Il se passe trois jours. Je ne suis pas retourné chez moi car je sens que je perds l’esprit lorsque j’y suis, il me faut alors prendre mes distances. Est-ce une étape normale dans le processus du deuil ? Je n’en sais rien. Ce dont je suis certain, c’est que me morfondre chez moi est pour moi bien plus néfaste que dans cette chambre d’hôtel. Seulement mes finances ne me permettent pas d’y envisager les deux mois d’été, alors j’use d’excuses afin de convaincre Maud d’accepter un dîner.Elle et Sarah sont revenues depuis la veille, Maud me l’a confié tout en me priant de ne pas débarquer. J’ai respecté son souhait. Et c’est peut-être pour cette raison – ou parce que Sarah plaide en ma faveur – que Maud accepte ma requête.Depuis trois jours, je n’ai cessé de penser à Eléanore. Ses mots me hantent. Je me remets de plus belle à lui parler, mais sans Sarah, je ne peux rien espérer. Alors je me prépare à faire le maximum d’efforts pour renouer le contact avec Sarah et Maud. Pour
Maud me demande de garder mes distances avec Sarah et j’obéis pour ne pas envenimer la situation. Elle m’en veut, je peux néanmoins me satisfaire du fait qu’elle n’ait pas encore officiellement rompu. Et puis au moins, maintenant, elle me croit. Elle a assisté à la même chose que moi, et rien que ça, c’est déjà un sacré soulagement quant à mes inquiétudes sur ma santé mentale.Je suis donc de retour chez moi, toujours hanté pas mes vieux démons. Si Maud est bouleversée par la vision de sa fille s’exprimant avec l’intonation de la mienne, moi je me sens en colère. En colère, car je ne peux rien faire ni rien expliquer. Oui, c’est mon Eléanore qui parlait à travers Sarah, mais qu’essayait-elle de me dire ? Elle m’appelait à l’aide? Que pouvais-je faire ? Je n’en peux plus d’attendre, mais je comprends la réaction de Maud, c’est évident que voir Sarah parler en semi-inconscience était effrayant…Alors je ne peux plus que patienter. Il n’est plus envisageable de sollici
J’arrive en début d’après-midi. Sarah est en train de jouer derrière la maison alors je m’apprête à la contourner pour rejoindre le jardin lorsque Maud ouvre la porte d’entrée.—Il faut qu’on parle, me dit-elle.Son air est grave, a-t-elle hâte que je lui fasse un retour de mon rendez-vous ou me reproche-t-elle autre chose?Je la suis jusqu’au salon. Elle s’assied sur le canapé et j’en fais autant.—J’ai discuté avec Sarah, m’annonce-t-elle.—Oui…—Elle s’est souvenue d’un rêve qu’elle aurait fait cette nuit.Je redouble d’attention, attendant la suite avec impatience.—Elle m’a dit avoir rêvé d’Eléanore, elle lui aurait demandé de te laisser lui parler.Je la regarde, me répétant intérieurement ses paroles.—Et en même temps elle veut arrêter de rêver de cela, ajoute-t-elle.—Qu’est-ce que tu cherches à me dire? la questionné-je, pas certain de savoir où e
—Tu ne dois pas dire des choses comme ça! s’emporte Maud.Je reste bouche bée, le souffle coupé.—Mais c’est bien, se défend la petite fille, Eléanore est encore vivante.—Non, car ce n’est pas vrai et ça fait souffrir Adam.—C’est bon, la coupé-je, ça va.Sarah se met à sangloter, elle ne comprend pas ce que Maud lui reproche.—Ce n’est pas grave, chuchoté-je, tandis que la fillette vient s’installer sur mes genoux, Maud la regardant d’un air désolé.—Écoute…, tente-t-elle.—Non, c’est vous qui m’avez demandé de répéter ce qu’Eléanore m’avait dit! Ce n’est pas de ma faute!—Bien sûr que non, ce n’est pas de ta faute, s’exclame sa maman en venant se mettre contre nous.Sarah fait un transfert de bras et c’est au tour de sa mère de la tenir serrée contre elle.J’attends un instant que les larmes de Sarah cessent avant de lui demander:
J’appelle le neuropsychologue à la première heure, et par chance, il peut nous recevoir en fin de matinée. Cela me fait penser qu’il a malgré tout dû croire un minimum à mon histoire, pour accepter de me caler un rendez-vous aussi rapidement.Durant le trajet, j’essaie d’échanger un peu avec Sarah, de démystifier ce qui s’est passé la veille au soir.—Je ne voyais pas Eléanore, me dit-elle, j’étais elle.—Explique-nous ça, l’interroge Maud d’un ton réconfortant.Nous en avions discuté après que Sarah s'est rendormie et avions décidé d’en parler autant que possible avec la fillette, puis d’aborder le phénomène comme si c’était normal, afin qu’elle n’en ait pas peur.—J’ai vu la maîtresse et dans mon rêve, elle était ma mère. C’est pour ça que je dis que j’étais Eléanore.—Et que s’est-il passé, ensuite? demandé-je en m’efforçant de rester concentré sur la route.—Je ne sais plus très bien… J’essayais de
Les premières lueurs du soleil réveillent Sarah qui commence à remuer dans le lit. Je n’ai pas dormi, mais sens que ça peut peut-être enfin venir. Maud se lève avec sa fille, puis le temps d’un battement de paupières, elles ont disparu de la chambre. Je tends l’oreille et entends la télévision s’allumer dans le salon et le son des dessins animés envahir le rez-de-chaussée. Je m’apprête à me lever lorsque Maud fait sa réapparition.—Reste couché, me dit-elle.Elle s’allonge près de moi avant de reprendre:—Je sais que tu n’as pas dormi de la nuit.—Toi non plus, rétorqué-je.—J’ai eu très peur…—C’est pourquoi je pense qu’on doit faire le test que nous a conseillé le neuropsychologue.Elle reste muette, alors j’ajoute:—Si au moins j’avais eu le réflexe de la filmer avec mon téléphone…—Ni toi ni moi n’aurions réussi à le faire, me coupe-t-elle. Repasse-toi les images dan
Je passe le week-end avec Sarah et laisse Maud profiter de la présence de son amie. Elles ont passé leur samedi après-midi à faire du shopping sans rien rapporter et nous ont honorées de leur présence pour le dîner.Les choses se sont apaisées entre Caroline et moi, la nuit a calmé mon animosité et j’ai fini par accepter qu’il ne s’agissait que d’une maladresse de sa part. Pour autant, je les laisse partager un dernier verre entre elles et m’échappe pour aller coucher Sarah. Car s’il y a bien un bon côté à accorder du temps de liberté à Maud, c’est celui de passer plus de temps en tête à tête avec la petite fille, et il me semble que cela lui fait autant plaisir à elle qu’à moi.Le lendemain matin, j’emmène Sarah dans un parc, et à notre retour pour le déjeuner, les filles sont sorties. Un mot de Maud laissé sur la table me signale qu’elles sont parties en balade et ne reviendront qu’en milieu d’après-midi. Sarah ne se plaint pas de l’absence de sa mère et je ressens cela
Après quelques minutes de réflexion, je rejoins la maison et constate que Maud a rejoint Sarah à l’étage. Je me sers un verre d’eau, autrefois j’aurais pris un whisky dans un moment pareil, mais j’arrive maintenant à m’en passer. Maud doit m’entendre, car elle descend et me retrouve dans la cuisine.—J’imagine à quel point ce doit être difficile, dit-elle, seulement il faut que tu te fasses violence.—Pourquoi? Aider ma fille coincée entre deux mondes? L’aider à mourir définitivement?—L’aider à trouver la paix.—Maud… je sais que tu veux bien faire, sauf que je ne crois pas un mot de ce que ce sorcier t’a dit!—Je sais, j’ai quand même besoin que tu me dises ce que tu sais.—OK, qu’est-ce que tu veux savoir?—Sais-tu comment s’est déclaré l’incendie?—Je n’en sais rien, j’imagine qu’il y a eu un court-circuit au niveau de la batterie et que cela a
Plusieurs jours passèrent avant que toute l’affaire ne soit rendue publique. Ils ne furent pas si simples que je l’espérais. Eléanore pleurant celle qui avait été sa mère de substitution durant deux longues années, ainsi que Célia, sa maman, comme si elle ne découvrait qu’aujourd’hui qu’elle était réellement morte dans l’accident.C’est difficile de la voir souffrir. J’aimerais qu’elle soit toujours heureuse, au moins autant que je le suis de la retrouver. Seulement elle pleure sa mère comme je l’ai fait ces dernières années. Alors que c’est ensemble que nous aurions dû surmonter cette épreuve, je ne peux maintenant que compatir et la soutenir.Nous avons attendu quelques jours avant de faire revenir Sarah, et même après cela, il nous faut la tempérer afin qu’elle laisse Eléanore respirer et retrouver peu à peu une vie normale. Mais les voir jouer ensemble me fait fondre sur place. Maud suit cela avec distance, elle sait disparaître pour me laisser seul av
Nous arrivons devant le grand portail en fer forgé.—Et maintenant? demande Maud.—On fonce, répond Caroline.C’est aussi l’idée que j’ai en tête. Les filles s’agrippent tandis que j’enfonce de toutes mes forces la pédale d’accélérateur. La voiture s’immobilise après avoir repoussé de seulement quelques centimètres les lourdes portes de métal et Maud se cogne violemment la tête contre le tableau de bord.—Continue! crie-t-elle alors que du sang lui coule déjà d’une narine.Je l’écoute et enclenche la marche arrière. C’est à la troisième tentative que les articulations du portail cèdent enfin.Je stoppe la voiture devant la grande entrée et descends sans prendre le temps d’arrêter le moteur. Je cours jusqu’à la porte et la pousse, elle n’est pas verrouillée. Un homme se trouve là, dans le hall. Ce n’est pas Monsieur Fabre, j’en conclus qu’il doit s’agir de Christophe Mercier. Je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche
Je laisse un message sur le répondeur de Maud pendant le trajet où je lui explique mes sérieux doutes suite à la déclaration de la femme de ménage. C’est quelques minutes plus tard que je vois qu’elle essaie de me rappeler, seulement j’arrive à la gendarmerie. Je la rappellerai.À mon entrée, je réclame aussitôt le commandant Vail. On me demande la raison et je réponds que j’ai une question urgente à lui poser. C’est le jeune homme de la dernière fois et il me reconnaît, aussi il n’insiste pas et s’en va prévenir son supérieur. Cette fois-ci, le commandant vient en personne à l’accueil.—En quoi puis-je vous aider? me demande-t-il après les salutations d’usage.—Je voudrais faire appel à vos souvenirs concernant l’accident.Le gendarme paraît gêné, puis hésite quelques secondes, avant de m’inviter à le suivre.La porte de son bureau refermée derrière moi, il s’exclame:—Ne me faites pas regretter de vous avoir lais
C’est assez bizarre de me rendre chez quelqu’un que je ne connais pas afin de lui poser des questions. Caroline me déconseille d’avertir la personne de mon passage et de tout miser sur la compassion. Ce qui lui semble naturel par son métier est loin de l’être pour moi, mais je suis motivé et je m’interdis de repartir sans rien avoir appris.Il est 9 heures lorsque je frappe à la porte. Une dame âgée d’une cinquantaine d’années m’ouvre et me sonde de bas en haut.—Bonjour Madame.—Bonjour…Elle me regarde d’un air méfiant, craignant probablement un représentant.—Vous êtes Myriam Lafarge?—Oui, je peux vous aider?—Je pense que oui, je m’appelle Adam Weiss.Me présenter ne déclenche aucune réaction particulière de sa part, sinon celle de l’interrogation.—J’ai perdu ma femme et ma fille dans un accident de voiture il y a deux ans, peut-être vous souvenez-vous?—&nb
Caroline part pour se rendre au manoir. Malgré mon insistance, elle refuse que je l’accompagne et je finis par me ranger à son avis. Elle a l’air de savoir ce qu’elle fait et semble avoir une idée derrière la tête qu’elle garde pour elle. «Restez ici jusqu’à mes nouvelles, vous avez besoin de parler un peu», nous dit-elle juste avant son départ. Tandis que je repense aux rêves de Sarah et à ce que pourrait être leur explication, Maud vient près de moi et m’embrasse.—Je ne t’en veux pas, me dit-elle, je comprends ce que tu as fait.—Non, j’ai agi trop vite. Je me suis laissé porté par mes angoisses et j’aurais dû répondre à tes appels, seulement je ne l’ai pas fait parce que j’étais tourmenté et que j’avais peur de m’emporter contre toi sans raison valable.Elle prend ma main et m’attire jusqu’au canapé.—Tu veux reparler des éléments du dossier, de ce que cela t’a fait de te replonger dans l’accident?—Ça n’a
Elle est debout, les fesses contre le capot de sa voiture, à m’attendre devant chez moi. Je me gare à côté d’elle et descends.—Salut, me lance Caroline.—Qu’est-ce que tu fais là?—Maud m’a prévenue et elle s’inquiète.Je passe devant et lui ouvre la porte d’entrée.—Je n’ai pas besoin d’être surveillé.Je lui fais signe de me suivre à l’intérieur puis reprends:—Tu as du nouveau sur Fabre?—Pas encore, mais je compte m’y rendre dans l’après-midi et demander à le voir.—Je pense également le faire. Maud t’a dit quelque chose?—Comment ça? m’interroge-t-elle.—Est-ce qu’elle t’a dit ce qu’elle allait faire?—Tu veux savoir si elle va venir te rejoindre ici ou si elle va rester chez ses parents?—Oui.—Adam, d’après toi?Je me rends à la cuisine, ouvre le réfrigérat
Je suis maintenant seul, dans le lit, totalement dévasté par ce nouveau rêve de Sarah. Tout me paraissait si réel… j’ai vraiment eu l’impression de parler à ma princesse. Même si les paroles provenaient d’une bouche différente, j’ai la certitude qu’elles naissaient ailleurs, de la bouche de ma… non, je suis complètement perdu. Et puis ce qu’elle a dit… Elle serait avec Célia. Et il y aurait un autre homme…Je me répète en boucle ces derniers mots, «papa, fais vite avant que je t’oublie» et n’en peux plus de ne rien faire. C’était un appel à l’aide! Un appel à l’aide de ma fille décédée! Ou que je croyais décédée… J’ai envie de prévenir la police, mais sous quel motif? Les dires d’une jeune fille durant ses rêves? Je passerais pour fou et ils refuseraient de s’en préoccuper…Je n’en peux plus d’attendre le retour de Maud, j’ai besoin de lui parler, avoir son avis sur mes réflexions de ces dernières minutes. Qu’elle me dise que je ne déli
Pendant le déjeuner, Maud me rappelle que c’est dans seulement deux jours que Sarah doit partir chez ses grands-parents. On n’en a pas rediscuté, mais l’idée qu’elle soit loin de nous alors que ses cauchemars ont repris nous inquiète.—C’était prévu! s’offusque Sarah en voyant qu’on remet son séjour en question.J’échange un regard avec Maud.—Je peux briefer ma mère, s’exclame cette dernière.—Tu ne vas pas pouvoir tout lui dire.—Et pourquoi pas?—Parce que ça paraît insensé et nous ne sommes encore sûrs de rien.—Je lui dirai que Sarah fait des cauchemars et que nous avons vu un spécialiste qui nous a demandé de retranscrire ce qu’elle dit.—Et si elle fait de nouveau une crise de somnambulisme?Sarah nous observe parler d’elle, alors que Maud répond:—Je vais appeler ma mère pour lui expliquer et on verra bien si ça l’inquiète.Je me t
Caroline est repartie aussi tard qu’elle le pouvait, après avoir passé notre après-midi à réfléchir et échanger sur la terrasse. Nous sommes tous d’accord sur le fait que le comportement des Fabre est louche, que tout semble coïncider avec la date de l’accident, et qu’il peut donc y avoir un lien avec les rêves de Sarah. Seulement ce dernier point demande de nouvelles investigations afin de le confirmer.Alors nous avons abordé plusieurs options pour avancer, je peux insister par téléphone pour tenter d’obtenir une entrevue, au risque de me retrouver avec une plainte pour harcèlement. Et harcèlement sur un homme de cette stature, c’est risqué. L’autre option serait d’engager un détective privé, rémunéré, il ne se poserait pas la question de la véracité des faits et se contenterait d’enquêter. Caroline va se renseigner, et nous en ferons de même de notre côté. La dernière option serait de continuer d’enquêter par nous-mêmes, mais il va nous falloir espionner les allées et venues