J’arrive chez le médecin, l’air frais du mois de janvier me fait un peu de bien. À cet instant je me dis que cette sortie forcée en appellera peut-être d’autres. Puis je change d’avis en entrant. Le simple fait de devoir m’adresser à la secrétaire d’accueil me fait paniquer. Durant un instant, je sens ma température grimper en flèche et un voile couvrir ma vue. Je réussis néanmoins à me contenir et l’assistante m’invite à me rendre dans la salle d’attente. Cinq personnes s’y trouvent déjà, une femme avec son fils en bas âge, puis trois autres personnes, âgées. J’entends un « Bonjour monsieur » provenant de deux d’entre elles, seulement je ne réponds pas, je ne me sens déjà plus capable d’ouvrir la bouche ni même de relever la tête. Je reste là, assis, les yeux rivés vers le sol, attendant mon tour. Je ne saurais dire combien de temps. L’envie de me lever et de m’enfuir ne me quitte pas. J’ai envie d’un verre, d’être sur mon canapé et de remettre cela à plus tard. Mais je tiens le coup,
J’avais prévu de sortir davantage durant les jours précédant ma reprise et au lieu de cela, je suis resté chez moi. C’est donc encore désorienté et angoissé que je me rends au travail. Ce n’est pas simple, le regard des collègues sur moi me pèse et je le fuis autant que je le peux. Je sens la pitié dans chacune de leurs considérations et fais mon possible afin de me contrôler, de ne pas exploser. C’est en même temps leur apitoiement envers moi qui me fait revenir le lendemain. Je ne veux pas leur donner raison, que leur compassion soit justifiée. Je refuse d’être le reflet qu’ils me renvoient, je n’accepte pas d’inspirer de la pitié, ce n’est pas moi, ça ne peut pas être moi. J’ai toujours été plutôt fier, débordant d’assurance. C’est vrai que je ne suis plus exactement le même sans Célia et Eléanore, pour autant je reste un Homme. Seulement leur manière de me regarder, de me parler, d’excuser mes tons secs et mes explosivités soudaines me renvoie l’image d’être fragile.Alors,
À peine une semaine avant la rentrée, alors que j’ai repris le chemin de l’école afin de la préparer, je croise une femme à l’entrée d’un centre commercial. Elle me regarde avec insistance, puis me sourit. Un sourire forcé, qui ne me semble pas naturel, pas de ceux que vous lancez aux gens que vous rencontrez simplement. Elle me sourit comme si elle me connaissait, et la crispation de ce dernier semble accréditer ma thèse.Elle s’approche et me salue. Elle a la peau métissée, elle est jolie, brune, et est accompagnée d’une petite fille. Je suis tellement occupé à rechercher dans mon esprit qui elle peut être, que j’en oublie de répondre. Elle doit le remarquer car elle précise:—Je suis la maman de Sarah.Je regarde la petite, mais ne la reconnais pas. Je m’en souviendrais si elle avait été dans mon école.—Je suis vraiment désolée de ce qui est arrivé, reprend-elle, ça a été très dur pour Sarah, elle adorait Eléanore et appréciait aussi be
Aussitôt la rentrée effectuée, je comprends qu’il me faudra changer d’école. Je me dois de tourner la page, car mes collègues, comme les parents d’élèves, me regardent toujours telle une victime, comme l’homme qui se retrouve seul. Seulement j’aurais dû y penser plus tôt, je viens de me réengager pour une année. Et je ne tiens pas à me remettre en arrêt. Je ne suis pas certain de pouvoir me relever de mois supplémentaires de solitude, cloîtré chez moi.Alors j’essaie de voir la vie d’une meilleure manière, je souris aux gens. Je me force, je ne me sens pas mieux, mais veux le paraître. Par contre, parler autant qu’avant m’est trop difficile, et après quelques essais navrants, je comprends que je dois me laisser du temps. Je reprends mes fonctions de professeur et me retrouve face à ma petite trentaine de CM2. Les débuts sont délicats, l’académie envoie une inspectrice afin de s’assurer que je suis bien apte à enseigner de nouveau. Une fois la semaine passée, elle repart surveill
Ma maison ressemble à un grand capharnaüm, les affaires de Célia et d’Eléanore jonchent le sol de toutes les pièces. J’ai les yeux humides, mais je tiens le coup. Je m’allonge au milieu des vêtements de ma femme et reste là un bon moment, peut-être des heures. Je me rends ensuite dans la chambre de ma fille, il y a des jouets partout, je les observe et tente de me représenter mentalement Eléanore parmi eux. Je la vois jouer, sourire, s’inventer des histoires comme elle adorait le faire. Je souris d’un air béat, à la regarder, à l’imaginer parmi tous ses jeux, ses poupées… Et je ne peux les retenir, je m’effondre en sanglots.Elles me manquent toujours autant, si ce n’est pire qu’avant. Je regrette tout à coup d’avoir ressorti toutes ces affaires et n’en peux plus de les voir. Je me précipite dehors, l’air frais me fait du bien, je me sèche les yeux et marche quelques pas devant la maison. Ces derniers m’emmènent sur le chemin, puis jusqu’à la route. Je ne m’arrête pas, un bois s
Plus le vendredi approche, plus je redoute mon rendez-vous avec Maud. J’annulerais notre rencontre si je le pouvais, seulement je ne connais pas son nom. Je peux probablement retrouver celui de Sarah si j’arrive de nouveau à fouiller dans les affaires de Célia, seulement je ne m’en sens pas capable. Et puis Maud étant divorcée du père de sa fille, il y a de grandes chances qu’elles ne portent pas le même nom.Pourquoi ai-je accepté de la revoir ? En soi, je n’ai rien contre, sauf que l’avoir prévu à un moment précis donne à notre prochaine entrevue des allures de rencard et je n’aime pas ça.Puis-je lui dire une fois sur place que je ne peux plus, prétexter un imprévu ?Je ne sais pas… Je ne suis d’ailleurs pas certain de le vouloir, car même si l’effet n’a pas duré longtemps, je me suis senti mieux après avoir discuté avec elle. Et je désire connaître la vraie raison de son insistance à vouloir me parler.*Probablement du fait que je le redoute, le
Depuis un an et demi, je n’ai jamais cessé de parler avec Célia, et elle me répond à chaque fois. Je ne doute pas que ses réponses soient le fruit de mon imagination puis de mon désir de l’entendre et d’échanger avec elle. Mais depuis hier et mon retour de ma balade avec Maud, Célia ne me répond plus. Mon esprit cherche à me faire payer, il ne me pardonne pas les quelques secondes durant lesquelles j’ai ressenti du désir pour une autre femme. Et je le comprends. J’en viens à espérer avoir réellement fait une erreur dans le numéro que j’ai donné à Maud, car je ne dois plus la revoir.Je range la bouteille dans le bac à verre, il s’agit de celui que je vide le plus souvent. Je regarde par la fenêtre, il a l’air de faire beau dehors, un froid sec et ensoleillé. Je prévois de me rendre dans le bois et y passer le plus de temps possible, avant de revenir m’enivrer ici.Un caleçon propre enfilé ainsi que mon jean de la veille, j’allume la cafetière, et pars à la recherche d’un
Nous sommes mercredi, il fait un froid de canard et je reste pourtant sur ma terrasse, à peine habillé, ne sachant pas ce que je cherche à me prouver. J’entends mon téléphone sonner à l’intérieur, alors je me lève et regagne mon salon pour consulter l’écran de mon portable. Est-ce son numéro ? Je m’étais interdit de lui reparler, pour autant, j’ai laissé mon téléphone allumé, alors que je le gardais éteint depuis des mois.—Allô ?—Ah, Adam, je suis heureuse de vous avoir.Oui, c’est bien Maud.—J’aimerais savoir si je peux passer vous voir, ajoute-t-elle.—D’accord, dis-je sans réfléchir.—Super ! 15 heures, est-ce que ça vous va ?—Où ? demandé-je.—Chez vous.—Vous savez où j’habite?—Avec internet, on trouve tout le monde.—OK…—Alors à tout à l’heure.Puis elle raccroche.Elle sait où j’habite, et surtout… elle va
Plusieurs jours passèrent avant que toute l’affaire ne soit rendue publique. Ils ne furent pas si simples que je l’espérais. Eléanore pleurant celle qui avait été sa mère de substitution durant deux longues années, ainsi que Célia, sa maman, comme si elle ne découvrait qu’aujourd’hui qu’elle était réellement morte dans l’accident.C’est difficile de la voir souffrir. J’aimerais qu’elle soit toujours heureuse, au moins autant que je le suis de la retrouver. Seulement elle pleure sa mère comme je l’ai fait ces dernières années. Alors que c’est ensemble que nous aurions dû surmonter cette épreuve, je ne peux maintenant que compatir et la soutenir.Nous avons attendu quelques jours avant de faire revenir Sarah, et même après cela, il nous faut la tempérer afin qu’elle laisse Eléanore respirer et retrouver peu à peu une vie normale. Mais les voir jouer ensemble me fait fondre sur place. Maud suit cela avec distance, elle sait disparaître pour me laisser seul av
Nous arrivons devant le grand portail en fer forgé.—Et maintenant? demande Maud.—On fonce, répond Caroline.C’est aussi l’idée que j’ai en tête. Les filles s’agrippent tandis que j’enfonce de toutes mes forces la pédale d’accélérateur. La voiture s’immobilise après avoir repoussé de seulement quelques centimètres les lourdes portes de métal et Maud se cogne violemment la tête contre le tableau de bord.—Continue! crie-t-elle alors que du sang lui coule déjà d’une narine.Je l’écoute et enclenche la marche arrière. C’est à la troisième tentative que les articulations du portail cèdent enfin.Je stoppe la voiture devant la grande entrée et descends sans prendre le temps d’arrêter le moteur. Je cours jusqu’à la porte et la pousse, elle n’est pas verrouillée. Un homme se trouve là, dans le hall. Ce n’est pas Monsieur Fabre, j’en conclus qu’il doit s’agir de Christophe Mercier. Je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche
Je laisse un message sur le répondeur de Maud pendant le trajet où je lui explique mes sérieux doutes suite à la déclaration de la femme de ménage. C’est quelques minutes plus tard que je vois qu’elle essaie de me rappeler, seulement j’arrive à la gendarmerie. Je la rappellerai.À mon entrée, je réclame aussitôt le commandant Vail. On me demande la raison et je réponds que j’ai une question urgente à lui poser. C’est le jeune homme de la dernière fois et il me reconnaît, aussi il n’insiste pas et s’en va prévenir son supérieur. Cette fois-ci, le commandant vient en personne à l’accueil.—En quoi puis-je vous aider? me demande-t-il après les salutations d’usage.—Je voudrais faire appel à vos souvenirs concernant l’accident.Le gendarme paraît gêné, puis hésite quelques secondes, avant de m’inviter à le suivre.La porte de son bureau refermée derrière moi, il s’exclame:—Ne me faites pas regretter de vous avoir lais
C’est assez bizarre de me rendre chez quelqu’un que je ne connais pas afin de lui poser des questions. Caroline me déconseille d’avertir la personne de mon passage et de tout miser sur la compassion. Ce qui lui semble naturel par son métier est loin de l’être pour moi, mais je suis motivé et je m’interdis de repartir sans rien avoir appris.Il est 9 heures lorsque je frappe à la porte. Une dame âgée d’une cinquantaine d’années m’ouvre et me sonde de bas en haut.—Bonjour Madame.—Bonjour…Elle me regarde d’un air méfiant, craignant probablement un représentant.—Vous êtes Myriam Lafarge?—Oui, je peux vous aider?—Je pense que oui, je m’appelle Adam Weiss.Me présenter ne déclenche aucune réaction particulière de sa part, sinon celle de l’interrogation.—J’ai perdu ma femme et ma fille dans un accident de voiture il y a deux ans, peut-être vous souvenez-vous?—&nb
Caroline part pour se rendre au manoir. Malgré mon insistance, elle refuse que je l’accompagne et je finis par me ranger à son avis. Elle a l’air de savoir ce qu’elle fait et semble avoir une idée derrière la tête qu’elle garde pour elle. «Restez ici jusqu’à mes nouvelles, vous avez besoin de parler un peu», nous dit-elle juste avant son départ. Tandis que je repense aux rêves de Sarah et à ce que pourrait être leur explication, Maud vient près de moi et m’embrasse.—Je ne t’en veux pas, me dit-elle, je comprends ce que tu as fait.—Non, j’ai agi trop vite. Je me suis laissé porté par mes angoisses et j’aurais dû répondre à tes appels, seulement je ne l’ai pas fait parce que j’étais tourmenté et que j’avais peur de m’emporter contre toi sans raison valable.Elle prend ma main et m’attire jusqu’au canapé.—Tu veux reparler des éléments du dossier, de ce que cela t’a fait de te replonger dans l’accident?—Ça n’a
Elle est debout, les fesses contre le capot de sa voiture, à m’attendre devant chez moi. Je me gare à côté d’elle et descends.—Salut, me lance Caroline.—Qu’est-ce que tu fais là?—Maud m’a prévenue et elle s’inquiète.Je passe devant et lui ouvre la porte d’entrée.—Je n’ai pas besoin d’être surveillé.Je lui fais signe de me suivre à l’intérieur puis reprends:—Tu as du nouveau sur Fabre?—Pas encore, mais je compte m’y rendre dans l’après-midi et demander à le voir.—Je pense également le faire. Maud t’a dit quelque chose?—Comment ça? m’interroge-t-elle.—Est-ce qu’elle t’a dit ce qu’elle allait faire?—Tu veux savoir si elle va venir te rejoindre ici ou si elle va rester chez ses parents?—Oui.—Adam, d’après toi?Je me rends à la cuisine, ouvre le réfrigérat
Je suis maintenant seul, dans le lit, totalement dévasté par ce nouveau rêve de Sarah. Tout me paraissait si réel… j’ai vraiment eu l’impression de parler à ma princesse. Même si les paroles provenaient d’une bouche différente, j’ai la certitude qu’elles naissaient ailleurs, de la bouche de ma… non, je suis complètement perdu. Et puis ce qu’elle a dit… Elle serait avec Célia. Et il y aurait un autre homme…Je me répète en boucle ces derniers mots, «papa, fais vite avant que je t’oublie» et n’en peux plus de ne rien faire. C’était un appel à l’aide! Un appel à l’aide de ma fille décédée! Ou que je croyais décédée… J’ai envie de prévenir la police, mais sous quel motif? Les dires d’une jeune fille durant ses rêves? Je passerais pour fou et ils refuseraient de s’en préoccuper…Je n’en peux plus d’attendre le retour de Maud, j’ai besoin de lui parler, avoir son avis sur mes réflexions de ces dernières minutes. Qu’elle me dise que je ne déli
Pendant le déjeuner, Maud me rappelle que c’est dans seulement deux jours que Sarah doit partir chez ses grands-parents. On n’en a pas rediscuté, mais l’idée qu’elle soit loin de nous alors que ses cauchemars ont repris nous inquiète.—C’était prévu! s’offusque Sarah en voyant qu’on remet son séjour en question.J’échange un regard avec Maud.—Je peux briefer ma mère, s’exclame cette dernière.—Tu ne vas pas pouvoir tout lui dire.—Et pourquoi pas?—Parce que ça paraît insensé et nous ne sommes encore sûrs de rien.—Je lui dirai que Sarah fait des cauchemars et que nous avons vu un spécialiste qui nous a demandé de retranscrire ce qu’elle dit.—Et si elle fait de nouveau une crise de somnambulisme?Sarah nous observe parler d’elle, alors que Maud répond:—Je vais appeler ma mère pour lui expliquer et on verra bien si ça l’inquiète.Je me t
Caroline est repartie aussi tard qu’elle le pouvait, après avoir passé notre après-midi à réfléchir et échanger sur la terrasse. Nous sommes tous d’accord sur le fait que le comportement des Fabre est louche, que tout semble coïncider avec la date de l’accident, et qu’il peut donc y avoir un lien avec les rêves de Sarah. Seulement ce dernier point demande de nouvelles investigations afin de le confirmer.Alors nous avons abordé plusieurs options pour avancer, je peux insister par téléphone pour tenter d’obtenir une entrevue, au risque de me retrouver avec une plainte pour harcèlement. Et harcèlement sur un homme de cette stature, c’est risqué. L’autre option serait d’engager un détective privé, rémunéré, il ne se poserait pas la question de la véracité des faits et se contenterait d’enquêter. Caroline va se renseigner, et nous en ferons de même de notre côté. La dernière option serait de continuer d’enquêter par nous-mêmes, mais il va nous falloir espionner les allées et venues