance cet homme, il ressemble à une barque dans une tempête.

— Tout va bien, duc, Je me doute bien que…

Je suis interrompu par une voix joyeuse dans mon dos.

— Hinriegh.

Je me retourne pour voir sortir de ma cuisine la duchesse Smirna de Vock. Elle se précipite vers moi et me serre contre elle. Elle se recule un peu afin de regarder mon visage, elle bascule la tête un peu de côté et fronce les sourcils.

— Tu es parti longtemps, tu m’as manqué, tu as une mine affreuse. Assieds-toi, j’ai fait un peu de cuisine, uniquement des choses que tu aimes.

Elle me fait tourner sur moi-même par les épaules et me pousse vers la table.

— Smirna, je…

— Tut tut tut tut, dit-elle en me poussant.

Je manque d’éclater de rire en voyant le duc qui ne sait plus où se mettre et quelle attitude adopter. Il est clairement scandalisé par l’attitude plus que familière de Smirna. En tant que prince de Gorgarzan, personne ne me parle jamais comme cela, je décide donc d’essayer de détendre un peu l’atmosphère.

Le duc de Vock se nomme Volgueur, c’est un homme d’environ trente-cinq ans qui doit faire dans les un mètre soixante-quinze avec des cheveux courts brun clair. Il a des yeux marron et il ne semble pas très sûr de lui, bien qu’il soit duc. Il porte en permanence une paire de lunettes rondes, et de ce que j’en sais il est toujours mal à l’aise en société. Il fuit la cour sitôt qu’il le peut et préfère s’adonner à ses recherches.

N’ayant pas le choix, je m’assois, je regarde le pauvre duc qui ne sait plus quelle position prendre alors que son épouse retourne en cuisine. Je lis sur son visage de la gêne, mais aussi une pointe de jalousie en voyant Smirna agir comme elle le fait avec moi, j’engage la discussion en souriant.

— Asseyez-vous donc avec moi, Messire, ne m’abandonnez pas seul aux mains de votre épouse.

Le duc hésite un instant et finit par tirer une chaise à lui.

— Messire, je suis désolé de l’attitude de Madame mon épouse, je…

Je l’interromps d’une main avec un grand sourire tout en fermant les yeux.

— Duc… Je connais très bien votre épouse. Ne vous inquiétez pas.

Il soupire.

— Oui, je sais…

Encore cette gêne, cette pointe de jalousie sous-jacente dans le ton. Dangereux pour moi cela. Il va falloir que je fasse quelque chose. Je me penche en avant et je le regarde droit dans les yeux.

— Duc, appelez-moi Hinriegh.

Je le fixe dans les yeux et je vois sa surprise.

— J’y tiens, duc, appelez-moi Hinriegh.

— Oui mess… Hinriegh.

Il baisse les yeux en le disant. Je n’ai aucun ami, à part mes maîtres de magie et de combat, je n’ai pratiquement côtoyé personne de façon durable. C’est pourquoi j’ai choisi Smirna à l’époque, pour avoir quelqu’un qui soit à moi, de mon âge, avec qui parler en cas de besoin. Et cela a été un grand succès, même s’il a fallu du temps pour qu’elle apprenne à me connaître. Difficile d’être amie avec quelqu’un qui vous est non seulement imposé, mais en plus que vous êtes obligé de servir.

— Je peux vous appeler Volgueur ?

Il acquiesce, c’est trop difficile pour lui de m’appeler par mon prénom, aussi décide-t-il de ne pas parler.

— Volgueur, Smirna est mon amie, ma plus grande et ma plus chère amie, mais juste cela. Nous avons une grande affection réciproque, mais il ne s’est jamais rien passé entre nous. Vous le savez, n’est-ce pas ?

Le duc rougit et acquiesce encore.

— Alors, je vous en prie, ne me l’ôtez pas. Laissez-moi cette amitié.

Il sursaute sur sa chaise.

— Mais votre alt… Hinriegh, je n’ai jamais voulu vous ôter quoi que ce soit, je…

— Volgueur, si vous êtes jaloux de la relation que j’ai avec Smirna, vous me l’enlèverez. Parce que cela va la rendre malheureuse et que je préférerais ne plus la voir plutôt que de la savoir malheureuse. Alors, regardez-moi bien, parce que je ne le répéterai pas. Je n’ai pas touché à votre épouse quand elle était mon esclave, je ne la toucherai pas plus maintenant qu’elle est duchesse.

Je tends la main en gardant mes yeux sur lui, il me fixe un instant puis il prend mon bras et il me serre l’avant-bras avec force. Je lui rends sa poignée, j’ai gagné, le duc est maintenant un allié fidèle.

— Ami ? lui demandé-je.

— Ami, répond-il dans un sourire.

Smirna arrive avec un plateau rempli de petites choses et un sourire ravi en nous voyant ainsi. Elle pose le plateau et se plante en face de moi.

— Je t’ai connu plus alerte, prince, tu dois avoir la vue qui baisse.

Interloqué, je la regarde de haut en bas jusqu’à tomber sur son ventre, je regarde alors le duc qui me sourit et de nouveau Smirna, je me lève et la serre contre moi.

— Félicitations. Cela fait combien de temps ?

— Eh bien tu es parti longtemps, je suis enceinte de cinq mois maintenant.

Je l’installe du coup sur la chaise et je la morigène.

— Tu t’assois et tu ne bouges plus.

Volgueur hausse les épaules.

— J’essaye de lui faire faire la même chose, si vous y arrivez c’est que vous avez vraiment plus de pouvoir que moi.

Smirna prend un air bougon.

— Ça va quoi, je ne suis pas malade et je ne suis pas en sucre.

Je fais un sourire entendu à Smirna et je reporte mon attention sur le duc.

— Dites-moi, Volgueur, je suis très content de faire plus ample connaissance avec vous et aussi de revoir Smirna, mais j’imagine que vous n’avez pas fait tout ce chemin uniquement dans le but de me voir.

Le duc de Vock reprend un air sérieux et il s’enfonce dans son siège, un verre à la main. Il fait tourner le liquide lentement à l’intérieur d’une façon presque hypnotique.

— En effet, Sir votre père ainsi que Sa Majesté votre mère ont demandé à tous les ducs et marquis de venir tenir un conseil de guerre. J’imagine que vous avez entendu parler des mouvements de troupes qui se font au nord. Étant donné que nous ne voulons dégarnir aucune de nos frontières, il nous est impossible de faire une défense concentrique cohérente du territoire.

Compte tenu des pertes que nous avons subies ces dernières années, c’est assez logique.

— Donc ? Quelle stratégie propose mon père ?

Le duc pose son verre.

— Il a été décidé de pratiquer une défense en hérisson.

— Je vois…

Smirna nous regarde l’un et l’autre.

— Euh, veuillez m’excuser vous deux, mais c’est quoi une défense en hérisson ?

Je décide de lui répondre.

— Vois-tu, une défense concentrique permet de faire des défenses en lignes en partant d’un point central vers l’extérieur. L’ennemi se heurte donc à des murs à chaque fois qu’il rencontre une barrière de ce type. L’avantage, c’est que si les barrières sont assez solides elles peuvent ralentir assez les mouvements ennemis afin de renforcer les brèches. L’inconvénient, c’est que cela demande une logistique humaine et matérielle colossale. C’était notre stratégie avant nos lourdes pertes de ces dernières années. Nous pouvions nous le permettre. La défense en hérisson consiste, elle, à armer et à rendre autonomes des points un peu partout sur le territoire. Cela est plus facile à contourner dans un premier temps, mais à la longue cela demande beaucoup plus de ressources à l’attaquant afin de sécuriser ces zones. Sinon, il se retrouve avec des points potentiels de contre-attaque derrière ses lignes. Du coup, il peut avancer plus vite, mais de façon beaucoup plus risquée. De notre côté, nous cessons tout ravitaillement des points qui sont normalement prévus pour tenir contre des attaques venant de tous côtés.

Le duc continue.

— La citadelle de Vock étant placée sur la seule grande route sûre qui passe dans une région hautement volcanique, elle devient par là même la première pique du dispositif au nord.

— D’ailleurs, Duc, il est arrivé à mes oreilles le fait que des chevaliers de Chasèle étaient passés par les marches volcaniques. Êtes-vous au courant de cela ?

— À ma plus grande honte, oui, Hinriegh. Ma citadelle interdit le passage de grosses armées, mais pas de petites unités comme celles qui sont passées. Nous ne nous y attendions pas et nous n’étions pas préparés. J’ai été trop imbu de la peur que nous inspirons à nos voisins, je le crains. Mais soyez sûr que la prochaine fois cela sera plus compliqué pour eux. Nous avons repéré les chemins qu’ils ont empruntés et mes rangers sillonnent le territoire de Vock afin d’en trouver toutes les faiblesses. Je fais installer des glyphes de protection et la prochaine fois… Ils déclencheront la colère des montagnes de feu. Soyez-en assuré mon bon prince.

— Je n’en doute pas… Bon, assez parlé de politique et de militaire, parlez-moi de vous deux et de toi Smirna. Tu m’as dit que Volgueur avait commencé à t’apprendre la magie des glyphes ?

— En effet, et il dit que je suis douée, même si je le soupçonne de ne pas être parfaitement impartial sur ce sujet, dit-elle en regardant son époux en souriant.

— Mais au fait, Hinriegh, où est Leyna ? J’espérais la voir aussi. Qu’en as-tu fait ?

— Je ne suis pas coupable, Madame la juge, ma mère l’a réquisitionnée pour une mission.

Smirna fronce les sourcils.

— La reine ? Leyna ? Rien de grave j’espère, du moins rien de fâcheux pour elle ?

J’éclate de rire.

— On dirait une mère poule protégeant ses poussins. Non, non, ne t’inquiète pas, c’est tout à fait honorable et si tu veux tout savoir c’est Leyna qui s’est proposée. Ma mère a juste accepté, mais je ne peux pas en dire plus.

— Très bien… Si tu le dis… Me voilà rassurée… Enfin… En partie.

La soirée se passe de la plus agréable des façons, et même si je me couche beaucoup plus tard que prévu, je suis content de les avoir vus et d’avoir aussi pu faire plus ample connaissance avec le duc de Vock.

Je passe les semaines suivantes à recenser les différents sites miniers que nous pourrions mettre sous mandat de location avec d’autres pays.

Je fais des inspections, regarde les chiffres d’extraction avant fermeture, les prévisions des filons actuels et potentiels. Après quelques mois, je commence à faire visiter des mines à des ambassadeurs.

Je suis actuellement au sud de Gorgarzan, près des régions gelées de la grande mer. Je reçois ce jour l’ambassadeur et des mineurs de la république d’Inouk. Je me suis aperçu que mon corps n’est plus sensible au froid et au chaud dans une certaine mesure, la température de -10°C de l’endroit ne m’empêcherait pas de me promener en chemise. Mais j’ai jugé préférable de recourir à un grand manteau en fourrure afin de ne pas effrayer mes interlocuteurs. J’ai avec moi une petite escouade de soldats et nous sommes arrivés ici à l’aide de traîneaux tirés par des chiens.

— Il s’agit d’une mine chromite, je ne reviendrai pas sur les aspects pratiques de ce métal. Les filons sont riches, mais sur des strates cassées.

Nous marchons dans la mine et je les amène là où le filon le plus riche est toujours visible.

— Celui-là permet de commencer une extraction rapidement afin de couvrir les frais de réouverture.

L’ambassadeur regarde son expert qui acquiesce.

— Et vous demandez combien pour cette exploitation ? demande l’ambassadeur.

— Nous avons deux façons de voir, soit une taxe par rapport à votre extraction, soit un coût à l’année indépendant de votre extraction.

— Et donc ?

— Soixante mille pièces d’or tous les six mois ou trente pour cent du minerai de chaque chariot que vous sortirez.

L’ambassadeur fait un bond.

— Trente pour cent ? Mais c’est énorme.

— Comprenez, monsieur l’ambassadeur, que de faire payer au chariot va me coûter cher en hommes et logistique. Il faudra que je laisse des gens sur place afin de vérifier que nos comptes concordent et que vous déclarerez bien ce que vous extrayez. D’un autre côté, payer tous les six mois vous permettra de faire un gain net sitôt la base des soixante mille pièces d’or passée. À vous de voir quelle solution vous voulez mettre en œuvre, les deux ayant un avantage et un inconvénient.

— Très bien, je vais réfléchir.

— Voulez-vous que nous remontions ?

— Je préfère rester un peu avec les ingénieurs, si cela ne vous ennuie pas, prince.

— Aucun souci, je vous attendrai donc dehors.

Je grimpe alors dans la cage et j’envoie un signal lumineux afin que l’on me remonte. Elle se met en mouvement et je me laisse aller à mes pensées. Je sais que ce travail est essentiel, mais il commence vraiment à me peser…

J’ouvre la porte de l’ascenseur et je sors. Plus d’une année à vivre avec Mislchi qui profitait du moindre moment d’inattention de ma part pour me frapper me sauve probablement la vie. Mon corps réagit avant mon cerveau, le bruit du déplacement de l’air que provoque une arme quand elle est abattue avec vélocité. Je saute en avant et je fais un roulé-boulé en me relevant l’arme à la main, j’ai devant moi deux hommes en noir au visage caché par des cagoules et armés de sabres orientaux qui me sautent dessus. Le premier me charge en lançant une frappe droit devant lui, destinée à me couper en deux. Je l’évite et je passe sur son flanc gauche en tenant Safir de la main droite. Je laisse un sillon sanglant de son ventre jusqu’à son dos. Safir hurle de satisfaction en lui prenant sa vie pendant qu’il s’écroule. Le second a sorti des étoiles du matin et me lance une série de disques munis de pointes. Je me cache derrière le mécanisme de l’ascenseur et j’entends le cliquetis des disques qui rebondissent. Je saisis ma baguette en argent et je la dirige vers lui, un éclair illumine les lieux et vient le frapper en pleine poitrine, l’envoyant ricocher contre le mur. Je sors de mon abri et je me précipite sur lui afin de le transpercer avec Safir, je le regarde pendant qu’il rend son dernier souffle. Je ressors mon épée que j’essuie sur sa manche, je vois plus loin deux de mes gardes morts, je jure entre mes dents, j’enlève mon manteau qui me gêne plus qu’autre chose. Je reprends ma baguette en argent et j’active mes protections magiques, un mur de force afin de me protéger en l’absence de mon armure, un bouclier de force pour le compléter, une barrière invisible résistante à certaines énergies, et je me mets à courir vers la sortie. Baguette dans la main gauche et épée dans la droite.

— Tu as bien réagi, tes cours ont été efficaces.

— Merci, j’ai besoin de toi pour savoir s’il y a des ennemis invisibles, préviens-moi si tu en sens.

— Rien pour le moment, je te dis si je sens quelque chose. Crois-tu que l’ambassadeur est au courant ?

— Je n’en sais rien, on va se sortir de ce foutoir, je réglerai cela après.

J’arrive vers l’entrée de la grotte, je vois la lumière au fond, mais c’est calme, beaucoup trop calme. Je ferme les yeux et j’étends ma pensée autour de moi… Des choses sont derrière moi, impossible de revenir en arrière… Devant, il y a du monde, beaucoup trop de monde… Les traîneaux, les chiens… Il va me falloir me frayer un chemin.

— J’ai besoin d’une protection contre les sorts.

— Je te fais cela… C’est bon. Fonce !

Je me mets à courir vers les traîneaux, nous les avons laissés assez loin, ce n’est pas bon. J’entends une flèche passer près de moi. Un bon tireur : sans ma protection magique, je la prenais dans la jambe. J’allonge la foulée, des ennemis sortent de sous la neige, ils sont tout en blanc. Camouflage parfait, je ne les voyais pas. Deux se mettent en travers de mon chemin, je projette mon esprit vers eux et perturbe leurs pensées. Ils se mettent à secouer la tête, le cerveau rempli d’images qu’ils ne comprennent pas. Pas le temps de les frapper, je continue à courir. J’ai fait dix mètres, deux hommes me prennent en chasse, j’entends des dards passer près de moi. Porté par le vent, j’entends une incantation. Pas bon ça, ils ont un mage avec eux, la neige se transforme en eau sous mes pieds, je trébuche comme si je venais de rater une marche et je m’étale de tout mon long. Je me mets sur le dos au moment où une brute me saute dessus, je lui envoie une violente décharge psychique qui lui broie le cerveau en même temps que je roule sur le côté.

Ses yeux se révulsent et il tombe violemment au sol près de moi, son corps agité de spasmes. Un autre arrive au moment où je me relève, une douleur violente me paralyse, je viens de me faire transpercer la cuisse par un javelot. Je pose un genou à terre. L’homme devant moi me saute dessus, je l’arrête dans un effort de concentration avec une pulsion télékinétique et je lui envoie un violent coup d’estoc avec ma lame. Safir lui transperce le corps, me renvoyant sa force vitale. La magie de mon arme expulse le javelot et ferme ma blessure, je me redresse au moment où un autre homme arrive. Je me retourne et lui envoie un des éclairs stockés dans ma baguette d’argent. Je n’en ai plus et mes forces mentales diminuent. Je reprends ma course vers le traîneau quand une boule de feu vient exploser devant moi. La magie n’est pas assez puissante pour passer ma défense, mais les éclats de glace et de pierres viennent me gifler le visage et me ralentissent. Les ennemis ont commencé à se réorganiser, ils se regroupent et chargent à plusieurs par vagues.

Je n’essaye plus d’esquiver, je me prends de puissants coups d’épée, mais mes blessures se referment au rythme de mes coups, mon épée me soigne à l’aide de la vie que je répands. Autour de moi la neige se teinte de rouge. J’abats mes ennemis par paires, et ils sont bientôt une dizaine à joncher le sol à mes pieds. Un autre sort part de ma gauche, mais j’ai la vue brouillée par le sang et la sueur.

— Hinriegh, les défenses viennent de tomber, le mage a fait une brèche dans la magie. Tu es à découvert, tu n’as plus de protection.

Me prévient alors Safir.

— Obscurité, lui ordonné-je alors.

Je me retrouve dans l’obscurité la plus totale quand un globe de ténèbres généré par mon épée m’entoure soudain. Je me fie alors à mes autres sens pour combattre et je mets rapidement en pièce mes ennemis qui n’osent plus frapper de peur de se toucher les uns les autres.

Je sors du globe et je reprends ma course effrénée pour fuir dans la neige. Une boule de feu passe au-dessus de ma tête et vient faire exploser un bloc de neige devant moi. Quatre hommes sont de nouveau à mes trousses, j’entends une personne crier quelque chose, mais je ne sais pas ce qu’elle dit. Un lourd filet vient de me tomber dessus, je me débats afin de le découper quand je sens des aiguillons me percer la peau, rapidement j’ai la tête qui tourne.

— Safir.

— Je ne peux rien, c’est du poison, je ne peux rien faire, lutte, tu dois lutter. Son ton est désespéré.

Je rassemble mes forces, je me concentre, je monopolise la puissance de mon esprit pour purger mon corps. Cela commence à se stabiliser doucement, le sang du Dieu Mourant coule dans mes veines, il va me purger, je relève la tête. De nouvelles piqûres, encore de la drogue, c’est trop dur, je ne vais pas y arriver… Appeler à l’aide…

— Leyna !

Je lance un cri mental aussi fort que je peux, mais rien. Elle ne m’entend pas ou si elle m’entend je ne capte rien de sa part.

— Smirna !

Mes dernières forces… Mes dernières forces vers Smirna et là, de très loin dans un brouillard je l’entends.

— Hin ? C’est toi ?

Je la vois comme dans un rêve, mais elle m’échappe, j’ai l’esprit engourdi par le poison. Elle semble regarder autour d’elle comme si elle n’était pas sûre.

— Smirna ! Au secours… Aide-moi !

Elle a quelque chose dans les mains qu’elle laisse tomber. Elle me parle de façon affolée.

— Hinriegh, je t’entends mal, qu’est-ce qui t’arrive ? Où es-tu ?

— Smirna, préviens ma mère… Piège… visite mine… Je… Je…

La dernière chose que j’entends avant de sombrer, c’est Smirna qui hurle mon nom dans un couloir. Mais la liaison psychique est coupée, et je tombe lourdement en avant la tête dans la neige.

Mist

Le Calife va maintenant très bien, les gens sont soulagés parce qu’il passe de nouveau du temps à se montrer à son peuple. Chose qui est très appréciée. Yothol et moi passons maintenant de temps en temps chez lui. Régulièrement il dit à son entourage que nous sommes ses sauveurs et qu’il ne sait pas ce qui se serait passé si nous n’avions pas été là.

Bizarrement, c’est le Vizir qui fait grise mine désormais. Il dort peu, il est devenu irritable et semble se méfier de tout le monde. Il était ravi lorsque l’on a sauvé le calife, mais petit à petit son sourire a disparu et il est devenu comme ça.

Pour notre part, nous avons passé beaucoup de temps à essayer de découvrir l’endroit correspondant à la carte que nous avons trouvée. Je suis certain que c’est important, mais c’est une carte régionale et trouver son emplacement sur le monde est un défi. Mes informations sont aussi inquiétantes, je sais que des troupes ont été mobilisées partout dans le pays en direction du sud à la frontière avec Gorgarzan. Mais il est difficile d’en savoir plus, le royaume de Gorgarzan aurait-il des prétentions sur les terres du nord ? Il en avait fait part une fois à l’un des conseils des nations m’a-t-on dit. Mais je ne suis sûr de rien. Yothol continue d’écrire à son père, j’espère qu’il a une meilleure vision que nous de la situation. Bien que je trouve aussi étrange de n’avoir aucun retour de sa part.

Je reviens de l’Oasis perdue avec Yothol quand nous voyons une grande agitation dans la cour du palais. Une troupe d’hommes est arrivée et ils sont actuellement en train de confier leurs montures aux palefreniers. J’écarquille les yeux, les oriflammes qu’ils ont représentent une grande étoile lumineuse avec une longue pointe vers le bas, c’est le signe de Lumness.

— Par les anciens, qu’est-ce que c’est que ce foutoir ?

Yothol s’arrête à côté de moi.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ce sont des chevaliers consacrés de Lumness, des paladins de Chasèle, que fabriquent-ils ici ?

Il est de notoriété publique que les royaumes de Chasèle et de Gorgarzan ne s’aiment pas du tout. Les deux luttent aux frontières Est des mondes connus, mais leurs façons de faire sont très différentes. Les Chasèle méprisent l’esclavage, leurs coutumes prônent l’acceptation et ils se sont tournés vers les dieux du bien pour les aider dans la lutte. Ceux de Gorgarzan ont une façon de vivre rude et brutale. La loi du plus fort, ils gardent les autres Humains en esclavage et leurs dieux sont mauvais et sans scrupules. Ils manient la magie noire et utilisent des morts-vivants comme mages.

Oumm El Khaï est le voisin direct de Gorgarzan par le nord de celui-ci, mais ils ont toujours prôné l’équilibre et ont soigneusement évité de prendre parti pour un camp comme pour l’autre. Du moins, jusqu’à présent.

— Ah… me répond simplement Yothol. Viens Mist, allons voir ce qu’il se passe.

Nous traversons rapidement la place encombrée, des sous-intendants indiquent aux diverses personnes les endroits où ils vont pouvoir se loger. Avec Yothol nous montons vers les étages des appartements du calife, les gardes nous laissent passer sans encombre. Nous nous rendons vers le salon d’où proviennent des voix. Bidus part se cacher sous les tentures pendant que nous avançons, Yothol est moi.

Le calife est allongé sur un sofa placé sur une estrade, plusieurs chevaliers sont en face de lui facilement reconnaissables à leurs tabards caractéristiques. Ils ont chacun une épée longue, mais ils ne portent aucune armure à cause de la chaleur du désert. Derrière le calife se trouve le vizir, pâle imitation de ce qu’il était il y a quelques mois. Son regard est éteint et il ne semble pas être consciemment avec nous. Des gardes du calife sont postés tout autour de la salle.

En nous voyant arriver, le regard du calife s’anime et il nous fait signe de venir.

— Mist, Yothol, venez mes amis, venez que je vous présente.

Les chevaliers se retournent et nous regardent, malgré leurs habits poussiéreux ils ont une grande prestance, on dirait que chacun est un roi en voyage diplomatique.

— Messires chevaliers, je vous présente Yothol et Mist Corvin, mes sauveurs. C’est grâce à eux que je peux actuellement vous parler, sinon, qui sait ce qui aurait pu arriver ? Mist, Yothol, je vous présente Philippe de Ghesmo, maître de l’ordre de Lumness. Il est venu ici afin de nous faire part de leur amitié pour nous, ainsi que pour nous dire qu’ils avaient effectué, avec notre bénédiction, une expédition punitive en Gorgarzan.

— Une expédition punitive, Monseigneur ? demande Yothol.

— Parfaitement, punitive… Les agissements des Gorgarzan n’ont que trop duré, les chevaliers de Lumness ont attaqué et détruit un centre de création de morts vivants. Oui, je dis bien de morts-vivants. Et pour leur prouver notre reconnaissance, j’ai fait mobiliser l’armée sur la frontière sud afin de pouvoir frapper le Gorgarzan si celui-ci avait l’impudence de vouloir demander des comptes.

— Mais… Votre Altesse… Ils ne nous ont rien fait.

Le chevalier se tourne vers moi et me lance un regard dur, il met son poing devant son visage et ouvre les doigts les uns après les autres en énonçant.

— Mon jeune ami, ces gens pratiquent l’esclavage, ils utilisent la magie de la négation. Celle qui détruit la vie et fait se flétrir la nature. Ils créent des morts-vivants et nous venons de nous rendre compte qu’ils utilisent aussi des verts pour leurs basses besognes. Enfin, ils ont menacé ouvertement les autres royaumes durant un conseil des nations. Puis-je savoir ce qu’il vous faut de plus ? Nous nous proposons de libérer les peuplades injustement opprimées par un royaume rongé par le mal. Et nous devons le faire avant qu’ils soient assez forts pour imposer leur façon de faire à la face des mondes libres.

Il baisse sa main.

— À moins bien sûr que vous ne cautionniez cela.

Je regarde mes pieds, il est vrai que je ne peux pas non plus dire que les Gorgarzan soient des anges. Je ne sais que dire.

— Non, non bien sûr.

— Bien, dit-il satisfait de mon embarras. Maintenant, si cela ne vous fait rien, altesse, j’aurais des sujets d’importance à discuter avec Votre Seigneurie. Et… J’aimerais pouvoir en parler seul avec vous.

Le calife le regarde sans apparemment comprendre puis sursaute.

— Ah ? Oui, oui, bien sûr… Yothol, Mist, merci d’être venus, je vous ferai quérir si j’ai encore besoin de vous.

Nous nous inclinons et nous sortons. Une fois dans le couloir je fonce dans nos appartements. Yothol court à ma suite en soufflant.

— Houla, pourquoi tu cours comme ça ?

Je prends un virage sans ralentir.

— Bidus est avec eux, je dois trouver un endroit tranquille.

— Ah… se contente de répondre Yothol qui essaye de garder le rythme, mais je le distance rapidement.

J’arrive dans nos appartements et je file m’allonger sur un lit, Yothol arrive peu après moi et va faire chauffer de l’eau pour un thé.

— Tu me dis s’il y a quelque chose d’intéressant.

Je fais oui de la tête et je me concentre. Rapidement, je suis dans la tête de Bidus qui semble se pousser pour me faire de la place dans son cerveau. Je vois maintenant par ses yeux et j’entends par ses oreilles.

— … placé en face de la ligne volcanique, le ravitaillement se fait par ces points, là et là.

— Bien, fort bien. Combien croyez-vous qu’il faudra d’hommes pour percer la défense à cet endroit ?

— La citadelle est une place forte importante, il ne sera pas aisé de la faire tomber, de plus son emplacement la rend difficile d’accès par le sud. Maintenant, il est possible de la contourner et c’est ce que nous comptons faire.

— Allez-vous venir avec une armée ?

— Je crains qu’il ne faille compter qu’avec les chevaliers de Lumness, Votre Altesse. Mais nous sommes déjà une grosse force de frappe.

— Nous n’aurons donc pas l’appui de la régente ?

Le chevalier semble un peu ennuyé.

— Disons que… La régente a d’autres sujets de préoccupation en ce moment. Voyez-vous, son fils, le prince Thibault, doit bientôt passer le rite de Lumness. Et ceci accapare la plupart de ses pensées actuellement.

— Ah ? Et comment se passe ce rituel ? Je dois vous avouer que je suis assez curieux.

Le chevalier sourit.

— Le rite ainsi que le lieu et sa date ne sont des mystères pour personne, je vais vous montrer sur une carte. Cela sera plus parlant.

Il se retourne vers un autre chevalier.

— Alex, la carte régionale du secteur 903 de Chasèle, je te prie.

— Oui, Messire.

Pendant que le jeune chevalier part chercher la carte, le maître de l’ordre continue.

— Personne ne sait exactement ce qui se passe, tout ce que nous savons c’est que le prince doit entrer dans une chapelle. Personne ne sait qui l’a construite et elle ne s’ouvrira que devant lui, et qu’il doit y pénétrer. Là, il doit être confronté à la lumière de Lumness qui doit le bénir et lui donner l’autorité du roi, comme ses ancêtres l’ont toujours fait.

Le jeune chevalier revient et déploie une carte sur le sol.

— Regardez, Votre Altesse, c’est à cet endroit que cela se passe.

— Bidus, je voudrais voir la carte.

Bidus se lève et sort de sous la draperie où il était caché, il va nonchalamment vers l’estrade et s’écroule sur un coussin après l’avoir pétri avec ses pattes. De là où il est, il a une vue plongeante sur la carte qui est étalée par terre. Il fait semblant de dormir en gardant les yeux mi-clos, je regarde la carte qui s’étale en dessous de moi. Je n’écoute plus ce qui se dit… Je connais cette carte, je l’ai déjà vue… Par les anciens.

— Bidus, tu rappliques sitôt que tu peux, je sais tout ce que je dois savoir.

Je me frotte les yeux et je m’assois, je bois un peu de thé qu’a préparé Yothol.

— Alors ? me demande-t-il

— Faut qu’on aille à la bibliothèque, je dois vérifier un truc.

— La bibliothèque ? me dit-il surpris.

— Oui, prends la carte, faut vérifier un truc.

Je me lève et nous partons rapidement. Une fois arrivés dans la grande bibliothèque de la cité, qui est vraiment impressionnante, je me dirige vers un bibliothécaire.

— Bonjour, messieurs, que désirez-vous ?

— Un Atlas de Chasèle, partie sud-ouest, vous auriez ?

— Aucun problème, messieurs, je vous apporte cela. Deux fregs de cuivre pour la location.

Je donne les deux pièces de cuivre à l’homme et nous nous dirigeons vers une table en l’attendant.

L’homme revient avec un gros volume. Chasèle est divisé en secteurs, chacun sous la tutelle d’au moins un comte. Je regarde donc le secteur 903 en question et je pose la carte que nous avons trouvée à côté.

— Regarde, la rivière, les collines, le pont, les chemins. C’est cela, cela correspond, dis-je avec enthousiasme.

— Sauf ce point-là, me dit-il.

En effet, sur l’atlas est représentée la chapelle consacrée de Lumness, alors que sur la carte un autre point est noté à plusieurs kilomètres vers le sud.

— Il faut qu’on aille voir ce que c’est.

À ce moment-là, le Vizir entre comme un dément dans la salle, en nous voyant il se précipite vers nous et s’assoit. Il regarde partout autour de lui comme un animal traqué.

— Il est fou, je suis sûr qu’il est fou. Depuis qu’il a échappé à sa tentative d’enlèvement, il est devenu complètement fou.

Il se lève et sans rien ajouter de plus il sort en trombe.

Yothol me regarde.

— Il n’est pas bien, lui. Faut qu’il apprenne à gérer son stress ou il va y rester… Bon, on fait quoi, nous, maintenant ?

— Je pense que nous devons y aller sans tarder. C’est à Chasèle, la route va être longue.

— Alors je te préviens direct, hors de question de prendre le bateau. La dernière fois, la rencontre avec la tortue m’a calmé.

— Bon… Par terre alors… Je sors diverses cartes.

— Si on passe par Schom en longeant la mer, on pourrait arriver en Omphrée de l’Est. De là, on pourrait peut-être se faire envoyer en Tenebrae. Cela nous ferait gagner du temps, tu penses que cela serait possible ?

— Eh bien… dit Yothol en se grattant la tête. En prévenant mon père, ce serait chouette de repasser par le pays.

Nous passons les deux heures suivantes à parler du trajet, et lorsque nous sortons enfin la nuit est tombée depuis un bon moment. C’est dans la cour que nous apprenons que le Vizir est mort, il aurait fait une mauvaise chute dans les escaliers et il se serait brisé le cou. Je regarde Yothol.

— Le stress ? Bon, on part à l’aube, on doit plier bagage le plus rapidement possible.

— Bidus, tu es de garde cette nuit, tu dormiras durant le trajet demain.

Il râle, mais n’ajoute rien.

Hinriegh

Je reviens à moi, mais je ne vois rien, seul le balancement monotone d’un navire. Des planches craquent avec force, la mer ne doit pas être bonne. Je suis allongé sur le ventre et je sens le poids de fers aux mains et aux pieds. J’ai la tête qui tourne, mais ce n’est pas à cause du roulis. Je me redresse et je me place le dos au mur tout en restant assis. Rien que de faire cela je manque de m’évanouir et j’ai l’estomac au bord des lèvres. Je prends le temps de calmer mon rythme cardiaque ainsi que mes pensées.

— Safir, tu es là ?

Pas de réponse, j’essaye de lancer mes pensées à travers les kilomètres.

— Smirna… Leyna…

Une douleur insoutenable me vrille immédiatement le cerveau et je me plie en avant. J’ai du sang dans la bouche, je me suis mordu la langue avec force, je crache une glaire de sang sur le plancher et j’essaye de me calmer.

Rien, rien nulle part, je suis seul, c’est extrêmement angoissant, je n’ai jamais été vraiment seul de toute ma vie. Même lorsque je l’étais, j’étais relié à quelque chose d’autre. À Smirna, à Leyna ou à Safir. Là, je suis livré à moi-même, mon cerveau est vide, je n’ai plus aucune formule en mémoire et ma tête me fait si mal que je ne peux pas me concentrer. Ma tête bascule de nouveau vers l’avant et ma vision se brouille pendant que je perds de nouveau conscience.

Je suis sorti de ma léthargie par un coup de botte.

— Allez, lève-toi ! me dit une voix brutale.

Mes souvenirs sont diffus, je me souviens avoir bu et mangé un peu, ma barbe a poussé et cela me gratte. Cet homme est juste à côté de moi, mais je ne le ressens pas, c’est troublant, mais cela doit être lié à mon état.

J’essaye de me lever, l’homme me soulève sans ménagement et me traîne presque vers la sortie. Il me met sur le dos une vieille peau d’ours ainsi qu’une cagoule sur la tête. J’en suis presque heureux, mes yeux ne seront pas blessés par le soleil de cette façon. On monte des marches, j’entends le bruit de la mer et le vent vient me fouetter. Il neige, je le sens sur mes mains meurtries, une trappe se ferme dans mon dos. Nous descendons sur une passerelle et nous arrivons sur un ponton, puis la texture du sol change encore et je marche maintenant sur de la neige. L’homme est toujours là à me soutenir et nous rentrons dans un bâtiment. Nous marchons quelques minutes et nous nous arrêtons pendant quelques minutes. Soudain, je ressens cette sensation de vertige que je connais bien, nous venons de prendre un téléporteur. Cela signifie que mes ravisseurs ont des moyens énormes. Toutes les terres connues sont protégées par de grandes tours qui empêchent toute téléportation, du coup l’utilisation de portails est la seule chose qui permette de voyager à grande vitesse. Mais c’est un moyen extrêmement coûteux.

De l’autre côté, des hommes discutent et je passe de main en main, on finit par enlever ma cagoule et je suis surpris de voir les tenues de soldats de Gorgarzan.

Je reprends espoir et j’essaye d’articuler à travers mes lèvres gonflées par le manque d’eau et le sel.

— Je… Suis… Le prince de Gorgarzan…

Le soldat qui me tient ouvre des yeux ronds puis éclate d’un rire gras.

— C’est ça oui, et moi je suis la régente de Chasèle. Allez ! Avance…

C’est le comble, je suis dans un endroit tenu par nos troupes et personne ne me connaît, d’un autre côté ce n’est pas forcément si surprenant que cela. Mon nom est plus connu que mon visage et ma tenue vestimentaire actuelle ne joue pas forcément en ma faveur. Je suis traîné dans des couloirs sombres et placé dans une grande pièce munie de barreaux. Une lourde porte en ferme l’entrée et je suis en plus enchaîné au mur. Les soldats sortent, ils sont remplacés par un personnage de grande taille qui est recouvert complètement par un habit à capuche, et un autre qui tient une sacoche. Deux barbares tout en muscles les accompagnent. La porte est fermée dans un bruit métallique retentissant derrière eux. Le personnage à capuche prend la parole, il a une voix grave, mais il parle très doucement aussi j’ai presque du mal à entendre ce qu’il me dit.

— Merci d’avoir répondu à mon humble invitation, Seigneur noir, dit-il sarcastique.

Je relève la tête vers lui.

— Vous savez qui je suis ?

— Oui.

— Ah, me contenté-je de dire.

Cela ne sert à rien d’épiloguer là-dessus.

— Et que voulez-vous de moi ?

— Vous le saurez bien assez tôt, prince.

C’est alors que je sens une intrusion dans ma tête, ce type est en train d’essayer de passer dans mes pensées. Je lève automatiquement mes barrières mentales et cela s’arrête.

— Belles défenses que vous avez là, mais j’ai tout mon temps… Ashak, pratiquez, je vous prie.

— Oui, Vakir…

L’homme pose sa mallette par terre et vient me poser sur l’épaule un sac qui semble fait en boyaux. À l’aide de lanières il le maintient au mur et il en déplie un long tube dont l’extrémité est recouverte de petites dents. L’objet semble vivant et je vois avec horreur que la chose me mord l’intérieur du poignet et commence à m’injecter quelque chose. Mon bras me brûle lorsque je sens le liquide me corrompre les entrailles, la sensation de milliers de piques brûlantes qui me remontent le bras et se déversent dans mon corps. Je hurle et je sens en même temps l’attaque mentale de la créature sur mon ego. Je n’ai plus le choix, j’abandonne mon corps à ses supplices et je déconnecte mon cerveau de toute sensation extérieure. Mon esprit se replie sur lui-même et se barricade au plus profond de moi-même. Je ne sens et ne ressens plus rien, je me mets dans un état de léthargie défensive.

— Hum… Il est fort, cela ne va pas être facile… Ashak, je compte sur vous pour briser son corps, l’esprit suivra si son corps abandonne. Mais attention à le garder utilisable, amputé il ne nous servirait plus correctement. Poussez-le à l’extrême, mais surtout, ne le détruisez pas, nous avons besoin de passer ses défenses, pas d’annihiler son esprit.

— Oui, Vakir…

Sendre

Je me trouve dans ma cellule, l’air du matin est frais et j’ai maintenant dix-huit ans.

Je suis habillée avec ma toge monastique, assise en tailleur sur ma paillasse. Mes mains sont posées l’une sur l’autre, paume vers le haut dans mon giron.

Dernières heures avant mon adoubement. Dernières heures de mon introspection. Je fais le point sur tout ce qui est arrivé, sur tout ce qui s’est déjà passé durant ma vie. Je n’ai plus de famille, ma famille maintenant c’est mon ordre.

On frappe doucement à la porte et quelqu’un entre, c’est mon parrain. Cela fait bien longtemps qu’il me considère comme sa fille maintenant.

Il lance un petit regard désapprobateur sur ma table. J’ai posé dessus mes bijoux, enfin, les bibelots qui me servent de bijoux. Il n’a jamais compris l’attrait que je porte aux têtes de mort. Bien loin d’être le signe des nécromanciens, les têtes de mort représentent pour moi l’impermanence des humanoïdes. Le fait que nous mourrons tous et qu’il faut que toutes les races puissent vivre au mieux durant le laps de temps qui leur est accordé sur la Terre.

Puis il se tourne vers moi et son regard s’adoucit.

— Es-tu prête ?

Je fais oui avec ma tête.

— Alors, viens !

Je le suis vers le cœur du temple. Les lourdes portes se referment derrière moi, me laissant seule avec moi-même. Je n’ai le droit que de boire durant trois jours. Aussi, je m’installe sur la pierre froide et je commence l’œuvre de contemplation qui va me permettre de me relier au divin.

Au bout de trois jours, je ne ressens plus la faim, les dieux du bien m’ont acceptée et je baigne dans une douce torpeur lorsque la porte s’ouvre enfin. Je me lève lentement, mes membres sont engourdis aussi je procède avec précaution afin de ne pas tituber.

Le reste se passe comme dans un rêve.

Devant les chevaliers rassemblés de mon ordre, je reçois les ultimes sacrements. Chaque mot que je prononce à la suite de Sir Anor en langue des premiers chevaliers me rapproche de la nature du bien, je sens sa puissance investir chacune des fibres de mon être. Les forces divines de la création m’acceptent et me prennent comme protectrice m’inondant de leur lumière douce et chaleureuse.

Rassasiée par cette énergie, c’est sans mal que je me mets debout et que je donne l’accolade à mon parrain que je trouve fort ému.

J’ai droit à trois jours de congé afin de me remettre en forme et découvrir mes nouvelles capacités. J’irradie maintenant le bien et j’ai le pouvoir de détecter le mal qui peut se trouver autour de moi, ainsi que celui de le châtier en puisant dans l’énergie divine pour donner plus de force à mon arme.

À la fin du dernier jour, on me demande de me présenter devant mon parrain avec tout mon équipement. Je suis prête à affronter le monde de l’extérieur et à y faire mes preuves pour le bien de tous.

L’ordre n’offre aucun équipement, il doit être payé par chaque chevalier avec l’argent qu’il a gagné durant ses années de labeur. Or j’ai utilisé une grosse partie de mes économies à aider les pauvres dans les rues lors de mes sorties.

J’enfile donc mon armure de cuir clouté et arrange mes armes. J’ai néanmoins réussi à échanger l’épée que j’avais achetée avec Alex contre une épée de grande facture parfaitement équilibrée et à ma taille. Je fixe maintenant mon bouclier en métal et me dirige vers la salle de commandement où m’attend mon parrain.

Mes cheveux sont nattés dans mon dos afin de ne pas me gêner au combat.

Que veut-il de moi ?

Je frappe.

— Entre, Sendre.

J’entre dans la pièce, il est seul à contempler la cour de la commanderie, observant les nouveaux en train de s’entraîner.

— Déjà, je dois te dire que je suis extrêmement fier de toi, je savais que tu y arriverais.

Il me regarde encore avec cet air ému. Je me dirige vers lui et je lui prends les mains tout en le regardant dans les yeux.

— Je vous dois tellement Sir… Merci… Merci pour tout.

Il me répond par un sourire puis il redevient sérieux.

— Allons, nous avons des affaires à voir. Vois-tu, tu passes ton adoubement à un moment intéressant. Tu as sans doute remarqué que la plupart des chevaliers sont actuellement absents, et ils vont l’être durant encore un moment.

Je hausse un sourcil, mais il lève une main.

— Non, le but de leur mission ne te regarde pas, aussi je ne t’en parlerai pas. Toujours est-il que d’ici quelques jours, le prince Thibaut doit subir le rite de Lumness afin de devenir le nouveau roi. Il est de coutume que des chevaliers de la lumière l’accompagnent en ce lieu. Compte tenu de notre manque d’effectif actuel, je voudrais que tu m’accompagnes durant ce périple. Cela n’a rien de dangereux, cela se passe en plein centre de notre territoire en direction de l’ouest vers la contrée de Tenebrae. Mais il serait malséant que personne ne nous représente. Notre présence sera symbolique, le prince se déplacera de toute façon avec une forte protection militaire.

Mon œil s’anime, je vais voir du pays et en plus je vais faire la connaissance de ce prince dont on parle tant.

— Quand partons-nous ?

Sir Anor sourit.

— Nous partons sur le champ, jeune fille, nous devons être à la capitale dans quatre jours. Je voulais y aller avec toi et j’ai retardé mon départ autant que possible. Mais nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre maintenant.

— Je vais préparer nos affaires.

— Non.

Il m’arrête d’un geste.

— Tu n’es plus mon écuyer, tu es un chevalier, nous préparerons nos affaires l’un et l’autre. Mais pour tout te dire, les miennes sont déjà prêtes, me dit-il, malicieux.

Je me dépêche donc, de toute façon je n’ai pas grand-chose à prendre et tout cela tient dans mon sac à dos. Il ne me faut que quinze minutes pour finir de me préparer et rejoindre Sir Anor dans la cour. Lui va monter son destrier, et un cheval de guerre a été préparé à mon intention.

Nous voyageons rapidement durant trois jours, mais nous passons toutes nos nuits dans des auberges. Nous ne sommes plus qu’à quelques heures de Chalmèda, la capitale de Chasèle, pourtant Sir Anor préfère que nous dormions à l’auberge cette nuit encore. Nous nous installons dans la salle commune, c’est une très grande auberge, et nous trouvons une place à l’abri des regards indiscrets un peu dans la pénombre.

— Pourquoi ne pas pousser jusqu’à Chalmèda ? demandé-je en m’asseyant.

— Parce que, jeune fille, je préfère goûter à une simple tranquillité une nuit de plus plutôt qu’aux turpitudes agitées de la cour. C’est, certes, certainement un peu lâche de ma part, mais il sera toujours temps demain de voir la reine ainsi que nos pairs.

— Turpitudes ? Le mot n’est-il pas trop fort ?

— Je crains que toute cour, aussi noble soit-elle, ne soit rongée quelque part par de mesquins complots. Même là où l’on croit que le bien règne en maître, le désir personnel finit toujours par pointer le bout de son nez. Nous n’y pouvons malheureusement pas grand-chose, même si nous essayons de lutter contre.

Une serveuse nous apporte notre commande. Sir Anor me regarde bizarrement et me lance.

— Sendre, chaque chevalier sert normalement une divinité. Et chacun porte le blason spécifique à son dieu. Mais toi… Toi tu ne sers aucun dieu en particulier. Il serait pourtant souhaitable que tu te trouves un blason afin de pouvoir revendiquer ta croyance.

Je n’y avais pas pensé.

— Je dois avouer que je n’avais pas pensé à cela… Je vais y réfléchir.

— Du moment que tu y penses, je ne t’en demande pas plus.

Je lui fais un clin d’œil.

— Une tête de mort argentée sur fond blanc peut-être ?

— Sendre…

J’éclate de rire devant son air sérieux.

— Oui, Messire.

Nous mangeons lorsque la musique s’arrête. Comme souvent dans les établissements de cette qualité, les bardes se relaient afin de pouvoir divertir les gens toute la nuit. Un autre prend alors son relais, il y a deux musiciens qui se donnent la réplique. Je ne peux pas les voir, ils sont dans mon dos, mais je me fige. Cette voix, je la connais, je la reconnaîtrais partout et toujours. Ce timbre unique qui a hanté mes rêves durant si longtemps, je pose mon gobelet et je me laisse aller contre le dossier de ma chaise. Sir Anor me voit et d’une voix pleine d’inquiétude me demande.

— Sendre, ça va ?

Je fais oui de la tête et j’écoute la chanson. Elle parle d’un ménestrel qui tombe amoureux de la fille du châtelain, que leur amour est impossible parce qu’elle est promise à un puissant noble, mais qu’ils finissent par s’enfuir. Une femme lui donne la réplique, on pourrait même penser qu’il s’agit de l’héroïne de la ballade. Des gobelets frappent les tables en guise d’applaudissements et une nouvelle mélodie, plus joyeuse, se fait alors entendre. Des tables sont poussées et des gens se mettent à danser, moi, j’ai une boule qui s’est formée dans la gorge.

— Pourriez-vous me décrire les ménestrels, Sir ?

Il me décrit l’homme, pas de doute… C’est lui… C’est Roland… Il me décrit ensuite la jeune femme, assez petite, jolie figure un peu ronde et… enceinte…

— C’est lui ? me demande-t-il.

Cela fait longtemps que je lui ai raconté toute mon histoire.

— Oui…

Je réponds d’une petite voix afin de ne pas me laisser submerger par les souvenirs.

— Tu veux aller le voir ?

— Non, dis-je d’un air catégorique. Il a sa vie et moi la mienne, le revoir ne ferait qu’attiser notre douleur à tous les deux. C’est grâce à lui que je suis là maintenant, et j’espère juste qu’il est maintenant heureux. Par contre… Je pense que je vais aller prendre un peu l’air. J’ai besoin de me changer les idées. On se retrouve avant l’aube pour partir si cela vous va.

Il approuve, je me lève après avoir pris soin de rabattre le capuchon de mon manteau sur ma tête, et je sors. Nous sommes en été et il fait bon, je me promène un peu dans la cour de l’auberge fortifiée et j’en fais le tour. Étant donné son emplacement géographique, les lourdes portes d’entrée sont toujours ouvertes. Elles restent tout de même sous surveillance, plus qu’une auberge fortifiée cet endroit est un relais d’auberge. Premier ou dernier point de passage sur la grande route de Chalmèda, un nombre important de bâtiments, de logements et de tavernes sont là. Elles ont toutes une chose en commun, elles sont toutes de luxe. Mon regard est attiré par un bâtiment à un seul étage, quatre gardes sont devant une porte assez petite, mais décorée avec raffinement. Contrairement à ceux qui gardent les portes principales, ceux-là n’appartiennent pas à la milice de Chasèle. Ils ressemblent plus à des mercenaires. Fait encore plus étrange, des carrosses s’arrêtent régulièrement laissant descendre des dandys aux accoutrements tous plus ridicules les uns que les autres. Les garçons comme les filles arborent des maquillages qui les font ressembler à des dindes lors de concours. Tous rient aux éclats d’un rire que je trouve forcé, les mercenaires leur ouvrent néanmoins les portes sans sourciller et à chaque fois je peux entendre le battement de lourds tambours de guerre.

Je m’approche des mercenaires, l’un se redresse à mon approche, il a remarqué l’épée qui bat sur mon côté. C’est un guerrier expérimenté, il a également noté à ma démarche que je suis une guerrière, ou un guerrier parce que mon manteau couvre encore une bonne partie de mon corps.

— Il y a quoi là-dedans ?

L’homme croise les bras sur sa poitrine, il porte une armure de cuir et une matraque est attachée à sa ceinture.

— Une taverne…

— Une taverne ? Quel genre de taverne ?

Je ne cache pas ma surprise.

— Le genre où on s’amuse. Pourquoi ?

— Simple curiosité…

Après tout, je suis là pour me changer les idées.

— Il est possible d’y entrer ?

— Cela dépend, dit l’homme avec un sourire en coin.

— Cela dépend de quoi ?

— De votre or… Et de vous… De l’un, de l’autre ou des deux. Puis-je voir votre visage ?

Je pousse ma capuche en arrière à l’aide de mes deux mains, découvrant mon visage, ma peau blanche et mes yeux bleus que je braque vers lui. Je vois que je le surprends, mais il se reprend.

— Pour vous, Mademoiselle, l’entrée sera gratuite. Je vous demanderai juste de bien vouloir laisser vos armes à l’entrée, on vous donnera un bon pour les récupérer à la sortie. Comprenez que nous ne pouvons pas laisser des gens armés à l’intérieur.

Il se pousse pour me laisser passer.

La porte donne dans un hall, il y a aussi des mercenaires comme à l’extérieur et une salle sur le côté. Des manteaux et des armes sont stockés dans divers râteliers. Je dépose mon épée sur le comptoir après l’avoir enlevée de mon ceinturon. La jeune femme derrière le comptoir me donne une pierre gravée d’une rune et me recommande de ne pas la perdre. Elle prend mon arme et la range dans un des râteliers, je me retourne alors et je me dirige vers une lourde tenture rouge qui cache un escalier qui descend. Je l’emprunte et je sens mon plexus qui remonte à chaque fois qu’un coup de tambour retentit. J’arrive alors à un premier palier et j’en ai le souffle coupé. Plus bas, une énorme salle semble coupée en deux. D’un côté se trouve une immense estrade sur laquelle quatre énormes gongs sont accrochés. Un musicien en pantalon rouge et bouffant remonté aux genoux, torse nu et ayant un bandeau rouge sur la tête se trouve devant chacun d’eux et les frappe en cadence à l’aide de gros marteaux dont le bout est entouré de tissu.

En dessous d’eux se trouvent des bardes qui inondent la salle de magie galvanisante tout en jouant de divers instruments à un rythme endiablé.

L’autre côté de la salle semble être un peu à l’abri du son de la première, et elle est meublée de tables et de chaises de petite taille. Des serveuses et des serveurs en tenues légères distribuent boissons et aliments.

Je m’appuie contre la rambarde et je contemple quelques instants ce spectacle étrange.

— Si c’est cela le royaume du bien… Je me demande comment ils s’amusent en enfer.

Je me concentre un peu sur les auras qui m’entourent… Pas de gens particulièrement malfaisants, des auras un peu grisâtres, mais rien de méchant… Bon, allons voir de quoi il en retourne alors. Je descends vers la salle où les gens dansent, ils font des rondes ou sautent tout seuls, toujours est-il que je n’ai aucune idée de ce qu’il faut faire. Tant pis, je vais aviser.

Une fois en bas, je note que la plupart des jeunes hommes me regardent avec envie et que la plupart des jeunes femmes me lancent des regards méprisants pleins de dédain. Peu de jeunes femmes portent comme moi un pantalon et une simple chemise. J’arrive sur la piste et là il se passe quelque chose d’étrange, je me laisse gagner par la magie des bardes et mon corps commence à bouger tout seul. Je décide de lui lâcher la bride et je me mets à me déhancher comme une diablesse. Je finis par aller m’écrouler dans un sofa moelleux, moite de sueur. Une dizaine de jeunes gens sont à mes côtés et rivalisent de stratégies afin de s’asseoir près de moi. L’un me fait de l’air avec un grand éventail pendant que d’autres me demandent ce que je veux boire. J’ai toujours ma faculté de lire les auras et c’est le verre de celui qui dégage le moins de pensées tendancieuses que j’accepte. Cela doit faire au moins deux heures que je suis dans cet endroit, et le bavardage incessant de mes voisins n’arrive plus à me distraire. Mes pensées reviennent toujours à Roland, et même si je dois me lever tôt le lendemain, je n’arriverai pas à dormir.

Mon regard est alors attiré par un jeune garçon, il doit avoir dans les vingt et un ou vingt-deux ans, pas noble, mais au moins de la bourgeoisie à en voir ses habits. Il est avec deux autres jeunes gens de son âge et ils regardent les filles passer en faisant des commentaires entre eux. Contrairement à mes voisins qui ont délaissé leurs compagnes pour venir me voir, eux semblent seuls.

Le garçon en question me regarde à la dérobée, et à chaque fois que j’essaye de capter son regard il regarde le mur en rougissant. Cela peut sembler étrange, mais j’adore ça. Je sens que pour les gens qui sont autour de moi, je ne suis qu’un butin de chasse de plus. Rendus arrogants par leur fortune et leur position, ils disent tous qu’ils me feront voir leur château, serviteurs et domaines. Je décide donc de me lever en annonçant.

— Messieurs, je me dois de vous remercier de vos attentions et prendre congé, je vois que mon compagnon est là et je ne saurais le laisser seul plus longtemps.

Je me dirige alors vers le groupe de trois garçons laissant ma troupe de courtisans là. L’un des garçons m’a vu venir et il prévient ses camarades, ils comprennent vite que je me dirige vers eux et je manque de m’esclaffer en voyant que tous les trois se tournent vers le comptoir et baissent la tête vers leurs consommations, la tête rouge de confusion.

Je prends un tabouret et je m’installe à côté du jeune homme que j’ai remarqué.

— Bonsoir.

Il daigne enfin me regarder et me répondre. Nous passons plusieurs minutes à faire connaissance et ses amis finissent par se dérider aussi. Je ne ressens rien de malsain dans leurs auras, cela me plaît encore plus. Ils prennent un grand plaisir à me parler, cela leur suffit. Le seul problème c’est que moi pas, pas ce soir. Mon voisin s’appelle Hadrien et ses amis Virgile et Matis, ils sont tous trois apprentis, mais chacun dans un corps de métier différent. Hadrien est apprenti forgeron, c’est pour cela qu’il a une musculature aussi plaisante, mais le fait qu’il soit toujours apprenti et d’une timidité maladive le handicape, semble-t-il, beaucoup avec les personnes de la gent féminine. Mais moi, ce soir, je manque de temps.

— Tu sais, Hadrien, je ne suis que de passage ici, je repars demain très tôt.

Il semble triste.

— Ah…

— Cela t’ennuie ?

— Disons que j’aurais bien aimé te revoir.

— N’y compte pas, je dois être très claire avec toi, je suis ici ce soir, mais je ne reviendrai sans doute jamais. Tu as une fiancée ?

Il rougit.

— Non…

C’est un bon point pour moi ça… Je pose ma main sur la sienne.

— Hadrien… Je ne te promets qu’une chose, c’est qu’il y a de grandes chances que l’on ne se revoie jamais. Je ne serai pas amoureuse de toi et nous ne ferons pas notre vie ensemble… Mais… Ce soir, je voudrais ne pas être seule quand j’irai me coucher.

Il devient tout rouge et avale difficilement sa salive, ses amis le poussent dans le dos. Il se retourne hargneux.

— Ça va, arrêtez ça !

Puis il me regarde de nouveau.

Je lui souris.

— Tu veux bien venir avec moi ?

Il ne décoche pas un mot, mais fait oui de la tête lentement. Je me lève tout en le tirant doucement par la main derrière moi. Mon groupe de prétendants nous lance des regards mauvais et je note du coin de l’œil que certains se sont levés et commencent à nous suivre. Nous arrivons en haut de l’escalier et nous donnons nos pierres afin de récupérer nos affaires. Je vois son air surpris lorsqu’en plus de mon manteau la jeune femme me donne mon épée longue. J’attache le ceinturon et je laisse Hadrien m’aider à passer mon manteau. Nous sortons, je goûte avec plaisir le silence qui règne dehors et j’entends mes oreilles qui sifflent à cause de la puissance de la musique qu’il y avait à l’intérieur.

Je presse son bras contre moi et nous commençons à nous diriger vers mon auberge, nous n’avons fait qu’une dizaine de mètres lorsque nous nous faisons interpeller par un groupe de nobliaux qui nous ont suivis. Ils sont cinq, et l’un d’eux s’avance quand nous nous retournons. Il regarde Hadrien et lui déclare.

— Tire-toi de là, le manœuvre, cette demoiselle est avec nous.

Je sens Hadrien trembler, s’ils sont tous des nobles il peut avoir de graves ennuis.

— Messires, je ne désire aucun ennui, mais il me semble…

— Il te semble quoi, gueux ? Je t’ai dit de te casser d’ici !

Derrière, les autres ricanent stupidement. Je pense que la quantité d’alcool qu’ils ont dans le sang doit être assez importante, je pousse gentiment Hadrien sur le côté.

— Laisse ! Et tant pis pour sa fierté masculine, je n’ai pas le temps de jouer à un combat de coqs. Je suis énervée, je ne suis pas un objet et j’ai gagné le droit d’être avec qui je veux.

— Déclinez votre identité ! dis-je en fixant mon interlocuteur dans les yeux.

Il se redresse.

— Je suis le fils du marquis de Stratif.

Si le nom doit m’impressionner, cela ne me dit rien.

— Et moi je suis Sendre, chevalier consacré de la Lumière. Je vous conseille de faire demi-tour ou je serai obligée de vous faire mettre aux fers pour tentative d’agression d’un membre de la chevalerie, ainsi que menaces sur un passant innocent. Et votre père, tout marquis qu’il soit, ne pourra rien contre la justice divine d’un chevalier consacré.

J’appuie mon propos en dégageant le fourreau de mon épée longue de mon manteau et en concentrant les énergies du bien autour de moi. Je semble tout à coup auréolée d’une lumière pure et blanche, et une douce brise vient faire voler lentement certains de mes cheveux.

Le jeune homme hésite, les chevaliers consacrés peuvent rendre la justice dans tout le pays et ils sont souvent mandatés lors de procès difficiles pour trancher un jugement. Même la régente doit faire attention à ce qu’elle fait en présence de ses propres gardes issus de la chevalerie de Lumness.

Il finit par lever les mains.

— D’accord, Mademoiselle je…

Je lui coupe la parole durement.

— D’accord, chevalier.

— Oui. Hum… D’accord, chevalier, veuillez nous excuser.

Avant qu’il ne se retourne, je dis une dernière chose.

— Et que l’on soit bien clairs, quand je reviendrai, et je vais revenir, je vous donne ma parole que si j’apprends qu’il est arrivé quoi que ce soit à ce garçon, menaces, ragots, représailles ou autre, vous aurez affaire à moi directement. C’est clair, Messire marquis ?

— Très clair, chevalier.

— Bien.

Je me tourne de nouveau vers Hadrien et je reprends son bras, je dois dire que j’en ai plus qu’assez. Il me regarde de travers.

— Tu es vraiment un chevalier ?

Je m’arrête et je réponds sans le regarder.

— Oui… Écoute, si cela t’ennuie tu me le dis tout de suite, sinon on arrête de parler de ça, d’accord ?

— D’accord, dit-il.

— Bien.

Sans parler, je l’amène dans ma chambre et je le fais s’asseoir sur mon lit.

— Attends deux secondes.

Je me dirige vers mon sac et je sors une précieuse feuille d’Amoria livivantia séchée que m’avait donnée Tehani. Je la mets dans ma bouche et je la mâche lentement. C’est la première fois que j’en prends une et la saveur, sans être vraiment mauvaise, est tout de même un peu écœurante. Je bois ensuite un peu d’eau pour faire passer le goût. Puis j’enlève mon ceinturon que je pose sur ma chaise, par-dessus mon manteau, et je ne laisse allumée qu’une bougie. Je pousse lentement Hadrien en arrière sur mon lit en appliquant mon doigt sur ses lèvres, je m’assois à califourchon sur son ventre et je pose mes mains sur ses pectoraux. Il souffle fort et je sens son cœur qui bat à toute vitesse, je prends donc ses mains et je les pose sur mon chemisier. Je commence à le défaire lentement et je le laisse faire la suite en fermant les yeux.

Je suis un chevalier du bien et pour moi, faire l’amour est quelque chose qui porte bien son nom. Je me plonge donc dans l’amour que me donne maladroitement cet homme pour oublier mes devoirs et mes peines. Ma douleur d’avoir revu Roland et les questions que je peux me poser. En tant que chevalier, je ne pourrai toucher à un homme ayant un autre engagement, qu’il soit pour une autre personne ou envers autre chose. Mais là, je suis libre de mon corps et je n’impose rien, je ne fais souffrir personne, relation pure de deux êtres qui cherchent un réconfort, et du moment que personne n’en souffre ou ne le fasse pour de mauvaises raisons… C’est bien un acte d’amour que nous faisons.

Je me lève très tôt. J’ai dû dormir environ deux heures, mais ce n’est pas grave, je ne regrette rien. J’enfile rapidement une robe et je prends mes affaires. Je laisse Hadrien dormir et je regarde une dernière fois le sourire idiot qui lui étire les lèvres. Je souris attendrie et je descends silencieusement pour voir une femme de chambre.

Je demande à avoir une autre chambre avec un bain et que l’on fasse monter un repas dans la première au petit matin. Je me lave et je me regarde dans un miroir, j’ai une tête affreuse avec de gros cernes noirs sous les yeux, et pour couronner le tout j’ai mal au crâne et l’estomac barbouillé. J’essaye de masquer cela avec du maquillage, mais avec ma peau blanche, ce n’est pas simple. Je descends quelque temps plus tard dans la salle commune où je retrouve Sir Anor en train de prendre son petit déjeuner. En le voyant, une certitude me prend. Il sait… Je sais qu’il sait… Je me fais l’impression d’une petite fille prise en faute. Je m’assois en face de lui pleine d’expectatives, il me tend un gobelet sans prononcer un mot.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un grog, contre le mal de tête, et un stimulant pour tenir la journée. Bois, ça a fait ses preuves. annonce-t-il d’un ton joyeux.

Je lâche juste un petit « merci » et je me force à boire le liquide immonde. Je ne veux même pas savoir ce qu’il y a dedans, mais j’ai l’impression de boire de la paille. Cela calme immédiatement mon mal de ventre et je sens doucement que ma migraine se replie dans ses défenses à l’arrière de mon crâne.

Vingt minutes plus tard, nous sommes à cheval et nous sortons des enceintes de l’agglomération d’auberges. Je n’ai pas vu Hadrien, ce qui en fait me soulage au plus haut point. Je n’avais pas envie de faire des adieux. Nous nous dirigeons maintenant vers Chalmèda, endroit d’où va partir notre mission.

La grande route est déjà très fréquentée alors que le soleil est à peine levé, Chalmèda est une grosse ville qui compte environ trois cent mille habitants et elle est la capitale administrative du pays. Aussi, il y a déjà un bon nombre de marchands, nobles, coursiers qui déambulent sur la route. Nous mettons quelques heures à arriver à notre destination et je peux distinguer les hautes murailles de la cité devant moi. Nous allons arriver en fin de matinée aux portes de la ville, elle est traversée par le Kraknor, un grand fleuve qui arrive du sud-est pour partir à l’ouest vers Tenebrae. Le fleuve fléchit ainsi sa course à cause du relief quasi montagneux qui se trouve sur son chemin. C’est à cet endroit que se trouve le palais royal, bâti en hauteur à flanc de montage. Les flèches des bâtiments sont, à l’origine, de conception elfique. Chasèle a été l’un des premiers pays libérés et remis aux Humains. Les Aînés, Elfes et Nains, ont contribué à construire le château à une époque où les Humains n’avaient pas encore acquis la science nécessaire pour le faire. Nous arrivons aux portes de la ville, une vingtaine de gardes sont sur le passage et contrôlent les chargements et les identités. Les troubles dans le Nord et dans l’Est ont fait que la sécurité a augmenté. Sir Anor passe rapidement les formalités d’usage et nous nous dirigeons maintenant vers le château. Là encore, nous passons deux rangées de défenses, la ville a grandi et il a fallu à chaque fois construire de nouvelles fortifications. C’est très onéreux, cela prend beaucoup de temps, mais la régente y tient beaucoup. De plus, des Tenebrae viennent régulièrement apporter leur aide pour la construction. Le fait que la régente vienne d’une famille influente de Tenebrae aide beaucoup.

Nous traversons les quartiers marchands, bourgeois et nobles. Comme souvent, les plus riches et les plus influents se trouvent dans les bâtiments les plus proches du palais. Nous remontons enfin la route qui mène au premier rempart extérieur du palais. Aussitôt qu’ils savent à qui ils ont affaire, les soldats nous conduisent au bâtiment réservé aux chevaliers de la lumière.

— Viens, Sendre, je vais te présenter.

Nous entrons dans un bâtiment richement décoré où nous croisons des paladins de Lumness qui nous saluent lorsque nous les croisons. Ils sont magnifiques, qu’ils soient en armure complète ou simplement en habits de ville. Je n’en croise aucun ayant moins de la trentaine d’années.

— Ce sont tous des vétérans et tous ont juré fidélité à la régente. Leur devoir est de protéger le palais et la régente au mépris de leur vie.

Nous arrivons dans une salle avec des tables et des chaises, des hommes sont assis et discutent calmement entre eux. En nous voyant arriver, un homme se lève et vient prendre Sir Anor dans ses bras.

— Julius, ta présence se fait trop rare, comment vas-tu ?

— Très bien merci, Lahcen. Et toi ?

Le dénommé Lahcen se recule.

— Eh bien, ça va, mais la régente est d’une humeur massacrante. Le fait que son fils passe le rite la met dans tous ses états et franchement… Je la comprends.

— Ah ? Un problème avec le prince ?

Le chevalier me regarde.

— Dis-moi, Julius, tu pourrais peut-être me présenter.

Sir Anor se tourne vers moi et déclare avec confusion.

— Où avais-je la tête ? Pardon… Lahcen, je te présente Sendre. Fraîchement faite chevalier de lumière. Sendre, le chevalier Lahcen de Termond, capitaine de la garde de la régente.

— Enchantée, Messire.

— Tout le plaisir est pour moi, chevalier. Vous accompagnez tous les deux le prince ?

— Oui, répond Sir Anor.

— Eh bien… Je pense que le voyage risque d’être intéressant… Au moins, il va peut-être y aller de meilleure grâce maintenant.

— Pourquoi ? Il est réticent à passer le rituel ?

Sir Lahcen se renfrogne.

— Il n’est pas prêt, Julius… Tant soit-il qu’il ne le soit jamais d’ailleurs. Il n’a aucun sens des responsabilités, il a été pourri par sa mère et maintenant elle n’arrive plus à le remettre dans le droit chemin. Les seules choses qui le motivent sont les jeux, s’amuser, et les femmes. Sa mère est plus qu’inquiète, elle a peur qu’il ne réussisse pas, ce qui serait catastrophique. Elle espère que le rite le changera, mais j’en doute. Il est toujours fourré avec son maître d’armes, ce Denovan, il a sauvé son père plus d’une fois. Mais je n’aime pas l’influence qu’il a sur le prince, ce n’est pas un homme de bien. La régente a fait pression sur lui, du coup il prend son travail de maître d’armes au sérieux. Mais cela s’arrête là. Mais venez avec moi, nous allons boire un peu et ensuite je vous mènerai à la régente pour votre allégeance.

J’apprends que les chevaliers en place ici ne peuvent pas accompagner le prince, en effet leur allégeance envers la régente les en empêche. Ils se parjureraient s’il arrivait quelque chose à la régente durant leur absence. Donc Sir Anor et moi allons devoir jurer de protéger le prince jusqu’à notre retour.

Je les écoute discuter avec amusement, on dirait deux gamins qui se racontent leurs faits d’armes. Je ne compte plus les « et tu te rappelles » suivis d’une anecdote. Je regarde Sir Anor d’un autre œil, tout chevalier de la lumière, lui aussi a rendu ses pairs fous à plusieurs reprises. Et de ce que je peux entendre, il était très beau garçon étant plus jeune. Sir Lahcen finit par poser son verre et nous jette un regard qu’il essaye de rendre plus sérieux. Il regarde Sir Anor et lui lance.

— Bon… On y va ?

Sir Anor se lève lentement et je l’imite.

— Je crois qu’il le faut, non ?

Nous suivons le capitaine des gardes de la reine à travers le palais, je suis estomaquée par la magnificence des lieux. Nous finissons par gravir un grand et large escalier pour arriver devant une grande double porte. Les gardes, voyant arriver leur capitaine, ouvrent directement la porte et nous saluent. Nous entrons dans un petit salon où Sir Lahcen parle avec une femme habillée avec goût. Elle nous laisse un moment puis elle revient après quelques minutes.

— La régente va vous recevoir, veuillez me suivre.

Mes jambes tremblent légèrement, je vais rencontrer la régente de Chasèle, la femme la plus puissante du royaume. Nous entrons dans une partie des appartements que l’on nomme la petite officine, c’est là que la régente reçoit les gens pour de petits comités, mais avec un minimum de cérémonie. Elle est assise sur un petit trône placé sur une estrade en pierre, et deux gardes sont de chaque côté d’elle un peu en retrait du trône.

Nous mettons le genou droit à terre, le coude gauche sur le genou gauche, tête baissée. Elle pose sur nous un regard pénétrant, Sir Lahcen nous présente alors en relevant la tête.

— Votre Majesté, voici les chevaliers consacrés qui vont voyager avec votre fils pour le passage du rite.

— Levez-vous, chevaliers !

Nous nous relevons, elle se lève aussi et descend les trois marches de sa petite estrade pour venir prendre les mains de Sir Anor.

— Julius, ta présence se fait trop rare ces temps-ci. Tu me fais cruellement souffrir de tes longues absences.

Je n’en reviens pas, décidément mon maître connaît bien des personnes, je me rends compte à présent la chance que j’ai eue de l’avoir comme tuteur. Elle se tourne ensuite vers moi et Sir Anor me présente.

— Ma reine, voici Sendre, elle a passé le rite de chevalerie il y a peu de temps, mais je place de grands espoirs en elle.

La régente me regarde et me tourne autour.

— Julius, cela fait combien de temps que vous n’avez pas eu de femme dans votre congrégation ?

— Environ vingt ans ma reine.

— Je vois… Vous êtes fort belle, chevalier…

C’est une simple remarque à laquelle je ne réponds pas.

— Bien, j’imagine que je dois vous faire passer le serment protocolaire, alors allons-y.

Elle retourne s’asseoir sur son trône et d’une voix forte déclare.

— Chevaliers présents devant moi à cette heure, jurez-vous solennellement de mettre tout en œuvre pour protéger la vie de mon fils ? Quel que soit ce qui puisse lui vouloir du mal et jusqu’au retour de cette mission. Chevaliers, jurez-vous cela sur votre vie ? Même si ce serment doit vous coûter la vie ?

Nous répondons ensemble.

— Sur notre vie, notre honneur et l’honneur de notre ordre, nous le jurons.

— Bien…

La reine me regarde à nouveau.

— Chevalier Sendre.

— Oui, ma reine ?

— Je dois être précise sur une chose…

Elle semble embarrassée de continuer.

— Vous avez prêté serment de protéger la vie de mon fils au péril de la vôtre.

— Oui, ma Reine.

— Que nous soyons bien clairs, vous n’avez aucun autre engagement que celui-là. Suis-je claire ? insiste-t-elle.

— Ma reine ?

— Je veux dire par là que vous n’aurez de compte à rendre qu’à moi et à moi seule. Quoi que puisse dire ou demander mon fils, vous ne lui devez rien. Est-ce bien compris ?

Je viens seulement de comprendre où la reine voulait en venir et cela m’effraye de le savoir.

— Oui, ma Reine.

— Bien…

Elle repose son regard vers Sir Anor.

— Julius, mon fils doit être bientôt prêt, je compte sur vous pour me faire un peu profiter de votre présence à votre retour. Allez maintenant, son escorte doit être au complet lorsqu’il arrivera.

Nous la saluons de la tête et nous partons avec le capitaine des gardes afin de récupérer nos montures et nos affaires. La suite qui doit accompagner le prince est impressionnante, elle ne compte pas moins de cinquante soldats et toute l’infrastructure pour les suivre. Serviteurs, écuyers, logistique, nous nous trouvons avec Sir Anor en tête de cortège. Il est prévu que nous sortions de la ville sous les applaudissements des habitants et au son des trompettes, étendards et fanions flottant au vent. Le peuple aime le spectacle et la régente compte leur en donner pour leur argent.

La monture du prince est un superbe cheval blanc taillé pour la course, il attend son maître en bas des marches de l’entrée principale du palais royal. Je me tiens derrière avec Sir Anor, les deux autres chevaux appartiennent aux amis les plus proches du prince, dont son maître d’armes qui ne le quitte presque jamais.

Le prince sort alors du château avec un grand sourire au visage, il bavarde nonchalamment avec un homme qui porte une grande épée bâtarde et qui est habillé en cotte de mailles. Le prince est blond avec les cheveux coupés courts, mais en bataille, comme s’ils n’étaient pas coiffés, et il a les yeux marron. Il est agréable à regarder et son allure trahit le jeune homme qui a l’habitude de faire tout ce qu’il veut quand il le veut. Il a des bottes en daim de superbe qualité, un pantalon marron en toile et une chemise blanche à lacet ouverte au niveau du plexus. Un gros médaillon en argent massif pend à son cou tenu par une petite chaîne du même métal. Il commence à descendre les marches lorsque son regard croise le mien. Il s’arrête immédiatement, un pied sur la marche suivante, et ouvre les bras pour stopper l’avance de ses compagnons.

— Messieurs, je crois que j’ai raté ma vocation, déclare-t-il dans un grand sourire.

Je note immédiatement le sourire entendu et goguenard de ses compagnons, il descend à ma rencontre et s’arrête à un mètre de mon cheval.

— Je suis certain de ne pas avoir eu le plaisir de vous avoir été présenté, gente demoiselle. Vous êtes ?

Je me tiens très droite sur ma selle et je braque un regard insolent sur lui.

— Sendre, Messire, chevalier consacré de la lumière, chargée de votre protection.

— Voyez-vous ça. Et quelle est votre mission, chevalier Sendre ?

— Je dois protéger Votre Altesse contre tout danger et donner ma vie pour cela si c’est nécessaire.

Le prince me fait un sourire charmeur.

— Eh bien, prions les dieux que cela ne soit pas nécessaire, il serait dommage de perdre… une personne de votre qualité.

Il se tourne vers mon maître.

— Sir Anor.

— Votre Majesté, répond mon maître en le saluant.

— Vous nous cachez des choses, Sir Anor, vous êtes un affreux mesquin. Avez-vous d’autres chevaliers de cette qualité dans vos rangs ? Il va sans dire que votre ordre remonte dans mon estime et que si vous me trouvez des professeurs tels que ceux-ci, je jure d’être plus régulier à mes cours de théologie. Je suis même prêt à accorder à votre ordre le droit de m’affecter des gardes du corps permanents comme ceux-ci.

— Je crains, Votre Majesté, que Sendre ne soit un cas unique actuellement. Mais je travaille à ce que cela ne soit plus une exception dans notre ordre.

— Oui, oui, vous avez tout mon appui pour poursuivre cette entreprise. Noble tâche que celle-là, très noble tâche.

Il se retourne.

— Denovan, n’est-ce pas une magnifique idée qu’a là Sir Anor ? Prenez-en de la graine mon ami, vos cours d’armes n’en seraient que moins ennuyeux.

— Oui, Votre Altesse, répond-il en baissant la tête.

Son attention se dirige de nouveau vers moi.

— Chevalier, me ferez-vous l’honneur de chevaucher à mes côtés ? Après tout, n’est-ce pas le meilleur endroit pour me protéger ?

Je lance un coup d’œil à mon maître qui hausse les épaules.

— Comme le voudra mon prince.

Il va ajouter quelque chose lorsque nous entendons des voix féminines qui se rapprochent rapidement. Le prince lève les yeux au ciel et lance un grand soupir, puis il plaque un grand sourire sur ses lèvres et se retourne au moment où je vois arriver une troupe de jeunes femmes habillées richement et avec goût, mais semblant flotter dans une multitude de jupons multicolores. À ma grande surprise, je vois arriver la duchesse Clémence de Sourdaix avec quelques-unes de ses demoiselles de compagnie dont certaines viennent du couvent où j’avais aussi séjourné.

Elle lui tend les mains en arrivant et il les prend dans les siennes, elle fait une moue faussement outrée en déclarant.

— Thibault, vous alliez partir sans même me dire au revoir ? Heureusement que je vous trouve afin de vous souhaiter une bonne chance dans votre entreprise.

— Ma très chère duchesse, je ne voulais juste pas avoir à le faire, vous quitter ainsi m’est un déchirement et j’aurais espéré revenir avant même que vous ne vous aperceviez de mon départ.

— Mon cher prince, comment aurait-il pu en être autrement étant donné que je vous vois partir prince et que je vais vous revoir roi. Tenez, comme cela vous penserez à moi durant votre voyage.

Elle lui tend alors un mouchoir d’un blanc immaculé aux armoiries de sa famille.

— Faites bien attention à vous, mon prince.

— Ne vous inquiétez pas, je suis sous bonne escorte et je me servirai de votre cadeau comme d’un bouclier me donnant du courage si cela s’avère nécessaire.

Elle commence à regarder l’escorte en question quand son regard tombe sur moi.

— Je n’en doute pas mon prince, mais… Toi. Qu’est-ce que tu fiches là ?

— Bonjour, Mademoiselle de Sourdaix, moi aussi je suis contente de vous revoir. Je vais accompagner le prince, je suis chargée de sa protection.

Le prince nous regarde alternativement en haussant un sourcil, visiblement surpris.

— Vous vous connaissez ?

— Disons que nous avons eu à faire connaissance oui, mon prince. Toi, tu as intérêt à ne pas outrepasser tes prérogatives avec le prince, ou tu auras affaire à moi, me lance-t-elle avec brutalité.

— Ne t’inquiète pas, Clémence, ce n’est absolument pas dans mes intentions. Prince Thibault, si vous le permettez, nous devons partir.

— Oui, oui, allons-y, à plus tard, belle dame, soyez sage en m’attendant.

— Oh prince… Je prierai Lumness chaque jour pour vous.

Il lui embrasse le bout des doigts et monte avec grâce sur son cheval.

Clémence lui lance un regard langoureux suivi d’un regard assassin dans ma direction. Ce n’est peut-être pas très chevaleresque, mais je prends beaucoup de plaisir à la voir taper ainsi du pied de frustration. Le prince se met à ma hauteur et me dit sur le ton de la conversation.

— Voyez-vous, chevalier, il faut reconnaître qu’elle n’est pas sans attrait et je dois avouer que je la mettrais bien dans mon lit. Mais l’épouser… Rien que l’idée me terrifie. Malheureusement, compte tenu de son rang je ne puis faire l’un sans l’autre. Et aux dires de ma mère, il serait politiquement avantageux que j’y pense sérieusement. Ahhh… La politique. Notez, je ne devrais pas me plaindre. Elle est assez belle, même s’il faudrait la bâillonner de temps à autre.

Je ne sais pas bien pourquoi il me dit cela, si c’est juste pour m’offusquer, afin de provoquer une réaction de ma part, ou si c’est autre chose. Pour le moment je préfère ne rien dire et le laisser faire. Nous sortons de la ville sous les envois de pétales de fleurs de la population, et nous passons la ceinture extérieure sans encombre. Nous prenons ensuite la route de l’Est en direction de notre destination. Le prince revient à ma hauteur en ayant parlé à son maître d’armes qui s’arrange pour que personne ne soit à notre environnement direct.

— Dites-moi, chevalier, qu’avez-vous prêté comme allégeance à ma mère ?

Je regarde droit devant moi en répondant.

— J’ai juré de protéger votre vie, mon prince.

— Vous devriez peut-être alors partager ma tente, on ne sait jamais ce qu’il peut advenir la nuit.

Je souris.

— Je ne pense pas que cela soit nécessaire, Sir Anor et moi-même allons nous relayer la nuit autour de votre tente. À moins bien sûr… que votre proposition ne tienne aussi pour Sir Anor.

Le prince grimace.

— Hum… Vous êtes dure avec moi, chevalier, je n’espérais rien d’autre que vous me convertissiez de la plus agréable des façons. Si vous ne prenez pas soin de moi, je pourrais peut-être dépérir et mourir, vous seriez alors obligée de respecter votre serment.

— Alors que les dieux nous préservent tous que vous ne tombiez pas sous le joug de quelque force maléfique.

— Vous jouez avec moi, chevalier, vous devez me protéger et vous ne faites que me torturer. Ne vous plairait-il donc pas après cette mission d’être le premier chevalier protecteur du roi ?

— Après cette mission il me plaira, Sir, d’aller là où l’on aura le plus besoin de moi.

— Fort bien, dit-il joyeux. Moi j’aurai fort besoin de vous.

— C’est gentil de votre part, altesse, mais je pense que d’autres auront encore plus besoin de mes services que vous.

— Vos mots me sont torture, chevalier.

— Pourtant… telle n’est pas mon intention.

Sur ses mots il me quitte pour aller retrouver son maître d’armes, Sir Anor vient me rejoindre.

— Alors ?

— Je… je ne sais pas, maître… Nous sommes à moins de cinq lieues de la cité et déjà il n’a qu’une idée c’est que je partage sa couche… Je me faisais une autre idée de l’idéal d’un prince, je dois bien l’avouer.

— Oui, mais tu dois te souvenir d’une chose, Sendre… Un prince n’est rien d’autre qu’un homme, avec ses qualités et ses imperfections.

— Alors espérons que ses qualités sont à la hauteur de ses défauts.

— Oui… Espérons, dit-il sans grande conviction.

Les cinq jours suivants se passent sans grand autre intérêt que de découvrir les paysages. Je pensais que l’intendance allait nous retarder, mais il n’en est rien. En fait, les chariots de ravitaillement ne nous ont suivis que le premier jour. Tous les jours suivants, nous arrivons directement dans des camps préparés avec toute la logistique nécessaire. Palissade de défense en bois, tentes déjà montées et personnel nous attendant. Une vraie promenade de santé, l’avantage de la planification longtemps à l’avance. Chaque camp est parfaitement identique à celui d’avant, de ce fait nous savons déjà où nous devons aller pour nous loger ou pour faire tout ce dont nous avons besoin. Je dois reconnaître que c’est assez pratique.

Nous sommes arrivés depuis environ deux heures et Sir Anor se repose, nous avons instauré ensemble une sorte de tour de garde. Je m’occupe de la première partie de la nuit et lui de la seconde, aussi est-il dans la tente à reprendre des forces. J’ai pris mon repas et je patrouille dans le camp, je porte mon équipement complet, armure de cuir clouté, bouclier en métal qui est actuellement attaché dans mon dos et mon épée sur le côté. La nuit tombe doucement et on commence à avoir besoin de la lumière des torches pour y voir clair. Les endroits ont été sélectionnés avec soin et il y a peu d’insectes qui viennent nous déranger. Tout le monde est détendu, en plein royaume de Chasèle les risques qu’il nous arrive quelque chose sont quasi inexistants.

Une voix finit pourtant par attirer mon attention, c’est une voix de femme qui semble un peu paniquée. Je me dirige vers le son que j’entends et qui provient de derrière une tente.

— S’il vous plaît, Messire, lâchez-moi.

— Allons ma douce, calme-toi donc, je ne te veux pas de mal, on va juste s’amuser un peu.

— Je n’ai pas envie de m’amuser, Messire, j’ai du travail à terminer, lâchez-moi s’il vous plaît.

— Arrête donc de gigoter, tu pourras gigoter après si tu veux, cela n’en sera que plus plaisant, mais attends un peu, bougresse.

J’accélère le pas et j’arrive dans une clairière aménagée entre les tentes. Un grand drap a été placé à terre et j’y vois les restes d’un repas. Le prince est allongé sur le sol, une jambe repliée vers lui et il se tient sur le côté en appui sur un coude. Il mâchonne un brin d’herbe en souriant de la scène qui se passe à côté de lui.

Son maître d’armes, Denovan, est assis en tailleur et il maintient contre lui une servante qui essaye de se dégager sans succès de son emprise. Une des mains de Denovan la ceinture au niveau de la taille pendant que l’autre essaye de lui délacer son corsage. La colère me prend en les voyant ainsi, je m’avance en pleine lumière, les dents serrées.

— Lâchez-la !

Le prince me voit et ses yeux se mettent à pétiller alors qu’il s’exclame avec entrain.

— Chevalier, mais venez donc vous joindre à nous, nous nous amusions un peu.

— Mon prince, je ne suis pas sûre que cette servante goûte à votre amusement. Je vous demanderai donc de dire à votre maître d’armes de lâcher cette fille sur le champ.

Denovan regarde le prince qui semble hésiter un instant et qui finit par enlever son morceau d’herbe de la bouche en lui faisant un signe négligent de la main. Denovan écarte finalement les bras et pousse rudement la fille devant lui. Elle trébuche et se précipite vers moi, terrorisée.

— Dégage, tu m’as coupé mes envies de toute façon, tu ne me mérites pas, lance Denovan avec dédain.

Je regarde rapidement la fille.

— Va-t’en, dépêche-toi !

Elle me regarde et acquiesce.

— Merci, dame chevalier.

Je reporte mon attention vers Denovan, cet homme me dégoûte.

— Quant à vous, Messire Denovan, vous avez bien fait. Et que je ne vous reprenne pas à faire ce genre de choses.

Denovan me lance un regard dur.

— Sinon quoi, chevalier ?

— Sinon, vous aurez affaire à moi.

Il se tourne vers le prince.

— Monseigneur, cette donzelle a besoin d’une leçon, je ne puis me laisser traiter de la sorte sans réagir.

Le prince soupire et fait un geste de la main.

Denovan se lève lentement et se dirige vers moi.

— Défends-toi, petite, montre-moi ce dont tu es capable et ce que je suis censé craindre.

Avec agilité je fais glisser mon bouclier sur mon bras gauche et je dégaine mon épée. Lui s’avance à main nue.

— Prenez votre arme, Seigneur, je me refuse à me battre contre un homme désarmé.

— Je n’ai pas besoin d’arme pour te donner la fessée, petite fille, arrête de parler et attaque.

Très bien, je vais donc le frapper avec le plat de mon épée, je ne voudrais pas l’estropier. Je m’avance en maintenant une garde haute, lui a pris une position de lutteur et il fait semblant de partir d’un côté et de l’autre afin de voir comment je réagis. Un grand sourire lui barre le visage, sourire que je me jure de lui rentrer dans la gorge. Il avance soudain et attrape mon bouclier à pleines mains en me tirant vers lui, je laisse mon bras souple pour ne pas perdre l’équilibre et je le frappe sur le côté. Il esquive mon coup avec une agilité déconcertante et me lance une gifle retentissante. Je sens le poids de chacun de ses doigts quand ils viennent s’écraser contre ma joue. Ma tête part de côté et je fais deux pas en arrière tellement je suis sonnée. Je dois avoir la joue toute rouge et je la sens qui pulse douloureusement. Je perds alors toute contenance et je me lance dans une violente attaque frontale, tant pis pour lui, il l’aura cherché. Au moment où je pense que je vais le toucher, il semble disparaître de ma vision pour apparaître de nouveau à côté de moi. L’une de ses mains accompagne mon coup vers le bas pendant qu’il me donne un violent coup de poing sous les côtes en me faisant un croc-en-jambe. Je fais deux pas en avant, avant de m’écrouler de tout mon long dans la terre et la poussière. Je n’ai pas le temps de me relever que je sens un poids m’écraser le dos, il vient de s’asseoir à califourchon sur mon dos et il saisit mes deux mains dans l’un de ses puissants poings. Il pose sa figure à côté de mon oreille et me dit.

— J’ai bien envie de te montrer ce que c’est qu’un homme maintenant.

Il ponctue son propos en posant son autre main sur mes fesses et en la faisant descendre dans mon entre jambes. Je me débats et j’essaye de ruer, mais rien n’y fait, il est trop lourd et trop fort pour moi, c’est donc la bouche pleine de terre et de poussière que j’articule.

— Je ne doute pas un instant que vous ayez la virilité d’un taureau ou même d’un ours ou de tout autre animal, Messire, mais je peux vous garantir que ce n’est certes pas ainsi que vous allez me prouver que vous êtes un homme.

J’entends que le prince éclate de rire.

— Belle estocade que celle-là, Denovan, qu’avez-vous à répondre à cela ?

Cela fige le maître d’armes sur place et pour le moment il ne bouge plus, s’interrogeant sur la marche à suivre. Ma remarque l’a, semble-t-il, perturbé dans le sens que continuer le dévaloriserait plus que de s’arrêter. C’est alors qu’avec soulagement j’entends une voix forte s’écrier.

— Quelle est donc cette mascarade, par Lumness ? Que se passe-t-il ici ?

Je sens l’étreinte se desserrer et je me sens plus légère lorsque son poids quitte mon dos alors qu’il se relève.

— Votre disciple m’a insulté, je montrais donc à cette fille que le métier de soldat est un métier d’homme.

— Ne dites pas de bêtises, Denovan, qu’elle n’ait pas votre expérience, j’en conviens parfaitement. Mais je gage qu’elle pourrait sans nul doute tenir tête à n’importe laquelle de vos jeunes recrues. Et vous le savez très bien, de plus elle est chevalier consacré de la Lumière et l’acte que vous venez de faire est inadmissible. Alors savourez la chance que vous avez eue de ne pas avoir été plus loin et que je ne sois, moi non plus, pas forcé d’aller plus loin.

Denovan lance un regard dur à Sir Anor.

— Ne me menace pas, paladin.

— Et vous, ne me provoquez pas.

Denovan regarde un temps la main de mon maître posée sur le pommeau de son arme puis il finit par cracher par terre en se retournant.

— Tâchez de tenir votre chienne en laisse la prochaine fois, Sir Anor, je pourrais me montrer moins courtois.

Je me relève et je m’époussette, je récupère mon arme puis je me dirige vers mon maître. En arrivant à sa hauteur, je marmonne.

— Sale type.

Sir Anor me lance un regard dur et me lance d’une voix cassante.

— Dans ma tente !

Je m’arrête surprise.

— Mais…

— Tout de suite !

Je baisse la tête et je me dirige vers sa tente en bougonnant. Lorsque j’arrive près de la tente, Gulmar, le destrier de Sir Anor me regarde et hennit en secouant la tête d’arrière en avant. Je le regarde d’un air mauvais.

— Ça va, hein. N’en rajoute pas.

Je rentre dans la tente et je prends un miroir, j’ai une grosse marque sur la joue gauche là où je me suis pris la gifle. Je vais être bonne pour avoir un gros bleu, je prends de l’eau dans la bassine et je me rince la tête, je suis couverte de terre. J’ai pratiquement fini ma toilette lorsque Sir Anor entre, il pose son arme sur le râtelier et il se sert un verre de vin en attendant que je termine. Je me sèche le visage et je veux parler, je suis encore pleine de colère.

— Je…

Il me coupe directement la parole.

— Assise !

Son ton est dur et sans réplique. J’obtempère et je m’assois sur le lit.

— Tu t’es conduite comme une écervelée, j’ai rarement vu de fille plus idiote que toi ce soir.

Son reproche est comme un coup de poing et me fait plus mal que ma joue.

— Mais… mais… aurait-il fallu que je laisse cette fille se faire violer sous mes yeux ?

Ma colère fait vibrer ma voix. Il braque son regard sur moi et je ne peux faire autrement que de baisser les yeux.

— Tu vas te calmer, Sendre, et ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit, ne te fais pas non plus, plus stupide que tu ne l’es. Intercéder pour cette servante était normal, le faire était une bonne chose et si tu ne l’avais pas fait, tu ne mériterais plus d’être chevalier de l’ordre. Mais… provoquer Denovan était d’une stupidité sans nom. Cet homme est un guerrier qui a fait plus de combats que tu n’en feras peut-être dans ta vie. Il n’est pas le maître d’armes du prince pour rien, et même moi, avec toute la puissance de Lumness de mon côté, je ne suis pas certain de sortir vainqueur d’un duel avec lui. Lui faire cesser son action était une bonne chose, tu avais acquis là une stature de chevalier et un respect de sa part. Tu as tout détruit stupidement avec cette attitude que tu as eue par la suite. Je compte d’ailleurs sur toi pour aller t’excuser auprès de lui et le remercier.

— Le remercier ?

— Parfaitement. Maintenant, je te le demande, Sendre, quelle est la valeur vers laquelle un chevalier doit essayer de tendre le plus ?

Je me donne un peu le temps de la réflexion, après un moment je risque.

— L’honneur ?

Il s’assoit à son tour.

— L’honneur est une qualité noble, mais je parle de quelque chose de plus noble encore.

— Le courage ? La persévérance ? La compassion ? La sincérité ? La fidélité ?

— Ce sont tous de bons outils, mais ils n’en restent que des outils. Non, je te parle, moi, de l’humilité. Cette valeur est la plus importante de toutes. Sois humble, Sendre, tout le reste en découlera. N’oublie pas d’où tu viens, jamais. Le jour où tu perds ton humilité, tu perds du même coup ton humanité. En restant humble, tu ne sous-estimeras jamais ton adversaire. En restant humble, tu éprouveras de la compassion pour tes semblables et pour les autres races. Sois humble devant les dons que tu as reçus, la vie que tu as menée, et remercie les dieux de ces cadeaux. Du jour où tu perdras ton humilité, la haine, le mépris, l’arrogance viendront prendre place dans ton cœur. As-tu eu une enfance heureuse, Sendre ?

Ses paroles me remuent beaucoup, je fais juste oui de la tête.

— Regarde le prince, il a perdu le père qu’il adorait à l’âge de sept ans, sa mère est devenue écartelée entre le chagrin et un royaume trop dur à gérer. Sans ami, juste des courtisans voulant ses faveurs, sans interdit, ayant l’habitude que tout le monde cède à ses caprices. Qui peut lui reprocher ce qu’il est maintenant ? Qui peut reprocher à Denovan d’avoir fait de lui en partie ce qu’il est. Denovan étant le seul à lui prodiguer l’amour et l’attention qu’un enfant doit avoir et qui lui a manqué toute sa vie.

Je regarde mes pieds, je suis rouge de honte et de confusion.

— Tu vas aller t’excuser auprès de Denovan ET lui signifier ta gratitude pour cette leçon qu’il t’a donnée. Non, mais franchement, Sendre, tu croyais quoi ? Que sous prétexte que tu te bats pour la justice tu gagnerais ? La justice, la foi, c’est bien, mais ce n’est pas la seule arme d’un paladin.

— Maintenant ? Je veux dire… Je dois y aller maintenant pour faire mes excuses ?

— Non, il est trop tard et c’est trop frais. Choisis ton moment, mais n’attends pas trop.

— Oui, Seigneur.

C’est piteuse que je retourne à ma tente, j’enlève mes vêtements dans le noir, je n’ai pas envie de jouer aux ombres sur le bord de ma tente avec tous les soldats dehors. Je mets un baume sur la joue et je vais dormir. C’est vrai que j’ai été idiote, mais je vais faire mon maximum pour que Sir Anor soit fier de moi.

Je me lève tôt ce matin-là et je fais mes ablutions avant d’enfiler mes vêtements. Sitôt prête, je me dirige vers la tente du prince que je trouve levé aussi en compagnie de plusieurs hommes et de son maître d’armes. J’ai toujours la joue marquée de la gifle d’hier, mais cela commence à disparaître doucement.

Une servante est en train de faire chauffer du lait afin de leur préparer un lait aux épices. C’est une boisson traditionnelle chez nous, où le dosage des épices et de la crème est important pour avoir quelque chose de vraiment bon. J’en faisais souvent chez mon père, et Clotilde et moi mettions un point d’honneur à la préparer nous-mêmes pour les garçons. Aussi je me dirige vers la servante et je m’approche de la petite table de préparation.

— Vous permettez ?

Elle semble surprise, mais me laisse faire, elle s’attaque à une autre partie du petit déjeuner. Aux tables, les hommes ont baissé la voix et ils me regardent faire, les gestes reviennent tout seuls quand je sélectionne les herbes que je répartis dans les tasses. Je les place devant chacun des hommes, je vais ensuite chercher le lait et je le verse dans chacune des tasses.

Le prince qui m’a regardé faire depuis le début finit par dire.

— Mais que faites-vous donc, chevalier ?

Tout en le servant, je lui réponds.

— Je vous sers, mon prince, vous et vos hommes.

Denovan essaye alors la provocation sur le ton de la rigolade.

— J’ai l’impression que la gifle d’hier lui a remis les idées en place et lui a montré où se trouve la vraie place d’une femme.

Je le sers à son tour.

— Non, Messire, mais je dois tout de même vous remercier pour la leçon que vous m’avez donnée hier. Si l’on apprend de ses erreurs, alors hier soir il m’a été donné de beaucoup apprendre. Je tenais aussi à vous présenter mes excuses pour ma conduite passée.

Le prince éclate de rire et donne un coup de coude à son maître d’armes.

— Vos excuses sont acceptées, chevalier, et j’espère que vous allez nous faire le plaisir de déjeuner avec nous. N’est-ce pas Denovan ? Faites donc une place à notre chevalier de grand charme et goûtons donc cette boisson qui m’a l’air plus qu’appétissante.

— Cela sera avec joie, mon prince.

Denovan grommelle un peu, mais il me fait une place entre le prince et lui. Prince qui commence à me raconter certaines anecdotes qu’il a vécues avec Denovan et que je finis en fait par trouver fort plaisantes. Nous finissons le repas en rigolant de bon cœur. Il a des bons côtés ce prince après tout. Nous quittons le camp moins d’une heure plus tard. Nous sommes à quatre jours de notre destination maintenant, et nous allons traverser une région boisée et pleine de bocages.

L’air est frais et agréable lorsque nous sortons d’un petit bois, les routes sont superbement entretenues et je dois dire que j’aurais bien aimé en avoir de pareilles chez mon père. Nous descendons une petite colline et nous traversons maintenant une région faite de champs et de bocages. De grandes haies fleuries encadrent la route principale et un petit pont surplombe une petite rivière qui coule plus loin. Je vois que Sir Anor a les sourcils froncés, il tourne la tête un peu dans tous les sens et il se met debout sur ses étriers avant de s’asseoir de nouveau.

— Un problème ?

— Je ne sais pas, Sendre… C’est confus… Une sensation plus qu’autre chose… Quelque chose qui ne cadre pas dans le paysage.

Soudain ma monture se met à hennir alors que je suis portée en avant sur ma selle, je regarde le sol avec surprise et je constate que le lierre qui borde le pont semble avoir pris vie et qu’il s’enroule autour des jambes de mon cheval. Tout autour de moi, la même scène a lieu, les végétaux s’animent et coulent sur le sol comme autant de petites rivières malsaines. L’avant-garde est empêtrée dans la végétation issue du bocage et les hommes luttent en maugréant contre cette sorcellerie. C’est alors qu’un homme qui a mis pied à terre afin de dégager sa monture pousse un hurlement. Une hache de jet vient d’apparaître au milieu de son dos et il s’écroule en bavant du sang. Tout de suite après, une horde hurlante sort du couvert de la végétation et nous attaque de toute part. Certains sortent de sous le pont et se jettent sur les cavaliers. C’est la panique la plus totale dans nos rangs et je vois des soldats essayer vainement de protéger le prince et s’écrouler durant cette tentative. Je suis sortie de ma stupeur par le bruit d’une arme que l’on sort de son fourreau et je vois Sir Anor debout sur son destrier, sa lame pointée vers le ciel, crier avec force et clarté.

— Lumness, aide ton serviteur à accomplir sa mission. Pour la défense du bien, Lumness, arme ma main de justice.

La lame de Sir Anor se met alors à briller d’une lumière éclatante, et nous devons détourner le regard pour ne pas être éblouis par l’éclat qu’elle dégage durant un instant. On dirait qu’un soleil a pris place dans la lame, la lumière aveuglante disparaît, mais la lame continue à luire et je sens de manière presque palpable l’énergie divine qu’elle diffuse maintenant autour d’elle. Il pointe ensuite sa lame vers l’avant.

— Guerriers de Chasèle, autour de moi, allons à l’aide du prince pour Lumness et le royaume.

Sa déclaration casse immédiatement la confusion qui règne autour de nous, les soldats se reprennent d’un coup comme s’ils sortaient d’un mauvais rêve. Je vois la stupeur se changer en une froide détermination dans leurs yeux, même leurs montures se calment lorsque Gulmar lance un puissant hennissement en se cabrant. Il lance ensuite une formidable ruade qui arrache net les lianes qui lui enserraient les jambes. Les guerriers poussent un hurlement de combat et se jettent avec une vigueur nouvelle dans la bataille.

Moi-même je me sens prise dans cet engouement et je comprends maintenant mieux pourquoi les chevaliers consacrés sont si appréciés dans l’armée lors des combats. Je me rends compte avec horreur que je n’ai toujours pas dégainé mon arme et je me dis que j’ai encore bien des choses à apprendre tout en m’apercevant que c’est mon premier combat depuis que j’ai eu quatorze ans. Il s’agit ici d’un combat pour la vie, vaincre ou mourir, nous n’avons plus le choix. Vaincre ou mourir pour Chasèle, pour le prince. Mon arme brille au soleil lorsque je la dégaine, nos ennemis sont des verts, des Gobelins et des Orques pour la majorité. Mais je vois aussi quelques Kobolds et des Gnolls, ces créatures à tête de chien. Il n’est pas normal de les voir travailler ensemble, ce sont des races ennemies, mais je me poserai des questions plus tard. Une ombre sur ma droite, un Gobelin se jette sur moi depuis le rebord du pont. Je place mon bouclier entre lui et moi et il vient s’y écraser lourdement. Tout en faisant un mouvement de mon bouclier vers la gauche pour le décrocher, je lui place un coup de taille de mon épée dans la figure. Il couine lorsque je laisse un sillon sanglant qui lui arrache presque la mâchoire et je l’expulse d’une poussée de bouclier. Il va s’écraser un peu plus loin. Devant moi je vois Sir Anor qui dévale l’autre côté du pont en pleine charge quand un Orque d’une taille monstrueuse vient se placer devant lui. La créature arrive à l’épaule de Sir Anor alors que lui est assis sur Gulmar. Le monstre lève une hache gigantesque et l’abat avec force, elle vient se planter profondément dans le bouclier de Sir Anor en le déformant. Mon maître lève son épée au-dessus de lui et clame.

— Par Lumness… Je te châtie, créature du mal !

La lumière qui inonde la lame de Sir Anor semble se répandre sur tout son bras lorsqu’il l’abat sur l’Orque. Ce dernier place sa hache en protection, mais elle se fracasse en deux dans une gerbe d’étincelles lorsque la lame du chevalier la percute. Elle continue sa course et vient trancher l’Orque au niveau de sa clavicule pour descendre loin à travers les côtes dans un poumon. La créature pousse un hurlement de douleur quand la lame finit sa course folle en sortant de son corps. Gulmar lance alors ses sabots devant lui et lui passe sur le corps en le piétinant pendant qu’il continue sa course. Quant à moi, je suis bloquée sur le pont et je tranche les ennemis les uns après les autres, mon bras monte et descend avec une macabre régularité à droite ou à gauche en fonction de l’emplacement de mes adversaires. Les corps s’entassent aux pieds de mon cheval quand un cri me fait tourner la tête. Je reste interdite le temps d’un battement de cœur, devant moi se dresse un Humain, un guerrier membre du royaume de Chasèle, un guerrier des plaines gelées du Grand Nord. Un Barbare des tribus nomades. Je n’en avais jamais vu, mais mon père me les avait déjà décrits comme étant des guerriers farouches, sous allégeance au trône. Que fait celui-là parmi nos ennemis ? Je me rends compte avec horreur qu’il n’est pas seul. Il met à partie mon hésitation pour me sauter dessus depuis le rebord du pont. Il m’arrive au niveau des épaules et le choc me fait vider les étriers. Nous tombons lourdement au sol, mais j’arrive à me relever rapidement. Inutile de discuter, je vois dans ses yeux injectés de sang qu’il est dans la folie de guerre que nous nommons la rage berserker. Dans cet état il ne ressent pratiquement plus la douleur et il peut continuer à se battre là où un homme normal tomberait dans le coma. Il vient frapper mon bouclier avec l’une de ses deux haches de combat, je pare le coup facilement et je frappe de taille, il saute sur le côté et me bondit soudainement dessus. Je le repousse avec mon bouclier et je frappe d’estoc droit devant moi. Ma lame pénètre dans son ventre et je la sens qui ressort dans son dos. Pourtant, cela n’a même pas l’air de le ralentir, il attrape mon bouclier et se hisse vers moi en tirant sur le bord, enfonçant la lame plus profondément en lui et s’en servant comme d’un guide sanglant pour s’approcher de moi. Je panique voyant que je ne peux pas retirer mon arme aussi je remonte violemment mon genou et je le frappe avec force dans l’entrejambe. Il ne semble même pas s’apercevoir de mon coup, et ses deux énormes mains se referment sur ma gorge écrasant ma trachée. Je recule en titubant et je saisis ses poignets dans l’espoir de lui faire lâcher prise. Peine perdue, je commence à voir des étoiles et ma vision se brouille quand je sens le rebord du pont derrière mes fesses. Lui pousse toujours et nous finissons par basculer dans le vide pour atterrir dans l’eau de la rivière. Je coule à pic à cause de mon armure de cuir et de mon bouclier de métal, le courant se trouve être beaucoup plus fort que ce que je ne pensais, mais je me retrouve toute seule sous l’eau. Le barbare m’ayant lâchée, mais partant du même coup avec mon arme. Je lâche mon bouclier et je défais en catastrophe les attaches de mon armure, me contrôlant pour ne pas paniquer. J’arrive à faire tomber le plastron et je donne une violente impulsion avec les pieds pour remonter. Je crève la surface alors que j’ai les poumons en feu, et je bois la tasse plusieurs fois. J’essaye de lutter contre le courant qui m’entraîne et je tente de ne pas couler. Je finis par m’accrocher à une grosse branche et à me hisser sur le bord de la rivière. Je m’écroule en me mettant sur le dos en respirant bruyamment, je ne vois plus le pont et les bruits de batailles se font lointains maintenant. J’essaye de me lever, à peine debout je tombe de nouveau à genoux, je suis trempée, frigorifiée et épuisée. Je dois prendre quelques minutes pour me remettre et je finis par me relever une fois que je ne vois plus d’étoiles devant mes yeux. Je vais avoir encore une belle marque sur le cou, dire que celle de la joue commençait à peine à disparaître. Sitôt que je me sens à peu près en état, je me mets debout et je remonte le long de la rivière aussi vite que je le peux. La tâche est compliquée à cause de la végétation, et j’anticipe ce que je vais découvrir, plus aucun son ne me parvient du lieu des combats. Lorsque j’arrive enfin à sortir de la bordure de haies touffues, un spectacle désolant se présente à moi. Il y a des morts partout et je note que la seule créature que je connais et qui est encore vivante est Gulmar, la monture de Sir Anor. Je me précipite en titubant dans le sang et les corps étendus. Sir Anor est adossé contre le tronc d’un arbre et il a les yeux fermés. Je me mets à genoux à côté de lui et je pose mon oreille près de son visage pour essayer de sentir un souffle d’air. Gulmar a sur le flanc une vilaine et profonde blessure qui saigne abondamment et il me lance un regard rempli de tristesse.

Je sens un faible souffle contre mon visage, je pose aussitôt mes mains sur son cœur et je me concentre. Je me rappelle ses leçons lorsqu’il me disait qu’il était facile de garder son calme lorsque l’on vivait en ermite, et que l’homme qui vivait reclus dans son sanctuaire avait moins de mérite à parler d’amour que celui qui était confronté à la dure réalité de la vie. Je me concentre donc pour pratiquer ce que les chevaliers consacrés appellent l’apposition des mains. Cette technique fonctionne en canalisant l’amour de la vie qui est en nous et en la transmettant à une autre personne ou à soi-même afin de guérir les blessures du corps. Mais il faut pour cela être en relation avec la force d’amour universel qui relie tous les êtres vivants, cette force indescriptible que j’appelle dieu. Et qu’il est dur de se mettre en relation avec lui au milieu de ce carnage, de cette folie meurtrière, ma pensée est brouillée par les émotions négatives. La vengeance, la haine et le désespoir alors que la seule chose qui peut sauver mon maître c’est mon amour. Je ferme les yeux et je pense à lui, à Sir Anor, ses rires et ses joies. Ses apprentissages et son amour pour moi, mon amour pour cet homme qui a remplacé mon père dans mon cœur. Le respect, l’admiration que je porte à mon tuteur, mon maître à penser, celui qui m’a toujours aidée sans jamais me juger. Je sens alors mes sens s’ouvrir et l’énergie commencer à couler en moi pour se déverser en lui. Je n’ai pas beaucoup de pouvoir, je suis encore trop jeune et je manque d’entraînement, mais j’espère que cela sera suffisant. J’ouvre les yeux, il me regarde, il essaye de sourire, mais son regard est éteint, il parle d’une voix très faible.

— Sendre… Par Lumness… tu es en vie…

— Messire, ne parlez pas, vous allez vous fatiguer pour rien.

Il tousse et du sang apparaît sur la commissure de ses lèvres, il lève la main pour me la passer sur la tête et me regarde avec affection.

— Ma chère enfant… Je suis heureux de te revoir une dernière fois… Mais… La vie me quitte, et Lumness m’attend.

Je panique.

— Maître, ne dites pas ça, je… J’ai besoin de vous, vous ne pouvez pas…

— Chutttttt… Calme-toi mon enfant.

Il ne parle plus et ses yeux se ferment, les miens s’écarquillent, mais il finit par les ouvrir de nouveau, sa voix est encore plus faible. Il prend ma main dans la sienne, il me serre fort et me dit avec ferveur.

— Il y avait… un assassin… Derrière… Pas vu… Méfie-toi… Honore ton serment… Le prince… Tu dois sauver le prince… Jure…

— Oui, maître, je le jure.

Il semble apaisé par mes propos et sa main retombe mollement sur le sol. Il ouvre encore une fois les yeux et dans un dernier soupir me dit.

— Méfie-toi… Le traître…

— Le traître, maître ? Quel traître ? Qui ça ?

J’essaye de le secouer doucement, il faut que je sache.

Sa main vient se poser violemment sur ma nuque et il me tire vers lui plaquant presque mon oreille sur sa bouche, il me fait mal, mais il ne se maîtrise plus.

— Traître… Denovannnn…

Sa main me lâche et il ne respire plus. Derrière moi Gulmar pousse un hennissement qui ressemble à un cri déchirant.

— Maître ? dis-je d’une petite voix. Maître ?

Mais je sais que cela ne sert plus à rien. Je pose ma tête contre sa poitrine et je sanglote en disant.

— Mon maître… Sir Anor… Julius… Oh, Julius, tu vas tellement me manquer…

Je me redresse, j’ai une mission à respecter. Cela me fend le cœur, mais je ne vais pas pouvoir lui faire de sépulture décente, cela prendrait trop de temps. Je l’allonge donc et je me contente de lui faire les derniers sacrements afin qu’il puisse retrouver le dieu auquel il croit. Je prends son arme, je sais qu’il aurait préféré que je l’aie à mes côtés plutôt que quelqu’un ne la lui vole. Je cherche et je trouve rapidement un bouclier pour remplacer celui que j’ai perdu dans la rivière. Je continue mes recherches afin de trouver une armure à peu près à ma taille, j’arrive aussi miraculeusement à mettre la main sur mon sac à dos. Je me dirige maintenant vers Gulmar, il est couché à côté de Sir Anor et me regarde arriver d’un œil vide.

— Gulmar ? Tu viens avec moi ?

Pour toute réponse il pose la tête sur le corps de son ancien maître. Je me colle contre son cou et je le serre fort contre moi avant de me relever, je vais aller où moi maintenant ?

— Gulmar… J’ai besoin de savoir, dis-moi par où ils sont partis ? Dis-le-moi, mon grand.

Le grand cheval de guerre me regarde, je ne sais pas s’il comprend ce que je dis, ou s’il comprend, s’il voit l’intérêt de me le dire maintenant que son maître est mort. Il finit par lever la tête et me montrer une direction vers l’ouest.

— Merci, Gulmar… Adieu…

Il souffle et fait vibrer ses lèvres les dents serrées en me regardant partir. Je marche toute la fin de journée, traversant les bocages les uns après les autres. J’ai les bras et les cuisses pleines de petites écorchures à cause des ronces et autres plantes, mais je préfère ne pas passer par les portes aménagées par les paysans pour réduire le risque de me faire trop facilement repérer. Le bruit que je fais est, je pense, moins problématique que de me faire voir directement. Nos agresseurs ont laissé des traces, assez réduites compte tenu de leur nombre, mais suffisantes étant donné le peu de retard que j’ai sur eux. Mon problème réside dans le fait que j’ai l’impression que plusieurs groupes se sont séparés. Et si l’un d’eux avait le prince avec lui ? Dans le doute, je continue à suivre la piste la plus importante.

Le soir, je trouve un endroit où camper, je suis misérable, toujours mouillée, affamée et démoralisée. Je sors de mon sac quelques changes et je décide de dormir emmitouflée dans une couverture. Je change de sous-vêtements pour passer la nuit et je déballe une chemise propre. L’autre étant couverte de sang et d’algues, elle ressemble plus à une guenille à cause des ronces qu’à une vraie chemise. Je ne touche pas à la tresse de mes cheveux, bien qu’ils soient encore mouillés en profondeur. Les défaire ferait pire que mieux. Je mange des lanières de viande séchée dans mes provisions de combat. Je ne m’autorise pas à faire un feu, cela pourrait se remarquer et je n’ai guère besoin de visite. Pendant que le jour n’est pas encore couché, j’en profite pour nettoyer et polir l’arme de Sir Anor. C’est une belle arme et je distingue dessus des glyphes dont je ne comprends pas le sens.

Je me réveille tôt, j’enfile en grimaçant mon pantalon humide et je mets mes pieds dans des bottes qui me font l’impression de marcher dans de la vase. Je repasse mon armure de cuir un peu trop grande en tirant au maximum sur les sangles, je pose mon sac sur mon dos et je récupère mon bouclier et mon épée. J’adopte ensuite une marche rapide et je cours à petites foulées lorsque le terrain me le permet. Je ne m’arrête pas pour manger et je me contente de grignoter ma viande séchée avec des fruits que je trouve en chemin. N’ayant toujours pas trouvé d’ennemis et les traces commençant à se faire plus rares, ce qui est surprenant compte tenu de l’importance de la troupe que je poursuis, je décide de marcher aussi longtemps que je le pourrai. C’est fatiguée par la marche de la journée que je finis l’après-midi, je commence à chercher un endroit où passer la nuit, je ne suis en effet pas capable de continuer. Et dans le noir, je gagnerais en fatigue alors que je perdrais en performance. Autant avancer le plus vite que je peux de jour. C’est alors que mes narines perçoivent une odeur de fumée. Je m’arrête et je scrute les alentours en me concentrant, j’entends des bruits de voix plus loin sur ma droite, je m’y dirige donc prudemment à l’abri de la végétation et en partie couverte par l’obscurité qui arrive. Je vois en effet des feux de camp plus loin, je reconnais les barbares qui nous ont attaqués, ils sont bien trop nombreux pour moi. J’en compte déjà une quarantaine et qui sait s’il n’y en a pas plus dans les environs proches. L’un d’eux se dirige vers moi, un peu sur ma gauche en fait. Je me tords le cou afin de voir où il va, je vois alors un énorme pilori qui est planté dans le sol. Là, je distingue plus que je ne vois un homme qui y est attaché, c’est aussi un barbare en armure de cuir. Je ne vois pas son visage qui est recouvert par une abondante chevelure noire. De côté comme je suis, je ne peux distinguer que ses énormes cuisses dans son pantalon et ses bras qui semblent taillés dans un bloc de muscles.

Le barbare qui marchait dans sa direction s’arrête à quelque pas du prisonnier et lui lance une bouillie à la figure en s’esclaffant.

— Tiens, mange si tu peux.

Il s’avance et lui décoche un coup de poing dans la figure. Je vois le pilori qui tremble et les muscles qui se bandent le faisant craquer de façon inquiétante. Le barbare recule et prend la matraque qui pendait à sa ceinture.

— Tu te calmes ou je te brise les mains, compris ?

Le pilori arrête de s’agiter et le barbare recule et s’en va en sifflant de façon méprisante entre ses dents. Je réfléchis rapidement, déjà, je ne peux pas laisser cet homme se faire brutaliser ainsi. Quelles que soient ses raisons, il n’est pas en bons termes avec les autres barbares. Il est susceptible aussi de pouvoir m’indiquer où a été emmené le prince. Je décide d’attendre que la nuit tombe, si je me fais repérer, je suis morte. Je m’installe donc tranquillement dans un coin et j’en profite pour noter les allées et venues des gardes de faction ainsi que des autres barbares. Une fois la nuit bien tombée, je sors de ma cachette et je m’avance prudemment dans la végétation qui est la plus proche du pilori. Une fois en position, je rampe vers le prisonnier en profitant du fait que des nuages cachent la lune. Les barbares discutent bruyamment entre eux, aussi cela facilite grandement mon déplacement sans risque de me faire entendre. J’arrive près du pilori derrière le prisonnier, mais je reste couchée sur le sol.

— Vous m’entendez ?

Je parle aussi bas que la prudence l’exige, aussi ai-je peur qu’il ne m’ait pas entendue.

— Ouais, t’es qui toi ? Qu’est-ce que tu veux ?

Me répond-il d’une voix de contralto qui ne manque pas de me surprendre.

— Je suis venue t’aider, et par la même occasion voir si tu sais où l’on a emmené le prince.

— Désolé, ma vieille, mais je n’ai aucune idée de ce qu’ils ont fait de ton prince. Par contre… libère-moi et je pourrai t’aider à le retrouver.

Zut, c’est bien ma veine, mais bon, tant pis je ne peux pas le laisser là.

— Tant pis, je vais tout de même te libérer, voir le traitement que tu subis me révolte. Que dois-je faire ?

— Ben… Si tu peux virer le cadenas qui tient ce truc fermé, ce serait un bon début déjà.

Je regarde le verrou, un gros cadenas maintient le pilori fermé, je doute que mon épée puisse en venir à bout.

— Cela ne va pas être simple, il faudrait une masse et je n’ai que mon épée.

— Alors, essaye de casser les charnières ou tout du moins de les affaiblir. Je m’occuperai du reste, mais va falloir faire vite. Mes copains ne vont sans doute pas apprécier que tu essayes de me sortir de là.

Bon… Le plus simple va être de taper avec mon bouclier, l’épée ne me servira à rien. Je me lève donc et je me mets à cogner les charnières sur lesquelles est fixé le gros cadenas en tenant mon bouclier à deux mains sur les côtés et en frappant avec le bord métallique de celui-ci. Forcément cela ne rate pas, j’ai à peine frappé trois coups que j’entends des cris et que je vois des hommes qui se lèvent. Je frappe plus fort et j’essaye d’aller plus vite. Mais les charnières sont profondément enfoncées et je n’ai réussi qu’à donner un peu de jeu à l’ensemble. Fuir ne me servira à rien, je vais me faire rattraper, je vais donc continuer aussi longtemps que je le pourrai et ensuite je me battrai pour en éliminer autant que possible. Je donne un dernier coup qui fait sauter à moitié l’un des gros clous qui tiennent l’ensemble et je remets mon bouclier à mon bras. J’ai juste le temps de dégainer mon épée qu’un premier barbare se jette sur moi en essayant de me donner un coup de hache à deux mains. Heureusement, je suis prête et c’est souplement que j’évite son coup et que je riposte par un coup de taille qui lui ouvre le ventre. Mon épée glisse le long de ses côtes et je me remets en position de combat. À côté de moi, j’entends le barbare qui est attaché forcer sur ses liens. Il s’est calé puissamment sur ses pieds et il commence à donner des coups de dos violents vers le haut. À chaque fois le mécanisme pousse un cri plaintif et déchirant comme un animal mourant lorsque le bois craque et que le métal se déforme sous la force donnée.

Je suis ahurie de voir les muscles de ses bras qui se bandent sous l’effort et je crois que je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi musclé. Mais je n’ai pas le temps de m’occuper de cela, les barbares arrivent et j’ai déjà deux nouveaux adversaires. Je m’occupe du premier en le faisant reculer à grands coups de taille et de contre-taille, mais je suis gênée par son compagnon qui me prend à revers. C’est alors que j’entends un cri qui déchire la nuit lorsque le barbare attaché fait sauter littéralement ses attaches et qu’il se redresse de toute sa hauteur. On dirait un ours qui sort de sa grotte, et il se précipite vers le barbare qui me fait face. Il pose une main gigantesque sur son épaule et j’entends l’articulation qui craque quand il resserre sa prise. Le barbare hurle et je vois ses pieds quitter le sol. Mon nouvel allié le soulève sans peine au-dessus de sa tête et le jette avec violence sur un groupe qui se précipite vers moi.

— Venez, bande de Sahuagin dégénérés, je vais vous apprendre moi à me ligoter pendant mon sommeil après m’avoir drogué, venez bande de lâches, venez vous mesurer à votre chef comme la coutume de notre clan l’exige, clame-t-il avec force.

C’est alors qu’à la lumière des torches je découvre mon nouveau partenaire, je reste interdite un instant, c’est une femme, une jeune femme même. Je comprends mieux le ton de sa voix. Elle n’est pas franchement laide, sans être d’une grande beauté. Ses cheveux noirs sont coupés au carré et lui tombent jusqu’aux épaules. Elle est vêtue d’un pantalon de cuir large et épais, d’une armure de cuir, et est chaussée de bottes souples. Je fais dans les un mètre soixante-quinze et elle me dépasse de deux bonnes têtes. Elle doit faire dans les deux mètres, et cette géante a des muscles que je n’aurais même pas envisagés chez un homme. Alors une femme…

Les barbares hésitent quant à la conduite à adopter, clairement elle leur fait peur. D’un autre côté, je les comprends. Elle se baisse et ramasse la hache à deux mains qu’avait l’un de mes adversaires, les barbares se regardent un instant. Mais ils sont déjà une dizaine et d’autres arrivent encore. Sans se tourner vers moi, elle m’adresse alors la parole.

— C’est gentil à toi de m’avoir libérée, je préfère mourir les armes à la main qu’attachée à un pilori. Comment t’appelles-tu que je sache qui m’a sauvée avant de mourir ? Parce que ne te fais pas d’illusion, compte tenu de leur nombre on va mourir. Même si l’on en emporte un certain nombre avec nous, c’est ce que j’appelle une belle mort.

— Je suis Sendre, une guerrière qui faisait partie de l’escorte du prince de Chasèle. Je dois le retrouver.

— Eh bien… Il semblerait que ta mission va se terminer ici, Sendre… Je me nomme Evanna, ravie de mourir avec toi.

C’est à ce moment que les barbares finissent par se précipiter sur nous, répondant à un signal que je n’ai pas vu ils arrivent sur nous en hurlant. Evanna s’avance elle-même et donne un puissant coup latéral dénué de toute grâce, mais d’une efficacité meurtrière certaine. La lame de sa hache fait exploser le bouclier en bois d’un premier homme. Elle ne semble même pas ralentir quand elle pénètre sous les côtes et le coupe presque en deux, elle ressort de l’autre côté dans un mouvement vers le haut et vient trancher le bras de l’homme suivant au niveau de l’épaule. Le hurlement que pousse Evanna est propre à glacer le sang des guerriers les plus avertis, mais ne semble faire hésiter les hommes qu’un court moment. Je me place dans son dos afin d’essayer d’éviter qu’elle ne soit complètement encerclée et je pare comme je peux les attaques dirigées vers moi en ripostant lorsqu’une ouverture se présente. Evanna continue sa danse macabre et je vois le sang gicler en même temps que certains membres, comme des doigts ou des poignets, autour de moi. Mais si elle fait des ravages, cette fille ne tient aucunement compte de sa défense. Elle est comme un ours qui frappe partout et elle se prend régulièrement des coups. Elle ne va pas tenir longtemps à ce rythme, et je la suivrai sitôt qu’elle ne sera plus là pour éclairer les rangs ennemis. Il y a sept barbares aux pieds d’Evanna et deux aux miens, de plus un certain nombre d’entre eux gémissent par terre ou sont estropiés. Mon cœur bat la chamade et je suis couverte de sang et de transpiration, mes poumons et mon bras sont en feu. Evanna n’est pas mieux, de multiples coupures, dont certaines semblent profondes, saignent abondamment et je vois que ses bras commencent à trembler. Une dizaine de barbares ont pris position autour de nous et semblent attendre qu’Evanna s’écroule d’elle-même, ce qui, compte tenu de son état, ne devrait pas tarder.

C’est à ce moment que je vois l’herbe devant moi qui commence à onduler, un cercle de feu apparaît et je me retrouve à l’intérieur avec Evanna, un mur se dresse alors devant nous. Les flammes se trouvent à environ un mètre de nous, nous pouvons voir au travers, mais bizarrement nous ne ressentons aucune chaleur. Cela n’a pas l’air d’être le cas des barbares situés de l’autre côté qui reculent précipitamment en se protégeant le visage de leurs bras. Des brûlures et des cloques sont déjà apparues sur leur peau, le mur semblant envoyer des vagues d’énergie brûlante vers eux. C’est à ce moment que je vois une boule lumineuse grosse comme un melon qui se dirige vers les hommes et qui éclate près d’eux dans un vrombissement retentissant. Je me protège le visage avec mon bouclier et je me replie sur mes jambes afin que l’explosion ne me touche pas, Evanna se retourne pour présenter son dos à la déflagration. Mais cela se révèle inutile, l’explosion ne passe pas le mur de feu qui semble nous protéger. La plus grande confusion règne dans le camp des barbares et elle atteint son paroxysme lorsqu’une seconde boule de feu éclate en plein milieu du camp. D’autres hommes se font percuter par un éclair qui les électrocute sur place pendant que d’autres boules de feu explosent de-ci de-là dans le camp. Les survivants courent en criant aux démons et s’enfuient à travers les haies. Certains s’écroulent avant d’avoir pu fuir, touchés dans le dos par des flèches lumineuses qui disparaissent après l’impact, mais qui font mouche à chaque fois malgré un tir parabolique. Puis, le silence se fait, uniquement occupé par le bruit des tentes qui brûlent et le râle d’agonie de quelques hommes qui expirent rapidement. Le mur devant nous tremblote et finit par disparaître, Evanna et moi scrutons avec attention l’endroit d’où semblent provenir les projectiles, méfiantes.

Une lumière apparaît à l’autre bout du champ et commence à se déplacer vers nous à environ un mètre du sol. Je suis surprise de voir un chat noir qui avance tranquillement dans notre direction, suivi par une boule de lumière qui éclaire plus qu’une torche flottant au-dessus de lui. Il vient s’asseoir à deux mètres de nous et commence à lécher sa patte avant droite avec application, nous ignorant superbement. Une autre boule lumineuse apparaît alors au même point d’origine que la première et deux hommes avancent. Ils sont équipés de tenues de voyage d’excellente qualité, celui de gauche a des traits fins et juvéniles avec des cheveux blonds qui lui tombent un peu plus bas que les épaules. L’autre, avec des cheveux auburn, plus carré que son compagnon, a l’air plus âgé. Ils sont tous les deux plus grands que moi, bien que moins qu’Evanna. Ils discutent en s’approchant de nous et ne semblent équipés que de petites dagues. Je passe la lame de mon arme sur un tissu encore à peu près propre d’un vêtement qui traîne par terre et je la range. Je garde néanmoins mon bouclier à la main, la mine terreuse d’Evanna commence aussi à m’inquiéter.

***

Mist et Yothol étaient en train de chercher où ils étaient, Mist avait la carte sous les yeux et devait composer avec la mauvaise humeur de Yothol.

— On est paumés j’te dis, ça sert à rien d’aller plus loin ce soir, il fait noir et tu n’y vois plus rien. Viens, on s’arrête.

— Bon… OK…

Mist allait s’apprêter à déclarer forfait pour cette nuit lorsque son lien télépathique avec Bidus s’activa.

— Danger, guerre, sang combat.

Plus que des mots, Bidus lui transmettait des sensations.

— Yothol, y’a un truc là. On fonce !

— On quoi ?

Yothol avait des yeux ronds, il avait toujours détesté courir. Pas qu’il en était incapable, juste que, au bout de trente mètres, il avait souvent un point de côté. Mais Mist partant, il n’avait pas le choix, il le suivit donc en maugréant. Ils arrivèrent à une haie du bocage et ils pouvaient maintenant entendre des bruits de combats. La vue elfique de Yothol lui permettant de voir ce qui se passait plus loin, il décrivit donc la scène à Mist.

— A priori deux femmes qui combattent des barbares…

— Deux femmes sans défense ? Il faut les protéger, Yothol, vite ne perdons pas de temps…

— Hum… Sans défense, je n’irai pas jusque-là, mais je t’accorde qu’elles ont l’air en difficulté. Ils sont trop nombreux en face.

— OK, je vais créer une barrière d’énergie autour d’elles et toi, tu arroses.

Yothol sourit, il avait toujours aimé bouter le feu et il ne ratait plus une occasion depuis le combat dans le palais du calife.

— OK, j’arrose à ton signal. Sitôt que je vois ta barrière, je balance.

Mist se concentra pendant que Yothol rassemblait les énergies magiques autour de lui. Mist se débarrassa des cibles les plus dangereuses pour les femmes à coup d’éclairs pendant que Yothol, tout à sa joie dévastatrice, lançait des « Yop » et des « youpla » ponctuant le départ de chacun de ses projectiles. Il acheva des fuyards à coups de flèches de force magique. Une fois le terrain dégagé, Mist appela Bidus et Yothol créa un globe de lumière magique au-dessus de lui. Ils s’avançaient vers elle quand Mist commença à distinguer les traits de Sendre.

— Yothol…

— Ouais.

— Je… Je crois que je suis amoureux, ça y est.

Yothol lâcha un rire sec.

— Mouais, cela fait jamais que… six fois cette année.

— Non, mais vraiment là.

— Ah ? Plus que cinq fois alors…

— Non, mais… Vraiment, vraiment là.

— Ça va, Mist, je crois que j’ai compris le concept. Ceci dit je pense que pour une fois tu n’as pas tort. Je pense que débarbouillée elle pourrait faire une Elfe acceptable. Et crois-moi, ce n’est pas un compliment en l’air.

***

C’est Mist qui se présente le premier.

— Bonjour, mesdemoiselles, je me présente. Je suis Mist Corvin et mon jeune frère Yothol. Nous sommes arrivés juste, dites-moi.

— Oui, messieurs, merci grandement de votre aide, je…

À ce moment Evanna tombe à genoux en lâchant son arme, les bras flasques le long de son corps et la tête en avant.

— Evanna, crie Sendre en se précipitant vers elle pour la soutenir.

Evanna sourit mollement, du sang perle à la commissure de ses lèvres.

— Je vois des étoiles, amie… J’ai peut-être présumé un peu de mes forces…

Yothol fait rapidement glisser son sac à dos par terre et en sort une baguette droite parcourue de signes étranges. Il s’approche la baguette à la main et la pose sur Evanna.

— Je ne suis même pas sûr de savoir comment ça marche. On ne s’en est jamais servi, j’espère que père nous a pas filé de la camelote.

Il se concentre et la baguette s’illumine d’une légère lueur bleue. De petits éclairs bleu ciel parcourent alors Evanna et referment ses blessures. À chaque fois que la lueur diminue sur la baguette, Yothol redonne une impulsion et la lueur se réactive. Il réitère l’opération trois fois de suite, les blessures les plus graves sont maintenant refermées et Evanna, qui a relevé la tête, observe Yothol d’un air étrange.

Yothol regarde sa baguette puis Evanna.

— Ben dis… Je t’ai envoyé de quoi recharger un Minotaure et il te reste des blessures. T’es costaude toi, y’a pas à dire.

Evanna sourit et se relève.

— Merci, petit homme, je me nomme Evanna et voilà la guerrière Sendre. Mais assez parlé, nous devons partir d’ici au plus vite, ils vont revenir avec des renforts.

— Euh… Partir comment ? demande Yothol.

— Comment veux-tu ? En courant bien entendu et sans perdre un instant, les barbares sont de très bons pisteurs et il va falloir tenir un rythme soutenu si nous voulons leur échapper.

— Ah oui, mais non là… Je refuse catégoriquement de courir, j’ai marché toute la journée et j’en ai plein les pattes moi. Je n’irai pas plus loin, répond-il d’un air buté.

— Alors tu vas mourir, petit homme.

— Evanna, ils nous ont sauvées, nous ne pouvons pas les laisser là.

Evanna renifle avec dédain.

— Si on reste, on est mort, tu as quelque chose à proposer, petit homme ?

— Ben justement oui, et je ne suis pas ton petit homme, je suis Yothol. Vu ?

Il se tourne vers Mist.

— Mist, je vais faire deux allers-retours : je passe d’abord avec Bidus et toi, je reviens pour les chercher et je repasse. Ma porte ne sera pas assez puissante pour nous faire tous passer d’un coup, mais j’ai assez d’énergie encore pour le faire plusieurs fois ce qui va compenser ce handicap.

— OK. Bidus, dans mes bras.

Le chat noir saute avec agilité dans les bras de Mist pendant que Yothol fait des gestes allant de haut en bas avec les bras. Quelque chose apparaît alors devant nous, c’est ovale et cela fait la taille d’un homme, une sorte de lueur argentée semble couler à l’intérieur. Il se retourne alors vers Evanna.

— Voilà, on appelle cela une porte dimensionnelle. Elle va nous emmener à plusieurs centaines de mètres d’ici. Je veux bien qu’ils soient bons pisteurs, mais encore faut-il qu’il y ait une piste. Je passe avec Mist et je reviens vous chercher. Ne bougez pas d’ici.

Mist traverse alors la drôle de porte, suivi de Yothol. La porte disparaît derrière lui. Une dizaine de secondes s’écoulent quand une autre porte apparaît soudain à la place de l’ancienne. Yothol en sort, il referme la porte d’un geste péremptoire de la main et en crée une nouvelle.

— OK, à vous mesdames, dit-il dans une caricature de révérence.

Evanna se crispe en regardant la porte d’un argent éclatant.

— Ce n’est pas naturel ça, je n’aime pas ça.

— Ben quoi, ma grande ? Faut que je te tienne par la main ? Allons, une grande fille comme toi. Allez, fais un effort.

— Je passe d’abord, indique Sendre.

Elle inspire un grand coup et franchit le cercle. Evanna commence à avancer, ferme les yeux et traverse.

— À la bonne heure, pense Yothol qui passe à son tour.

De l’autre côté, Yothol va derrière Mist et commence à fouiller dans son sac.

— Bon, j’suis claqué moi, on s’arrête ici pour dormir.

— Hors de question, indique Evanna. On est bien trop près, s’ils nous cherchent ils vont nous trouver.

— Ben non, ils ne nous trouveront pas, indique Yothol en sortant une corde.

— Tu veux dormir dans les arbres ? demande Sendre.

— Non, au-dessus en fait, commente Mist.

Evanna et Sendre échangent un regard, mais elles ne disent rien se contentant de suivre ce qui se passe.

Yothol déplie la corde qui au lieu de tomber vers le sol grimpe vers le ciel. Une fois déroulée complètement, un trou apparaît en hauteur.

— Si ces dames veulent bien se donner la peine.

— J’y vais en premier, Yothol, pour leur montrer.

Mist se tourne alors vers moi.

— Puis-je prendre ton arme et ton bouclier ? Il faut grimper là-haut et cela sera moins compliqué sans ton attirail.

J’hésite un peu, mais je finis par les lui donner. Avec stupéfaction je le vois qui décolle doucement du sol pour atteindre le haut de la corde et disparaître comme s’il entrait dans une maison invisible. J’agrippe alors la corde et je commence à monter, il me tend la main que je saisis et il m’aide à passer le rebord. À l’intérieur tout est noir, il se pousse pour que je puisse passer et il regarde de nouveau vers l’ouverture. J’avance à tâtons et je me rends compte que je suis dans une sorte de couloir qui doit faire deux mètres de haut, deux mètres de large et environ sept de profondeur.

Yothol regarde Evanna qui se dirige vers une haie. Il l’appelle, agacé.

— Eh, tu vas où encore toi ?

Elle se retourne et le regarde droit dans les yeux.

— Je suis restée sur un pilori durant une journée, je vais donc me soulager. Et le premier qui essaye de me suivre, je lui montre une autre façon de traverser un champ sans laisser de trace. Monte, je vous rejoins.

— OK OK, pas la peine de s’énerver.

Yothol monte de la même façon que Mist et nous attendons quelques minutes qu’Evanna nous rejoigne. Une fois avec nous, Yothol et Mist s’activent à boucher l’entrée à l’aide de couvertures épaisses afin que la lumière et la chaleur ne filtrent pas dehors, ensuite ils allument une petite lampe à huile qui diffuse une lumière douce.

— Yothol, je pense que nos invitées ont faim, tu peux nous sortir des trucs ?

— Ouais, il doit rester des gâteaux aux pommes et d’autres choses.

Pendant que Mist s’approche de moi.

— Par les dieux, mais tu es trempée. Tu vas attraper la mort.

Je souris, il ne peut pas le savoir, mais les chevaliers ne tombent pas malades, c’est un don des dieux.

— Je tombe difficilement malade, mais c’est vrai que ce n’est pas agréable.

— Tu veux bien retirer tes bottes ?

J’hésite un peu, mais je ne sens pas de mauvaises intonations dans sa voix, plutôt de la compassion. Je deviens trop méfiante moi… Je retire donc mes bottes, Mist installe une bassine vide, pose mes pieds dedans. Je ne comprends pas trop ce qu’il fait, mais je décide de le laisser continuer. Je note qu’il évite soigneusement de me regarder dans les yeux, il ne le fait qu’une fois qu’il a terminé de m’installer. Je suis dos au mur, les jambes un peu repliées et mes pieds nus sont dans une bassine. Bref, je ne me sens pas du tout ridicule. Il finit par lever la tête vers moi et me dit.

— Il faut que tu me fasses confiance, d’accord ?

Je fais oui de la tête, je le vois qui se concentre et qu’il place ses mains à quelques centimètres des miennes. Une douce chaleur envahit alors le bout de mes doigts et des picotements me tirent la peau. Il remonte le long de mes bras jusqu’à mes épaules, il passe au-dessus de ma tête et il redescend en passant par le visage. Toujours la même sensation de picotements et de chaleur. Il descend ensuite le long de mon corps, il ne me touche pas une seule fois, mais je sens la chaleur de ses mains quand il suit les courbes de mon corps. Je me laisse aller en arrière et je soupire d’aise, cela fait un bien fou.

Il arrive sur mon ventre, il continue à descendre le long de mes jambes et il achève par mes pieds. Il finit par soulever mes pieds délicatement en relevant mes jambes par les mollets, et les repose sur une couverture. J’ouvre les yeux, je suis totalement sèche et je n’ai plus une seule trace de sang sur moi. La bassine, quant à elle, est pleine d’une sorte de jus rouge noir qui sent affreusement mauvais. Il me lance un sourire timide.

— Voilà.

Et il se détourne, je vois qu’il a les joues légèrement roses, mais je préfère ne pas spéculer sur la raison.

— Merci.

— De rien. Tiens.

Il me tend maintenant une tasse d’une infusion chaude et des biscuits. Il se dirige ensuite vers Evanna.

— Tu veux que je fasse la même chose avec toi ?

Elle semble hésiter. Yothol prend alors la parole.

— Ce n’est pas une question en fait, la géante. Tu pues et mon frère va te laver. Alors tu te laisses faire ou tu vas dormir dehors.

Evanna lui lance un regard assassin, mais fait oui de la tête à Mist sans quitter Yothol des yeux. Je vois qu’elle est furieuse, mais c’est une brave fille et elle sait qu’elle a une dette envers eux. Aussi Mist lui fait la même chose qu’à moi.

— Bon, on va avoir des choses à se raconter, mais on le fera demain. Cette nuit on dort, Mist et moi on a besoin de récupérer.

Il se pelotonne dans sa couverture et semble s’endormir directement.

— Ne faudrait-il pas faire un tour de garde ? hasardé-je.

— Pas la peine, Bidus, c’est mon chat, va s’en occuper.

Je regarde le chat qui est en train de dormir en boule près de l’entrée, je ne suis pas vraiment rassurée, mais bon. Ils ont l’air de savoir ce qu’ils font. Je prends aussi une couverture et je me roule en boule dedans. Mist éteint la lumière et j’ai presque sombré dans le sommeil quand je sens le chat venir se blottir contre moi. Je lui passe une main sur le pelage et je lui gratte la tête entre les oreilles. Il se met à ronronner et je m’endors, bercée par ce bruit rassurant.

Inconnu

Je lis les rapports, quelques contretemps toujours inhérents à ce genre de plan de grande ampleur, mais rien de dramatique. La plupart des objectifs ont été atteints à peu près comme prévu, compte tenu de l’heure, je dois aller pratiquer mon exercice journalier. C’est un adversaire coriace, mais après six mois de ce traitement, je commence à sentir sa volonté se fendiller.

Je me redresse et je vais en direction de la salle du rite pour vérifier que tout est en place. Nous pratiquerons demain soir. J’entre dans la grande salle dévolue à la mère de toute chose, les dessins sont enfin terminés et tous les objets d’incantation sont à leur place. Demain soir, les champs d’énergies magiques seront à leur plus haut potentiel, pour quelqu’un sachant les canaliser ce sera l’heure de faire de grandes choses.

Je me dirige vers le ritualiste qui me salue.

— Bonjour, Vakir, vous m’honorez.

— Bonjour, tout est prêt ?

— Oui Vakir, nous sommes prêts. Mais il faudra procéder avec les deux sujets en même temps. Sinon, nous risquons de bâcler le travail.

— C’est ce que nous allons faire : le premier sujet est presque prêt, quant au second… Il ne devrait pas poser de difficultés.

— Il nous reste quelques petites choses à finaliser, les glyphes secondaires doivent être corrigés. Ils doivent être le plus possible en adéquation avec les flux de l’instant. Et les régler au fur et à mesure nous permettra de ne pas agir en urgence le moment voulu.

— Dans ce cas, je vous laisse finir. Continuez, Maître.

Je le quitte satisfait et je me dirige vers la prison afin de voir notre dernier invité. Je gagne les cachots, les deux gardes me saluent quand je passe. Je descends les escaliers jusqu’à l’étage du dessous et je me porte vers le grand homme.

— Je suis content de vous voir, Messire, j’ai respecté ma part du marché, j’attends de vous que vous respectiez la vôtre.

Je suis plutôt de bonne humeur ce soir, aussi je ne prends pas mal ce que me dit cet impertinent personnage.

— Ne vous inquiétez pas, la mère veillera à satisfaire toutes vos demandes. Votre aide dans cette entreprise a été inestimable, aussi la récompense sera à la hauteur du service. Mais pas avant demain, mon ami. Après le rituel.

— Bien, mais si cela ne vous ennuie pas, je resterai là. Je n’ai pas envie de me mêler aux soldats de Gorgarzan…

— Faites exactement comme il vous plaira.

Je le dépasse et je me dirige vers la cellule, l’homme qui est à l’intérieur se lève d’un coup et me regarde avec dédain. Dans peu de temps je lui ferai rentrer cette moue dans la gorge.

— Vous ne savez pas qui je suis, libérez-moi sur-le-champ et cela vous évitera de graves ennuis.

— Je sais parfaitement qui vous êtes, prince, eh oui… Je vais vous libérer, mais pas tout de suite. Mais ne vous inquiétez pas, vous n’allez pas rester mon invité très longtemps. En attendant, je vous conseille amicalement de vous tenir tranquille.

Le prince croise les bras devant lui.

— Très bien, que voulez-vous que je fasse ?

— Vous le saurez en temps voulu, mon prince.

Toujours les mêmes questions, toujours les mêmes réponses, je décide de cesser ce petit jeu qui ne m’amuse plus et je me projette dans son esprit. Il ouvre des yeux stupéfaits lorsque je commence à fouiller dans sa tête et il tente de dresser des barrières mentales.

Mais il est moins discipliné que l’autre, ses défenses sont brouillonnes et désorganisées, je les fais voler en éclats rapidement. Je trouve la zone que je désirais atteindre et je commence à travailler dessus avec application. Au bout de deux heures, il est couché sur son lit, le corps parfois traversé de petits sursauts nerveux. Il a été d’une facilité déconcertante quand on sait de qui il est le fils. Mais le travail de sape sur le long terme a fonctionné à merveille et maintenant il est prêt pour la cérémonie.

Je vais maintenant vers la seconde cellule, j’ouvre la porte du cachot. Il est toujours attaché au fond et son corps est aussi détruit que j’ai osé le faire sans qu’il en devienne irrécupérable. Je soupire en prenant position, ce garçon m’a épuisé, je ne savais pas qu’un Humain pouvait être aussi résistant que lui, sans compter sur l’autre problème qui va se présenter à nous après la cérémonie. Cela pourrait tout ruiner, mais une chose à la fois, je dois déjà finir ce travail. Je projette une fois de plus mon esprit dans le corps qui est devant moi, et une fois de plus je me heurte sur une sphère de volonté incorruptible. Mais en y regardant de plus près, je vois que la sphère est parcourue de multiples stries qui la zèbrent comme une toile d’araignée. Je projette ma pensée avec violence contre la sphère, comme un bélier contre le pont-levis d’un château, et je la sens qui se fendille sous mes coups de boutoir. Enfin je finis par noter des crevasses plus profondes et je me retire content de moi. Je retourne dans mon corps et je m’écroule par terre : j’ai trop forcé et mon corps proteste violemment. J’ai un violent mal de crâne et l’impression que mon cerveau va se liquéfier. Je vomis mon dernier repas, ce qui me soulage, et mes spasmes commencent à se calmer. Je finis par me relever et je me rends dans ma chambre en titubant, je prends des racines reconstituantes dans mon cabinet et j’attends quelques minutes qu’elles agissent enfin. La journée n’est pas finie, j’ai encore une chose d’importance à faire. Je sors donc de ma chambre à contrecœur et je me dirige vers la salle de communication. J’entre dans la pièce ovale, j’allume les bougeoirs, je me place au centre du pentagramme et je m’assois sur les genoux, les bras le long du corps. Je commence ensuite à balancer mon corps dans une sorte de danse léthargique, ma langue sort de ma bouche et y rentre rapidement pendant que je psalmodie mon incantation. Enfin je sens le contact et je vois ma reine dans toute sa splendeur, une joie infinie inonde mon cœur devant la beauté de ma reine Mère.

— Ma reine, ici Vakir, ton fils.

— Je te reconnais, Vakir, fidèle serviteur, que désires-tu, fils du destin ?

— Ma reine, tout est prêt, mais dans le prince noir réside un problème.

— Raconte-moi.

— J’ai réussi à affaiblir suffisamment son esprit pour pouvoir pratiquer le rituel. Mais son arme pose un problème, elle contient une partie de son âme et la lui remettre pourrait le guérir.

— Ne t’inquiète pas, Vakir, lors du rituel, amène l’arme et convoque-moi. Je m’en chargerai…

— Oui, ma Reine.

— Tu me sers bien, mon enfant, continue ton travail pour notre cause.

— Oui, mère, merci Mère…

Le contact se rompt, c’est fourbu que je me relève et que je rejoins mes quartiers. J’entre et j’ouvre les vannes à vapeur. La pièce se remplit doucement de vapeur d’eau surchauffée et je m’étends sur les pierres chaudes pour me ressourcer. Je me laisse aller à la torpeur, je dois être en pleine possession de mes moyens pour le rite de demain.

Sendre

Je suis réveillée par une bonne odeur de lait chaud aux épices, je m’étire dans mes couvertures en prenant soin de ne pas écraser le chat. La couverture qui avait été installée afin de couvrir l’entrée a été enlevée et je peux voir que le jour se lève, Yothol s’aperçoit que je me suis réveillée.

— Bien dormi ?

— Comme un charme, merci. Et les autres ?

— La barbare est en bas en train de faire du repérage et des trucs bizarres. Quant à Mist, étant donné que tu es réveillée, il devrait émerger dans pas longtemps, dit-il avec un sourire en coin.

En effet, le chat s’étire et Mist ouvre un œil.

— B’jour.

Il a les cheveux en bataille qui le font ressembler à une perruche, cela me fait sourire.

— Bonjour. Yothol, comment savais-tu ?

— Disons que je le connais…

Il me tend une tasse brûlante que je prends par le haut pour ne pas me brûler.

— Tu es levé depuis longtemps ?

— Cela fait trois ou quatre heures, oui, je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil.

— Tu disais qu’Evanna faisait des trucs bizarres, de quel genre ?

— Elle… Elle s’allonge par terre et elle descend sur un bras et elle remonte avec une main dans le dos. Ensuite elle s’accroche les pieds dans une branche haute, se laisse tomber la tête en bas et elle remonte sa tête vers ses genoux. Bref… Des trucs qui n’ont aucun sens si tu veux mon avis.

Je souris en buvant une gorgée.

— Je dois descendre aussi, je ne vais pas m’absenter longtemps.

Mist se redresse.

— Bidus va t’accompagner.

— Ton chat ?

— C’est un animal très intelligent, il te préviendra en cas de problème.

Yothol lui lance un regard bizarre.

— Mist, dit-il d’une voix où je sens percer un reproche.

— T’inquiète, Yothol, il va juste surveiller les environs.

— Tu sais très bien de quoi je veux parler.

Mist s’emporte alors un peu.

— Ça va, tu me prends pour qui ? Je t’ai dit qu’il allait juste surveiller les environs.

— D’accord…

Il me regarde ensuite.

— Cela ne t’ennuie pas de descendre avec Bidus ? Il va se mettre dans un sac le temps de la descente, tu le poseras par terre quand vous serez en bas.

Je n’ai rien compris à leur échange, mais bon.

— D’accord. Pas de souci.

Mist ouvre un sac et sans rien dire le chat prend place dedans et se roule en boule, Mist me tend ensuite le sac que je mets en bandoulière pour descendre. Arrivée en bas je pose le sac à terre, Bidus regarde un instant autour de lui et se dirige ensuite tranquillement vers la haie. Je salue Evanna et je vais me trouver un coin tranquille afin de satisfaire mes besoins naturels. Je me dirige ensuite de nouveau vers notre campement en altitude et je demande à Evanna de me suivre. J’ai des décisions importantes à prendre ce matin et je ne peux pas me permettre de retarder trop mon départ.

Une fois remontées, nous commençons à discuter tout en grignotant des gâteaux.

— Bien, déjà je tiens à remercier Mist et Yothol pour leur aide hier soir. Sans eux, aucun doute qu’Evanna et moi serions mortes à l’heure qu’il est. Mais j’ai une mission à remplir et j’aimerais écouter vos histoires respectives afin de savoir si vous allez pouvoir m’aider ou si je vais devoir continuer seule. Evanna, veux-tu bien commencer ? Qu’est-ce que tu faisais attachée à ce pilori et pourquoi les tribus du Nord semblent-elles se retourner contre Chasèle ?

— Si tu le souhaites, c’est le moins que je puisse faire. Je suis donc Evanna, ancienne chef des tribus du cachalot. Ma tribu est en fait un regroupement de plusieurs autres, et nous sommes la seconde nation en termes d’importance après celle des ours polaires. Je suis la chef de cette nation depuis plus de quatre ans, j’ai gagné le droit de chef lors de combats avec chacun des anciens chefs après avoir montré ma bravoure et mon intelligence au combat. Mais il y a environ trois ans, un personnage étrange a commencé à prendre de plus en plus de pouvoir dans les tribus. Bouleversant nos anciennes coutumes, il a gagné des partisans sans combattre, par corruption et bavardages. J’étais alors trop jeune à l’époque et chef depuis trop peu de temps pour pouvoir le contrer efficacement. Il a pris rapidement de l’importance en m’écartant de plus en plus des décisions importantes, en faisant miroiter des rêves stupides au peuple. Les derniers hivers ayant été plus rudes que d’habitude, cela l’a en plus aidé dans ses desseins. Il a fini par réussir à regrouper les plus grosses tribus et a convaincu les chefs de le suivre afin que la régente nous considère avec tout le respect qui devait nous être dû. Je perdais du pouvoir et j’ai décidé de suivre mes compagnons afin de voir si je ne pouvais pas faire quelque chose. Lorsque je me suis aperçue que notre destination n’était pas la capitale, mais que le but était de tendre une embuscade à une escorte armée, j’ai décidé d’agir. J’ai donc rassemblé les hommes pour les convaincre de revenir à la réalité. Mais je ne me doutais pas à quel point mon autorité s’était étiolée et on m’a droguée durant mon sommeil. La décision fut prise de me faire prisonnière et de me tuer. Je devais être exécutée la nuit prochaine, je suis donc avec toi, Sendre, j’ai une dette envers toi que je compte bien rembourser.

Je la remercie d’un sourire et je regarde maintenant les garçons.

— Bon… Et vous les frères, c’est quoi votre histoire ?

— Tu sais, Sendre, on peut t’aider si tu nous racontes ton problème… me lance Mist.

Yothol le regarde d’un air grave et furieux.

— Mist.

L’autre baisse les yeux immédiatement et Yothol me regarde maintenant. C’est étrange, on dirait que c’est le petit frère qui morigène le grand.

— Écoute, Sendre… Je ne dis pas que nous ne pourrions pas, en effet, avoir certains intérêts communs. Mais je refuse de te dire quoi que ce soit tant que toi tu ne nous en auras pas dit plus sur ce qui se passe ici et comment tu es entrée en possession d’une arme magique, chose inhabituelle pour une simple guerrière, tu en conviendras.

J’ouvre de grands yeux et je regarde Mist et Evanna qui me scrutent curieusement.

— Je vois… Tu as une arme magique et tu n’es même pas au courant, excuse-moi, mais cela ne fait qu’accentuer ma méfiance. Je ne parlerai qu’après t’avoir entendue.

Il regarde alors son frère.

— Qu’elle ne soit pas au courant, c’est une chose, mais j’aimerais que tu te concentres un peu plus, Mist. C’est à se demander où tu as l’esprit actuellement, finit-il avec un sourire taquin.

Mist devient tout rouge et regarde ses pieds.

Je prends l’épée qui avait appartenu à mon maître, et je la regarde attentivement. J’avais effectivement déjà noté des glyphes la parcourant, mais rien dans son maniement ne m’avait laissé penser qu’elle puisse être magique.

— Dis-moi, Yothol, tu pourrais me dire quelles sont ses propriétés ?

Il fait non de la tête et me désigne son frère.

— Moi non, cela ne fait pas partie de mes dons, mais donne-la à mon frère, lui devrait pouvoir te renseigner.

Mist tend la main vers moi et je lui donne mon arme. Il sort de son sac un petit grimoire qu’il feuillette rapidement, il s’arrête sur une page qu’il lit attentivement puis il sort une petite perle d’une sacoche. Il lit ensuite une formule dans une langue que je ne comprends pas et la perle se désagrège entre ses doigts. L’arme se met à luire doucement et revient rapidement à son état normal. Mist finit par me rendre mon arme. Je suis surprise de voir avec quelle vitesse cela s’est fait, mais je dois avouer que je n’y connais rien en magie.

— Bon… dit-il en se frottant les mains l’une contre l’autre pour enlever le reste de poussière de la perle. C’est une arme de justice, ou plus exactement, une arme de la loi. Elle a été conçue pour faire plus mal aux gens qui se défient ouvertement de la loi ou ceux qui prônent l’instabilité de la société. Les démons en sont un bon exemple, mais on peut aussi citer les voleurs, les assassins ou toute personne désireuse de renverser un pouvoir stable et établi sans passer par des moyens légaux. Je signale pour finir que les barbares en font partie, cela étant dû à un grand libre arbitre et une façon d’élire leur élite basée grandement sur la force brute. Ensuite, la magie réagit parfois de façon inattendue selon les personnes, les actions et les moments. Cela reste de toute façon une belle arme.

Je médite un moment ces nouvelles informations, je baisse la tête pour réfléchir, ces gens nous ont sauvé la vie. Je dois leur faire confiance, je ne peux juste pas faire autrement. Je relève la tête et je regarde Yothol.

— D’accord, je vais vous dire ce que je sais, ce qui se résume à pas grand-chose en fait. Je suis un chevalier consacré de la lumière, mon maître et moi faisions partie de l’escorte qui devait conduire le prince Thibault au sanctuaire de Lumness afin qu’il y soit consacré roi devant les dieux. Nous sommes tombés dans une embuscade et je suis la seule survivante, j’ai prêté serment de protéger le prince et je dois absolument le retrouver. Quant à cette arme… Je l’ai prise à mon ancien maître. N’ayant pas eu le temps de lui faire une sépulture décente, j’ai considéré qu’il valait mieux que je la prenne plutôt que quelqu’un ne la vole. Voilà, vous savez l’essentiel.

— D’accord, Sendre… Écoute, je ne peux pas te révéler toutes les raisons qui font que nous sommes ici, mais je peux te dire ceci. Il y a plusieurs mois, Mist et moi faisions partie des gardes du Calife d’Oumm El Khaï. Nous avons fait échouer une tentative d’enlèvement et nous avons réussi à récupérer un morceau d’une carte désignant, semble-t-il, un endroit qui se trouve dans la région. Mist, tu peux lui montrer la carte ?

Mist sort un morceau de carte qui a certains bords brûlés et l’étale sur le sol, je me penche pour regarder et je sens que mon cœur se met à battre plus vite.

— Par les dieux, je connais cet endroit. La colline qui est là, nous pouvons la voir plus loin, et là, c’est la petite rivière que nous avons dans le dos. Le lieu du rituel de passage se trouve à environ un jour de marche au nord de cet emplacement, mais en partant tout de suite on doit pouvoir arriver là en tout début d’après-midi.

Je lève la tête vers eux.

— C’est la meilleure nouvelle de la journée, ce sont les dieux qui vous envoient. Si c’est là votre destination, nous pouvons y partir ensemble.

— Je pense pouvoir dire, sans avoir à trop m’avancer, que nous pouvons t’y accompagner. C’était le but de notre voyage et le fait de sauver le prince de Chasèle me semble assez en adéquation avec ce que nous sommes chargés de faire. Pas vrai Yothol ? demande-t-il joyeusement.

— Mouais… Bon, ben préparons-nous alors.

Le rangement se fait rapidement, Mist jette prestement les couvertures et ses affaires dans son sac, il fait juste plus attention à son livre de magie et à sa sacoche à composants. Nous descendons les uns après les autres par la corde. Je regarde le soleil pour m’orienter, Mist, lui, ferme les yeux.

— C’est bon, les alentours sont sûrs, il n’y a plus personne dans les environs proches. On peut se déplacer normalement.

— Comment peux-tu savoir cela, toi ? demande Evanna.

— Parce que mon chat me l’a dit, voilà pourquoi.

— Ton chat ?

— Oui, mon chat. Inutile de prendre cette tête, Bidus est capable de me dire et me faire ressentir certaines choses. Et s’il dit que c’est bon, c’est que c’est bon.

— D’accord, du calme tout le monde, on manque de temps pour se chamailler là, suivez-moi, je sais où nous sommes et je sais par où il faut aller. Ne perdons pas de temps.

Et je commence à avancer coupant court à leurs discussions. Nous avons à peine fait une centaine de mètres que j’entends Yothol qui râle parce que nous marchons trop vite et qu’à ce rythme-là il va vite avoir mal aux pieds. Agacée, je me retourne.

— Yothol, on ne peut pas aller moins vite, il va falloir que tu fasses un effort.

— Un effort ? Mais j’en fais déjà un d’effort, on a au moins fait cinq kilomètres là, et je n’en peux plus. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je suis un magicien moi, pas un messager qui passe sa journée à courir.

— Oui, eh bien peut-être que cela ne te ferait pas de mal un peu de marche.

— Écoute, la guerrière, toute consacrée que tu sois, je ne suis pas fait pour la course. Si tu veux aller plus vite, libre à toi. Mais cela sera sans moi.

Je respire pour me calmer. M’énerver ne servira à rien et ne fera qu’obscurcir mon jugement. Yothol a de grandes qualités, mais on ne peut pas dire qu’elles se situent au niveau physique de sa personne. Je dois faire avec…

— D’accord, excuse-moi, Yothol… Ta magie ne te permet pas d’aller plus vite ? Comme hier ?

— Non, ce que j’ai fait hier, je ne peux pas le refaire tout de suite. Et je n’ai pas d’autre sortilège permettant d’aller plus vite, j’en suis désolé.

Pas tant que moi en fait… Je regarde Yothol, je regarde Evanna qui croise mon regard.

— Ah non… dit-elle en faisant un pas en arrière.

Je lui fais des yeux implorants.

— Non, n’y pense même pas.

— Allez Evanna, on ne va jamais y arriver sinon. S’il te plaît, un petit effort, et en plus il ne pèse rien.

Yothol vient de comprendre, il lève un doigt.

— Euh… Je ne suis pas sûr que cela soit une idée très pertinente en fait.

— Yothol, n’en rajoute pas s’il te plaît, ce n’est peut-être pas une très bonne idée, mais en l’occurrence, c’est notre seule possibilité. Alors arrête de faire l’enfant tu veux. Et toi Mist ? Ça va ? Pas besoin que je te porte ?

— Euh… Non, non, je crois que cela devrait aller.

— Bien. Alors en route, assez perdu de temps.

C’est ainsi que Yothol se retrouve sur le dos d’Evanna et que nous nous mettons en route à une vitesse plus rapide que celle que nous avions prévue de prime abord. Bidus est toujours devant nous, il traverse les bocages pour faire du repérage et nous indique si nous pouvons continuer. Mist a clairement moins d’endurance que moi, mais je vois bien qu’il prend sur lui pour ne rien dire et il compense son manque d’endurance par une volonté impressionnante. Je lui en sais gré, quant à Evanna, elle ne montre pas le moindre signe de fatigue. Elle est clairement impressionnante et elle semble même heureuse d’avoir un poids supplémentaire à transporter, comme si cela lui permettait de s’entraîner.

Après plusieurs heures de course alternée avec de la marche forcée, Mist se met à mon niveau.

— S… Sen… Sendre, on peut f… faire une pause ?

Je ralentis l’allure pour nous mettre à un niveau de marche rapide, mais pas soutenue.

— Ça va aller ?

Mist avance plié en deux, il a le visage tout rouge, et blanc autour des yeux et de la bouche. Evanna vient se positionner à côté de nous. Mist grimace et lève une main, l’autre plaquée sur son côté droit.

— Oui… Bidus… A trouvé… Quelque…. Chose… On… On doit obliquer… Par là. dit-il en montrant une petite hauteur vers la gauche.

— D’accord… Evanna, Yothol, allez là-bas et voyez ce qu’il y a. Je vais rester avec Mist quelques minutes pour qu’il récupère et on vous rejoint.

Evanna opine du chef et part au pas de course, je souris en voyant Yothol rebondir sur son dos. Je regarde ensuite Mist qui s’écroule à plat dos par terre. Je me place debout à côté de lui et je me penche en lui tendant la main.

— Lève-toi, si tu restes comme ça, tu n’arriveras pas à repartir.

Il me regarde et semble prendre une décision, il tend la main et saisit la mienne. Je l’aide à se relever et il se retrouve debout devant moi, il est encore tout rouge.

— C’est important pour toi ? De sauver ton prince ?

Je souris tristement.

— C’est mon honneur qui est en jeu, Mist, et mon honneur est ma vie. Si je perds cela… Je perds tout, tu peux comprendre cela ?

— Oui, je peux comprendre, alors allons sauver ton prince.

— Mist…

— Oui ?

— Tu veux bien lâcher ma main, s’il te plaît.

— Ah euh… Oui pardon… Hum…

Je souris encore une fois et je lui tape dans le dos.

— Allez, allons-y, monsieur le mage.

Nous nous remettons à courir.

— Comment allons-nous les retrouver ?

— Fie-toi à moi.

Comme il semble savoir exactement où il va, je le suis. Nous montons une petite crête boisée et nous arrivons bientôt à côté d’Evanna et Yothol qui sont assis derrière une souche.

— Ben quand même, il vous en a fallu du temps, nous lance Yothol.

Je ravale un sarcasme et je préfère prendre sur moi. Cela ne servirait à rien de toute façon.

— Alors ? Vous avez vu quelque chose ?

— Regarde par toi-même, dit Yothol en montrant du pouce un endroit qui se trouve dans son dos.

Je me place contre la souche et je regarde prudemment de l’autre côté. Je distingue plus loin un bâtiment qui ressemble à une sorte de grange, mais je vois aussi deux autres choses. La première, le fait que des traces assez nombreuses ont aplati l’herbe autour, ce qui signifie qu’il y a eu pas mal de passages ces derniers temps. La seconde chose, ce sont les quatre hommes en armes qui patrouillent autour du bâtiment. Ils n’ont pas l’air inquiets le moins du monde, ce qui peut expliquer en partie leur manque flagrant de discrétion. Je n’aime pas l’attitude de ces hommes, ils ont l’air trop disciplinés, leurs mouvements sont trop coordonnés pour de simples brigands. À les voir comme cela, ils agissent comme les membres d’une unité bien entraînée.

Mist me montre deux points sur la grange.

— Regarde, il y a une petite porte là et une grande de l’autre côté. J’imagine qu’elle sert à faire entrer le gros ravitaillement.

Les deux autres sont venus nous rejoindre.

— Bon, on opère comment pour entrer dans ce machin ? demande Mist.

— Ils sont quatre, je ne vois pas où est le problème. On attaque et on fonce dans le tas, Yothol, tu leur refais le coup des boules qui brûlent, et Sendre et moi on les neutralise.

Yothol lève les yeux au ciel.

— Ben voyons, t’as pas plus discret encore ? C’est ça qu’on doit appeler la subtilité féminine ? Écoute la manieuse de barre de fer, on va essayer de trouver une autre solution, d’accord ?

— Bon… Tu proposes quoi alors ?

— Mist, tu as une idée ?

Mist se remet dos à la souche et réfléchit.

— On peut faire plusieurs choses… Déjà, je vais envoyer Bidus en éclaireur histoire de voir ce qu’il y a là-dedans.

À peine a-t-il prononcé ces mots que son chat se précipite à travers la végétation en direction de la grange.

— Ensuite… Je peux rendre l’un d’entre nous invisible… Yothol, si je te rends invisible, pourras-tu partir en repérage ? Ensuite tu reviens et tu passes en direct là-bas via une porte dimensionnelle comme celle que tu as utilisée la dernière fois. Moi, normalement je dois pouvoir faire en sorte qu’ils ne me voient pas.

— C’est faisable, mais il ne faut pas oublier qu’une porte comme celle-là génère quand même pas mal de lumière. Niveau discrétion, ce n’est pas l’idéal, reste à voir d’où je vais pouvoir la créer et où je vais la faire aller.

— Je dois souligner, en plus, qu’il ne te faudra pas traîner, mon sortilège d’invisibilité est loin d’être éternel. Il devrait fonctionner environ trente minutes, pas plus, ensuite tu redeviendras visible. Les filles, va falloir attendre qu’on ait préparé le terrain.

— D’accord, on vous laisse passer. Mais si on voit que quelque chose tourne mal, on ira à la façon d’Evanna.

— Eh bien souhaitons que cela fonctionne bien… Je ne suis pas partisan d’un carnage. Du moins, pas pour entrer. Il sera toujours possible d’aviser une fois sur place. Bon… dit-il en se levant et en se frottant les mains. Yothol, viens, on s’y met.

Il se met alors à incanter un sort en traçant des signes gracieux avec ses doigts. Je regarde cela avec fascination, les gestes d’un lanceur de sort sont rapides et harmonieux, il y a quelque chose de très féminin et sensuel dans la façon de tracer les symboles dans l’espace. J’adore le moment où l’énergie commence à palpiter au bout des doigts, Mist est tellement concentré qu’il ne remarque plus ce qui se passe autour de lui. À la fin de son incantation, Yothol semble perdre peu à peu de sa substance pour devenir complètement translucide et disparaître complètement.

— Yothol, Bidus me dit que l’intérieur du bâtiment est sécurisé, mais que la porte est fermée. Il y a moyen de passer par une fenêtre ouverte de l’autre côté. Allez, fonce !

— À plus tard. Sendre, Evanna, vous ne bougez pas, je reviens vite.

— Bon, à moi maintenant, annonce Mist.

— Tu vas faire quoi ?

Je demande cela d’un ton un peu inquiet.

— En fait, je vais tâcher d’entrer dans leur esprit et faire en sorte que leur cerveau fasse comme si ce que leur envoient leurs yeux n’existe pas. Enfin… en gros.

— Soit prudent, Mist, avec Evanna on sera là si jamais cela tourne mal.

— Merci.

Et le voilà qui part directement vers le bâtiment, il n’essaye même pas de se cacher. Ce que je vois par la suite est quasiment irréel. Il avance vers les hommes en train de patrouiller, l’un d’eux le voit et il va agir, je le vois ouvrir la bouche, mais l’instant d’après il regarde avec plus d’attention et se frotte les yeux avant de continuer sa ronde. Mist arrive près du mur de la bâtisse et il en fait maintenant le tour. Je le vois disparaître à un angle et je tends maintenant l’oreille pour vérifier que rien d’inhabituel ne se passe.

Avec Evanna nous attendons une dizaine de minutes, pour passer le temps elle fait un peu la conversation.

— Ce sont des gars sympas, je dirais.

— Oui…

— Tu es inquiète ?

— Un peu oui, s’ils se font repérer on sera trop loin pour intervenir efficacement… Bien que je ne remette pas leur plan en question, il faut essayer d’entrer sans se faire remarquer. Nous aurons plus de chances de ressortir ainsi.

— Uh uh, c’est clair qu’ils ne ressemblent pas aux guerriers de chez moi.

Elle lève soudain la main et me montre une direction.

— Yothol est de retour.

— Comment fais-tu pour le savoir ?

— Lui est peut-être discret, j’en conviens, et je ne peux pas le voir non plus, mais je suis une Barbare et nous sommes des chasseurs dans l’âme. Il avance avec le vent dans le dos, je peux le sentir, il a une odeur très particulière en fait. Je n’avais jamais rien senti de tel jusqu’à présent.

Cela m’intrigue.

— Comment cela ?

— Difficile à expliquer… Il sent… Le printemps…

— Le printemps ?

— Je t’ai dit, pas facile à expliquer, mais c’est l’image qui me vient à l’esprit. Alors que Mist, c’est complètement différent.

— Ah ? Il est comment, Mist ?

Elle me lance un regard en coin, ouvre la bouche puis la referme.

— Diffèrent, je n’ai pas d’images qui me viennent à l’esprit comme ça. Viens, allons voir Yothol.

Nous nous levons et nous nous dirigeons vers les branches qui se poussent toutes seules. Yothol commence à apparaître de nouveau.

— Bon, on devrait pouvoir faire quelque chose, Mist sera là-bas pour nous recevoir, je l’ai croisé en revenant. Allez, ne perdons pas de temps.

— Il y a quoi là-bas ? demande Evanna.

— Des boîtes, des vieux trucs dans le hangar, je suis passé vite fait histoire de me faire une idée. Je ne suis pas resté longtemps, juste pour regarder comment c’était à l’intérieur. Bon… Vous êtes prêtes ?

Je fais oui de la tête, Evanna est nettement moins sûre d’elle. Je pense qu’elle n’a pas trop confiance en la magie.

Yothol lance son sort et une porte magique bleutée que nous reconnaissons apparaît alors. Je préfère dégainer mon arme et je passe la première, le passage me laisse à chaque fois un peu étourdie et je sens qu’une main vient me saisir pour me soutenir au niveau de mon coude. Mist est là, il m’aide à avancer et se prépare à réceptionner Evanna qui gère le passage encore plus mal que moi. Yothol finit par sortir, mais lui ne trébuche pas, il prend juste quelques secondes pour que l’effet de tournis se dissipe. Je regarde autour de moi, il y a en effet de grandes caisses en bois, des tonneaux, ainsi que des sacs qui traînent un peu partout. Derrière nous il y a une grande porte en bois à double battant. L’autre côté du bâtiment est coupé par une grande séparation en bois, une porte à taille humaine se trouve en son centre. J’entends le bruit caractéristique d’un verrou que l’on tourne.

— Planquez-vous, vite !

Nous nous asseyons derrière des caisses, je garde un angle de vue vers la porte pour pouvoir distinguer ce qui se passe. Deux hommes entrent dans la pièce, ils sont vêtus d’une cotte de mailles et d’un tabard noir où apparaît un griffon doré. Je retiens une exclamation de surprise.

— J’ai vu une lumière, indique l’un des hommes.

— Où ?

— Je n’ai pas eu le temps de voir, cela a été très rapide. Mais j’ai vu quelque chose sous la porte, j’en jurerais.

— Bon, va voir si quelque chose a bougé, je reste ici.

Le premier homme se déplace dans la salle et va regarder quelque chose au centre de la pièce. Il regarde autour de lui et fait quelques pas. Mon cœur bat rapidement et je suis prête à agir au besoin.

— P’tain de bestiole !

— Quoi ?

— Y’a un chat qui vient d’entrer. Viens, y’a rien là et les gars dehors n’ont rien vu non plus.

— Mieux vaut un chat qu’un rat, va… OK…

L’homme fait demi-tour et retourne avec son compagnon. La porte se referme et j’entends de nouveau le bruit d’une lourde serrure que l’on ferme.

— Vous avez vu ?

— Vu quoi, Sendre ? demande Evanna

— Moi, j’ai vu, dit Mist. Ce sont des Gorgarzan.

— Des Gorgarzan ? Mais qu’est-ce qu’ils fichent là ? demanda Yothol.

— Je n’en sais rien, mais cette histoire sent vraiment mauvais… répond son frère.

— Vous croyez que nous pouvons y aller ? chuchote Yothol.

— Non, pas encore… On doit attendre encore un peu, ils ne sont pas assez loin de la porte.

Nous prenons donc notre mal en patience et au bout de quelques minutes qui me semblent interminables, Mist annonce.

— Ils sont assez loin. Allez, c’est maintenant ou jamais.

Nous nous précipitons vers la porte, j’essaye de l’ouvrir doucement, bien entendu elle résiste.

— Tu veux que j’essaye ? demande alors Evanna.

— Euh… On va essayer de rester discrets encore un peu si tu veux bien. Laissez-moi passer, dit Yothol.

Il se met à genoux et pose une main à plat sur la serrure, je le vois qui marmonne des choses et l’instant d’après nous entendons le verrou qui s’ouvre. Décidément, ils sont pleins de ressources les deux frères. Yothol ouvre la porte et je serre les dents en l’entendant grincer, je pousse doucement Yothol en lui posant la main sur l’épaule.

— Mist et Yothol, en arrière vous nous couvrez, Evanna, avec moi.

Je rentre rapidement dans le local avec Evanna, une table se trouve au milieu d’une petite salle et une porte permet d’aller vers l’extérieur. Le chat nous attend devant un escalier en colimaçon qui descend au fond de la pièce. Des globes magiques sont disposés régulièrement afin d’éclairer le passage. Evanna passe devant et je la talonne, les frères passent derrière nous. Nous débarquons dans une grande pièce qui se situe sous la grange, un système d’énormes poulies commandées par des leviers semble permettre de faire descendre une partie du plafond. Le fond de la pièce ressemble à un grand hangar où l’on peut distinguer des chariots vides.

— Mist.

Je lui fais un signe de la main, il vient à ma hauteur.

— Mist, c’est un véritable labyrinthe ici. Est-ce que ton chat peut servir d’éclaireur ?

— Pas de problème.

Encore une fois, le chat se met à bondir sans même que Mist ne dise quoi que ce soit. En attendant, nous nous dirigeons vers les hangars. S’ils sont de ce côté, les quartiers des soldats doivent être de l’autre. Et les écuries et les cuisines plutôt du côté des réserves, pour de simples raisons pratiques. Espérons juste qu’ils aient la même vision pratique que moi. La réserve est assez impressionnante, il y a là des vivres pour plusieurs centaines de jours pour une garnison complète. Plus loin sur la droite, on aperçoit une porte, je me dirige vers elle. Elle est aussi fermée à clef, ces gens sont d’une méfiance incroyable.

— Yothol, à toi de jouer.

Yothol s’avance les sourcils froncés.

— OK, mais je vais changer de méthode. Si j’ouvre tout avec la magie, au moment où on a besoin de le faire vite je n’en serai plus capable. Je préfère garder mon énergie pour autre chose. Comme on a un peu plus de temps, je vais changer de technique.

Il s’accroupit et sort un petit paquet en cuir de son sac à dos. Il l’ouvre, le paquet contient une multitude de petits crochets, il regarde la serrure et en sélectionne un avec soin. Il met ensuite une tige en fer tordu dans le canon et commence à trifouiller la serrure. Je remarque alors à quel point il a les doigts fins, munis d’une ossature délicate. Au bout de quelques secondes, nous entendons le loquet qui bouge, le sourire aux lèvres Yothol range son matériel avec précaution.

— Voilà, heureusement, je suis aussi doué de mes mains.

Il se relève pour me laisser passer. Nous accédons à un couloir tout droit qui lui aussi est éclairé par des sphères de lumière. Au bout, nous arrivons à ce que je pourrais considérer comme une cuisine. Gagné. Personne, mais où sont-ils tous passés ? Je commence à me sentir mal à l’aise, c’est à croire que l’endroit est désert. Pourtant nous sentons une forte odeur de gibier en train de cuire avec ce qui semble être des épices. Il est fort probable qu’ils trouvent une partie de leur nourriture dans la forêt environnante. La température monte rapidement à cause des feux qui servent à faire rôtir la viande. Nous passons dans les cuisines rapidement et nous arrivons au réfectoire, il doit pouvoir contenir facilement une trentaine de personnes. Le fond de la pièce donne sur une grande porte à battant, toujours aussi silencieusement que nous pouvons, nous nous dirigeons vers elle. Je colle mon oreille contre le battant, toujours pas de bruit, j’ouvre doucement l’un des battants qui, à mon grand soulagement, ne grince pas. Je me retrouve dans un très grand couloir qui part de façon perpendiculaire à la pièce. Il y a une porte devant moi, elle est noire et des dessins stylisés la parcourent. Je peux en distinguer deux autres plus loin dans le couloir, l’une à gauche et l’autre à droite. De là où je suis, je ne peux pas voir s’il y en a d’autres plus loin dans le couloir, mais je serais surprise que cela ne soit pas le cas. Par contre, fait nouveau, nous entendons des bruits de conversation plus loin sur la droite dans le couloir. Je décide donc de prendre la porte qui se trouve devant moi. Je traverse rapidement et silencieusement le couloir et j’essaye d’ouvrir la porte qui pivote sans un bruit, je me retrouve alors dans ce qui ressemble le plus à une nef d’église. Il y a des bancs pour les fidèles et il fait assez sombre, je dois me forcer pour faire un pas en avant tellement l’ambiance du lieu m’oppresse. De grandes draperies noires décorées d’argent pendent des murs, nous entrons et fermons la porte derrière nous. Nous nous dirigeons vers le cœur de la structure, plus haut se trouve un grand pentagramme tracé de blanc sur le marbre noir du sol. Les lignes luisent faiblement dans l’ombre, je m’approche, comme hypnotisée quand une main me saisit le bras.

— N’avance pas plus.

C’est Mist qui vient de me prendre le bras, la tête me tourne et j’ai des nausées, je n’aime pas ce lieu…

— Tu en penses quoi, Mist ? demande Yothol.

Mist s’avance et il s’accroupit à côté du tracé. Il fait passer sa main au-dessus et ferme les yeux. Il reste dans cette position et prend une mine soucieuse. Je me place à côté de lui.

— Alors ?

— Difficile à dire, c’est de la magie ritualiste. En gros, c’est un cercle magique qui aide plusieurs mages à concentrer un pouvoir précis. Je ne sais pas exactement à quoi doit servir celui-là, mais ce que je sais, c’est qu’il est actif. Il va donc servir sous peu, surtout si je prends en compte son niveau de charge qui n’est pas loin d’être au maximum. La seconde chose, Sendre, c’est que c’est de la magie de perversion, sans connaître son but exact, je sais que cela agit sur les personnes qui sont placées à l’intérieur et que cela va leur faire un grand mal.

— Peut-on le détruire ?

— En théorie oui, pour maintenir un pentagramme comme celui-là en charge, il faut accumuler une énorme quantité de flux magique. Cela doit être stocké quelque part, la magie étant ce qu’elle est, je dirais que c’est certainement dans quelque chose de très précieux. En métal, ou des gemmes, ou des choses équivalentes. Il faut les trouver et les détruire, mais attention, cela va libérer d’un coup toute l’énergie contenue dedans et je ne sais pas ce que de la magie pure peut faire quand elle est libérée en telle quantité.

— Bon… Pas grave, il faut trouver un moyen, je ne peux pas laisser ça ici.

— Je vais y réfléchir.

— Merci.

Nous nous relevons et nous continuons à remonter la pièce. Nous arrivons dans une salle qui doit être l’endroit où doit se changer le maître de cérémonie. Un coffre est posé au fond de la pièce, Yothol l’inspecte et l’ouvre. Il contient une dague sacrificielle ainsi que des vêtements, deux portes se trouvent d’un côté et de l’autre de la pièce. Celle de droite a de grandes chances de nous renvoyer vers le couloir central, je prends donc celle de gauche. Encore un couloir, nous avançons avec prudence quand nous arrivons à une pièce carrée qui donne accès à trois nouveaux couloirs qui partent dans les trois autres directions nord, sud et ouest.

Un léger bourdonnement se fait entendre dans le couloir qui monte vers le nord, cela pique ma curiosité et nous le remontons. Il aboutit sur une lourde porte en métal derrière laquelle nous pouvons sentir des vibrations. Yothol s’approche et l’examine.

— Serrure complexe, glyphe de protection… Je ne sais pas ce qu’il y a derrière cette porte, mais on ne veut pas que n’importe qui y entre, c’est certain. Poussez-vous, j’ai besoin de place pour voir ce que l’on peut faire.

— C’est quoi un glyphe ? demande Evanna.

Yothol étant occupé, c’est Mist qui lui répond à voix basse.

— Il s’agit en fait d’un piège magique. Cela peut déclencher un peu n’importe quoi, convoquer une créature ou, plus classique, nous exploser à la tête.

— Charmant…

Les mains de Yothol parcourent la porte et la caressent avec délicatesse. Je suis encore une fois surprise de voir à quel point les gestes des mages semblent doux et sensuels, ses doigts passent sur la porte comme s’il s’agissait de sa maîtresse. Il finit par appuyer plusieurs fois rapidement à divers endroits de la porte et il reprend sa respiration.

— Bon… Le glyphe est normalement désactivé, à moins qu’il y en ait un autre que je n’aie pas vu. Je vais pouvoir essayer d’ouvrir la porte maintenant.

Il ressort ses outils, mais c’est beaucoup plus long que la dernière fois. Je finis par manquer de lui dire d’utiliser la magie lorsque j’entends enfin la serrure se déverrouiller. Il se pose contre le mur et reprend son souffle, il a l’air épuisé par la concentration que ces deux opérations semblent lui avoir demandée. J’ouvre la porte et nous nous retrouvons dans une pièce d’environ trente mètres carrés. Au centre, une grosse boule noire qui semble être composée d’énergie flotte tranquillement à deux mètres du sol, des éclairs d’ombre en sortent de temps en temps, mais ne dépassent pas une zone circulaire délimitée par des piliers d’ambre ornés de pierres précieuses. Au fond de la pièce sont placées plusieurs tables et des étagères croulantes de composants dans des bocaux et d’alambics divers et variés. Quatre hommes en chemise et pantalon noir passent d’une table à l’autre, menant des expériences ou effectuant des tâches connues d’eux seuls. Ils nous regardent au moment où nous entrons, l’un d’eux a une petite barbiche et nous toise.

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Glasmir, va prévenir les gardes, vite.

Le dénommé Glasmir pose avec hâte un bocal qu’il avait dans les mains et se retourne pour courir vers une porte. Aussitôt Evanna fonce sur ses talons pendant que je me dirige vers une deuxième porte qui se trouve de l’autre côté. L’un des hommes sort une épée courte et essaye de me bloquer, je lui donne un violent coup de bouclier dans le nez qui le fait s’étaler par terre. Evanna, ne pouvant pas rattraper l’homme, lui lance son cimeterre à deux mains dans le dos, l’arme tourne avec lourdeur dans les airs et vient le transpercer entre les omoplates. Le chef en profite pour courir vers une corde qui pend au fond de la pièce quand il se retrouve soudain englué dans une sorte de liquide poisseux que je reconnais comme étant l’œuvre de Mist. Le dernier lève les bras au ciel pour se rendre, je me dépêche de le mettre à terre et je trouve du matériel afin de le ligoter et de le bâillonner. Mist fait rapidement le tour de la pièce avec un sourire.

— Sendre, c’est la source d’énergie dont je t’ai parlé. Et il y a assez de composants réactifs ici pour que je puisse faire tout sauter.

— Mist, viens voir ça, l’appelle Yothol.

Mist s’approche et regarde derrière une tenture, il siffle entre ses dents.

— Mazette, un portail de téléportation. Je ne sais pas ce qu’ils font ici, mais ils sont rudement bien équipés.

Je demande alors à Mist.

— On pourrait s’en servir ?

— Peut-être, mais n’ayant pas de code d’autres téléporteurs cela sera une téléportation complètement aléatoire. Maintenant, si on ne part pas trop loin, cela ne devrait pas être dangereux.

— Bien, nous avons donc une porte de sortie… Combien de temps pour tout faire sauter ?

Il réfléchit et regarde ce qu’il y a comme composants.

— Compte tenu de ce qu’il y a ici, cela peut être instantané, mais je vais avoir besoin de dix minutes de préparation au minimum.

Je fais la moue.

— Je n’aime pas l’idée de te laisser ici, Mist, nous devons trouver le prince, mais te laisser là me semble une idée très mauvaise.

— Écoute, Sendre, on n’a pas le choix. Ils ont l’air d’attendre l’heure du rituel pour sortir et je ne suis pas sans ressources. Va chercher le prince, moi je vais voir si je ne trouve pas d’autres choses.

Il se tait un instant.

— Sendre, je crois que je sais où est le prince. Bidus a trouvé la prison et il dit qu’il y a un gars qui hurle là-bas, cela ne peut être que lui. Il arrive. Bon, moi je reste là, si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous le dites au chat.

— Bon…

Parler à un chat ne m’a jamais semblé naturel, mais Mist semble avoir un lien particulier avec. Alors je vais faire comme il dit.

Mist se met alors au travail, Evanna et moi gardons les portes d’accès. Evanna se tourne vers Yothol qui regarde sans plus d’attention les noms de certains produits.

— Tu ne l’aides pas ?

Yothol continue ce qu’il fait.

— Non, j’ai toujours été nul en alchimie, autant laisser faire Mist.

Je vois le chat qui arrive en bondissant, il entre dans la pièce et se place devant Mist en le regardant avec ses grands yeux, Mist se retourne vers moi.

— Sendre, il y a des gardiens à la prison.

— Le contraire m’aurait surprise.

— Oui, mais ceux-là ont l’air franchement bizarres. Ils ne sont pas Humains, faites bien attention à vous.

— On va essayer… On y va, Bidus ?

Le chat miaule dans ma direction et me passe rapidement entre les jambes. Evanna, Yothol et moi nous lui emboîtons le pas et nous courons dans le grand couloir qui descend en pente douce. Je suis navrée parce que même en essayant de ne pas faire de bruit, j’entends nos pas qui résonnent contre la roche. Le couloir est moins bien éclairé et il fait ici beaucoup plus chaud que dans les parties supérieures du complexe. Il y a de la lumière qui arrive d’une cavité plus loin, je me plaque contre le mur et je fais signe à Evanna et Yothol de me rejoindre.

— Écoutez, vous deux. On ne peut pas se permettre de faire dans la finesse. Vu ce que nous a dit Mist, on entre direct et on frappe à vue. On ne sait pas de quoi nos adversaires vont être capables, je ne veux pas prendre le risque de leur laisser le temps de nous le montrer.

Yothol acquiesce et je le vois qui fait danser ses mains dans le vide exécutant ce que j’ai appris à reconnaître comme étant de la magie.

Je lui laisse le temps de finir ce qu’il est en train de faire et il m’indique qu’il est prêt par un signe de tête. Evanna a un sourire carnassier sur le visage, et elle assure sa prise sur son cimeterre à deux mains. Je la laisse passer en premier et je la suis dans le couloir, nous arrivons dans une pièce surchauffée et très humide. Une créature est lovée dans un coin, lorsqu’elle nous voit, elle se redresse. Mon sang se glace dans mes veines, il s’agit d’un serpent géant, mais avec un corps et une tête grotesque qui fait penser à un humanoïde. Il a deux bras avec lesquels il saisit un lourd espadon, son corps est couvert de petites écailles d’un vert émeraude et luisant. Ses pupilles fendues nous regardent avec un air mauvais et une langue bifide sort de façon convulsive de sa bouche écailleuse. Evanna n’attend pas et saute par-dessus la table en tenant son arme haut au-dessus d’elle, elle l’abat violemment en arrivant à terre. La créature arrive à parer le coup fantastique de mon amie, mais cela l’a clairement ébranlée. Je vois passer des flèches d’énergie à côté de moi qui viennent frapper la créature au corps, elle siffle. Je la charge à mon tour et je tente de lui donner un violent coup de taille. Je vois du coin de l’œil l’inscription magique de mon arme se mettre à briller et un éclair éblouissant apparaît à l’endroit où ma lame vient pénétrer la cuirasse d’écailles de la bête. Elle lâche un cri perçant qui me vrille les tympans, je retire mon arme de son flanc et je me replace en position. Comme à son habitude, Evanna ne s’encombre pas de protection, la créature la frappe et elle se retrouve avec une méchante blessure à la cuisse. De son côté, elle décoche un puissant coup de poing dans la mâchoire de la bête, lui déplaçant les os. J’entends Yothol jurer sur l’idiotie de certaines femmes, surtout quand elles sont barbares, puis marmonner de plus belle. Quelques secondes plus tard, alors que je harcèle la bête et que je la force à se défendre, je vois qu’un voile d’énergie entoure maintenant Evanna. Ce voile me repousse quand mes mouvements me font m’approcher trop près d’elle. La créature passe en mode de défense et essaye de se concentrer.

— Ne la laissez pas se concentrer, les dieux seuls savent de quoi elle est capable, continuez à la harceler, lance Yothol.

Il ponctue son propos par un lâcher d’une nouvelle volée de flèches d’énergies qui frappe encore l’homme serpent. Compte tenu de son emplacement, je force la puissance de ma frappe au détriment de ma précision, mais cela suffit à le toucher. Peu importe l’endroit, le coup est juste destiné à lui faire le plus mal possible afin de casser sa concentration. Evanna frappe de son côté et son arme lui déchire le flanc droit pendant que mon coup pénètre en profondeur entre les côtes avec la même lumière qui se dégage.

La bête s’effondre dans un râle et ses yeux sans paupières perdent alors toute vie. Il est temps, la porte du côté des cachots s’ouvre laissant place à une autre bête. Elle entre et ses yeux semblent luire. Je vois Evanna transpirer abondamment alors que le regard hypnotique la braque. Yothol ne vaut guère mieux, ils ont l’air de deux souris tétanisées par la peur. Je sens le regard plonger en moi, essayant de faire ressortir mes peurs les plus profondes. Je fais appel aux forces du bien et j’entoure mon âme d’un bouclier de lumière. La créature avance, sûre de nous avoir hypnotisés par la terreur. Je la laisse se diriger lentement vers Evanna, savourant sa supériorité, et au moment où elle s’y attend le moins je lui fonce dessus, faisant faire un arc de cercle meurtrier à mon arme. Surprise, la créature n’évite pas le coup qui vient lui ouvrir le flanc gauche en dessous des côtes. Cela suffit à faire sortir mes compagnons de leurs démons intérieurs, mais ils ne peuvent pas agir tout de suite. La créature lève son arme et me frappe, je pare le coup avec mon bouclier, mais mon bras tremble sous le choc.

Je lève mon arme et j’implore les forces du bien de m’aider à me débarrasser de cette immonde créature. Je braque mon regard vers elle, et c’est au moment où je sens une énergie nouvelle emplir mon bras et guider mon coup que je la frappe en déclarant.

— Par les forces du bien, je te châtie.

Elle essaye de bloquer mon coup, mais ses poignets ploient sous sa puissance. Mon arme écarte la sienne comme s’il s’agissait d’un fétu de paille. Ma lame arrive en diagonale à la base de son cou et descend jusqu’à son plexus, la coupant pratiquement en deux. Elle me regarde avec des yeux emplis de surprise, sa langue sort de sa bouche encore une fois ou deux, et elle devient inerte au bout de ma lame. Je prends appui avec une jambe sur elle et je ressors mon épée dans un bruit de succion écœurant.

— Bravo, joli coup, déclare Evanna.

— Oui, les forces du bien m’ont aidée.

Je nettoie ma lame sur une guenille qui traîne là et nous entrons dans le couloir qui donne sur les cellules.

Une main sort entre les barreaux d’une des portes de cachot et quelqu’un crie.

— Laissez-moi sortir, je vous ferai tous tuer. Mère l’apprendra, vous ne savez pas de quoi elle est capable… Laissez-moi sortir.

Je reconnais avec soulagement la voix de mon prince, je me précipite devant la porte de la cellule.

— Mon prince, c’est moi. Je suis venue vous sortir de là.

Il panique et va se mettre en boule au fond de la cellule en hurlant.

— Aaahhhh ! Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

— Mon prince, c’est moi Sendre… Le chevalier Sendre.

— Sendre ?

Il se relève.

— Où étiez-vous, chevalier ? Voyez comment on me traite, je suis prince. Et je suis dans une pièce infâme.

— J’ai été séparée de l’escorte, mon prince, et je vous cherche depuis lors.

— Eh bien, qu’attendez-vous ? Sortez-moi de là immédiatement.

— Oui, mon prince.

Je fonce vers les corps étendus et je cherche les clefs, Evanna se place à côté de moi.

— C’est ça ton prince ?

Je fais oui de la tête. Elle renifle avec dédain.

— OK, je vais faire le guet, magne-toi !

Je remarque alors sa cuisse qui saigne.

— Ça va aller toi ?

Elle regarde sa cuisse et la méchante entaille qui la fait saigner abondamment.

— T’inquiète, j’en ai vu d’autres et le p’tit gars a dit qu’il me soignerait cela plus tard. Fonce !

Je retourne à la cellule et j’ouvre.

— Vite, mon prince.

Il sort, ses yeux terrifiés scrutent les alentours quand il voit le corps des gardes. Il sursaute, mais voyant qu’ils ne bougent plus se précipite sur eux pour les rouer de coups.

— Ah, on fait moins le malin, hein ? Sale bestiole immonde.

Je me place à côté de lui.

— Mon prince, y a-t-il d’autres prisonniers ?

Il me regarde avec des yeux fous.

— Je n’en sais rien et je m’en moque, vous êtes sous mes ordres chevalier et je vous ordonne de me faire sortir d’ici au plus vite.

— Je suis désolée, mon prince, mais je dois m’assurer qu’il n’y a personne d’autre ici.

— Quoi ??? Faites-moi sortir d’ici immédiatement, chevalier, ou il vous en coûtera, dit-il sur un ton proche de l’hystérie.

Evanna se retourne.

— Tu vas la boucler, ouais ? Tu veux dire à tout le monde qu’on est là, c’est ça ?

— Parle-moi mieux, barbare, ou je te ferai pendre.

— Evanna, prends le prince, Yothol et toi vous allez retrouver Mist. Dites-lui de tout faire sauter. Si je ne suis pas remontée dans cinq minutes, vous partez et vous faites tout sauter.

— On ne peut pas partir sans toi, dit alors Yothol.

— Si, vous pouvez et vous le devez, ma mission est de sauver le prince, faites-le pour moi. Je ne vais pas traîner, je dois juste m’assurer qu’il n’y a personne d’autre ici.

Yothol se tourne vers Evanna.

— Toi, tu vas retrouver Mist, moi, je reste avec Sendre. Inutile de débattre, je n’ai d’ordre à recevoir de personne.

— OK, ces bavardages me fatiguent, viens là, mon beau prince.

Evanna prend le prince et le jette d’un geste sur son épaule, il commence à se débattre avec violence.

— Écoute-moi bien, toi, si tu continues à me casser les pieds, à gigoter, ou à hurler, prince ou pas prince, je t’assomme. Compris ?

— Quoi ? Je… C’est intolérable, je vous ferai tous fouetter et écarteler.

Mais il n’ajoute rien alors qu’Evanna commence à remonter la pente en courant.

— Charmant personnage, me lance Yothol.

Je préfère ne rien dire.

— Yothol, je vais voir la pièce du fond. Toi, tu regardes dans les autres cellules pour voir si tu trouves quelque chose.

Il commence à regarder par les grilles de chacune des cellules pendant que je vais ouvrir la lourde porte qui est au fond. Je teste les clefs une à une jusqu’à trouver la bonne et j’ouvre, immédiatement une odeur nauséabonde m’agresse. Cela sent les excréments, le vomi, la moisissure, le renfermé et ce cocktail d’odeurs me donne des haut-le-cœur. Je range mon arme et je me couvre le nez de mon bras, Yothol arrive près de moi et recule rapidement.

— Pouah… ça pue là-dedans. C’est quoi ici, les latrines ?

— Je ne sais pas, tu peux nous faire de la lumière ?

— Pas de souci.

Un globe lumineux apparaît au-dessus de nous, c’est alors que je distingue la forme d’un homme au fond. Il a la tête qui tombe sur le côté, ses bras sont maintenus au mur par des chaînes qui ont attaqué la chair qui est purulente en dessous. Il est habillé de haillons et le reste de son pantalon est souillé d’excréments. Il est tellement maigre que l’on peut voir ses os saillir à travers sa peau. Il a sur l’épaule une sorte de poche vivante et pulsante parcourue de grosses veines noires dont un appendice finissant par des crocs est logé au niveau de sa gorge. Je me dirige, moitié suffocante, vers l’homme attaché et sans chercher à comprendre ce que c’est, je transperce la chose horrible qui est accrochée à lui. La créature lâche sa victime et elle essaye de me mordre avec sa tête aveugle. Je l’esquive et lui écrase la tête contre le mur à coups violents de bouclier. Elle explose et le liquide qu’elle contient se répand par terre, accentuant encore l’odeur immonde. Je regarde les bracelets que le prisonnier a aux poignets et je teste les clefs sans succès.

— Yothol, j’ai besoin de toi.

— J’arrive… Je n’y crois pas, je vais devoir marcher là-dedans…

— Arrête de faire ta mijaurée et viens, dépêche, faut lui enlever cela.

Yothol arrive en maugréant, mais il s’active néanmoins sur les bracelets. Pendant ce temps, je fais sauter la couronne étrange en métal que le prisonnier porte sur la tête. Lorsque Yothol déverrouille le second bracelet, l’homme me tombe dans les bras, je suis affolée par le peu de poids qu’il fait et je le sors rapidement de la pièce. Yothol referme la porte derrière nous afin de nous protéger de l’odeur pendant que je pose délicatement l’inconnu contre un mur. Il est brun et une longue barbe lui mange les joues, je soupire de soulagement en voyant qu’il respire encore. Je pose alors mes mains sur son plexus et j’invoque les énergies positives afin de le soigner un peu par une apposition des mains. Je sens comme une résistance et mes doigts me brûlent lorsque je fais cela, de plus, il a durant un moment la marque fumante de mes doigts sur le torse. Mais je le vois qui s’agite un peu, il entrouvre une paupière et dit d’une voix faible et enrouée.

— Mislchi… C’est toi ? Comment m’as-tu retrouvé ?

Je passe ma main sur son front bouillant.

— Non, Messire, qui qu’elle soit, ce n’est pas Mislchi. Allons, nous devons partir d’ici.

Il garde les yeux fermés.

— Safir… Où est Safir ?

Je le regarde, interloquée.

— Vous n’êtes pas seul ? Il y a quelqu’un d’autre ?

Il ouvre de nouveau les yeux, l’effort semble l’épuiser quand il tombe sur Bidus, il essaye alors de se redresser pour retomber lourdement, mais il tend une main tremblante vers Bidus.

— Toi… Safir… Trouver… Arme… Vitale…

Sa main retombe brusquement. C’est alors que j’entends une voix dans mon dos.

— Tiens, tiens, tiens, voilà une surprise des plus agréables, je te manquais ? C’est ça ?

Cette voix… Je me retourne lentement et mon regard tombe sur Denovan.

— Vous !

Il s’esclaffe.

— Oui, moi. Alors, surprise gamine ?

— Sale traître, pourquoi ?

— Oh… La liste est longue… Mais qu’importe… Tu es là et tu vas être toute à moi. Enfin… Juste à me débarrasser du gamin qui t’accompagne, ce qui ne devrait pas être long, et nous pourrons reprendre la discussion là où nous l’avions laissée. Et ce coup-ci, pas question d’avoir Julius pour nous gourmander.

Il a un large sourire.

— Ah, au fait… C’est moi qui l’ai tué. Pas seul, certes, mais ma participation a été plus que déterminante.

Je me lève et je sors mon épée en me mettant en garde.

— Allez, Sendre, lâche ton arme, tu sais que tu n’as aucune chance contre moi, et je m’en voudrais de trop t’abîmer.

Yothol vient à côté de moi et me dit tout bas.

— Sendre, prends le type et va dans la cellule qui est à droite, elle est ouverte. Je te suis, mais le gars et toi vous allez au fond. Prête ?

Je fais oui de la tête.

— Maintenant, crie-t-il.

Je me retourne, prends le prisonnier à bras-le-corps et ouvre la porte d’un coup de pied. Je me précipite vers le fond et je le pose pour me retourner en mode de défense, Yothol entre à son tour et claque la porte juste après le passage du chat. J’entends rigoler de l’autre côté alors que Yothol ferme la porte à clef.

— Allons, allons, où est-ce que vous comptez aller ? Hum ? Il n’y a pas de sortie.

— Nous, nulle part. Mais toi tu vas griller.

Il fait voler ses mains et projette une boule de feu par la lucarne de la cellule.

— À plat ventre, dit-il en se jetant à terre.

Une déflagration fait alors vibrer les murs et la porte se déboîte à moitié pendant que nous entendons un hurlement de douleur, puis Denovan vocifère.

— Espèce de fils de chienne. Je vais t’embrocher sur mon arme. Et toi, Sendre, tu vas prier tes Dieux pour que je t’achève.

La porte qui était déjà en mauvais état s’écroule alors sous les coups de pied violents du guerrier. Sa figure est rouge comme s’il avait pris un violent coup de soleil et ses sourcils ont brûlé, ainsi qu’une partie de ses cheveux. Ses vêtements fument encore quand il entre en fureur dans la cellule.

— Yothol, derrière moi.

Je me jette en avant pour le frapper, mais il esquive mon coup avec une étonnante facilité. Il prend plaisir à jouer avec moi, je vois à son sourire qu’il se délecte de ma détresse. C’est à ce moment que Yothol lui envoie l’un de ses fameux projectiles de force lumineuse qu’il se prend en pleine poitrine. Hurlant de rage et de douleur, il m’écarte de son chemin comme un fétu de paille et attrape Yothol par le col. Yothol essaye de s’échapper et y réussit presque, mais Denovan lui donne un violent coup d’épée à plat sur la nuque. Je vois que les protections de Yothol font leur office en ralentissant le coup, mais ce qui aurait dû lui fracasser la tête assomme tout de même cet être frêle. Yothol s’écroule par terre. Denovan se tourne alors vers moi, il tourne maintenant le dos au prisonnier qui est allongé au sol et me pointe du doigt.

— Si tu fuis, je les tue. Alors maintenant tu vas m’affronter, chevalier.

Il avance vers moi d’un air faussement dégagé. Même s’il n’est pas en garde, je le sais prêt à contrer n’importe laquelle de mes attaques, il est beaucoup trop fort pour moi. C’est alors que je vois que le prisonnier à terre tient une arme, une épée longue absolument magnifique dont la lame noire est parcourue de zébrures rouges.

— Hinriegh, comment te sens-tu ?

— Safir… Je suis heureux de t’avoir de nouveau avec moi, que s’est-il passé ?

— Quand tu es tombé, on m’a mis dans une boîte et depuis plus rien. Et puis, y’a un gars qui m’a sorti de la boîte et je suis venu à toi directement.

— Safir… Je ne suis pas en état de me battre, tu vois cette fille ?

— Oui.

— Tu dois l’aider, Safir. Elle va se faire pulvériser, tu dois l’aider, c’est le seul moyen que j’ai de sortir d’ici.

— Tu es trop affaibli, je n’aime pas l’idée de te laisser.

— Safir… C’est ça ou la mort, je ne suis pas en état d’imposer ma volonté. Choisis…

La conversation entre Hinriegh et son arme s’étant effectuée à la vitesse de la pensée, le laps de temps fut très court. Safir décolle à la surprise même de Hinriegh et se déplace rapidement, lame vers le bas, vers Sendre. Elle la contacte mentalement.

— Toi, la fille, attrape-moi, vite.

Denovan se recule.

— Qu’est-ce que c’est que cette sorcellerie ? dit-il dans un souffle.

— Attrape-moi, la fille, je suis ta seule chance de t’en sortir, vite.

Sous le choc de cette voix qui me parle dans ma tête, je rengaine rapidement mon épée et je saisis celle qui vole vers moi. Un sentiment de répulsion m’assaille immédiatement et je manque de la lâcher, je me sens comme souillée, l’arme doit le sentir parce qu’elle me dit :

— Moi non plus je ne t’aime pas, mais notre seul moyen de nous en sortir, c’est de nous allier. Alors, fais-moi grâce de tes scrupules et prépare-toi.

Je suis alors submergée par des images, je vois et je prends des postures et des positions originales et efficaces. Alors que je n’ai pas voulu le faire, mon bras se détend tout seul et mon corps le suit, je touche Denovan sur le bras gauche, lui laissant une méchante estafilade. De l’arme, je sens courir dans mon bras une énergie qui me revigore, mais qui me met au bord de la nausée alors que l’épée rugit avec férocité.

— C’était quoi, ça ?

— Je lui prends son énergie et je te la transfère.

— Écoute-moi bien l’épée, tu arrêtes cela tout de suite ou sinon je me battrai sans toi.

J’entends un grognement.

— Comme tu voudras, fille idiote.

Denovan me regarde avec étonnement, puis il pousse un hurlement de dément et passe à l’attaque. Malgré le soutien de l’épée magique, je recule et je me retrouve rapidement dans la salle de garde en grande difficulté. Je vois alors Bidus se préparer et bondir dans le dos de Denovan, au moment où ses pattes touchent son dos j’entends une puissante décharge suivie d’une forte odeur d’ozone. Denovan se cambre en arrière alors que son corps est encore traversé des restes de la décharge électrique. Bidus saute à terre et fonce se cacher derrière une chaise. Constatant cela l’arme hurle.

— C’est le moment.

Et Denovan disparaît dans un globe de ténèbres, je fais un tour sur moi-même afin de donner une vélocité maximum à l’arme et je frappe en plein milieu du globe de noirceur au niveau de la taille. Je sens une puissante résistance lorsque la lame transperce le cuir et la chair de mon adversaire et le cri de jubilation de l’arme. Je suis en train de ressortir l’arme de sa gangue de chair lorsque Denovan me surprend en donnant une attaque d’estoc qui vient me percer le ventre. Je recule en titubant, Denovan sort à son tour, il est dans un très mauvais état, mais me regarde en souriant.

— Je ne vais pas partir seul. Je vais t’emmener avec moi.

— C’est ça, tu peux le croire… annonce l’arme.

Et je sens couler en moi une magie bénéfique qui referme mes blessures, le sang s’arrête de couler et sous mon armure de cuir, je sens la plaie qui se referme.

— C’est mon pouvoir personnel qui te soigne, rien à voir avec son énergie à lui, ça te va comme compromis ?

— Oui, merci arme.

— Je suis Safir.

— Et moi Sendre.

— Alors, Sendre, finissons-le et sors-nous ensuite de ce trou.

— Avec plaisir.

Je reprends ma position de défense, je suis aussi reposée qu’au début du combat alors que lui souffle comme un soufflet de forge.

— Vous avez trahi votre prince, trahi votre pays, pour cela, vous allez répondre de vos actes.

— Tu parles trop, petite fille.

Il attaque alors, je me prépare à contrer lorsque l’arme me fait bouger dans une position que je n’attendais pas. Je laisse mon corps se mouvoir, je commence à partir sur la droite, Denovan anticipe mon mouvement lorsque je disparais dans un globe de noirceur totale. Sitôt les ténèbres sur moi, je repars sur l’autre jambe et me fends vers la gauche, je pose un genou à terre et je monte mon arme en diagonale. Je sens le vent provoqué par l’arme de Denovan passer au-dessus de ma tête et le choc lorsqu’il vient s’empaler sur ma lame. Le globe disparaît laissant la tête de Denovan se tourner vers moi et sa bouche m’invectiver de malédictions inintelligibles pendant qu’elle fait des bulles de sang. Il meurt ainsi planté sur mon arme…

— Tu serais gentille de me sortir de là et de me remettre à mon légitime propriétaire maintenant. Et n’oublie pas de me nettoyer avant.

— Allez, je te dois bien cela.

Je retire l’épée du corps du traître, je la nettoie sur sa chemise et je retourne rapidement à la cellule. Je pose l’épée à côté de l’homme qui me regarde, mais qui n’arrive toujours pas à bouger, et je vais voir Yothol qui est toujours évanoui pour lui donner quelques gifles.

— Yothol, eh ça va ?

Yothol cligne des yeux et me regarde, il fait une grimace en guise de sourire.

— Tu es plus jolie que mon père, y’a pas de doute.

— Pardon ?

— Je pensais que c’était mon père qui me réveillait pour me forcer à aller au cours de magie, et je dois bien avouer que je préfère voir ton visage que le sien au réveil.

Je glousse de rire et lui tends la main.

— Allez, relève-toi, on a fait un boucan de tous les diables, faut qu’on parte vite d’ici.

Yothol se relève et je le vois en train de remonter ses défenses magiques qui avaient disparu durant sa perte de connaissance. Je me dirige vers l’homme et je m’assieds près de lui.

— Vous pouvez vous mettre debout si je vous aide ?

— Je… ne sais pas… Essayons, nous verrons bien…

Je lui passe une main sous le bras, il ferme les yeux et inspire un grand coup avant de se lever. Par les seigneurs de lumière, j’ai l’impression de soutenir un squelette, qu’il puisse marcher montre la force de caractère peu commune de cet homme.

— Yothol, est-ce que tu peux le protéger un peu ?

— Un peu, mais cela ne sera pas grand-chose.

— C’est déjà ça, fais-le.

Yothol active l’un de ses champs de force sur l’homme qui le scrute de ses yeux noirs et profonds.

— Allez, on fonce. Bidus on te suit, dis à Mist de se préparer à faire sauter l’endroit.

Le chat bondit en avant, Yothol lui emboîte le pas et moi je suis avec l’homme que je porte plus que je ne le soutiens. Arrivés en haut de la pente, nous passons sous le nez de deux soldats qui étaient sans doute venus voir ce qu’il se passait. Le moment de surprise passé, ils dégainent leurs armes et se mettent à crier.

— Alerte, des intrus. Alerte !

Tout en nous suivant, ils donnent des coups d’épée sur leur bouclier de métal qui génèrent de forts sons mats et bruyants dont l’écho remonte les couloirs. Des portes adjacentes, des hommes sortent en courant afin de voir ce qui se passe. Yothol se retourne d’un coup et lance dans le couloir l’une de ses boules de feu avant de reprendre sa course. Je suis gravement ralentie par mon poids supplémentaire, mais l’explosion freine l’ardeur de nos poursuivants. Je vois Evanna au fond du couloir qui se bat avec deux hommes, elle vient d’en tuer un lorsque Yothol l’aide en lançant des traits de flammes dans le dos du second.

— Magnez-vous, il en arrive de toutes parts.

J’entends des carreaux d’arbalète siffler autour de moi, et je suis foudroyée lorsqu’un d’eux me déchire l’arrière de la cuisse. Je tombe par terre, entraînant mon fardeau avec moi. Evanna pousse un juron et se précipite vers nous, projetant Yothol derrière elle. Avant de passer la porte ouverte, Yothol lance une autre boule de feu loin dans le couloir. La déflagration fait tomber des plaques de pierre du plafond. Je sens alors une main forte comme un étau me prendre sans ménagement par le col et me soulever du sol. Evanna vient de m’attraper avec une main et de l’autre elle soulève l’inconnu, elle nous porte ainsi à bout de bras et elle nous balance sans ménagement dans la pièce avant de claquer la lourde porte de métal derrière elle. Elle abaisse les barres de sécurité. De l’autre côté de la pièce, j’entends les coups de boutoir de béliers portatifs sur l’autre porte qui commence déjà à donner des signes de faiblesse. Sur les piliers qui entourent la source d’énergie maléfique sont disposés des amas de produits étranges dans des vasques en verre. Mist s’adresse à Yothol à travers le brouhaha alors que je vois le prince, qui est assis en position fœtale, pleurer dans un coin.

— Yothol, j’ai besoin de toi. Je peux activer le portail, mais j’ai besoin d’énergie. Tu dois manipuler l’énergie que je vais libérer de la sphère juste avant qu’elle n’explose pour me la transmettre, sinon je ne pourrai même pas nous faire aller à la surface.

Yothol fonce pour se mettre en position.

— T’en as d’autres des idées fumantes comme ça ? Je te préviens que si ça marche, je t’interdis le narguilé jusqu’à la fin de ta vie.

— Tenu, p’tit frère. J’y vais.

Mist tire alors sur une ficelle qui fait basculer le contenu d’éprouvettes dans les vasques qui se trouvent au pied de chaque pilier. Le liquide à l’intérieur commence à fumer et entre en ébullition, la mousse ainsi produite déborde et ronge le métal des piliers à grande vitesse. Les petits piliers se brisent et tombent les uns après les autres. Sans confinement magique, la sphère de noirceur se rétracte et se met à bouillir.

— Maintenant, Yothol, ou on est tous morts, crie-t-il.

Yothol prend place entre Mist et la sphère noire, il tend les bras de l’un vers l’autre et se concentre. Une traînée noire semble aspirée par Yothol et suit son corps jusqu’à Mist, qui à son tour la dirige des mains vers le pentacle en récitant des incantations. Je vois du coin de l’œil l’étranger qui a réussi à se relever et qui titube vers une table. Sur cette table est ouvert un coffre d’où s’échappe une lueur chromatique. L’inconnu met sa main dedans et en ressort une petite baguette stylisée argentée. Il s’appuie ensuite sur la table en se retournant et attend la suite des événements, la porte de droite menace maintenant de sortir de ses gonds et celle de gauche laisse apparaître des lianes qui semblent vivantes et qui grossissent en faisant éclater la roche autour. Mist se met à hurler d’un coup lorsqu’un portail apparaît.

— Maintenant. Allez, allez, allez !

Evanna attrape le prince qui se met à se débattre en hurlant et passe le portail magique, je prends l’inconnu par-dessous ses épaules et je me dirige en titubant vers le portail, Bidus et Yothol ont le temps de passer derrière moi et Mist me pousse en catastrophe. Je m’étale de tout mon long dans l’herbe fraîche quand la terre se met à trembler. Je regarde dans la direction d’où provient une formidable déflagration, et je vois une gigantesque colonne de fumée monter vers le ciel.

— Ça a violemment explosé, dit Mist avec une certaine satisfaction.

Je me sens mal, très mal, ma jambe me lance des éclairs de douleur réguliers. Evanna va s’appuyer contre un arbre et replie sa cuisse pour regarder sa blessure, Yothol se dirige vers elle et sort de son sac la baguette dont je l’ai déjà vu se servir pour soigner les blessures, Mist s’approche de moi.

— Ça va ?

Je fais non de la tête et j’essaye de me relever, mais la douleur de ma jambe casse mon mouvement.

— Tu ne devrais pas bouger, laisse-moi regarder ta blessure.

Je serre les dents.

— Plus tard, aide-moi à me relever.

Il hésite, mais finit par m’aider en me soutenant par le bras. Je me relève et je regarde avec un air triste la fumée qui monte.

— Je sais qu’il le fallait, ou nous ne nous en serions pas sortis et nous ne sommes pas en état de fuir. Mais je regrette amèrement d’avoir dû en arriver là.

Mist me regarde bizarrement.

— Ces hommes ont mérité leur sort, c’étaient nos ennemis.

— Non, Mist, ces hommes, du moins certains d’entre eux, faisaient leur travail. En protégeant ce en quoi ils croyaient, nous avons peut-être fait des veuves et des orphelins, rien ne peut nous assurer qu’ils étaient tous mauvais au fond d’eux.

L’inconnu me lance un regard bizarre, il est étendu sur le dos et semble profiter du soleil, mais ses yeux sont braqués sur moi. Avec l’aide de Mist, je me dirige vers lui.

— Vous allez bien ?

— Je… Je crois que oui, merci.

— Mist, aide-moi à le transporter près d’un arbre qu’il soit mieux que là, et donne-lui de quoi boire et manger.

— Sendre, tu n’es pas en état.

— Et si tu peux lui faire comme avec moi lorsque l’on s’est rencontrés, il sent si mauvais que cela retourne le cœur.

Mist me répond d’une voix énervée.

— D’accord, chevalier, je vais faire tout ce que vous voulez, mais à une condition : vous vous asseyez et vous vous reposez en attendant que je revienne, c’est clair ?

Je fais un sourire las.

— D’accord, d’accord…

Je me dirige vers un arbre et je m’assois en glissant contre lui, en faisant attention de ne pas appuyer plus sur l’empennage du carreau. L’adrénaline passant, je me mets à trembler sous l’effet du choc et à avoir froid. Le prince, lui, s’est remis debout.

— J’exige que nous repartions sur-le-champ. Vos états d’âme et vos petites douleurs ne doivent pas nous mettre en retard, j’ai un rite à passer pour devenir roi et j’entends le devenir le plus vite possible.

Yothol a fini de soigner Evanna qui se dirige vers le prince, il recule en voyant son regard, elle est rouge de colère.

— Écoute-moi, toi, tu te tais et tu attends sagement que l’on soit tous remis. Ou je te préviens que je vais vraiment mettre ma menace à exécution. Assis ! dit-elle en lui montrant un coin.

Le prince obéit tout en disant qu’il la fera écarteler pour menace sur le futur roi.

Je me suis évanouie, Mist me réveille avec douceur.

— Sendre, je me suis occupé de tout le monde, je peux m’occuper de toi maintenant ?

La tête me tourne, je suis fiévreuse, je fais oui de la tête.

— Tu dois te mettre sur le ventre que je regarde cela.

Evanna et Yothol se sont rapprochés, le prince bougonne dans un coin et l’inconnu mastique doucement un morceau de pain en me regardant.

Je m’allonge sur le ventre, Mist sort un couteau et déchire mon pantalon. Le carreau s’est fiché en haut de ma cuisse, environ dix centimètres sous ma fesse gauche.

— T’inquiète pas, Sendre, Mist est le meilleur chirurgien que je connaisse, me dit Yothol.

Je serre les dents et je pousse un petit cri quand Mist touche le carreau pour voir exactement où il est. Une fois son diagnostic fait, il vient s’allonger près de moi.

— Sendre, c’est moche… Le carreau s’est fiché dans le fémur. C’est un carreau à pointe en étoile, c’est-à-dire que si je le retire, il va déchirer les chairs. Et comme il est dans l’os, je ne peux pas le faire sortir de l’autre côté. En temps normal, au mieux tu perdrais en partie l’usage de la jambe. Heureusement la baguette de soin que nous avons va permettre de te guérir entièrement une fois le carreau enlevé. Mais il faut que je l’enlève avant, et cela va provoquer une douleur insupportable.

Je prends sa main dans la mienne et je la serre très fort en lui répondant.

— Je n’ai pas le choix de toute façon, si ?

— L’autre solution consisterait à couper l’empennage pour qu’il te gêne moins et te mettre entre les mains de guérisseurs quand nous en rencontrerons. Mais tu seras inefficace jusque-là.

— Je ne pourrai donc pas combattre et je serai un poids mort, c’est ça ?

— En gros, oui…

— Alors, enlève-moi cette saloperie !

Mon regard est plus déterminé que ce que je ne le suis vraiment. Il pose sur moi un regard tendre et me caresse le dos de la main avec son pouce.

— D’accord… Evanna, je vais avoir besoin de toi. Yothol, prépare-toi à intervenir avec la baguette quand je te le dirai. Je vais écarter la plaie avec mes instruments, à mon top, Evanna tu tireras de toutes tes forces pour l’enlever d’un coup sec. Et Yothol, sitôt qu’Evanna aura enlevé le carreau tu la soignes. Sendre, il ne faut pas que tu bouges ta jambe, est-ce qu’il faut que l’on te maintienne ?

Je fais non de la tête.

— Bon…

Il prend une lanière de cuir qu’il a repliée plusieurs fois sur elle-même et me la donne.

— Mets ça dans ta bouche, cela te protégera la langue et les dents quand tu serreras.

Ensuite il accroche une corde à un arbre et me la donne.

— Et ça, c’est pour tirer dessus si tu as besoin. Bon, on s’y met.

Il s’assoit à côté de moi.

— Bon, j’y vais.

Je sens qu’il commence à travailler sur la blessure, la douleur est de plus en plus insupportable, je mords violemment dans la lanière de cuir et je gémis sous la douleur. Elle s’intensifie d’un coup et je hurle en même temps que je mords, je me concentre pour ne pas faire bouger ma jambe, mais je frappe violemment le sol de mes poings, comme si je pouvais transférer la douleur dans la terre. Mon corps est secoué de soubresauts et ma jambe valide se tend de façon spasmodique. C’est alors que Evanna tire d’un coup sec sur le carreau, cela a deux effets immédiats. Le premier, je vomis en crachant la lanière de cuir qui est dans ma bouche. La seconde, je tombe évanouie, mon corps ne supportant plus un tel niveau de souffrance.

Je me réveille, je suis adossée contre un arbre et je vois Mist en train de tordre un chiffon plein d’eau. J’ai un goût âcre dans la bouche, mais je ne sens plus ma jambe. J’ai un moment de panique et je saisis violemment Mist au niveau de son avant-bras.

— Ma jambe, je ne sens plus ma jambe, Mist.

Il relève d’un coup la tête et il me sourit.

— Chuuuuttttt. Tout va bien, ne t’inquiète pas, c’est normal. J’ai appliqué un baume pour atténuer la douleur une fois la plaie refermée. Je ne pouvais pas le faire avant, il ne faut pas mettre cela sur une plaie ouverte comme celle que tu avais. Cela aurait pu avoir des conséquences sur ton cœur. La magie de soins à notre disposition a ses limites, et ta blessure était vraiment grave. Tiens, pour te rincer la bouche.

Il me tend un gobelet que je prends, je mets le liquide qui a un goût un peu citronné dans la bouche et je m’en gargarise avant de cracher. Mist a enlevé mon bijou avec les têtes de mort et il me passe maintenant un chiffon mouillé sur le visage afin d’enlever les dernières traces de souillure.

— Je peux regarder ma jambe ?

— Je t’en prie.

Il se pousse, je plie ma jambe et je vois le bandage autour de ma cuisse.

— Evanna, Yothol, Mist…

Les deux autres se retournent vers moi.

— Merci.

Ils me sourient tous les trois. L’inconnu continue à manger tranquillement, je le trouve déjà plus épais que tout à l’heure. Je ne sais pas qui est cet homme, mais ses capacités de régénération sont ahurissantes.

— Bon, maintenant que vous avez soigné vos petites blessures, nous pourrions peut-être nous mettre en route, j’ai un royaume à gouverner moi, annonce le prince.

Evanna lui lance un regard assassin, mais j’interviens avant.

— Le prince a raison, on ne peut pas rester ici. Nous devons nous mettre en route sans tarder. Qui sait s’ils n’ont pas encore des agents sur place.

Je me mets debout et je vais vers l’étranger. Je lui tends la main, il me regarde intensément puis la prend et se lève difficilement.

— Ça va aller ?

Il fait oui de la tête.

— On part par où ? demande Evanna.

Je regarde le soleil et indique le nord-ouest.

— Si je me rappelle bien de la carte, il faut que nous partions dans cette direction afin de rejoindre le site du rituel.

— Eh bien, qu’attendez-vous ? Partons de suite et vous n’avez pas intérêt à lambiner en chemin, je ne supporterai pas vos jérémiades, nous indique le prince.

Ma jambe est raide et la cuisse me tire un peu, cependant cela n’est pas douloureux. Ma démarche est un peu rigide, mais cela ne devrait pas provoquer plus qu’un petit boitement. L’inconnu a sorti son arme et a coupé net une pousse d’arbre, il l’élague rapidement afin de s’en faire une canne et nous rejoint. Il va falloir que nous ayons une discussion tous les deux, mais la marche va lui monopoliser trop d’énergie déjà, je ferai cela plus tard.

Nous marchons depuis plusieurs heures maintenant, le crépuscule se fait plus dense quand Evanna s’arrête.

— Quelqu’un vient, une troupe de cavaliers.

Je me porte à sa hauteur.

— Yothol, Mist, vous vous mettez de chaque côté du prince afin de le protéger.

— Oui, oui, protégez-moi et donnez vos vies si nécessaire.

La voix du prince est proche de la panique.

Je vois arriver en effet des cavaliers et j’essaye d’identifier les oriflammes qu’ils portent avec eux.

— Tout va bien, ce sont des soldats de l’armée régulière de Chasèle.

Je respire de nouveau, je ne m’étais pas rendu compte que j’avais bloqué ma respiration d’appréhension. Les cavaliers nous ont vus et se dirigent vers nous. Ils prennent une formation en V et s’arrêtent à quelques dizaines de mètres de nous. Le cavalier de tête, que je reconnais comme ayant le grade de capitaine, s’avance.

— Holà vous, déclinez vos identités.

Je prends une voix forte et claire, j’invoque les forces du bien et une aura m’illumine dans la nuit.

— Je suis Sendre, chevalier consacré de la lumière, rescapée de l’escorte du prince Thibault de Chasèle. Nous sommes tombés dans une embuscade et nous nous sommes fait massacrer, le prince s’est fait capturer. Ce groupe et moi avons néanmoins réussi à infiltrer l’endroit où le prince avait été retenu et nous l’en avons sorti avant de tout faire sauter. Et vous, que faites-vous là, capitaine ?

— Le prince ? Lumness soit loué. Sergent, donnez une monture au prince, nous l’accompagnons au site du rituel immédiatement.

Aussitôt un soldat saute de cheval et va aider le prince à monter en croupe.

— Ne voyant pas arriver l’escorte, nous avons contacté le palais et des recherches ont été entreprises. Nous sommes tombés sur le lieu du carnage et des patrouilles sont parties dans tous les sens jusqu’à ce que l’on voie cette fumée. Intrigués, nous sommes venus voir ce que c’était et nous sommes tombés sur vous. Sinon, Chevalier, je vais rentrer en urgence avec le prince. Je dois prendre des instructions auprès de mon commandant. N’ayant pas assez de chevaux pour vous tous, je vais vous laisser une escorte et des vivres. Nous reviendrons vous chercher demain matin.

— Très bien, capitaine, à demain dans ce cas.

— Sergent, votre escouade et vous restez ici.

— Oui, mon capitaine. Escouade, reconnaissance du périmètre et établissement du campement, exécution.

Les hommes sachant parfaitement ce qu’ils ont à faire se mettent à la tâche pendant que la compagnie du capitaine repart avec le prince. Chacun commence à se détendre et se rapproche du feu que les soldats ont allumé, les discussions commencent entre les personnes présentes, seul mon sombre inconnu reste à l’écart des autres. Je m’avance vers lui et j’indique le sol à côté de lui.

— Je peux ?

Il me fait un signe de la main, m’invitant à m’asseoir.

— Nous n’avons pas eu le temps de faire connaissance, je m’appelle Sendre.

Il continue à regarder droit devant lui, il a une jambe repliée sous lui et il est penché un peu en avant afin de pouvoir nettoyer son arme. Je sors de mon sac une pierre à polir et un chiffon, il la prend en me remerciant d’un signe de tête.

— Je sais qui vous êtes, chevalier.

Je le regarde d’un air surpris.

— Ah ? Et que savez-vous, noble inconnu ?

Il me lance un demi-sourire et lance un coup de menton vers Evanna.

— Le gros sac de muscle, c’est Evanna, une Barbare du nord. Style de combat brutal et sans aucune finesse. Il faut qu’elle fasse attention ou elle finira par se faire tuer, des cours de combat ne seraient pas de trop. Lui…

Il me montre maintenant Yothol.

— C’est un manipulateur d’énergie, il n’a pas besoin d’apprendre ses sortilèges comme les autres magiciens, cela lui donne un panel de sorts beaucoup plus restreint, mais il peut les lancer beaucoup plus souvent que les magiciens standards. L’autre, Mist, c’est un Tenebrae, et il a l’air d’avoir un potentiel intéressant. De plus, étant donné qu’il a un familier, il doit être un magicien standard.

Je hausse un sourcil.

— Un familier ?

Il me lance un regard amusé.

— Vous ne savez pas ce qu’est le familier d’un mage ?

Je fais non de la tête.

— C’est une créature qui est liée magiquement à son maître, cela donne certaines capacités au maître, mais surtout cela augmente les caractéristiques standards de l’animal. Il est presque aussi intelligent qu’un être humain, il est plus rapide et agile que les animaux de son espèce et son maître peut voir et entendre comme s’il était dans sa tête.

— Il peut voir à travers les yeux de son chat ?

L’homme acquiesce et sourit encore en voyant le rouge me monter aux joues.

— Vous ne le saviez pas… C’est intéressant… Et ce sont vos amis ? Aurait-il abusé de ce don avec vous ?

Je réfléchis un instant en pensant aux fois où j’ai fait ma toilette et où le chat m’avait accompagnée afin de veiller aux environs. Mais il était toujours parti avant que je ne sois dans une position délicate. Cependant, je comprends mieux maintenant la tête de Mist après que son chat se soit blotti contre moi pour dormir. Mais cela n’a jamais porté à conséquence et je décide de ne pas le prendre mal. Quoiqu’il va falloir que j’aie une conversation avec Mist, je n’aime pas trop que l’on me cache ce genre de choses.

— Non… Non, je ne crois pas… Et moi ?

— Vous ? Ma foi… Vous êtes Sendre, chevalier de l’ordre de la lumière ce qui signifie que vous n’êtes pas affiliée directement à Lumness. Compte tenu de votre style de combat, je dirais que vous venez tout juste d’être consacrée chevalier. Vous aviez pour mission d’accompagner le prince de Chasèle pour qu’il devienne roi, mais cela a été un échec. Et je doute que le prince puisse passer l’épreuve dans l’état dans lequel il est actuellement.

J’ai deux questions qui se bousculent dans ma tête, mais il ne faut pas que je me désorganise, moi d’abord et le prince ensuite. C’est d’un air un peu bougon que je demande.

— Quoi ? Il a quoi mon style de combat ?

Encore ce sourire qui pourrait faire chavirer les cœurs, mais qui pour le moment me tape sur les nerfs.

— Disons qu’il est un peu trop… académique… Sendre, faites attention, vous avez failli mourir là-bas. La seule chose qui vous ait maintenue en vie est un incroyable concours de circonstances et le fait que ce type vous a complètement sous-estimée alors que vous étiez en possession de Safir. Mais des cours poussés ne seraient pas pour vous desservir.

— Pourquoi dites-vous que le prince ne réussira pas l’épreuve ?

Il ne sourit plus maintenant et son regard semble se perdre quand il regarde son arme, son doigt passe doucement et avec tendresse sur la lame comme un amant qui caresserait sa maîtresse.

— Parce qu’ils nous ont torturés pour casser nos esprits, nous briser mentalement afin de faire de nous ce qu’ils voulaient. Le prince est comme une feuille vierge parce qu’il est prêt à recevoir de nouvelles instructions, mais le rituel n’a pas été lancé. Cela le laisse dans un état de folie quasi permanente.

— Et vous ?

— Moi ? Déjà je suis beaucoup plus compliqué à briser, mais je dois avouer qu’ils y sont arrivés. Heureusement pour moi, Safir m’aide à me retrouver. Safir est une partie de moi, mais une partie uniquement logique, réfléchie, mon moi rationnel, pragmatique et complètement dénué de sentiments.

— Moins brouillon en fait.

Cela vient de me parler directement dans ma tête et je sursaute en regardant autour de moi.

— Si tu veux, moins brouillon, répond-il à haute voix en étouffant un rire. Toujours est-il que Safir me reconnecte avec moi-même, il réécrit ces lignes vides de mon esprit et répare mon ego perturbé.

— Je vois… J’en conviens, vous savez plus de choses sur nous que moi sur vous. Qui êtes-vous donc ? Que vous voulaient ces hommes ? Je ne connais même pas votre nom.

— Je me nomme… Henry… Et les choses ne sont plus très claires dans ma tête, chevalier. Ils voulaient se servir de moi, mais je ne sais pas encore comment. J’ai une question qui me turlupine depuis que je vous ai vue : pourquoi m’avoir sauvé ?

Il change de conversation, il me cache des choses, j’en suis certaine. Inutile d’aller plus loin dans cette direction, il ne m’en dira pas plus pour le moment. Soit, je vais donc suivre son cours de conversation, je verrai plus tard si je peux en apprendre plus. Sa question me laisse pourtant perplexe.

— Je ne comprends pas votre question, cela me semble évident, vous étiez là, c’est tout.

— Vous ne savez pas qui je suis, ni pourquoi je suis là. Vous risquez votre vie pour un inconnu au risque même de mettre celle de votre prince en péril, et pourtant vous le faites. Je le demande à nouveau, pourquoi ?

Je regarde le feu devant nous, les gens qui discutent autour et qui se passent des morceaux de victuailles, je réponds sans les quitter des yeux.

— Je dois déjà vivre avec le fait que nous avons dû tuer beaucoup de monde, des gens qui n’étaient pas forcément mauvais, mais qui étaient là et qui représentaient un danger trop grand pour nous. Je ne sais pas ce que vous avez fait, ni qui vous êtes, mais personne ne mérite de mourir comme ça. Et personne ne mérite de subir ce que vous avez subi, quelle que soit la raison. Et j’aurais préféré mourir que de vous laisser sans rien faire.

— Stupide sensiblerie.

La voie est cassante, mais Henry reprend la parole immédiatement.

— Oui, mais sensiblerie qui nous a sauvé la vie… Chevalier, Safir et moi avons une dette envers vous. Une dette de vie, et ce n’est pas rien, vous pouvez me croire.

— Vous dites que votre épée est une sorte de copie de vous-même, mais sans les émotions ?

— C’est cela.

— Alors je n’aime pas ce que j’ai ressenti en touchant votre moi profond, Henry… J’espère pouvoir vous changer, ou tout du moins vous aider à modifier certaines choses qui vous définissent. Au pire, vous initier à la sensiblerie.

Encore ce sourire en coin, il polit de nouveau son arme.

— Vous pouvez toujours essayer. Sait-on jamais… Safir m’a fait part de votre… échange. J’ai trouvé cela intéressant.

Je laisse passer quelques secondes.

— Qui est Mislchi ?

Il se retourne brusquement vers moi, le regard flamboyant.

— Comment connaissez-vous ce nom ?

Touché, je suis contente, j’ai enfin réussi à le déstabiliser, c’est à mon tour de lui lancer un sourire.

— C’est le nom que vous avez prononcé lorsque vous avez ouvert les yeux.

Il se détend.

— Ah… Je ne me rappelle plus bien les premiers instants, je dois bien l’avouer. Mislchi vous ressemble un peu en fait. Elle a les cheveux blancs, comme vous, et comme vous elle est merveilleusement belle.

Je baisse la tête, il fait noir, mais je ne veux pas qu’il me voie rougir. C’est étrange, il n’est pas rare que l’on dise que je sois une belle jeune femme, mais je ne sais pas dire pourquoi cela me fait plus d’effet quand certaines personnes le disent que d’autres.

— Comme vous, elle est forte et courageuse, et comme vous, je pense qu’elle va avoir un grand avenir. Mais la comparaison s’arrête là, parce que si cela avait été elle à votre place, je serais mort à l’heure qu’il est, finit-il le regard dans le vague.

— Vous… Vous l’aimez ?

Il me regarde d’un coup, comme si j’avais dit quelque chose de comique.

— L’aimer ? Par le dieu… Par les dieux, non. Aimer une femme comme Mislchi est se condamner soi-même aux enfers éternels. On peut apprécier être avec quelqu’un sans pour autant l’aimer, j’ai été son amant, mais Mislchi… Je ne connais qu’une personne qui compte vraiment pour Mislchi et ce n’est pas moi.

Je ne sens aucune trace de tristesse dans ce qu’il dit, une simple constatation c’est tout. Mais il a hésité tout à l’heure quand il a parlé des dieux. Cela sera à voir plus tard.

— Sendre…

— Oui ?

— Je ne peux pas me rendre à la capitale, je vais vous quitter cette nuit.

Je suis ennuyée, j’aurais aimé le garder afin de pousser plus loin mon interrogatoire.

— Je dois avouer que cela m’ennuie, je préférerais que vous restiez avec nous.

— C’est un ordre ?

— Non, un souhait.

— Suis-je votre prisonnier ?

Je vais m’en mordre les doigts, je suis sûre que je vais dire une bêtise et que cela va me retomber dessus, mais je n’ai pas le choix.

— Non… finis-je par dire au bout d’un moment.

— Bien… Je pars donc cette nuit.

— Vous reverrai-je ?

— Oui.

Le ton est sans appel.

— Dois-je le craindre ?

C’est à lui de réfléchir maintenant, comme s’il hésitait. Il me regarde et prend une décision, après un soupir il déclare.

— Non…

— Qu’allez-vous faire ?

— Tâcher de me retrouver.

Je regarde le feu, le repas est prêt.

— Vous voulez quelque chose à manger ?

— Ne vous inquiétez pas, Sendre, je vais m’occuper de moi. Et vous feriez bien de vous occuper un peu de vous de temps à autre.

Je souris en me levant gauchement à cause de ma jambe qui me tire toujours un peu.

— J’y penserai.

Puis je me dirige vers le feu et je m’assois près de Mist. Je prends un morceau de viande qui cuit sur une pique et tout en mangeant, je lance.

— Dis voir, toi. Et si tu me parlais de ce que peut exactement faire un magicien avec son familier ?

Mist devient rouge, et ce n’est pas à cause de la chaleur du feu, alors que j’entends Yothol qui manque de s’étouffer en avalant de travers et qui commence à ricaner doucement dans son coin.

Entre les gardes qui sont de faction, Bidus qui fait des rondes et le fait que je suis éreintée, je décide de suivre le conseil d’Henry et je me trouve un endroit tranquille pour dormir. Evanna vient se caler dans mon dos et je m’endors. Dans la nuit je rêve, et dans ce rêve il y a Henry. Il est debout à l’orée d’un bosquet d’arbres, il a pris des réserves de nourriture et il se tient légèrement voûté. Il me regarde dormir au milieu du camp, je l’entends qui me parle, mais aucun son ne sort de sa bouche.

— Au revoir.

Et il disparaît.

Je me réveille le lendemain matin, la couverture est trempée par la rosée du matin, je m’étire. J’ai hâte de pouvoir prendre un bain, vivement que nous retournions en ville. Nous avons à peine fini notre petit déjeuner qu’une troupe de cavaliers arrive, menée par le capitaine de la veille. Il descend de cheval et vient me voir, saluant les autres au passage.

— Chevalier, la régente souhaite vous voir dans les plus brefs délais.

— Très bien, capitaine, allons-y.

Il jette un regard panoramique.

— Vous n’étiez pas cinq ?

— Si, capitaine, mais l’un d’entre nous est parti durant la nuit.

Le capitaine se renfrogne.

— C’est regrettable. Bon, nous n’y pouvons plus rien, allons-y s’il vous plaît.

Yothol arrive, l’air gêné.

— Veuillez m’excuser, nobles gens, mais… Je ne sais pas monter à cheval.

Evanna éclate de rire et le prend par les aisselles. Yothol essaye de se débattre, mais Evanna ne semble même pas s’en rendre compte.

— Pas grave, petit, nous chevaucherons ensemble.

Elle le place sur la selle et monte derrière lui. Il ne semble pas ravi, mais je ne fais pas de commentaire.

— Sinon, capitaine, comment allons-nous nous y rendre ?

— Un château se trouve à moins d’une journée de cheval, il est équipé d’un téléporteur. Nous le prendrons pour rejoindre la capitale. La régente souhaite s’entretenir avec vous demain matin.

J’acquiesce et nous nous mettons rapidement en route. Les hommes de notre garde de nuit sont chargés de ranger le campement. Je me mets à hauteur de Mist et je lui demande.

— Mist, j’ai un service à te demander.

— Bien sûr, tu veux que je fasse quoi ?

Mist

— Peux-tu aller te renseigner sur un apprenti forgeron ? Je sais juste qu’il s’appelle Hadrien et qu’il travaille en ville. Je ne désire en aucune façon le voir, mais voilà, je voudrais être sûre qu’il va bien et que personne n’a essayé de lui faire du mal. Quel que soit le moyen employé, menace, extorsion, commérage ou autre. Est-ce que tu peux faire cela ?

Tu parles d’une mission, j’avais dit oui et me voilà maintenant en train de déambuler dans Chalmèda à la recherche de la rue des forgerons.

Nous sommes arrivés hier soir dans un petit château doté d’un téléporteur, une troupe importante d’hommes était présente sur place. À peine débarqués, nous avons promptement été conduits jusqu’à un téléporteur personnel et nous avons été envoyés à Chalmèda. Là, Sendre a dû se rendre auprès des chevaliers consacrés pour y faire un premier rapport. Des chambres nous ont été attribuées et nous avons pu prendre soin de nous et nous restaurer. Sendre est ressortie vêtue d’une élégante robe bleue assortie à la couleur de ses yeux. Moi qui avais l’habitude de la voir comprimée sous une lourde armure de cuir clouté, le changement était saisissant. À tel point que j’osais à peine la dévisager. Son regard durant la soirée était triste et elle nous a dit qu’elle devait faire un rapport à la régente le lendemain matin et qu’elle comptait y aller avec Evanna et Yothol. J’aurais dû lui parler plus franchement de ma relation avec Bidus, maintenant je la sens plus distante et j’en souffre beaucoup. Ceci dit, elle m’a demandé de faire quelque chose pour elle, aussi je vais tâcher de m’acquitter de ma tâche aussi bien que possible.

Je me renseigne sur l’endroit où se trouve le secteur des forgerons, dans une ville comme celle-là, beaucoup d’artisanats sont strictement réglementés.

Les guildes sont très jalouses de leurs prérogatives et il n’est possible d’ouvrir un commerce qu’avec l’accord de la guilde concernée. Une véritable police privée s’occupe elle-même de gérer les conflits. Le guet ne s’occupe pratiquement jamais des affaires des guildes, sauf en cas de débordement, ce qui arrive très peu souvent. Une assemblée de maîtres des guildes se rassemble tous les mois et régulièrement une délégation voit la régente pour divers problèmes. Les rentrées d’argent provenant des guildes assurent un revenu confortable à la ville, la plus riche et la plus puissante étant celle de la prostitution. Que ce soient des hommes ou des femmes, personne n’est contraint à faire ce travail. Des contrôles réguliers sont effectués et des soigneurs passent régulièrement afin de vérifier que tout se passe bien. Mais moi, ce n’est pas ce quartier-là qui m’intéresse. En fait, il ne m’a jamais vraiment intéressé, je cherche un autre endroit.

— Bidus… On aurait dû le lui dire… Je dois me faire pardonner, il faut… que je trouve quelque chose.

Bidus trottine à côté de moi et prend une ruelle latérale, je le regarde, mais lui m’ignore, il peut être très cabochard lorsqu’il s’y met. Je me retrouve sans vraiment savoir comment dans le quartier des alchimistes. Bon, et je suis censé y faire quoi, moi, là ? Ah ? Il ne s’arrête pas… Bon, je continue donc à le suivre et il m’amène dans le quartier des orfèvres, il s’assoit devant une devanture et me regarde en se léchant une patte.

— Ben quoi ?

Bon, je regarde ce qu’il y a, je réfléchis un peu et une lumière s’allume dans ma tête.

— OK, que ferais-je sans toi ?

— Meuhôôôô.

— Ouais, OK, sans doute rien… Bon, entrons.

Heureusement que j’ai bien gagné ma vie à Oumm El Khaï, cela m’a coûté la bagatelle d’environ deux mille trois cents pièces d’or en gemmes. Entre les minuscules feuilles d’argent stylisées, l’anneau et les ingrédients, j’ai bien entamé mes réserves. Mais je suis content, j’ai tout ce qu’il faut pour réaliser ce que je veux faire. Le plus cher reste la poussière de diamant, je me dirige maintenant vers le quartier des forgerons. Bon… Pas moyen de faire autrement, il va falloir que je fasse artisan par artisan jusqu’à ce que je trouve le bon, j’imagine. La ville abrite un grand nombre de forgerons, en effet l’appellation couvre un grand nombre de pratiques. Du maréchal-ferrant au serrurier en passant par le chaudronnier. Autant dire que je passe pas mal de temps à trouver la bonne personne, j’en suis à mon troisième Hadrien quand j’entre dans une armurerie. Ici, la spécialité consiste à créer des armures et des boucliers. La boutique est assez vaste, et de l’entrée nous pouvons entendre le bruit des marteaux qui battent en rythme. Un homme de taille moyenne, musclé, mais sec, se dirige vers moi.

— Que puis-je pour vous, Messire ?

— Bonjour, je suis un messager et j’ai un message pour un apprenti du nom d’Hadrien.

L’homme se renfrogne immédiatement.

— C’est que… Hadrien est en train de travailler, et que son travail, c’est de l’argent.

Mais ce n’est pas vrai, ils sont tous radins dans ce patelin… Allez, je sors ma bourse…

— Bon, combien pour quinze minutes de son temps ?

L’homme a les yeux qui brillent.

— Trois pièces d’argent ? tente-t-il.

J’en ai ras la capuche, j’ai mal aux pieds et je voudrais rentrer. Pas envie de marchander, va pour trois pièces d’argent. Je sors les pièces de ma bourse et je les donne à l’homme. Il sourit en les empochant et part en direction de l’arrière-boutique. Quelques instants plus tard, un jeune homme arrive. Il a l’air un peu plus jeune que moi, mais il a une musculature impressionnante. Ceci dit, cela peut se comprendre étant donné qu’il manie un marteau à longueur de journée. Il s’approche de moi en s’essuyant le visage avec l’aide d’une serviette humide.

— Monsieur ? Il paraît que vous désirez me voir ?

— Oui, en effet, je suis un messager. Mais avant de délivrer mon message, je dois savoir si vous êtes bien celui que je cherche.

— Ah. Et comment doit-on procéder ?

— Connaissez-vous une personne qui répond au prénom de Sendre ?

Son visage commence à s’illuminer, puis d’un coup il devient soupçonneux.

— Que lui voulez-vous ?

— À elle rien, c’est elle qui m’envoie.

Un sourire franc fait de nouveau jour sur son visage.

— Elle est en ville ? Elle est là ?

Je n’aime pas du tout son ton, il est enthousiaste et je n’aime pas cela. Le pire, c’est que je ne sais pas pourquoi : il ne m’a rien fait. Enfin, Sendre m’a dit qu’elle ne voulait pas le revoir, je ne suis donc pas forcé de lui dire la vérité.

— Je ne sais pas, j’ai juste été mandé pour savoir si tout se passe bien depuis la dernière fois. Si vous n’avez pas eu de problème.

— Vous la connaissez ? demande-t-il plein d’espoir.

— Oui, enfin non, vous pouvez répondre à ma question, s’il vous plaît ?

Il écarte la main comme si la réponse n’avait aucune importance.

— Non non, aucun problème tout va bien, mais dites-lui que je voudrais la revoir. Si vous la connaissiez, elle est sublime, merveilleuse. Elle a la peau si douce… Dites-lui… Dites-lui que je rêve d’elle toutes les nuits, qu’elle me manque affreusement.

J’ai une boule dans la gorge, je voudrais fracasser la tête de ce type contre le mur, lui faire exploser le cerveau pour qu’il rougisse le caniveau. Je n’en peux plus, j’étouffe, c’est comme si j’avais reçu un coup de poing dans le ventre. Par les dieux, elle a couché avec ce type, rien que de penser qu’il l’a serrée dans ses bras… Je dois partir, ou je vais me mettre à hurler… Je réponds dans un souffle…

— Bien… Je le lui dirai…

Je fais demi-tour et je m’avance rapidement vers la rue. Je l’entends crier derrière moi, me demandant de l’attendre. C’en est trop, je projette mon esprit dans le sien et je demande à ce qu’il ne me voie plus. Je vois par Bidus qu’il a l’impression que j’ai disparu de la rue et qu’il s’arrête d’un air ahuri sur le bord du trottoir. Il finit par faire demi-tour en maugréant. Je regarde mes pieds et je me mets à courir, je suis déchiré entre le désespoir, la rage et la souffrance. J’ai envie de faire du mal autour de moi, afin de n’être pas le seul à souffrir. Bidus court à côté de moi, mais n’essaye pas de me contacter. Ou s’il essaye, il n’arrive pas à passer mon chagrin, chagrin qui disparaît et qui se transforme en colère et en frustration. Chevalier de la lumière, tu parles… Le premier bellâtre qui passe et elle lui ouvre sa couche… Attirée par un stupide forgeron, elles sont bien toutes pareilles, parfois n’avoir que l’intelligence comme arme est une bien piètre consolation.

Je suis dans le château, c’est la fin d’après-midi, je ne me suis même pas rendu compte que j’étais arrivé là si vite. Je gravis les escaliers quatre à quatre et je rentre dans les appartements qui ont été mis à disposition pour Yothol et moi. Je ferme la porte à clef, je jette mon sac par terre et je saute sur le lit. Je m’installe sur le dos, les mains derrière la tête et les jambes croisées au niveau des chevilles. Je reste à maugréer quand on vient frapper à la porte.

— Ouais.

Mon ton est fort et dur.

— C’est Sendre, je peux entrer ?

Je me lève d’un coup en soupirant, je me dirige vers la porte et je l’ouvre après l’avoir déverrouillée. Je tourne le dos et je vais m’asseoir sur une chaise à côté de la table, Sendre pousse la porte doucement et entre en regardant avec précaution dans la pièce. Elle me regarde d’un air surpris et elle vient à mon niveau.

— Ça va ?

— Non, réponds-je brutalement.

— Ah… Je voulais savoir si…

— Oui, je l’ai vu, il a demandé à te revoir et il a dit qu’il pensait à toi toutes les nuits.

Elle regarde par la fenêtre, elle a un sourire triste, je n’en peux plus, il faut que j’en aie le cœur net.

— Tu as fait l’amour avec lui ?

Elle me regarde durement et me fixe.

— Cela ne te regarde pas.

— Non, en effet, dis-je bougon.

— Bon… Merci pour le message, Mist, je vais y aller alors.

— Oui, c’est ça… Au revoir.

Elle semble hésiter, sur le point de dire quelque chose, puis elle se retourne et sort en fermant la porte doucement. Je me lève et je vais remettre le verrou, puis je me dirige de nouveau vers le lit. Je me retourne soudain et je hurle la fin d’une incantation, un éclair part de mes doigts et vient se fracasser contre la table qui vole en éclats dans tous les sens. Je me mets ensuite à taper à grands coups de pied le lit quand j’entends quelqu’un que je ne connais pas demander.

— Ohé, ça va bien là-dedans ?

Je réponds d’un ton hargneux et colérique.

— Oui ça va, foutez-moi la paix.

Des voix derrière la porte puis les gens semblent partir en disant que je dois être fou. Encore une personne qui frappe à la porte, décidément, pas moyen d’être tranquille ici.

— Quoi ?

— C’est Yothol, je peux entrer ?

— Non.

J’ai à peine fini de dire cela que j’entends le verrou qui tourne. Maudit mage, pas moyen d’avoir la paix, et il est à parier que lui non plus ne va pas me laisser tranquille. Il entre et regarde les dégâts, il siffle entre ses dents.

— Tu as fait du rangement à ce que je vois.

— Pourquoi m’as-tu demandé si tu pouvais entrer ?

— Parce que je suis quelqu’un de poli.

— J’ai dit non.

— Je n’ai jamais dit que j’étais obéissant, répond-il en souriant et en se dirigeant vers moi. Bon, c’est quoi ton problème ?

Je le regarde alors qu’il s’assoit sur le bord du lit à côté de mes pieds.

— J’imagine que tu ne vas pas me lâcher tant que je ne t’aurai pas tout dit.

— Tu es peut-être plus perspicace qu’il n’y paraît.

Je regarde le plafond et je lâche d’un ton rageur.

— Tu sais le type que je devais voir ? Celui pour lequel Sendre se faisait du souci.

Il acquiesce.

— Eh bien. Elle a couché avec lui.

— Et ?

Je me redresse et je le regarde.

— Comment ça, « et » ?

Il regarde ses ongles et me dit.

— Oui, et ?

Je laisse éclater ma colère.

— Je la pensais différente, je pensais qu’elle n’était pas forcément attirée que par les beaux physiques et qu’elle pouvait chercher autre chose, et voilà que je constate qu’elle est prête à sauter au cou du premier venu.

Yothol parle très calmement, lui.

— Je vois… Et le pire, c’est que le premier venu ce n’est pas toi.

Je deviens rouge.

— Non, je veux dire, non, non ce n’est pas ça.

— Donc si elle te tombait dans les bras tu la repousserais.

— Euh…

— Dis-moi Mist. Est-ce que tous les Humains sont aussi stupides que toi ou tu as pris des cours ? Comment peut-on être aussi intelligent que toi et aussi stupide ?

Je deviens cramoisi.

— Je ne te permets pas.

— Eh ben moi si, alors maintenant tu vas m’écouter et tu vas répondre à mes questions. C’est compris ?

Je vois Bidus qui vient se frotter contre lui et cela m’énerve encore plus. Mais bon, je vais l’écouter, je m’assois en tailleur les bras croisés devant moi.

— D’accord… Tu connais Sendre depuis combien de temps ?

— Euh… Une semaine environ…

— Une semaine environ et tu dis que tu es fou d’amour, mais bon, admettons. Est-ce qu’elle t’a promis ou dit quoi que ce soit ?

Je fais non de la tête.

— Est-ce que tu sais quel âge elle a exactement ?

Je reste interdit, je n’en sais rien en fait, je fais non de la tête.

— Elle a dix-huit ans… Elle est chevalier depuis juste quelques mois et c’est la première depuis environ vingt ans. Alors, écoute-moi bien, espèce de buse, je ne sais pas quelles épreuves elle a subies avant ça. Mais quelque chose me dit que cela ne doit pas être l’enfance chouchoutée que tu as eue. De plus, en l’espace d’une semaine elle a perdu son maître qui était comme un père pour elle, elle a raté sa première mission qui s’est terminée en fiasco et elle a provoqué la mort de dizaines de personnes pour protéger un prince fou.

— Mais enfin… Ces gens voulaient nous tuer.

— Mist… Sendre n’est pas un être comme nous, elle est plus proche des anges que des Humains. Elle aurait voulu les faire tous prisonniers, parler à chacun afin de leur faire comprendre l’étendue de leurs actes et pouvoir sauver ou changer certains. Toujours est-il que tu lui reproches quelque chose qu’elle a fait avant de te connaître. Tu voulais quoi ? Qu’elle se préserve en attendant ton hypothétique arrivée ? Et tu fais quoi, toi, pour la mériter ?

— Je…

Je reste sans voix…

— Tu crois qu’elle a fait cela pour te faire souffrir ? Tu n’es qu’un sombre imbécile… Sendre est dénuée de toute trace de mesquinerie, elle est pure et innocente, limite naïve. Je ne dis pas que cela excuse tout, mais elle voudrait que tout le monde soit heureux. Et comme elle n’y arrive pas, elle en souffre. Maintenant, et pour finir, elle a dit quoi à propos de ce beau gars avec qui elle a passé la nuit ?

— Que… Elle ne voulait pas le revoir…

— Ah ? Et qui va voyager avec elle, à qui elle demande de lui rendre des services ?

— Moi…

Je me sens piteux.

— Et tu ne crois pas que l’autre gars échangerait bien sa place contre la tienne ? D’accord, donc si je résume… Elle vient de passer une semaine éprouvante, elle te demande un service, et quand elle vient te demander comment cela s’est passé, je la vois ressortir comme si elle venait d’apprendre que nous allions tous mourir ce soir. J’en conclus que tu as joué parfaitement bien ton rôle d’ami.

— Yothol… Je suis vraiment amoureux, je crois, et je ne veux pas être juste son ami.

— Ça… Que tu sois gravement atteint, je ne dirai pas le contraire, mais une chose est sûre. Continue comme cela et tu ne seras même pas ça. Mist, j’ai cent trois ans et pour moi tu es encore un bébé, mais tu as intérêt à mûrir vite maintenant. Et encore deux choses, parce que là tu pars super mal déjà.

Je l’écoute attentivement.

— Est-ce que tu vas pouvoir supporter d’aimer une femme pareille ?

— Comment cela ?

— Elle donne, Mist. Elle va donner sa vie pour les autres, si tu jalouses cela ou si tu essayes de la mettre en cage, raye là tout de suite de ton esprit. Quant à la seconde chose, comment on s’attache l’amour d’une personne, à ton avis ?

— Euh… Je ne sais pas…

— L’admiration… Tant que l’autre t’admire, il t’aime. Le jour où il ne t’admire plus, il ne t’aimera plus. Pense bien à cela et interroge-toi sur ce que tu admires chez elle. Et qu’est-ce qu’elle pourra bien admirer chez toi ? Pourquoi crois-tu que nous mettions si longtemps à nous mettre en couple chez les Elfes ? Parce que nous avons le temps de trouver quelque chose chez l’autre qui perdure et qui ne se change pas en une tare pour nous au bout de plusieurs centaines d’années… Alors, réfléchis bien.

Vu comme ça, c’est vrai que je suis un crétin parfait… Je dois me rattraper.

— Yothol, on repart quand ?

— D’ici trois ou quatre jours, je pense…

— Dis, est-ce que tu peux lui dire que je n’étais pas dans mon assiette, que ce n’est pas contre elle ? S’il te plaît, je vais aller la voir, mais j’ai besoin de deux jours devant moi. Dis-lui que je suis malade… S’il te plaît.

Il me regarde perplexe.

— D’accord, et puis je pense que tu es vraiment malade. Maintenant, pas de coups tordus ou c’est moi qui te ficherai une raclée. Compris ?

— Oui, Yothol, merci, Yothol. Tu me racontes comment cela s’est passé avec la régente ?

Il attaque son récit. Pendant qu’il raconte, je fais le ménage et je me prépare un endroit où je vais pouvoir travailler. Je demande ensuite à ce qu’on me livre mes repas dans ma chambre. Les deux prochains jours vont être longs.

Je mets de l’ordre dans mes ingrédients, j’allume le feu et je sors mon matériel sur une place propre. Je vais passer deux jours à créer un objet magique, il va me demander un peu de mon énergie propre. La création d’un artefact magique n’est jamais une action anodine, l’enchanteur donne une partie de lui dans l’objet. Plus l’objet est puissant, plus il en demande, et plus il est dur de revenir au niveau que l’on avait avant de le faire. Le mien sera un objet de base, mais il a deux avantages. Primo, il est très beau, secundo il peut être fort utile. Yothol m’apporte mes repas durant deux jours, je ne dors pas, c’est la première fois que je crée un objet, et même si je connais la théorie par cœur, je ne veux pas faire le moindre faux pas.

Dans la soirée du deuxième jour, je finis en lançant mon dernier sort. L’objet se met alors à luire doucement et les petites feuilles d’argent semblent parcourues par une légère brise avant de prendre leurs places définitives. C’est une réussite, je prends délicatement l’anneau entre mon pouce et l’index et je le fais tourner. Il est d’un argent pur, mais rendu solide par la magie qui le parcourt, les petites feuilles s’enroulent sur tout le pourtour. J’hésite, mais je ne le passerai pas à mon doigt. Je ne l’ai pas fait pour moi, je ne le testerai pas, je lui garde la surprise pour le jour où elle pourrait en avoir besoin. Je vais prendre un bain et je me prépare des habits propres. Je suis mort de fatigue, je n’ai pas dormi en deux jours et c’est à peine si je tiens debout, mais je ne pourrai pas attendre plus. Une fois lavé et habillé, je me regarde dans un miroir. Je suis à faire peur tellement mes cernes sont prononcés, mais tant pis. Je sors et je me dirige vers le réfectoire des chevaliers. Je sais que mes compagnons prennent leurs repas là-bas et que je suis à l’heure. J’entends des rires en arrivant et je constate qu’Evanna est en train de faire des bras de fer. Je dis des parce qu’elle a en face d’elle deux hommes musclés, chacun lui serrant un poing et elle riant de bon cœur. Les deux hommes ahanent comme des fous chacun de leur côté alors qu’Evanna ne semble même pas forcer. À l’entendre, le problème de la situation c’est qu’elle ne peut pas boire en même temps. Il n’y a pas, elle est monstrueuse, je n’ai jamais vu une femme pareille.

Je vois Sendre qui est assise sur un banc, deux chevaliers sont assis avec elle. Elle n’est plus en robe, mais en pantalon et en chemise comme la première fois où je l’ai rencontrée. Elle a son bijou facial sur le visage et je peux voir luire des reflets dans les petites têtes de mort. Je me mords la lèvre, je voudrais lui parler seul à seul. Bidus part devant et saute sur la table avec légèreté, il s’approche de Sendre en évitant sans mal les plats et les verres qui sont sur la table. Il vient se frotter contre le bras de Sendre qui le regarde en souriant et qui lui gratte la tête. Ce sale chat me ferme son esprit, dommage, j’aime bien cette sensation. Il attrape la manche de Sendre au niveau du poignet et commence à tirer tout doucement, mais avec insistance. Je la vois qui râle un peu contre Bidus et qui lui pose des questions, mais elle finit par se lever et s’excuser auprès des deux chevaliers. Elle vient dans ma direction, mais Bidus la fait aller sur une table inoccupée, il s’assoit devant elle et roule sur le dos pour jouer avec ses doigts.

J’inspire à fond. C’est fou, j’ai fait sauter un complexe de magie, j’ai combattu des barbares et j’ai pénétré dans des labyrinthes gardés sous haute sécurité et pourtant… je suis terrorisé…

Je m’avance donc et je viens m’asseoir devant elle, elle lève les yeux et prend tout de suite un air catastrophé.

— Mist, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu as une mine affreuse.

— Euh… Oui, cela fait deux jours que je n’ai pas dormi.

— Mais…

Je l’interromps d’une main levée devant moi.

— S’il te plaît, laisse-moi parler, d’accord ?

Elle ferme la bouche et me regarde avec attention.

— Sendre… Je… Je voulais te demander de bien vouloir accepter mes excuses. Je me suis conduit comme le dernier des idiots et j’aimerais que tu me pardonnes.

Elle prend ma main dans la sienne et me dit.

— Mist, c’est moi, j’aurais dû te prévenir.

— Non, je suis ton ami et je n’aurais pas dû réagir comme cela. On ne se connaît que depuis une semaine, mais on a vécu des choses ensemble qui ont fait que le temps m’a paru plus long.

Je sors un petit mouchoir de la poche de poitrine de ma chemise et je l’ouvre pour lui montrer le bijou.

— J’ai fait cela pour me faire pardonner. S’il te plaît, accepte-le comme une excuse et un gage d’amitié.

Elle ouvre des yeux ronds et le prend délicatement.

— C’est toi qui as fait cela ?

Je fais oui de la tête.

— Il est magnifique, je l’accepte, mais juste comme gage d’amitié, d’accord ? Tu n’as rien à te faire pardonner.

Elle essaye de le passer sur son annulaire de la main gauche, mais s’arrête et me regarde avec un sourire désolé.

— Je ne peux pas le mettre à la main droite, il me gênerait pour me battre, et il semble trop grand pour mon index.

— Essaye-le quand même, dis-je en souriant.

Elle hausse un sourcil interrogateur, mais s’exécute. Sitôt passé à son doigt, les feuilles de l’anneau bruissent et s’agitent pour prendre la bonne dimension. Sendre lève la main pour admirer le petit objet en argent, la lueur que je vois dans ses yeux me récompense de mes efforts.

— C’est magique.

— Oui.

Je suis aux anges.

— Merci, Mist, il est magnifique. Allez, viens manger.

J’ai réussi à lui changer les idées, je croise le regard de Yothol qui me fait un oui discret de la tête. Je m’assois à côté de Sendre, mais au bout de quelques bouchées je m’écroule à table.

Le lendemain, j’apprends par Yothol que Sendre ne m’a pas quitté de la soirée, veillant sur moi, et qu’Evanna et elle m’ont reconduit dans la chambre. Mais que c’était lui qui m’avait changé.

Gloria de Chasèle

Lorsque les premiers messagers me sont parvenus en indiquant que le cortège princier n’était pas arrivé, j’ai été tout d’abord inquiète. Quand le soir j’ai su que l’escorte de mon fils avait été attaquée et qu’il ne semblait pas y avoir de survivants, cela a été comme une main glacée sur mon cœur et une angoisse indescriptible s’est alors emparée de moi. J’ai immédiatement monopolisé tous les hommes que j’avais sous la main afin de ratisser la région pour le retrouver, les rapports indiquant qu’il ne faisait, semble-t-il, pas partie des victimes.

Pourtant, je dois encore attendre. Je ne peux pas aller le retrouver tant qu’il veut passer le rite, cela irait contre toutes nos coutumes. Le futur roi doit passer son épreuve seul, je suis donc condamnée à l’attendre. Je me trouve donc actuellement à la salle de téléportation royale, nos mages sont à pied d’œuvre afin de le faire revenir ici directement. Mes gardes royaux, des paladins de Lumness, ont revêtu leurs armures de bataille complète afin de faire honneur à leur futur roi. C’est le moment, les lignes qui dessinent le pentacle se mettent à briller et à tourner. Des éclairs de lumière parcourent les tracés de plus en plus rapidement quand il apparaît soudain. Il avance en titubant et des serviteurs se précipitent pour l’aider. Il les repousse violemment, je me dirige vers lui à grands pas alors qu’il essaye de reprendre un peu contenance. Je le prends dans mes bras et je le serre contre moi.

— Thibault, mon fils, tu es vivant.

Il se dégage sans grand ménagement et me toise avec un air d’ivrogne.

— Voyons, Mère, cessez. Je suis roi maintenant, je ne peux plus me laisser aller à de tels enfantillages.

Il se tourne alors vers Lahcen de Termond.

— Sir Lahcen, un membre de votre ordre m’a gravement manqué de respect, j’exige que les mesures les plus strictes soient prises contre elle. Un chevalier du nom de Sendre, faites-la fouetter et écarteler ainsi que l’espèce de brutasse qui l’accompagne.

Le capitaine de la garde tique.

— C’est que, Votre Altesse, je n’ai pas vocation à juger les gens de mon ordre, nous sommes là pour protéger le trône et son dirigeant.

— Quoi ? Je suis le roi et je vous donne un ordre, chevalier, dois-je aussi porter une plainte contre vous ?

— Allons, mon fils, calme-toi, tu vas me raconter tout ce qui s’est passé, d’accord ? Et ce qu’il t’est arrivé.

— C’est pourtant simple, les gens qui devaient assurer ma protection ont été incapables de le faire, et je les ferais tous pendre s’ils n’étaient pas déjà tous morts. Mais allons, j’ai besoin de me changer.

Il sort alors d’un pas pressé pour se diriger vers ses appartements, d’un signe de tête j’ordonne qu’on le suive. Je ne sais pas ce qu’il a, mais cela ne me plaît pas. En chemin, nous sommes abordés par la duchesse Clémence de Sourdaix qui se précipite vers mon fils.

— Mon prince, mon roi, j’étais folle d’inquiétude. Vous n’avez rien ?

Thibault la regarde arriver d’un œil vide, puis il plaque un grand sourire sur son visage.

— Clémence, vous m’avez tellement manqué, venez avec moi. Après les tortures que j’ai subies, je pense que vous êtes la seule personne à pouvoir me guérir.

La jeune duchesse rougit de bonheur et fait une révérence.

— Les désirs de mon prince sont des ordres.

J’accompagne les jeunes gens, suivie par mes gardes et une volée de serviteurs. Nous arrivons devant les appartements de mon fils qui entre et rugit.

— Tout le monde dehors.

Puis il se tourne vers moi et il ajoute.

— C’est bon, mère, je n’ai plus besoin de protection ici, je pense. Je compte passer un peu de temps avec la duchesse, qu’on me laisse en paix. Viens, toi.

Il attrape la jeune duchesse par le poignet et il la tire rudement dans ses appartements. La jeune fille crie de surprise et de douleur.

— Mon roi, vous me faites mal, lâchez-moi, s’il vous plaît.

Elle essaye de se contorsionner, mais mon fils ne la lâche pas.

— Je ne crois pas, mon fils, lâchez cette jeune personne.

— Personne ne peut m’y obliger, je suis le roi.

Je me projette alors dans son esprit et je prends sans difficulté le contrôle de sa main. Ses doigts s’ouvrent d’un coup, libérant la duchesse qui bascule sur le côté. L’un de mes gardes la rattrape promptement et la place en sécurité derrière lui. Mon fils me lance un regard de colère et de peur.

— Qu’avez-vous fait, sorcière ?

Il regarde les gardes.

— C’est une sorcière, elle a essayé d’attenter à ma vie, jetez-la au cachot.

Je garde un ton très calme en avançant vers lui, il recule au fur et à mesure que j’avance.

— Laissez-nous, je dois discuter avec mon fils.

Je le repousse devant moi par mon simple mouvement, il a les yeux qui roulent comme s’il était pris au piège et qu’il cherchait à s’enfuir. Je ferme la porte derrière moi et je me place devant lui.

— Montre-moi.

— Quoi ?

— La marque, montre-moi la marque.

— Vous êtes folle, vous aussi vous complotez contre moi, je vous ferai arrêter aussi.

— Thibault, as-tu passé l’épreuve ? Dans le temple de Lumness, as-tu passé le rite ?

— Bien entendu que je l’ai passé, j’y suis entré.

— Alors, montre-moi ta marque.

— Je n’ai pas de marque. Gardes ! Arrêtez-la, elle n’est pas ma mère, hurle-t-il.

Je soupire et je ferme les yeux. Passer le rite de Lumness laisse une marque indélébile sur le sujet, ce qui a pour conséquence de donner au roi un pouvoir sur les chevaliers de la lumière que les autres n’ont pas. L’ancien roi, feu mon époux, avait la sienne sur l’omoplate droite. Moi, en l’occurrence, je ne l’ai pas, ce qui ne m’arrange pas en termes d’unité du royaume. Je me projette donc dans son esprit pour voir ce qu’ils ont fait à mon fils. Il se met à hurler et il se jette sur moi, mais je paralyse son corps. Il tombe à terre et se met à baver tout en se tordant dans tous les sens. Pendant ce temps, ce que je trouve me fait pleurer de douleur. Mon fils, mon pauvre enfant, que t’ont-ils fait ? Son corps n’est plus géré que par ses pulsions les plus bestiales, assouvir ses besoins et ses fantasmes, la peur, tous les sentiments livrés pêle-mêle, sans aucune barrière de l’esprit. Son esprit ordonné est en charpie, vais-je pouvoir réparer cela ? Peut-être, mais cela va prendre du temps. En attendant, je vais le faire dormir pour qu’il ne soit plus un danger, ni pour lui, ni pour les autres. Je le couve d’un regard triste et je l’endors, je vais ensuite ouvrir la porte et je demande à des serviteurs de le mettre au lit. Je vais voir ensuite la jeune duchesse qui est en pleurs.

— Mademoiselle, le royaume a besoin de vous, j’ai besoin de vous.

Elle se reprend et fait une révérence.

— Oui, ma Reine ?

— Excusez mon fils, il a subi de terribles tortures et son esprit en a souffert énormément. Je l’ai endormi, aussi n’est-il plus dangereux. Voudriez-vous bien vous occuper de lui avec des serviteurs ? J’aimerais qu’il entende votre voix, parlez-lui, Madame, s’il vous plaît.

Elle se redresse et sèche ses larmes, un pâle sourire vient éclairer son visage.

— Cela sera un honneur pour moi, ma Reine.

— Très bien, merci.

Je retourne dans mes appartements et je vais me servir un verre de vin.

— Slimane…

L’homme sort d’une ombre de la pièce et vient se placer à côté de moi. Il regarde dans la même direction que moi.

— Ma Reine ?

Je lui tends un verre qu’il prend en me remerciant de la tête.

— Tu les as vus ?

— Oui, ma Reine.

— Une suggestion ?

— De les rencontrer séparément.

— Tiens ? Et pourquoi cela ?

— Vous m’avez demandé un avis, ma Reine, je vous le donne.

— Qui dois-je rencontrer ?

— La jeune femme chevalier, la barbare du Nord, et l’un des deux frères.

— Bon… Merci, Slimane.

— Ma Reine.

Il me salue en penchant le buste et il retourne dans les ombres. Je donne des ordres afin de demander à rencontrer les personnes ayant pris part à cet événement, en commençant par le chevalier. On me prévient qu’ils n’arriveront qu’en fin de matinée, cela me démange de les voir, mais je vais me forcer à patienter afin de leur laisser le temps de récupérer un peu. Je les recevrai dans mon salon personnel et je demande à Lahcen d’être mon témoin. Je fais installer mon salon de façon conviviale, je me tiendrai assise derrière ma petite table sur laquelle je prends d’habitude mes repas lorsque je désire être seule. Mon grand bureau de travail austère sera sur le côté, dans mon dos, et Lahcen se tiendra derrière moi. Je pourrai ainsi demander à mes invités de s’asseoir en face de moi. Cela devrait les mettre plus à l’aise, ou tout du moins c’est ce que j’espère. Un peu avant l’heure que j’ai fixée, je nous fais servir un plateau avec de petites confiseries et des jus de fruits. On frappe doucement à la porte et mon majordome entre, comme toujours il est habillé avec goût.

— Oui, Arthur ?

— Le chevalier Sendre est là, Madame.

— Très bien, Arthur, faites-la entrer.

— Bien, Madame.

Il me salue en s’inclinant et se retourne. Je change de place afin de m’asseoir sur ma table, Lahcen se place derrière moi. On frappe de nouveau à la porte et Arthur entre afin d’annoncer ma visiteuse.

— Le chevalier Sendre de FlammeBois.

Il s’efface pour laisser entrer la jeune femme. Je ne sais pas comment il a fait pour lui faire dire son nom, je sais qu’elle a horreur de cela. Je demanderai à Slimane de se renseigner pourquoi. Je vois entrer une jeune femme athlétique d’une beauté stupéfiante, elle porte une robe qui souligne sa ligne sur le haut du corps, mais qui s’élargit à partir du bassin. Elle est d’un bleu qui est assorti à ses yeux, une ceinture en tissu souligne sa taille fine. Elle a sur le visage un étrange bijou en argent qui relie son lobe d’oreille à l’arête de son nez avec une attache sur le haut de la pommette. Chose étrange que de voir deux petites têtes de mort se balancer sur la chaîne. Elle tient le fourreau d’une épée à la main et sa chevelure blanche cascade autour de son visage jusque dans son dos. Je suis prise d’une pointe de jalousie typiquement féminine en voyant ce que je peux considérer comme une perfection physique de la beauté de mon sexe. Mais je me reprends vite et je chasse impitoyablement ce genre de pensées puériles de mon esprit, d’autant que je devine la douleur et la tristesse sur ce jeune et joli visage. Elle pose un genou à terre à la façon des chevaliers, chose pas forcément aisée lorsque l’on porte une robe, et baisse la tête. Sa voix tremble légèrement lorsqu’elle m’annonce.

— Ma vie est à vous, ma reine, si tel est votre souhait.

Je suis à la fois conquise et horrifiée par ces paroles, le ton de sa voix ne dissimule aucun artifice, elle se tuera devant moi sans une once d’hésitation si je le lui demande.

— Par Lumness, chevalier, qu’il me préserve d’avoir à demander cela. Qu’est-ce qui pourrait motiver cette demande ?

Elle lève la tête, les lèvres serrées, et me répond.

— J’ai échoué dans la tâche qui m’avait été assignée, ma reine. Il serait juste que vous en réclamiez le paiement.

Je balaye l’argument d’un dédaigneux revers de la main.

— Ridicule… Si quelqu’un doit être fautif, nous le sommes tous. Si je devais condamner ceux qui ont sauvé mon fils, que devrais-je faire aux autres ? Beaucoup d’hommes de bien sont morts pour le protéger et vous n’êtes pas moins méritante qu’eux. Vous savoir en vie m’est d’un grand réconfort.

— Merci, ma reine.

Elle regarde maintenant Lahcen et lui présente le fourreau d’une épée longue.

— Il s’agit de l’épée de Sir Anor, je l’ai récupérée sans sa permission après sa mort afin que personne ne la lui vole. Elle n’est pas à moi et je la remets donc à mon ordre afin qu’elle soit en sécurité.

Lahcen la regarde d’un air pensif et finit par déclarer d’une voix solennelle.

— Gardez-la, chevalier. Il s’agit d’une épée de justice qui a son rôle à jouer dans le monde, et pas sur un râtelier. Sir Anor avait une très haute opinion de vous, il aurait voulu que vous la gardiez. Je parle au nom de l’ordre en vous disant que cette arme vous revient de droit, vous l’avez amplement méritée.

— Merci, Messire.

Elle serre l’arme contre elle.

— Relevez-vous, chevalier, je ne suis pas là pour vous juger, ou alors cela sera pour vous remercier. Asseyez-vous, je vous prie.

Elle se relève et s’assoit sur la chaise, elle reste très droite et je la sens encore très tendue.

— Racontez-moi ce qu’il s’est passé, je vous prie. Je veux tout savoir, depuis le début. N’omettez rien.

Alors elle me raconte alors tout ce qui s’est passé, le comportement inadmissible de Denovan sous la permission muette de mon fils, l’attaque, la mort de Julius. Ainsi que sa rencontre avec Evanna et les deux jeunes frères. Comment ils ont retrouvé la trace de mon fils et l’ont libéré, et le fait qu’ils aient délivré un inconnu très étrange. Je la laisse parler sans l’interrompre, gardant mes questions pour la fin. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est inexpérimentée, courageuse, et qu’elle a déjà beaucoup souffert. Je lui tends un verre d’eau qu’elle accepte avec gratitude, j’attends qu’elle finisse de boire.

— Je verrai le problème des barbares avec votre amie, et je rencontrerai l’un des frères plus tard. Mais dites-moi, êtes-vous sûre que les gardes avaient des tenues de Gorgarzan ?

— Absolument sûre, Votre Altesse.

— Avez-vous vu des koralists ?

— Je suis désolée, mais je ne sais pas ce que sont les koralists.

— Ce sont des mages noirs, des morts-vivants issus des énergies négatives qu’ils emploient pour le compte des dirigeants de ce pays.

— Non… Non, je ne pense pas en avoir vu.

Je fronce les sourcils… C’est étrange, un rite magique sans koralist est quelque chose de peu usité avec les Gorgarzan. Ils préfèrent s’en remettre à leurs mages morts-vivants qu’ils considèrent comme plus puissants et d’une loyauté indéfectible. Le fait qu’il n’y en ait pas eu me fait me poser des questions.

— Votre Altesse ?

Je reporte mon attention vers la jeune femme.

— Comment… Comment va le prince ?

Je soupire et je ferme les yeux.

— Que cela reste entre nous, chevalier, mais le prince va très mal. Son esprit a été détruit au niveau de tout ce qui représente le contrôle de l’individu, les réflexions et le recul. Il est plus proche de la bête que de l’homme actuellement. Mais vous n’y pouvez rien, sans vous cela aurait été pire, soyez-en sûre.

— J’en suis navrée.

— Comme je l’ai dit, vous n’y pouvez rien, chevalier.

Je me lève, elle se lève immédiatement lorsqu’elle me voit agir ainsi.

— Merci, chevalier, prenez le temps de vous reposer. Je vais voir vos compagnons et j’aviserai en fonction de ce qu’ils me diront.

La discussion avec la barbare est source d’inquiétude pour moi. Si les tribus du Nord ont trouvé un chef pour les mener contre nous, cela va nous poser des sérieux soucis. Déjà que les frontières de l’Est bougent, avec le prince qui ne peut pas assumer ses fonctions, la stabilité du royaume est menacée. On annonce alors mon dernier interlocuteur, Arthur entre et déclame.

— Yothol Corvin.

Je vois arriver un tout jeune garçon qui me donne l’effet qu’on pourrait le casser simplement en le touchant. Après le passage d’une athlète comme Sendre et du monstre de muscles qu’est Evanna, le contraste est saisissant. Par contre, contrairement à Sendre qui m’est apparue presque effrayée, et Evanna qui est arrivée en essayant de se montrer beaucoup plus confiante qu’elle ne l’était en réalité, le jeune garçon n’a pas l’air du tout impressionné de me voir et il regarde la pièce avec attention. Pour quelqu’un de sa taille et de sa corpulence, il dégage un magnétisme impressionnant. Il me fait une révérence parfaite.

— Madame reine, dit-il.

Puis il s’assoit en face de moi et choisit avec soin un petit gâteau qu’il commence à déguster tranquillement. Il prend une position confortable et me lance.

— Alors, que voulez-vous savoir ?

Je sens Lahcen qui se contracte malgré lui tant l’attitude du jeune garçon est provocante.

— Corvin… Je connais des Corvin en Tenebrae, êtes-vous de la même famille ?

— Euh… Oui, oui absolument… Comme Mist quoi.

Son ton est faux. Il me ment, cela commence bien… Je plisse les yeux et je le regarde bien en face.

— Mon jeune ami… Si vous voulez que cela se passe aussi bien qu’avec vos compagnons, je vous suggère de ne rien me cacher et de me parler franchement.

Il me regarde, puis il pose son reste de gâteau et frotte ses mains l’une contre l’autre.

— Bon… Je vois… Je vous demanderai par contre de ne rien dire aux autres, seul Mist est au courant et cela doit rester ainsi.

Il se lève doucement et touche ses oreilles, je les regarde avec émerveillement se modifier pour s’allonger vers l’arrière.

— Je m’appelle Yothol Limlyr, fils du conseiller Limlyr, membre du conseil elfique d’Omphrée, et j’ai pour mission de voir ce qu’il se passe actuellement dans les royaumes humains des frontières.

J’en reste sans voix, un Aîné, ici, ils ne sont jamais sortis de leurs frontières. Je me ressaisis.

— Vous nous faites honneur, Messire Limlyr.

Il se rassoit avec la même désinvolture.

— Laissez tomber le Messire, Madame Reine. Appelez-moi Yothol, s’il vous plaît.

— Très bien, Yothol… Mais… Votre peuple a toujours été frileux quant à envoyer des émissaires hors de vos frontières, pourquoi vous ?

Il me lance un sourire désarmant et ouvre les bras.

— Disons que je ne suis pas le plus grand représentant de mon espèce, et que mon père doit sans doute penser que s’il me perd, la nation elfique ne ferait pas une grande perte, alors autant servir à quelque chose.

— Je vois, et que pouvez-vous nous apprendre, noble Aîné ?

Il soupire et secoue la tête.

— Yothol, si cela ne vous dérange pas, j’aime autant cela. Je trouve les Humains beaucoup plus amusants que mes contemporains et je ne voudrais pas gâcher tout cela.

— Très bien, Yothol, que savez-vous donc qui pourrait m’être utile ?

Il se redresse sur son siège et plonge son regard dans le mien.

— Que toutes les frontières sont en ébullition, Votre Altesse, et que vous n’y êtes pas étrangère.

Je me fige de surprise.

— Je vous demande pardon ? Qu’entendez-vous par là ?

Il se penche en avant, les coudes posés sur ses genoux et les mains jointes l’une contre l’autre, ses doigts fins venant effleurer le bord de sa lèvre inférieure.

— J’entends par là, Madame, que d’après mes renseignements les Gorgarzan ont énormément souffert des attaques de créatures monstrueuses sur leur frontière est. Que le Calife d’Oumm El Khaï semble pris d’une folie guerrière, et que vos chevaliers consacrés de Lumness lui prêtent main-forte afin d’enfoncer sa frontière nord. Alors, si tant est que ce soient vraiment des Gorgarzan qui ont enlevé votre fils, ce qu’il faudrait encore prouver, je trouve qu’ils auraient eu toutes les raisons de le faire afin d’avoir un contre-pouvoir contre Chasèle.

J’ouvre des yeux incrédules et j’attends le démenti virulent de Lahcen, et je plains par avance ce jeune Elfe. Mais le démenti ne vient pas, je ferme les yeux pour me calmer, je respire profondément pour laisser le temps à mon pouls de revenir à un rythme normal et je lâche d’une voix calme, mais ayant la dureté de l’acier.

— Lahcen…

Pas de réponse.

— Lahcen, j’exige une réponse maintenant.

Le ton est cinglant.

Le chevalier remue, visiblement mal à l’aise.

— Est-ce vrai ?

La voix n’est pas très sûre.

— Oui, ma reine.

— Et personne n’a jugé bon de me prévenir.

— C’est que…

Je lève la main afin de l’interrompre.

— Nous verrons cela plus tard. Yothol, pouvez-vous me parler de cet inconnu que vous avez sorti des cachots ?

Il se redresse et se gratte la nuque.

— Un homme étrange, il est certain qu’il était là depuis beaucoup plus longtemps que le prince, mais il n’a pas beaucoup parlé. Et il n’a pas été possible de savoir exactement qui il était. Un guerrier, c’est sûr, mais je pense qu’il avait d’autres talents. Il avait par contre une capacité de récupération hors du commun. Il a disparu durant la nuit où les gardes nous ont retrouvés.

— Merci, Yothol, vous me donnez matière à réflexion. Je vous remercie d’être venu.

L’Elfe se lève et me salue, il repasse ses mains sur ses oreilles qui reprennent une forme ronde.

— Yothol.

— Majesté ?

— Que vont faire les Aînés ?

Il écarte les mains en haussant les épaules.

— Je n’en sais rien, Votre Altesse. Mon père ne me tient pas dans ses secrets. Mais j’espère qu’ils feront quelque chose si cela devient vraiment trop compliqué.

— Gardez-moi informée, Yothol.

— Oui, Votre Altesse.

Il n’était en rien obligé de le faire, mais j’avais bizarrement envie de croire en la bonne foi de ce jeune Elfe dégingandé.

Une fois de nouveau seule avec Lahcen, je me tourne vers lui, furieuse.

— Alors ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de vendetta contre Gorgarzan, et pourquoi ne suis-je pas au courant ?

Le chevalier se redresse et se drape dans sa dignité.

— Votre Altesse, l’ordre ne répond pas de vous et actuellement pas de la couronne. Il fait ce qui lui semble bon pour le royaume.

— Voyez-vous cela. Bon pour le royaume, hein ? Et qu’allons-nous faire sans les chevaliers si les verts nous attaquent ? Et si les clans du Nord se retournent contre nous ? Aller faire la guerre en Gorgarzan est d’une stupidité sans nom et met en danger Chasèle tout entière.

— Nous nous occupons de combattre le mal là où il est, Votre Altesse. Ne vous en déplaise.

— Ce qui me déplaît, c’est que les chevaliers profitent de leur indépendance pour déclarer des guerres dont les conséquences retomberont forcément sur Chasèle. J’entends être au moins consultée lors de ce genre de décision. Maintenant, j’exige de voir les grands maîtres de l’ordre dans les plus brefs délais ou j’irai moi-même les chercher dans les commanderies avec l’armée régulière. Armée qui m’est loyale, elle. En attendant, je me passerai des services de la garde rapprochée des chevaliers consacrés. J’entends n’avoir près de moi que des gens loyaux.

— Ma reine, vous m’offensez. Il n’y a pas plus loyal que vos gardes consacrés.

— Eh bien, vous avez une drôle de façon de démontrer votre loyauté envers moi. Sortez Lahcen, laissez-moi réfléchir et faites ce que je vous ai demandé. Tout de suite !

— Oui, ma reine.

Il s’incline avec raideur et sort de mes appartements.

Sendre

Des appartements nous ont été attribués, et les meilleurs soigneurs de la cité sont passés nous voir afin de vérifier que nous allions bien. La régente a donné des instructions afin que l’on réponde à nos moindres désirs et Yothol en a profité pour se faire livrer un certain nombre de douceurs sucrées.

J’ai réussi à convertir, non sans mal, Evanna à la nécessité de prendre un bain. Elle trouve que c’est une perte de temps et que cela ne peut qu’abîmer la peau. Nous profitons tous de bonnes nuits de sommeil réparateur dans de vrais lits. Sauf Evanna qui les trouve trop mous et qui préfère mettre les couvertures sur le sol et dormir par terre. Elle et moi profitons de l’occasion pour aller nous rééquiper à l’armurerie. Elle fait réparer son armure de cuir, alors que moi je troque celle que j’avais récupérée sur le champ de bataille pour quelque chose de plus adapté à ma morphologie. Je suis formée à toutes les armures qui existent, je les préfère néanmoins légères parce que je suis loin d’avoir l’endurance d’Evanna et que j’aime garder une certaine souplesse dans mes mouvements. D’autant que je gagne en discrétion là où je perds en protection.

C’est donc pour le petit déjeuner du jour de notre départ que nous nous retrouvons tous dans un petit salon privé. Une belle table est dressée, et un large choix de mets et de boissons est à notre disposition. C’est un buffet réellement impressionnant, composé d’une grande partie des spécialités Chelside. Les deux frères sont déjà en train de se restaurer lorsque nous arrivons. Ils nous saluent d’un air ravi lorsque nous prenons place en face d’eux. Prévenant, Mist place devant nous de petites assiettes et des couverts. Je prends le temps de contempler par la grande fenêtre qui donne sur les jardins paysagés du château le soleil qui se lève, et de savourer ses premiers rayons qui viennent réchauffer ma peau. La lumière vient se refléter sur l’anneau que m’a offert Mist la veille et diffuse des rayons sur les murs. Mon regard s’attarde ensuite sur les plats disposés en face de nous, il y a en effet de tout. Je sais que ces magnifiques couverts, ces assiettes finement décorées de petits personnages et ces aliments aussi nombreux que savoureux sont là pour nous faire honneur, mais cela me rend extrêmement mélancolique et je me laisse aller à une certaine tristesse. Je pense à toutes les personnes que l’on pourrait nourrir avec ce qui nous est présenté. Même si je suis contente de voir la bonne humeur de mes compagnons, mon regard reste dans le vague jusqu’à ce que je remarque que les yeux inquiets de Mist sont posés sur moi.

— Ça va ? me demande-t-il inquiet.

Cela me sort de ma rêverie et je me rends compte qu’il a encore les yeux cernés malgré la nuit qu’il vient de passer, aussi c’est en souriant doucement que je lui réponds.

— Oui, oui, ne t’inquiète pas, j’étais juste perdue dans mes pensées.

Afin de ne pas lui laisser penser que je puisse avoir des pensées négatives, je me sers généreusement à manger. Après tout, si elles sont là, autant ne pas laisser perdre ces denrées. Nous mangeons tous en silence et c’est encore une fois Mist qui rompt le silence.

— Yothol m’a raconté son entrevue avec la régente, cela s’est passé comment pour vous ?

— Elle m’a l’air d’être une femme très bien, mais elle semble affreusement affectée par ce qui est arrivé à son fils, dis-je d’un air où pointe une légère trace d’amertume.

Je ne peux pas faire autrement que de me sentir coupable de ce qui est arrivé et de me dire que, quoiqu’ils en disent tous, j’ai raté ma mission.

— Et maintenant, vous comptez faire quoi toutes les deux ?

C’est Evanna qui répond la première de sa voix grave.

— Moi… J’ai une dette de vie envers Sendre, et si elle ne me force pas à prendre des bains tous les quatre matins, j’irai où elle ira. C’est maintenant mon amie et je ne la quitterai pas.

Cette déclaration me touche énormément, ce que j’ai fait me semble normal et je n’ai jamais rien demandé à Evanna en retour. Mais je comprends qu’elle ait des traditions et une conduite à tenir que lui dicte son honneur de Barbare. C’est donc avec joie que j’apprends sa décision, et nous échangeons un coup d’œil complice.

— Et donc, que vas-tu faire ?

Plusieurs options s’offrent à moi, aussi je prends le temps de réfléchir avant de répondre.

— En fait, j’ai plusieurs possibilités. Mais je pense que je vais commencer par passer par le couvent où mes parents m’avaient placée. J’y ai maintenant certaines prérogatives, et il faudrait que je vérifie si tout se passe bien. Ensuite…

J’écarte les bras afin d’indiquer que je ne suis pas encore sûre de ce que je ferai et que je prendrai ma décision plus tard.

— J’aimerais retourner chez moi, mais je ne suis pas certaine que mon père m’accueille à bras ouverts. Alors j’imagine qu’en l’absence d’instructions claires il me faudra retourner à ma commanderie afin d’y prendre mes nouveaux ordres et voir quelle sera ma nouvelle affectation. Et vous, que comptez-vous faire ?

— Nous, nous devons…

Commence Yothol dont la parole est immédiatement coupée par Mist.

— Il serait dommage de se séparer si vite, nous pourrions vous accompagner, non ? dit-il les yeux brillants.

Je remarque alors le regard noir que lui lance Yothol, ainsi que ses doigts fins qui tambourinent en rythme sur la table. Il dit d’un air exaspéré.

— Mist…

Mist baisse alors les yeux et regarde son petit frère.

— Allez Yothol, nous ne sommes pas à quelques jours près, nous pouvons quand même les accompagner un peu, non ?

— Mist, tu sais comme moi que nous devons retourner chez père, nous avons des choses à voir avec lui.

— Yothol, s’il te plaît.

Je suis sidérée de voir que c’est le grand frère qui demande l’autorisation au petit frère. Les doigts de Yothol continuent leur danse puis finissent par s’arrêter, le tout ponctué par un large soupir.

— Bon, d’accord, nous irons jusqu’à la commanderie de Sendre. Après tout, il y aura peut-être moyen d’y apprendre certaines choses. Et c’est sympa de voyager encore un peu avec vous, mais…

Il ponctue sa phrase en pointant Mist du doigt.

— Après nous allons fissa voir père, c’est bien compris, Mist ?

— Oui, oui, d’accord, pas de problème. Tout ce que tu voudras, répond-il. Enfin… Si vous êtes d’accord, bien entendu, finit-il en me regardant.

Nous échangeons un regard avec Evanna, et elle me fait un petit sourire en coin.

— Pourquoi pas ? Cela serait agréable de pouvoir continuer un bout de chemin en votre compagnie.

Notre repas se termine sur des sujets de conversation divers, et nous décidons de nous retrouver dans la grande cour afin de partir au plus tôt. Je laisse mes trois compagnons préparer notre départ alors que je me dirige pour ma part vers la partie du château réservée aux chevaliers de Lumness. Je croise un certain nombre de serviteurs et de nobles à travers les grands couloirs lumineux. L’art immémorial des anciens est présent partout, et je prends la mesure de la beauté de ces lieux et de cette architecture à la fois fine et tellement éloignée de nos standards humains. J’imagine que l’on doit finir par s’habituer, mais j’ai actuellement l’étrange sensation de ne pas être à ma place. L’endroit est certes magnifique, mais aussi très déstabilisant. Je ne reconnais pas qui que ce soit dans les personnes que je croise, mais le fait de porter une arme prouve que je suis noble ou chevalier. Bien qu’il soit extrêmement rare que l’on croise de jeunes femmes en culotte avec une arme au flanc. J’ai donc le droit de temps à autre à un salut courtois de seigneurs qui sont aussi polis qu’intrigués. J’arrive finalement à ma destination, facilement reconnaissable aux bannières qui pendent de l’arche qui donne accès à l’aile des chevaliers ainsi qu’aux deux gardes de faction devant elle. Tous deux sont en armure de plaque à laquelle il ne manque que le heaume, ils sont armés de hallebardes qu’ils croisent à mon approche.

Sortant de derrière l’arche, un homme habillé comme un civil, et qui doit être une sorte d’intendant, se positionne dans le dos des deux chevaliers et m’adresse la parole.

— Ces quartiers sont à accès restreints, veuillez nous donner la raison de votre visite.

— Je suis le chevalier Sendre de Flammebois et je désire rencontrer le capitaine Lahcen de Termond.

Il m’étudie un moment avant de me répondre d’attendre et se retourne pour disparaître de nouveau derrière le mur. Il revient après quelques minutes et fait signe aux soldats de relever leurs armes avant de poursuivre.

— Très bien, chevalier, veuillez me suivre.

Il se retourne et s’enfonce dans le grand vestibule. Je lui emboîte le pas et nous marchons ainsi pendant quelques minutes. Il s’arrête enfin devant une grande porte composée dans un métal que je n’arrive pas à identifier et frappe avant d’ouvrir et de me laisser passer. J’entre alors dans une pièce très Eclairée de dimension moyenne, mais qui donne sur une grande baie vitrée actuellement ouverte. Le chevalier de Termond est habillé sensiblement de la même manière que moi et il est assis sur une chaise confortable installée sur une grande terrasse qui donne sur les jardins intérieurs du palais. Il me fait signe de le rejoindre en me voyant et j’avance vers lui en essayant de garder une assurance que je suis loin de ressentir.

— Bonjour, chevalier, je suis content de vous voir. Voulez-vous boire quelque chose ?

— Non merci, je sors de table.

— Très bien. Alors, dites-moi, que me vaut cette visite de si bon matin ?

— Je suis venue vous prévenir que je partais ce matin, Messire. Je vais tout d’abord passer au couvent où j’ai maintenant certaines responsabilités, et ensuite je rentrerai à ma commanderie.

Il continue à regarder les jardins tout en me répondant.

— Très bien, chevalier… Mais une fois rentrée à votre base, prenez le temps de la méditation. Prenez le temps du deuil. Les événements se sont enchaînés très vite pour vous ces dernières semaines, et il n’est jamais bon de prendre des décisions avec trop de précipitation. Entre chaque mission, un chevalier doit prendre le temps de réfléchir à tout ce qui est arrivé afin de voir comment il pourra faire la prochaine fois pour être encore meilleur que ce qu’il était.

— Oui, Messire capitaine.

Il se tourne alors vers moi.

— Sendre… Ma fonction ici implique que je sois moins au courant et que j’aie moins d’influence auprès de notre ordre, mais si un jour vous avez besoin de quelque chose, surtout n’hésitez pas à me le faire savoir.

— Oui, Messire, merci, Messire.

Il écarte alors les bras.

— Bien, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne route et n’hésitez pas à me donner de vos nouvelles. J’espère que nous nous reverrons dans de meilleures conditions la prochaine fois.

— Je l’espère aussi, à une prochaine fois mon capitaine.

Sur ce, je prends congé du chef des gardes de la régente et je rejoins mes compagnons pour le voyage de retour. Lorsque j’arrive dans la grande cour, les chevaux sont sellés et harnachés, des sacs supplémentaires sont disposés sur leur dos afin de transporter les vivres nécessaires. Néanmoins, les ressources des frères nous permettent de voyager léger, car nous n’avons du coup pas à nous encombrer de tentes.

C’est donc en fin de matinée que nous prenons la route pour rentrer à ce qui se rapproche le plus de mon foyer.

Hinriegh

Cela fait deux jours que j’ai quitté mes nouveaux compagnons, le temps minimum nécessaire à me reconstruire mentalement. Safir m’a beaucoup aidé à remettre mes idées en place, j’apprends de nouveau à contrôler mes sentiments et mes pulsions. J’avais l’impression d’être continuellement pris dans une sorte de tornade qui m’emportait à chaque fois que je fermais les yeux. Mes capacités psychiques sont pratiquement revenues, j’ai encore du mal à me déplacer, les privations ont été longues. Et je ne peux toujours pas utiliser la magie. N’ayant plus de livre de sorts, il va me falloir attendre de rentrer afin de pouvoir de nouveau en utiliser.

Le soir arrive, j’ai allumé un petit feu et je me suis mis à l’abri pour pouvoir pratiquer tranquillement. Mon esprit étant plus clair, j’essaye une projection astrale pour joindre quelqu’un. Je suis encore très faible et aussitôt un mal de crâne me vrille le cerveau.

— Tu vas trop vite…

— Je manque de temps.

— Bon, je vais t’aider. C’est le bordel dans ta tête, je vais essayer de maintenir la cohésion pendant que tu fais ça.

Ma céphalée, bien que toujours là, diminue à un niveau acceptable. Je tente de nouveau l’expérience et je sens comme un lien qui maintient mon cerveau en place.

— Leyna ?

Le contact se fait immédiatement, elle me répond avec force et clarté, je manque de casser le lien tellement sa réponse est puissante.

— Maître.

— Doucement, Leyna, j’ai le cerveau en charpie, tu vas me faire exploser la tête.

— Pardon, Seigneur.

— Écoute-moi, j’ai peu de temps, je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir tenir la communication. Je suis actuellement en Chasèle et en assez bonne forme, il me faut un moyen pour rentrer, mais je ne sais pas encore comment, je…

Elle m’interrompt.

— Pardon, maître, mais je peux venir ou vous faire venir assez facilement, dites-moi juste ce que vous voulez.

Je suis surpris, on ne doit pas pouvoir effectuer des téléportations sans portails normalement, mais je suis trop faible pour lui demander une explication.

— Très bien… Peux-tu venir avec ma garde personnelle ? Une copie de mon livre de sorts, et demande à Galfeck de t’accompagner. Il faut aussi des vivres, j’en ai besoin… Tu pourras faire voyager tout cela et plusieurs fois ?

— Oui, Seigneur, sans souci.

— Alors viens au plus vite, je fatigue, mais je garderai un lien avec toi pour que tu puisses me retrouver.

— J’arrive, Seigneur.

Le lien se coupe, je garde juste un fil de pensée qui me connecte à Leyna. J’ai omis de lui dire de prévenir ma mère, mais je pense qu’elle y pensera elle-même. Je m’endors, l’effort m’a épuisé et même Safir commence à avoir du mal à maintenir l’intégrité de mon esprit.

— Tu as poussé trop loin.

— Je sais.

— Dors, je veille…

Je suis réveillé par Safir.

— Réveille-toi, il se passe quelque chose d’anormal.

En effet, devant moi, à quelques mètres, je vois l’herbe se rabougrir devant le feu. Les fleurs se fanent et un arbre pourrit sur place, ses feuilles se mettent à tomber et finissent en poussière avant même de toucher le sol. Un grand cercle de noirceur apparaît sur le sol et ondule comme une mare de vide absolu. Je vois alors, comme si elle sortait d’un escalier, une tête qui apparaît, puis un corps entier qui s’extirpe de la zone. Il s’agit d’un guerrier aux armes de ma famille, il avance en titubant pour laisser la place à un autre homme qui suit le même chemin. Les premiers arrivants aident au fur et à mesure les nouveaux à sortir, chacun me salue rapidement et prend place afin de délimiter au plus vite une zone de sécurité. Galfeck arrive alors et un grand sourire apparaît sur mon visage à la vue de mon maître d’armes. Il se dirige vers moi alors que je me lève lentement en m’aidant d’un gros bâton que je me suis confectionné. Je le serre contre moi d’un bras, et lui me rend mon accolade avec chaleur.

— Mon prince, quel bonheur de vous revoir, vous n’imaginez pas le soulagement de la reine et de notre nouvelle Ridmark.

Je le repousse un peu pour le regarder.

— Une Ridmark ?

C’est alors que je vois que le cercle noir a disparu, à la place il y a Leyna qui est habillée d’une robe en soie noire décorée de fils d’or et d’argent. Elle porte à la main droite une canne en bois précieux sculptée, ses cheveux sont détachés et une mèche rebelle lui tombe entre les yeux pareille à une langue de feu. Elle porte sur le front un diadème en or finement ouvragé, son visage est fermé et ses lèvres sont pincées. Je la regarde en étant un peu perplexe, je m’attendais à un accueil plus chaleureux. Je m’avance vers elle en m’appuyant lourdement sur mon bâton.

— Leyna ?

Elle me regarde avec les yeux embués de larmes et me saute dessus en me serrant fort contre elle. Les soldats tournent la tête pudiquement, ainsi que Galfeck qui semble s’intéresser soudainement au paysage qui nous entoure. Leyna pleure bruyamment contre moi en parlant à toute vitesse.

— Excusez-moi, Seigneur, je n’étais pas là lorsque vous avez eu besoin de moi. J’ai failli à mon rôle, j’ai dit que je vous protégerais et je n’étais pas là. Je travaillais au centre et j’avais dû m’isoler, quand Smirna m’a fait prévenir, j’ai cru que j’allais mourir de honte. Je ne sais pas ce que je serais devenue si vous aviez disparu à tout jamais, je ne me le serais jamais pardonné.

Je lui caresse les cheveux pour la calmer.

— Chut… Ça va aller maintenant, je suis là. Tout va bien… Tu avais des choses à faire, comme nous tous, tu n’as rien à te reprocher.

— Peut-être, Messire, mais je ne ferai pas la même erreur une seconde fois.

Je hoche la tête.

— Mais dis-moi, c’est toi qui as fait cela ? Je croyais que l’on ne pouvait pas effectuer de téléportation hors des cercles. Comment t’y es-tu prise ? Et ce vêtement, mère t’a affranchie ?

Elle recule en reniflant et je lis maintenant de la fierté dans son regard.

— Oui, Seigneur, j’ai réussi à remettre le centre de création de koralists en état et il fonctionne même mieux qu’avant maintenant. Votre mère m’a affranchie, je suis donc désormais citoyenne à part entière. De plus, j’ai tellement appris de choses que je suis la mage noire la plus puissante du royaume. Je suis donc devenue la chef des mages noirs, j’ai le rang d’archimage, même si je n’en ai pas encore les compétences. Et je suis la Ridmark du conseil des mages.

Je la regarde avec un sourire.

— Eh bien !

Je remarque alors qu’elle s’appuie sur sa canne pour marcher, je la désigne du menton d’un air interrogateur. Son visage se ferme et elle se mord la lèvre.

— Un accident… On m’avait prévenue que manipuler l’énergie négative n’était pas sans risque. Pour remettre le centre en fonctionnement, j’ai dû faire sauter le verrou que les paladins avaient mis en place. J’ai utilisé une énergie énorme pour le faire, ce qui fait que lorsque le verrou a sauté, cela a eu l’effet d’un barrage qui se rompt et l’énergie négative a déferlé d’un coup. J’ai réussi à en canaliser la plus grande partie, mais un jet instable m’a éclaboussé la jambe.

— Je peux voir ?

Elle fait oui de la tête, mais ses yeux s’embuent de larmes. Je me baisse et je remonte doucement la robe au niveau de sa jambe droite. Ce que je vois en dessous n’est plus un pied, même s’il en a encore l’apparence. Cela ressemble à un bloc noirci où il n’y a plus ni vie ni chair, la peau grisâtre est tendue sur les tendons et les os et cela remonte jusqu’en dessous du genou.

— Je ne peux plus plier le pied. Ce membre est complètement mort.

Je fais passer mes doigts sur la peau desséchée et je constate qu’il n’y a plus rien de vivant à cet endroit, c’est comme caresser un morceau de pierre. Je baisse le pan de robe et le remets à sa place avant de me relever doucement.

— Vous me trouvez horrible n’est-ce pas ?

Une larme coule le long de sa joue, je l’essuie délicatement avec mon doigt.

— Non, je trouve que tu es très courageuse, et si la magie t’a fait cela, on trouvera bien un moyen pour le réparer. Je suis heureux que tu sois là, viens, allons nous asseoir, je commence à fatiguer.

Des gardes ont installé de petits tabourets pliables en tissu, nous prenons place autour du feu avec Galfeck. Un garde fait le service et nous sert boisson et aliments, j’en profite pour manger tout mon saoul.

— Alors Leyna, comment fais-tu pour déplacer les personnes ? N’est-ce pas impossible normalement ? Les piliers ne sont-ils pas prévus pour que cela ne soit pas possible ?

Elle sourit en répondant.

— En fait, les piliers annulent la magie qu’ils connaissent. Ils ont été créés et mis en place par les Aînés, or ils n’ont pas étudié la magie négative. Ne la connaissant pas, ils ne peuvent pas l’annuler.

— C’est sans risque ?

— Jusque maintenant, je n’ai eu affaire qu’à des crampes d’estomac et des maux de tête. Au lieu d’être gérée par une magie plus neutre, elle est gérée par une énergie négative. Certaines personnes sont donc plus sensibles que d’autres. Mais le canal que je crée reste sécurisé, et même si j’utilise une énergie négative, le sujet n’est jamais mis en contact avec. C’est comme un carrosse tiré par des chevaux, qu’importe la couleur du cheval du moment qu’il tire le carrosse.

— Je vois…

Je me tourne vers Galfeck.

— Galfeck, j’ai été retenu dans un lieu dont les gardes venaient de chez nous.

Il ouvre de grands yeux.

— Comment cela ?

— Je ne sais pas comment, mais il va falloir faire une recherche poussée chez nous. Je t’assure que les gardes venaient de Gorgarzan. Et l’endroit où j’ai été capturé ?

— Tous morts, l’ambassadeur compris. Malgré nos efforts, nous n’avons pas réussi à savoir où ils sont allés. Mais je vais enquêter, Monseigneur.

— Autre chose, la chose qui m’a interrogé, ainsi que les deux gardiens immédiats. Ils avaient des traits reptiliens. Les gardes avaient le bas du corps d’un serpent et le haut relativement humanoïde. L’autre, le chef, était humanoïde, mais avec des traits très tranchés et ayant de petites écailles partout sur la peau. Voyez ce que l’on a à ce sujet dans nos bibliothèques.

— Cela sera fait, répond Galfeck.

— Quand désirez-vous rentrer ? me demande Leyna.

— Incessament sous peu, une dernière petite chose à voir et nous rentrons chez nous, dis-je avec un petit sourire énigmatique. Leyna, quand pouvons-nous y aller ?

— Quand vous voudrez, mon Seigneur.

— Alors nous partirons sitôt ce petit repas terminé, je vais te communiquer l’endroit et nous rentrerons chez nous. Galfeck, rassemble les hommes, nous partirons quand ils seront prêts.

Le camp est plié rapidement en ordre, je vois Leyna qui commence à générer les forces occultes afin d’ouvrir un nouveau portail. Un cercle de noirceur apparaît de nouveau au même endroit que le précèdent, la végétation autour porte encore les stigmates de l’ancien portail. J’ai une certaine appréhension en franchissant le passage, mais comme Leyna m’a dit qu’il n’y avait pas de risque j’y entre sans crainte. Même si la transition est encore moins agréable qu’avec les portails plus classiques, cela se passe globalement bien.

Une fois de l’autre côté, je donne des instructions afin de préciser ce que je souhaite trouver avant le voyage de retour…

©2019 Faralonn éditions

42000 Saint-Etienne

www.htageditions.com

www.faralonn-editions.com

ISBN :9791096987788

Dépôt Légal : Octobre 2019

Illustrations : SF. Cover ©

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective- et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information - toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

TERRE

DE

SENDRE

Matthieu Fichez

tome 1

Le Rite de Lumness

Remerciements

Je remercie tout d’abord mon épouse pour sa présence et le fait qu’elle ait toujours cru en moi.

En tant que première lectrice, c’est elle qui m’a encouragé à continuer.

Merci à la famille et aux amis et premiers chroniqueurs qui m’ont permis de peaufiner mon roman et de le faire se diffuser.

- http://euphemia.ovh/

Ma première chroniqueuse qui m’a aidé à me faire connaître

- Mylène Dorchain, qui m’a aidé à finaliser ma carte du monde

Merci à tous les lecteurs qui me permettent d’avancer et dont certains sont devenus des amis qui m’aident toujours.

Merci à Lilian et Manuel Essard pour m’avoir mis sur la route.

Merci aux éditions FARALONN de me donner la chance de continuer mon projet.

Table des matières

Personnages 5

Sendre 8

Irina Gorgarzan 21

Hinriegh 25

Patrick

Inconnu 51

Hinriegh 54

Gloria de Chasèle 64

Hinriegh 73

Inconnu 80

Sendre 83

Leyna 89

Hinriegh 104

Yothol 118

Inconnu 128

Sendre 130

Hinriegh 151

Yothol 168

Sendre 176

Yothol 185

Hinriegh 190

Sendre 226

Inconnu 259

Stefano 264

Mist 270

Sendre 283

Hinriegh 302

Mist 324

Hinriegh 331

Sendre 335

Inconnu 386

Sendre 390

Mist 437

Gloria de Chasèle 450

Sendre 462

Hinriegh 468

Remerciements 474

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