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Préambule

Author: Geoffrey Legrand
last update Last Updated: 2024-11-28 21:06:48

OSUKATEÏ

L’âme de l’Arbre-Mère

Livre premier

GEOFFREY LEGRAND

PRÉFACE

Osukateï est un nom original dont la prononciation échappe d’abord. Hésitante, elle demande des précisions, des corrections... Elle est balbutiante, comme s’il fallait la mériter. En fait, ce titre est une porte d’entrée, comme un mot de passe qui permet d’accéder, sans le savoir, avant même de commencer sa lecture, à un univers riche, foisonnant et étonnant. Alors il faut répéter ce nom, encore et encore, comme une formule magique, pour qu’il libère son pouvoir...

L’Âme de l’Arbre-Mère.

Ce nom est également une énigme. Puisqu’on apprend dès les premières pages du roman, dès le résumé en quatrième de couverture même, que l’Arbre-Mère porte le nom d’Okateï. Alors qui est Osukateï ? On se pose la question un instant. Et l’on passe très vite, car notre attention est attirée bien vite par un détail inédit, une formulation d’un équilibre mesuré, un personnage à la tournure attachante... À chaque page qui se tourne, se livre au lecteur un nom d’une créativité étonnante, un rebondissement inattendu, un nouveau personnage, un récit où les grands paysages du film Avatar voisinent l’esprit de l’univers de Myazaki...

Entre fantasy médiévale et philosophie japonisante, ce roman nous fait rencontrer Luwise, fille de Seigneur dans un monde où le pouvoir n’est pas héréditaire. En tant que telle, il faut qu’elle fasse ses preuves et sa condition de femme ne lui est pas une entrave. Elle choisit la voie de l’épée et se découvre une étrange connexion avec l’Arbre-Mère. Une connexion perçue par certains comme une malédiction. Sa vie est menacée et elle va devoir comprendre ce don pour survivre et trouver sa place dans ce monde aux codes complexes.

Le récit est mené par la voix de Luwise qui parle de son histoire avec le recul du temps. Ce premier tome est dédié à ses années de jeunesse mais c’est avec maturité qu’est mené le récit. Cette narration interne et à rebours donne une profondeur au roman. Il s’agit des souvenirs, des regrets, d’une femme mûre qui revient avec émotion sur ses actes passés.

L’autre personnage de ce roman, au milieu du foisonnement d‘êtres créés par l’auteur, c’est l’Arbre-Mère. Un lieu de recueillement. Un espace de vie. Un monde dans le monde. À partir de ce symbole somme toute commun, Geoffrey Legrand crée une géopolitique, une philosophie-religieuse, une mystique où le végétal sort de son immobilisme et prend corps et voix pour nous plonger dans une quête essentielle. Un roman qui paraît loin de nous mais qui pourtant résonne furieusement avec ce que nous vivons...

Alexandra A. Touzet

Livre premier

Le Seigneur de la Branche

La graine éclata, projetant à travers les cieux huit blocs de roches qui ne retombèrent pas. Les racines s’enfoncèrent dans le sol et la tige pointa vers le soleil. Les stolons se dispersèrent et se fixèrent en trois points d’où s’élevèrent de nouveaux troncs qui, avec l’initial, constituèrent les piliers des quatre Ramures.

La Plante grandit, déploya ses rameaux immatures dans toutes les directions et ses fûts verticaux toujours plus hauts. Depuis leur demeure céleste, les dieux créateurs et les Grands Démons, maîtres des anciens temps, virent la terre se couvrir de feuillages et disparaître sous la sphère sylvestre délimitant le ciel de la canopée. Ainsi naquit Okateï, l’Arbre-Mère qui abrite toute vie en son sein, depuis les fouisseurs entre ses racines jusqu’aux volants entre ses Branches.

Extrait du conte de la Germination.

Préambule

Les trois juges revinrent dans la salle d’audience après quatre heures de délibéré. Du haut de sa tribune, le plus âgé fixa l’accusé avec des yeux sévères qui, s’ils l’avaient pu, l’auraient consumé sur place. Il eut un pincement de lèvres contrarié avant de commencer à lire ses notes.

— Nibe de la caste des Dénigrés, né Särlëy, vous vous êtes rendu coupable de dissidence, de blasphèmes et d’atteinte à l’ordre public. À ce titre, vous êtes démis de vos rangs et fonctions. Vous embarquerez sur la première galère volante en partance pour les royaumes sylvestres, et il vous sera interdit de revenir sur les Îles des Vents, sous peine d’emprisonnement. Nibe, à compter de ce jour vous n’êtes plus un Aërlyde. La séance est levée. 

Le condamné s’effondra sur son banc. Les épaules affaissées, un regard incrédule perdu dans le lointain, il avait été frappé par la sentence avec la violence d’un coup de matraque à l’arrière du crâne. Le peuple aérien valorisait l’appartenance au groupe. Comme l’air qu’aucune épée ne saurait trancher, il était un et indivisible. Les Aërlydes habitaient des rochers suspendus au milieu des nuages et mus par les courants, espace restreint et cloisonné favorable à l’émergence d’un esprit de corps.

Cette communauté surplombait du haut de ses balcons les ramures de l’Arbre-Mère. Les peuples inférieurs nommaient ses membres les Éthérés. Une élite admirée pour sa sagesse et crainte pour son courroux.

Des années à vivre au sommet à l’égal d’un dieu, et du jour au lendemain, Nibe connaîtrait la solitude et l’exclusion. Il tomberait du rang d’icône à celui de paria, une déchéance qui poussa plus d’un au suicide.

Malgré son abattement, il quitta la salle avec dignité. L’assistance le moquait et le critiquait à voix basse, mais nul n’osait lui jeter à la face le fond de ses pensées. Nibe avait encore quelque chose de menaçant, une lueur dans son regard, celle d’un fauve prêt à mordre.

Droit et fier, il franchit la porte sans se retourner.

Useärn le rattrapa en courant. En son for intérieur, le collègue de Nibe reconnaissait sa lâcheté. Il n’avait pas osé s’afficher en sa compagnie et prétendait encore être son ami. Son soutien dans ce moment difficile n’avait pas plus de valeur que les flatteries les jours de gloire.

— Nibe, attends !

— Que veux-tu ?

— Pourquoi t’entêter ? Renie tes propos, excuse-toi auprès du Conseil, il n’est pas trop tard.

— Ces oligarques sont des imbéciles et ceux qui les servent ferment les yeux de peur de les décevoir. L’Arbre se meurt et eux s’arc-boutent sur des préjugés que nul n’ose contester. Leur inconscience nous mènera à la perte.

— Tes idées sont trop iconoclastes… Tu ne convaincras personne sur la base de simples hypothèses. 

Nibe soupira pour se calmer avant de reprendre d’un ton désabusé.

— Tu as raison. Rassure-toi, je n’ai pas abandonné. Je prouverai mes dires à ce ramassis de vieillards séniles. Je leur collerai ma démonstration en pleine figure s’il le faut.

— Justement. Que pourras-tu faire en quittant Sutanal ? Tu ne trouveras jamais un tel regroupement de connaissances ailleurs que dans notre capitale.

— J’aurai au moins retrouvé ma liberté de penser. Mais avant de m’exiler, j’ai une dernière tâche à accomplir. Veux-tu me rendre service ? Au nom de notre longue amitié. Je dois aller dans la salle du Puits.

— Voyons, Nibe ! Tu viens d’être banni, tu as perdu tes privilèges. Tu pourras t’estimer heureux d’être seulement chassé comme un malpropre !

— C’est pourquoi j’ai besoin de ton aide. Introduis-moi dans l’enceinte sacrée. 

Useärn soupira. La salle du Puits était le lieu d’où les Aërlydes auscultaient les rêves d’Okateï, l’âme de l’Arbre-Mère. L’éther, gaz vecteur de ce prodige, se concentrait entre ces murs et saturait l’air : en inspirer une bouffée établissait une puissante connexion avec l’esprit même de la déesse. La frontière entre l’homme et la divinité s’évaporait, offrant au premier la joie de violer les secrets de cette dernière. Les savants qui se livraient à ce pillage habillaient leur forfait du beau nom de prescience.

Useärn dévisagea son ami avec la condescendance d’un adulte pour un enfant insouciant. Les années passées ensemble n’y changeaient rien. Nibe avait été disgracié, le soutenir reviendrait à le suivre dans sa chute.

— Désolé, rétorqua Useärn. Tu vas trop loin. Je n’ai pas à payer pour tes délires. 

Le visage de Nibe se crispa de rancœur et renvoya à son ancien ami une odieuse grimace. Ce masque cruel passa, remplacé par une profonde déception. Il en était fini de leur complicité. Nibe s’échappa sans un mot, claquant sèchement le pan de sa mante blanche sous le coup d’une sourde colère.

On ne retrouva aucune de ses notes. Il les brûla et en dispersa les cendres du haut de la falaise du cap des cumulus. Ce fut un coup dur pour ses successeurs dont les recherches prirent dix années de retard. Nibe avait eu sa vengeance.

Nibe s’embarqua le lendemain de son procès. Useärn ignorait alors que sa destination avait été mûrement étudiée. Ce fut la dernière fois qu’il le vit. Nibe était sur le pont d’un vaisseau marchand, les mains crispées sur le bastingage, incapable de détourner les yeux de cette ville qu’il chérissait malgré lui.

Chapitre I

Ces souvenirs qui ne m’appartiennent pas

J’ignore comment les historiens futurs me jugeront. Me verront-ils comme un despote, un tyran sanguinaire, une folle qui renversa le monde ? Ou bien mes actes auront-ils une telle portée qu’ils rachèteront mes crimes à eux seuls ? Une chose est certaine, mon nom est gravé si profondément dans le bois de la déesse qu’une éternité serait insuffisante pour l’en effacer.

Pour comprendre mon règne, il faut prendre mon histoire à son commencement. Les vingt premières années de mon existence dessinèrent une trame qui toujours guida mes choix. Des choix qui bouleversèrent la vie de l’Arbre-Mère.

Comme tous les enfants, mes premières réminiscences datent de mes quatre ans. Ce qui précède n’est qu’images fantasmées où je suis spectatrice de ma propre vie. Je ne connais cette époque que par le biais des ragots de vieilles servantes, des veillées funèbres où l’on ressasse les grandes heures du défunt, et des témoignages que je parvins à glaner de-ci, de-là.

Je suis née un soir d’automne, le jour où la lune traverse la seule fenêtre de ciel de Palwite, trouée au milieu des feuillages de la canopée. Un bras d’argent aurait illuminé la nuit durant la pièce où ma mère œuvrait, baignant les lieux d’une lumière d’airain qui apaisait l’angoisse du moment. Cette atmosphère enchanteresse inspira mon nom à ma mère tout juste délivrée : Luwise, lune d’argent.

Celui de mon frère jumeau, en revanche, fut décidé par mon père, Särise. Il avait en effet bien plus de chance de devenir son héritier, les mâles forts étant souvent favorisés lors de la libération du miellat. Särise souhaitait s’attirer les grâces de la providence en choisissant pour mon frère un nom annonciateur d’un grand souverain. Ainsi fut-il nommé Inasu, à côté du soleil. S’il est certain qu’il s’appropria son fils dès son premier cri, il était cependant d’usage à cette époque que le prénom des filles soit donné par la mère et celui des garçons, par son époux.

L’on raconte que mon père fut joyeux et exubérant dans sa jeunesse, puisant une énergie infinie dans le regard de son aimée. Lors d’une campagne militaire, un Seigneur rival et pourtant allié, lui annonça que ma mère se mourait en son château. Oubliant ses devoirs, il délégua le commandement à son premier officier et revint sur l’heure en ses terres où il retrouva sa dulcinée en parfaite santé. Loin d’en vouloir au moqueur, il alla jusqu’à le remercier de sa plaisanterie ; plaisanterie qui ne plut guère à leur suzerain commun. Le Seigneur farceur fut décapité après un procès sommaire.

Quel que fût mon père jadis, c’est un visage que je ne connus jamais. L’accouchement de ma mère se déroula mal et l’affaiblit durablement. Son lait s’empoisonna au point que mon frère manqua de s’éteindre avant la fin de son premier mois. Nous fûmes confiés à une nourrice au bout de deux semaines. Ma mère vécut très mal cette rupture précoce. Sentait-elle les prémices d’une séparation plus radicale encore ? Sa santé vacillante lui interdisait de prodiguer autant d’amour qu’elle aurait souhaité, la fièvre la clouant au lit les trois quarts de la journée. Ses nuits n’étaient que succession de délires durant lesquels elle pleurait nos noms sans rien trouver d’autre à serrer que des draps trempés de sueur.

Elle s’éteignit peu à peu comme une bougie trop courte pour résister jusqu’à l’aurore. Elle mourut un matin de la première lune d’hiver, deux mois après notre naissance, et plus jamais mon père ne sourit. Ma mère s’appelait Litfër, elle avait dix-sept printemps.

Je le confesse sans honte, la chance m’a fait naître sous un toit hospitalier. J’ai souvent regretté de ne pas avoir connu ma mère, mais je n’en ai jamais souffert. Je grandis entourée de dorures et de soieries qui enveloppèrent ma jeune existence d’un cocon protecteur.

Je suis la fille de Särise Sofunada, Seigneur de Palwite, cité de la Neuvième Branche de l’Est. À ce titre, on s’agenouillait devant moi avant mon premier pas, on louait mes mérites avant d’avoir prononcé mon premier mot, je passais mon temps à dormir qu’un garde veillait déjà sur mon repos.

Le jour de ma naissance, mon père nous présenta à la cour, mon frère et moi, comme le plus beau des trésors. Les aristocrates défilèrent et s’inclinèrent devant les princes du royaume, deux nouvelles gemmes sur la couronne du roi.

— Regardez ce garçon ! Il a la force de son père.

— Et cette petite fille ! Le charme de sa mère.

— Si vous observez de plus près, vous remarquerez la noblesse de leurs aïeux. 

Autant d’éloges intéressés auxquels Särise répondait par des formules convenues. Un ballet d’hypocrisies rythmé par une mélodie si souvent entendue. Les faux-semblants n’ôtaient en rien la portée de l’évènement pour notre petite cité, simple bourgade de la canopée ignorée du reste du monde.

Palwite était à l’époque un jeune territoire dont l’importance et la prospérité commençaient tout juste à intéresser les grandes cités du houppier. Mon père, le troisième Seigneur de Palwite, achevait sa quatrième année de règne lorsque mon frère et moi vîmes le jour. Notre arrivée arrangeait bien son affaire, effaçant pour un temps le prestige de son prédécesseur. Il est toujours difficile de succéder à un grand souverain décédé trop tôt. Särise poursuivit ses efforts durant des années pour se voir reconnaître les mérites qui lui étaient dus.

Pourtant, les honnêtes hommes concèdent que Palwite prospéra sous sa régence. Les terres arables gagnaient en épaisseur, l’humus se fortifiait et l’écorce de l’Arbre-Mère n’apparaissait désormais qu’en quelques lieux isolés. Bientôt, les végétaux pionniers, mousses et buissons rachitiques, ne se trouvèrent plus qu’aux marges orientales de la seigneurie, remplacés par d’élégantes futaies soigneusement taillées.

Le port grouillait d’effervescence. Des vaisseaux de tonnages moyens venaient s’arrimer aux éperons qui s’élançaient au-dessus du vide. Sur les quais grossissait une ville à part entière qui s’octroya le nom de Noïrode, la jeune entrée, par où arrivaient voyageurs et marchandises. Les habitations jouxtaient la capitale si bien que l’on ne savait où commençait Noïrode et où s’achevait Palwite. Le commerce était florissant, marchands et artisans ne s’y trompaient pas : ils le devaient à la bonne gestion de mon père à qui il convenait de renouveler leur allégeance.

Les représentants des différentes guildes défilèrent devant le couple royal pour le féliciter de l’heureuse nouvelle. Nous dormions dans notre couffin et n’eûmes pas à supporter les grimaces extatiques des bourgeoises venues admirer les joyaux emmitouflées dans de riches fourrures.

Les chamans seigneuriaux arrivèrent ensuite. Les sorciers avaient pour tâche de suivre l’évolution de la Branche et de conseiller le souverain sur la politique à tenir pour prendre soin du rameau. Le Gardien, responsable des chamans du palais, prit la parole au nom de ses pairs.

— Särise-tame, soyez assuré qu’Okateï observe et approuve vos actes. Ces naissances sont une bénédiction pour votre maison. Élevez-les dans le respect de l’Arbre-Mère et celle-ci sera comblée.

— Je m’y attacherai. Y a-t-il de nouveaux présages sur la croissance du houppier ?

— Non, mon roi. Palwite ne connaîtra pas de bouleversement dans les années à venir. Je parle au nom de la Plante, je ne me hasarderai pas à anticiper l’inconstance des hommes. 

Cette prudence attira des sarcasmes injustifiés : le devin s’en tenait à son rôle. Tel un médecin qui ausculterait un patient, il interrogeait la déesse sur sa santé présente. Les affaires humaines n’entraient pas en ligne de compte.

La question de Särise revenait régulièrement. La Branche n’avait guère grossi aux abords de Palwite malgré les années. Un rétrécissement qu’enserrait la citadelle donnait à la région son aspect si caractéristique. Mille toises séparaient les deux rives, espace occupé par le château et la ville qui s’étalait sans vergogne à ses pieds. Les chamans ne parvinrent jamais à expliquer ce retard de croissance. Un navire voguant depuis des jours entre les Branches et les rameaux immatures dépourvus d’installations humaines, espace aérien que l’on nommait la mer d’éther ou l’océan des vents, découvrait avec soulagement ces côtes découpées. Les marins les décrivaient comme une guêpe au torse effilé et à l’abdomen boursouflé : une proéminence d’une vingtaine de toises de haut dominait la région en amont du nœud. Cette image se retrouvait sur notre blason, un frelon aux ailes en chevron.

À cette époque, le domaine recelait de multiples atouts. Située à l’extrémité du rameau, protégée par une place forte de premier plan, enrichie d’infrastructures de qualité à même d’assurer de nombreux échanges commerciaux, la cité constituait une porte de choix vers les îles aërs.

Le dernier à venir honorer les nouveaux parents était originaire de ces terres accrochées aux cieux. Il se nommait Nibe. Il s’agissait d’un Aërlyde Réprouvé, la caste méprisée des bannis. Ce détail attirait les railleries des courtisans, dissimulant mal l’agacement de certains.

Comme beaucoup de Fylides, mon père éprouvait un mélange de fascination et de haine pour ce peuple supérieur. Accueillir un Éthéré rejeté par les siens conciliait cette dualité. De par son statut de Seigneur, Särise n’avait pas à rougir devant ce paria dont l’origine lui garantissait encore un certain prestige, ou du moins une reconnaissance appréciable au sein de la société sylvestre.

— Lumière sur vous, Särise-tame. Puisse Okateï apporter bonheur à vos enfants.

— Ne sois pas si formel, mon ami, rétorqua Särise. Viens partager notre joie ! Je te veux à ma table pour le festin de ce soir.

— Votre attention me touche. Je ferai honneur à votre maison et dévaliserai chaque plat.

— Ha, ha ! Voilà ce que je voulais entendre. Nous en profiterons pour discuter de tes recherches, Monsieur le Bibliothécaire ! 

Särise accentua les syllabes pour donner au mot une tonalité précieuse.

Nibe était arrivé au château trois ans auparavant. Il avait débarqué d’une galère en provenance des Îles des Vents et s’était présenté au palais sans attendre. Mon père avait délaissé ses occupations pour accueillir cet Aërlyde qui le visitait à l’improviste. On ne faisait pas patienter un représentant du peuple aérien.

Särise eut l’impression d’avoir été roulé lorsqu’il apprit que l’étranger avait été déchu.

— Je me nomme Nibe de la caste des Réprouvés.

— Cette caste n’existe pas, releva un courtisan.

— Elle n’est certes pas reconnue par le Conseil, mais je corrigerai celui qui me désignera comme apatride. Je suis et je reste Aërlyde.

— Ne vous emportez pas, maître Nibe, temporisa Särise. Est-il permis de vous demander les raisons de votre bannissement ?

— Sachez simplement que je n’ai pas commis de crime de sang. 

Mon père examina l’étranger qui le fixait avec fierté.

— Votre âme est donc plus pure que la mienne, conclut-il.

— Seriez-vous un meurtrier, Särise-tame ? s’étonna Nibe.

— Comme beaucoup de guerriers. Revenons à notre conversation. Que venez-vous chercher à Palwite ?

— Un lieu où habiter. Je ne peux retourner sur les terres célestes sans y risquer ma vie.

— Certes. Mais pourquoi Palwite précisément ?

— Il s’agissait de la première escale du navire sur lequel je voyageais. 

Ce point était exact. Bien que mon père soupçonnât un inavouable motif, il s’accommoda de cette réponse.

— Comptez-vous vous installer en notre cité ?

— Avec votre permission, trancha Nibe.

— Je n’y vois pas d’inconvénient. Un hôte de votre marque ne saurait loger ailleurs qu’au château.

— Vous êtes trop bon. 

Nibe ne profita guère des largesses de mon père. Il passait davantage de temps dans la bibliothèque du palais que dans la chambre qui lui avait été donnée. Ce goût prononcé pour la littérature, quoiqu’habituel chez un Aërlyde, éveilla la curiosité de Särise.

Les deux hommes devinrent très proches. Si certains sujets restaient tabous, les langues se délièrent au fil des mois. Mon père me rapporta cet échange peu avant sa mort, à une époque où ces mots trouvaient leur signification à mes oreilles.

— Dis-moi Nibe, l’histoire fylide te passionne-t-elle au point de passer des nuits blanches dans les manuscrits ?

— L’union entre l’Arbre-Mère et le peuple sylvestre est en effet fascinante.

— Pourquoi ne pas aller à Idatanal, la plus grande ville de notre Branche ? Tu y trouverais des montagnes de documents.

— Qu’essayez-vous de me faire dire, Särise-tame ?

— Que cherches-tu dans ces lignes qui t’empêche de dormir ? 

Nibe jaugea mon père. Leur amitié avait grandi depuis leur première rencontre et Nibe considérait Särise comme digne de confiance. Était-ce suffisant pour aller plus loin ?

— Le passé renferme des indices pour comprendre le présent et agir sur l’avenir.

— Faut-il craindre l’avenir ?

— Mes juges ont considéré que non. 

Särise savait qu’il n’obtiendrait pas d’autres précisions. Il réfléchit un instant avant de proposer :

— La bibliothèque a besoin d’un gérant. Un homme pour qui ses ouvrages n’ont pas de secrets serait tout indiqué. 

Nibe fut officiellement nommé archiviste du palais, charge qu’il accomplit avec un professionnalisme irréprochable. Cette fonction lui offrit une place à la cour dans laquelle il se fondit sans difficulté.

Deux ans plus tard, il siégeait aux côtés du couple royal en tant qu’hôte d’honneur. Le château résonnait de rires et de chants. Les farandoles s’étiraient d’une aile à l’autre, happant nobles et serviteurs pour former une file où les marques de rang étaient proscrites. Särise buvait et frappait dans les mains, oubliant le temps d’un soir son statut de souverain. À sa droite, Litfër souriait faiblement, épuisement dû aux efforts des derniers jours avaient diagnostiqué les savants. Elle se coucha tôt, « pour border les bébés », précisa-t-elle. Elle s’éclipsa discrètement, soucieuse de ne pas gâcher la soirée.

Dès lors que la mort prochaine de ma mère fut certaine, l’on confia la charge des deux couffins à une jeune nourrice nommée Mufyl. Son visage doux et rieur est l’une des rares images nettes que je garde de cette époque. Encore aujourd’hui, le son chaleureux de sa voix chantonnant des comptines et ses mains essuyant délicatement un peu de lait à la jointure de mes lèvres, demeurent associés à la notion de sérénité. Lorsque ces simples détails me reviennent à l’esprit, je sais que je suis au repos.

Mufyl. Cette femme me fut arrachée dès mon sevrage, immédiatement remplacée par des dames de compagnie, certes dévouées et attentionnées, mais qui ne purent jamais ôter de mon cœur la seule que j’appelais maman.

Papa est un mot que je ne me souviens pas avoir un jour utilisé. À l’heure où je balbutiais à peine, j’étais comme orpheline. Mon père était en campagne au loin ou n’avait pas le temps de venir nous voir. Et si parfois, mon frère et moi avions le privilège de recevoir une visite paternelle, toute l’attention était réservée à Inasu. Oh, je ne peux pas dire que cela me contrariait. À cet âge, l’on ne se rend pas compte de ces choses. Mais je regrette d’avoir manqué de père durant mes six premières années.

À sa décharge, cette période terminait une longue série de guerres qui opposaient son suzerain Kawalië à son rival Seïosu. Kawalië était un Seigneur juste mais intraitable au sujet de la fidélité et du devoir. Mon père et lui se heurtaient parfois sur les obligations contradictoires envers son suzerain et Sa Seigneurie.

Ces rares insubordinations étaient palliées par les talents guerriers de mon père, tant au maniement des armes que pour la direction des troupes. Cette compétence résultait de l’expérience d’une douzaine d’années passées sur des champs de bataille.

Ce savoir, mon père le destinait à mon frère Inasu. Il était le garçon, il devait avoir la préférence d’Okateï au moment de la succession au trône. L’histoire ne fut pas écrite en ce sens. Un jour, la plume a dérapé.

Chapitre II

Le prince Inasu

Mon premier vrai souvenir est ce jour de triomphe qui fêtait le retour de mon père. Les troupes prêtées à son suzerain, le Seigneur Kawalië, revenaient victorieuses. Sur les quarante chevaliers partis six mois auparavant, seuls cinq manquaient à l’appel, des pertes modérées en comparaison d’autres conflits. On racontait que cette guerre avait pris la vie de plus de trois cents hommes du rang, chose que l’on se garda bien de me préciser à l’époque. Mais qui se soucie des inams ?

Särise ramenait de ces expéditions lointaines épices et plantes inconnues, animaux étranges et oiseaux bavards plus colorés que les ocres des mondes inférieurs, ainsi que des prisonniers choisis parmi les nobles familles des peuples vaincus en gage de paix pérenne. Mon père avait ainsi la charge d’un jeune garçon à la peau tannée par le soleil.

Nortenam, tel était son nom, fut toujours traité avec le respect dû à son rang, sans toutefois lui accorder la même considération qu’à un noble de la famille. Bien que de quatre ans mon aîné, Nortenam avait un caractère distant et solitaire, sans doute la raison de ce charme particulier propre aux gens inaccessibles. Mon jumeau et moi le considérions comme un grand frère et le revendiquions avec autant d’autorité que s’il avait réellement été de notre sang. Sentiment que ne partagea jamais Särise, notre père, bien qu’il entretînt de très bonnes relations avec le prince étranger. Il lui fournit logement, nourriture et éducation, une place enviée dans la société. Il en vint même à lui accorder sa confiance et à déposer sa vie entre ses mains en le faisant plus tard chevalier. Malgré cela, je suis convaincue qu’au fond de lui, Särise l’a toujours vu en captif, la garantie vivante de la paix entre deux peuples.

À cette époque, le palais était pour Inasu et moi un monde à explorer, une terre inconnue recelant mille endroits secrets où se cachaient des trésors tous plus extraordinaires les uns que les autres. Ainsi parcourions-nous les chambres, les salles de réception, les grands halls comme s’il s’agissait de nouveaux territoires à conquérir. Le ballet des valets devenait la danse d’animaux exotiques, les nobles vêtus de leurs plus beaux atours se métamorphosaient en peuplades barbares escortées par les gardes dont les allures martiales, bien réelles, ne manquaient pas de nous intimider. Les soldats étaient les seuls adultes que nous voyions avec nos yeux d’enfants sans trop d’erreurs. À chaque fois que j’y repense, je me demande si nous n’étions pas plus lucides à cet âge, notre regard encore vierge du joug des préjugés.

Un lieu nous impressionnait plus que tout autre. Les cuisines étaient encore un endroit sanctuaire, domaine des prêtres. Les Fylides dans leur grande majorité ne pouvaient manier le feu sans être punis de mort, pas même le Seigneur de la Branche. Le contrôle de l’élément interdit par le clergé remonte à la tragique histoire du Seigneur Wisey.

Wisey-tame régnait il y a de nombreux siècles, lorsque l’Arbre-Mère faisait encore figure d’arbuste. Si le feu était craint et évité, nulle loi ne limitait son usage. Wisey utilisait l’Incandescent contre ses ennemis dans le but de ravager leurs territoires. Plus d’une Branche furent brûlées jusqu’à l’écorce, les vents balayant l’humus accumulé pendant des années, que des générations seraient nécessaires à régénérer. Pire encore que ces ravages, la complainte silencieuse de l’Arbre-Mère bouleversa les mœurs. Seuls les chamans ressentaient cette clameur, mais ils en transmirent si bien la douleur que l’ensemble des défenseurs d’Okateï se liguèrent en une alliance sacrée. Le dément fut mis à bas et le feu fut déclaré tabou.

Les prêtres étaient des Fylides initiés à la pyrologie par des Aërlydes Dénigrés, seuls autorisés à transmettre cette science. L’entretien d’un brasier se limitait à un nombre restreint de sanctuaires où la présence d’un prêtre était indispensable. Les cuisines comptaient parmi ces endroits particuliers où l’usage de l’Incandescent était toléré.

Voir ces hommes austères et sérieux, surveillant les allées et venues d’un œil inquisiteur, était pour nous le comble de l’étrangeté. Ces hommes aux lourds habits de cuir, telle une seconde peau que d’amples mouvements plissaient avec peine, souvent grimés de suie, avaient l’air de sorciers occultes se livrant à quelques ténébreux rituels.

Un jour où nous nous faufilions à quatre pattes sous les longues dessertes garnies des plats du soir, nous décidâmes, mon frère et moi, de capturer l’esprit rougeoyant. Nous comptions l’emprisonner dans ces cloches de verre qu’accrochaient les prêtres à leurs toges, et le ramener jusqu’à notre chambre. Chance ou adresse, nous parvînmes à notre but sans nous faire remarquer, si près que l’irradiation des flammes couvrait nos visages d’un voile brûlant. Nous savourions cette douce chaleur sans en soupçonner le réel danger.

— Qui va le premier ? demandai-je, impressionnée.

— Moi, j’ai pas peur, rétorqua mon frère.

Inasu s’avança du foyer et empoigna à pleine main une braise aux rougeoiements hypnotiques. Il poussa un cri qui tétanisa l’assemblée. Par contagion, je me mis à hurler, sans comprendre ce que ressentait Inasu, oubliant notre jeu et la discrétion qu’il supposait. Mon frère à genoux, plié de douleur, tenait cette main qu’il ne sentait plus, dévorée par l’esprit du feu.

Bientôt, les prêtres accoururent affolés, comme si leur propre vie était menacée. Ils versèrent de l’eau glacée sur la plaie sans discontinuer, mobilisant l’aide de tous pour soigner le prince.

On mangea froid ce soir-là, par décret seigneurial. Inasu resta alité trois jours durant sous la surveillance constante de médecins. Contrairement aux craintes premières, la brûlure ne s’infecta pas et si une cicatrice persistait, du moins la main était-elle sauvée.

Sans le vouloir, mon frère et moi venions de créer une crise politique majeure au sein du palais. Une poignée de nobles virulents, opposants de longue date de Särise, se saisirent de l’affaire pour mettre mon père en difficulté.

— Il faut juger le prince Inasu ! martelaient les frondeurs. Il y a des précédents. 

Mon père n’avait guère le choix. Le crime de mon frère était indéniable et la loi fylide intraitable dès qu’il s’agissait de l’Incandescent. Hormis les prêtres et les Aërlydes, quiconque était pris à manipuler le feu encourait le châtiment suprême. Mon père était homme d’honneur et avait fait serment de respecter la justice. Si tel devait être le cas, il ordonnerait l’exécution de son propre fils.

— Que pouvons-nous faire ? demanda-t-il un jour à son ami Nibe.

— Nous pouvons exploiter une faille : un simple humain peut manipuler l’Incandescent dans l’enceinte du foyer sous la surveillance du clergé.

— Voyons ! Mon fils n’est ni un forgeron ni un cuisinier.

— Peu importe. Une seule question demeure : le brandon attrapé par le jeune prince est-il retombé dans le foyer ou en dehors ? 

Les rides désespérées de mon père se relâchèrent pour la première fois depuis des jours.

— À l’intérieur, admit-il. Il reste un obstacle : les prêtres n’admettront jamais avoir failli dans leurs tâches, à raison qui plus est ! Le garnement s’est faufilé à leur insu jusque dans les cuisines.

— Vous sont-ils loyaux ? demanda Nibe.

— Oui, mais davantage encore aux Îles des Vents. 

Les Îles des Vents, ainsi nommait-on le pays des Aërlydes dont les terres survolaient littéralement la canopée, avaient dépêché un ambassadeur à Palwite, le Dénigré Kläuwos. Un homme droit et efficace dont chaque action œuvrait pour la gloire de son peuple. La remarque de Särise doucha l’enthousiasme de Nibe.

— Il faudra négocier, se contenta-t-il de répondre.

Mon père rencontra l’ambassadeur Kläuwos en privé. Je ne sus jamais les propos échangés car mon père se murait dans un silence empli de rancœur sitôt le sujet abordé. Une chose est certaine : il paya cher la vie de son fils.

Lorsqu’arriva le jour du jugement, mon père écouta chaque témoin, certains effrayés de commettre un faux pas qui condamnerait le jeune prince, d’autres ravis de solder de vieilles querelles par l’intermédiaire de ce procès. Puis vint le tour de Nibe qui exposa sa plaidoirie.

— En effet, reconnut le grand prêtre. Mes frères ont vu approcher Tanide Inasu. Il était hélas trop tard pour réagir. 

Cet aveu, un mensonge éhonté flagrant, offusqua ceux qui dans l’assemblée avaient cherché à nuire à mon père. La colère avait gagné en ampleur au point de nécessiter une intervention de la garde pour ramener le calme, lorsque l’ambassadeur Kläuwos prit la parole.

— La loi est la loi. Grâce à la vigilance du clergé, l’Arbre-Mère n’a été mise en péril à aucun moment. 

Les mots d’un Aërlyde avaient un poids tel que les Fylides retournaient à leur niche sans se plaindre, quel que soit leur rang. Cette vérité, cruelle et humiliante, attestait de l’aura de science et de sagesse jamais remise en cause dont bénéficiait le peuple aérien. L’assemblée reprenait à peine son calme lorsque Kläuwos ajouta une phrase qui versa de l’huile sur les braises encore chatoyantes.

— Néanmoins ! L’enfant a commis une faute à son insu. 

Les opposants à Särise retrouvèrent le sourire, attendant la sentence. Une nouvelle fois, l’Aërlyde leur asséna une gifle retentissante.

— Une faute pardonnée par sa jeunesse. À l’inverse, Tanide Inasu a montré une curiosité digne d’un initié. Le prince Inasu gagnerait beaucoup à bénéficier d’une éducation aër. 

Une éducation aër ! L’ambassadeur entendait en faire un Aërlyde, grand privilège accordé aux dirigeants fylides de premier ordre.

Privilège. Dévoué aux sciences et à la méditation, le peuple aérien tirait son savoir de l’éther, ce gaz dans lequel flottaient les Îles des Vents et dont l’excès provoquait une irréversible stérilité. Aussi la coutume liait-elle les Fylides et les Aërlydes, les premiers donnant les fils nobles aux seconds qui, en échange, offraient aux Ramures savoir et technologies. L’incommensurable avance dont jouissaient les Aërlydes leur accordait un prestige aveuglant sur les peuples inférieurs, éclat que les familles fylides espéraient s’approprier en confiant leur sang aux Éthérés.

Särise coula un regard vers Nortenam, le prince étranger. Alors que l’assemblée s’enthousiasmait de la proposition de l’ambassadeur Kläuwos, le Seigneur de Palwite voyait dans son jeune captif le reflet du futur de son fils. Rien de plus qu’un prisonnier de sang royal. Hélas, avait-il réellement le choix ?

— Nous remercions les Sages des Îles des Vents pour une si généreuse proposition, déclara mon père. Nous promettons d’y accorder la plus vive attention. Pour le moment, Inasu est trop jeune et la question ne se pose pas.

— C’est l’affaire d’un an ou deux. Trois au plus, insista l’ambassadeur. Ne tardez pas trop, cette opportunité ne se représentera pas. 

Ainsi s’acheva le procès d’Inasu, tout juste âgé de quatre ans. Un non-lieu fut prononcé, vivement poussé par cette semi-promesse faite aux Aërlydes de leur confier le prince de Palwite.

Comme la salle d’audience se vidait, Nibe se retrouva nez à nez avec l’ambassadeur Kläuwos au détour d’un couloir opportunément isolé.

— Que manigancez-vous, Kläuwos ? Le prince d’une petite bourgade de la canopée est d’une maigre valeur pour Sutanal.

— Et vous, Nibe ? Pourquoi avoir choisi de vous réfugier dans cette petite bourgade ? Y avez-vous trouvé ce que vous êtes venu chercher ? 

L’ambassadeur lui décocha un sourire narquois où planait une ombre menaçante. Nibe se figea. Kläuwos tendait un piège grossier... Non, il ne savait rien, pensa le banni. Comment le pourrait-il quand Nibe lui-même pataugeait en plein brouillard ?

Après cet épisode, Nibe devint le précepteur du prince et de la princesse. Le moindre incident était prétexte à un enseignement. Il y avait de l’urgence dans chacune de ses leçons. L’un de ses élèves allait lui être enlevé au bout de quelques années. Le temps lui était compté pour le former et le préparer à affronter un avenir qu’il connaissait mieux que personne pour l’avoir lui-même enduré.

Comment décrire mes relations avec mon frère jusqu’à mes six printemps ? À part quelques anecdotes qui se sont gravées dans ma mémoire, je ne me souviens pas suffisamment de cette période pour l’expliquer clairement. Sans doute l’affection fraternelle se vit-elle avec la douceur d’une brise d’été, laissant le seul souvenir de jours heureux. Je peux toutefois assurer que mon attachement n’était pas feint. Même si les contours de son visage à cet âge sont devenus flous, la douleur encore vive de son enlèvement me prouve qu’il était plus à mes yeux qu’un simple compagnon de jeu.

Nous avions passé ces dernières années sans nous quitter, et le monde autour de nous n’avait de sens sans l’autre. Inasu était mon seul ami de nos âges. Non que l’on m’interdît de fréquenter les autres enfants, plutôt que je n’avais jamais eu la volonté de me lier. Une armée de cousins gravitait pourtant autour de nous, ou par affection réelle, ou poussée par leurs parents en quête des bonnes grâces du Seigneur. Blasée, tout juste me donnais-je la peine de les saluer en les croisant.

En classe, nous n’étions que deux avec Nibe comme précepteur. Dans nos appartements, les servantes prenaient grand soin d’effacer leur présence pour ne laisser que le fruit d’un labeur consciencieux. Lors de cérémonies officielles où nous étions forcés d’apparaître, notre rang et notre famille nous hissaient sur un piédestal inaccessible, véritable forteresse contre toutes marques d’amitié qu’un esprit aventureux aurait eu l’audace de montrer. Par état de fait autant que par choix, nous demeurions en vase clos.

Notre passe-temps favori consistait à escalader la branche de la Vieille Dame, une petite excroissance de l’Arbre-Mère dans les jardins du palais. Nous grimpions sur cet étroit rameau couvert de mousse, pour vite disparaître derrière un écran de verdure. Après à peine quatre toises, le feuillage d’un vieux saule pleureur dégringolait jusqu’à la cour du palais, dissimulant notre escapade aux yeux de nos chaperons.

Au-dessus, la canopée se perçait d’une fenêtre de ciel, minuscule tache bleue que je pouvais couvrir avec ma main d’enfant. Si le canevas d’étoiles était un ravissement, la danse des nuages nous comblait de par son incessante originalité et son allure apaisante, rythmée par le bruissement des feuillages alentour.

Enfants de l’Arbre-Mère, nous n’en étions pas moins captivés par le ciel. L’azur parsemé de gouttes lactées semblait recéler le secret d’une liberté interdite.

Nous restions dans notre cachette des heures, jusqu’à ce que la cohue des servantes affolées nous tire de nos rêveries. Nous demeurions allongés à discuter et à nous raconter nos voyages futurs dans ces contrées bleutées. Nos délires avaient les mots de l’enfance et l’angélisme qu’elle autorise. Néanmoins, ces rêves avaient une légèreté et une insouciance qui me laissent encore songeuse.

Par moments, la silhouette d’un navire se découpait dans le ciel comme celle d’un cygne tranchant la surface irisée d’un lac aux dernières heures du jour. Nous suivions la lente progression du vaisseau à la limite de la canopée et l’imaginions voguer vers les Îles des Vents, affrontant de violents orages sans jamais sombrer, pour enfin accoster dans les ports aërs où il livrerait sa cargaison.

Il était rare de voir les Îles des Vents à travers cette étroite ouverture. Flottant à plusieurs lieues au-dessus de l’Arbre-Mère, le territoire mouvant des Éthérés errait au gré des courants trop haut pour qu’on les distingue à contre-jour. Il arrivait parfois qu’elles passent au-devant de la pleine lune et y dessinent leurs contours plusieurs nuits d’affilée.

Qu’y a-t-il de plus énigmatique qu’une ombre derrière un paravent ? Laisser entrevoir des formes distinctes et pourtant dissimulées, dévoiler la peau diaphane du poignet tout en cachant le reste du corps sous des habits de soie ; l’art de la séduction est de suggérer sans rien montrer. Nous n’en avions pas conscience alors, mais ces apparitions rares et sublimes des Îles des Vents dans ce ciel que nous aimions tant, cultivaient chez mon frère et moi, une fascination qui s’apparentait parfois à de l’adoration.

Un jour où nous étions allongés sur un lit de mousse qui tapissait l’écorce de la Vieille Dame, mon frère se redressa brusquement avec cet air farouche et déterminé précédant les annonces mûrement réfléchies.

— Un jour, moi j’irai là-bas ! J’vais prendre la barque du père Dylate et même que j’irai tout droit jusqu’au ciel ! 

Il s’était dressé du haut de ses cinq ans et pointait d’un doigt conquérant la fenêtre de ciel qui découpait la voûte sylvestre. Il était beau.

— Emmène-moi ! Tu m’emmèneras, dis ? m’écriai-je, folle d’inquiétude à l’idée d’être abandonnée.

Pour toute réponse, il me retourna un sourire confiant, suffisant pour enflammer mon cœur. La fermeté de sa résolution scella le serment, et pour nous deux, notre destin ne faisait plus de doute : nous parcourrions les cieux en quête de nouveaux espaces.

Nous étions jeunes et innocents.

Cela se produisit le premier jour du mois de Frondaison. Depuis quelque temps déjà, l’air était devenu lourd d’orage. Les murmures aux détours des couloirs se multipliaient comme croît le bruit de l’eau bouillonnante à l’approche d’une cascade.

Nous étions en classe avec Nibe lorsque le chancelier arriva en trombe dans la salle. Son arrivée fracassante et le ton affolé dont il usa pour appeler mon frère gravèrent cette scène dans ma mémoire.

Un moment de silence suivit l’annonce du chancelier. La convocation de mon frère avait suspendu le temps. Nibe ferma le livre entre ses mains, le posa sur une table puis s’avança vers Inasu pour enfin s’agenouiller devant lui. Il respecta scrupuleusement l’étiquette, nommant l’enfant par son titre, avec une solennité inquiétante.

— Tanide, voici venue l’heure de montrer votre courage. Vous allez être conduit à Sutanal, première cité des Îles des Vents. Vous verrez, c’est un endroit incomparable à tout ce que vous avez vu jusqu’à présent. Le visiteur est émerveillé, celui qui y vit doit affronter ses perversions. Soyez fort, Tanide. Si tel est votre destin, vous reverrez un jour les vôtres. N’oubliez jamais vos racines, n’oubliez jamais que vous êtes un fils d’Okateï. L’éther est puissant et le tribut à payer, lourd. Votre volonté sera votre seule arme. 

Son jeune élève le fixa avec des yeux perdus et se contenta de hocher de la tête mécaniquement. Nibe marqua une pause avant de reprendre en adoucissant son regard :

— Allez à présent, et faites honneur à la maison de Palwite. 

La cité était en effervescence. Non pas la chaleureuse agitation des jours des fêtes, mais le tumulte inquiet à l’approche d’une armée d’invasion. Un navire aër s’était amarré au quai principal de Noïrode. Ces vaisseaux, tout de métal blanc argenté, ont une allure qui inspire tantôt l’admiration, tantôt la crainte. Jamais ils ne laissent indifférents. Pour ma part, je le vis depuis les terrasses du palais d’où il m’apparut immense et majestueux. Sa coque dépassait les toits du bourg d’au moins une toise, tandis que ses mâts rivalisaient avec les plus grands arbres.

L’ambassadeur Kläuwos était venu accueillir la délégation accompagné d’une poignée de notables fylides, juste assez pour honorer les visiteurs. L’absence du Seigneur Särise ne fut guère appréciée, selon la rumeur. Nos hôtes se gardèrent de relever publiquement l’outrage. Cette visite était-elle si importante que les hautains Aërlydes puissent supporter l’affront ?

Kläuwos conduisit cinq Aërlydes Dénigrés escortés d’une demi-douzaine de gardes ailés jusqu’aux portes de la citadelle. Särise, flanqué de quatre officiers et de ses proches conseillers, les y attendait. L’affaire était entendue, rien ne pouvait ramener le souverain de Palwite sur sa décision. Pourtant, les deux parties restaient sur la défensive.

Särise accompagna ses visiteurs jusqu’à la salle d’audience où nous fûmes à notre tour convoqués, mon frère et moi. Je me serrai aux côtés de Nibe dont la présence était superbement ignorée par les autres Aërlydes, tandis qu’Inasu était amené à la droite de mon père, face à l’assemblée. On l’avait habillé richement, les marques de son rang bien en évidence.

L’emballage affichait clairement une marchandise de statut royal.

Le chancelier parla le premier, saluant les invités et les assurant de l’éternelle amitié entre nos deux peuples. Puis il continua avec ces mots qui restèrent pour moi longtemps incompréhensibles :

— Soyez remercié, peuple aër, d’avoir porté votre choix sur l’un des nôtres. C’est grand honneur de confier au Puits de Science le sang de notre Lignée. Puissiez-vous considérer ce don comme la marque de notre indéfectible loyauté. 

Il s’agenouilla devant la rangée imperturbable avant de rejoindre sa place. L’un des Aërlydes, un homme grand et marqué par les ans, vêtu du même habit blanc-gris que ses condisciples mais ceinturé d’une bande noire et jaune qui le distinguait, s’avança face à mon père.

— Seigneur Särise, au nom des Aërlydes, je m’incline devant votre intelligence et votre courage. Il est difficile de se séparer d’un enfant, fut-ce pour l’essor des Îles des Vents. Soyez rassuré, votre fils sera considéré avec les égards que réclame sa qualité et profitera de la meilleure éducation. Soyez fier, chantez-le alentour ! Par ce lègue, vous contribuez à la grandeur de notre nation, et par là même, à votre propre élévation. Nous nous y engageons, le nom de Palwite sera doré et défendu dans les cieux autant que sur l’Arbre-Mère. Puissiez-vous user avec honneur et sagesse du pouvoir nouveau que nous vous accordons. 

Mon père se contenta d’un hochement de tête formel. En dehors de ce timide signe, ses traits semblaient avoir été moulés sans expression dans de l’argile. L’Aërlyde se tourna vers mon frère et lui dit :

— Prince Inasu, il est l’heure de faire vos adieux à votre famille. Nous partirons tout de suite après.

— Où allons-nous ?

— Aux Îles des Vents. 

Son visage s’illumina. Je comprenais son sentiment : son rêve s’accomplissait enfin et je me réjouissais de sa bonne fortune. Aux yeux d’Inasu, il n’y avait aucune différence entre nous deux : si lui s’en allait vers les cieux, sa sœur l’accompagnerait.

— T’entends, Luwise ! Nous allons au ciel ! dit-il en s’élançant vers moi.

Je ressens encore l’étreinte qu’il m’adressa ce jour-là. Son bonheur m’étouffait presque. On dut me l’arracher en lui ordonnant d’aller saluer son père, devoir auquel il se plia sans rechigner.

Lorsque les Aërlydes le prirent par la main pour l’emmener, je ne pus faire qu’un pas avant d’être retenue avec poigne. Je tardai à comprendre ce qui se passait. Nibe m’empêchait de retrouver mon frère qui s’en allait vers le firmament. Pour la première fois, j’éprouvai de la colère envers mon précepteur, une colère croissante et irrépressible.

Inasu continuait sans rien remarquer jusqu’au seuil des portes d’honneur. Je dus pousser un cri de désespoir qui résonna dans la salle, si puissant et strident qu’il m’assourdit un temps. Je fondis en sanglots.

J’entendis vaguement mon nom dans la voix d’Inasu, étouffée par une brume qui amortissait le moindre son. Mes yeux se couvraient d’un voile d’eau salée. L’image d’Inasu traîné dans la cour par les prêtres se mêla aux murs et au sol pour devenir une lumière grisâtre, vision brouillée par mes larmes.

La première nuit loin de mon frère fut un calvaire. J’avais tant pleuré que mes yeux étaient irrités. J’avais tant crié que ma voix était cassée. Je m’étais tant débattue que mon corps souffrait des étreintes musclées qui m’avaient tenue prisonnière. Tout mon être n’était plus que douleur pourtant bien fade en comparaison de ce qu’endurait mon cœur.

Le lendemain, je m’enfermai dans le silence. Je croyais le monde ligué contre moi et m’en défendais en lui offrant mon plus triste visage. Si cette grimace s’estompa rapidement, mon mutisme demeura plusieurs jours.

Nibe tenta de m’approcher à maintes reprises, mais je le chassai avec une violence ingrate. Je le tenais responsable de mon malheur, lui plus que tout autre. Haine injuste dont je porte encore la honte.

Je mangeais peu. Je m’enfermais des heures dans ma chambre, généralement pour pleurer. Un rien me dégoûtait. Mon père, par mimétisme sans doute, se renferma également. Avec le recul, j’imagine qu’il lisait dans mon comportement une rancune mortelle à son égard. Un de ses proches conseillers me confia ensuite qu’il ne s’était jamais pardonné ce jour où il avait vendu Inasu aux Aërlydes. Il est certain que son tempérament déjà sombre s’obscurcit davantage. La mort de ma mère avait entamé sa joie de vivre ; Inasu parti, seule la présence de sa fille justifiait ses efforts pour paraître vivant.

Malgré l’évidence, je conservais d’infimes illusions et échafaudais des plans plus irréalistes les uns que les autres pour rejoindre mon frère. Régulièrement, je me rendais en haut de la branche de la Vieille Dame, comme si entrapercevoir les cieux me rapprochait de lui.

Alors que je restais à me morfondre et à m’isoler dans ma cachette, j’entendis une brindille se briser derrière moi. Je bondis presque tant j’avais cru mon refuge inviolable. La frayeur se mua en surprise lorsque je découvris Nortenam se penchant pour passer une branche interdisant l’accès. Il contempla l’endroit encore secret tandis qu’il se redressait.

Outre la fenêtre de ciel qui semblait un diamant dans la voûte sylvestre, mon repaire se parait de ses plus beaux atours pour séduire le visiteur. Un tapis de mousse couvrait l’ensemble de l’écorce comme l’on dresse une table de fête d’une fine nappe brodée. Ni trop sèche, ni trop humide, elle invitait à un doux sommeil empli de rêves.

Des rideaux de feuillages s’alignaient tels des murs ondulant au gré des vents nous gardant à l’abri des regards. Le bruissement constant des feuilles semblait le doux murmure d’une mère venue border son enfant. Un cocon de verdure pour mon âme meurtrie.

Quand Nortenam eut achevé sa rapide inspection, il me fixa et resta un moment à me jauger. Je n’aurais pu dire ce qu’il ressentait tant son visage demeurait imperméable à la moindre expression. Sans doute était-ce là sa façon de faire payer l’arrachement aux siens, en cachant à ses geôliers le visage lumineux qu’ils auraient pu espérer.

Nortenam me semblait un géant aux traits juvéniles avec sa taille et sa carrure déjà bien formée. Ajoutées à son allure austère et distante, il inspirait aux gamins de mes âges si ce n’est de la peur, du moins de l’appréhension. À mes yeux pourtant, il n’en était rien. Un frisson me parcourait toujours lorsque mon regard venait à le croiser, mais c’était là plus un tremblement d’admiration que les spasmes froids de l’angoisse.

Nortenam avait un ton naturellement altier que seule la mauvaise foi aurait qualifié de hautain. Il n’y avait nulle fausseté dans sa voix. Chacun de ses mots trahissait sa noblesse et rappelait, pour qui venait à l’oublier, qu’il était hôte de sang royal. Pourtant, il n’en abusait guère et ses paroles touchaient d’autant plus son auditoire qu’elles étaient rares.

— C’est un beau palais, Tawide. 

Nortenam préférait m’appeler par mon titre plutôt que par mon prénom. Je le lui reprochais souvent mais rien n’y fit.

— T’as pas à venir là ! Va-t’en !

— Est-ce bien ce que vous voulez ? 

Il plongea son regard dans le mien et je me sentis fléchir.

— Dis rien à père et aux autres, hein ? Ici, c’est chez moi. J’m’y sens bien, sans personne. Jure de rien dire !

— Le lieu ne changera pas votre douleur. C’est une prison dans laquelle vous vous enfermez.

— Même pas vrai ! T’y comprends rien ! T’as pas perdu ton frère !

— C’est vrai, je n’ai pas perdu de frère. Être arraché à ses parents, à ses sœurs et aux restes de sa Lignée doit toutefois s’en approcher. 

J’avais parlé sans réfléchir, les mots dictés par la colère. La correction infligée par Nortenam m’ouvrit brusquement les yeux. La honte me monta au front et noua ma gorge jusqu’à m’empêcher de parler. Je m’écroulai à genoux dans la mousse fraîche, les mains couvrant mes yeux pour retenir ces larmes que je refusais de montrer.

Nortenam se sentit gêné par un tel spectacle. Ce fut l’une des rares fois où je le surpris dans un instant de faiblesse.

— N’ayez pas honte de pleurer, on dit que ça élimine l’humeur qui bloque les sens. 

Il hésita.

— Permettez-moi de vous faire un cadeau. 

Tandis que je relevais la tête, il sortit de sous sa tunique une longue flûte traversière d’un bois blanc veiné de noir. Une essence qui m’était inconnue, sans doute venue du Sud.

— Ma mère en jouait. Les mélodies sont gravées en moi, je n’ai plus besoin de les entendre pour me souvenir de son visage. Elle me la donna le jour de mon départ. Voir cette flûte est à la fois un supplice et un enchantement. Tenez, je vous l’offre.

— J’peux pas, m’écriai-je. Un cadeau de ta mère !

— Mère aura toujours sa place dans mon cœur. En revanche, vous voir ainsi est insupportable. Je vous confie cet instrument. Puisse-t-il vous apporter du réconfort. 

La première fois que je pris cette flûte dans mes mains, elle me sembla lourde du passé de Nortenam. Je m’y attachai immédiatement. Après tout, je tenais entre mes doigts un peu du prince du sud. À partir de ce jour et durant de longues années, ce simple bout de bois percé et élégamment taillé accompagna mes moments de mélancolie. Lorsque je jouais de cette flûte, j’imaginais les notes s’envoler vers mes amis disparus pour les trouver où qu’ils soient, serait-ce dans le Tronc Originel, le royaume des morts.

Je me tournai vers le jeune garçon et lui adressai mon premier sourire depuis longtemps. Il fut difficile, les muscles se tirèrent avec effort. Ce simple signe d’amitié retira un poids enfoui en moi. Mon deuil s’achevait et si la douleur demeura, elle devint supportable.

— D’accord. Mais chais pas jouer... Tu peux me montrer ?  demandai-je timidement.

Nortenam prit la flûte et l’amena délicatement à ses lèvres. Il en tira une mélodie langoureuse qui serrait le cœur et portait la larme à l’œil. On y comprenait la solitude de l’expatrié guettant les étoiles dans les fenêtres de ciel, les mêmes certainement que regardaient les siens au loin. Cette musique s’étira de longues minutes, durant lesquelles Nortenam oublia ma présence et le lieu où il se trouvait.

On parle encore à Palwite de ce jour où l’Arbre-Mère résonna d’une mélopée qui émut chacun. Elle se propageait le long de la Branche jusqu’au cœur de la ville basse. Selon la rumeur, Okateï avait joué pour ses serviteurs. Il y avait peut-être du vrai. Du haut de ses dix années, Nortenam ne jouait plus, il était envoûté, transporté dans un autre monde. Il m’arrive de penser qu’Okateï s’était effectivement emparé de lui pour l’occasion. La déesse nous parle à travers les artistes, dit-on. Quoi qu’il en fût, j’avais été si émerveillée que je voulus apprendre sur-le-champ.

Lorsque je revins au palais, je me dirigeai vers Nibe et l’abordai avec autorité pour qu’il m’enseigne la musique. Lorsqu’il vit ma mine déterminée, ce regard farouche qui ne souffrait aucun refus, il sourit. En un instant, ces dernières semaines de chagrin et de colère s’évaporèrent. Il me répondit la voix serrée, une larme miroitant à l’angle des paupières :

— Ce sera un honneur, Tawide.

Chapitre III

Le Bras de l’Arbre-Mère

La mélancolie qui m’avait enveloppée plusieurs mois durant semblait s’envoler avec les notes de ma flûte. Le plus souvent, je jouais seule dans ma chambre, m’entraînant sans relâche, si bien que j’acquis vite un niveau acceptable. Il me suffisait de fermer les yeux et de me laisser emporter par la mélodie, pour qu’apparaisse le visage d’Inasu. Je décidai de baptiser cette flûte Änyrode, souvenir.

Ce jour-là, je me fondis dans l’onde musicale lorsqu’un craquement me tira de ma rêverie. Réveillée en sursaut avec cette humeur détestable des matins difficiles, je me précipitai à la fenêtre d’où venait la nuisance. Je remarquai d’abord une branche cassée sur le tronc de l’arbre le plus proche, orientée vers ma chambre. En baissant les yeux, je découvris un jeune garçon de mes âges sur les débris de ladite branche, qui se massait le dos et examinait ses écorchures.

— Eh toi !  hurlai-je, furieuse.

Le jeune espion releva la tête, le visage empreint de terreur, avant de déguerpir sans demander son reste. Sa démarche gauche, naturelle après une telle chute, m’amusa follement et je pris cela comme paiement de l’offense. Ses habits déchirés par sa mésaventure ne trompaient pas sur sa condition modeste. Des étoffes en lin cousues chichement entre elles, sans la moindre fioriture ni aucun motif en fil doré ; des sandales dont les lanières de cuir menaçaient de rompre à chaque instant ; il aurait pu se mêler à n’importe quel inam si ses cheveux ne le distinguaient d’entre tous. Leur couleur de blé brillait comme la coiffe des Seigneurs à l’été, et peut-être plus encore si pareille opinion n’eût été un blasphème.

Cette visite impromptue me tarauda longtemps, piquant ma curiosité. Qui était ce garçon ? Était-ce ma musique qui l’avait poussé à grimper sur cet arbre ou était-il de ceux attirés par les grâces qu’offrait mon amitié ? Plus d’un en effet venait dans ce seul but. Aucun n’en profita.

Je n’admirais qu’une seule personne : Nortenam. Je reportais en réalité un amour sans borne pour un frère disparu sur le garçon qui m’avait extirpée de ma détresse. J’en ai longtemps éprouvé de la gêne, mais en vieillissant, je me demande si ce comportement instinctif n’était pas salutaire. J’étais à un âge où les changements brutaux sont mal compris et dramatisés, on se raccroche alors à la première corde qui pend au milieu des ténèbres.

Je passais mon temps à suivre le prince exilé. Lorsque je jouais de la flûte, c’était pour lui ressembler. Lorsque je m’intéressais à telle personne, c’est parce que j’avais ouï dire que Nortenam lui avait parlé. Lorsque je me rendais à la salle d’armes, c’était dans l’espoir de l’y trouver. J’affectionnais ce lieu plus que les autres, car lui le fréquentait quotidiennement.

Mes visites se firent d’abord épisodiques, puis régulières au point d’y venir plusieurs fois par jour. Je pouvais simplement y passer la tête pour constater l’absence du prince du sud, ou y rester des heures à le regarder s’exercer. Je m’asseyais dans un coin en silence, ne prêtant d’abord attention qu’au jeune garçon puis, l’habitude naissant, à l’ensemble des escrimeurs et la salle elle-même.

Depuis j’en ai vu des plus spacieuses et des mieux équipées, mais à l’époque j’étais émerveillée par la grande voûte qui s’allongeait sur dix toises. Des traverses sculptées de tiges et de feuilles entrelacées se succédaient à intervalles définis, reposant sur les piliers du même bois massif semblant taillé dans celui de l’Arbre-Mère tant les pièces étaient imposantes. Des étendards aux couleurs des différents officiers de la maison de Palwite s’empannaient sur des crochets fixés aux murs, veillant sur les jeunes soldats à l’entraînement ou formant une haie d’honneur lors des visites du souverain.

La salle était carrelée. De l’eau et un balai suffisaient à nettoyer la pierre du sang répandu quand survenait un accident, là où le bois l’aurait absorbé et aurait gardé la mémoire des drames passés. Des dalles vertes, orange et noires dessinaient au centre le blason de la maison de Palwite : le Vünasinëd, symbole de l’Arbre-Mère dont la forme de trèfle stylisé représentait les quatre Ramures, entourait un frelon vu de haut, les ailes en chevron, allusion aux formes caractéristiques de la côte de Palwite vue du large. Les passages répétés avaient poli sa surface, lui donnant un brillant qui accentuait son allure majestueuse.

Un peu à l’écart se dressaient les présentoirs des armes, des épées pour la plupart. Sur la façade extérieure de hautes fenêtres laissaient entrer le soleil. Les torches étaient bien sûr prohibées et les échanges s’arrêtaient dès la venue du soir. Les lanternes à fyltil ne suffisaient pas à éclairer les combats. Le halo bleu-vert des mousses fluorescentes permettait à peine de distinguer de vagues silhouettes.

Les bretteurs se succédaient de l’aube au crépuscule. Lorsque les novices terminaient leurs leçons, les gardes et les soldats venaient s’y exercer. Entrées et sorties s’y succédaient à grand renfort de saluts tonitruants ou de modestes signes de tête invitant à l’assaut.

Nortenam quant à lui trouvait sa place dans cet univers de guerriers. Il avait été admis en tant qu’élève du maître d’armes Latenam, premier officier de Särise et parmi les meilleurs épéistes de la seigneurie et au-delà. Sa renommée s’était propagée à l’ensemble du houppier jusqu’aux Branches voisines. Il passait pour un pourfendeur de démons. De toutes les créatures redoutables du monde enténébré, il n’aurait reculé que devant un Gölbynekën, le dévoreur de bourgeon. Cette histoire avait été ressassée tant et tant que je pensais parfois l’avoir vue de mes propres yeux.

Cela s’était passé il y avait bien des années, alors que Latenam était encore simple officier au service du précédent roi. De retour des mondes souterrains, il escortait un émissaire muwide et sa suite jusqu’à Idatanal, la cité mère de notre Branche. Il avançait depuis des jours dans les rameaux dépéris avec pour seule armée deux chevaliers et vingt hommes du rang que le mal de l’Intérieur commençait à saisir. Toujours à l’affût du meilleur endroit où se reposer, Latenam examina ce qui semblait être une immense vesse-de-loup dépourvue de pied. Alors qu’il s’approchait à petits pas, la chose se mit à craqueler et à se fendre sur le dessus. Ignorant la nature de la menace, il prit le parti de reculer et de rejoindre sa troupe.

Grand bien lui fit, ce qu’il prenait pour un champignon était un œuf de Gölbynekën arrivé à éclosion. Conscient des maigres forces de son armée et de la primauté de sa mission, Latenam ordonna la retraite, ordre auquel la plupart obéirent sans renâcler. Il n’y eut qu’un officier, Wivenëd-obe, pour n’entendre que son serment de chevalier et poser la protection de l’Arbre-Mère avant toute chose. Wivenëd chargea la bête à peine née en quête de forces pour son envol. Latenam tenta de rattraper son téméraire compagnon qui fut gobé avant même d’avoir pu frapper le monstre. Son appétit inassouvi, la créature chercha une nouvelle proie. Latenam s’était trop rapproché et se trouvait à portée du long cou du serpent-oiseau. Il esquiva et para quelques attaques avant de se réfugier dans un renfoncement de la Branche où il attendit patiemment le départ de son adversaire. Le Gölbynekën prit son premier envol une heure plus tard, lorsque ses plumes commencèrent à sécher, laissant à Latenam l’une des plus belles peurs de sa vie. Ainsi que d’éternels regrets.

C’était là un échantillon des multiples prouesses accomplies par le vieil officier. Nortenam avait trouvé en Latenam un maître d’exception, à la fois patient et exigeant, dont les connaissances dépassaient la seule science de l’épée. Il en allait ainsi à Palwite, lorsque les parents ou les tuteurs avaient décidé de la voie suivie par l’enfant, celui-ci était confié au maître assigné, aussi bien pour la spécialité enseignée que pour la vie quotidienne. L’élève devenait rapidement le reflet de son maître, dans ses capacités comme dans sa manière d’être. Le choix du professeur était donc primordial. Il était toujours possible d’en changer si la formation du jeune s’avérait malvenue, la première empreinte ne s’effaçait cependant jamais totalement. De toute évidence, aucune erreur n’avait été commise pour Nortenam.

Le jeune garçon maniait l’épée avec dextérité et si face à Latenam, il paraissait faible et malhabile, c’était bien mal apprécier sa véritable escrime. Devant des adversaires de son âge, le doute s’évanouissait au premier regard.

J’observais chaque bretteur, mais mon attention se focalisait davantage sur le prince captif. J’en étudiais les mouvements, jusqu’à la manière dont il alternait les pauses et les attaques pour mieux surprendre son adversaire. Il m’arrivait ensuite de répéter les enchaînements que Nortenam venait d’apprendre avec un simple bout de bois. Je m’isolais pour cela dans mon palais de la branche de la Vieille Dame et mimais ses mouvements à l’abri des regards.

Je m’appliquais pour chaque geste, le dessinant d’abord lentement avant d’entreprendre des enchaînements de plus en plus rapides et audacieux. Ce que Nortenam apprenait le jour, je m’y exerçais jusqu’à la tombée du soir, dansant au milieu des feuillages sans prendre conscience de la grâce de mon ballet. Bientôt je pus maîtriser les esquives simples, les parades les plus courantes et même quelques feintes d’attaque. Mes seuls adversaires étaient un arbrisseau et une fougère me prenant à revers, redoutables ennemis qui revêtaient à mes yeux les visages des maîtres d’armes de la salle. Pour ma part, j’incarnais le jeune prince.

Nortenam fut donc malgré lui mon premier instructeur. Il est certain que ces heures passées à l’imiter m’enseignèrent non seulement les bases du combat, mais également l’observation attentive des gestes et postures de mes adversaires et amis, en duel comme dans la vie.

Cette éducation martiale clandestine ne me dispensait pas des enseignements de Nibe. C’est à cette époque que j’appris à lire, écrire et les autres arts de la noblesse tels que le calcul et la géométrie. Il passa beaucoup de temps à me parler de l’Arbre-Mère, sujet qui lui tenait particulièrement à cœur.

— Dites-moi, Tawide, me demanda-t-il un jour de ma septième année. Que représente Okateï pour vous ?

— Okateï, c’est la déesse Plante ! répondis-je fièrement. C’est l’Arbre-Mère.

— En effet. Dites-moi alors : qu’est-ce donc que l’Arbre-Mère ?

— Heu... c’est la Branche sur laquelle on marche.

— Tout à fait. Nous marchons dessus. C’est aussi le sol dont nous tirons la nourriture et dans lequel les rivières creusent leurs lits. C’est également la voûte sylvestre qui nous surplombe et les rameaux immatures qui nous entourent. C’est le refuge des hommes et des animaux. Okateï est la vie. Parlez-moi de la Neuvième Branche de l’Est. Qu’est-ce donc d’après vous ?

— Ah ça, je sais ! C’est l’une des grandes Branches de l’Arbre-Mère. Même qu’il y en a douze pour la Ramure de l’Est, dis-je avec enthousiasme, ravie d’étaler ma science.

— Très bien ! Une Branche est effectivement une partie physique de l’Arbre-Mère. La Neuvième Branche de l’Est a été confiée à votre Lignée pour la protéger. C’est donc la Branche de votre famille. Son passé, son présent et son avenir. Le destin de la Branche est intimement lié à celui de votre Lignée, les Susay-Nashly-Fonda. Est-ce que vous comprenez ? 

Je hochai de la tête, mais à la vérité, j’étais perdue.

— Les autres Branches, continua Nibe, proches ou lointaines, amies ou rivales, sont protégées par d’autres Lignées. Lorsque l’Arbre-Mère grandit, des Branches peuvent se rapprocher et se gêner mutuellement. Des conflits peuvent alors éclater, amenant mort et destruction. 

Je restai un instant pensive.

— Maître Nibe... 

J’hésitai à poursuivre, de peur de dire une bêtise. Mon précepteur me poussa à m’exprimer.

— L’Arbre-Mère, c’est n’importe quelle Branche, non ?

— En effet.

— Vous dites que les Branches apportent mort et destruction. Et vous dites qu’Okateï, c’est la vie. Et puis aussi que les Branches et l’Arbre-Mère, c’est pareil. Mais la mort et la vie, c’est pas pareil, n’est-ce pas ? 

Nibe me dévisagea avec profondeur avant de me répondre :

— Okateï est à la fois source de vie et de mort.

— Je comprends pas. 

Mon précepteur s’accroupit pour se mettre à ma hauteur et m’adressa un sourire réconfortant.

— Vous venez de comprendre l’essentiel. Vous aurez bien le temps de saisir les subtilités. 

Nibe m’enseigna bien des choses, mais il avait l’art et la manière de parler par énigme et de me laisser sur ma faim. Sans doute lui-même n’avait-il pas toutes les réponses.

À cette époque, je ne fréquentais guère que les gens du palais. Il était inconvenant de s’adresser plus que nécessaire aux serviteurs, et pire encore de leur témoigner trop grande affection. Nibe et Nortenam faisaient figure d’exception. Nibe était un Aërlyde Réprouvé et Nortenam un prisonnier de sang noble. L’on ne pouvait les considérer comme des égaux mais leurs origines illustres leur accordaient un crédit particulier.

Le ballet des serviteurs m’avait cependant toujours attirée. À mes heures perdues, j’épiais de ma fenêtre les lingères chargées d’étoffes qui allaient et venaient de la source claire au puits de vapeur pour retourner dans les appartements seigneuriaux avec les habits pliés et nettoyés. Lorsque je me livrais à ce passe-temps puéril, je repensais à cet inam qui avait escaladé l’arbre devant ma chambre au risque de se casser les os. Je ne l’avais plus croisé depuis ce jour, quelques mois plus tôt. Pourtant, je me souvenais encore de ce visage et de ces cheveux dorés aux reflets de soleil.

Je finis par le retrouver par hasard et en des circonstances bien singulières. Nibe terminait une leçon sur les relations unissant Palwite et Grünlöd depuis deux générations. Je dois bien l’avouer, je n’avais guère écouté ce jour-là, distraite par un soleil généreux.

Je me précipitai dehors avec soulagement dès que mon précepteur m’eut libérée. Je comptais trouver Nortenam pour l’obliger à m’accompagner dans la roseraie de l’arrière-cour. Sa simple présence suffisait à enivrer mes sens.

Tandis que je me ruais vers la salle d’armes où je savais l’y trouver, j’entendis les bruits d’une dispute qui dégénérait en bagarre. Je ne me serais sans doute pas arrêtée si je n’avais entendu mon nom.

— J’vous interdis d’parler d’la dauphine comme ça !

— Pour qui tu te prends, Inam ? Tu sais que mon père peut te faire fouetter quand je veux ?

— Vous méritez pas vos titres. Retirez ce que vous avez dit sur la fille de not’e Seigneur ou je vous cognerai.

— Viens là, gamin, dit l’autre entre deux éclats de rire. Montre-nous de quoi est capable un bouseux. 

Je m’étais approchée pour mieux voir. Je reconnus l’espion sur l’arbre aux prises avec deux gaillards d’au moins trois ans ses aînés que j’avais déjà vus combattre Nortenam. Le premier et le plus agressif se nommait Nisfyl et son compagnon, Vänesine. Fils d’officiers et descendants de guerriers, ils en avaient hérité la carrure et étaient voués depuis leur plus jeune âge à suivre la tradition familiale. Si Vänesine demeurait un cran derrière, Nisfyl faisait parfois jeu égal avec Nortenam lors des combats d’entraînement à l’épée. En revanche, sa supériorité était indiscutable au pugilat.

Le jeune garçon aux cheveux blonds comprit très vite que ses poings seraient sans effet contre ce mur de muscles. Aussi ramassa-t-il un râteau à feuille qui traînait là et chargea pour fracasser le manche sur le crâne de l’orgueilleux Nisfyl. Le blondinet hurla avec tant de férocité que Nisfyl en resta pétrifié. Il fut sauvé par Vänesine qui le poussa de côté et reçut le coup à sa place.

Le manche en bois se brisa en trois morceaux, laissant Vänesine chancelant. Le sacrifice de son ami réveilla Nisfyl qui frappa en pleine face le jeune inam, l’obligeant à reculer de plusieurs dizaines de pieds. Le temps d’une œillade furtive, le gaillard découvrit le piteux état de son ami. Une soudaine et violente colère le métamorphosa en fauve féroce. Je compris plus tard la force du lien entre Nisfyl et Vänesine, et j’ai remercié plus d’une fois l’Arbre-Mère de m’avoir présenté des guerriers aussi solidaires. Toutefois, lors de cette première rencontre, je pris cet amour fraternel pour de la folie furieuse.

Le pauvre inam était cloué au sol par la pluie de coups drue et incessante. Il avait l’habitude de se battre et d’encaisser. Il protégeait sa nuque de ses mains et se recroquevillait pour n’offrir à son assaillant qu’une carapace d’os.

Je n’avais aucune obligation envers lui. Au contraire, j’aurais dû délaisser ce voyeur qui avait été jusqu’à grimper à un arbre pour me surprendre dans ma chambre. Mais de ce que j’avais pu saisir du motif de la dispute, ce garçon avait pris ma défense contre des aînés plus nombreux, plus forts et d’un rang qui le laissait démuni face à la justice. Même s’il s’agissait d’un inconnu, je me voyais mal l’ignorer.

Je ne dis pas que je me suis lancée dans la mêlée le cœur au ventre. Ma gorge était sèche et mes jambes flageolantes. Elles refusèrent longtemps de bouger, et ce ne fut que lorsque je saisis, sans vraiment en prendre conscience, l’un des morceaux de manche brisé à mes pieds, qu’enfin j’avançai.

— Laisse-le ! hurlai-je avec une force qui me surprit moi-même.

Mon entrée en scène mit un terme au massacre et dérouta Nisfyl. Ses yeux hagards transpiraient d’indécision. On sentait la lutte entre son cerveau qui savait se trouver face à la fille de Särise, et ses poings galvanisés par la correction infligée. Sa victime elle-même mit un terme à son dilemme.

Jusque-là plaqué au sol, le jeune inam profita de la suspension des hostilités pour agripper les pieds de son tortionnaire et tenter de le renverser. Ce fut évidemment peine perdue. Il repoussa le téméraire avec une telle force que l’inam valsa à plusieurs pas et resta un moment sonné.

Je saisis alors le bout de bois comme une lame et me mis en garde basse, pointe vers Nisfyl.

— Intéressant, se contenta-t-il de dire en s’emparant à son tour d’un des morceaux, avant de se placer devant moi. Imitant ce que j’avais vu des entraînements de Nortenam, je ramenai ma garde à la hauteur de mon visage puis commençai à me mouvoir de côté. Nisfyl et moi nous déplacions en cercle, toujours l’un en face de l’autre, nos lames menaçantes, attendant le moment opportun d’attaquer. Pour être franche, j’espérais que ma garde maintienne l’illusion, car dès les assauts partis, je ne me faisais guère confiance pour tenir plus de quelques secondes.

Nisfyl frappa avec force mon bout de bois qui entraîna mon bras sur le côté. Cette simple prise de fer suffit à démontrer mon niveau. Il partit d’un grand éclat de rire.

— Allons, petite, tu n’es pas sérieuse. 

Petite ! Je lui ai pardonné depuis, mais sur le coup, j’ai été profondément blessée. Il savait à qui il s’adressait, il savait mon rang par rapport au sien et le respect qu’il me devait. Jusqu’alors, tous m’avaient témoigné des marques d’obligeance, ou du moins se pliaient-ils à l’étiquette avec un zèle froid. Jamais l’on n’avait remis en cause mon titre ou ma place dans la hiérarchie familiale. La formule de Nisfyl était une claque plus violente que toutes les leçons inculquées par Nibe. Je compris ce jour-là que la noblesse se méritait. Et face à quelqu’un comme Nisfyl, elle se défendait l’épée à la main.

Je partis en martel, vidant l’air de mes poumons en un cri bestial. Surpris par cette soudaine fureur, Nisfyl eut juste le temps de parer. Remis de sa stupeur, il repoussa mon frêle corps d’un simple geste qui me déséquilibra presque. Nisfyl ne comptait plus se laisser malmener par une fille de quatre ans sa cadette. Les échanges qui suivirent furent les plus éreintantes minutes de ma courte vie. Je ne pus qu’esquiver, mes bras supportant à chaque assaut le poids des muscles gonflés de hargne du colosse qui me dominait de trois têtes au moins. Je crus un moment défaillir et j’aurais posé genou à terre sans l’intervention du jeune inam rétabli après son passage à tabac.

Le garçon aux cheveux de soleil frappa de tranchant avec le troisième morceau de bois dans le flanc de Nisfyl qui se tordit de douleur. Hélas, un deuxième adversaire ne pouvait ralentir le mastodonte. Fauchant l’air comme les moissonneurs leurs champs de blé, il nous balaya tous deux dans une même volée. À peine parvenions-nous à contenir ses attaques.

Je ne sus qui de nous deux, l’inam ou moi, eut l’idée en premier ; sans doute flottait-elle dans l’air. Il suffit d’un regard et d’un sourire complice pour que se mette en place le plan qui avait germé dans nos esprits. Changeant de rôle lorsque l’un montrait des signes de faiblesse, le premier faisait front et parait du mieux qu’il pouvait les attaques de Nisfyl, tandis que l’autre demeurait à l’arrière, fondant au moment propice sur l’un des flancs du géant pour lui casser le souffle ou les jambes.

Aussi puissant fut-il, Nisfyl dut reculer à distance de repos, chose que nous ne lui permettions pas. À peine esquissait-il un pas en arrière que nous augmentions la pression en nous approchant davantage. Lorsque nous le vîmes prêt à rompre, nous chargeâmes de concert et le rossâmes violemment jusqu’à ce qu’il mît les deux genoux à terre en position de supplication.

J’entendis à ce moment-là des rires par-derrière moi, vite suivis d’un suffit ! retentissant. Je ne sais depuis quand notre combat comptait des spectateurs, mais plusieurs chevaliers et même des officiers s’attroupaient à quelques distances de là. Ils retenaient Vänesine pour le garder hors du duel. Apparemment, ils avaient jugé équitable l’affrontement entre deux jeunes novices d’à peine sept ans et un garçon d’une dizaine d’années un peu plus expérimenté.

Je crus mourir de honte en découvrant Nortenam parmi eux. Il se tenait à côté de son maître, Latenam, celui-là même qui avait mis fin à l’altercation. Fidèle à son habitude, le prince resta stoïque, ne laissant paraître ni encouragement ni réprobation, tout juste l’œil aiguisé du connaisseur qui juge l’exécution d’un travail.

Latenam s’avança et ramassa les débris du râteau. Son ton se voulut sévère mais il échoua à nous intimider.

— Vous n’avez pas honte, bande de garnements ! Se battre hors de la salle d’armes n’est pas digne de la maison de Palwite. La violence a son sanctuaire, l’y faire sortir la mue en barbarie. 

Visiblement, ces belles paroles ne trouvaient pas autant d’écho chez les autres chevaliers. L’un d’eux, un officier nommé Lifnoï, alla jusqu’à commenter :

— Mon Seigneur, vous avez là une digne héritière. Elle saurait satisfaire l’Arbre-Mère. 

Si j’avais cru mourir en découvrant Nortenam, je me sentis enterrée lorsque je vis par-derrière la foule les cheveux rouge feu de mon père, le Seigneur Särise. Il y avait des jours que je ne l’avais vu et des mois que je ne lui avais parlé. Que je me souvienne, aucune discussion avec mon père n’avait excédé la vingtaine de minutes jusqu’à ce jour.

Un autre chevalier crut bon d’intervenir :

— Särise-tame, Tawide aura bientôt sept ans ; il faudra choisir sa formation. La voie des armes n’est pas interdite aux filles, et le jour de Wylatmode, Okateï porte davantage ses choix sur les guerriers que sur les courtisans.

— Taisez-vous tous ! hurla Latenam dans une de ses soudaines fureurs aussi brèves que violentes.

— La question n’est pas d’actualité. Quand bien même, il ne vous appartient pas d’en décider. 

Särise leva alors le bras pour intimer le silence puis lança d’un ton neutre en jaugeant le jeune garçon qui avait combattu à mes côtés :

— Inam, quel est ton nom ? 

Le blondinet se sentit obligé de s’aplatir front contre terre. Il parla d’une voix si faible et chevrotante que nul n’entendit sa réponse. Latenam dut le redresser en le tenant par le col et l’obliger à répéter.

— Tobiane, fils de Dëily le couvreur, monseigneur. 

Certains qui avaient connu le père de l’enfant hochèrent la tête d’un air funèbre.

— Quelle est ta fonction ?

— Servant d’écurie, monseigneur.

— Qui t’a en charge ?

— Maître Doïnash, le palefrenier.

— Ton métier te plaît-il ?

— J’aime les animaux, cela me suffit. 

Särise l’examina et sembla satisfait de la mine honnête du garçon.

— Bien, un écuyer doit aimer les animaux, dit-il.

— Särise-tame, s’insurgea un chevalier, il faut être noble pour devenir écuyer.

— Il faut en avoir le cœur, rectifia mon père. Tobiane, inam tu resteras, mais à compter de ce jour tu serviras un chevalier. Tu seras traité en égal avec les nobles de basse condition. Ainsi en ai-je décidé et quiconque y contreviendra subira mon courroux.

— Quel chevalier servira-t-il ? s’enquit Latenam.

— Nisfyl, dans un premier temps, trancha Särise.

Il y eut de grands éclats de rire. Le garçon à peine remis de sa bastonnade eut une moue qui, sur son visage ecchymosé et boursoufflé, poussait davantage encore à l’hilarité. Latenam conscient de la mésentente entre les deux jeunes gens protesta faiblement.

— Särise-tame, la plaisanterie est cruelle.

— Ce n’est pas une plaisanterie. Tobiane servira Nisfyl et Nisfyl respectera Tobiane. Je vous laisse un mois pour forger une sincère camaraderie.

— L’amitié ne se commande pas, répliqua Latenam.

— Certes, mais la tolérance s’ordonne. Mes yeux ont vu loin dans ce combat et ont aperçu de grands desseins pour ces enfants. Vous aussi Vänesine. Tous trois êtes le futur de Palwite que j’entends modeler selon mes souhaits. 

Les trois jeunes gens durent s’incliner devant leur souverain qui fit taire d’un geste les premiers murmures. Il se tourna vers moi et me lança d’une voix grave et profonde :

— Quant à vous, jeune fille, nous aurons à discuter demain matin. 

Tout juste eut-il fini qu’il invita sa suite à poursuivre. Je restai là à voir défiler les chevaliers de Palwite qui m’adressaient un sourire complice ou un regard entendu. Certains moquaient la chance de Nisfyl d’avoir un écuyer dès l’âge de dix ans. Nortenam me doubla sans même me dévisager.

Nisfyl et Vänesine s’approchèrent de Tobiane d’une marche hésitante, puis Nisfyl lui lança d’un ton rauque qui peinait à sortir :

— C’est bon, je retire ce que j’ai dit, dame Luwise n’est pas qu’une galante dans la salle d’armes. 

Tobiane hocha de la tête pour accepter les excuses, puis les deux garçons s’en allèrent en grommelant. Je restai à regarder le jeune inam d’un air éberlué.

— Tu te battais pour ça ?

— Pas que, dit-il à mi-voix, comme s’il en avait honte. Ils s’moquaient de sieur Nortenam, comme quoi il tirait sa force de ses admiratrices sur le banc.

— Et tu l’as défendu ?

Le regard de Tobiane fuit dans un recoin avant de répondre en marmonnant.

— C’est lui que j’voudrais frapper. 

Il disparut alors en détalant comme un lapin à l’arrivée d’un renard. Je me retrouvai seule dans cette cour tandis qu’une brise fraîche me saisit aux épaules, ravivant les meurtrissures de mon corps.

Je me présentai le lendemain dans un des bureaux de mon père. Je l’y trouvai en compagnie de Nibe et de Latenam, ainsi qu’une poignée de conseillers. Mon irruption interrompait des discussions animées dont j’étais visiblement le sujet. Särise m’invita à avancer tandis que lui-même s’installait dans un fauteuil aux allures de trône. Une ombre glissait sur son visage tant il enfonçait son menton dans le creux de son cou, marque d’une profonde réflexion. Finalement, c’est d’une voix caverneuse qu’il s’adressa à moi.

— Luwise, que représente pour toi un chevalier ?

— C’est un homme qui vous défend, père.

— Me défend ? 

La question avait une once de reproche qui me glaça les sangs. Aussitôt je me corrigeai d’une voix à peine audible :

— Qui défend le Seigneur de la Branche. 

Je fus bien inspirée de donner le titre complet et ne pas me contenter de l’appeler Seigneur Särise. Ses yeux pétillèrent, détail que seul un regard attentif aurait pu discerner.

— Le Seigneur de la Branche, répéta-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ? 

Je ne sus quoi répondre. Pour moi, le roi était mon père, la question ne se posait pas. Pourtant, je sentais l’importance de cette énigme. De ma réponse dépendraient non seulement mon avenir mais également ma vision du monde.

Je pris le temps de la réflexion, pesant chaque syllabe, cherchant un indice caché au détour d’une lettre. Je ne me trompais pas : chaque mot avait sa raison d’être. Si dans le langage commun on avait tendance à l’oublier, le Seigneur n’était rien sans le rameau. Il n’avait de sens qu’à travers lui. Autrement dit, une part de l’Arbre-Mère.

Après un silence qui aux dires de beaucoup parut une éternité, je relevai la tête, sûre de moi, et répondis sans balbutier, avec le ton ferme de ceux qui détiennent la vérité :

— Le Seigneur est le protecteur d’une des Branches de l’Arbre-Mère. 

Les conseillers poussèrent des exclamations ravies et abasourdies. Bientôt les marques de satisfaction et de stupéfaction ne purent être contenues et Latenam dut frapper du fourreau de son épée contre le sol pour ramener le silence.

Pour la première fois, je vis le visage de mon père non pas sourire, car cela lui était devenu impossible, mais s’illuminer. Il affichait une joie contenue qui parvenait à se matérialiser malgré ces traits figés par les douleurs passées.

— Tu parles vrai, ma fille. Tes mots sont d’autant plus admirables qu’ils sont inattendus dans une bouche si jeune. Comprends-tu alors la nature de la chevalerie ? Le roi, secondé de ses officiers et de ses chevaliers n’a qu’un devoir, défendre le houppier qui lui a été confié. Le Seigneur est le Bras de l’Arbre-Mère, celui qui tient l’épée et le bouclier. Celui qui rend la justice et repousse les envahisseurs. Un souverain doit savoir manier ce Bras avec intelligence et conscience car seule Okateï sera son juge. 

La sentence était prononcée avec un ton si impérieux que je hochai de la tête pour souligner mon assentiment. Särise marqua un temps avant de reprendre :

— J’ai longtemps hésité sur ton devenir. Sans doute ai-je mal œuvré pour te guider dans une voie que j’aurais délibérément choisie. D’une certaine manière, tu m’as épargné cette peine. Ta nature est double, tu sais la musique aussi bien que l’escrime. Ton éducation se doit de te ressembler.

— Luwise, dès le premier jour de ta huitième année tu recevras la formation de l’épée la plus poussée. Néanmoins, ton étude se complétera des arts de la cour au point de rivaliser avec le plus éloquent des courtisans. Nous mettrons tout en œuvre pour que la déesse te choisisse lors de Wylatmode, le jour de la succession, et que tu deviennes le prochain souverain de Palwite. Car ainsi naissent les Seigneurs. 

Chapitre IV

La prétendante à la succession

Mon père annonça le lendemain à la cour le début de ma formation pour la voie de l’épée. S’il se garda bien de crier sur les toits les espoirs de grandeur qu’il nourrissait à mon égard, la rumeur se propagea vite. Bientôt, tout le palais me considérait comme une prétendante officielle à la succession de mon père. Je suscitai vite des jalousies qui m’apprirent la mesquinerie et les bassesses courtisanes. Toujours veloutées, les railleries se paraient de compliments pour mieux grimer le sourire narquois en visage faussement courtois.

La leçon fut rude et parfois douloureuse. Néanmoins, passée la première année, je savais jouer de ma frimousse et de quelques bons mots pour me sortir des traquenards les plus courants. Un noble pourtant se révéla particulièrement coriace et redoutable. Un jeune garçon d’un an mon aîné, incroyablement mature dès son plus jeune âge. Mon cousin Alenash.

Une semaine s’était écoulée depuis le sermon de mon père lorsque, pour la première fois, je dus défendre mon rang et mon prestige. Accompagnée de mon père et de sa suite, nous gagnions la salle du banquet en l’honneur d’un officier revenu des marges orientales de la seigneurie. La fête commençait, les convives se rassemblaient en comités réduits. L’étiquette voulait que je demeure auprès du maître de Palwite, ordre bien cruel lorsque ma seule envie était de m’entraîner à l’épée ou de travailler mes morceaux à la flûte.

Je profitai de la foule pour m’éloigner de mon père sans que celui-ci ne s’en aperçoive et regagner discrètement mes appartements.

Je m’apprêtais à franchir le seuil de la salle du banquet quand je me fis harponner par mon cousin Alenash. Je le fréquentais peu à l’époque. Sa mère Nëvad avait tenté de l’introduire auprès de moi pour s’attirer les faveurs de mon père, un an auparavant. Une entreprise grossière dont j’avais ressenti la fausseté du haut de mes six ans.

Lorsqu’elle lui proposa de jouer avec moi, Alenash m’avait regardé fixement, estimant le prix d’un bétail à la foire. L’évaluation fut rapide, je ne valais pas grand-chose. Je fus outrée de ce marchandage odieux, mais le refus du garçon me meurtrit bien plus.

— Je suis vraiment obligé ? avait-il répondu, glaçant l’atmosphère sans une once de regret.

Ainsi était Alenash, direct et impitoyable.

Ce jour-là, le garçon entamait sa neuvième année et se croyait déjà dans le monde des adultes. S’il multipliait les efforts pour le paraître, par ses habits recherchés ou son attitude se voulant raffinée, il prouvait déjà une force de caractère et une détermination peu communes, y compris parmi ses aînés.

Alenash avait changé depuis notre dernière rencontre. Ce n’était pas quelque chose de visible au premier abord. Chétif et indolent, nul n’aurait parié une tuile de palissandre sur l’avenir de cet enfant. Pourtant, une flamme ambitieuse couvait au fond de ses pupilles qui, je le sus avec certitude, embraserait tôt ou tard tout ce qu’il convoiterait.

— Luwise Sofunada ! 

La manière dont il m’interpella figea ma course. Je sentis une flèche transpercer mon dos dans l’axe de son regard. Sa progression déchirait mes chairs à mesure qu’elle avançait vers ma poitrine. Je me retournai au moment où elle entamait mon sternum.

Luwise Sofunada. Comment osait-il me parler ainsi ? Comment osait-il associer le nom de mon père à la curée qui s’annonçait ? La faute à l’étiquette était manifeste et dans notre entourage immédiat, bien peu l’avaient manquée. Malgré le nombre réduit de témoins, je ne pouvais laisser passer pareil affront. J’affichai alors mon plus beau sourire.

— Comment va mon cousin, Alenash Koshinada ? 

J’insistai lourdement sur son nom. Les Sofunada, la seizième famille à avoir vu le jour après l’apparition de la Neuvième Branche de l’Est, devançaient de loin les Koshinada, la trente-quatrième famille. De par leur ancienneté, le prestige des Sofunada éclipsait celui, bien pâle, des Koshinada. Je le rappelai implicitement à Alenash et au reste de l’assemblée.

— Bien, merci, répondit-il. Alors, vous prétendez au trône ? Vous jouerez sans doute de la flûte pour séduire la déesse.

— Tais-toi, Alenash ! Rentre dans les jupes de ta mère, rétorquai-je faute d’argument pour le moucher.

— Dame ! Calmez-vous. Je venais vous saluer, Tawide. Et vous encourager pour la succession. Il vous faudra en effet de la force pour supporter l’humiliation : lorsqu’Okateï vous aura rejetée, vous pourrez répéter que vous n’étiez pas intéressée. Après tant d’années à vous préparer pour ce jour, qui vous croira ?

— Et alors ? En quoi ça te regarde ?

— Vous n’êtes pas la seule, ma cousine, à vous intéresser à la succession.

— Toi aussi… C’est ta mère qui t’a soufflé cette idée ?

— Ne soyez pas bête, vous connaissez ma mère. Elle pensera à Wylatmode la veille de la cérémonie. 

Parler ainsi de sa mère devant témoin sans honte ni remords ! J’en frissonnais.

— Croyez-le ou non, reprit-il, j’ai choisi cette voie de moi-même. Vous, Tawide, c’est différent. Quelqu’un l’a choisie pour vous ! 

Je reçus cette attaque en plein ventre avec une force qui me coupa le souffle. Alenash visait au point de faiblesse pour s’y acharner avec voracité. Comme si ses critiques n’avaient pas suffi, il asséna le coup de grâce :

— Je n’aurai aucun mal à convaincre la déesse si mon adversaire est une gamine dont la seule motivation est de plaire à son père. Wylatmode est une question de volonté. Okateï lit dans les cœurs sans se faire avoir par les mensonges et les apparences. Elle sait distinguer un désir de puissance d’une réelle volonté de gouverner. On ne triche pas durant Wylatmode.

— Tu en sais des choses, Alenash. Depuis quand t’intéresses-tu à la succession ? 

Ma question était sincère. La fougue de mon cousin me rendait admirative et un peu jalouse.

— C’est là que nous sommes différents. On dit que vous êtes douée, que vos talents plairont à Okateï, et vous, vous pensez que l’affaire est gagnée d’avance. Vous pouvez tenter, vous n’en resterez pas moins une opportuniste.

— Tandis que toi…

— Tandis que moi, je vis pour devenir Seigneur, pour réaliser une vision.

— Une vision ?

— Faire de Palwite un lieu de connaissance, qu’elle s’élève aux côtés des plus grandes cités du houppier. Avez-vous vu le dédain des gens de l’intérieur à notre égard ? Ça vous donnerait envie de faire bouger les choses. 

L’enthousiasme du jeune garçon avait attiré un cercle autour de nous. La joute verbale suscitait des exclamations admiratives ou moqueuses. Aigrie, je sentais que le plaidoyer du second prétendant touchait les cœurs de plus en plus nombreux à rallier sa cause. Je piquai un fard, faute de répliques à opposer à mon concurrent. Nul endroit où se cacher, soumise au jugement impitoyable de la cour, je voulais disparaître pour dissimuler les pleurs prêts à déborder.

— J’admire votre courage, jeune Alenash. Il en faut pour parler ainsi au risque d’offenser son suzerain. 

L’interruption de Särise fit perdre sa superbe au jeune garçon qui manqua de tomber à la renverse sous le coup de la stupeur.

— Vos idées sont intéressantes, encore qu’un peu naïves, conclut le Seigneur de Palwite. Peut-être, si Okateï le veut, vous sera-t-il donné de devenir son Premier Serviteur et de mettre en application vos théories. Si par infortune vous vous voyiez repoussé, je gage que le prochain dirigeant de notre belle cité aura la sagesse de vous prendre comme conseiller. Ce soir, le temps n’est pas à la politique mais aux réjouissances. Je vous prierai donc, maître Alenash, de nous conter bien moins sérieuses histoires.

— Oui, monseigneur. 

L’intervention de mon père mit un terme au débat et ramena bonne humeur en l’assemblée. Pourtant, les paroles d’Alenash résonnaient encore dans mon cerveau. Avais-je vraiment la carrure pour régner ?

J’avais commencé mes leçons d’escrime au lendemain de mes sept ans, conformément aux vœux de mon père. Plusieurs maîtres d’arme se succédèrent pour évaluer mes capacités avant que soit désigné mon professeur personnel.

Mon maître d’armes attitré se présenta avec du retard. J’eus du mal à le distinguer au milieu des révérences et saluts militaires qui accompagnèrent l’entrée de mon père. Le Seigneur de Palwite ôta son manteau d’apparat puis s’avança vers moi.

— Luwise, tu devras suivre les conseils de ton maître avec fidélité et diligence. Tu n’es pas là pour apprendre à te battre, tu es là pour apprendre à survivre. Les meilleurs guerriers meurent autant que les mauvais. Il n’y a aucune garantie dès lors que la lame a été tirée de son fourreau. Apprends à penser, à savoir et à décider pourquoi tu te bats. Au moins, si tel devait être le cas, mourras-tu sans regret.

 Tu as été désignée pour la voie des armes, aussi seras-tu amenée à saisir le fer à maintes reprises. Ta vie dépendra de ton bras autant que de la providence. Si l’une ne peut être qu’implorée, l’autre peut être dressé. En tant que père, je veux te donner les meilleures chances en t’élevant au plus haut niveau de la maîtrise de l’épée.

— Qui sera mon professeur ?

— Tu m’appelleras ainsi dans cette enceinte. 

Je restai un instant sans voix, n’osant comprendre. Särise m’évita cette peine en me conduisant au milieu des bretteurs. Mes premières leçons furent des évènements. S’il était courant de voir le Seigneur fréquenter la salle d’armes, sa présence demeurait un privilège que chacun goûtait à sa juste valeur. Côtoyer leur maître tous les jours de la semaine galvanisa chevaliers et soldats, même si tous connaissaient les véritables raisons de cette assiduité. Rapidement habitude se prit, bientôt les combats s’arrêtèrent uniquement pour de brefs signes de tête à l’entrée du suzerain. La foule qui nous entourait se dispersa de jour en jour et vint le moment où mes leçons particulières n’intéressèrent guère plus que celles d’un simple novice.

Je ne me différenciais pas d’un autre élève. Mon maître avait certes les cheveux changeants et le teint de saison, mais il ne se montrait pas moins complaisant. Au contraire, les exigences de mon père s’élevaient autrement plus haut que celles de la plupart des professeurs.

Särise avait parcouru de nombreux champs de bataille. Il connaissait la guerre. Il avait également participé à plusieurs tournois et remporté une dizaine de duels. De ces expériences accumulées, il savait les points cruciaux, tant en combat singulier que lors de la furie des mêlées. Il passa beaucoup de temps à m’enseigner les parades et les esquives avant même d’aborder le moindre coup droit. Avec l’expérience, je considère ceci comme une erreur. À trop contrer, le plus puissant des guerriers finira tôt ou tard par s’épuiser et dévoiler une faille. Cependant, si je me permets de critiquer sa méthode sur des détails, je dois reconnaître que le résultat fut au rendez-vous. Je n’aurais sans doute pas eu l’occasion d’écrire ces lignes sans l’efficacité de ses leçons.

Les explications théoriques accompagnées de démonstrations et de longues répétitions me rappelaient l’apprentissage de la flûte. Les gammes furent fastidieuses, il fallut que je fortifie mon bras et mes jambes comme autrefois je cultivais mon souffle. Je recommençais inlassablement le même enchaînement, heure après heure, jour après jour. J’avais passé autant de temps à chaque morceau, jusqu’au moment où mon doigté se modèle et que les notes sortent par automatisme. En guise de concert, j’affrontais d’autres enfants de mes âges, me risquant parfois contre des aînés.

Nisfyl et Vänesine prenaient un malin plaisir à m’affronter. La rancune de la bastonnade des semaines passées disparut progressivement. Nous vînmes à nous respecter et à nous apprécier. Les deux garçons étaient plus forts et plus expérimentés que moi. Les vaincre était un rêve encore inaccessible. Ma pugnacité et mon insistance gagnèrent toutefois leur estime.

— Tu en as sous le pantalon, ricana Vänesine, un jour où nous étions suffisamment à l’écart des adultes. L’impertinent se prit une tape sur la tête de la part de son ami Nisfyl.

— On parle pas comme ça à une dame.

— Je suis pas une dame ! rétorquai-je, offusquée. Je suis un guerrier. 

Nisfyl me sourit et donna une chiquenaude au nasal de mon casque qui bascula en arrière.

— Assurément tu l’es, ajouta-t-il.

Un jour qu’Elenar, un garçon d’un an plus âgé, m’opposait une défense sans faille, je sentis posé sur mon dos le regard critique de mon père qui suivait l’affrontement d’un œil sévère. Je tentai des feintes, esquissai un pas sur le côté dans l’espoir de faire tomber la lame dans le vide et dégager une ouverture, sans parvenir à leurrer mon opposant. Comme le combat s’éternisait, je commençai à m’énerver, ce qui généralement précipite la défaite.

— Recule, calme-toi et reprends ton souffle. 

J’intégrai les conseils paternels plus que je ne les entendis. Quatre retraites rapides, poser sa respiration, voir venir l’attaquant.

« Tu peux le vaincre. »

J’ignore si ces mots furent prononcés par mon père ou s’ils surgirent de mon imagination. Pourtant, ils étaient là, aussi clairs qu’une évidence. Je pouvais le vaincre. J’allais le vaincre !

Elenar avançait d’une marche prudente, sa garde impeccable. Je bondis ; battement de fer, lame dégagée, buste sans protection, tranchant au masque. L’enchaînement s’était déroulé en une fraction de seconde. Le choc fut si violent qu’Elenar trébucha en arrière.

— Excellent, Luwise ! 

Les compliments de mon professeur étaient suffisamment rares pour être appréciés avec délectation. J’eus même droit à une furtive main posée sur mes épaules. Comble de l’intimité dans cet univers viril où les effusions sentimentales passaient pour de la faiblesse.

Tobiane, qui suivait un apprentissage similaire lorsque ses devoirs le libéraient, se dévouait toujours pour être mon adversaire. Je refusais parfois, respectant le proverbe muwide lame se forge à différents maillets. Tobiane demeurait néanmoins mon compagnon préféré. J’ai toujours pris grand plaisir à me mesurer à lui, même lorsque notre écart de niveau se ressentit. Le jeune inam ne prit jamais ombrage de la défaite. Beaucoup de mes camarades reconnaissaient leur faiblesse face à l’héritière du sang royal, trouvant par là une excuse facile qui pansait leur fierté.

Tobiane, lui, acceptait son infériorité avec bonheur. Croiser le fer contre son amie était en soi une récompense qu’il savourait sans être rassasié. Pour certains, il avait déjà plus qu’un inam aurait pu rêver et avait bien raison de s’en satisfaire. Pourtant je le sais, cette idée ne traversait pas ses pensées. Plus qu’un ami, autrement qu’un frère, il était mon complice.

Lorsque nous n’étudiions pas les déplacements et les prises, mon père me contait ses batailles et d’autres, célèbres, qu’il avait entendues réciter. Je lui découvrais une facette inconnue. Dès lors que le sujet le passionnait, il révélait des talents d’orateur, rivalisant par ses effets avec les plus habiles ménestrels. Sous ses mots, les mouvements de fantassins, les charges de cavalerie ou les sièges de places fortes gagnaient en volume et en couleur jusqu’à prendre corps dans la pièce. Les tapisseries et aquarelles ornant les salles du château se remplissaient de sons et de senteurs. Elles emportaient l’observateur dans de lointaines contrées des temps jadis, où les tambours se mêlaient aux bruits de l’infanterie piétinant dans l’attente d’une attaque imminente.

Mon père me parla aussi ruse, tactique et stratégie. Sans doute était-ce l’âge qui le voulait, mais je préférais les histoires d’honneur et de chevalerie. Tu écraseras ton adversaire jusqu’à son dernier souffle, mais au seuil de son trépas, tu le considéreras comme le plus cher des amis.

— Car n’oublie jamais, me disait mon père, nous sommes tous enfants de l’Arbre-Mère. Du plus humble soldat au plus puissant Seigneur, nous devons la vie à Okateï, et pour elle nous la donnons.

— Et pour les Aërlydes et les Muwides ?

— Nous ne faisons pas la guerre aux autres peuples. Nous devons respect et soumission aux Aërlydes, détenteurs de la sagesse de l’Arbre-Mère. Quant aux Muwides… ils ne méritent pas que l’on s’y intéresse.

— Et si on devait quand même les affronter, nous devrions leur montrer autant de respect qu’à des Fylides ? 

Särise prit le temps de la réflexion, n’ayant sans doute jamais envisagé la question. Mon père était de ceux qui se refusaient à parler hâtivement.

— Les Aërlydes puisent leur science des effluves de l’Arbre-Mère ; les Muwides en exploitent les racines. Chacun à sa manière dépend d’Okateï, même si l’on ne peut les comparer à la symbiose unissant la déesse aux Fylides. Je pense donc que l’on devrait au moins leur montrer une certaine considération. Même aux Muwides…, finit-il par ajouter avec une trace de scepticisme dans la voix.

Ces séances d’entraînement étaient des heures privilégiées avec mon père. Il n’avait guère l’occasion de me parler sans contrainte. Il jouissait pleinement de ces instants de complicité avec sa fille. Si nos caresses se limitaient au tranchant d’un glaive, le métal transmettait jusqu’à nos mains les frissons du partenaire. Ainsi, son épée glissant contre le faible de ma lame jusqu’à porter un léger coup de taille à l’épaule, me troublait autant qu’une main passée dans mes cheveux pour se poser à la base de mon cou. Mon maître, évidemment, me reprochait ces moments de faiblesse qui eurent suffi à m’ôter la vie. Pourtant, il dissimulait sous une fausse autorité ce que l’on ne tolérait chez un guerrier aguerri.

Quelques jours s’étaient écoulés depuis l’entrevue avec Alenash qui avait fait naître en moi grand trouble et questionnements. En une ou deux leçons, mon attitude avait changé. Entrain et ardeur au combat avaient laissé place à une indolence et une démotivation qui frôlaient l’irrespect. Face au Seigneur Särise se tenait un pantin sans vie.

Mes coups avaient la vigueur d’un feuillage de saule bercé par une timide brise d’automne. Mes jambes esquivaient avec l’agilité d’un chêne que l’on s’apprête à abattre. Mes performances dissonaient tant de mes aptitudes passées que les rumeurs d’une maladie se répandirent au sein de la garde. Elles auraient pu s’étendre à l’ensemble de la cour si la situation avait perduré.

Mon père n’avait cure des on-dit. En dépit des apparences, une réelle inquiétude motiva son geste. Ma préparation avait pris deux fois le temps habituel, et je m’étais présentée face à mon père avec l’allure défraîchie d’une plante privée de soleil. Särise rengaina son épée. Sans autre avertissement, il me gifla si brutalement que la claque résonna par-dessus les combats. Perdue dans mes préoccupations, je ne l’avais pas vu approcher et ne compris pas tout de suite comment j’avais pu me retrouver à terre, la joue endolorie.

— Reprends-toi, Luwise. Ou tu retrouves ton énergie d’antan, ou tu m’expliques le mal qui t’assaille. 

J’hésitai un moment, la crainte d’une réprimande se mêlant à la honte d’avouer une faiblesse. Cependant, la réaction de mon père m’inquiétait bien moins que le chaos de mes pensées. Des sentiments contraires brouillaient mon esprit jusqu’à paralyser tout autre raisonnement. Je ressassais des questions sans réponse, et sentais sans me l’avouer que je devais demander de l’aide.

— Pourquoi dois-je devenir Seigneur ? 

Särise soupira comme s’il avait toujours redouté cette heure.

— Luwise, ce n’est pas la question de devoir devenir Seigneur, ni même de vouloir le devenir. Le moment venu, Okateï choisit qui, au sein de l’aristocratie, aura ce privilège. Les nobles ont le devoir de défendre la Branche, courtisans et guerriers, chacun à leur manière. Souhaites-tu défendre la Branche ?

— Oui…

— Bon, dans ce cas reprenons notre entraînement. Tu as été désignée pour la voie des armes, tu serviras donc ton pays par l’épée. Avant cela, il faut t’entraîner avec sérieux.

— Père, pourquoi évitez-vous ma question ? Pourquoi souhaitez-vous plus que moi que je devienne le Bras de l’Arbre-Mère ? Pourquoi pensez-vous qu’Okateï me choisira ? Et pourquoi pas Alenash ?

— Voilà donc l’origine de ces pourquoi ! Ce ver a bien pourri ta tête. Bon, écoute, je ne suis pas ménestrel mais je vais te conter l’histoire de la Germination et de la Guerre des Démons. 

J’avais déjà entendu ce mythe, jamais néanmoins de la bouche de mon père. Cet évènement suffit à dissiper ma colère. Je n’étais pas la seule à attendre avec impatience les paroles de Särise. Les fers s’étaient tus et les bretteurs se rassemblaient en cercle autour du souverain pour entendre les premières heures de l’Arbre-Mère.

— Alors qu’il parcourait le ciel en trouant de ses griffes l’obscurité en autant d’étoiles, Skwiteïsan, le Grand Renard Sylvestre au pelage de lumière, trouva une graine de vie abandonnée. En ces temps anciens, nul arbre ne couvrait la terre. Seuls les Grands Démons tel Skwiteïsan existaient, luttant entre eux pour définir l’ordre incertain de l’univers.

 Skwiteïsan reconnut immédiatement une des graines de vie que collectait inlassablement Asiwosu, le Démon des ténèbres, dans sa quête d’éternité. Depuis le départ des dieux créateurs, le Renard Sylvestre s’était opposé à Asiwosu, ne manquant jamais une opportunité de contrecarrer ses plans. Skwiteïsan prit la graine dans sa gueule et l’emporta par-delà les terres et les eaux. Il creusa ensuite le sol pour l’enterrer si profondément que jamais Asiwosu ne pourrait l’atteindre. Puis le Renard s’en fut et dix mille ans passèrent. La terre fut ravagée par la guerre des Démons au cours de laquelle la plupart d’entre eux périrent. Le Renard de Lumière était parmi les vainqueurs et eut le privilège de siéger sur l’île céleste d’Eärnlëy. Pourtant, il n’avait le cœur à se réjouir. À la vue des dévastations provoquées par la bataille, Skwiteïsan pleura des larmes qui se déversèrent en un déluge incessant et ce, cent jours durant.

 Abreuvée des larmes de remords, la graine germa brutalement, projetant dans les cieux des pierres qui ne retombèrent pas. Okateï venait de naître et couvrit bientôt l’ensemble des terres.

 L’histoire aurait pu se terminer là si Asiwosu n’était reparu. Le Démon des ténèbres, donné pour mort à l’issue de la bataille, avait été enseveli sous les décombres. Au cours de sa croissance, les racines d’Okateï percèrent la prison de roche et le libérèrent malencontreusement. Dernier démon sur la basse terre, il étendit son emprise sur les êtres nés d’Okateï. Seule l’Arbre-Mère résista à son pouvoir. Durant son voyage dans la gueule de Skwiteïsan, la salive avait profondément pénétré la graine et la protégeait désormais. Grâce à ce lien qui l’unissait au Renard de Lumière, Okateï put le prévenir du retour de son ennemi. Aussitôt, le Renard revint pour un ultime duel.

Skwiteïsan affronta Asiwosu, meurtrissant Okateï par endroits. Après des jours de combat, le Renard Sylvestre mit à bas le Démon des ténèbres en un lieu où, aujourd’hui encore, l’Arbre-Mère ne peut pousser. C’est le seul désert en ce monde, Asiwosüd, qui s’étend sur des lieues et des lieues sans autre chose que du sable et des rochers.

 Malheureusement, Skwiteïsan était lui aussi grièvement blessé et savait sa fin proche. Il voyait les tares léguées par Asiwosu à ce monde et désespérait. Ses forces amoindries n’auraient suffi à y remédier. Alors qu’il luttait pour retarder sa fin, quelques Hommes tentèrent de lui porter secours. Il était trop tard, hélas, mais le Renard vit en eux une lueur d’espoir. Les Hommes reçurent le dernier souffle de Skwiteïsan qui imprégna leur corps. Depuis ce jour, Okateï reconnaît les porteurs de ce sang, ceux que l’on nomma ensuite les nobles. C’est au sein de cette élite qu’elle choisit les serviteurs habilités à parler en son nom. 

Il marqua une pause avant de reprendre :

— Luwise, tu portes la marque du souffle de Skwiteïsan au même titre qu’Alenash. Le sang des Seigneurs a été confié à une poignée d’Hommes, les premières familles des premiers rameaux qui en assurèrent la protection. Une vingtaine porta leur choix sur la Neuvième Branche de l’Est. Parmi elles, les Sofunada.

 Nous sommes les héritiers d’une dynastie au passé glorieux. Bien en amont de Palwite, bon nombre de nos aïeux ont régné sur des tronçons de la Branche, quand d’autres n’ont jamais été que chevaliers. Sofunada est un nom qui se déclame à travers le houppier avec respect et admiration. Cependant, souviens-toi que rien n’est acquis. Le plus brillant des joyaux peut se ternir faute d’attention.

 Malgré tout, Okateï a ses préférences et les confirme souvent sur plusieurs générations. Sans doute est-ce égoïste de ma part de penser que tu poursuivras la tradition familiale ; sans doute suis-je un mauvais père de rêver le meilleur pour sa fille. Tu as voulu savoir pourquoi j’espérais que tu deviennes Seigneur, voilà mon explication.

 Néanmoins, Alenash avait raison l’autre jour. Okateï voit par-delà les mensonges et les apparences. Si tu ne souhaites pas ardemment devenir Seigneur, elle ne te désignera jamais. Tu n’as donc pas à te tourmenter, quand bien même je souhaiterais te contraindre, jamais l’Arbre-Mère ne se laissera berner. En fin de compte, tu gardes toujours ta liberté. 

J’acquiesçai, à moitié satisfaite. Certes, mon père avait répondu en toute honnêteté à chacune de mes demandes, sans pour autant résoudre le conflit qui brûlait en moi. J’acceptais ce rôle que l’on voulait me voir endosser, sans être sûre de le mériter. Bien qu’imprécise encore, Alenash avait une vision et croyait savoir gouverner. Pour ma part, je n’avais aucune idée de ce que régner signifiait. Cela me tourmentait. Beaucoup me trouvaient des qualités suffisantes, moi, une enfant de huit ans. La seule que je percevais était mon ascendance, et je ne prétendais à aucun privilège sur ce simple constat. Sans doute étais-je stupide et naïve, défauts qui ne me quittèrent jamais tout à fait.

À partir de ce jour, je compris que j’étais seule maîtresse de mon destin. Le sens à donner à ma vie devint une question récurrente. J’ignorais que d’autres se heurtaient aux mêmes interrogations. Sur les îles aërs ou dans la bibliothèque de Palwite, des érudits fouillaient des grimoires pour comprendre les mystères de l’Arbre-Mère. Un mystère en particulier obsédait Nibe et ses anciens confrères, mis en échec depuis des années. Un mystère qui avait contraint mon précepteur à l’exil. Un mystère dont, selon lui, j’étais l’une des clefs.

Chapitre V

Celle qui entendait gémir les sèves

Les espoirs que mon père portait sur moi me tracassaient. Heureusement, je trouvais réconfort auprès de ces rustres nobliaux et garçon d’écurie devenus des amis. Chose étrange, les meilleures relations ont commencé dans mon cas après un duel. La valeur d’un homme se lit dans sa manière de tenir l’épée. Lorsque le fer peut trancher votre vie, les apparences deviennent futiles et vous laissez transparaître votre nature véritable, qu’elle soit fourbe ou vertueuse.

Tandis que Nortenam demeurait distant, Nisfyl et Vänesine, la paire inséparable, accompagnés de Tobiane, l’écuyer d’opérette, ne manquaient jamais de me mêler aux coups pendables dignes du plus vil des inams. En bon chef de file, Nisfyl avait toujours des idées saugrenues pour prouver sa témérité que d’aucuns qualifieraient de folie.

Par leur faute, j’eus droit à plusieurs remontrances que j’acceptais comme des compliments tant je me sentais vivre en leur compagnie. Grâce à eux, je découvris le monde par-delà les murailles du palais.

Le grand jeu était de découvrir des passages pour contourner ou duper les gardes. Sortir était déjà difficile et l’on aurait pu croire que revenir sans se faire remarquer relevait de l’impossible. C’était sans compter les incessants va-et-vient des serviteurs. Tobiane connaissait assez de monde digne de confiance pour les inclure dans nos conspirations.

Nous passâmes maîtres dans l’art de l’infiltration. Tobiane nous apprenait les us et coutumes des gens du peuple, tandis que nous lui enseignions les manières de la cour ainsi que le jargon et les codes des soldats en poste. Nous devenions invisibles au milieu de nos semblables, autrement dit tout le monde.

Je faillis trahir nos escapades en usant de mots d’inam au cours de mondanités. Ma bévue jeta un froid et l’on me somma d’expliquer l’origine de mon érudition. J’ai hésité à défausser ma culpabilité sur une des dames de compagnie qui aurait, à n’en pas douter, été corrigée dans la soirée. À fréquenter le peuple, je devins peut-être sentimentale. Du moins ne me sentais-je plus le cœur de fuir mes erreurs. Après un moment d’hésitation, je répondis à Särise en gardant mon aplomb :

— Pardonnez-moi, père. Je promets à l’avenir de jurer selon l’étiquette.

— Apprenez, jeune fille, que je ne goûte guère l’insolence. 

J’optai alors pour le regard repentant qui ne m’avait jamais déçue. Cela suffit à clore l’incident. Cette année à me mêler à la cour fut, à n’en pas douter, fructueuse.

De toutes les aventures où m’entraîna Nisfyl, une me tient particulièrement à cœur tant le souvenir résonne en moi avec l’éclat d’un hymne à notre complicité. Ce devait être l’une de mes premières escapades hors du château. Je me sentais mal assurée, craignant toujours de m’engager dans pareille expédition.

Vänesine amena le sujet alors que nous examinions depuis les remparts les vaisseaux s’arrimant aux éperons du port de Noïrode.

— Dites, vous savez comment les navires font pour flotter dans les airs ? Normalement, le bas des choses a plus de poids que le haut, ce qui les maintient au sol. C’est bien connu.

— Ça vient des ballons, dit Nisfyl. J’ai déjà vu un voilier dont les ballasts latéraux étaient dégonflés et qui reposait avachi sur le flanc.

— Mais les navires de guerre n’ont pas de ballons, rétorqua Vänesine, sceptique.

— Ils en ont forcément, lança Nisfyl d’un air docte. Ils sont simplement à l’intérieur de la coque pour être protégés en cas d’attaque. 

Vänesine réfléchit et sembla presque convaincu jusqu’à ce qu’une nouvelle question ne germe dans son esprit insatiable.

— Cela n’explique pas comment le ballon s’élève. La toile reste au sol elle aussi, et si je la gonfle d’air, elle ne s’élèvera pas pour autant.

— C’est le gaz de l’helia, dit alors Tobiane.

— L’helia ? répétai-je.

— La fleur gazière. Un peu comme le bourgeon d’éther des chamans.

— Il a raison, renchérit Nisfyl. Le parfum de l’helia a le pouvoir de faire léviter.

— Rien qu’en le respirant ? s’émerveilla Vänesine.

— Non ! Si tu remplis un sac fermé avec du parfum d’helia, tu devras le retenir pour éviter qu’il ne s’envole. Eh bien, c’est pareil avec le navire. Sauf que les ballasts sont beaucoup plus gros et peuvent soulever une galère avec son équipage et son chargement. 

Vänesine eut une mine impressionnée, non par la science de son ami, mais par l’ingéniosité des inventeurs des navires volants. Il médita un instant, hésita, ouvrit la bouche, se ravisa, avant d’enfin proposer :

— Vous croyez que si l’on s’accrochait à la taille un gros sac rempli de parfum d’helia, on finirait par décoller ? 

L’idée flotta un moment dans le silence. Elle était tellement simple et géniale que nous restions stupides de ne pas y avoir pensé plus tôt. D’autres nous avaient sans doute devancés, mais à l’époque, nous étions persuadés d’avoir trouvé là une innovation formidable. Ou du moins, un jeu inédit, palpitant.

Tobiane connaissait un lieu hors de la ville, où une fleur d’helia trônait au milieu d’une clairière, à l’abri des regards. Il nous fallait au plus une heure pour l’atteindre à compter du moment où nous aurions passé les gardes. Nous n’eûmes pas besoin de tenir conseil, Nisfyl s’écria « allons-y » et nous le suivîmes sur-le-champ.

Dans sa onzième année, Nisfyl paraissait bien plus que son âge ; revêtu d’un uniforme de la garde, l’illusion était parfaite. Tobiane, Vänesine et moi étions en revanche trop visibles pour passer sous le nez des soldats. Nous décidâmes de sortir par la buanderie où nous connaissions un passage insoupçonné. D’étroits mâchicoulis servaient à évacuer les eaux souillées, et à l’occasion, des garnements intrépides. Les murailles avaient à cet endroit presque vingt toises de hauteur, il n’était donc pas question de plonger dans la fange en contrebas sans risquer de se rompre les os.

Vänesine n’était pas encore l’archer que l’on connaît, pourtant ses tentatives s’annonçaient prometteuses. Tobiane et moi le retînmes par les pieds, tandis qu’il bandait son arc la tête en bas, le corps à moitié dans le vide. Cette position inconfortable et périlleuse expliqua l’imprécision de son tir. Même si Nisfyl dut courir ramasser la flèche à laquelle était attachée la corde de notre liberté, il ne lui en tint jamais rigueur. La corde arrimée des deux côtés, nous nous laissâmes glisser jusqu’au sol. Vänesine se débarrassa de la trace de notre escapade en tranchant d’une simple flèche à demi-lune la corde accrochée en haut des murailles. Nisfyl ramassa le morceau tombé hors des murs et rassembla le reste de notre équipement, plusieurs outres d’eau vides destinées à piéger les effluves du précieux parfum.

Guidés par Tobiane, nous trouvâmes aisément la fameuse fleur à bonne distance des faubourgs de Palwite. Le jeune inam nous expliqua que tout un champ était exploité à une trentaine de toises de là. Il avait néanmoins découvert une fleur isolée dans les bois avoisinants.

Les champs d’helia ont quelque chose de décevant. Recouverts de serres canalisant le parfum vers des cuves, ils privent les spectateurs de la beauté et du merveilleux d’une fleur d’helia au cœur d’une futaie.

L’endroit où nous emmena Tobiane respirait la sérénité. Une discrète clairière baignée de soleil bruissait des piaillements d’oiseaux et des vrombissements d’insectes. Les feuilles mortes qui chutaient lentement dans l’or du midi, se livraient parfois à un ballet étrange et contre-nature. Alors qu’aucune brise ne soufflait en ce lieu protégé, elles étaient emportées par un courant ascendant, jusqu’à décrocher à hauteur d’homme pour se poser délicatement sur l’herbe de la clairière.

Le cœur du phénomène était une fleur assez laide en vérité. Boursoufflée à la base tel le ventre des pochtrons à la fête des moissons, j’aurais eu du mal à l’enserrer de mes bras. Cet énorme abdomen était surmonté d’un col couronné de quatre pétales blancs ridiculement petits. Guère plus grands que l’ongle de mon pouce, ils ondulaient parfois, portés par le gaz qui émanait de la fleur.

Autour de celle-ci virevoltait une nuée de papillons aux ailes atrophiées, emportés par une danse nuptiale d’un jour. Ils restaient en suspension dans la colonne parfumée, à l’abri d’éventuels prédateurs incapables de manœuvrer dans cette atmosphère particulière. En échange de cette protection, les papillons participaient à l’essaimage des graines de la fleur.

Tobiane prit la peine de nous expliquer l’étroite relation entre le végétal et l’insecte, découverte qui me fascina, à l’inverse de Nisfyl qui, dès la fin de l’exposé, ordonna d’installer les sacs de toile huilée au-dessus de l’helia. Celle-ci libérait en permanence son gaz qui n’avait de parfum que le nom. Certes, une faible odeur s’en dégageait, mais rien qui pût ravir les dames de la cour. Rapidement, nous eûmes une vingtaine de sacs remplis et arrimés au sol avec la corde que nous avions coupée en autant de morceaux.

Ne sachant trop comment se déroulerait notre vol, nous décidâmes de nous attacher les uns aux autres, inspirés par les grimpeurs à l’assaut des fûts verticaux de l’Arbre-Mère. Nisfyl s’équipa du premier ballon et nous constatâmes rapidement la justesse des théories de Vänesine. À peine avait-il fixé le second ballon que ses pieds décollèrent du sol pour se stabiliser à faible hauteur.

Très vite nous réalisâmes que le problème n’était pas tant de s’envoler que d’atterrir. Nous n’avions pas du tout envisagé la question et la seule solution qui nous vint alors à l’esprit fut de trancher les cordes une à une. Trois ballons nous permettaient de nous envoler, deux nous stabilisaient et un seul assurait une descente en douceur.

Nisfyl ordonna de nous équiper, tâche compliquée lorsque nous commençâmes à décoller, le troisième ballon en main. Je nouais la dernière corde à ma ceinture lorsque je relevai enfin les yeux.

Nous étions déjà à quatre toises du sol, suffisamment pour voir les deux rives de la Branche. Celle-ci se déroulait tel un long serpent vert aux écailles d’arbres et de près portant sur son dos la citadelle de Palwite à la manière des coquilles d’escargot. Nous distinguions les allées et venues à la porte de la cité, rappelant à s’y méprendre l’effervescence d’une fourmilière. Les cors sylvestres résonnaient par moments pour marquer les heures tandis que des cornes annonçaient l’approche d’un navire souhaitant s’arrimer aux éperons de Noïrode.

Par-delà l’enceinte de la cité s’étendait un canevas de touches plus colorées que les tapisseries ornant les salles de fête du palais. Les variétés des verts, ocre et jaunes dessinaient des motifs aux nuances subtiles. Les hêtres et les chênes tachetaient les futaies de différentes teintes comme autant de coups de pinceau laissés sur la toile. Le vent jouait avec les reflets du soleil sur la cire des feuillages, transformant les cimes des arbres en une mer ondulante, parfois tourmentée par un tourbillon qui arrachait les pétioles et emmenait au loin des myriades de feuilles.

Plus à l’Ouest disparaissaient les moulins à vent de Sushinive qui pompaient l’eau depuis le centre de la Branche et remontaient la rivière vers Palwite. La Neuvième Branche de l’Est s’élevait en effet en pente douce depuis les nœuds intérieurs ce qui nécessitait une lourde ingénierie pour irriguer les extrémités. Un cordon de machines à vent, de puits et d’aqueducs s’étendait depuis la retenue de Loewafol à un peu moins de cent lieues en amont, si tant est qu’amont ait un sens en pareille configuration. Elles irriguaient la plaine jusqu’aux colonies de la canopée dont Palwite, la plus orientale d’entre elles. Chacun sait combien l’eau est primordiale à toutes vies. Elle est pourtant de ces ressources bien mal répartie sur l’Arbre-Mère et que seule l’union de la Lignée pouvait gérer.

Par-delà notre houppier, nous distinguions les vagues silhouettes des fûts verticaux et des rameaux immatures impropres aux habitations. Ces territoires étaient mal pourvus en feuilles-miroirs dont les limbes réfléchissaient la lumière du soleil jusqu’à la cité mère. Au-delà, le rameau était plongé dans une obscurité crépusculaire, ce que l’on nommait les Enténébrées.

Les rameaux immatures servaient de vivier aux créatures sauvages et autres démons qui ne goûtaient guère la présence des hommes. Dans quelques générations, ces frêles ramures se métamorphoseraient en une Branche saine ou auraient dégénéré depuis longtemps. En attendant, ils constituaient pour moi le seul horizon, un rideau de Nature indomptée posée sur les rameaux voisins.

La voûte sylvestre nous encerclait de toute part. Que nous levions la tête vers le zénith ou nous penchions vers le nadir, la masse végétale disparaissait dans l’ombre. Voir le dessous du houppier avait de quoi donner le vertige. Palwite était un ponton surplombant le vide, une oasis dont l’existence se limitait à la faible largeur d’une poutre de gymnaste. Aucun désert n’encadrait la cité, ses forêts et ses prés, mais la mer d’éther, l’océan des vents, l’abysse aérien. La pérennité de Palwite ne dépendait que d’un côté de la Branche, de la solidité de son nœud originel, de la survie de sa Lignée.

L’on m’en avait moult fois parlé mais je ne l’avais jamais pleinement réalisé : la Branche incarnait la Lignée, le lien qui unissait chacune des seigneuries du houppier. La Lignée était plus importante que tout. Dénigrer le développement des royaumes de la canopée, c’était se laisser rattraper par les Enténébrées. Abandonner les cités intérieures, c’était courir le risque de voir son rameau coupé sans n’avoir rien tenté pour l’en empêcher. Tout évènement en amont du rameau avait des répercussions sur l’extrémité. Le Seigneur défend sa Branche, le Seigneur défend sa Lignée. Sa survie en dépend.

Je levai la tête vers la fenêtre de ciel, plus belle encore que depuis le scion de la Vieille Dame. Là-haut vivaient les Éthérés, un peuple qui se moquait du devenir d’un rameau. L’avenir d’une seule famille n’avait pour eux aucun intérêt, tant d’autres pouvaient la remplacer. Inasu se trouvait parmi eux.

J’ignorais alors que les Aërlydes n’étaient pas les seuls à se désintéresser des Ramures. Un autre peuple se moquait du devenir de l’Arbre-Mère elle-même. Peut-être est-ce pour cela que nous méprisions les Muwides.

Nous avions chacun libéré notre troisième ballon et nous planions à une hauteur raisonnable, tentant de nager vers la cité. Cependant, nous subissions plus que maîtrisions le sens des courants. Nous avons eu beaucoup de chance de ne pas être emportés par-delà les rives. Ce fut un jeu dangereux, bien que sur le moment nous n’en avions pas conscience. Comme tout enfant, nous nous pensions immortels, mais cet aveuglement ne dura pas.

L’émerveillement du début du vol avait peu à peu laissé place à un soupçon d’appréhension à mesure que nous gagnions les bords de la Branche. Mon cœur battait la chamade depuis le décollage. Un temps mort marqua le changement de rythme. Ce qui était auparavant les pulsations saccadées d’un soir de fête fut remplacé par le rythme effréné du pic-vert martelant un tronc quelque part au fond des bois.

Bientôt mon front se couvrit de sueur et mes lèvres glacées se desséchèrent. Le vent apparent, qui était jusque-là une brise vivifiante, se mua en lames acérées entaillant mes joues avec la netteté d’un scalpel.

Je crus notre destin scellé lorsque nous dépassâmes les berges des terres habitées. J’oubliai de reprendre mon souffle une bonne minute. Je me déridai lorsque le hasard des vents nous ramena vers Palwite. Après être assurés de revenir dans la bonne direction, je jetai un regard furtif à mes compagnons qui, figés dans le silence, n’affichaient pas meilleures figures.

Tobiane fut le premier à oser dire que nous devions redescendre. Son rang inférieur suffit à justifier sa couardise, mais sans doute Nisfyl n’attendait-il qu’un prétexte pour effectivement donner l’ordre sans perdre la face.

— C’est bon, on rentre, répondit-il. C’est bien pour te faire plaisir. 

Son orgueil mal placé me déçut. Il ne correspondait pas à l’image de meneur qu’il avait jusque-là à mes yeux.

Nous perçâmes notre deuxième ballon et commençâmes à choir lentement. Hélas, nous n’avions aucune maîtrise de notre trajectoire et si nous crûmes un moment pouvoir atterrir dans la basse-cour du château, nous la dépassâmes largement.

Nous survolions les faubourgs de Noïrode lorsque nous atteignîmes la hauteur des toits. Dès que nos pieds sentirent le dur, nous coupâmes la dernière corde avec soulagement. Vänesine manqua de continuer par-delà le toit et nous dûmes lui porter main-forte pour le remonter de la gouttière à laquelle il s’était accroché.

— Le prochain qui a une idée de cet acabit, dit Vänesine sitôt en sécurité, qu’il se la garde ! 

Nous partîmes d’un grand éclat de rire libérateur.

Je pensais l’affaire terminée, mais c’était bien mal connaître mon père. Notre escapade aérienne n’était pas passée inaperçue, à commencer de Nibe qui avait reconnu ma silhouette parmi les quatre. Ce fut ma première réprimande, la première d’une longue série.

Nous tentions de nous faufiler par l’aile ouest lorsque nous tombâmes nez à nez face à Särise escorté de mon précepteur, d’un officier et de trois gardes. Mon père ordonna que l’on s’empare de mes compagnons pour les conduire à leurs logis. J’appris plus tard qu’ils furent fouettés par leurs tuteurs respectifs. Pour ma part, j’eus plus de chance. Sans doute ne voulait-on pas que la rumeur s’ébruite comme quoi la descendance du Seigneur jouait la fille de l’air.

Särise me conduisit à ma chambre où, après avoir remercié Nibe, il nous enferma. Je n’avais jamais vu mon père si emporté contre moi.

— Serais-tu désespérée au point de vouloir te tuer ? Je ne parvenais à croire ce que Nibe m’expliquait. Ma fille survolant Palwite harnachée de trois pauvres baudruches ! A-t-on jamais vu telle folie ? Tu mériterais mille fois pire que ce qui sera infligé à tes camarades. Tu es la fille du Seigneur, la prétendante à la succession. Tu n’as pas le droit de te livrer à pareille facétie. 

Cette dernière remarque me fut souvent ressassée par la suite sous différentes formes. Si elle me fit d’abord forte impression, je pris rapidement parti de laisser couler les mots. Ce que Särise me dit ensuite resta en revanche gravé dans ma mémoire.

Le ton avait changé. Derrière sa colère poussée par la peur du moment, un brin de fierté germait. Il s’assit à mes côtés et me demanda :

— Qui a eu l’idée de cette folle équipée ? 

Je ne sus quoi répondre. Il m’était inconfortable de dénoncer un de mes compagnons, fût-ce à mon père. Celui-ci comprit ma gêne et me rassura en affirmant qu’il n’y aurait pas d’autres sentences.

— Vänesine suggéra l’idée mais ce fut Nisfyl qui prit la décision.

— Cela ne m’étonne guère. Nisfyl ne recule devant rien et cherche de nouveaux défis – de nouvelles bêtises, diraient certains. Il fera un bon officier. Garde-le comme ami, il te sauvera plus d’une fois la vie, mais ne le laisse pas commander sans ton ordre. Nisfyl confond courage et témérité.

— Courage et témérité ?

— Le courage, c’est affronter sa peur ; la témérité, c’est la nier. Seul le premier va de pair avec la sagesse.

— Je suis courageuse !

— Je le sais. Nisfyl peut se contenter d’être téméraire car il ne sera jamais rien d’autre qu’un officier. Je le vois dans ses yeux. Toi, tu as le devoir d’être courageuse. Car ton destin te guide sur la voie des Seigneurs.

— Tu le vois dans mes yeux ? demandai-je à la fois impressionnée et inquiète d’être percée à jour.

Mon père eut une ombre de sourire, amusé par ma remarque naïve. Il me répondit la voix profonde d’un professeur intransigeant.

— Je ne vois pas ce qui sera, je vois ce qui pourrait être. Quels que soient mes vœux, ce n’est pas moi qui libérerai le miellat. Tu devras plaire à l’Arbre-Mère, et cela, nul ne peut dire si tu y parviendras. Okateï ne te juge pas sur l’instant présent, mais sur ton passé, ce qui t’a conduit à ce que tu es et ce que tu pourrais devenir.

— Ton sacrement commence aujourd’hui. Par ce que tu vivras, ce que tu ressentiras, ce que tu endureras, Okateï te jugera apte ou non à guider la destinée d’une partie de la Branche. 

J’avalai ma salive, les épaules soudain chargées d’un poids écrasant.

— Le courage est la première vertu d’un Seigneur, poursuivit mon père. La témérité est son contraire bien plus que la lâcheté. Maîtrise ta peur, deviens courageuse et Okateï te considérera avec intérêt.

 Pour l’heure, prends l’ascendant sur Nisfyl. Tes amis me plaisent, mais à mes yeux, tu es déjà une reine. Conduis-toi comme telle. Tu n’es pas l’écuyer de Nisfyl, ni même son second. Tu es Luwise Sofunada, Seigneur de la Branche, fille de Särise Sofunada, lui-même Premier Serviteur d’Okateï. Affirme ton rang, car si toi-même n’y crois pas, personne ne le fera. 

Il me baisa le front et me salua avant de se retirer. Je restai un long moment interdite à méditer ces paroles. Affirmer mon rang. De toutes les recommandations de mon père, c’est celle-là qui me laissait la plus perplexe. Je me sentais courageuse tel qu’il l’avait décrit. Mais comment pouvais-je affirmer mon rang ? Si Tobiane me révérait déjà comme une reine, Vänesine et Nisfyl avaient pour eux l’âge, l’expérience et la force. Il allait pourtant falloir mettre mes aînés à ma botte.

Le discours de mon père avait ramené les interrogations sur ma légitimité au trône de Palwite. Si je me forçai à faire bonne figure et à tenir mon rang, je ne leurrai personne sur le fond de mes sentiments. Je retrouvai mes doutes et mon palais de la branche de la Vieille Dame. Portées le long des rameaux de l’Arbre-Mère, les notes volontiers langoureuses de ma flûte résonnaient dans la cour du château et jusque dans l’aile sud de la forteresse, écho de mon désarroi.

Au milieu de mon cocon de verdure, j’oubliais les dilemmes que la vie m’imposait, vidant mon esprit à mesure que la musique emplissait l’air. Comme l’eau claire emporte la souillure sur un vêtement taché, le son émanant de mon instrument lavait mes inquiétudes.

Durant les brèves inspirations, j’entendais le bruissement des feuilles et le martèlement lointain d’un pic en quête de nourriture. À mesure que ma mélopée se muait en fantaisie, les hululements du vent se changeaient en un chœur enjoué. À n’en pas douter des gnomes se dissimulaient dans les branchages pour se livrer à quelques facéties symphoniques. Je sentais sur mes épaules les regards moqueurs de ces petits êtres fabuleux, alliés des mères pour effrayer leurs enfants.

Je restai de longues heures sans voir venir la nuit, continuant de jouer quand la dernière lumière s’était éteinte. Étrangement, je me sentais entourée en ce lieu familier par une présence inhabituelle, bien différente de l’armée d’insectes et des innombrables vers que chassait parfois une mésange de passage.

Les maisons ont une âme dès lors qu’elles sont habitées. C’est ce que je ressentais en cet endroit isolé. Il y avait de nombreuses traces de mes passages, auxquelles s’ajoutaient celles d’un autre résident, inconnu bien qu’omniprésent. Une odeur subtile, un chuintement dans le vent, une ombre glissant sur le sol trahissaient sa présence aussi sûrement qu’une plante bien arrosée marque le travail du jardinier.

Ce fut d’abord la sensation d’un voile posé à même la peau, qui, avec le temps, sembla s’épaissir en un lourd manteau de laine. Je tressaillis. Le doux picotement enveloppa mon corps. Je regardai alentour, espérant trouver un mauvais plaisantin, en vain. Je frottai mes épaules pour me convaincre qu’aucun châle ne les recouvrait. Je remuai les doigts pour les débarrasser des fourmis qui les engourdissaient. Je focalisai mon attention sur le soulèvement de ma poitrine à chacune de mes respirations, quelque chose de concret. La tentative échoua.

La première impression devint une certitude. Je n’étais pas seule. Ce n’était pas faute de fouiner ; je remuai l’humus à peine décomposé, pensant y dénicher un animal rampant que j’espérais bienveillant. Je fouillai les branchages avec grande précaution, m’attendant à voir surgir un oiseau ou un autre animal ailé qui m’aurait épiée depuis son perchoir. Mes recherches infructueuses, bientôt je renonçai.

Je me résignai à vivre avec la sensation désagréable d’une surveillance permanente. Pire que cela, si le malaise se limitait jusque-là à la branche de la Vieille Dame, je découvris qu’il me poursuivait où que j’aille. Les mois passèrent sans parvenir à m’en accommoder. Je n’en souffrais pas, mais l’ignorance dans laquelle je demeurais me pesait. Il n’y avait qu’un mérite à cette situation, j’oubliais mon cousin Alenash et la succession.

Je compris la nature de mon mal à l’approche du printemps. J’avais fui la branche de la Vieille Dame depuis plusieurs semaines, persuadée du lien avec ma maladie. Pourtant ce matin-là, tandis que je marchais dans la cour qui la jouxtait, je fus appelée. Cela n’avait rien d’intelligible pour un humain. Cela n’avait rien d’audible, pourtant une voix susurrait mon nom, interpellait mes autres sens et chatouillait mon instinct. Malgré la crainte qui m’habitait, mes pas me conduisirent irrésistiblement jusqu’à mon palais de verdure.

L’endroit était désert, mais plus étrange était le bruit qui y régnait. Tel un cœur soumis à l’effort, les sèves de l’Arbre-Mère coulaient par à-coups, mêlant martèlement sourds et vibrations du bois. Je n’avais aucun doute, je le ressentais dans ma chair aussi sûrement que la peau mesure la chaleur du soleil ou le souffle du vent. J’entendais la respiration de l’Arbre-Mère, écrasante d’amplitude et d’intensité, plus forte que celle de n’importe quel autre être vivant, et que pourtant, je percevais pour la première fois.

Ce qui hier encore était silencieux devenait assourdissant. Comment pouvait-il en être autrement pour une plante couvrant le monde ? Je pensais que mes tympans allaient se déchirer et mon crâne se fendre. Crainte de néophyte. Mon cerveau se trompait, l’ouïe était le dernier sens à être sollicité. Cependant mon corps crut bien mourir ce jour-là et j’échappai au supplice en perdant connaissance.

L’on m’expliqua ensuite que j’avais disparu deux jours durant, entraînant un début d’inquiétude à la cour. Nortenam, le seul qui connaissait mon repaire, me dénicha gisante sur un lit de mousse, jonchée de feuilles mortes qu’aucun mouvement n’avait troublées. Il fut fêté en héros (honneur qui le laissa indifférent) lorsqu’il me ramena dans ses bras jusqu’à mes appartements. Là, je restais assoupie encore sept jours sous la garde continue d’au moins une servante.

À ce que l’on m’en dit, car jamais celui-ci ne l’évoqua, Nibe veilla longtemps sur ma couche. Quoi qu’il en soit, c’est son visage que je découvris à mon réveil. Je me levai avec ce pas incertain des convalescents au sortir d’une longue maladie. Une charge furieuse se jouait dans mon crâne et des courbatures tétanisaient mes muscles. Mon corps n’avait guère profité de ce long repos. Mes esprits éclaircis, le bruit sourd n’avait pas disparu. Il était à présent supportable et se confondait parfois avec la rumeur ambiante.

— Comment vous sentez-vous, Tawide ?

— Bien, merci. Que m’est-il arrivé ?

— Nous l’ignorons. Nortenam vous a retrouvée en un lieu qu’il refuse de dévoiler, inconsciente et en prise à une fièvre maline.

— L’entendez-vous ?

— Quoi donc ?

— Ce remous incessant, une rivière dans la Branche de l’Arbre-Mère.

— Une rivière ! Êtes-vous sérieuse ?

— Je vous l’assure. Ce bruit me poursuit constamment, jusqu’à en avoir la nausée. 

Nibe resta un moment pensif. Lorsqu’il méditait de la sorte, un hâle cendré lui donnait un teint cadavérique que seule la flamme de ses yeux distinguait de celui des gisants. Cette flamme pourtant brillait plus que d’ordinaire, attisée par une excitation contenue.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je, inquiète.

— Je n’en suis pas sûr. Seuls les chamans et certains Seigneurs disent entendre la voix de l’Arbre-Mère.

— La voix de l’Arbre-Mère ?

— À en croire les légendes, certains humains, Fylides pour la plupart, seraient capables d’interpréter les mots d’Okateï. Les chamans disent lire les rêves de l’Arbre-Mère. Ils annoncent la direction de croissance de la Branche, raison pour laquelle les rois s’entourent des plus puissants d’entre eux. Certains sont des charlatans, mais bien des devins ont des pouvoirs troublants. 

Nibe se gardait de préciser à quel point Aërlydes et chamans se ressemblaient. Seule la méthode changeait. Un chaman demeurait un petit artisan au regard de l’organisation aër. Mon précepteur se perdit dans ses pensées, me laissant sur ma faim.

— Vous parliez des Seigneurs ayant ce don ? répétai-je pour le tirer de sa rêverie.

— Dans les contes seulement. Si les monarques sont habilités à parler au nom d’Okateï, jamais leurs mots ne sont ceux de la déesse. Ils défendent leur Branche, luttent pour cela contre leurs voisines, allant parfois jusqu’à les couper. L’Arbre-Mère mène par leur intermédiaire une guerre incessante contre elle-même, la croissance d’un de ses rameaux s’accomplissant au détriment d’un autre.

Il marqua une pause avec un pincement de lèvre soucieux. Il hésitait à énoncer le fond de sa pensée, trop sulfureuse à son goût pour être révélée à une enfant. Il me dévisagea et je lus en miroir sur sa propre face, un mélange étrange d’inquiétude et d’espoir.

— Les histoires d’antan, reprit-il, récitent les heurs et surtout les malheurs des souverains qui prétendaient interpréter les désirs de l’Arbre-Mère. On les nommait les Prophètes. Au nom de la déesse, ils levèrent les royaumes les uns contre les autres et conduisirent leur pays à la perte, avant de finir misérables, vaincus par des coalitions menées par les Îles des Vents, ou trahis par leurs propres sujets.

— Pensez-vous que je leur ressemble ? 

La question resta en suspens. Figé entre deux pensées, Nibe reprit son allure méditative. Sortant de sa torpeur, il me demanda d’un ton acéré :

— Qu’avez-vous entendu précisément ?

— Le bruit des sèves dans la Branche. Ou du moins, cela semblait l’être…

Son visage devint doux et crémeux, nappé de miel par une voix suave.

— Vous voyez bien, Tawide. Dans les contes, les souverains maudits écoutent des voix claires et sensées, soufflées par des esprits embusqués. Dans votre cas, ce n’est que de l’eau en train de couler, il n’y a aucun être malveillant derrière cela. 

Malgré les paroles rassurantes de Nibe, les interrogations que ma révélation avait soulevées chez mon précepteur confirmèrent mes craintes.

Je détournai la conversation en abordant un autre sujet de préoccupation.

— Dites-moi, Nibe. Que pensez-vous du souhait de mon père ? Puis-je devenir Seigneur de la Branche ?

— Rien n’est assuré, mais vous en avez les capacités, c’est certain.

— Qu’en savez-vous ? Alenash en a sans doute plus que moi. 

Il sourit avec tendresse.

— Okateï tranchera le moment venu, ne vous souciez pas de cela, me dit-il.

— Au contraire, rétorquai-je avec hargne. Je ne suis pas sûre de pouvoir porter le rôle que l’on veut me confier. Nibe, les Aërlydes connaissent l’avenir. Serai-je le dirigeant de Palwite ? Comment devrai-je alors agir ?

— Ne prêtez pas trop attention aux racontars. On donne aux Aërlydes plus de pouvoirs qu’ils n’en ont. Luwise… 

Mon prénom résonna bizarrement dans ma tête. J’avais tellement l’habitude d’être nommée par mon titre que cette familiarité me troubla. C’était mon père qui s’adressait à moi. Mon second père.

— … que ressentez-vous lorsque vous pensez à l’Arbre-Mère ?

— Je ne sais pas trop. De la révérence. Un attachement immense réservé d’ordinaire aux membres de ma famille proche. De la reconnaissance. Mon cœur s’emballe et je tressaille de joie en réalisant que je marche sur la déesse.

— Les Fylides sont vraiment étranges, dit-il avec un sourire amusé. Vous avez tous ce sentiment singulier envers une plante, de l’amour. Il est différent de celui que l’on peut éprouver pour l’un de ses semblables, c’est un amour apaisé, éternel et sans passion. Un peu morne en fait, du point de vue d’un Aërlyde. Toutefois, ce sentiment vous guidera toujours. Dans les instants de doute et de difficultés, mettez-vous au repos et entrez en communion avec la forêt, l’air et l’eau avoisinants. Ils vous rapprocheront d’Okateï et vous aideront à la comprendre et à prendre la bonne décision. Peut-être l’entendrez-vous réellement cette fois-ci. 

Son ton moqueur ne me plut guère et je pris une moue offusquée. Ma grimace l’amusa et il éclata de rire avant de continuer.

— Pardonnez-moi cette boutade, Tawide. Ne vous tracassez pas outre mesure. Un bon souverain agit pour le bien de l’Arbre-Mère, le reste importe peu. Vous en êtes capable, c’est une certitude. Vous seule semblez en douter. Rassurez-vous, la cécité de la jeunesse est passagère. Bientôt viendra le jour où vous découvrirez les pavés sur lesquels vous cheminiez sans même vous en rendre compte. 

À l’instar de celui de mon père, le sermon de Nibe ne leva pas la brume dans mon esprit. Cependant, je pris le parti d’oublier ce futur incertain. Après tout, mes inquiétudes étaient peut-être sans fondement. Si tant de monde croyait en moi, il devait bien y avoir une raison. Mon avenir serait radieux et la gloire s’offrirait à moi d’elle-même. Si seulement cela avait pu être vrai…

Nibe me laissa me reposer. Il afficha une mine sereine avant de fermer la porte, une mine trompeuse qui dissimulait un bouillonnement intérieur. Mes révélations l’avaient chamboulé. J’entendais les sèves ! Il avait vu juste. En dépit d’années d’attente, venir à Palwite s’était révélé judicieux. Mais cette nouvelle donnée, loin de lever le mystère, compliquait au contraire l’équation. Il devait tout reprendre à zéro, fouiller dans ses notes pour y dénicher un détail qui lui aurait échappé. Plusieurs serviteurs le virent passer en courant pour se réfugier dans son bureau à la bibliothèque et s’y enfermer plusieurs jours.

Pour ma part, la fatigue de mon malaise ne s’était pas complètement résorbée. Curieusement, le bruit des sèves qui m’avait torturé ces derniers temps, se révéla une berceuse agréable. Je m’endormis sans imaginer les bouleversements à venir.

Chapitre VI

La disgrâce du précepteur

Nortenam entama son Initiation au cours de ma huitième année. À leur douzième printemps, les jeunes nobles fylides étaient confiés à une autre maison pour achever leur éducation. Ces échanges étaient l’occasion de renforcer de vieilles alliances ou de tisser de nouveaux contacts cordiaux. La qualité de l’enseignement entrait peu en ligne de compte.

Särise prouva une grande générosité en accordant à Nortenam le même droit qu’aux nobles de Palwite. Malgré son ascendance, il demeurait un prisonnier sans autre devoir que de rester en vie pour maintenir la paix entre deux peuples. Pourtant, Särise lutta contre la critique et usa de son crédit pour convaincre un Seigneur de moyenne renommée d’accepter l’étranger sous son aile.

Plus l’échéance approchait, plus je prenais conscience des longues années pendant lesquelles nous serions séparés. Je délaissais un peu mes amis qui en prirent ombrage. Fidèle à lui-même, Nisfyl fut le plus persifleur, bien que Tobiane fût le plus contrarié. Jaloux de mon admiration pour le prince du sud, l’inam nourrissait une secrète rancœur. À l’approche du départ de son rival, Tobiane préféra me fuir.

Nisfyl et Vänesine me reprochèrent de dédaigner leur compagnon. Selon eux, cet inam-là valait mieux qu’un étranger.

— De toute façon, Luwise ne demanderait qu’à partir avec le basané. Après la flûte, sait-on ce que le prince a appris à la princesse ?

— C’est vrai ça ! rétorqua Nisfyl dans un éclat de rire gras. La manière dont Nortenam la ramenait dans ses bras l’autre jour est pour le moins suspecte. 

Piquée à vif, mon bras, mû par une force insoupçonnée, agrippa le revers de la tunique de Nisfyl, tandis que mon second poing lui écrasa la figure avec la vitesse d’une fronde. Désarçonné par cette attaque inattendue, l’impact suffit à mettre à terre le puissant Nisfyl.

La violence et la spontanéité de l’agression tétanisèrent Vänesine qui perdit ses remarques acerbes. Son compagnon, étalé au sol, abasourdi, commençait tout juste à réaliser ce qui venait de se passer. Je fus cependant la plus surprise des trois, tant par l’audace que par la férocité de ma réaction. Une fois mes esprits retrouvés, je m’inquiétai de cet accès de fureur irraisonnée.

— Pardon, Luwise… balbutia Nisfyl, terrorisé par ma mine enragée. Je ne pensais pas ce que je disais.

— Il n’y a pas de Luwise. Appelle-moi Tawide ! N’oublie jamais à qui tu t’adresses. Toi aussi, Vänesine. Je suis Luwise Sofunada, fille de Särise-tame, Seigneur de Palwite. Je n’ai pas à me laisser insulter par d’apprentis chevaliers. 

Les deux garçons restèrent pétrifiés. Vänesine oscillait sur ses jambes, sans savoir s’il devait garder la tête haute, s’incliner ou s’agenouiller, tant mon esclandre m’avait grandie à ses yeux. D’autres auraient pu voir le caprice d’une enfant gâtée s’ils n’avaient pas, comme Nisfyl et Vänesine, côtoyé des jours durant la fille de leur suzerain. Les deux nobliaux me connaissaient trop bien pour se laisser berner par une vulgaire comédie. Jamais ils ne m’avaient vue dans cet état et cela avait quelque chose de terrifiant.

Je ne me suis jamais excusée. Je le confesse au lecteur de ces lignes : j’ai immédiatement regretté la rudesse de mes mots. Mais je venais de conquérir une autorité que je comptais conserver. Malgré l’offense réelle, je tendis la main à Nysfil pour l’aider à se relever. Un geste instinctif qui m’éleva davantage. Je pardonnai à mes amis au bout de deux jours et revins légèrement sur mes propos en les autorisant à m’appeler par mon prénom. Nisfyl continua à me nommer par mon titre. Les années aidant, je distinguai dans cette déférence plus un respect sans faille qu’une rancune tenace.

Je laissai les deux garçons sur le pavé, encore sous le coup de la surprise, pour partir à la recherche de Tobiane. Les mots de Nisfyl et Vänesine recelaient une once de vérité. Une part de moi souhaitait suivre Nortenam, non pas pour les raisons sous-entendues par ces deux idiots, plutôt pour éviter une nouvelle séparation. On m’enlevait mon second frère. Si Tobiane me fuyait à son tour, j’aurais vraiment tout perdu.

Ce jour-là, je réalisai l’importance que le jeune inam avait prise dans ma vie. Nortenam comblait le manque d’un frère protecteur et admirable, Tobiane s’octroyait le rôle du confident et du complice. Malgré la différence de classe, nous étions aussi proches que des jumeaux à mes yeux.

Je dénichai Tobiane dans les écuries, peignant la fourrure luisante des renards sylvestres tel un automate, le regard voilé de préoccupations. Devenu écuyer, il avait gardé ses fonctions de servant d’écurie, prenant soin des montures des chevaliers au premier rang desquels se trouvaient les skwirids. Aussi véloces sur terrain plat que le long des fûts verticaux, capables de bonds prodigieux et planant même sur de courtes distances, les renards sylvestres étaient les animaux idéaux pour se mouvoir le long des rameaux de l’Arbre-Mère. Seul un cavalier chevronné pouvait rester en selle. Lancée à vive allure, la bête sautait au-dessus du vide, alternait des angles d’assiettes opposées entre deux respirations, et pouvait même se retrouver un temps la tête en bas, accrochée à l’écorce par la force de ses griffes.

Nullement effrayé par ce prédateur qui aurait pu lui broyer la gorge d’un coup de mâchoire, Tobiane flattait le cou du renard et l’animal le remerciait en laissant pendre une langue rosée qui tentait de lui râper le visage. Le poil propre et démêlé, abondamment nourri de viandes et de fruits, logé et soigné, le skwirid acceptait sa domestication avec bienveillance. Pour peu que son maître passât du temps à jouer avec lui, il devenait le plus fidèle des compagnons.

Tobiane se livrait à sa tâche sans joie ce jour-là. Le renard le ressentait et tentait tant bien que mal de le réconforter, le caressant du dos de l’oreille d’un air complice. Alors que mes pensées se perdaient dans un autre monde, il s’adressa à moi sans même se retourner.

— J’ai toujours eu un bon contact avec les animaux. J’ai l’impression qu’ils me comprennent et qu’ils répondent de bonne grâce à mes attentes. En échange de quoi, je les écoute de mon mieux pour les satisfaire à mon tour. Si seulement il pouvait en être de même avec les humains.

— Tobiane… 

Il se retourna lentement. Il avait cette flamme enfiévrée au fond de ses yeux azur. Dans la pénombre de l’écurie, ses cheveux blonds me parurent plus ternes que les champs au crépuscule. Pourtant les traits de son visage, depuis les rides aux contours de sa bouche jusqu’à l’inclinaison de ses sourcils, brûlaient d’une sourde colère.

— Que me voulez-vous, Tawide ? Le prince étranger serait-il parti depuis si longtemps que votre solitude commence à vous peser ?

— Nortenam est toujours ici…

— C’est vrai, c’est ainsi qu’il s’appelle.

— … mais la solitude commence effectivement à me peser.

— Vous devriez profiter des heures restantes. Il sera bien temps de pleurer lorsque la galère aura disparu derrière le rideau de verdure.

— Tu me manques, Tobiane. 

Rien ne touche autant que la sincérité. Mes mots étaient simples et avaient la spontanéité du cœur qui parle, à tel point que je réalisai mes paroles après les avoir prononcées.

Cette courte phrase suffit à abattre la muraille derrière laquelle Tobiane s’était enfermé. Je vis son masque se fendre et tomber en poussière, remplacé par un espoir que je savais illusoire.

— Entends bien cela, Nortenam n’est pas un rival pour toi. Il n’est pas ce que tu crois, il est l’image d’un frère que je n’ai jamais eu. Je lui ai attribué un rôle qu’il n’a jamais voulu et qu’il n’endossera jamais. Je ne suis rien pour lui, sauf peut-être la fille de son suzerain à qui il doit le respect. 

J’avalai ma salive, rassemblai mon courage avant de reprendre avec ferveur.

— Toi, tu es plus que cela, tu es le frère que je n’ai plus. Tu me comprends mieux que moi-même. Face à toi, je peux m’abandonner entièrement, livrer mes douleurs et mes peines. C’est pour cela que je peux vivre sans Nortenam, mais pas sans toi. 

Je ne sais ce que j’attendais. Étais-je si imbue au point de croire mes mots capables de renverser Tobiane ? L’écuyer me retourna pourtant un visage de marbre. Sa réponse cinglante fut un dard enfoncé en pleine poitrine.

— Autrement dit, mon adversaire n’a jamais été Nortenam, mais votre frère, Inasu. Je devais jusqu’à présent me battre contre un aîné, supérieur en âge, en compétence et en caste. Désormais, ce sera contre un fantôme qui ne pourra jamais être pris en défaut. 

Il retourna à son labeur sans autre commentaire, me laissant au bord du gouffre qu’il venait de creuser. J’avais nié une réalité depuis toujours tapie dans un recoin de mon cœur. Je restais dominée par mon frère enlevé, par une image idéalisée. Malgré cela, Tobiane revint vers moi dès le lendemain, faisant mine d’oublier les tensions passées. Mais à travers lui, ma faiblesse transparaissait.

Finalement, je fis mes adieux à Nortenam le matin même de son envol. Un petit groupe l’avait accompagné pour suivre son départ aux premiers chefs desquelles se trouvaient Särise et Latenam. Je me tenais aux côtés de mon père sur les quais de Noïrode à quelques pas de la galère volante amarrée. Nisfyl et Vänesine se dissimulaient dans l’assemblée, venus là uniquement pour me plaire. Tobiane assistait à la scène sur l’un des toits des maisons alentour.

Les au revoir s’éternisaient jusqu’au moment où Nortenam monta de lui-même sur la passerelle du navire. Je vis à peine le largage des amarres et la galère s’éloigner. L’ambiance fut réservée sur le chemin du retour. Le vide laissé par le jeune prince semblait se matérialiser davantage à chaque pas, et si chacun ne l’avait pas apprécié à la même valeur, du moins lui reconnaissions nous son importance à nos yeux. Un seul resta à l’écart des éloges tardifs. Nibe avançait avec cette mine fermée réservée aux moments de doute. Loin de l’ambiance générale, le départ de Nortenam était le dernier de ses soucis.

Les leçons avec mon précepteur avaient perdu leur gaieté et la joie d’étudier qui les habitaient autrefois. Nibe se montrait souvent distant et méditatif, préoccupé par quelque chose qui le tenait éveillé tard dans la nuit, comme le suggéraient ses cernes chaque jour plus creusés. Un sujet revenait régulièrement, tantôt dans les cours d’histoire, tantôt dans mes lectures et les exercices de calligraphie.

Le manuscrit du jour racontait l’histoire d’un Prophète et de ses relations avec l’Arbre-Mère. Un récit prohibé car mettant en avant ceux que l’on présentait comme les fléaux de la société sylvestre.

— Ouvrez le livre au marque-page et commencez la lecture, me demanda Nibe.

Je m’exécutai, docile.

— Le royaume du Seigneur Monsüd était en ce temps-là prospère et joyeux. Malheureusement la Branche voisine avait grandi et s’était rapprochée au point que les deux rameaux se gênèrent mutuellement. Une guerre éclata. C’est ce qu’on appelle une guerre de Lignée, n’est-ce pas ? demandai-je soudain.

— En effet, répondit Nibe. Poursuivez, s’il vous plaît.

— Lors d’une bataille, le Seigneur Monsüd fut grièvement blessé et perdit conscience durant de nombreux jours. C’est alors qu’il rencontra Okateï dans ses songes.

« Est-ce vous, ma déesse ? demanda-t-il.

— Monsüd-tame, pourquoi te bats-tu ? lui demanda Okateï.

— Pour protéger votre Branche, vous protéger.

— Ce faisant, tu t’attaques à une autre de mes Branches. Tu m’attaques.

— Il en a toujours été ainsi, se défendit le Seigneur Monsüd. Une Branche doit être coupée pour que l’autre puisse survivre.

— Il doit y avoir un autre moyen, rétorqua la déesse. Cherche-le, Monsüd. »

Nibe me remercia de cette lecture et laissa durer le silence, le temps que les mots imprègnent mon esprit. Lui-même réfléchissait à la tournure de sa prochaine phrase. Enfin il se lança.

— Le royaume de Monsüd perdit cette guerre et sa Branche fut coupée. L’histoire raconte ensuite la quête du Seigneur déchu et de ses chevaliers pour trouver l’autre moyen dont parle la déesse, prétexte à de multiples aventures qui dévient au fur et à mesure de l’objectif initial. Cette saga n’a d’ailleurs pas vraiment de fin. Quand il déniche enfin un lieu où vivre heureux entouré de sa femme et de ses enfants, on ignore si le Seigneur Monsüd a trouvé ce que la déesse désirait. 

Nibe arpentait la salle au rythme de ses réflexions. Il se retourna vers moi au moment précis où il achevait son discours.

— La véritable histoire du Seigneur Monsüd est moins chevaleresque. Après la chute de son royaume, Monsüd-tame rassembla les débris de son armée et s’expatria dans un pays ami. Il prétendit que la déesse lui avait confié une mission pour mettre un terme aux guerres entre les Branches. Il réussit à rallier plusieurs seigneuries à sa cause, assez pour partir affronter le reste du monde et chercher à imposer par les armes cette paix qu’il chérissait. La victoire pencha un temps en sa faveur, jusqu’à ce que les Aërlydes se rangent aux côtés de ses adversaires. Monsüd enchaîna les défaites et fut finalement tué lors du siège de Lifalem. 

Je l’observai sans rien dire. J’ignorais si Nibe se parlait à lui-même ou s’il me donnait effectivement une leçon.

— Voyez-vous, Tawide, reprit-il, contes et légendes mélangent souvent fiction et réalité. Le Seigneur Monsüd a bel et bien existé et son royaume a bel et bien été détruit. La difficulté est de savoir où s’arrête la réalité et où commence la fiction. Par exemple, la fin de la vie du Seigneur Monsüd est complètement romancée, sans doute pour enjoliver une vie sulfureuse. 

Il prit une chaise et s’installa face à moi de manière à se tenir à ma hauteur. Il continua un ton plus bas, à la limite du chuchotement.

— Qu’en est-il de sa rencontre avec Okateï ? Réalité ou fiction ? Le Seigneur Monsüd a véritablement prétendu être le messager de la déesse. Est-ce suffisant pour le croire ?

— Monsüd est ce qu’on appelle un Prophète, un Seigneur qui prétendait être la voix de l’Arbre-Mère. Comme la plupart des Prophètes, il amena la destruction à travers les Branches et précipita sa propre mort. Voilà pourquoi les Prophètes sont haïs et pourchassés, tant par les Fylides que par les Aërlydes. 

Il se releva et reprit ses déambulations pensives.

— Pourtant, dans le conte comme dans la réalité, les objectifs du Seigneur Monsüd sont louables. Pourquoi se lancer dans une telle expédition si la rencontre avec la déesse n’était qu’un mensonge ? Une minuscule armée contre le reste du monde, c’était perdu d’avance. Monsüd voulait-il continuer à exister après la disparition de son royaume ? À faire parler de lui, meneur d’une quête désespérée ?

 Si en revanche Monsüd a véritablement rencontré Okateï et qu’elle lui a confié cette mission... alors Monsüd devient un héros, le véritable défenseur de l’Arbre-Mère. Ses ennemis se seraient fourvoyés et auraient œuvré malgré eux contre la volonté de la déesse.

— Mais alors, Monsüd est un gentil ou un méchant ?  demandai-je, complètement perdue.

Nibe m’adressa une moue dépitée.

— Je l’ignore. Pour l’Histoire, il restera du mauvais côté. 

Il réfléchit une seconde avant d’ajouter.

— Et vous Tawide, que pensez-vous du Seigneur Monsüd ?

— Je ne sais pas si la légende est vraie ou pas, mais il a eu beaucoup de chance de rencontrer Okateï. 

L’Aërlyde ricana avant de marmonner d’un ton amer :

— Oui, sans doute. 

Nibe décida de changer de sujet et me donna une série de calculs à effectuer. Tandis que je m’y attelai, mon précepteur revint à son bureau où il reprit sa lecture qui l’absorba sur l’instant. Je glissai par moments un coup d’œil intrigué vers l’érudit envoûté. Nibe avait retrouvé son masque de cire empreint d’interrogations dont beaucoup attendaient encore des réponses.

Quelques jours plus tard, mon père et Nibe eurent une discussion privée sans autre témoin. Des rumeurs folles ont couru sur la nature de leurs échanges, mais leurs conséquences furent si radicales et si évidentes qu’une certitude s’imposa : j’avais été le centre d’une discussion qui ne fut guère amicale.

Les répercussions m’atteignirent dès le lendemain. Ce matin-là, j’attendis mon professeur en vain. Mon isolement prit fin lorsque Seywaly, conseiller de mon père, se présenta pour m’annoncer telle une banalité :

— Tawide, vous pouvez retrouver vos appartements, Nibe ne viendra pas. Il a été remercié. Personne n’a encore été désigné pour continuer votre éducation. Dans l’attente d’un remplaçant, vous avez ordre de vous concentrer sur les études martiales.

— Remercié ? Vous voulez dire qu’il a été renvoyé ?

— Särise-tame lui a retiré ses fonctions de précepteur sans lui ôter la charge de la bibliothèque. 

La nouvelle me pétrifia. Cela semblait irréel, inconcevable !

— Pourquoi ? Pourquoi père a-t-il décidé cela ?

— Je l’ignore, et quand bien même, il ne m’appartient pas de répondre à cette question.

— Où est mon père ?

— Il est indisponible pour le moment.

— Tant pis, j’irai quand même le voir. 

Je me levai et sortis de la salle avant que Seywaly ne m’en empêche. Je me mis ensuite à courir dans les couloirs du palais, le conseiller Seywaly sur les talons. À l’approche de la grande salle où mon père tenait audience, Seywaly cria du bout du corridor :

— Gardes ! Retenez la princesse ! 

Deux hallebardiers me saisirent par les poignets. Je gigotai et criai tant et si bien que Särise se déplaça lui-même pour connaître l’origine du raffut.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Père ! Pourquoi avez-vous renvoyé Nibe ? 

Särise n’eut pas le temps de me répondre que Seywaly me rattrapa enfin.

— Mes excuses, monseigneur, balbutia-t-il.

— Ramenez-la dans sa chambre, ordonna mon père.

— Lâchez-moi ! protestai-je, le visage rouge de colère.

Les hallebardiers me tirèrent littéralement jusqu’à ma chambre comme un prisonnier dans son cachot.

Je m’y terrai une heure durant, en fulminant ma colère et mon humiliation.

Mon père fit le premier pas vers la réconciliation l’après-midi même. Il se présenta dans ma chambre sans cour ni escorte. Il s’avança comme si j’étais un animal blessé, à pas lents et sans gestes brusques. Il s’assit à mes côtés et caressa ma tempe pour en ôter une mèche rebelle. Cette familiarité inhabituelle me fit battre en retraite. Je fuyais le regard de mon père, incapable de supporter la tendresse que j’y lisais.

S’il gardait jusque-là le silence, Särise n’en conservait pas moins son assurance et son port altier. Une gêne teinte de remords étreignait sa voix, aussi maîtrisée et dissimulée fût-elle. Il passa outre et parla le premier.

— Luwise, est-ce vrai que tu entends le bruit des sèves ? 

Sa question me désarçonna et me terrifia. Il savait. Je poussai un hoquet de surprise en demandant :

— C’est Nibe qui vous l’a dit ?

— C’est l’origine de notre dispute et de son renvoi. C’est une chose que je ne pouvais aborder face aux autres. Voilà pourquoi je t’ai repoussée si durement. Sans oublier que tu le méritais.

— Pourquoi avez-vous renvoyé Nibe ? 

Särise hésita avant de répondre.

— Nos idées divergeaient sur la manière de conduire ton éducation. Je ne pouvais te confier à un homme inspiré par de tels desseins.

— Lesquels ?

— Tu n’as pas à connaître les délires d’un vieux fou. Je doute que lui-même veuille te les révéler. 

L’esquive de mon père me frustra, mais je ne voulais pas affecter notre réconciliation. J’abandonnai donc ma quête de la vérité et optai pour une autre voie.

— N’y a-t-il pas moyen de le reprendre à votre service s’il promet de suivre votre décision ?

— Luwise, fit-il en me passant une main dans les cheveux, imagine que ton meilleur ami trompe ta confiance, lui confierais-tu une nouvelle fois ton épée ?

— Mais Nibe n’a pas trahi votre confiance, il a juste donné son opinion.

— Admettons. Imagine maintenant qu’un chevalier annonce à son suzerain qu’il s’apprête à le poignarder dans le dos. 

Sa main qui caressait l’arrière de mon crâne glissa soudain sur mes vertèbres. Le poing se referma et mima le geste d’une dague plantée entre deux côtes. Je sursautai en poussant un petit cri aspiré.

— Crois-tu, poursuivit-il, que le Seigneur gardera le félon sous ses ordres ? C’est une grande magnanimité de seulement le limoger.

— Nibe est un félon ?

— Il pourrait le devenir. Je préfère lui retirer ma confiance dès à présent que de devoir le condamner plus tard. Ainsi mes yeux garderont-ils l’image d’une belle amitié passée et non d’une sombre tragédie.

— Père, est-ce mal d’entendre les sèves ? 

De toute évidence, Särise redoutait cette question mais ne se défila pas. Il prit le temps de la réflexion. Malgré le silence, son visage pensif parlait pour lui et montrait la difficulté à trouver les bons mots.

— C’est un don rare. À mes yeux, il ne s’agit pas d’une bénédiction, encore moins d’une malédiction. C’est un fait, il te faudra vivre avec. Ce n’est qu’une preuve supplémentaire du lien qui te rattache à l’Arbre-Mère. Comment le ressens-tu ? Est-ce une gêne ?

— Plus maintenant. Le bruit s’est atténué au fil des semaines. Il a presque disparu à présent. Il s’est mêlé à celui du vent, au brouhaha de la ville et aux chants des oiseaux. Maintenant, je dois me concentrer pour saisir ce murmure. C’est devenu difficile, je dois faire le calme en moi, oublier ce qui m’entoure et me détendre comme pour dormir. C’est bizarre, j’aime cette sensation ; je n’entends plus l’Arbre-Mère, je l’écoute.

— Une chamane… murmura Särise entre ses dents.

Sans plus expliquer sa pensée, il me serra fort contre sa poitrine. Cet élan inattendu me figea de stupeur, si bien que je n’osai protester. Il m’écrasait un peu. Si près de lui, je sentais son odeur et entendais le bruit saccadé de son cœur. Je savourais cet instant d’exception. Jamais mon père ne m’avait témoigné avec tant de force son amour, et jamais il ne recommença.

— Père… j’étouffe.

— Oh, pardon. 

Il se dégagea, mal à l’aise. Il se racla la gorge pour retrouver le personnage royal qu’il avait un temps abandonné.

— Je suis heureux que tu te sentes bien. Comme je le pressentais, il n’y a rien ici dont il faille s’alarmer. Je tiens à ce que tu m’avertisses de tout évènement anormal, aussi anodin, semble-t-il.

— Craignez-vous quelque chose ?

— Les parents s’inquiètent toujours pour leurs enfants, le plus souvent sans raison. Aie juste pitié de ton père qui se tourmente pour sa fille. 

Il me baisa alors le front avant de me caresser la joue. Il releva mon menton et m’observa tel le plus précieux des joyaux. Il se retira à regret. Aussitôt la porte refermée, je sentis mes poumons s’emplir d’un air plus pur que d’ordinaire. Je goûtais la saveur sucrée de la faute avouée. Je venais enfin de révéler mon secret à mon père, instant que je redoutais autant que les premières gelées de l’hiver. Le fardeau ôté, mes craintes initiales semblèrent futiles. J’avais tellement imaginé le pire que l’instant fatidique me parut surréaliste. Je me prends encore à rire des tourments fabriqués pour rien. Les vrais tourments arrivèrent un jour d’été sur une galère étincelante.

Chapitre VII

Les chasseurs de Sutanal

Cette année-là, ce fut au tour de Nisfyl et Vänesine d’entamer leur Initiation. Les séparations furent douloureuses. Pour la première fois, les amis de toujours allaient voguer chacun de leur côté vers des contrées lointaines. Vänesine allait dans une seigneurie des Branches du Sud. Il renforcerait ainsi les alliances héritées des dernières guerres, celles-là mêmes dont Nortenam était l’un des garants.

Nisfyl resta sur la Ramure de l’Est. Beaucoup de nobles s’inquiétaient à son sujet, à commencer par sa propre mère. Il est plus facile de trouver des alliés dans les rameaux lointains qui, s’ils ne partagent pas vos problèmes, ne présentent pas une menace directe. Nos voisins en revanche guettent l’évolution du houppier pour deviner laquelle de nos Branches se développera au détriment de l’autre.

Nisfyl avait été confié au Seigneur d’Amfiteï, sur la Dixième Branche de l’Est qui avait longtemps été parmi les plus féroces adversaires de notre Lignée. La Dixième Branche avait tourné le dos à ses alliés sans autre explication qu’une missive de résiliation accompagnée d’un pacte de non-agression d’une durée de quinze ans, en souvenir de ces longues années d’amitié. Dans le même temps, quatre rois parmi les plus puissants avaient conclu des accords de bon voisinage avec la Neuvième Branche de l’Est.

La position de la Dixième Branche restait ambiguë. Selon l’hypothèse la plus probable, les chamans de la Dixième Branche auraient eu du mal à prévoir l’évolution du houppier.

Allait-il continuer à pousser vers la Neuvième Branche comme c’était le cas jusqu’alors, ou amorçait-il un changement de direction ? La Neuvième Branche ne serait plus alors l’ennemi immédiat, d’où ce revirement politique après des années d’affrontement.

Malgré les doutes, l’occasion était trop belle d’apaiser des tensions centenaires pour la laisser s’envoler. Särise chercha un candidat pour consolider les traités avec ce partenaire non aligné et potentiellement hostile. Le père de Nisfyl s’avança lorsqu’on demanda des volontaires. Darime ne consulta ni sa femme ni son fils. Il n’écouta que son honneur et son sens du devoir.

Nul ne voulait risquer la vie de Nisfyl. Lëymote, un des plus fidèles chevaliers de Särise, fut nommé pour assurer sa protection durant les quatre années de son Initiation. On me l’avoua plus tard, Lëymote fut également chargé de se renseigner sur les véritables intentions d’Amfiteï.

Le jour du départ, une foule se rassembla sur les quais de Noïrode afin de saluer le héros qui, du haut de ses douze ans, allait assurer la paix pour les années à venir. Les représentants de la Dixième Branche accueillirent ces acclamations comme si elles leur étaient adressées.

Nisfyl m’avait avoué avant son envol sa souffrance de quitter Vänesine durant ces quatre années. Les deux amis ne se reverraient plus avant leur majorité à leur seizième anniversaire.

La mère de Nisfyl lui donna d’ultimes recommandations jusqu’au bord de l’éperon. Lëymote la rassura en jurant de ramener son fils. À la vérité, ce serment n’était pas superflu. L’Initiation n’épargnait pas les adolescents. Si danger il y avait, ils étaient autant exposés que les adultes. Un Initié sur vingt ne terminait pas sa formation et rares étaient ceux qui revenaient sans au moins une blessure.

Vänesine, qui devait s’envoler la semaine suivante, resta en retrait durant les adieux à la famille. Lorsque vint le tour des amis, il lui tendit un long poignard à la garde de cuir, sur la lame duquel était gravé le nom de Vänesine.

— Je te le prête. Tu as intérêt à me le rendre, dit-il, une boule dans la gorge. J’ai passé la nuit à inscrire mon nom pour être sûr que tu ne m’oublieras pas.

— Idiot, comment pourrais-je t’oublier ? 

Nisfyl serra Vänesine dans ses bras jusqu’à l’étouffement, en retenant avec peine des larmes peu viriles qui perlaient déjà au coin de ses paupières. Son ami fut moins robuste et laissa couler quelques pleurs qu’il s’empressa d’essuyer discrètement.

Tobiane passa ensuite. Nisfyl ébouriffa son écuyer en lui demandant de bien s’occuper de son renard en son absence. Enfin, je me présentai face au solide gaillard qui me dépassait d’une tête. Je me contentai d’un timide sourire sans savoir quoi ajouter après tant de marques d’amitié. Nisfyl prit la parole le premier.

— Tawide, nous ne nous reverrons plus avant notre majorité. Nous serons alors des chevaliers au service de votre père. Lorsque viendra l’heure de la succession, je ferai tout pour que vous me nommiez premier officier. Vous n’en trouverez pas de plus dévoué et de plus obstiné à vous servir.

— Allons Nisfyl, tu t’avances un peu trop. Wylatmode n’est pas arrivé.

— Si vous n’êtes pas Seigneur dans les faits, vous en avez l’âme. Je suis sûr qu’Okateï vous choisira. 

Ne pouvant le défaire de son idée, je me contentai de hocher la tête avec un air confiant. Lorsque Nisfyl monta sur la galère, il salua la foule en masquant au mieux l’appréhension de l’exil.

Le soir même, je montai sur la branche de la Vieille Dame et sortis Änyrode. À travers la flûte, ma mélancolie s’envola dans tout Palwite et sembla parcourir les airs jusqu’à Nisfyl, Vänesine et Nortenam, les trois amis qui m’avaient quittée.

Särise me convoqua quelques jours plus tard. Tobiane patientait dans la salle d’audience assis à côté des nobles et autres dignitaires. Mon père s’amusa de ma surprise à la vue de l’inam. Toutefois, il ne fit aucune remarque et commença dès mon arrivée.

— Luwise, nous recevrons une délégation étrangère dans les semaines à venir. Nous allons organiser une grande chasse en leur honneur. En tant que princesse de Palwite, nous tenons à ce que tu y participes.

— Une chasse ? Père, j’ai encore peu monté.

— Raison de plus pour redoubler d’efforts et faire bonne figure. L’écuyer de Nisfyl, Tobiane, devient dès cette heure ton serviteur. C’est un excellent palefrenier, il prendra soin de ta monture. 

Je me tournai vers le jeune garçon et crus surprendre un sourire de satisfaction. J’eus la désagréable sensation d’être le cœur d’une conspiration impliquant mon père et l’inam. Je n’en gardai pas rancune. Tobiane était mon dernier ami à Palwite, cette relation de maître à serviteur ne serait qu’une façade.

Aussitôt le conseil terminé, je me rendis à mes appartements, mon nouvel écuyer sur les talons. Je me retournai brusquement et lui lançai d’un ton sec :

— As-tu l’intention de m’accompagner dans ma chambre ?

— Pardonnez-moi, Tawide. Nisfyl me confiait jusqu’aux plus petites corvées.

— Rassure-toi, dis-je avec un sourire amusé, tu n’auras pas à veiller sur ma garde-robe. 

Un fard discret rosit ses joues. Je ris sous cape tandis que Tobiane masquait son embarras en changeant de sujet.

— Särise-tame a déjà choisi votre skwirid. C’est un bon renard, à la fois vif et posé, énergique et obéissant. Pour votre équipement, je me suis chargé de convoquer le couturier qui vous préparera une tenue de chasse. Je sais que vous n’en avez pas encore.

— As-tu pris des dispositions avant ton entrée en fonction ?

— Le Seigneur Särise m’a demandé de devenir votre écuyer dès le départ de Nisfyl.

— J’en viens à penser qu’il l’a envisagé le jour même de notre rencontre. Oublie ça, allons plutôt voir cette fameuse bête. 

Je ne fréquentais pas beaucoup les écuries, et chaque fois les dimensions de l’édifice m’impressionnaient. Le château comptait cent vingt skwirids répartis dans deux bâtiments. Une quinzaine de servants d’écurie, sans compter les écuyers, s’affairaient en tous sens, si occupés qu’ils ne remarquèrent pas l’entrée de la fille de leur suzerain.

Tobiane me guida jusqu’à la stalle d’un renard au poil luisant qui dormait en boule, le panache de sa queue posé sur le museau. S’il avait les yeux fermés, ses oreilles ne cessaient de s’agiter, pivotant pour guetter le moindre mouvement. Dès que j’eus esquissé un pas en sa direction, il se réveilla et leva la tête, essayant visiblement de deviner qui j’étais.

— Comment s’appelle-t-il ? demandai-je avec un peu d’appréhension.

— Elle se nomme Nëvudei. Faites-lui sentir la paume de votre main. Une fois votre odeur familière, elle vous reconnaîtra à des centaines de toises à la ronde. 

La renarde huma la paume que je lui tendais et finit par la couvrir de sa langue râpeuse. Elle se dressa ensuite sur ses quatre pattes et voulut me lécher le visage. Je tentai de la repousser en riant mais ne pus esquiver quelques baveuses marques d’affection. La force nécessaire pour la tenir à l’écart m’inquiéta sur mes capacités à dominer l’animal. Son garrot arrivait à hauteur d’épaule d’un adulte et dépassait ma propre taille. Il y avait de quoi se montrer nerveuse.

Je pris l’habitude de monter Nëvudei chaque matin. Si mes débuts furent difficiles, Tobiane s’avéra un bon professeur. Au bout d’une semaine, je l’accompagnais pour des promenades de quelques heures, moi sur ma monture, lui sur celle de Nisfyl dont il avait toujours la charge. Le jeune inam était un excellent cavalier.

Je goûtais ces instants privilégiés où mes obligations se limitaient à sentir le vent baiser mes joues et à observer les rayons du soleil jouer avec les feuillages. Les jours passèrent sans y paraître et bientôt arriva le moment de la chasse. J’avais atteint une maîtrise acceptable pour chevaucher sans honte aux côtés des hôtes étrangers. Du moins le pensais-je. Si je m’étais vue, j’aurais réalisé quelle piètre cavalière j’étais encore.

La délégation étrangère arriva sans que je sache qui nous recevions. Särise s’était rendu de mauvaise grâce jusqu’au port de Noïrode. Je sentais confusément à travers la rumeur de la foule que nos visiteurs n’étaient pas les bienvenus. Forçant son humeur, mon père avait tenu à leur réserver le meilleur accueil.

Les postes avancés avaient annoncé l’approche d’une galère. J’étais loin d’imaginer un vaisseau de ce type. La lumière du jour se reflétait sur la coque en métal blanc d’un navire aër, dessinant une nouvelle étoile sur la sphère sylvestre. À mesure qu’il s’approchait, le vaisseau se distinguait des galères ordinaires par sa taille démesurée.

Lorsqu’il franchit les coupe-vent du port, le navire parut immense. Certes, celui qui, dans mes souvenirs, avait emporté Inasu le dépassait de beaucoup, mais à ses côtés, les galères marchandes semblaient de vulgaires brindilles.

Comme le bâtiment aër entrait dans la rade, je voyais le visage de mon père se crisper. Nous n’avons jamais évoqué cet instant où je le soupçonne d’avoir revécu l’enlèvement de son fils.

Les manœuvres d’arrimage se terminaient lorsque mon père me glissa entre ses dents :

— Adresse-leur ton meilleur sourire.

— Que viennent-ils faire ici ?

— Nous le saurons bientôt. 

Il s’avança pour accueillir les visiteurs avec sa courtoisie coutumière. Quatre Aërlydes descendirent de la galère, escortés de gardes ailés. Tous portaient le même uniforme blanc-gris, identique à celui de Nibe, seule la couleur de leur ceinture les différenciait. Mon père devait en connaître la signification car il se dirigea directement vers celui à la bande noire et rouge devant lequel il s’inclina légèrement.

— Bienvenue, je suis Särise, Seigneur de Palwite.

— Recevez la bénédiction du Puits de Science, Särise-tame. Je suis le Patricien Eseï.

— Votre visite est un grand honneur pour notre humble cité. Pardonnez le manque d’éclat de nos préparatifs, nous avons reçu votre missive il y a tout juste une semaine. Vous nous auriez donné un mois, Palwite aurait pris les atours d’Idatanal pour vous recevoir. 

Sans y avoir jamais mis les pieds, j’imaginais la cité mère de notre houppier comme une capitale grandiose, aux maisons particulières dignes de palais ; rien à voir avec notre bourgade de la canopée.

Je n’étais pas si loin de la réalité, même si la proximité des Enténébrées ternissait sensiblement le tableau.

— Rassurez-vous, les Aërlydes ne jugent pas le faste des réceptions mais la chaleur des hôtes.

— Pardonnez mon impudence, une question me brûle les lèvres : auriez-vous des nouvelles de mon fils ? 

Le Patricien Eseï eut un sourire compatissant.

— Il se porte bien à ce qu’on m’en a dit. Je n’ai pas la charge de l’Aspirant Nöwemon, mais je n’entends que des louanges à son sujet. Palwite peut s’enorgueillir du présent qu’elle a offert aux Îles des Vents.

— Nöwemon. C’est ainsi que vous l’appelez désormais, se désola mon père.

— Vous connaissez l’adage : par la fenêtre de ciel un Fylide est passé, en cette aube nouvelle un Aërlyde est né, récita le Patricien.

— Qui mieux qu’un Seigneur fylide est au fait des mœurs aërs ? Nos peuples sont si liés que je pourrais vous décrire le pays aérien comme si vous l’aviez devant les yeux. Et Okateï m’en soit témoin, je n’ai jamais quitté la sphère sylvestre. 

Il y avait une once d’aigreur dans sa voix. Särise avait appris à se méfier du peuple aër, allant parfois jusqu’à le haïr.

— Parlons d’autre chose, voulez-vous ? reprit-il. Votre lettre n’indiquait pas la raison ni la durée de votre visite, aussi avons-nous pris la liberté d’organiser une grande chasse. Nous savons les Éthérés friands des coutumes terrestres.

— Bonne initiative. Cela fera un plaisant divertissement au milieu de notre séjour d’étude.

— Une étude, dites-vous ?

— Sutanal a eu vent des recherches qu’un Réprouvé a menées en votre cité, sans doute à votre insu. Les Aërlydes gardent toujours un œil sur ceux qu’ils ont bannis. 

Un léger froid se glissa dans l’assistance. Une menace implicite se glissait derrière les mots aimables du diplomate.

— Voulez-vous parler de Nibe ? dit Särise. Je l’ignorais. De quoi s’agit-il ?

— Nous sommes ici pour le découvrir. Conduisez-moi à lui, je vous prie.

— Que comptez-vous lui faire ?

— Les affaires aërs ne concernent pas le peuple sylvestre. Rassurez-vous néanmoins, nous allons simplement lui poser quelques questions. 

Quiconque aurait parlé de la sorte au Seigneur de Palwite aurait été condamné pour outrage. Les Aërlydes faisaient exceptions. Le peuple aérien s’élevait au-dessus des autres mortels et s’opposer à leur décision relevait de l’inconscience. Mon père le savait et dut plier l’échine malgré son rang.

— Je comprends, déclara-t-il. Retirez-vous d’abord dans vos appartements. Ce long voyage a dû vous éreinter.

— Merci de votre sollicitude, mais l’affaire est d’importance et nous devons rencontrer le Réprouvé Nibe avant qu’il ne lui prenne l’envie de fuir.

— Fuir ? Serait-ce un criminel ? Quoi qu’il en soit, votre arrivée a été annoncée suffisamment longtemps à l’avance. Il aurait eu le temps de prendre des dispositions si telles étaient ses intentions.

— J’ose espérer que vous m’avertiriez dans ce cas-là. 

Un murmure parcourut l’assemblée. Je guettai la réaction de mon père qui hésita un moment.

— Soit, allons à la bibliothèque. Nibe est notre gérant.

— Avec votre permission, je me plongerai volontiers dans votre littérature. 

Särise se contenta d’un hochement de tête. Ils marchèrent tous deux vers le palais, suivis de près par les autres Aërlydes et les nobles de la cour tandis que la foule de citadins commençait à se disperser.

La bibliothèque se dressait dans l’enceinte de la citadelle, sur une petite colline qui l’isolait du reste de la cour. L’odeur de bois et de parchemin enveloppait le visiteur dès l’entrée. Elle donnait l’impression de s’engouffrer dans un coffre à secret aux senteurs de vieux chêne. Les tannins étaient si forts par endroits qu’ils enivraient le cerveau et donnaient à la lecture des tournures fantasmagoriques.

La lumière ajoutait à l’ambiance mystérieuse. Elle perçait par les étroites fenêtres d’une tourelle centrale et se diffusait par un jeu de miroirs jusque dans les recoins isolés. Des vitraux aux teintes vermeilles, azurées et or peignaient des mosaïques sur le sol que les variations du jour faisaient scintiller.

Sur les étagères s’alignaient des centaines d’ouvrages. En parchemin ou en papier, reliés de cuir ou enroulés, ils étaient soigneusement classés pour en faciliter l’étude. Où que se pose le regard, des colonnes de manuscrits se dressaient jusqu’à toucher le plafond.

Contrairement à ce qu’avait sous-entendu Eseï, mon ancien précepteur n’avait pas fui bien que, je l’appris plus tard, Särise ait proposé de le cacher. Nibe prouva un grand courage (de la témérité aurait dit mon père) en affrontant les inquisiteurs en égal et en se défendant de la moindre faute.

Les Aërlydes s’isolèrent une journée complète dans la salle de lecture, repoussant quiconque franchissait le seuil, fût-il envoyé par Särise lui-même. Lorsque la nuit recouvrit la sphère sylvestre de son voile anthracite, ils sortirent enfin en procession pour gagner les logis préparés par leurs hôtes. Ils avançaient dans la pénombre, un bâton de lumière en tête. Ce soir-là, je dormis d’un sommeil tourmenté.

La chasse fut fixée au quatrième jour après l’arrivée de la délégation aër. Nous les avions peu croisés tout ce temps et nous fûmes presque surpris de voir apparaître les capes blanches au lieu de rendez-vous. Le Patricien rejoignit le Seigneur de Palwite qu’il salua avec distinction et bonne humeur. Je demeurai avec mon père, en retrait dans un coin qui me convenait tout à fait tant je peinais à trouver ma place au cœur de cette foule en ébullition. Je me pensais à l’abri des regards. Pourtant à peine arrivé, Eseï me lança un coup d’œil furtif de prédateur.

Seule une vingtaine de nobles avait le privilège de chevaucher aux côtés du roi et de ses invités. Les autres acteurs étaient affectés aux rôles de rabatteurs. Tous cependant mettaient autant d’ardeur aux préparatifs de la grande fête qui s’annonçait. La campagne de Palwite résonnait de tant de cors que cerfs et sangliers devaient redouter la curée. Sur plus de cent toises alentour se rassemblaient des meutes d’épagneuls et de braques dont le concert d’aboiements résonnait jusque dans la cité. Agrémentée d’une douce chaleur matinale, la journée sanglante se présentait sous les meilleurs auspices.

Tandis que les premières équipes de rabatteurs encerclaient la forêt de Bianeteïsan, mon père présenta aux Aërlydes les représentants des nobles familles qui l’entouraient, lorsqu’enfin il s’arrêta sur moi :

— Vous connaissez sans doute la dauphine, ma fille Luwise.

— Vous avez là un diamant que vous conservez jalousement, rétorqua Eseï.

— Lorsque l’on n’a plus qu’une pierre à tailler, on y prête la plus grande attention. 

Le reproche à peine voilé créa un léger malaise que le délégataire balaya d’un rire franc.

— Évidemment, Särise-tame. Je vois que vous y excellez. Dites-moi, sommes-nous prêts à commencer cette chasse ?

— Nous attendons le grand cor. Il annoncera lorsque la forêt sera entièrement cerclée. Voyez ce passage en contrebas ; nous le nommons la trouée de Vëkor. C’est une piste que les animaux empruntent pour se rendre à la mare de Waloe. Le gibier que les rabatteurs pourront débusquer passera en grande partie par là et je compte bien vous offrir quatre ou cinq hures pour souper.

— Voilà qui est étudié.

— Et de votre côté, étudiez-vous convenablement ?

— Nous progressons mais certaines choses demeurent cachées. Il n’y a qu’une certitude, le Réprouvé Nibe se montre peu coopératif.

— Son individualisme n’était-il pas la raison de son bannissement ?

— Il est vrai que son attitude ne nous étonne pas. Rassurez-vous, nous mettrons au pas ce mauvais sujet. 

C’est sur ces entrefaites que le grand cor mugit. À ce signal, les sons clairs de dizaines de cors sylvestres s’élevèrent aux quatre coins de la forêt, aussitôt repris par les aboiements des meutes enfin libérées.

Sans plus attendre, Särise lança son renard vers la trouée de Vëkor suivi de près par ses compagnons. Je me maintenais à la hauteur du groupe avec grand effort, et lorsque nous entrâmes enfin dans la forêt, je me trouvais déjà en queue de cortège. D’une certaine manière, je m’en félicitais. Si j’appréciais l’honneur de participer à la chasse seigneuriale, je ne me voyais guère affronter un sanglier de trois pieds de haut.

Je perdis de vue les chasseurs qui n’apparaissaient plus qu’au hasard d’un buisson ou au détour d’un bosquet. En revanche, j’entendais les chiens et les cors qui se rapprochaient sans cesse, et avec eux, je l’imaginais, la bête traquée.

Je me promenais souvent en forêt où, d’ordinaire, je flânais avec plaisir. Rien de cela ce jour-là. Ma renarde Nëvudei continuait sa course, esquivant les troncs avec l’agilité d’un fauve, bondissant de talus en fossés sans casser l’allure. Maintes fois je relâchais les rênes pour me tenir au pommeau de ma selle dont je compris enfin l’utilité. Par miracle, je ne fus pas désarçonnée.

Au bout d’un quart d’heure, je fus complètement isolée. Ma monture m’aurait menée droit au cœur du massacre si je l’avais laissée aller, alors que ma place était aux arrières, aux côtés de mon père, à quelques toises de l’hallali. Dans un élan de vigueur, je tirai de toutes mes forces sur les rênes et parvins à stopper mon enthousiaste compagne.

Je me trouvai au pied d’une butte que surplombait un grand chêne. Le calme de la forêt contrastait avec le tumulte de la chasse. Meutes et clairons avaient laissé la place à de légers piaillements. Une angoissante tranquillité, en vérité. Je ne m’étais pas seulement écartée du reste de la cour, j’avais réussi à me perdre pour de bon. Au moindre bruissement dans les fourrés, je portais la main à la garde de mon couteau de chasse, seule arme que l’on m’avait donnée pour l’apparat.

Je revins sur mes pas, avant de renoncer à suivre un sentier approximatif. Branches et feuillages semblaient se rire de mon infortune et prenaient un malin plaisir à titiller mon imagination. Je ne quittais plus la poignée rassurante de mon couteau. Le simple martèlement d’un pic me suffisait pour dégainer. Si j’étais prompte à sortir la lame, elle ne regagnait son fourreau qu’après une longue hésitation.

J’errais depuis une heure quand Nëvudei s’arrêta net en pointant son museau vers un bosquet d’apparence inoffensive. Le renard d’Eseï finit par en surgir. Le Dénigré Aërlyde vint vers moi avec un air rassuré. Je dois bien avouer qu’en dépit de ma défiance à son égard, j’arborai la même expression ravie.

— Heureux de vous revoir, Tawide. Nous vous croyions perdue.

— Je m’assurais que rien ne s’était échappé de ce côté, dis-je avec un aplomb peu crédible.

— Venez, rejoignons les autres. 

Sa courtoisie me laissa perplexe. Nous chevauchions l’un à côté de l’autre en silence lorsqu’Eseï me lança :

— Votre précepteur a été renvoyé récemment, n’est-ce pas ? En connaissez-vous le motif ?

— Non. Mon père n’a fourni aucune explication. 

Je préférai rester évasive sur la discussion que j’avais eue avec mon père après la disgrâce de Nibe. Eseï ne creusa pas davantage et préféra aborder un autre angle.

— Sur quoi portaient vos dernières leçons ? demanda-t-il.

— Mes dernières leçons ? Avec Nibe ? Voyons voir… 

Je n’osai mentionner les histoires de prophètes sur lesquelles Nibe m’avait fait travailler. Je savais l’aversion des Aërlydes pour ces fables prohibées. Cependant, j’avais trop peur du Patricien pour lui mentir effrontément. J’optai donc pour une demi-vérité.

— Je crois qu’il s’agissait de l’étude de contes, répondis-je

— Des contes ? Ne trouvez-vous pas étrange que de simples contes soient étudiés par la princesse de Palwite ?

— Bien sûr que non, rétorquai-je, froissée. Les contes parlent des valeurs à défendre ou à combattre. Ce sont des références qu’un noble doit connaître.

— Soit. Et quels contes étudiez-vous ?

— Je ne me souviens plus bien. Il y en avait beaucoup. 

Pour le coup, je mentis avec une désinvolture qui me surprit moi-même.

— Ce n’est pas grave. Je trouverai, rétorqua le Patricien.

— Pourquoi toutes ces questions ? m’étonnai-je. N’enquêtiez-vous pas sur Nibe ?

— Précisément. Il semble qu’il vous portait une attention particulière. Plus que ne devrait un simple précepteur. Voyez-vous une raison à cela ?

— Cela me paraît évident. Je suis la fille de son Seigneur. 

Mes mensonges n’étaient jamais aussi convaincants que lorsque je jouais l’arrogante. Mon ton affirmatif arracha un haussement de sourcil au Patricien. Poussé dans ses retranchements, Eseï se redressa sur sa selle pour retrouver un peu de stature.

Des cris d’exaltation derrière un taillis indiquaient la proximité des chasseurs. Les cors s’étaient tus mais les chiens s’acharnaient toujours, alternant aboiements et gémissements. Je ne voyais rien de la lutte qui se jouait. Les grognements hargneux d’un sanglier et les injonctions des lanciers donnaient en revanche une idée précise du combat en cours.

La situation se gâta lorsque l’animal força le blocus et se rua à travers un buisson. J’entendis les hurlements de frayeurs des chasseurs molestés avant de voir bondir un monstre de six pieds qui m’eût éventrée sans difficulté si je n’avais été sur le dos de Nëvudei. La bête fonça droit sur nous, sans doute sans nous voir, et percuta violemment ma renarde au point de me jeter par terre. Peu aguerri, l’Aërlyde eut juste le temps de l’esquiver en lançant sa monture à vive allure, et de disparaître derrière les fourrés.

J’espérais que le sanglier fasse de même. Affolée par la douleur, la furie vit au dernier moment le taillis d’épineux vers lequel elle se dirigeait. Après une vaine tentative pour le franchir, elle fit demi-tour. Je ne sais quel raisonnement brûla son cerveau malade, mais elle ne trouva meilleure issue que le sentier derrière moi.

Le monstre géant me figea d’effroi. Son corps était couvert de lances brisées et une crête de flèches hérissait son dos de piquants dont un seul aurait pu me transpercer. Du sang frais imbibait ses poils qui brillaient au soleil telle une armure écarlate, et embaumait l’air d’un immonde parfum de deuil. Ma peur m’empêcha de défaillir. Les sabots grattaient le sol, soulevant un voile de poussière qui, à défaut de masquer l’odeur de trépas, obscurcissait la vue de l’animal. Maigre soulagement.

Je sentais le sanglier hésitant. Sans doute aurait-il été plus avisé de rester immobile. Je me suis levée sans penser aux conséquences. L’animal blessé chargea d’emblée. Je demeurai impuissante, tétanisée par la masse de muscles et de rage dont chaque foulée fracassait la terre et ébranlait ce qui me restait de courage.

Nëvudei sauta sur le monstre et cassa sa course. Voir ma renarde bondir pour mordre le monstre me tira de ma léthargie. Les deux animaux aussi hauts qu’un homme se battaient avec des armes de titans. La renarde tentait de briser l’échine de son adversaire, en esquivant les défenses du sanglier qui essayait de l’éventrer. Il y avait un côté merveilleux dans cet affrontement de colosses, du moins jusqu’au moment où l’un des piques brisés se planta dans l’abdomen de Nëvudei.

D’un coup de tête, le sanglier projeta la renarde à plus d’une toise de hauteur avant de s’écraser inconsciente à quelques pas de là. Le glapissement de ma compagne lacéra mes chairs. La blessure n’était pas mortelle, mais ma compagne mettrait du temps à se rétablir.

La mise à terre de mon amie embrasa mes poumons, soudain emplis d’un air incandescent. Je tirai mon couteau avec un hurlement de bête. Si le sanglier perdait de plus en plus la vue, j’eus la certitude qu’il n’était pas encore sourd. Il se retourna et en dépit du sang déjà versé, il chargea à nouveau sans personne pour l’arrêter.

J’eus conscience de ma folie une fois le combat achevé. Tout se passa vite et je ne suis pas sûre des détails. Je restai face au mastodonte jusqu’à nous retrouver à trois foulées l’un de l’autre, puis m’écartai et saisis une des lances fichées sur son dos au moment où il me dépassa et m’emporta avec lui. J’ai le souvenir confus de planter mon couteau au hasard pour assurer ma prise et de sentir un liquide poisseux me recouvrir.

J’ignore combien de temps je demeurai accrochée sur le flanc de l’animal. Le sanglier finit par ralentir. Il inclina la tête, toucha le sol et s’effondra sur le côté. Je le voyais respirer péniblement, les yeux blancs à moitié couverts d’écume, l’intérieur de sa gueule inondée de sang drainé le long de sa langue.

J’approchai lentement ma lame et lui tranchai la gorge.

Je restai un instant immobile sans détourner le regard de ma victime, couverte de la tête aux pieds du fluide vermeil coagulé, le couteau entre mes doigts flageolants. Les chasseurs arrivèrent pour dépecer la bête sans que je les remarque. Lorsqu’enfin je repris mes esprits, je découvris mon père, les paupières closes, marmonnant des remerciements secrets.

Personne n’osait m’approcher, encore moins me toucher. Seul le Patricien Aërlyde s’avança jusqu’à salir le bas de sa mante dans la mare rouge. Il s’excusa tout d’abord de n’avoir pu m’aider, avant d’ajouter une phrase qui me marqua profondément.

— Vous avez démontré un grand courage, Tawide, et un caractère solide face au danger. C’est une chose qu’il ne faudra pas oublier. 

Dès lors, j’en eus la conviction. Le Patricien Eseï n’était pas venu que pour Nibe. J’étais au cœur de ses préoccupations.

Chapitre VIII

Le prisonnier de la tour nord

Ce qui avait été annoncé comme une brève visite se prolongea plusieurs jours. Loin d’être des étrangers de passage, les Aërlydes avaient droit à des quartiers aménagés avec tout le confort nécessaire à un long séjour. Bientôt, leurs mantes blanches se mêlèrent à la cour. Leurs allées et venues se limitaient à leurs appartements de l’aile nord et à la bibliothèque dans laquelle ils s’enfermaient la journée entière.

Certains profitaient de la présence des Éthérés pour étaler une courtoisie proche de l’allégeance. Si quelques Aërlydes feignaient l’intérêt, Eseï ne se donnait pas la peine de répondre aux audacieux.

Sans prétention aucune, j’étais le seul centre d’intérêt du Patricien lors des mondanités auxquelles il était convié, chose dont je me serais volontiers passée. Il me parlait rarement, se contentant de saluer le Seigneur et sa fille en début de festivité. Tout le temps du banquet, il dédaignait les conversations de ses voisins et m’observait fixement ou à la sauvette.

Cette surveillance permanente me mettait mal à l’aise. Je me trouvais à vouloir fuir ma propre demeure pour échapper au silencieux guetteur. J’usais de prétextes fallacieux pour m’esquiver de ces soirées gâchées. Tobiane arrivait toujours aux moments opportuns avec une excuse que je lui avais dictée. Mon écuyer se pliait de bonne grâce à mes machinations sans attendre autre chose que mes remerciements et mon beau sourire.

Je m’amusais à surprendre le pourpre sur son front. Un léger frisson sur ses pommettes trahissait son émoi, subtil détail connu des seuls initiés.

Il lui vint une fois l’envie d’en savoir davantage. Sans doute imaginait-il jusque-là que ces festivités en elle-même me pesaient. Une ombre voila ses certitudes lorsqu’il découvrit l’attention assidue que me portait le chef de la délégation aër et la gêne que j’en éprouvais.

Cela se passa alors que nous croisions les Aërlydes en chemin vers la bibliothèque. Eseï menait la marche avec l’allure et la fierté des chevaliers sûrs de leurs droits. Arrivée à son niveau, je détournai la tête telle la coupable d’un crime imaginaire. Au moment où nos bras se frôlèrent, une décharge me vrilla les muscles avec tant de force que je crus mon épaule déboîtée. La douleur fugitive disparut avant d’avoir poussé un cri. Seul restait un frisson d’appréhension.

Les Éthérés avaient passé l’angle du corridor lorsque Tobiane me demanda à mi-voix comment je me sentais. Je fus horrifiée qu’il ait surpris cet instant d’angoisse. Il n’était pourtant plus temps de nier et, connaissant mon ami, mieux valait anticiper ses questions que laisser travailler son imagination.

— Tout va bien. La présence du Patricien me met mal à l’aise, c’est tout.

— Pourquoi ? Vous a-t-il fait quelque chose ? 

Je le voyais déjà envisager les hypothèses les plus fantasques.

— Non, lançai-je précipitamment. Il enquête sur Nibe et pose des questions sur moi.

— Quel est le rapport ?

— Je l’ignore. Eseï affirme que Nibe s’intéressait à moi. Depuis, il ne cesse de m’épier, espérant peut-être découvrir des choses que je lui aurais cachées, alors que je ne sais même pas ce que complotait mon précepteur.

— Il n’y a qu’un moyen de le savoir, allons lui demander. 

Je dévisageai Tobiane avec suspicion. Il connaissait pourtant la situation dans laquelle se trouvait mon professeur.

— Nibe est maintenu au secret, lui rappelai-je. Les Aërlydes ne le quittent pas des yeux. Ils restent avec lui pour leurs recherches à la bibliothèque et l’enferment dans sa chambre pour la nuit, interdisant toute visite.

— Nous trouverons un moyen.

— Ne sois pas stupide. Nibe est enfermé dans la tour nord. Impossible de s’y rendre sans passer devant les gardes.

— Soit. Prévenez-moi si vous changez d’avis. 

Tobiane s’éloigna avec un air de reproche. Son pas pressé martelait le pavé plus que nécessaire et résonnait encore longtemps après qu’il eut disparu. Malgré ma stupide fierté, mon écuyer avait raison. Un mystère planait autour de moi et je ne pouvais rester sans rien faire. Si je voulais rencontrer Nibe, une personne pouvait m’y aider : le Seigneur de Palwite.

Je trouvai Särise aux côtés du chancelier Muive, évoquant les plaintes des colons des marges. J’attendis qu’il ait terminé son entrevue avant de m’avancer.

— Père, puis-je vous parler ? 

Il me retourna un visage aimable et bienveillant qui attendait ma question. Comme le chancelier demeurait à ses côtés, je précisai : « seul à seul ». Muive se retira. Enfin, je lui exposai ma requête.

— Père, autorisez-moi à rencontrer Nibe. 

Son expression douce se coula en une timide colère.

— Luwise, je te l’ai dit. Je ne souhaite pas que tu revoies Nibe.

— Mais père, je dois savoir pourquoi les inquisiteurs aërs s’intéressent tant à moi.

— Que veux-tu dire ?

— Eseï m’a interrogée sur les leçons de Nibe, les lectures qu’il me donnait, ce sur quoi je travaillais. Selon lui, Nibe menait des recherches sur moi. Il pourra me dire si c’est vrai et de quoi il s’agit.

— Luwise… 

Il hésita de peur de prononcer des mots trop vite envolés pour être rattrapés. Je le vis rouler des yeux, fixer le plafond en quête d’une solution, et repousser des mèches blondes collées à son front par une soudaine suée. Ses épaules s’affaissèrent imperceptiblement tandis que son dos glissait contre la chaise. Son port altier s’effondrait. Pour la première fois, je voyais mon père perdre sa superbe et redevenir un simple humain. L’image parfaite du souverain se fêla ce jour-là, et je ne l’en aimais que plus.

L’air venait peut-être à manquer car les soupirs se firent plus forts et plus fréquents. Lorsqu’enfin mon père reprit la parole, sa gorge s’était nouée au point d’en déformer la voix.

— Tu n’as pas besoin de savoir ces choses, dit-il

J’encaissai cette trahison avec dignité.

— Vous les savez, vous, rétorquai-je.

— Tout ce que je sais, reprit-il, c’est que tu es ma fille, celle pour qui ma vie garde un sens. 

L’allusion à la disparition de mon frère me gifla. Son fils enlevé, il fondait sur moi ses derniers espoirs et tentait pour cela de me protéger malgré moi, quitte à m’étouffer.

Ma colère partit d’un coup, plus violente qu’un orage un soir d’été.

— Vous n’avez pas le droit ! Dites-moi la vérité ! Qu’est-ce que vous me cachez, vous et Nibe ? 

Mon élan d’humeur surprit Särise qui se redressa sur son siège, les mains crispées sur les accoudoirs. Je m’attendais à une bourrasque en retour qui ne vint pas. Mon père baissa les yeux et bredouilla, presque honteux :

— Je ne sais rien. Nibe m’a exposé ses craintes que je n’ai pas voulu écouter. Il voulait t’éloigner de Palwite et éviter les Aërlydes dont il craignait la venue. J’ai refusé. Je tenais à te garder près de moi, à te voir grandir et devenir la princesse que j’espère. J’ai été égoïste et te voilà menacée, comme Nibe l’avait pressenti. Pardonne-moi. 

Jamais Särise ne s’était livré ainsi. Il se présentait à moi sans ses atours de roi, sans son armure de guerrier, avec pour seul vêtement son amour de père déchiré de remords.

— Vous n’avez pas à vous excuser, dis-je enfin. Je ne serais jamais partie de toute manière. Inasu a été enlevé, je ne le serai pas à mon tour, fût-ce par Nibe. 

Je devinai une étincelle au fond des yeux de Särise. Par quelques mots, je venais d’absoudre mon père et je le voyais ressusciter. Ses pupilles d’or furent plus douces que du miel sur mes lèvres, et ses doigts peignant mes cheveux ne parurent jamais si fragiles qu’en cet instant.

— Depuis quand une fille de neuf ans parle-t-elle ainsi ? N’as-tu jamais été une enfant ? 

Je ne donnai aucune réponse, sachant qu’il n’en attendait pas. Il resta un moment à douter. Après une large inspiration, il lâcha à regret :

— J’arrangerai une entrevue avec Nibe.

Le rêve et la réalité se mêlent dans mes souvenirs. Je garde pourtant une image très nette de mon père me serrant contre lui, mon visage enfoncé dans les plis de son manteau de soie dorée. Sur cette peinture idéalisée, Särise arborait un air mélancolique où se dessinait en filigrane la vision redoutée d’un proche avenir.

Je m’entraînais à la salle d’armes lorsqu’Alenash m’aborda lors d’une pause. Mon cousin suivait la voie des lettres pour devenir un habile courtisan, mais avait décidé de compléter sa formation avec l’enseignement de l’épée auprès du premier officier Latenam, l’un des meilleurs bretteurs de la seigneurie. Malgré son inexpérience, il progressait vite et avait atteint un niveau tout à fait honorable, ce qui piquait mon orgueil. En se familiarisant avec les arts guerriers, mon rival pour le trône de Palwite avait forcé ma chasse gardée.

Il approchait vers moi en s’épongeant le front. J’espérais qu’il me dépasserait sans s’arrêter. Malheureusement, il se planta devant moi et me surprit avec un ton curieusement amical.

— Särise-tame a provoqué un esclandre ce matin, en rendant visite à la délégation aër. Une preuve de courage ou d’inconscience suivant nos affinités pour les Éthérés. 

Je haussai la tête pour lui faire face. L’altercation n’était pas encore remontée jusqu’à mes oreilles et Alenash vit tout de suite mon intérêt soudain. Satisfait d’avoir ferré son poisson, il s’accroupit à ma hauteur avant de poursuivre.

— Särise-tame était venu pour s’enquérir de la santé de son ami Nibe. Le Patricien Eseï connaissait l’animosité entre notre roi et votre ancien précepteur ; il ne fut pas dupe. Il expliqua à Särise-tame que le prisonnier Nibe se portait comme un charme. En tant que souverain de Palwite et maître en son domaine, Särise-tame fit valoir son droit de propriété sur les geôles.

« Je ne vous cherche pas querelle, Patricien, dit notre roi. Je compte visiter Nibe ce jour même.

— Attendez-vous mon autorisation ? rétorqua l’Aërlyde avec ire.

— Certes non, répondit Särise-tame. Je vous avertis simplement pour que vos gardes ne soient pas surpris de mon irruption. »

Et d’ajouter avec un sérieux frisant la provocation :

« Je sais vos soldats ailés prompts à la méprise. »

Alenash avait modulé sa voix pour donner à chaque personnage une identité propre et facilement discernable. Il accompagnait son récit de mimiques et de petits gestes qui ajoutaient une touche de vie saisissante. Je me trouvais emportée malgré moi par ses talents d’acteur. Je vivais la scène comme un témoin direct et j’haletais dans l’attente de la conclusion.

— Le Patricien s’est alors emporté contre votre père. Il menaça de priver Palwite du soutien de Sutanal, poursuivit Alenash ; Särise resta stoïque. L’Aërlyde promit de mettre la cité au banc des royaumes de la Ramure de l’Est ; notre Seigneur garda le silence. Eseï assura que Sutanal couperait la Branche en aval de Palwite, jetant le blâme sur la cité maudite responsable de l’extinction de sa Lignée ; Särise plia enfin. Il est le Bras de l’Arbre-Mère, il ne pouvait prendre le risque que les Îles des Vents en viennent à une telle extrémité. 

Alenash marqua un temps pour me sonder. Mes forces m’avaient abandonnée et je me serais effondrée si je n’avais pas déjà été assise.

— Särise-tame est allé au bout de ses possibilités pour défier les Aërlydes, reprit Alenash. Ma question est la suivante : pourquoi s’est-il lancé dans une telle folie ? 

Ce garçon était un démon. À dix ans à peine, il avait deviné les ombres derrière le voile et voulait mettre la vérité en pleine lumière. Mais ce terrifiant intellect m’indifférait. J’étais abasourdie par les risques qu’avait pris mon père. Il n’avait pas hésité à mettre dans la balance son prestige, sa vie et jusqu’à la survie même de son royaume pour me soutenir. J’en éprouvais de la fierté et de la culpabilité que je voulais à la fois taire et confesser.

— Je n’en ai pas la moindre idée, finis-je par répondre à Alenash. Et toi ?

— Je n’en ai aucune. Les Aërlydes s’intéressent de près au Réprouvé Nibe ; j’imagine que notre roi aimerait en savoir un peu plus. 

Je hochai de la tête pour approuver sans grande conviction. Je pensais l’entrevue terminée lorsqu’Alenash ajouta :

— Ceci étant, Särise-tame a montré un grand courage en s’opposant aux Îles des Vents avec aplomb et panache. Même sa défaite est chevaleresque. C’est un grand souverain et son successeur devra s’en montrer digne. Croyez-vous en être capable ?

Il n’attendit pas ma réponse et retourna s’entraîner en me laissant avachie contre le mur.

Tobiane soignait Nëvudei dont le flanc avait été profondément entaillé lors du combat contre le sanglier. Les forces perdues en même temps que le sang versé lors de la chasse dans les bois de Bianeteïsan, se régénéraient à chacune des caresses de mon écuyer. Nëvudei pouvait lui être reconnaissante ; il passait plus d’heures à la nourrir et à renouveler ses bandages qu’à s’occuper de lui-même. La renarde pouvait à présent se lever, et c’est avec un glapissement joyeux, la langue pendante et la queue agile, qu’elle accueillit mon arrivée.

Alerté par le skwirid, l’écuyer se retourna avec lenteur.

— Vous avez parlé à votre père qui a rencontré le Patricien Eseï pour mander un entretien avec Nibe. Finalement, le Patricien a refusé et a humilié publiquement le Seigneur de Palwite. Sans doute l’a-t-il fait rompre en menaçant de s’en prendre à la Neuvième Branche.

— Tu as entendu les rumeurs.

— Non. Il ne pouvait en être autrement, voilà tout. 

Déroutée, je demeurai interdite alors que le silence régnait de nouveau dans l’écurie, uniquement troublé par les coups de brosse courant le long de l’échine de la renarde. Ce métronome marquait la cadence d’une musique inaudible. À mesure que le temps passait, je m’enfonçais davantage dans une gêne dont la fuite était la seule issue.

Comme s’il n’avait marqué qu’une pause, Tobiane reprit d’un ton égal.

— J’ai demandé à Inida de glisser une lettre dans un des plats qu’il servira ce soir à Nibe. Écrivez-en une où vous lui demanderez de simuler un malaise tandis qu’il sera, demain, dans la bibliothèque en train d’étudier avec les autres Aërlydes. Qu’il gagne les latrines et se place près de la fenêtre qui sera négligemment ouverte. Vous serez de l’autre côté et aurez le loisir de lui parler brièvement. Avec un peu de chance, les gardes ne l’accompagneront pas. 

Je le dévisageai, incrédule. Non seulement il avait prédit mon échec mais il avait aussi échafaudé son propre plan. Je ne trouvai rien d’autre à lui dire que merci. Le mot glissa de mes lèvres dans un soupir de soulagement.

Ironie du sort, j’obéis à Tobiane avec la diligence d’un serviteur zélé, et mon message fut livré le soir même. Inida était un inam en qui Tobiane plaçait toute sa confiance, une garantie suffisante à mes yeux. Il nous confirma la disparition de la lettre au retour des plats, mais rien n’assurait que Nibe accepterait de me parler.

Tobiane et moi allâmes cependant au rendez-vous. Le jeune garçon aux cheveux de soleil guettait les alentours tandis que je me pressais contre le mur sous ladite fenêtre. Presser est un terme un peu faible. Je souhaitais fusionner avec ces briques et cette chaux, traverser la barrière et courir retrouver mon précepteur. Je n’en pouvais plus d’attendre. Ma respiration s’amplifiait. Je jouais avec mes doigts à défaut de pouvoir user mes nerfs sur autre chose.

Enfin il arriva. Un bruit de porte, des pas sur le carrelage, une voix inquiète qui m’appelle.

— Je suis là, Nibe, répondis-je, fébrile.

— Folle que vous êtes. Vous n’auriez pas dû venir.

— J’ai des questions. Est-ce vrai que vous meniez des études sur moi ?

— Pas sur vous précisément. 

Un soupir s’écoula depuis la fenêtre, gluant, comme accroché à chaque rugosité.

— Écoutez-moi, nous avons peu de temps. Je travaille depuis longtemps sur la santé de la déesse. L’Arbre-Mère s’affaiblit. Le temps passe et l’union entre les hommes et Okateï forgée du temps de Skwiteïsan ne suffit plus. Ce n’est qu’une hypothèse, mais je suis convaincu que la déesse cherche une Nouvelle Union.

— L’Arbre-Mère s’affaiblit !

— Ne m’interrompez pas, dit-il, agacé. Okateï prépare cet évènement depuis longtemps. Elle communique avec les hommes par l’intermédiaire des ménestrels. Les hommes sont trop sourds pour les entendre, mais les chants et les contes regorgent de messages de la déesse. Je me suis plongé dans les vieilles légendes et les mythes antiques pour comprendre les attentes de l’Arbre-Mère et anticiper ce changement. Les histoires des Prophètes m’ont offert des pistes de recherche, vaines pour le moment.

— Vous continuez votre enquête, même étant prisonnier ?

— C’est parce que je la continue que les Aërlydes me gardent captif. Les Îles des Vents surveillent depuis longtemps ce bouleversement à venir qu’elles redoutent plus que tout. Heureusement, mes confrères partent de trop loin pour se passer de moi. Du moins pour l’instant. Bientôt viendra le jour où je ne serai plus qu’une gêne. Je profite donc du temps restant pour avancer autant que possible. 

Alors que sa voix se muait en murmure, il baissa encore d’un ton.

— Je dissimule mes découvertes, mais ça ne les retardera qu’un temps. Eseï est loin d’être stupide, il trouvera tôt ou tard ce que je cache et ce que je ne sais pas encore. Alors, vous ne serez plus en sécurité.

— Pourquoi ? Pourquoi moi ?

— Parce que vous entendez les sèves. 

Je vis du coin de l’œil la mine stupéfaite de Tobiane qui ne put s’empêcher de baisser sa garde. Je fronçai des sourcils et jouai du menton pour le contraindre à se ressaisir.

— Je ne sais pas ce que cela présage, poursuivit Nibe. Ce don n’est pas anodin. Il ressemble à celui des chamans, ces inams qui ont été trempés dans l’éther étant bébé pour créer un lien avec Okateï. Mais vous êtes l’enfant d’un Seigneur de la Branche, vous n’avez jamais été exposée à l’éther de manière abondante et précoce. La déesse a tissé elle-même le fil qui vous unit. Ce fut aussi le cas des Prophètes responsables de tant de dévastations. 

Je manquai une respiration. Ainsi Nibe craignait que je devienne une Prophétesse, que je mène le monde à sa perte. En l’absence de certitude, je comprenais qu’il ait souhaité m’épargner en me cachant ses soupçons.

— Votre père le sait et s’en inquiète, reprit Nibe. Il a choisi d’attendre. Il ne pourra hélas toujours en être ainsi. Quoi qu’il en soit, Eseï ne prendra aucun risque s’il venait à découvrir votre don. Il l’ignore encore, mais du jour où il en aura connaissance, il vous traquera. Croyez-moi, les Aërlydes sont des exemples de ténacité dans leur chasse aux ennemis de l’Arbre-Mère. Nul besoin de preuve, une simple suspicion est suffisante pour vous placarder sur leur liste.

— Que pouvons-nous faire ?

— Rien, hormis étudier et fortifier votre bras, vous en aurez besoin. Je vous l’ai dit : Okateï communique par l’intermédiaire des ménestrels. Apprenez les légendes dans leurs moindres détails, dans leurs moindres variantes. Chaque anecdote, chaque péripétie oubliée peut être la clef. N’en négligez pas une seule. L’avenir du peuple Fylide est scellé dans son passé. Maintenant, partez. 

À la vérité, c’est lui qui s’éclipsa, sans nous laisser d’autre choix que de l’imiter. Sur le chemin du retour, Tobiane ne dit pas un mot. Un frisson me courait sur tout le corps. De peur ou d’excitation, il fit naître en moi une faible fièvre qui dura quelques jours.

La fièvre venait de tomber, et avec elle se dissipa le monde rassurant de mon enfance. Les révélations de mon précepteur avaient changé ma vision. Cette ville et ce château que je parcourais depuis ma naissance se recouvraient désormais d’un nuage de menace.

Rapidement pourtant, ce tableau prit des couleurs plus dramatiques encore. Quatre jours s’étaient écoulés depuis notre entrevue avec Nibe, lorsque la nouvelle souffla un vent glacial en plein été.

Elle me parvint au petit matin. Elle s’annonça par un bruissement sourd qui fit trembler les pavés et frissonner les murs. Lorsqu’enfin elle prit voix humaine, j’entendis les domestiques derrière la porte qui murmuraient mi-affolés, mi-fiers de détenir un secret retentissant.

Nibe avait été retrouvé mort dans la bibliothèque, empalé sur la lance d’une statue. Il se serait jeté depuis le palier du grand escalier. Évidemment, nul témoin à part les quatre Aërlydes et leurs gardes, laissant la porte ouverte aux hypothèses les plus dangereuses.

Je quittai mon lit et me préparai plus vite que jamais. Moins d’une heure après, je me trouvais devant les portes du grand édifice déjà cerclé de soldats interdisant l’accès. Malgré mon rang de princesse, on me refoula et je ne pus qu’entrevoir une silhouette macabre couverte d’un linceul d’or par la lumière du matin. Je me débattais pour me libérer des bras des militaires avec tant de vigueur que je m’écorchai et accrochai mes vêtements.

L’irruption de mon père mit fin au tumulte. Je le vis pénétrer dans le hall avec un air grave qui m’était inconnu. Les efforts nécessaires pour taire sa colère rigidifiaient sa stature. Si elle conservait sa superbe, elle lui donnait l’allure d’un arc bandé prêt à lâcher sa flèche. Chacun de ses pas sur le marbre de la bibliothèque avait le poids de dix hommes et résonnait dans la vaste salle au rythme saccadé d’une armée.

Il se présenta devant le Patricien Eseï qu’il affronta sans fléchir.

— Monsieur, dit-il, cet homme, Nibe le Réprouvé, bibliothécaire de Palwite et membre de la cour, ami personnel du Seigneur Särise, est mort en ces lieux sous votre garde. Vous comprendrez que votre présence n’est plus tolérable et que nous vous prions de retourner séance tenante aux Îles des Vents.

— Qu’insinuez-vous ? siffla le Patricien.

— Rien de plus que le sens de mes mots.

— Vous rendez-vous compte de vos propos ?

— Dois-je comprendre que vous souhaitez une enquête publique vous obligeant à détailler les raisons de votre séjour ? Sachez qu’en matière de justice, j’ai toute autorité en cette seigneurie, s’agirait-il de citoyens aërs. 

Les deux hommes restèrent un temps à se jauger. Une atmosphère lourde gonflait autour d’eux. Le Patricien céda et ordonna le départ. Les quatre Aërlydes regagnèrent leurs chambres, se faufilant dans la foule qui s’écartait à leur approche.

Särise resta un moment auprès du défunt dont il ferma les paupières. Je le surpris de loin à lui serrer la main en lui murmurant des mots que je lus sur ses lèvres, « Pardon, mon ami. » Un diamant de tristesse roula sur sa joue.

Le lendemain du départ de la délégation aër, Tobiane vint me voir accompagné d’Inida. Ils avaient tous deux la mine de ceux qui viennent pour d’importantes affaires. Je me souviens encore de la façon dont Tobiane entra dans le salon, à l’affût d’éventuels espions dissimulés derrière les tentures. Ce n’est qu’ensuite qu’il déclara à mi-voix :

— Nibe a confié un message à Inida, l’avant-veille de sa mort. Il craignait sans doute pour sa vie, à moins qu’il n’ait réellement prévu d’y mettre un terme pour emporter ses secrets avec lui. 

Il fit signe au domestique de prendre la suite. Celui-ci hésita un moment, impressionné de se retrouver face à la fille de son maître. Il balbutia :

— Il y a trois jours, le prisonnier m’a remercié. Il avait compris qui était le messager et ma réaction le conforta dans ses certitudes. Il me glissa un papier dans la main en ajoutant pour après mon départ. Je n’ai pas compris tout de suite, mais ces mots sont clairs à présent. 

Il me tendit un coin de page déchiré sur lequel étaient écrits des chiffres. Face à mon air stupéfait, les deux inams s’approchèrent et nous restâmes tous trois interdits. Le message de mon précepteur était pour le moins abscons.

À l’évidence, cet ultime message était en relation avec les recherches de Nibe, et donc, la bibliothèque. Aucun des deux servants ne connaissait ce lieu de science. Nous décidâmes de nous y rendre et de recenser tout ce qui était numéroté. Bientôt, nous nous focalisâmes sur les étagères et nous dénichâmes un manuscrit précisément rangé sous le numéro indiqué sur le papier. Törwaly et la source de toutes les rivières, un conte méconnu de la noblesse relatant les aventures d’une enfant du peuple.

Je l’ouvris à la page marquée par un ruban de soie rouge à peine effiloché et commençai à le lire. Je l’ai tellement parcouru depuis que parfois dans mes rêves, ma vie se confond avec celle de l’héroïne.

Dans la vallée des cinq forêts, Törwaly, la fille du meunier, vivait paisiblement, jour après jour. Malgré sa félicité, elle maudissait ses nuits au cours desquelles de l’eau résonnait dans ses rêves. Il lui arriva plusieurs fois de se réveiller hors de son lit, déjà debout et habillée. Ces crises de somnambulisme la terrorisaient.

Une nuit, elle entendit des voix dans son sommeil qui la guidaient sur un sentier de lumière. Le matin, elle ouvrit les yeux, non pas dans sa chambre, ni même dans sa maison, mais dans un endroit inconnu. La voix de son rêve résonna une nouvelle fois dans sa tête et lui montra de ses yeux éveillés son pays dévoré par la sécheresse.

Affolée, elle revint chez elle, errant pendant des jours pour retrouver le chemin emprunté en dormant. Elle rapporta son inquiétude au chef du village. Incrédule, le vieil homme ne tint pas compte de ces mises en garde. Pourtant la calamité se présenta et nul ne put y remédier. Les terres devinrent poussière et même l’air sembla empli de tisons ardents.

Alors, le doyen fut frappé de remords. Enfin il avait compris que la fille n’avait pas menti et que l’Arbre-Mère l’avait inspirée. Il lui demanda les détails de sa vision. Lorsqu’elle lui décrivit un bassin asséché aux sculptures si caractéristiques, il reconnut la source des quatre fontaines. Nul ne pouvait la trouver, assurait la légende, hormis ceux qui sont guidés. Le vieux sage remit à la jeune fille un pendentif qui lui indiquerait le chemin. Ainsi commença la quête de Törwaly.

À la première lecture, je restai une demi-heure sans poser l’écrit, droite et immobile. Qu’y avait-il dans ce texte qui avait ému Nibe ? Fallait-il voir en Törwaly une image de son élève ? Bien des contes évoquaient le lien spécial entre l’Arbre-Mère et quelques privilégiés.

Cependant, je ne pouvais douter de l’intuition de mon maître. Il n’en fallut guère plus à mon esprit romantique pour s’enflammer. Un grand avenir m’était promis, une quête avec une fin glorieuse, et pour récompense, la satisfaction de sauver le monde.

Néanmoins, qu’y avait-il dans ces paragraphes pour diriger concrètement mes pas ? Nibe avait-il vu derrière les lignes plus que des lettrines joliment enluminées ? Devais-je réellement partir à la recherche d’une fontaine que Törwaly trouva au bord d’un nuage poussé par une brise de printemps ?

Chapitre IX

Un monde obscur

Il est étonnant de constater combien la présence d’une poignée d’individus peut chambouler une communauté. Un mois à peine après le départ des Aërlydes, le palais avait retrouvé sa routine rassurante et sa quiétude un instant oubliée. D’infimes détails pourtant démentaient cette apparente normalité. Si l’on parlait ouvertement des relations entre la cité et les Îles des Vents, une subtile raideur accueillait toujours le début de la conversation. La disparition du bibliothécaire était quant à elle devenue un sujet tabou.

Le comportement de Tobiane aussi avait changé. Je surprenais des œillades impertinentes dont les éclats frondeurs m’écœuraient. Mon domestique nourrissait d’inacceptables envies égalitaires. Je me jurai d’être plus sévère et de ramener cet inam à sa condition. Par-delà cette insolence d’arrière-cour, sa signification m’irritait. En dépit de la confiance placée en mon écuyer, j’imaginais des reproches voilés, si honteux que Tobiane refusait de me les jeter à la face.

Le jeune garçon prit les devants, un jour où il traînait dans mes appartements. Sans formalisme, il lança de but en blanc :

— Pardonnez ma curiosité. Que vouliez-vous dire lorsque vous avez avoué entendre les sèves ? 

Je ne répondis pas tout de suite, prise par le désir vain de nier un secret éventé.

— Exactement ce que j’ai dit. J’entends couler les sèves au cœur de la Branche de l’Arbre-Mère.

— Vous entendez de l’eau couler, vous n’entendez pas l’Arbre-Mère. Je veux dire, vous ne percevez pas sa Voix. 

Sa suffisance m’exaspérait.

— Crois-moi, je m’en satisfais, répondis-je avec humeur.

— Vous devriez aller voir un chaman. Nul ne peut vous aider à comprendre ce don si ce n’est un sorcier.

— Qui te dit que je cherche à le comprendre ?

— Osez dire que vous ne brûlez pas de savoir. 

Pourquoi fallait-il que Tobiane me devine si aisément et joue l’indésirable conscience impossible à taire ? Piquée dans mon orgueil, je décidai de jouer avec indifférence.

— Je veux garder mon secret. Nous sommes bien assez de quatre.

Je me repris :

— De trois à présent. 

Tobiane soupira de lassitude.

— Nul ne saura votre secret si l’on ignore qui vous êtes. Je vous présenterai comme ma sœur. Personne ne vous reconnaîtra, faites-moi confiance.

— Je suppose que tu connais quelqu’un qui saura tenir sa langue ?

— Exactement. 

Il arborait la mine fière et supérieure du garçon victorieux.

Tobiane organisa bien les choses. Il avait déniché une tunique sale et rapiécée pour me transformer en authentique inam. Aguerris par nos précédentes escapades, nous franchîmes aisément les portes du palais et nul ne nous prêta attention lorsque nous traversâmes la cité. Le reste du trajet fut une promenade bucolique à peine assombrie par la crainte de la découverte de notre absence.

Nous nous dirigeâmes vers un hameau à quelques lieues de Palwite, caché des murailles par un petit bois traversé d’un sentier mal entretenu. Ce rideau végétal se levait peu à peu, dévoilant au dernier moment un spectacle enchanteur. Le village en tant que tel se trouvait sur le bord même de la Branche. Les derniers champs se jetaient à flanc de falaise léchée par l’océan aérien où s’égayait une multitude de mouettes. Passées les cinq toises de terre séparant de l’abysse, l’immensité s’offrait au regard sans autre limite que la sphère sylvestre, voile céladon fondu dans le lointain. Des nuages effilochés par les vents se déplaçaient paresseusement, percés parfois par une nuée d’oiseaux dont les bancs virevoltaient comme un seul être.

Penchée à moitié vers le bord, je pus deviner la silhouette confuse de la Dixième Branche, celle-là même où Nisfyl accomplissait son Initiation. Prise de vertige, j’eus un mouvement de recul et rencontrai les bras de Tobiane qui m’empêchèrent de trébucher. Alors que je m’apprêtais à faire demi-tour, maudissant ma curiosité, mon écuyer s’approcha de la paroi abrupte. Avant même de pouvoir protester, je le vis disparaître par petits pas dans le vide.

Je compris bientôt l’origine de cette magie. Le rameau marquait à cet endroit un décroché, en aplomb d’une étroite terrasse accessible par un escalier taillé à même l’écorce. Le descendre était rendu périlleux par l’humidité des marches et par de soudaines et imprévisibles bourrasques. En contrebas se dressait une cabane que je n’aurais jamais qualifiée de maison si un chaman n’y avait élu domicile. Ce n’était pas la vue idéale pour la méditation qui avait incité l’ermite à se réfugier à l’écart. Adossée à la maison, une fleur de la taille d’un tonneau tardait à éclore. Seule la pointe des feuilles protectrices était fendue.

Tobiane frappa à la porte. Nous n’eûmes pas longtemps à attendre. Je m’étais imaginé voir surgir une sorcière, vieille et repoussante : brève déception. Une jeune femme des âges de mes parents nous accueillit. Ses tenues misérables et son teint crasseux outrageaient le regard, pourtant un charme discret à l’épreuve des années illuminait son visage.

Elle nous accueillit avec méfiance. Il fallut toute la bonne humeur de Tobiane pour la convaincre de nous laisser entrer. Il me présenta comme sa cousine et expliqua la situation en quelques mots. Je crus deviner une lueur d’intérêt chez la chamane au moment où mon écuyer évoqua mon don. Dès lors, elle ignora Tobiane et se concentra sur moi.

— Comment t’appelles-tu, petite ? 

Je dus me faire violence pour réprimer la colère suscitée par ce manque d’égard à mon rang. Je répondis néanmoins avec un sourire trompeur.

— Depuis combien de temps entends-tu les sèves ?

— Un peu plus d’un an.

— Je suppose que tu n’as pas osé en parler autour de toi. Y a-t-il des moments particuliers où tu entends les sèves et que ressens-tu alors ? 

Sa voix douce et chantante m’apaisa. Mes réticences premières s’envolèrent une à une et je me livrai bientôt à la chamane sans rien dissimuler.

— Autrefois, elles m’accablaient continuellement. À présent, je dois me concentrer pour les percevoir. Je fais alors le vide autour de moi et je me retrouve dans les ténèbres où j’entends un flot régulier. Ce ne sont pas les battements saccadés de mon cœur ; le flux s’écoule tranquillement et avec lui, je trouve la paix. Je ne saurais dire pourquoi, pourtant j’ai la certitude que ce bruit est celui de l’Arbre-Mère, du fluide en elle, à tel point que je peux presque voir son parcours et deviner les contours de la Branche.

— Où te trouves-tu quand cela arrive ?

— Je ne sais pas. Je ne cherche jamais à méditer ailleurs que chez moi où je peux être seule.

— Chez toi ?

— Elle travaille au palais, sortit alors Tobiane à l’approche du danger. Il précisa ensuite : Nous sommes tout deux domestiques à la cour.

— La cour ? Intéressant, marmonna la chamane. Écoute-moi bien, jeune fille, tu as un don rare, à la fois immature et d’une incroyable force. Ta précocité l’atteste. Généralement, les enfants chéris ne se révèlent pas avant leur seizième année. Or tu as ?

— Neuf ans. Bientôt dix.

— Ton don s’est révélé vers tes huit ans. C’est vraiment exceptionnel. Cependant, ta description des visions est typique d’un novice. Si je te parle d’un gouffre sans fond où le hululement strident du vent te vrille les oreilles et te laisse au bord de la folie, si je te décris un lac qui gèle et t’emprisonne davantage à chaque mouvement, ça ne t’évoque rien ? 

Je niai de la tête en me réjouissant de ne rien savoir de ces expériences.

— Les ténèbres dans lesquelles tu erres se nomment le Monde Intermédiaire, aussi appelé Shanyröde. Franchir Shanyröde est une épreuve difficile et dangereuse à surmonter pour qui n’est pas préparé. De nombreuses années de pratique sont nécessaires. Même parmi les chamans et les Éthérés, rares sont ceux à en passer la porte. Cette étape est néanmoins indispensable à quiconque prétend écouter celle qui couvre le monde. Toi, ma fille, tu n’entends que de l’eau.

— Écouter l’Arbre-Mère ? répétai-je, hébétée.

— Tes oreilles seront inutiles. Par-delà Shanyröde se trouve l’antichambre de l’Arbre-Mère. L’obscurité que tu me décrivais s’y change en immense clarté, et sur cette toile étincelante naissent des images. Il est permis de poser des questions auxquelles Okateï répond parfois. Le plus souvent, la déesse est capricieuse et montre ce qu’elle veut. La puissance du chaman est de comprendre ces signes.

— Est-ce si difficile de franchir cette barrière ?  demandai-je avec le maigre espoir d’un non.

— C’est toujours éreintant, répondit la chamane. Il y a toutefois des endroits propices pour s’initier, et par la suite, avoir des visions claires. Tu as remarqué cette fleur à l’entrée, c’est en réalité un bourgeon d’éther. J’ai construit ma maison ici du fait de sa seule présence. L’éther libéré par la Plante se concentre au-dessus de l’ouverture du bourgeon, avant de se dissiper dans l’air. Je suppose que tu as entendu parler du pouvoir de l’éther ? 

J’acquiesçai sans trop d’assurance. Bien sûr, j’avais surpris des adultes discuter à ce sujet, de là à comprendre de quoi il s’agissait, il me manquait quelques années.

— L’éther est réputé pour ses vertus divinatoires, continua-t-elle. Quelle que soit la mise en scène des chamans, leurs prédictions ne sont rien d’autre que des interprétations de visions envoyées par Okateï. Désires-tu ce pouvoir ? 

Une fois de plus, j’acquiesçai mécaniquement, envoûtée par de belles promesses et sourde aux terribles conditions. Satisfaite, la chamane me conduisit au bourgeon. Je la suivis avec appréhension, sans trop savoir si je voulais réellement tenter l’expérience. Je me plaçai presque malgré moi aux côtés de la sorcière. En face, Tobiane croisait les bras avec une fermeté rassurante.

— Es-tu prête ? me lança la sorcière.

D’un timide signe de tête, j’acceptai le début de la transe. Juste avant de fermer les yeux, je vis la jeune femme agiter un éventail au-dessus du bourgeon pour en diriger les vapeurs vers mes narines. Le début fut aisé. J’avais acquis une certaine maîtrise pour vider mon esprit.

Immédiatement, le bruit d’un mur d’eau m’envahit. Je fus surprise d’entendre le flot non plus sous mes pieds mais à ma droite, vers le rebord de la Branche. Ce n’était pourtant rien comparé à la stupeur qui suivit. Je sursautai presque lorsque je sentis une main sur mon épaule surgie du cœur des ténèbres. Jusqu’alors, une hermétique frontière avait séparé le monde extérieur de mon âme entrée dans cette chambre sans dimension. La barrière étanche venait d’être brisée.

Une voix résonna dans ma tête, prononcée depuis l’extrémité d’un long tunnel avec un écho faible et lointain. Je devinai le timbre de la chamane sans vraiment parvenir à la reconnaître. Elle m’expliqua la nature du bruit de vie d’Okateï, un fil qu’il fallait saisir et ne surtout pas lâcher.

— Ce don est une invitation à entrer dans son monde, me dit-elle. S’y aventurer sans ce pouvoir équivaut à entamer un voyage vers l’inconnu sans guide pour nous ramener. La demeure d’Okateï est protégée par une série d’épreuves. Il te faudra son aide pour les franchir. Si tu perds ce lien, non seulement tu ne passeras pas Shanyröde, mais tu risques également de te retrouver piégée dans les Limbes. Quoiqu’il arrive, guette le bruit des sèves. 

Cet avertissement me fit forte impression. J’acquiesçai mécaniquement.

— Je vais à présent te guider vers Shanyröde, poursuivit la chamane. Ne t’inquiète pas, tu sentiras toujours ma main sur ton épaule. À présent, marche vers le bruit des sèves. S’il vient du dessous ou du dessus, prend l’escalier qui y mène. Lorsque tu en seras suffisamment proche, tu apercevras une porte. Ouvre-la.

Je m’exécutai, docile. À mesure que j’avançais, une lourde porte de chêne se dessina dans les ténèbres. Je finis par arriver au seuil, encore indécise. Je tendis la main pour saisir la poignée et celle-ci se déroba. Pareille à un mirage qui toujours s’envole, la porte reculait à chacune de mes tentatives.

— Je ne peux pas l’atteindre ! hurlai-je dans le néant.

Chasse ta peur. Ces mots ne venaient pas d’une voix nette, pas même celle déformée de la chamane. Une certitude avait germé dans mon cœur. Pour autant, je ne savais comment y parvenir. Je sentais mon âme gelée et pétrifiée d’angoisse.

Je repensai alors à mon père, à sa vision du courage et de la témérité. Le courage consiste à affronter sa peur, la témérité, à la nier. Je suis courageuse, lui avais-je répondu. Le temps était venu de le prouver. Cette simple idée suffit à raffermir mon cœur. Après tout, je suis Luwise Sofunada, fille du Seigneur Särise de la Neuvième Branche de l’Est. Je suis l’héritière d’une Lignée qui n’a jamais failli. De par ma naissance, je dois faire honneur à ma famille et à mon nom. Quels que soient les dangers, je les affronterai sans fléchir.

Je saisis la poignée.

La chamane me ramena vite dans le monde matériel. Elle m’avait suivie tout le long de mon périple et avait su quand intervenir. Sans elle, j’aurais été emportée, perdue dans Shanyröde, avalée dans un gouffre pour l’éternité, loin de la main tendue par Okateï.

— N’aie crainte, m’expliqua-t-elle, personne ne franchit ces épreuves à la première tentative. Tu as vu le gouffre et tu as échoué, malgré l’éther qui diminuait l’impression d’écrasement. Tu as compris maintenant, tu ne pourras franchir ces barrières sans un sérieux entraînement. Reviens me voir. Je te formerai pour que ton âme évite de se perdre. Le danger diminuera, mais demeurera toujours. Tu devras l’affronter pour dépasser chaque obstacle, un à un. Je peux te sauver la vie, à toi de conquérir ton pouvoir. 

Malgré le fiasco de la tentative et la perspective peu réjouissante de récidiver, j’acceptai son marché. Je le sentais, il fallait aller au bout de ce défi. Lorsque je demandai ce que je pouvais lui offrir en échange, elle eut un curieux sourire et tarda à répondre. Elle demanda qu’on lui rapporte des mets du palais, puis se mit à rire au couvert de son éventail. Derrière ce voile de papier, je devinai un esprit aiguisé et désintéressé. Je me plais à croire qu’elle plaçait en moi ses espoirs.

Je revins plusieurs fois voir la chamane. Avec patience, elle me guidait toujours plus loin vers l’antichambre d’Okateï. Au bout d’un an, je parvenais presque à m’extirper des ténèbres sans son aide. Franchir Shanyröde demeurait cependant un rêve inaccessible. C’est également vers cette époque que le palais devint pour moi un lieu aussi périlleux que le Monde Intermédiaire.

Après ma brillante chevauchée dans les bois de Bianeteïsan, mon père s’était juré de m’apprendre à monter et à maîtriser mon skwirid. À cette fin, il passait de longs moments à m’accompagner sur les chemins de la seigneurie, profitant de l’occasion pour s’enquérir de l’humeur et des problèmes de ses gens. Nos ballades improvisées prenaient au dépourvu bourgmestres et paysans qui rassemblaient hâtivement boissons et victuailles en notre honneur. Nous songeâmes plus d’une fois à les refuser, mais c’eût été froisser nos hôtes.

Notre escorte comptait quatre ou cinq hommes parmi lesquels Tobiane, présent à chaque escapade. Le premier officier Latenam assurait la garde rapprochée du Seigneur en compagnie de ses meilleurs chevaliers. La petite troupe, tout en conservant le sérieux nécessaire à la mission, participait à l’ambiance bon enfant de ces randonnées équestres. Évidemment, mes maladresses premières attiraient des moqueries acceptées sans mal au vu de l’ampleur de mes lacunes. Lorsque ma maîtrise s’affermit, les discussions se firent plus frivoles.

Cela ne me choquait pas à l’époque, c’est à peine si je comprenais les allusions malsaines. Je suis pourtant étonnée de la liberté prise par ces militaires auprès de leur général et aux oreilles mêmes de sa fille. Davantage encore, le laxisme de mon père m’impressionne d’autant plus que je connais son inflexibilité à d’autres égards. Entendait-il seulement les commentaires de ces soldats quand sa fille chevauchait à ses côtés ? Je ne l’ai jamais vu sourire, je suis pourtant persuadée qu’en ces instants, Särise était heureux.

Après une quinzaine de sorties sans incident commença la tragédie. Cela se passa au début de l’hiver, au moment où les dernières couleurs de l’automne tombent avec le vent. La neige ne couvrait pas encore la canopée mais le givre cristallisait les frondaisons au matin.

Nous approchions de la mare Lëygamiwön, réserve de tanches et de goujons pour le château. Les papotages allaient bon train et personne, hormis Latenam ne sentit la tension dans la danse des branchages effeuillés. Ignorant ses subordonnés, l’officier se figea, le visage légèrement de biais pour ramener l’oreille vers l’avant. Un oiseau se serait posé sur lui sans le voir frémir. Il fit soudain bondir sa monture et dans un même mouvement dégaina sa lame en la tournoyant à quelques pouces de mon nez.

Ce n’est qu’après qu’il eut crié à tous de se mettre à couvert que je remarquai sur le bas-côté la flèche habilement déviée par sa lame. Latenam galopait déjà vers l’archer embusqué que nous peinions encore à rebrousser chemin, ce qui offrit à notre adversaire le temps nécessaire pour ajuster un second tir. Autant par chance que par sacrifice, un jeune chevalier du nom de Vüntil, se plaça sur la trajectoire du projectile face à moi et reçut le poinçon entre les côtes. Sa blessure s’infecta et il mourut quelques semaines plus tard, emporté par des fièvres. Il ne fut pourtant pas le dernier à rejoindre le château où la nouvelle de l’attaque s’ébruita rapidement.

Särise organisa un banquet le soir même pour chasser rumeurs et humeur maussade qui déjà s’insinuaient à la cour. Vüntil, tout juste libéré par le médecin, se présenta guilleret et enjoué. À peine se crispait-il de temps à autre sous le coup d’une douleur fugace. Il fut fêté en héros et on leva de nombreux verres en son honneur. Autant furent versés dans son bourgeon funéraire.

Pour une soirée improvisée, elle fut réussie et beaucoup l’ont considérée comme la plus agréable de l’année. Särise avait aboli le protocole pour l’occasion. Il plaça nobles et inams sur un pied d’égalité, invita chacun à entrer dans la danse et à participer au festin.

Pour ma part, je goûtais aux rires et à la bonne humeur générale depuis un coin de la salle. Je souriais aux signes de soutien occasionnels. Emportée par la cavalcade du retour, les évènements avaient défilé si vite que j’en gardais une vision confuse. Les commentaires affolés de notre escorte me donnèrent un résumé. J’avais échappé de peu à un guet-apens en bonne et due forme. L’intervention de Latenam m’avait évité le pire.

Le premier officier et maître d’armes de Nortenam – et d’Alenash, mais ça, je me pressais de l’occulter – resta également en retrait une grande partie de la soirée. Je le savais peu enclin aux mondanités et en dépit de son exploit, la fuite de l’assassin lui laissait un goût amer. Je m’avançai vers lui dès le début du bal et le fixai dans les yeux avec tout le sérieux possible pour une gamine de mon âge.

— Je vous dois une vie, Indasarm.

— Et moi, cent à votre père, Tawide. Arrangez-vous avec lui si ça vous chante, vous ne me devez rien. 

Il s’éclipsa avant le retour des plats, fuyant mes remerciements autant que les éloges dont tous le couvraient. Latenam a toujours été renfermé. Il pouvait s’isoler des jours sans que personne n’en sache la raison. Ce soir-là pourtant, j’entrevis dans ce bref échange un Latenam en proie à l’inquiétude.

Une nouvelle séparation m’attendait, bien moins pénible que celles de Nortenam, Nisfyl et Vänesine : Alenash entamait son Initiation. Son départ soulevait une agitation peu commune. À son retour, le jeune courtisan serait un homme, éligible par l’Arbre-Mère au titre de Seigneur de la Branche. Ses ambitions clairement affichées, présenté depuis des années comme mon premier rival, cette Initiation se devait d’être celle d’un futur souverain et non d’un simple nobliau de la canopée.

Il fut envoyé à la cité mère de la Septième Branche de l’Est, l’orgueilleuse Susaytanal, un allié puissant. Sans être directement coiffé par un roi, Alenash avait hérité d’un excellent parrain dont la place valait autant, voire plus qu’un monarque de second ordre. Alenash n’exercerait pas ses talents martiaux dans cette métropole de marbre, mais développerait des talents tout aussi redoutables. Il allait affronter une cour subtile et raffinée, où chaque tasse de thé recèle la puissance d’une armée. Ces quatre années passées, l’apprenti serait devenu un courtisan aguerri et impitoyable.

Le jour venu, on me tira presque pour me rendre aux quais de Noïrode. La galère qui y était amarrée valait pourtant à elle seule le déplacement. Elle s’étirait sur cent toises, tandis que ses bastingages se profilaient à la hauteur des toits des maisons. Du bord du quai, il nous était impossible de voir les marins à l’œuvre sur le pont. Quatre immenses ballons faisaient léviter l’ensemble, s’alignant à deux de front de manière si serrée qu’un second pont reposait sur leur dessus. Les visites d’hôtes étrangers si prestigieux nous rappelaient combien Palwite demeurait une bourgade de maigre importance.

Alenash avait toutes les peines du monde à dissimuler sa fierté et son air supérieur. Son attitude m’irritait au plus haut point. Je tâchai de montrer bonne figure et déployai toute l’hypocrisie apprise à la cour.

Je me serais volontiers contentée d’un vague salut de loin, mais mon jeune rival en décida autrement. Il m’aborda d’un pas résolu et me lança sans préambule :

— Ne profitez pas de mon absence pour mourir bêtement, fauchée par une flèche perdue. J’aurais bien des regrets à être choisi par Okateï, faute de concurrents valables. 

Étrangement, je le crus sincère. Je maugréai une vague promesse à laquelle il répondit d’un rire moqueur. Sa remarque s’adressait moins à moi qu’au reste de l’assemblée. De l’avis commun, le ou les commanditaires de l’attentat avaient cherché à éliminer un des prétendants à la succession. Les doutes se portèrent d’abord vers la famille Koshinada, ce que démentit vigoureusement Nëvad Koshinada, la mère d’Alenash.

Je n’ai jamais soupçonné mon rival ou un membre de sa famille. Okateï déciderait de l’issue de notre duel, et non un vulgaire assassin. En revanche, d’autres nobles brûlaient d’ambition dans l’ombre. À un an du début de ma propre Initiation, il était grand temps d’agir.

Je n’écartais pas non plus les menaces proférées par Nibe, quelques jours avant sa mort. Les Éthérés demeuraient des suspects crédibles. Le Patricien Eseï avait-il découvert les secrets de mon précepteur ? Pour l’heure, j’écartai ces sombres pensées et regardai disparaître le navire emportant Alenash vers d’autres contrées.

Je pensais avoir tenu ma promesse envers Alenash après deux mois sans accident. Pressé d’effacer la peur et la suspicion qui hantaient le palais, Särise multipliait les évènements pour distraire une cour déjà traumatisée par la mort de Nibe. Les fêtes succédaient aux festins. Ce soir-là, Särise avait invité bardes, jongleurs et dresseurs de démons, les créatures indomptables. On les dit magiciens ; de ce que j’en ai vu, cela n’a rien d’usurpé.

Cinq monstres de taille modeste avaient été amenés au cœur de la grande salle et se mouvaient entre les tables sur lesquelles se dressaient des victuailles venues du monde entier. Le dompteur dirigeait d’une simple baguette un démon effilé telle une anguille. D’un geste de sa part, la créature se dressait sur ses pattes arrière pour ouvrir sa gueule de crocodile en battant doucement des ailes. La triple rangée de dents suscitait immanquablement des cris effrayés.

Le forain m’invita à approcher et à enfourner ma tête jusqu’au cou sous les regards horrifiés des membres de la cour. Voyant cela, Latenam, en bon gardien de la famille seigneuriale, se prépara à intervenir quand il fut arrêté par mon père. À l’évidence, il plaçait toute sa confiance dans ce saltimbanque. Sans doute y avait-il mis le prix. Non contente de mon exploit, je ressortis la tête de la gueule béante sous les applaudissements de la foule.

Les vertiges commencèrent à ce moment. Je crus d’abord à un malaise dû à l’haleine de la bête. Ma vue se troubla en quelques secondes, remplacée par un voile blanc. Je sentis mes jambes s’effondrer, c’est à peine si j’eus conscience du choc.

Je me réveillai sept jours plus tard avec moins de force qu’un nouveau-né. Tobiane se trouvait là. Il m’avait veillé en permanence, me forçant à boire et me gavant d’une bouillie peu ragoûtante mais nutritive.

Mon reflet dans le miroir m’horrifia. J’avais les joues creusées, les cheveux ternes et les yeux enfoncés dans leurs orbites avec des cernes jusqu’aux pommettes. Mon visage était plus proche de la figure macabre d’un squelette que de celle d’un être humain.

Je peinais à parler et bouger m’était impossible. Je parvins tout de même à réclamer des explications. Mon père me les donna.

— Tu as été empoisonnée, ainsi que trois servantes en cuisine, me dit-il.

J’avais concentré tous les soins et ma vie n’était plus en danger, quoique mon état de fragilité extrême laissât les médecins réservés. Au bout du compte, des trois inams, une seule survécut. Je ne suis jamais allée la voir, j’avais trop honte. Honte d’être une victime différente des autres.

Dès que je pus marcher, mon écuyer me conduisit aux écuries tous les jours. Nous y passions des heures à suivre un rituel bien établi, à brosser et démêler le pelage de Nëvudei. En recouvrant mon souffle, je retrouvais ma flûte Änyrode dont les notes vibraient dans mon corps pour en réveiller la vie enkystée. Deux mois plus tard, je me remettais suffisamment pour retrouver la salle d’armes et des réflexes engourdis.

Avec mes forces et les beaux jours, mon enthousiasme revint également. Je me détendais et oubliais que peu auparavant, la mort avait été ma voisine.

Tous au palais ne partageaient pas mon insouciance. Sans rien afficher, Särise avait plus souffert que moi. Qui que fut l’assassin, les mots de Nibe lui revenaient sans cesse : Palwite n’était pas sûr et il devait m’en éloigner. Depuis des mois, mon père y travaillait d’arrache-pied.

Chapitre X

L’homme aux cheveux changeants

Ma convalescence s’achevait et je n’avais plus en tête que le retour prochain de Nortenam, au grand dam de Tobiane, nullement ravi de l’arrivée du prince étranger devenu homme. Je guettais avec d’autant plus d’ardeur celui qui occupait mon cœur que je savais nos retrouvailles brèves ; très vite j’allais moi-même m’exiler pour ma propre Initiation, peut-être même avant son retour.

J’étais devenue coutumière des hautes tours de la citadelle d’où je surveillais les navires en approche. Les gardes en sont venus à me détester tant je les accablais de questions. Voyez-vous venir un navire ? D’où vient-il ? Quand s’amarrera-t-il ? Je ne mentionnais jamais le nom de Nortenam. Mon silence ne leurrait personne. J’imagine aisément les railleries dans les salons et les arrière-cours. Malgré mes veilles et les nuits passées adossée à des créneaux, Nortenam tardait à arriver.

En ces moments où le découragement me gagnait, je trouvais refuge sur la branche de la Vieille Dame, où je m’isolais des heures pour en sortir au coucher du soleil. Je revenais de mon repaire, un peu après les derniers rayons du jour, assez tard pour me faire réprimander. Ce soir-là, je dus pourtant me rendre à l’évidence, non sans une pointe d’amertume pour mon amour-propre : personne n’avait noté mon absence.

Attrapant au vol des bribes de conversations de servantes affolées, je compris qu’un visiteur de marque s’était présenté à l’improviste et que Särise-tame avait aussitôt mis en branle le service quand chacun pensait la journée achevée. Un appartement avait été apprêté en hâte dans l’aile ouest, où je croisai un cortège de dix hommes couverts de capes noires à la capuche relevée. Ils s’enfermèrent dans le vaste logement sans même adresser un mot de remerciement. Aussitôt, l’armée de domestiques eut un soupir de contentement et se dispersa en désordre pour rejoindre leurs propres paillasses. Je les imitai. L’inconnu avait déjà quitté mes pensées lorsque le sommeil m’envahit.

Je surpris mon père au petit matin en compagnie d’un étranger, confortablement installés sur une terrasse avec vue sur la campagne, du thé accompagnant des fruits frais en guise de petit-déjeuner. Je restai saisie par le spectacle, non tant que la scène fut irréaliste, mais la découverte au grand jour du visiteur suspendit le temps l’espace d’un battement de cœur.

J’avais toujours su mon père différent des autres humains et je me doutais que cela avait un lien avec son statut de Premier Serviteur. Voir pour la première fois une autre personne avec de tels cheveux n’en demeurait pas moins un choc. Nous étions à la fin du printemps et déjà la coiffe jaune-verdâtre de l’inconnu tirait vers le blond étincelant, à l’image d’ailleurs de celle de Särise qui, sans être exactement de la même teinte, semblait sa jumelle.

Me voyant figée sur le seuil de la terrasse, les deux hommes me sourirent et mon père m’invita à approcher.

— Luwise, je te présente Suwamon Infunada Susay-Nashly-Koda, Seigneur de Jivude. 

Je fis une révérence maladroite en bredouillant quelques mots inintelligibles. Je dus m’y reprendre à deux fois avant de prononcer un semblant de langage humain.

— Qu’Okateï bénisse votre Lignée, Suwamon-tame. Je suis Luwise Sofunada Susay-Nashly-Fonda, fille de Särise-tame, Seigneur de Palwite.

— Ravi de vous rencontrer, Tawide, dit notre invité avec un hochement de tête.

— Suwamon-tame nous a fait la surprise de sa visite, poursuivit Särise. Il restera deux ou trois jours avant de rejoindre ses armées postées en réserve chez son suzerain, à quelques jours de voyage d’ici.

— Vous êtes un ami de mon père ?

— On peut le dire, se contenta de répondre l’intéressé.

Sans savoir d’où me venait cette impression, le visage de Suwamon m’était vaguement familier. J’étais cependant certaine de n’avoir jamais rencontré d’autres rois que Särise ; cette contradiction me mit mal à l’aise. J’attrapai un morceau de pomme pelée trempée dans du miel. Je croquai le fruit sans quitter le visiteur du regard qui, de son côté, me dévisageait avec un sourire amusé.

Cet échange silencieux dura plusieurs minutes et personne, pas même Särise, ne chercha à l’interrompre. Seuls les craquements de la pomme sous mes dents voraces troublaient le lac placide entre nous. Suwamon porta la tasse de thé à ses lèvres, moment opportun pour poser ma question.

— Ne nous sommes-nous pas déjà croisés ? 

Il acheva sa gorgée et reposa la tasse avec un soin méticuleux.

— Croyez-vous ? se contenta-t-il de répondre.

Särise intervint enfin.

— Luwise, j’aimerais que tu t’occupes de notre invité durant son séjour. Accompagne-le dans le palais, fais-lui visiter la cité et les environs.

— Pendant trois jours ! 

Je m’étais exclamée avec un tel abattement que je m’attirai un regard furieux de mon père et provoquai l’hilarité de Suwamon. Finalement, j’obtempérai de mauvaise grâce et fis le tour du château avec notre hôte. Suwamon se révéla d’excellente compagnie, ne manquant jamais de conversation, le bon mot toujours à l’affût pour transformer cette corvée en promenade plaisante.

Rares étaient ceux au palais à avoir déjà rencontré Suwamon. Tous pourtant, depuis les serviteurs jusqu’aux plus prestigieuses familles nobles, arrêtaient leurs occupations et s’inclinaient sur notre passage. Bien que ces révérences ne me fussent pas destinées, je goûtais au plaisir égoïste procuré par le pouvoir. Celui d’un Seigneur. Je n’étais pas dupe, ses cheveux d’un blond aveuglant désignaient le statut de l’étranger mieux qu’une couronne.

J’en vins à les envier. Si mes motivations pour le trône étaient encore maigres, celle-ci vint s’y ajouter.

Lorsque nous arrivâmes devant la salle d’armes, bondée comme d’ordinaire, nous eûmes droit de nouveau aux salutations protocolaires. Apercevant Latenam en pleine leçon, Suwamon se dirigea vers lui avec un grand sourire et attendit la fin de l’assaut pour l’interpeller.

— Quelle joie de vous revoir, Indasarm. 

L’officier se retourna en rangeant son épée, scruta le visiteur qui venait de l’appeler par son titre. Il eut un sourire moqueur en fixant sa longue chevelure qui tombait raide jusqu’à ses hanches.

— Tu n’as jamais su te coiffer, gamin prétentieux. 

La salle retint son souffle, craignant un dramatique impair. À la surprise générale, Suwamon partit d’un grand éclat de rire tandis que le sourire du vieil officier s’élargit encore, porté par une franche gaîté et un plaisir non feint.

— Depuis quand devons-nous vous appeler Suwamon-tame ? demanda Latenam

— Bientôt dix ans, dit l’autre avec un haussement de sourcil qui s’extasiait devant la fuite du temps.

— Avez-vous progressé depuis que vous fûtes mon élève ?

— Je peux vous laisser en juger, pour peu que vous me prêtiez une épée. 

Ainsi en fut-il décidé. Les entraînements cessèrent pour laisser place aux combattants. Suwamon avait délaissé ses habits d’apparat, leur préférant une chemise blanche au col lacé et un pantalon en cuir. Ses cheveux avaient été rassemblés en une longue queue-de-cheval dont la base s’élevait vers le ciel afin que l’extrémité tombe à la moitié du dos. Un cercle se forma autour du Seigneur et de son ancien maître qui commençaient à s’observer en une marche circulaire.

Les premiers coups partirent, brefs et sans envie de toucher, jaugeant juste au contact des fers la résistance de l’adversaire. Les visages des deux opposants s’illuminaient d’une joie carnassière, savourant un plaisir depuis longtemps passé mais jamais oublié. Le duel parut timoré, plus d’un parmi les spectateurs s’étonnait de la prudence du premier officier quand une ouverture évidente apparaissait sur le flanc gauche de Suwamon.

Sans que quiconque n’en prédise la venue, le souverain bondit pour frapper une faiblesse dans la garde de Latenam. L’officier eut juste le temps de parer pour glisser fer contre fer et détourner la lame de son adversaire qui lui sillonna la barbe. Dès lors, le combat prit une nouvelle cadence. Le cercle explosa et les guerriers se poursuivirent d’un bout à l’autre de la grande salle, semblant oublier jusqu’à l’existence des chevaliers admirant le duel. Par miracle ou par maîtrise, les épées virevoltaient sans effleurer le public, ce qui n’empêchait pas les moins prudents de se plaquer contre les murs et de veiller aux mauvais coups.

Le combat se poursuivait sans pouvoir décider qui dominait. Il était évident que les deux épéistes écrasaient en force, en vigueur et en habilité le meilleur des chevaliers présents. Pour ma part, je m’aperçus du chemin qu’il me restait à parcourir. Ça bondissait, ça vrillait, ça feintait de trois pas avant de s’envoler pour fondre en martel, sans que l’adversaire ne puisse faire autre chose qu’encaisser avec le plat de la lame. Les assauts (mais pouvions-nous encore parler d’assauts face à de telles furies ?) continuèrent pendant un quart d’heure sans jamais ralentir le rythme.

Et brutalement, le calme tomba, prenant au dépourvu les observateurs que l’arrêt du fracas des armes laissait perplexes. Suwamon, par un étrange mouvement que peu avaient suivi, avait placé le tranchant de sa lame sous la jugulaire de Latenam, arrêtant le mouvement si près du cou qu’une goutte de sueur pouvait à peine s’écouler entre la peau et le fer.

— Honorable, commenta Latenam. Vous êtes à présent digne d’affronter Särise-tame. 

Suwamon baissa son épée et s’inclina devant son maître. Latenam se pencha à son tour, davantage que l’étranger. Tandis qu’ils rangeaient leurs équipements, le premier officier s’enquit du motif de sa venue. Le visiteur expliqua que son suzerain, Luwebiane de la Neuvième Branche de l’Est, l’avait mandé pour l’aider à mater une rébellion. À cette heure, la situation était calme, il en avait profité pour rendre visite à son ancien parrain.

— Vous avez fait votre Initiation à Palwite ? demandai-je, enthousiaste.

— C’était dans les dernières années du règne du précédent souverain, Nynëd-tame, expliqua-t-il, un homme juste et bon qui inspira la régence de votre père. Nynëd-tame participa aux débuts des guerres de Kawalië-tame contre Seïosu, et avait peu de temps à m’accorder. Latenam fut mon véritable maître d’armes. 

Il partit d’un petit rire et ajouta :

— C’est bien la première fois d’ailleurs que j’arrive à le battre. 

Je lui demandai plus de détails avec l’excitation des enfants devant une friandise, caprice auquel Suwamon se plia volontiers. Il évoqua plusieurs anecdotes qui, chose rare, firent même rire Latenam. Les heures s’écoulaient et nous prîmes congé à regret du maître d’armes qui retourna à ses leçons.

Nous poursuivîmes par les jardins dont je lui fis découvrir les moindres recoins, depuis la roseraie jusqu’au taillis de la cascade. Au détour de ces allées ombragées et isolées, il aborda distraitement l’épisode de mon empoisonnement. Je confirmai les dires de mon père donnant deux-trois précisions sur la manière dont je vécus les évènements.

— Mourir est difficile, dit-il d’un ton blasé, surtout lorsqu’on s’y refuse. La première fois est particulièrement angoissante, après ça devient une question d’habitude. Mais je ne suis sans doute pas de bon conseil, je n’ai jamais réussi à mourir tout à fait. 

Je le regardai intriguée, inquiète de sa santé, avant de partir d’un rire clair et sonore. Malgré ses responsabilités et son rang, Suwamon avait su rester simple et proche. Je me rendis compte combien il était jeune d’aspect et d’esprit. Il devait avoir trente ans environ, soit quelques années de moins que mon père. Pourtant ses traits restaient juvéniles, des fossettes de gaieté creusaient ses joues trop sollicitées. Là où le front de mon père se plissait de fines rides, le sien demeurait lisse, tout juste tanné par le soleil. Quant à son fin menton assorti à ses grands yeux brun doré, il rendait son visage jovial et accueillant. Plus tard, je découvris que ces mêmes contours pouvaient se muer en un masque rude et implacable.

Nous passâmes l’après-midi dans ce parc, assis derrière un bosquet à bavarder. Suwamon semblait vouloir me connaître jusque dans mon intimité, aussi lui parlais-je de ma vie au palais, la relation avec mon père, de mes amis et même, la confiance venant, de nos escapades dont certaines demeuraient encore inconnues des adultes. Il m’écoutait sans lassitude, riant souvent, commentant parfois mes déboires. J’évitais un seul sujet, mon don et ce qui s’y rapportait.

Le soir arriva sans y paraître. La fraîcheur de la brise plus que la baisse du jour me fit prendre conscience de l’heure. Il tint à voir les lieux de mes exploits et nous décidâmes d’organiser le lendemain une chevauchée dans la campagne. C’est d’une humeur fort joyeuse que nous revînmes au palais où nous attendait un banquet en l’honneur de notre hôte. Il m’échappa le temps de la soirée, accaparé par le reste de la cour, trop heureuse de côtoyer un Seigneur étranger. Je laissai les courtisans à leurs vaines flatteries. J’attendais avec impatience le matin et les heures à venir passées en sa compagnie.

Nous partîmes tôt le lendemain. Échaudé par les derniers évènements, mon père ordonna qu’une escorte nous accompagne. La garde personnelle du Seigneur Suwamon assura notre protection tandis que je demandai à Tobiane de rester au château. Si je n’avais pu m’opposer aux gardes, du moins voulais-je limiter le nombre de ceux pouvant s’interposer entre Suwamon et moi.

Nous parcourûmes les alentours de la cité, suivant sensiblement les mêmes sentiers que ceux empruntés avec mon père. Notre arrivée ne passait jamais inaperçue, le paysan le plus affairé prenant une pause le temps de s’essuyer le front et d’admirer ces longs épis dorés qui trahissaient le sang seigneurial. Certains se courbaient de moitié, autant que devant Särise, leur propre souverain. Ils relevaient la tête après que nous les ayons dépassés et sur le point de disparaître derrière une colline. Il arrivait au monarque étranger de leur adresser un léger salut de la tête accompagné d’un sourire bienveillant. Ce n’était pas grand-chose, pourtant, j’ai vu trop de dirigeants ignorer leurs sujets.

Passant dans un village, il remarqua l’enseigne d’un forgeron et tint absolument à s’y arrêter. Il y eut des protestations parmi les chevaliers, surtout pour la forme, car ces soldats connaissaient le caractère têtu de leur roi. Suwamon s’approcha de l’endroit sacré avec le sourire satisfait de celui qui sait enfreindre les règles. Il ne fallut pas longtemps pour que les prêtres lui fassent barrage, tout Seigneur qu’il était. Cela ne parut guère le formaliser. Il les repoussa d’un geste tranquille, haussant à peine la voix lorsqu’il les traita de suppôts des Éthérés. Bien que Suwamon n’eût pas besoin d’aide, les chevaliers qui nous escortaient débarrassèrent leur suzerain de ces importuns et nous ouvrirent un corridor jusqu’aux portes.

Je pénétrai pour la première fois dans une forge. Si j’avais déjà vu à l’œuvre des gardiens de l’Incandescent (quel souvenir pénible), jamais encore je n’avais observé le travail du fer. Notre irruption fit scandale, agitation vite calmée lorsque nos gardes eurent maîtrisé les derniers prêtres en charge du sanctuaire. Ils ne furent pas molestés, seulement éconduits d’une main ferme avant que la porte ne soit barricadée. Une fois seul en compagnie du maître forgeron et de ses apprentis, Suwamon entama une conversation exaltée. Le Seigneur posa des questions pendant une bonne heure, curiosité alimentée par l’artisan heureux de trouver si fervent admirateur de son travail.

Pour ma part, je me lassai vite et tuai le temps en découvrant les lieux et l’ouvrage des apprentis. La forge avait cela de particulier qu’une mosaïque de briques et de pierres couvrait les parois du sol au plafond. Aucune planche, aucune poutre, aucune traverse de la toiture, ne saillait à l’intérieur. Je ne comptais plus les runes de protection creusées dans les contours des portes et des rares fenêtres. Le foyer à lui seul en rassemblait quarante sur l’ensemble de son pourtour.

— Quelle hypocrisie, marmonna Suwamon quand il me vit détailler un de ces dessins magiques. Il n’alla pas plus loin dans ses commentaires tandis que le maître forgeron semblait prendre ombrage de la remarque. Les runes me passionnèrent un temps, puis ayant détaillé chaque courbe, je me tournai vers les fers rougis martelés avec force, faisant sauter des éclats incandescents qui ricochèrent au sol avant de mourir d’eux-mêmes. La lumière vive et magnifique capturait mon regard. Mes yeux pouvaient brûler sans que je daigne les détourner. Le feu me fascinait. Je retrouvais l’exaltation vécue avec mon frère, ce jour où nous nous aventurâmes dans les cuisines. Aussitôt, cette pensée infiltrée dans ma tête rompit le maléfice. Je reculai avec un haut-le-corps, craignant que le brasier ne surgisse de son céans pour me dévorer.

Je pris soin d’éviter le foyer sans trop savoir si je redoutais un nouveau malheur ou par peur de tomber définitivement sous l’emprise de cet élément interdit. Face à moi, le mur se couvrait d’étagères où s’alignaient des séries d’objets allant du simple clou aux poignées somptueusement forgées. Les plus grosses pièces étaient déposées à même le sol, parfois rangées dans un entrepôt adjacent. Des lames aussi. Des dizaines d’épées sans manche reposaient sur des présentoirs, certaines avec la garde déjà montée, d’autres, l’âme apparente sur laquelle se fixerait la poignée de cuir ou de corde tressée.

Je me hasardai à en effleurer une qui, au milieu de toutes autres, semblait m’appeler. La pointe posée au sol, elle m’arrivait au-dessus de la taille ; pourtant elle paraissait plus légère qu’un glaive. Elle était simple d’apparence, seul un maître artisan aurait pu déceler le labeur derrière l’absence d’ornement. Une fine gravure, dont j’ignorais la signification et dont la rainure était remplie d’un filet d’or, jouxtait la garde, la veine dorée glissant ensuite sur les deux côtés du plat jusqu’à mi-longueur de la lame. Néophyte quant au travail des métaux, je ne pouvais saisir la subtilité derrière la simplicité de l’ouvrage. Je ressentis pourtant la finesse du fil et j’en savais l’équilibre parfait sans la soupeser. Une épée bien trop précieuse pour une novice telle que moi.

Suwamon continuait à discuter avec le forgeron en me guettant discrètement. Il surprit mon intérêt soudain et vint me rejoindre après avoir remercié son interlocuteur. Il s’approcha derrière moi. Je sursautai lorsqu’il me demanda ce que je pensais de cette épée. Je lui donnai mes impressions avec des mots vagues, incapable de justifier mes goûts de façon rationnelle. Il retira l’arme de son présentoir, la fit tournoyer d’une main habile en prenant un malin plaisir à fendre l’air à quelques pouces de mes joues. La démonstration de la veille face à Latenam m’avait convaincue de ses talents et jamais je ne me sentis menacée. Je ne cillai ni au premier ni au second passage de la lame, attirant un sourire satisfait sur les lèvres du bretteur.

— Vous avez l’œil, Tawide. C’est une excellente lame. Combien pour cette épée ? s’enquit-il auprès du forgeron.

— Je ne vends pas d’épées.

— Et celles-là ? demanda-t-il en désignant les présentoirs.

— C’est une commande du palais. Je ne fabrique des armes que pour mon souverain.

— Parfait, cette jeune fille est celle du Seigneur Särise.

— Voudriez-vous que je donne une arme à une enfant ? 

La remarque me blessa. Le forgeron avait dit cela sans me regarder. Le ton légèrement chargé de reproche s’adressait à Suwamon, néanmoins je ne me considérais plus comme une enfant depuis longtemps. J’allais entamer mon Initiation l’année suivante. Les deux hommes ignorèrent ma moue contrite et continuèrent avec autant de velléités lors d’une dispute entre égaux.

— Quoi de plus normal, elle est vouée à la voie de l’épée, rétorqua Suwamon.

— Bien pauvres sont les nobles forcés dans cette voie.

— Bienheureux ceux qui ont le privilège de verser leur sang pour l’Arbre-Mère.

— Le prix doit-il être tant de vies humaines ? 

Le forgeron défia le Seigneur avec une mine farouche. À ma grande surprise, Suwamon ne répondit pas tout de suite. Il sembla méditer un bref instant.

—  Avez-vous perdu un être cher ? demanda soudain Suwamon.

— Mon fils. Un simple homme du rang dans l’armée de Palwite. Il est tombé au cours d’une guerre, quelque part dans le Sud, en un lieu dont j’ignore le nom. La Neuvième Branche de l’Est a-t-elle besoin d’être défendue dans des contrées si éloignées ? Vous qui êtes Seigneur, sans doute pouvez-vous me répondre.

— Les pires ennemis de la Branche sont ses voisins immédiats, les meilleurs alliés sont souvent lointains. Une alliance ne vaut que si l’un protège l’autre. En versant son sang pour défendre une autre Branche, votre fils a renforcé son propre pays. L’honneur rejaillit sur vous et votre famille. 

Il accompagna ses mots d’une révérence qui troubla le forgeron. Il se sentit obligé de s’incliner à son tour, quoique se contentant d’un hochement de tête malhabile. Il conclut d’une voix presque éteinte :

— Comprenez néanmoins que je ne puisse vous laisser cette épée. 

Suwamon hocha de la tête d’un air résigné.

L’incident mit fin à la visite. Nous eûmes droit aux protestations virulentes du clergé malmené que l’homme aux cheveux changeants ignora. Nous reprîmes notre chevauchée qui se déroula sans un mot pendant plusieurs lieues.

Chacun avançait plongé dans ses pensées. Le paysage disparaissait sans marquer nos esprits, nos yeux aveugles aux détails insignifiants. Nous arrivâmes devant une auberge dont mon père et moi étions devenus coutumiers. Suwamon proposa de s’y arrêter. Il demanda à ses hommes de mener les montures aux écuries tandis qu’il s’installait en terrasse, profitant de la chaleur du jour. Après avoir commandé mets et vins, il se tourna vers moi avec une mine satisfaite. Il me remercia d’abord de ces délicieux moments partagés ensemble avant de passer du coq à l’âne en me parlant de mon père.

— Särise-tame a été bien audacieux de vous désigner si jeune comme prétendante.

— Vous parlez de Wylatmode ?

— Cela doit être lourd à porter, le vœu de son roi, poursuivit-il sans m’avoir écoutée.

— Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir Seigneur ? 

Il me regarda avec un air stupéfait, marqua un temps puis me répondit d’un ton amusé.

— Je ne sais pas. Le jour de Wylatmode, je me suis présenté pour tenter ma chance, sans trop y croire. Les trois quarts des nobles de ma seigneurie ont fait de même. Okateï m’a simplement désigné. Nul ne connaît les raisons des choix de l’Arbre-Mère.

— Mais vous vouliez gouverner, même si vous n’y croyiez pas. 

Une moue embêtée déforma sa figure en une grimace comique. Je n’avais pourtant pas le cœur à rire tant ces questions reflétaient les incertitudes de mon cœur. Suwamon était le seul dirigeant de mon entourage à part mon père, et donc le seul autre exemple capable de m’aider à comprendre les mystères de la succession.

— Certes, je le voulais. Je ne me serais jamais présenté pour jouer la comédie. Néanmoins, je n’en faisais pas une affaire personnelle. Après tout, un seul noble parmi des centaines est désigné.

— Malgré cela, ce souhait était-il ardent ou était-ce une simple lubie ? Une envie passagère ?

— Ce n’était pas une lubie sans être un désir ardent. Qu’y a-t-il Tawide ? Pourquoi ces questions ? 

Je tardai à répondre, dissimulant ma gêne dans l’examen des assiettes qu’une serveuse venait d’amener juste au bon moment.

— Mon père me voit en futur Seigneur, pourtant je sais qu’en ce domaine la décision me revient avant tout. Sans doute est-ce égoïste, mais je me suis habituée au rang de princesse. Devenir une aristocrate parmi d’autres ne me réjouit guère. De plus, à trop entendre les gens autour de moi me considérer comme le prochain monarque, j’ai fini par voir cette image dans mon miroir. Je ne peux le nier, je veux être couronnée. Seulement, est-ce possible avec des raisons si peu louables ?

— L’ambition est louable. Vouloir conserver son statut et refuser la déchéance est aussi respectable que la loyauté et le don de soi. Seuls les actes découlant de ces passions peuvent être admirables ou répréhensibles.

— Quand bien même, je ne sais rien de la vie de Seigneur. Mon cousin Alenash a déjà une idée très claire de ce qu’il ferait du pouvoir acquis. Pour ma part, je ne sais même pas ce que seraient mes obligations et encore moins quelles décisions je devrai prendre. 

Suwamon soupira en secouant la tête d’un air désabusé.

— L’exercice du pouvoir n’a rien d’une science exacte, nul ne connaît à l’avance les conséquences de ses choix. Okateï ne demande pas la perfection, ni même la sagesse. Elle désire seulement un cœur à l’unisson du sien. 

Mon expression sceptique dut le décevoir. Il soupira une nouvelle fois, plus profondément encore, puis recouvrit ma main de la sienne, l’emprisonnant dans un duvet rassurant. Je sentis la fièvre brûler mon front et mon cœur s’emballer comme devant un danger imminent. Je n’avais pourtant qu’une frayeur, que la moiteur de ma paume incite le beau prince à me lâcher.

— Tawide, plutôt que de vous expliquer ce que sont les pouvoirs et les devoirs d’un Seigneur, il sera plus simple de vous les montrer.

— Comment cela ?

— Särise-tame m’a demandé de devenir votre parrain. C’est un grand honneur, si important que j’ai réservé ma réponse. Je pense aujourd’hui qu’il n’y a plus à hésiter. La Quatrième Branche de l’Est sera fière de vous accueillir durant votre Initiation. 

Disant cela, il laissa une poignée de tuiles de Cèdre en pourboire et se leva. Les chevaliers qui nous accompagnaient préparèrent les montures tandis que Suwamon attachait une cape au liséré d’argent dessinant une mince brindille feuillue qui courait le long des coutures. Le temps s’était brusquement dégradé et la pluie menaçait. Suwamon tira la capuche aussi finement travaillée que le reste de l’étoffe.

La vision dura un fragment de seconde. Peut-être l’odeur de chaume du toit de l’auberge mêlée aux essences du bois avoisinant se mariait-elle avec les mouvements de la cape du souverain. Quelle qu’en fût l’origine, le souvenir oublié d’un vagabond quittant cette même taverne vêtu d’une cape à capuche miteuse, s’invita, prégnante, dans mon esprit. Hormis la richesse du tissu, l’image était identique : vues de dos, la carrure et la taille de Suwamon s’accordaient à celles de l’homme croisé lors d’une des excursions avec mon père.

— Ne seriez-vous pas venu ici il y a quelques mois ? lui demandai-je, fébrile.

Suwamon se tourna avec lenteur. Je vis à peine l’or de ses iris dans l’ombre de sa capuche.

Seul le bas de son visage s’illuminait d’un sourire ironique que son fin menton mettait en valeur. Il me répondit simplement d’une voix teintée de malice :

— Croyez-vous ? 

Chapitre XI

Le monde entre les Branches

Mon père annonça la nomination de mon parrain lors du banquet en l’honneur du départ de Suwamon. Le Seigneur de la Quatrième Branche de l’Est fut fêté en héros. Dans l’ombre, la rumeur courait déjà que la visite du souverain étranger n’avait pas été une surprise pour tous. Cette fois-ci, les commérages visaient juste.

Quelques-uns s’interrogèrent sur la désignation même de Suwamon. Pourquoi ce dirigeant de seconde importance ? Cette question me traversa aussi l’esprit, surtout lorsque je compris que Särise avait choisi mon parrain de longue date. Cependant les qualités du monarque étranger entraperçues durant sa visite suffirent à me convaincre de la pertinence de sa décision.

Les mois suivants semblèrent rythmés par une clepsydre au goulot si étroit qu’elle en ralentissait la course du soleil. L’été passa, puis l’automne. Je voyais les cheveux de mon père s’enflammer à mesure que les feuillages mimaient le pelage roux des renards sylvestres. Quant à moi, j’attendais impatiemment la saison blanche.

Seule l’attente du retour de Nortenam contrebalançait mon désir d’évasion. Le prince du sud retardait toujours son arrivée. Si je ne passais plus mes nuits au sommet des tours de guet, je ralentissais le pas lorsque j’arpentais les remparts de l’aile est, mon regard perdu dans le lointain, quelque part au milieu de la sphère sylvestre. Lorsque Tobiane surprenait cette mine alanguie, un grognement accompagnait le durcissement de son visage et il n’était pas rare de le voir forcer l’allure pour quitter cette promenade trop morne à son goût.

À la réflexion, je ne sais ce que Tobiane haïssait le plus : était-ce la perspective du retour de son rival imaginaire ou l’image de notre prochaine séparation ? Car Särise avait été clair, malgré mes protestations, l’écuyer demeurerait à Palwite. L’Initiation est une rupture complète avec l’enfance, amis et serviteurs compris. Tobiane ne dit mot et supporta le choc tel un roc. Il se mua en cœur de pierre, le visage figé sur un rictus austère.

Je n’avais pas cessé mes visites à la chamane dont j’ignorais toujours le nom après deux ans à ses côtés. Très vite, Tobiane fut tenu à l’écart de mes escapades lorsqu’il réalisa son impuissance face au Monde Intermédiaire. Il souffrait de me voir ainsi lutter pour revenir à la vie et recommencer le lendemain malgré la peur empreinte sur mon visage. Je suis persuadée qu’il regretta de m’avoir un jour entraînée dans cette voie, bien qu’il n’en montrât jamais rien.

Seule la chamane pouvait m’aider. Je lui dois sans doute mille vies, et plus encore si l’on compte les pièges de Shanyröde évités grâce à son enseignement. À la veille de mon départ, je parvenais à m’extirper seule des corridors mortels menant à l’antre de l’Arbre-Mère. Je me risquais même depuis quelques mois à m’exercer sans mon professeur. Pourtant, en dépit de mes efforts, l’obstacle demeurait infranchissable.

Un jour que j’avais passé le gouffre sans fond, j’avais dû nager jusqu’à l’épuisement pour échapper à l’épreuve suivante et remonter à la réalité. Je saisis une serviette tendue par la chamane pour éponger la sueur, bien réelle, qui semblait arrachée du lac spirituel.

— Tu es allée plus loin que nombre de mes précédents disciples, me dit-elle, et en peu de temps. Je te félicite. 

Un sentiment de culpabilité me mit mal à l’aise. Grâce à cette femme, je savais pouvoir venir à bout de Shanyröde un jour. Et pourtant ! En dépit de ma dette envers elle et de l’entière confiance que le lui accordais, des années de mensonges dressaient entre nous une barrière infranchissable.

— Seïnam, je vais devoir m’absenter…

— Va ! Tu as bien travaillé.

— … durant quatre années.

— Tiens donc ? 

Il n’y avait aucune surprise dans sa voix, juste de l’amusement. Désarçonnée par cette réaction inattendue, j’hésitai sur la suite à donner. La chamane me dispensa de cette peine. Elle retourna dans sa masure et en revint avec une gourde de cuir dont elle retira le bouchon. Elle me montra le bout de tissu chiffonné qui en fermait le goulot avant de vite refermer la bouteille souple.

— C’est du nectar d’éther, expliqua-t-elle. Je ne suis pas sûre que tu trouves un bourgeon où tu iras.

— Comptiez-vous partir en voyage ?

— Voyons, j’ai toujours du nectar chez moi. 

Connaissant la difficulté de sa fabrication et plus encore celle de sa conservation, je n’en croyais rien. Je dissimulai mes doutes et me contentai de la remercier. J’hésitai un moment avant de balbutier :

— Seïnam, il faut que je vous dise,…

— File, petite fille. Ton père va finir par s’inquiéter. Passe me voir lorsque tu reviendras à Palwite. Je serai curieuse de mesurer tes progrès. 

Elle m’ignora complètement et se mit à son ménage dans une parfaite indifférence pour me décider à déguerpir. En haut de l’escalier qui gravissait le bord de la Branche, je me retournai et la surpris à guetter mon départ. Comme elle ne fuyait pas mon regard, je lui fis un signe de la main qu’elle me rendit avec une lenteur empreinte de mélancolie.

Cette année-là, au jour de mon anniversaire, j’eus l’impression que j’allais trébucher à chaque pas. Cette nouvelle année changerait ma vie : pour la première fois, je quitterais Palwite. Plus encore que de laisser au loin la Neuvième Branche, je craignais d’abandonner ces murailles et ces toits d’ardoise et de chaume. Ceux-là qui découpaient l’horizon vu de ma fenêtre depuis ma plus tendre enfance.

Mes anniversaires ont toujours été ceux des orphelins. Nous offrions ses cadeaux à ma mère face à son bourgeon funéraire tandis que je mangeais sans gaieté et en silence les agrumes de la naissance. Pourtant cette année-là, nous délaissâmes le cimetière et c’est à moi que Särise offrit son cadeau. Le geste souleva un grondement de désapprobation, si bien que mon père dut batailler pour faire oublier cet outrage aux traditions.

La boîte recouverte d’un velours brun tenait dans la paume de ma main et ne pesait guère plus qu’une bogue de châtaigne vide. Je crus voir mon père sourire pour m’inciter à l’ouvrir, mais ce souvenir est si flou et si improbable que je suis persuadée de l’avoir inventé. Ce que je découvris pourtant aurait pu justifier cette marque de joie fugace.

Posée sur un minuscule coussin pourpre, une feuille de chêne en argent ciselée montée en pendentif reflétait les pâles lueurs des fyltils en un halo bleuté ondulant sur mes joues émerveillées. Une fine chaîne dont chaque fin maillon se distinguait après un examen attentif, s’enroulait en bon ordre autour du chef-d’œuvre à mi-chemin entre le métal et le végétal.

— Luwise, me dit mon père, avec ton Initiation, tu t’apprêtes à devenir un guerrier mais également une femme. À ce titre, tu découvriras des armes insoupçonnées à même de terrasser le plus puissant des chevaliers. J’ai été un bien mauvais professeur pour t’inculquer cette leçon… Ce bijou appartenait jadis à Litfër. Puisse-t-il te rapprocher de celle qui nous a trop tôt quittés. 

Le médaillon tournoyait à l’extrémité de sa chaîne tenue du bout des doigts tel un objet interdit. Ce trésor me fascinait autant qu’il m’effrayait. À travers lui vibrait une âme longtemps côtoyée sans jamais l’avoir connue et que je rencontrais face à face pour la première fois. L’âme de ma mère.

Suwamon revint trois semaines plus tard et fut accueilli en ami de longue date. Palwite revêtit ses atours de fêtes, couleurs fièrement dressées et étendards battants aux vents. Des fanfares claironnaient la nouvelle jusque dans les bourgs vicinaux : la princesse de Palwite allait commencer son Initiation. La cité balançait entre les larmes de tristesse et celles de bonheur. Envahis de pulsions contraires, les rires se mêlaient aux pleurs, aussi bien dans la noblesse qu’au sein du peuple.

Si j’ignorais les sentiments de beaucoup, je connaissais ceux de certains plus que je ne l’aurais souhaité. La mère d’Alenash poussa l’art de l’hypocrisie à son plus haut niveau. Elle m’amusait presque tant le souci affiché de mon bien-être flirtait avec le ridicule. L’attitude de mon écuyer en revanche n’avait rien de si plaisant. Chaque fois qu’il s’éclipsait en feignant de m’ignorer, une douleur vive et lancinante m’arrachait une grimace.

Il manquait aussi une personne parmi les plus importantes. J’avais renoncé à revoir Nortenam avant mon envol et cette absence gâchait la fête.

Enfin, le moment tant redouté se présenta, un matin d’hiver couvert de nuages bas qui flottaient entre les Branches, une nappe triste posée sur les toits de la cité. La scène avait un air de déjà-vu. La foule s’amassait sur les quais de Noïrode, avide d’adieux déchirants et de promesses d’heureuses retrouvailles.

Je sais devoir cet honneur à mon rang. Je fus toutefois impressionnée par la multitude qui envahit le port. Je pressais le pas autant que me l’autorisait l’étiquette pour atteindre l’éperon où était amarrée la galère de Suwamon. Si les cris d’encouragement résonnaient dans mon cœur comme autant de mains tendues, je me demandais si elles me poussaient hors de la cité ou espéraient encore me retenir.

Enfin j’arrivai sur cette grande place réservée aux nobles et aux hôtes étrangers, espace si vaste en comparaison de la foule étouffante d’où je venais de m’extirper que j’en eus le vertige. Je dissimulai mon malaise et me dressai fièrement aux côtés de mon père et de mon nouveau parrain, pour accueillir les salutations des différentes familles derrière un masque empathique.

J’écoutai le discours de Särise d’une oreille distraite. En revanche, je me souviens parfaitement de Tobiane. Malgré son calme apparent, son regard distant le trahissait. Ses adieux s’adressaient davantage à mon parrain, dédain qui me blessa plus que je ne l’aurais cru. Longtemps plus tard, j’évoquai avec lui cet instant emblématique des adieux ratés, prémices d’une séparation de quatre ans difficile pour nous deux. Tobiane nia sa lâcheté et reconnut à peine m’avoir fuie ce jour-là, sur les quais brumeux de Noïrode.

Lorsque l’équipage largua les amarres, je courus vers le château de poupe. Sous les acclamations de la foule amassée sur les quais, je cherchai, affolée, le garçon aux cheveux d’or, mon frère de substitution. Je découvris mon écuyer un pas en retrait derrière mon père qui fixait la galère comme si rien d’autre en ce monde n’avait de réalité. Je lui envoyai de grands gestes, lui criai des aveux interdits impossibles à entendre depuis la cité. Je sortis alors Änyrode. J’entamai une mélodie improvisée et pourtant étonnement construite comme si elle avait été longuement méditée.

Aux premières notes de la flûte, les cris de la populace cessèrent pour laisser place à un silence dans lequel s’épanouissait la mélopée. Je n’ai jamais mis cette musique sur papier, bien que je l’aie jouée de nombreuses fois. À chaque fois, j’eus le sentiment qu’une autre que moi dictait la partition et guidait mes doigts. À chaque fois, l’assemblée suspendait son souffle, accrochée à ces gouttes cristallines. À chaque fois, l’auditoire demeurait figé un temps après l’extinction de la dernière note. Cette musique envoûtait chaque être humain, du plus humble au plus puissant, avec une force redoutable qui pouvait mettre un terme à un combat ou mobiliser une armée. Si cet hymne saisissait tout le monde, ma flûte ne s’adressait qu’à une personne. C’est pourquoi je la nommais Osino Tobiane, la chanson de Tobiane.

Lorsque la galère fut suffisamment éloignée du port, l’on ouvrit les sabords pour y glisser de longues tiges de bambou de plus de quatre toises dont les extrémités s’ouvrirent en larges éventails de toile d’un bleu profond. Les rames s’alignaient par rangée de dix sur deux ponts où les galériens peinaient jour et nuit. La plupart étaient des hommes libres, soldats à la solde du Seigneur de Jivude ou simples inams désireux de gagner un salaire décent. Le pont inférieur en revanche était rempli de prisonniers de guerre et de criminels maintenus sous bonne garde.

Voir ces grands doigts palmés brasser l’air était apaisant. Le rythme, lent et cadencé, berçait l’œil à la manière d’une comptine pour enfant. Le vaisseau se mouvait sans autre bruit que le grincement des bois soumis à l’effort, le vent dans les cordages et les claquements des voiles lorsque la brise venait à changer.

Le décor seul semblait se déplacer à la vitesse d’une feuille sur un cours d’eau tranquille.

Quatre ballasts se rangeaient à deux de fronts, coincés entre les deux ponts de galériens et flanqués de réserves diverses en guise de protections latérales. Je réprimai un tendre sourire au souvenir des discussions enflammées entamées avec mes compagnons. Un ingénieux système de soufflet permettait de chasser ou d’aspirer l’air en actionnant une paire de manettes depuis le pont supérieur, de là même où le barreur dirigeait le gouvernail, une large voile horizontale inclinable en tous sens.

Je passais de longues heures aux côtés du capitaine qui m’expliquait avec un plaisir évident le fonctionnement du vaisseau dans ses moindres détails. Il arrivait à Suwamon de suivre les explications tant ses lacunes en ce domaine demandaient à être comblées. Cependant, la navigation finit par le lasser, et bien vite, des affaires plus urgentes retinrent son attention.

Le voyage dura presque deux semaines, assez de temps pour connaître les noms des quatre cents boutes et cinquante voiles que comptait le navire, depuis la grand-voile centrale jusqu’au mouchoir du capitaine. Mon vocabulaire s’enrichit d’un jargon fleuri dont la richesse et l’inventivité me fascinaient. Sans doute aurais-je été choquée si j’avais saisi le sens de la moitié.

Lorsque je m’offrais un instant de repos, je m’accoudais sur le bastingage du château de poupe pour observer la sphère sylvestre et l’océan des vents dans lequel nous voguions. Notre route nous conduisait toujours plus profond vers le cœur de l’Arbre-Mère, aussi m’attendais-je à voir décliner la lumière du jour. Il n’en fut rien. La voûte sylvestre, d’un vert pâle presque blanc dans la canopée, se changeait en une émeraude sombre parsemée d’éclats plus étincelants qu’un soleil. Nos cerveaux trompés imaginaient un mince canevas nous séparant du domaine des Éthérés. En réalité, la distance jusqu’à la plus proche fenêtre de ciel se comptait en centaines de lieues et les multiples soleils sur la voûte sylvestre se trouvaient être des feuilles-miroirs qui réfléchissaient la lumière de l’astre diurne jusqu’en ces contrées reculées.

Les nuages sont rares entre les Branches. Il s’agit souvent de brouillards épais qui se cristallisent autour de nous sans signe avant coureur. On n’entre pas dans la brume, elle vous enveloppe. Il m’est pourtant arrivé de voir quelques cumulus durant cette traversée, sans doute parce que la Branche la plus proche se situait à plus d’un jour de là. Je me souviens particulièrement d’un nuage que le capitaine prit grand soin d’éviter.

— Je ne tiens pas à me faire gober par un walaër, m’expliqua-t-il.

Je compris ce mot le lendemain quand je vis un groupe de cétacés avaler la pelote cotonneuse en quelques passages.

— Regardez Suwamon-tame, m’écriai-je sans contenir ma stupéfaction, ils n’en ont fait qu’une bouchée. C’est incroyable ! Ces créatures se nourrissent-elles de nuages ?

— Certains l’ont cru. On les a longtemps nommés les Avaleurs de Brume. En réalité, ces géants boivent l’eau sous forme de vapeur. Évidemment, tout ce qui se trouve dedans termine dans leur gosier. Le grand large compte peu de créatures mais il demeure dangereux. 

Bien d’autres merveilles m’attendaient au cours de ce voyage. Nous contournâmes un jour une cascade qui chutait depuis une Branche si haute au-dessus de nous qu’elle se confondait avec la voûte verdoyante. Le filet d’eau ondulait au gré des vents, tel un dragon liquide lors de sa danse amoureuse, et se dissipait par moments sous le coup d’une violente bourrasque qui postillonnait les gouttes jusqu’aux confins de l’abysse aérien.

Portés par le courant, les poissons ailés jouaient de leurs nageoires en éventail, revenant dans le flot lorsqu’ils s’en éloignaient trop. Nous tentions de nous approcher de la cascade pour tendre des filets et améliorer notre ordinaire, sans toutefois oser prendre une douche dont la force aurait déchiré les voiles et brisé les rames. La manœuvre était périlleuse et nous renonçâmes lorsque nous eûmes assez de prises pour un repas.

Le lendemain de notre pêche, nous quittâmes le grand large pour nous approcher du houppier de la Quatrième Branche de l’Est. Des fûts verticaux et des rameaux immatures nous entouraient encore, mais la sphère sylvestre n’était plus ici cette masse indistincte fondue dans le lointain. Obscures et pauvres en feuilles-miroirs, ces branches regorgeaient d’une vie intense, loin du monde des hommes.

Des oiseaux par milliers nichaient en bordure de l’océan des vents, s’aventurant parfois jusqu’à la galère pour venir chaparder quelques viandes séchées. Des ombres agiles disparaissaient dans les profondeurs de la forêt aussitôt que nous tentions de les approcher. Par moments, nous parvenions à identifier ces créatures, des singes et autres félins pour la plupart, parfois un démon qui nous défiait avec des yeux de prédateur.

La présence d’un démon tendait l’atmosphère au sein de l’équipage. La première fois, je n’avais pas remarqué la bête. Je m’enquis auprès de Suwamon de la raison du silence soudain. Il me montra du doigt un grand fauve au pelage gris tacheté de noir et aux oreilles en demi-lune.

— Un lion argenté, me dit le maître de Jivude. Un démon très puissant, héritier d’une prestigieuse et indomptable Lignée. Capitaine, faites un écart de mille toises.

— Vous parlez de lui comme d’un Seigneur.

— C’en est un en vérité. Ce sont les descendants des Grands Démons dont certains ont atteint l’île céleste d’Eärnlëy aux temps jadis. Quelques-uns n’ont guère plus de fierté que des animaux et se laissent même capturer et dresser par les hommes. Beaucoup préféreront mourir que subir pareille déchéance. Tous les démons sont doués d’intelligence et parfois de paroles compréhensibles par les humains. Il y en a des solitaires, d’autres sociables et très hiérarchisés. Certains haïssent l’Arbre-Mère, la plupart la considèrent en égale, rares sont ceux à la défendre. Tous se méfient des hommes.

— Pourquoi ? 

Il s’amusa de ma question, je le soupçonne presque de l’avoir attendue. Il me regarda avec cet air malicieux du chenapan heureux de son tour.

— Nous sommes leurs rivaux. L’homme est sans doute le plus terrible des démons. 

Je le dévisageai, interloquée. Suwamon avait les pommettes rieuses d’un enfant. Une flamme rusée cohabitait avec son aura de science et de sagesse, l’ensemble agencé en un curieux vitrail aux lueurs chancelantes. Deux visages modelaient ce masque, deux faces contradictoires juxtaposées.

Je renonçai à lever un jour ce mystère et retournai à ma contemplation. Le fauve suivait la galère qui s’éloignait doucement. Un roi défiant un rival sur son seuil. Cette vision me fit frissonner. Une étrange pensée me vint alors à l’esprit.

— Si c’est un Seigneur, doit-on lui montrer du respect ? 

Suwamon haussa des sourcils, stupéfait par ma remarque. Je le vis ouvrir la bouche pour répondre mais il se ravisa, inspirant longuement pour humer cette idée tant qu’elle flottait dans l’éther. L’odeur devait être saugrenue car il troussa le nez agressé par une puanteur. Il l’affronta néanmoins et répondit après une longue réflexion.

— Ma foi, cela serait amusant d’essayer. Le jour où vous sauverez votre vie d’une simple révérence, je souhaite en être témoin. Sachez néanmoins qu’aucun démon ne s’inclinera devant vous. La plupart vous tueront avant d’avoir pu vous présenter. 

Il marqua une pause et reprit sur un ton plus tranquille.

— Néanmoins, vous avez raison. Nous devons les considérer avec respect et les combattre avec fierté. Nos deux mondes s’opposent. Les démons ne peuvent vivre dans nos villes et villages ; les humains ne survivraient pas dans les rameaux immatures, encore moins dans les Enténébrées. Nous prospérons aux dépens de l’autre. 

Je me souviens avoir esquissé un signe de la main au lion alors que sa silhouette diminuait à l’horizon. Un salut d’ami. Le lion argenté me répondit d’un rugissement qui résonna fort et puissant malgré la distance.

Notre voyage se poursuivit sans que me quitte le souvenir de ce magnifique Seigneur au pelage gris. Je sentais ses yeux émeraude sur mon dos. Je crus d’abord à mon imagination. Pour m’en assurer, je guettais les rameaux immatures sans jamais voir l’ombre d’un fauve, ce qui n’ôtait rien à ma certitude d’être épiée. La sensation disparut lorsque nous arrivâmes en vue des côtes de la Quatrième Branche de l’Est.

Nous fîmes escale dans un petit fief où nous pûmes charger des vivres pour la fin du voyage. Jivude se trouvait à deux jours de là et l’excitation se mêlait à l’inquiétude, me donnant des frissons que j’appréciais autant que haïssais.

Dès lors, notre périple se couvrit de nouveaux paysages. À la jungle et la forêt dense succédaient champs et hameaux sur fond de collines gagnant en hauteur à mesure que nous allions vers le cœur de la Branche. Je réalisais progressivement que Jivude était une seigneurie proche de la cité mère, une contrée où la Branche avait grossi au point de paraître une montagne aux flancs hérissés par des hectares de conifères. L’écorce boursoufflée par endroits, crevassée à d’autres, dessinait des crêtes et des vallées si étendues qu’un seul coup d’œil ne suffisait plus à les embrasser.

Sur ces coteaux moussus tachetés par les touches pastel des troupeaux, la flore des alpages offrait aux yeux incrédules de la jeune fille de la canopée un tableau inédit. La peau brune de l’Arbre-Mère saillait parfois le long de vertigineuses falaises que des cours d’eau dévalaient en d’incroyables cascades. Si je m’attendais à voir faste et richesse dans les cités centrales, jamais je n’avais imaginé telle majesté hors des murailles.

Suwamon partageait mon émerveillement. Il affichait sa joie de redécouvrir sa demeure avec l’émotion intacte du premier retour, lorsque la silhouette crénelée de la Branche apparut dans les brumes d’un matin d’automne. Envoûtée par le spectacle, je demandai :

— L’Intérieur est-il toujours ainsi ?

— Du moins jusqu’aux Enténébrées, répondit mon parrain avec le même sourire béat sur les lèvres.

— Les Enténébrées… murmurai-je, brusquement tirée d’un doux rêve. En sommes-nous loin ?

— Ceux de la Quatrième Branche sont à quatre nœuds de Jivude. Cela aurait été suffisant pour éviter les Rôdeurs si les Enténébrées de la Troisième Branche n’étaient pas si proches. L’entrelacement d’Omaïdüe est à une vingtaine de lieues de la cité. Mais ne parlons pas de cela pour le moment. Réjouissons-nous, nous sommes bientôt arrivés. Il est temps de vous offrir votre cadeau de bienvenue. 

Suwamon m’entraîna alors dans sa cabine où je le suivis avec l’agitation d’une gamine piquée de curiosité. Il prit moult précautions pour maintenir la surprise jusqu’au dernier moment. Je fermai les yeux à sa demande, intriguée d’entendre des grincements de malle et des claquements de serrure.

Lorsqu’enfin il m’autorisa à recouvrer la vue, il me présenta une riche toilette, bien trop chère pour le plus fortuné des nobles de Palwite. Mes robes de bal endossées avec fierté me parurent des haillons dont le seul souvenir me faisait honte. À l’évidence ma notion du luxe n’avait plus cours en ce pays étranger et je réalisai combien humble demeurait une cité de la canopée, même après trois générations.

Mon parrain jaugea les mesures de la robe bleutée avant de me demander de l’enfiler. Je m’écartai pour m’exécuter et revenir fièrement, quoiqu’un peu gênée d’une telle générosité. Je tournoyai sur moi-même pour donner vie aux étoffes tissées de fils de lune ; les reflets irisés de la soie renvoyaient les lueurs des fyltils avec plus d’éclats qu’une rivière de diamants. Chaque bouton était une perle noire veinée de nacre blanche contrastant avec les dentelles immaculées qui ourlaient les manches et les cols.

L’habit était élégant et somptueux, tout en demeurant sage dans ses découpes ; il devait émerveiller et non enivrer. Avec l’âge, je me suis lassée de cette toilette d’enfant qui me convenait si bien à l’époque. Je regrette à présent de l’avoir si mal conservée. Elle respirait une candeur passée, le souvenir perdu d’une ingénue qui se pensait déjà femme.

Lorsqu’enfin mon tourbillon s’épuisa, je m’arrêtai face à mon bienfaiteur, l’éblouissant d’un visage radieux dont je connaissais le pouvoir.

— Pourquoi un tel présent ? lui demandai-je avec l’espoir d’une quelconque flatterie.

— Vous êtes princesse. Que ce soit d’un nœud de la canopée ne diminue en rien votre rang.

— Je le suis tout autant sans pareil ornement.

— Ici plus qu’ailleurs il vous faut le montrer. 

Sa voix fléchit sur la fin de la phrase comme si une sombre pensée venait de le traverser. Il prit le temps de la réflexion et repartit d’un grand sourire.

— Suis-je bête ! Évidemment, il vous manque l’essentiel. 

Il fouilla dans un coffre et en sortit une couronne de cerisier doré. Trois brindilles s’entremêlaient en cercle qui, posées sur mes cheveux, les enflammaient tant le bois scintillait au moindre rai de lumière. L’écorce, qui de loin paraissait du métal, embaumait les senteurs de branches fraîchement coupées à plus d’un pas, trahissant ma venue aussi sûrement que si je l’avais moi-même annoncée.

— En mon pays, cette plante est l’attribut des Seigneurs car elle ne pousse que dans les jardins du palais. 

Ses mots avaient une douceur alanguie, bercés par une tendre rêverie. Il se perdit un moment dans ses songes et c’est pour l’en tirer que je demandai la raison d’un si étrange phénomène. Il rit.

— Il n’y a ni magie ni mysticisme. Lorsque la Branche était encore jeune, il y a de cela plus de générations que l’esprit humain ne peut en compter, le premier souverain découvrit ces arbres à proximité du Bourgeon. Il fut émerveillé par leur beauté, rehaussée par la rareté de ces cerisiers. Aussi construisit-il son palais autour du verger qui fut transformé en jardin au fil des ans. Lorsque la dissémination fit germer des pousses hors des murailles, les gouvernants suivants, jaloux et avares de la gloire tirée de l’arbre, les firent systématiquement arracher. La tradition est si ancienne que les inams en sont venus à penser que le malheur s’abattra sur le royaume si un seul cerisier devait pousser hors des murs. Ils se pressent désormais de les arracher sans attendre l’ordre de leur suzerain. Qui sait ? Il y a peut-être du vrai dans cette superstition.

— Vous ne semblez pas y croire.

— Y croire ou non n’est pas la question. Les contes et légendes offrent à rêver aux gens du peuple. Le Seigneur quant à lui, doit rester éveillé. 

Il s’arrêta, dressa l’oreille avant de se réjouir :

— Nous arrivons. À vous de mettre Jivude à vos pieds. 

Chapitre XII

La cité indomptée

Derrière un fin voile de brume satiné, se découpait la haute silhouette de la Branche qui formait ici des falaises surplombées de montagnes couronnées. Les sommets se hérissaient de pins qui descendaient jusqu’à un plateau couvert de champs et de villages à perte de vue. Il n’en fallait pas moins pour nourrir la multitude entassée derrière les murailles de la capitale, une ceinture contre laquelle s’écrasaient les maisons des faubourgs. Elles couraient sur plusieurs lieues pour délimiter un espace de quatre ou cinq fois la taille de Palwite. Trônant au-dessus des quartiers marchands, telle une île sur une mer de brique et d’ardoise, la citadelle s’élevait sur les pourtours d’une colline cintrée d’une seconde et d’une troisième enceinte. Elles isolaient les appartements bourgeois des résidences de la petite noblesse, avant d’arriver au palais dont les marbres et les bois précieux enflammaient le sommet dès les premiers rayons du jour.

À mesure que nous nous approchions des côtes, les détails se précisèrent. Bientôt les quais prirent vie, s’animant au rythme des dockers dont le ballet incessant rappelait le travail acharné d’une fourmilière. Je crus me déchirer les paupières la première fois que je vis la quantité de navires arrimés à ces seuls éperons. Lorsque je repense à la Palwite de mon enfance, je ris de ma candeur juvénile. La plupart des cités périphériques peinaient à accueillir plus d’une galère. Ici, cinq vaisseaux prenaient la lumière du matin dans la seule anse réservée aux gros tonnages, trois autres stationnaient à deux centaines de toises de là, et encore y avait-il de la place pour en accueillir davantage.

J’appris par la suite que plusieurs criques se succédaient le long de la côte où s’amarraient des navires marchands et de guerre, classant Jivude comme le plus grand port de la Quatrième Branche de l’Est et parmi les plus importants de la Ramure orientale.

Notre vaisseau franchissait le bouclier de tempête protégeant la rade des coups de vent, souvent violents en hiver, lorsqu’il rabattit ses voiles pour manœuvrer aux rames jusqu’à l’éperon principal. L’imposante coque de bois s’avança paresseusement pour venir glisser le long de la jetée à laquelle on fixa les amarres.

On hissa les passerelles avant l’immobilisation de la galère. Un attroupement patientait à leurs pieds depuis que le pavillon du souverain avait été annoncé. Une poignée de dignitaires, des officiers en armure et plusieurs nobles richement habillés. Une quarantaine tout au plus. Je n’avais certes aucune expérience des grandes cités, pourtant je fus choquée par cet accueil intime. Au regard de la splendeur de la citadelle, je m’étais imaginé des milliers d’ovations à travers la ville en l’honneur du retour du suzerain chéri. Je compris plus tard qu’ici comme à Palwite régnaient la loi de l’étiquette et la rigidité du protocole. L’on ne pouvait accueillir le Premier Serviteur avec faste au retour de chacun de ses voyages. Les triomphes et les festivités se goûtaient à l’aune de leur rareté.

Un homme recouvert d’une robe austère que l’on eût dit dessinée pour le deuil s’avança, le visage figé, puis s’inclina de quart avec l’élégance d’un automate de foire.

— Bienvenue, Seigneur. Il est bon de savoir le Bras de l’Arbre-Mère auprès de son bourgeon.

— Tu t’en occupes s’en doute mieux que moi, mon bon Rifesey, rétorqua Suwamon avec le sourire. Mais je dois avouer que mes journées sont fades sans mon tumultueux chancelier. Quelles nouvelles ?

— Bien peu et rarement bonnes.

— As-tu de quoi gâter mon humeur qui ne puisse attendre le conseil de demain ?

— Une au-dessus de toutes autres. Kawalië-tame se meurt. Vie d’homme est plus éphémère qu’une floraison. 

La gaieté de mon parrain s’envola. Le Haut Régent Kawalië était devenu le Seigneur des Seigneurs depuis la fin des guerres qui l’avait opposé à son rival Seïosu, celles-là mêmes auxquelles avait participé mon père au début de son règne. Sa mort prochaine annonçait une période de troubles depuis longtemps redoutée.

— Épargne-moi les dictons, trancha Suwamon. Est-ce pour bientôt ?

— On parle de mois. Assez pour laisser germer de mauvaises idées.

— Qu’en pense notre suzerain ?

— Nulle nouvelle. Cependant sans être devin, il est clair que notre paix précaire est compromise.

— Assez pour aujourd’hui. L’heure est aux réjouissances et non aux augures. Je vous présente Luwise Sofunada Susay-Nashly-Fonda, princesse de la Neuvième Branche de l’Est. 

Le chancelier fut le premier à s’agenouiller, vite imité par le reste de l’assemblée. Suwamon se tourna vers moi et se prosterna afin d’énoncer les paroles protocolaires.

— L’Arbre-Mère essaime ses graines portées par les vents. Aujourd’hui que l’une d’elles a échoué en mon domaine, je promets de la protéger et de la choyer jusqu’au jour où ses racines lui suffiront. 

Je savourai avec suffisance cet instant de grandeur imméritée. Je pris peut-être goût au pouvoir ce jour-là, à moins que ces révérences n’aient révélé un penchant depuis longtemps ancré. Suwamon était peu coutumier de ce côté-ci de l’étiquette. Il se releva dès que le minimum protocolaire le permit, et retrouva son entrain habituel uniquement lorsqu’il me dépassa de deux têtes.

Il me présenta comme l’on exhibe une pièce rare. Il me cita quinze noms sitôt oubliés. Je mis un mois à véritablement associer un visage à chaque patronyme. Ils défilèrent telles les feuilles mortes emportées par le vent. Je fus presque surprise lorsque Suwamon s’arrêta face à un des chevaliers.

— Grand bonheur de vous voir, Seigneur. Vie à l’Arbre-Mère, dit l’inconnu.

— Sois-en remercié, Korlëï. Où est Nöwesayel ? demanda le Seigneur de Jivude.

— Il s’est rendu au fort d’Udeiröde pour une inspection de routine.

— Quand reviendra-t-il ?

— Nous l’ignorons. Le voyage devait prendre une semaine. En voilà trois qu’il a quitté le palais. 

Suwamon ne commenta pas le rapport du chevalier, néanmoins ses lèvres blêmirent dans un pincement soucieux. Il continua sa revue, accaparé par de lointaines pensées, oubliant nombre de courtisans qui, s’ils se vexèrent d’être ignorés, se gardèrent de le montrer. Suwamon marcha, aveugle aux obstacles et aux gens alentour, et se retrouva sans s’en apercevoir à dix pas devant le reste de la cour. Sorti de sa rêverie, il dut me héler pour m’inviter à le rejoindre.

Il me passa le bras par-dessus les épaules, et de sa main demeurée libre, me dévoila sa ville avec la maestria d’un ménestrel ouvrant son spectacle. Il me décrivit Jivude comme l’on parle d’un vin, et m’enivra littéralement. Il changeait de ton suivant les moments, donnant à son discours les reliefs d’une muraille aux premières lueurs du jour et l’intensité du soleil de midi. Il accompagnait ses mots de gestes expansifs qui trouvaient leur juste place dans le récit.

Suwamon évoqua la fondation de la cité dont le bourgeon aurait été libéré d’un nid de ronces. Les grandes heures occupaient autant de place que les plus honteuses. Il énuméra tous les souverains de Jivude, sans en omettre un seul, pas même Trynesarm qui mourut le lendemain de son couronnement. Il me montra chaque lieu-dit visible sur les montagnes depuis les quais. Fort heureusement, la brume ne s’était pas encore levée et bien des endroits, sans doute dignes d’intérêt, étaient dissimulés derrière une couverture de laine blanche salutaire. Je me croyais sauvée lorsqu’il décida de s’attaquer aux quartiers de la citadelle, depuis la ville basse jusqu’aux marches du palais. Rapidement, je hochai mécaniquement de la tête de temps à autre pour montrer un semblant d’intérêt.

Je consacrai ce moment où je feignais une attention assidue à regarder autour de moi, lorsqu’un détail troubla mon esprit. Je le remarquai tardivement, tant il se perdait dans le tableau avec naturel. Ce que je prenais pour des volutes de brume isolées s’élevait depuis des bouches de cheminées étonnamment nombreuses. Certes, nous passâmes dans des quartiers aisés expliquant peut-être ce luxe. Je constatai néanmoins, tandis que nous surplombions le reste de la cité, que même au cœur des bas quartiers chaque maison ou presque avait son foyer. Je n’osai imaginer la répression qu’une telle liberté aurait entraînée à Palwite.

J’hésitai à demander tant mes soupçons me paraissaient hérétiques. Mes pommettes honteuses rosissaient davantage à chaque syllabe.

— Pardonnez-moi, Suwamon-tame. Les maisons ont-elles toutes une pièce sanctuaire où faire du feu ? Y a-t-il des prêtres dans chaque famille pour veiller sur l’Incandescent ? 

La surprise passée, mon parrain partit d’un grand éclat de rire et avec lui l’ensemble de sa suite. Il s’excusa de son offensante hilarité avant de s’expliquer :

— La date exacte s’est perdue. La légende raconte que cela remonte au temps des guerres de l’Incandescent menées par Seyive, le Seigneur pyromane. Les combats avaient pris fin sans que Jivude n’ait à y participer. Ce n’était alors qu’une petite seigneurie de la canopée sans souci du devenir du monde. Celui-ci pourtant la rattrapa. Des émissaires annoncèrent les nouvelles mesures réservant l’usage du feu à des initiés surveillés par le clergé. Jivude refusa l’ingérence étrangère et expulsa les ambassadeurs. En réponse à cette provocation, une armée s’amassa à ses portes. Beaucoup étaient persuadés de la reddition du fief à la vue des vaisseaux de guerre. C’était sans compter sur la pugnacité des habitants et la ténacité du Seigneur Jibtëi. Cette infaillible détermination profita d’un concours de circonstances. Les assiégeants exténués par des années de lutte affrontaient une ville épargnée par la guerre. Contre toute attente, l’invasion fut repoussée et même les Éthérés durent concéder une défaite. Le traité de paix consigna le privilège accordé à la cité d’utiliser le feu à des fins civiles, et ce, sans aucun contrôle du clergé. 

Suwamon m’adressa une mine joviale.

— Ce privilège court toujours, continua-t-il. Il a contribué au fil des siècles à créer une mentalité rebelle, volontiers hostile aux restrictions. Les Jivudenams critiquent facilement et traînent des pieds lorsque les choses ne leur conviennent pas. Ce trait de caractère est un méchant travers au regard de certains. 

Il dévisagea furtivement le chancelier Rifesey qui semblait ne rien avoir entendu. Je profitai de cet interlude pour relever un paradoxe.

— Si vous refusez tellement la subordination, comment se fait-il que vous soyez le vassal de Difunason ?

— Aïe, grimaça Suwamon avec une moue comique, vous avez le don de caresser une plaie avec du sel. La vassalité est rarement un état naturel. Une défaite, un hasard malheureux, peut vous faire tomber sous la coupe d’un autre. Si Jivude a perdu sa fierté, son honneur est intact et jamais je ne l’entacherai de parjure. D’autant plus lorsque le suzerain est juste et respectable. Peut-être qu’un jour… 

Il laissa sa phrase en suspens, accrochée par un espoir qui s’essouffla dans un soupir aux relents d’impossible.

Nous traversâmes la ville sans fanfare. Les passants s’arrêtaient le temps de saluer leur souverain, si tant est qu’ils l’aient reconnu, avant de reprendre leurs occupations à peine délaissées. Les nobles richement vêtus autour de nous attiraient tout autant l’attention. Des enfants couraient à grand renfort de cris joyeux. L’un d’eux, plus téméraire que les autres, m’aborda sans se laisser impressionner par ma robe d’aristocrate. L’espace d’un instant, son visage emprunta celui de Tobiane. L’intrépide finit par être chassé par les gardes.

Outre les cheminées, ce qui me frappa le plus le jour de mon arrivée fut ces routes pavées et ces maisons sur trois, voire quatre étages, toutes de pierre de la meilleure qualité. Quelques-unes avaient les marques du temps, d’autres étaient simplement sales de traces de pluie ou de rares graffitis. Certaines s’ornaient d’émaux aux couleurs vives et variées dont les fresques vantaient les mérites du propriétaire. Toutes avaient cette noblesse des bâtisses centenaires. Rien à voir avec les maisons en bois et en torchis de Palwite, où de simples murs en brique suffisaient à transformer une masure en palais. La grandeur d’une cité de l’Intérieur s’inscrivait aussi sur le fronton des habitations particulières.

Chaque pas offrait tant de nouveaux émerveillements que je crus les avoir rêvés. Je m’assurai de leur réalité lorsque je les rencontrai de nouveau, les jours ou les semaines suivantes. Si ce n’était pas une riche bourgeoise dont la robe de soie veloutée dévoilait l’intégralité de son dos dénudé, c’était un cavalier aérien qui posait son rapace sur le toit aménagé d’une garnison de quartier. Je crus ma dernière heure venue quand un saltimbanque me surprit à quelque pas de moi en faisant jaillir une gerbe de feu depuis sa bouche. Je ne me suis jamais vraiment habituée à ces dragons humains que je pense un peu magiciens. Depuis, j’ai toujours pris le temps de m’arrêter pour les observer, mi-fascinée, mi-terrifiée. Occasions bien trop rares ; en ce temps-là, il n’y avait qu’à Jivude où ces artistes n’étaient pas persécutés pour hérésie.

Nos pérégrinations nous menèrent au palais qui surgit au détour d’une avenue. Derrière une place encombrée de badauds se dressait une muraille percée d’une porte monumentale. Les pans de chêne massif maintenus ouverts laissaient entrevoir derrière une lourde herse un jardin arboré où il faisait bon flâner. Malgré la hauteur du mur d’enceinte, un puissant donjon flanqué de quatre tours rondes dominait la ville de son ombre protectrice.

À l’évidence, le palais était avant tout le dernier bastion d’une place forte imprenable. Cet impératif militaire n’empêchait pas le raffinement dans les détails, à l’inverse de ces forteresses dont la puissance se jugeait à l’austérité de l’architecture. Ainsi, les fortifications les plus exposées n’en étaient pas moins de pierre blanche et ornées de mosaïque aux carreaux assemblés sans une prise pour l’escalade. Des statues du meilleur ouvrage décoraient les piliers de la moindre guérite. Même les poutres des charpentes les moins visibles étaient gravées de dragons et autres démons fabuleux.

Préparée par l’ornement du dehors, je m’attendais à être bouleversée par la splendeur des intérieurs. Ce ne fut pas le cas mais le choc n’en fut pas moins grand. Là où j’appréhendais de lourds décors chargés d’innombrables détails, je trouvai un hall à la beauté épurée dont l’élégance sereine flattait l’œil autant que la raison. La salle des audiences était l’illustration parfaite de ce style commun à l’ensemble du palais. Chaque mur était recouvert de bois précieux dont les nuances de jaune, de rouge et de brun dessinaient des motifs géométriques répétés à l’infini. Le parquet ciré répondait au plafond dont une mosaïque d’essences diverses traçait un Vünasinëd orienté de telle sorte que les pétales est et ouest fussent dans la longueur de la salle, le pétale ouest pointé vers le trône et son opposé vers la grande porte d’où arrivaient les visiteurs. En découvrant la savante disposition du symbole de l’Arbre-Mère, je réalisai que l’ensemble du château était construit pour se placer dans l’axe de la Branche.

Je n’eus guère le temps de visiter ce matin-là, mon hôte étant trop occupé à donner les ordres les plus urgents. Il me conduisit directement à ce qui allait être ma chambre durant les quatre années à venir. Nous franchîmes deux ailes et arrivâmes à la tour des bois perchés, ainsi nommée car située face auxdits bois couvrant les collines visibles depuis les étroites fenêtres.

Nous arrivâmes devant une porte à laquelle Suwamon crut bon de frapper. Il expliqua que je partagerais mes appartements durant un temps. Je dois avouer que ma surprise fut vite chassée par une déception muette. Un silence sans doute trop criant car Suwamon ne tarda pas à me sermonner :

— Le partage est un principe absent de l’éducation classique d’une princesse. Nous allons y remédier, et commencer par bannir ce Tawide qui n’a plus cours ici. Êtes-vous d’accord, Luwise ? 

Le ton accompagna le sourire ironique du moqueur. Un fourmillement me parcourut l’échine, non moins désagréable qu’une baignade sous une cascade glacée. Seule la conscience de mon rang de loin inférieur à celui de mon parrain me retint de lui cracher mon humiliation au visage.

Les claquements de la clenche mirent fin à la discussion. Nous restâmes imbéciles à fixer cette porte qui, bien que déverrouillée, restait fermée et nous mîmes de longues secondes à nous décider à la pousser.

Nous entrâmes dans la chambre dont l’un des murs de l’unique et vaste pièce suivait la circonférence de la tour ronde. À peine mis-je un pied à l’intérieur que j’eus un mouvement de recul qui me plaqua contre le battant de la porte. Comble de l’horreur, un feu, de taille raisonnable, crépitait dans l’âtre d’une cheminée où un lit à baldaquin aurait tenu sans peine. Suwamon eut un petit rire qui me froissa. J’avais eu mon compte de griefs pour la journée sans devoir en supporter davantage.

Je me suis très vite habituée à ce brasier chaud et rassurant. Je le contemplai avec cette fascination qui m’avait effrayée chez le forgeron à Palwite. Ce jour-là, j’avais résisté avec une force désormais évanouie. Je savais devoir succomber avant que ne s’achève mon Initiation. Je ne réalisais pas encore combien ma vie allait être dévorée par cet élément impétueux.

La frayeur passée se mua en léthargie à mesure que les flammes m’hypnotisaient. Je repris vraiment conscience lorsque Suwamon s’adressa à une personne que je n’avais pas encore remarquée.

— Je vous présente Luwise Sofunada Susay-Nashly-Fonda, elle partagera désormais vos appartements. Luwise, je vous présente Luwaly Vëda Edasu-Nashly-Nada.

Enfoncée dans un fauteuil dos à la fenêtre, se tenait une jeune fille à peine plus âgée que moi, aux longs cheveux blonds aux teintes argentées sous l’éclairage vacillant du foyer. Elle tenait un livre à la main reposé à regret pour regarder la nouvelle venue qui, à l’évidence, était moins digne d’intérêt que son roman. D’ailleurs ses doigts ne le lâchèrent jamais tout à fait, des doigts si fins qu’on eût pu craindre de les briser à l’occasion d’une poignée de main. L’ensemble de son corps était frêle à tel point que ses os se devinaient sous une peau et des muscles guère plus épais que du papier.

Malgré tout elle était belle, rayonnante d’une beauté diaphane qui miroitait aux instants rares et privilégiés où elle levait le visage de ses livres. Je fus saisie par ces yeux immenses, tels deux lacs d’un bleu profond où se reflétait le romanesque de ses récits. J’avais peine à les fixer trop longtemps. Ces saphirs limpides guettaient le lointain. Quand on discutait avec elle, elle prenait un air détaché et distrait, jouant avec une mèche pour peu qu’elle ne soit pas plongée dans un manuscrit. Pourtant ses remarques marquaient autant par leur justesse que par leur rareté.

Jalouse de sa solitude, elle fuyait ses semblables et je n’aurais jamais eu la chance de la connaître si je n’avais partagé sa chambre. Luwaly se fondait avec le mobilier. Seul le bruit des pages tournées me rappelait avoir une compagne de chambrée. Nous mîmes presque un mois à avoir une conversation dépassant les formules de politesse et il pouvait se passer une journée sans que nous ne nous adressions la parole, non par bouderie mais par manque d’intérêt réciproque.

Je compris dès cette première rencontre que nos caractères étaient antinomiques. Après que Suwamon nous ait présentées, elle me dévisagea avec l’attention accordée à un fruit pourri, avant de retourner à sa lecture en se contentant d’un « bienvenue » sans émotion.

— Je suis sûr que vous allez très bien vous entendre, dit Suwamon avec une moue fatiguée. Prétextant une affaire urgente, il se retira en me laissant face à cet automate dont le seul mouvement était celui des doigts sur le papier.

— Ainsi tu viens de la Cinquième Branche du Nord, tentai-je avec effort pour prendre un ton enjoué.

— Ainsi tu viens de la Neuvième Branche de l’Est, répondit-elle sans même lever le menton.

Une telle volonté de discuter me dérouta. Je ne m’avouai pourtant pas vaincue.

— Comment sont les Branches du Nord ? Leur pétale sur la Vünasinëd est très large et aplati. Y a-t-il une raison ?

— Il y a beaucoup de houppiers. Bien plus que dans les autres ramures. 

J’attendis quelques secondes, espérant des précisions qui ne vinrent pas. En désespoir de cause, j’essayai une dernière tentative :

— Es-tu ici depuis longtemps ?

— Un peu plus d’un an.

— Je suppose que tu es venue pour ton Initiation. 

Mon ton ne devait pas être assez interrogatif car la jeune fille ne se donna pas la peine de répondre. Je soupirai et m’apprêtai à me retirer lorsque, contre toute attente, Luwaly me lança d’une voix atone :

— Tu es la fille du Seigneur Särise, n’est-ce pas ?

— En effet. Comment le sais-tu ?

— On a beaucoup parlé de ton arrivée.

Pensant l’échange terminé, je fis un pas vers le couloir au moment où ma colocataire reprit :

— C’est un bon souverain. 

Je ne compris pas la raison de cette appréciation, néanmoins elle m’emplit de fierté et suffit pour que l’étrange fille remonte dans mon estime (certes, depuis un niveau bien bas). Il n’y eut pas d’autres explications si bien que je m’avançai d’un pas prudent vers la sortie m’attendant à être rappelée à tout moment. Ce n’est qu’une fois dans le couloir que j’agrandis mes foulées jusqu’à retrouver une allure normale.

Je cherchai mon hôte sans trop savoir où j’allais, débouchant dans des salons où, même lorsque je prenais moult précautions pour passer inaperçue, la fine couronne de cerisier doré focalisait toujours l’attention. Je bredouillais des excuses avant de me retirer, laissant cours à nombre de commentaires sitôt la porte refermée.

Je dénichai enfin le maître des lieux après une demi-heure d’errance, calfeutré dans une discrète alcôve en compagnie d’une femme de grande élégance et de deux enfants de huit et six ans. Je surpris Suwamon à embrasser tendrement la gente dame tandis que les bambins se chamaillaient à leurs pieds. Je manquai une respiration puis entamai une retraite vite arrêtée par un tabouret que je faillis renverser. Repérée, les deux jeunes vigiles sonnèrent l’alarme et poursuivirent la fugitive.

Je ne pus guère lutter contre ces petites mains qui s’enroulaient dans le bas de ma robe ou me tiraient par le poignet pour me forcer à donner mon nom. Avant de comprendre ce qui se passait, je fus amenée devant Suwamon hilare.

Il rappela les deux furies d’un ton à la fois sec et doux.

— Veuillez cesser, les enfants. Approchez, Luwise, je vous présente mes fils, Tilysëd l’aîné et Vün, le benjamin. Si jeunes et déjà incontrôlables. 

Il laissa glisser sa main le long du bras de sa compagne pour venir serrer celle de la jeune femme avant de la porter délicatement à ses lèvres. Un frisson chaleureux me parcourut et mon cœur s’emballa sans raison.

— Mon épouse, dit-il avec fierté, Nëdawiven, reine de Jivude. 

Impressionnée par le titre, je m’inclinai gauchement. Je tentai de me rappeler les cours d’étiquette qu’avait essayé de m’inculquer Nibe. Hélas ma tête avait été chamboulée par cette rencontre et je me contentai d’une banale formule de politesse.

— Qu’Okateï bénisse votre Lignée, Tawën.

— Qu’elle éclaire vos ancêtres et protège vos descendants, me répondit-elle en suivant l’usage.

Je serais sans doute tombée à genoux sans un appui sur l’épaule de Tilysëd qui me regarda d’un air inquiet. Je trouvais cette femme superbe, et immédiatement, j’associai son visage au nom de Litfër. En observant les enfants chahuter dans les jupes de leur mère, je me voyais avec mon frère et cette inconnue à la fois absente et omniprésente que je n’avais jamais eu l’occasion d’appeler maman. Cette image d’un passé rêvé me bouleversa au point de devoir prendre un siège. Suwamon s’inquiéta de ce soudain malaise. Il héla une servante pour que l’on m’apporte de l’eau. Sa femme, au contraire, gardait sa stature de reine qui la hissait au-dessus des plus puissants. Nëdawiven lisait clair dans mes tourments. Ses yeux, davantage que la coupe tendue, versèrent le remède à mon subit effondrement.

Bien que j’eusse repris des couleurs, l’on me recommanda de rester assise un court moment. Suwamon fut appelé pour régler un litige, je me retrouvai donc seule en compagnie de la famille seigneuriale. Nëdawiven s’assit à mes côtés, et sans quitter du regard le turbulent duo, parla d’une voix douce et suave que je goûtais tels des bâtons enrobés de miel léchés avec volupté.

— Vous avez été surprise, n’est-ce pas ? C’est un spectacle inhabituel pour vous. 

J’acquiesçai de la tête, presque à regret.

— Vous avez eu une enfance difficile, reprit-elle. J’ai connu Litfër autrefois, un jour où mon père me conduisit à Tilsabily. Nous avions un an d’écart et nous nous sommes très vite entendues. Étant la plus âgée et en sa demeure, elle m’entraînait dans ses jeux toujours plus extravagants. Elle avait un tempérament aventureux. D’après ce que l’on dit, vous en avez largement hérité. Quoiqu’il en soit, grâce à elle, ce pénible séjour est devenu une belle escapade. J’en garde un tendre souvenir. 

Je lui rendis un sourire fade et forçai ma voix pour que mes remerciements dépassent le seuil d’un murmure. Nous nous levâmes, elle rejetant en arrière ses longs cheveux d’encre qui lui tombaient à mi-cuisse. Une cordelette de fils dorés et argentés s’enroulait en mailles lâches pour les rassembler en un seul fuseau noir de nuit. Le contraste avec ses luxueux vêtements colorés était saisissant.

Je restai à deux pas derrière elle, hypnotisée par la danse ondulante de l’envoûtante chevelure, quand elle me signala de la rattraper. Elle avait déjà rassemblé ses deux garçons auprès d’elle. Je ne courais pas vers la reine de Jivude, mais vers une famille que j’avais adoptée.

Trois jours après mon arrivée à Jivude, le palais fut pris d’un frisson. On annonçait le premier officier Nöwesayel et ses chevaliers revenus des marges avec de sombres nouvelles. Je n’avais aucune notion de la géographie du royaume de Jivude, que j’imaginais naïvement de la taille de Palwite. L’extrémité de la Neuvième Branche de l’Est se trouvait à peine à une quarantaine de lieues du domaine voisin quand sa plus grande largeur ne dépassait pas les cinq lieues. La seigneurie de Jivude était d’une toute autre dimension, s’étalant sur une cinquantaine de lieues de large pour plus de deux cents de long. Beaucoup à la cour n’étaient jamais allés dans ces contrées reculées. La notion de marge avait ici une part d’exotisme, si bien que pendant longtemps, ce terme garda pour moi une consonance fantastique.

La salle d’audience était bondée. Une barrière de hallebardiers retenait vaillamment le flot venu admirer les héros. Au centre d’un couloir ainsi sauvegardé, défilèrent cinq officiers et un garçon qui devait juste terminer son Initiation. Parmi eux, un homme de l’âge de mon père tenait la tête et s’avançait d’un pas décidé, les lattes métalliques de son armure claquant à chaque mouvement. De par son allure et la fermeté de ses traits, il incarnait à lui seul la force de Jivude.

Au bout de la double haie de gardes se dressait le trône de Suwamon à côté duquel se trouvait sa reine. Le chancelier Rifesey se tenait debout, une marche plus bas, à la gauche du Seigneur. Arrivé à moins de dix pas de son souverain, Nöwesayel s’agenouilla en courbant légèrement l’échine. Un écuyer annonça d’une voix qui survola l’assemblée :

— Le premier officier Nöwesayel porte un message pour le Bras de l’Arbre-Mère. Souhaite-t-il l’entendre ?

— Le Bras écoute, rétorqua Suwamon avec gravité.

Le soldat leva alors la tête pour fixer son roi et commença à parler. Des paroles qui à chaque mot soufflaient un vent plus glacé qui pétrifia l’assistance.

— Lumière sur vous, Suwamon-tame, dit-il. Je reviens du fort d’Udeiröde où j’inspectais nos troupes en poste. La visite se passait le mieux du monde, lorsqu’au quatrième jour, nous aperçûmes des Rôdeurs venant de l’entrelacement d’Omaïdüe. Nous leur fîmes la chasse, ce qui nous entraîna au seuil du pont naturel. Un seul démon nous avait échappé et fuyait vers les Enténébrées de la Troisième Branche. Nous décidâmes de nous avancer sur l’entrelacement afin de nous assurer de sa débâcle. 

Les traits de Suwamon prirent le tranchant de l’acier.

— Nous découvrîmes alors une meute de démons, continua Nöwesayel, pour ne pas dire une armée, forte de trois à cinq mille têtes. Des tigres bleus et des hippogriffes pour la plupart. Un tel rassemblement d’espèces asociales ne pouvait être orchestré que par un Roi-Démon. 

— L’avez-vous identifié ? demanda Suwamon.

— Hélas non, répondit son premier officier. Devant la menace, j’ai envoyé des messagers avertir les différents forts des Marges avant de me replier moi-même vers celui d’Udeiröde. Comme escompté, l’armée adverse – et je pèse mes mots – vint à notre rencontre au pied des murailles. Contrairement aux hommes qui élaborent maintes tactiques et établissent un long siège, les bêtes passèrent à l’attaque immédiatement. Nous tînmes cinq jours, pratiquement sans repos jusqu’à l’arrivée des renforts qui, combinés à une sortie des assiégés, écrasèrent l’armée de démons. À peine une centaine d’entre eux se dispersa en désordre vers les Enténébrées. Nous pourchassâmes ceux qui allèrent plus avant dans nos terres et abattîmes la plupart. La confusion était telle que quelques-uns ont pu s’échapper. Nous avons cherché parmi les corps un éventuel Roi-Démon, mais rien ne nous a permis de l’identifier si tant est qu’il ait existé (ce qui est tout de même mon opinion). Nous avons à déplorer la perte de six cent cinquante-deux soldats et vingt-trois chevaliers dont deux officiers, Wosewafol et Nevatily. Les fortifications d’Udeiröde ont subi des dommages mineurs. Les pertes civiles sont limitées : les villages environnants avaient été évacués la veille de la bataille. Cependant, beaucoup se retrouvent sans toit. 

Un murmure parcourut la salle que Suwamon dut taire d’un geste de la main, paume vers l’avant. Le silence revenu, il prit la parole à son tour.

— Voilà en effet de bien graves nouvelles. Loin de moi l’idée de mettre en doute vos paroles lorsque vous parlez d’armée et de Roi-Démon. Au contraire, je redoutais l’inéluctable. Pareil fléau s’est déjà produit sur d’autres Branches. Depuis longtemps, les Rôdeurs franchissent l’entrelacement et viennent nous harceler, nous y sommes habitués. La présence d’un Roi-Démon dont la mort reste à confirmer, change la situation. Notre adversaire a subi une cuisante défaite, il lui faudra du temps pour retenter une pareille invasion. Néanmoins, nous ne pouvons attendre sans agir. À compter de ce jour devront être mises en place des patrouilles jusqu’à la lisière des Enténébrées, chargées de surveiller tout événement suspect. Des cavaliers aériens auront la charge de patrouiller le ciel et de s’assurer du bon état des forts frontaliers. Aucun bastion ne doit être assiégé sans que les autres n’en soient avertis. La conscription sera relancée pour compenser nos pertes et élever nos effectifs de mille hommes. Nos voisins et notre suzerain seront avertis de notre nouvelle situation. Nous allons également réfléchir à la construction de ce mur sans cesse repoussée.

— Coûteuse histoire, monseigneur, dit à mi-voix le chancelier.

— Moins que de voir Jivude sombrer dans les Enténébrées. Je veux également un état de santé de l’ensemble des feuilles-miroirs de la seigneurie.

— Ce sera fait, lança Nöwesayel en se relevant.

— Une soirée de fête sera organisée en célébration de la victoire de nos troupes et de nos chevaliers. En plus des invités, les tables seront dressées pour vingt-trois absents. Des quatre larmes, celle de la véritable tristesse est la seule qui renforce les hommes. 

Suwamon se leva suivi de sa reine et se retira dans ses appartements. La cour se dispersa progressivement en commentant chacun à sa manière les évènements. Nous étions au lendemain d’une grande victoire, et pourtant, nul n’avait le goût à se réjouir. Chacun sentait que quelque chose d’irréparable s’était brisé. Que l’histoire de Jivude entrait dans une ère nouvelle pleine de menaces.

Chapitre XIII

L’enseignement du pouvoir

Je passai les premiers jours à me familiariser avec les lieux et à mieux connaître la cour. Comme Suwamon avait fort à faire pour réorganiser les défenses des frontières, la reine Nëdawiven trouvait toujours du temps à m’accorder. Aussi me réfugiais-je souvent auprès d’elle et des enfants dont j’étais devenue la grande sœur. L’aîné suivait la voie de l’épée tandis que son frère, qui ne le savait pas encore, était désigné pour celle des lettres. À ce titre Tilysëd passait beaucoup de temps à la salle d’armes. Je me surpris à voir mon reflet, à l’époque où je m’exerçais avec mon père.

L’impétueux garçon cherchait sans cesse à me plaire et lorsqu’il me savait spectatrice. Il venait me voir après chaque combat avec le sourire illuminé par d’attendrissantes fossettes.

— Comment m’as-tu trouvé, Luwise ? 

J’acceptais cette familiarité de sa part. Je lui répondais quelques conseils quant à la position de son buste et de son bras sur un ton doux et encourageant, sans oublier son rang et son titre, Tanide. La première fois que je prononçai ce mot, je l’associai au prince de Palwite. Je découvris avec stupeur que le souvenir de mon frère n’était plus qu’un voile de fumée chaque jour plus ténu. J’en fus peinée et me mis en colère contre moi-même. La déliquescence de ma mémoire m’affectait moins que je l’aurais cru. Inasu était devenu un parfait inconnu et j’acceptais ce fait. J’étais pitoyable.

Au début de la seconde semaine, j’étais devenue coutumière de la salle d’armes, sans avoir encore pris part à un combat. Ce jour-là, comme d’habitude, je restai assise sur le banc des observateurs, concentrée sur Tilysëd. Je vis tardivement ce garçon, presqu’un homme, aperçu quelques jours plus tôt aux côtés du premier officier. Il devait avoir l’âge de Nortenam. Si le prince étranger gardait une part d’ombre au fond des yeux, les siens brillaient de malice et de joie de vivre, ce qui le rendait immédiatement sympathique. Il s’épongea le front en rabattant une mèche brune, si claire qu’elle paraissait blonde sous l’éclat du jour.

— Vous êtes Luwise Sofunada de la Neuvième Branche de l’Est, n’est-ce pas ? 

L’approche brutale me braqua. Je hochai la tête avec une moue contrariée. Il poursuivit du même ton enjoué, sans rien remarquer.

— Qu’Okateï bénisse votre Lignée, Palwiteno Tawide.

— Jouer ainsi entre raffinement et grossièreté, voilà une prouesse ! Puis-je connaître le nom d’un si habile acrobate ? 

Désarçonné, il se reprit en partant d’un grand rire qui résonna dans la salle.

— Vous n’avez rien de la douce brise suggérée par votre nom. 

L’impertinent avait confondu les deux calligraphies possibles de mon prénom. Plutôt que la poésie sélène choyée par ma mère, il avait d’instinct préféré l’annonce d’un tempérament docile. Je le pris comme un outrage. Ma réponse cingla au milieu des combats :

— Luw-ise s’écrit avec le caractère de la lune !

— Excusez-moi, fit-il sans se formaliser de son erreur, j’avais naturellement associé la douceur à un si joli visage. Lune d’argent vous va d’autant mieux. 

Je le fixai avec crainte et suspicion. Jusqu’à présent, seul Tobiane voyait en moi autre chose que la fille de son suzerain. Avais-je tant l’air d’une femme que ce garçon de quatre ans mon aîné vienne m’aborder avec une telle désinvolture ? Et quelle audace d’agir de la sorte en connaissant mon rang et ma Lignée !

— Quel est donc votre nom, garçon sans manière ?

— Vous avez raison, concéda-t-il, je manque complètement de savoir-vivre. Je me nomme Ärlorive Indinada de la Quatrième Branche de l’Est.

—Rivière tumultueuse. Je veux bien le croire, mais Solinam, l’homme insolent vous conviendrait mieux.

— C’est un nom que j’accepterai volontiers s’il vient de vous. 

Son toupet m’amusait et piquait ma curiosité.

— Vous étiez aux côtés d’Indasarm, l’autre jour. Étiez-vous à Udeiröde lors de la bataille ?

— Depuis la première chasse des Rôdeurs jusqu’à la charge finale, répondit-il avec fierté.

— Sans une seule blessure ? m’extasiai-je, sincèrement étonnée. Seriez-vous chanceux ou fort habile à l’épée ?

— J’aurais répondu les deux si ce n’était se vanter. Nöwesayel m’a gardé sous sa protection durant la bataille, je n’ai donc eu à combattre qu’à de rares occasions. Et encore ! J’étais entouré de puissants chevaliers.

— Votre humilité vous honore. Vous devez être homme de valeur pour que le premier officier vous attache une telle importance.

— Nöwesayel est mon père, avoua-t-il. Cela fausse probablement son jugement en la matière. 

Je cachai ma surprise d’autant plus facilement qu’elle coïncida avec l’arrivée de Suwamon et de son premier officier. Le maître des lieux répondait individuellement aux saluts militaires de ses chevaliers, puis annonça les nouvelles mesures et affectations de chacun. Comme l’on pouvait s’y attendre, les garnisons des forts frontaliers furent renforcées sans pour autant délaisser les régions intérieures et les troupes prêtées au suzerain de Jivude. Le Seigneur Suwamon demanda également un effort supplémentaire aux instructeurs chargés de former la nouvelle génération. Sur ces mots, son regard se porta sur moi.

— Approchez, Luwise. Vous avez bien été désignée pour la voie de l’épée ? 

Je jetai un regard furtif à Ärlorive et constatai avec satisfaction la stupéfaction sur son visage.

— Évaluons votre science, me lança Suwamon.

Il me donna une tenue à ma mesure et me laissa quelques minutes pour me changer à l’écart. Je réapparus dans une tunique beige à la ceinture trop grande, recouverte d’un léger plastron de cuir sur lequel tombaient mes cheveux noués en queue-de-cheval par une simple cordelette en lin. À voir les réactions de chacun, la transformation ne décevait pas. Tilysëd me tendit un sabre de bois que j’empoignai d’une main ferme. Je me présentai ensuite devant mon parrain en pointant mon arme vers le ciel en signe d’acceptation du défi. Suwamon eut un sourire satisfait.

— Nöwesayel, dis-moi ce qu’elle vaut. 

Au nom du premier officier, je frissonnai et finis par grelotter lorsqu’il se mit en garde dans une position parfaite.

À peine donna-t-on l’ordre de commencer que je crus sentir mon épaule se déboîter avant d’avoir esquissé un mouvement. Non content de cette attaque éclair, l’officier qui dans sa course était passé derrière moi, me frappa dans le dos en aveugle avec tant de force que je perdis un instant l’équilibre. Je me remettais à peine sur mes pieds que je devinai, sans trop savoir comment, la lame revenir sur ma gauche. Je parai. Le bois vibra jusque dans mon bras en meurtrissant les articulations.

— Est-ce là la fille de Särise ? gronda le soldat. J’ai peine à le croire. Il n’aurait pu donner le jour à si faible engeance. 

Ces mots me blessèrent plus encore que les coups reçus. Je savais que mon père était un guerrier redoutable et qu’il n’avait jamais étalé le quart de sa maîtrise face à moi. Pourtant, il n’avait jamais critiqué si violemment mon escrime. Davantage que ces reproches exagérés, je ne supportais pas que l’on nie ma Lignée. J’oubliai la douleur et me lançai dans des attaques sans précision gouvernées par la colère. Ce que je gagnais en force brute se perdait à fendre l’air. Après une esquive vive et élégante, mon adversaire enchaînait avec un tranchant imparable.

— Lamentable, fit-il d’une voix lasse.

Il avait raison. J’en pleurais de honte. À défaut, j’espérais que mes larmes se confondent avec la sueur et que la rougeur de mes joues passe pour de la fièvre due à l’effort. J’eus pourtant quelques motifs de satisfaction, une parade chanceuse, une esquive bien faite, mais jamais rien qui ne toucha.

Je n’étais plus qu’une masse molestée dont chaque mouvement réveillait une aiguille douloureuse profondément enfoncée dans la chair. Je devais faire peur à voir. Mes cheveux étaient une friche humide que je ne daignais plus repousser lorsqu’elle passait devant mes yeux. Ma tunique glissait, dévoilant une épaule ecchymosée et coupée d’entailles superficielles. Le tissu taché de sang donnait à la scène une allure dramatique.

— Suffit ! 

L’ordre de Suwamon fut une délivrance. Aussitôt l’épée de bois me tomba des doigts et je m’écroulai à genoux, au bord de la syncope. Nöwesayel me salua dans les formes. Il aurait montré autant de révérence devant un cadavre. Un adversaire, quel qu’il fût, méritait à ses yeux le respect. Quand Suwamon lui demanda son verdict, il dressa d’une voix atone un constat factuel :

— Elle a les forces et les faiblesses de l’art de Palwite. Son maintien est honorable, la technique de ses attaques et la rapidité de ses esquives sont de bonne qualité. Il lui manque la force qu’elle acquerra avec l’âge et l’expérience de vrais combats. À noter que son endurance n’a rien de comparable avec celle d’une enfant de douze ans, même parmi les garçons. D’ici deux ou trois ans, elle fera un combattant remarquable. 

Suwamon acquiesça avec un sourire. Il partageait son jugement. J’eus alors droit aux félicitations des chevaliers et des apprentis, depuis les plus jeunes qui m’idolâtraient déjà, aux soldats aguerris qui reconnaissaient en moi si ce n’est un égal, du moins une jeune fille prometteuse. Ärlorive m’adressa de loin un signe de tête pour témoigner de son admiration. Suwamon ordonna que l’on soigne mes blessures. Je quittai la salle le cœur gonflé de fierté sans même penser à la douleur.

Mes écorchures restaient superficielles. Je pus reparaître au grand jour dès le surlendemain. En gentilhomme, Nöwesayel avait évité le visage qui restait présentable. Seule ma démarche gauche rappelait la bastonnade.

Je fus mandée par Suwamon dès mon rétablissement. Il me convoqua dans la bibliothèque qui occupait les premier et deuxième étages de l’aile du palais dite des manuscrits.

La salle des cartes où mon parrain m’avait donné rendez-vous se trouvait dans l’une des tours attenantes à la bibliothèque, formant une vaste pièce circulaire sur les murs de laquelle étaient rangés des milliers de rouleaux soigneusement classés. J’y trouvai Suwamon qui avait déroulé un document sur un grand panneau dressé au centre de la pièce. Il me demanda de l’examiner.

Sur un mince parchemin avait été dessiné à l’encre noire ce qui semblait être un arbre généalogique, les racines en bas de page, qui se découpait en sept houppiers, eux-mêmes se ramifiant par endroits.

— Savez-vous ce que c’est ? me demanda Suwamon.

Je me penchais pour examiner les moindres détails et lire les noms écrits en petits caractères et dont la plupart m’étaient inconnus. Après une longue et fastidieuse recherche, je finis par découvrir le nom de Jivude.

— C’est une carte de la Quatrième Branche de l’Est ! m’écriai-je avec ravissement.

— Erreur, c’est une représentation de la Ramure de l’Est. Chaque section que vous voyez là est en réalité un rameau.

— Mais, il n’y en a que sept.

— Exact. Cette archive a plus de trois mille ans, les Branches entre la Huitième et la Dixième n’étaient que des rameaux immatures à l’époque. Ils se différencièrent il y a tout juste mille six cents ans. Comprenez-vous ? L’Arbre-Mère est vivante, en constante évolution. C’est pour cela que la cartographie est une science rarement exacte. D’autant qu’Okateï croît dans l’espace, ce qu’aucune carte manuscrite ne peut représenter facilement. Des tentatives ont bien été menées, rien de véritablement satisfaisant. 

Je me demandais en effet comment dessiner un volume sur un parchemin qui soit à la fois fidèle et facilement déchiffrable pour un navigateur désireux de voyager entre les Branches. Suwamon m’interrompit dans mes réflexions.

— Connaissez-vous les devoirs d’un Seigneur ? demanda-t-il.

Je me remémorai les leçons de Nibe. Mon précepteur n’avait eu le temps que de m’apprendre des notions parcellaires à ce sujet. Je récitai d’une voix mal assurée, hésitante par moments, débitant soudainement ce que m’avait soufflé un éclair de réminiscence.

— Un Seigneur doit agir pour le bien de l’Arbre-Mère… Il doit défendre sa Branche et le nœud de ses ancêtres… Il doit favoriser la croissance du rameau… 

J’eus beau faire un effort, les autres devoirs m’échappèrent.

— Il vous en manque quelques-uns mais vous avez énoncé les principaux, conclut Suwamon, satisfait. Un monarque doit agir pour le bien de l’Arbre-Mère ; c’est évident mais certains ont tendance à l’oublier. Il doit défendre sa Branche et le Nœud de ses ancêtres ; pourquoi d’après vous le nœud des ancêtres est-il si important ?

— Les ancêtres désignent les cités intérieures. Or l’extrémité du houppier y est rattachée. S’il leur arrive malheur, les cités de la canopée en pâtiront.

— Exact, lança mon parrain, ravi. Quel désastre peut arriver ? 

J’hésitai.

— Que la Branche soit envahie par les Enténébrées, répondis-je à peine sûre de moi.

— C’est en effet une calamité, malheureusement inévitable. Tôt ou tard, l’Intérieur est absorbé par les Enténébrées. Il nous faut lutter contre afin d’en retarder la progression et favoriser la croissance de la Branche, votre troisième devoir, pour ne pas être rattrapés par la nuit sans fin. Cependant, ce n’est pas le pire des malheurs. D’après vous, quel est-il ? 

Je reconnus mon ignorance. Suwamon répondit avec un sourire de consolation :

— Un rameau peut être coupé. Tous les territoires en aval de la saignée tombent alors dans le vide jusqu’à l’océan où ils pourrissent loin de la lumière. Évidemment, la chute est souvent dramatique pour les terres situées en dessous. Cette menace est à l’origine des alliances naturelles, à distinguer des alliances politiques associant des seigneuries éloignées. Les alliances naturelles unissent les seigneuries d’une même Branche et celles situées en dessous et au-dessus.

— Comment un rameau peut-il être coupé ? Ils sont trop énormes, aucun outil ne peut en venir à bout.

— Pas tout à fait, rétorqua Suwamon avec une mine taquine. Le houppier sur lequel nous bâtissons nos villes et nos royaumes est un amas de corps morts et de minces couches de tissus vivants. Si ces derniers viennent à mourir brutalement sans avoir le temps de se régénérer, la Branche va perdre sa solidité et rompre sous son propre poids avec le temps. C’est d’autant plus efficace que l’endroit visé est proche du nœud initial. La force appliquée est proportionnelle à la distance séparant l’intérieur de l’extrémité. Certains rameaux mettent des siècles à céder et chutent par morceaux. Les ramifications inférieures résistent généralement mieux à plusieurs débris de tailles moyennes qu’à un seul tronçon tombé d’un coup. Si la Branche est tuée à l’extrémité, il arrive qu’elle ne rompe jamais. Cependant, qu’elle soit tuée en amont ou en aval, le résultat est identique : la Branche meurt et sa croissance cesse. Les Enténébrées l’envahissent d’autant plus rapidement et en à peine un siècle, les humains sont bannis de ces domaines.

— Comment peut-on tuer une Branche et pourquoi ?

— D’excellentes questions. Abattre une Lignée est quelque chose d’aisé, il suffit de tuer un Änlisöve, un bourgeon de succession, ceux-là mêmes qui délivrent le miellat le jour de Wylatmode. Ce que nous appelons bourgeons sont en fait les résurgences des tissus vitaux d’Okateï. Détruire l’une de ces excroissances coupe les flux vitaux de toutes les terres en aval. Or, il suffit d’une simple hache pour couper un Änlisöve, une journée de labeur pour tuer une Branche. Pourquoi agir ainsi ? Le développement d’un rameau nuit à ses voisins. Si l’un grandit plus vite, il peut isoler les autres et leur boucher des zones de croissance. De plus malgré l’abondance des feuilles-miroirs, la lumière est de moins en moins présente à mesure que l’on s’enfonce dans la sphère sylvestre, ou inversement, à mesure que la sphère sylvestre s’étend. Les souverains des rameaux voisins ont tout intérêt à empêcher la croissance du nôtre. Le tuer est le meilleur moyen de régler le problème. D’après vous, où se trouve le bourgeon de Jivude ? 

Je pris le temps de la réflexion.

— Dans le château ! m’exclamai-je.

— Plus exactement au cœur du donjon, précisa Suwamon, l’endroit le mieux protégé de la seigneurie. Ce n’est pas un secret, il en va ainsi de tous les Änlisöves. Les Enténébrées recèlent des quantités de ruines enfermant des bourgeons sclérosés, et pour le coup, indestructibles. 

Suwamon désigna sur sa carte des noms de seigneuries depuis longtemps avalées par les Enténébrées. Autant de bourgeons sclérosés au fond de châteaux abandonnés.

— S’attaquer à une Branche dans le but de la couper est une entreprise périlleuse, continua-t-il. Le siège de la première citadelle du pays est toujours difficile. Les assiégés ont souvent l’appui de l’ensemble des armées de la Lignée, et surtout celles des cités intérieures les plus puissantes. Il y a un autre moyen de gêner la croissance d’un houppier. Quel est-il ? 

Je montrai mon ignorance.

— Il suffit de s’en prendre aux feuilles-miroirs, expliqua mon parrain. Que sais-tu d’elles ?

— Ce sont les feuilles d’Okateï qui réfléchissent la lumière du soleil jusqu’à l’intérieur de l’Arbre-Mère.

— Tout à fait. On distingue les Branches des contrées juvéniles par leur abondance en feuilles-miroirs. Les rameaux immatures et les fûts verticaux, qui constituent l’essentiel de la sphère sylvestre, ont certes de la lumière, mais à peine la clarté de l’aube. Quant aux Enténébrées, les feuilles-miroirs sont frappées par une maladie nommée Asiwitil, le manque de lumière. Les limbes se ternissent jusqu’à perdre leur pouvoir réfléchissant.

— La plupart des démons supportent mal la lumière et se plaisent dans cette ambiance. Ils portent sur eux les germes de ce fléau et le propagent au cours de raids dans les Branches. Les démons qui osent s’aventurer à la lumière sont appelés des Rôdeurs. Il faut couper les limbes infectés pour endiguer l’épidémie. Il n’y a rien de dramatique à cela, les feuilles-miroirs se renouvellent assez bien. Cependant, en perdre beaucoup d’un coup ralentit la croissance de la Branche qui doit user de son énergie pour se régénérer au lieu de croître. 

Je me rappelai des consignes de Suwamon après le raid des démons. L’inspection des feuilles-miroirs avait été érigée en priorité, une directive qui prenait tout son sens.

— Certains Seigneurs utilisent cette stratégie contre leurs voisins, continua Suwamon. C’est beaucoup moins risqué que couper un bourgeon de succession, mais c’est un casus belli de premier ordre pour l’agressé. Personnellement je n’y vois qu’un avantage : déclarer une guerre sans bavardages inutiles. Avez-vous des questions ? Non ? Dites-moi alors quelles sont les principales tâches d’un dirigeant ?

— Défendre le bourgeon de succession de Sa Seigneurie, prendre soin de ses feuilles-miroirs, combattre les démons…

— Évidemment, ce dernier point est moins vrai dans la canopée, précisa-t-il.

— … défendre les nœuds amont autant qu’aval et… c’est tout ? 

Je sentais confusément qu’il manquait un élément important.

— Et s’assurer du bon développement de son houppier, ajouta mon professeur. Lutter contre ceux qui veulent nous nuire ne nous interdit pas de les imiter. C’est inévitable, tôt ou tard les Branches se rapprochent trop et se gênent mutuellement. Lorsqu’une telle situation se présente, il faut que l’une d’elles soit coupée. Souvenez-vous le premier devoir que vous avez cité : un Seigneur doit agir pour le bien de l’Arbre-Mère. Cela passe parfois par des sacrifices. Ces grandes guerres aux issues tragiques sont hélas plus fréquentes qu’on ne le croit. Elles concernent rarement le rameau principal mais on ne compte plus les fourches secondaires coupées par la main de l’homme. On les appelle guerres de Lignées, à l’issue desquelles au moins une partie est étêtée. À la fin de son règne, un monarque ne sera jugé que sur ses devoirs. La prospérité de son domaine est secondaire tant que la Branche est préservée. Le Seigneur est le Bras de l’Arbre-Mère. Il doit défendre son rameau. 

J’acquiesçai mécaniquement, écrasée par l’énorme responsabilité. Suwamon marqua une pause avant de reprendre :

— Ceci dit, la prospérité de la seigneurie est vitale. En agrandissant les terres cultivables, votre population grandira. En développant l’artisanat et le commerce, votre pays s’enrichira, vous pourrez alors enrôler davantage d’hommes dans vos armées et améliorer vos fortifications. En éduquant votre peuple, vous créerez une élite capable de gérer les affaires courantes et de traiter aux mieux les accords avec l’étranger. Plus le royaume est ancien et développé, plus les élites deviendront capitales.

— Vous ne pouvez diriger Jivude de la même manière que Palwite. La taille impose une administration à même de gouverner presque sans roi, tandis qu’un petit fief de la canopée peut être régi par un seul homme. En tant que souverain, il vous faut donner la direction à suivre, entretenir et développer vos infrastructures pour que les hommes, les marchandises et les informations circulent au mieux. Garantissez la justice, faites que votre peuple soit satisfait et vous éviterez les jacqueries.

 C’est tout ceci que je me propose de vous enseigner durant ces quatre prochaines années. À compter de maintenant, je vous veux à mes côtés à chaque audience publique. Nous passerons un après-midi par semaine à revoir l’Histoire, la géographie et les arts politiques. Nous en prendrons un autre pour parcourir les terres de Jivude, où vous verrez la réalité de la vie du peuple, des plus riches aux moins nantis. Le reste du temps, vous le passerez à entraîner votre escrime. Votre père m’a chargé de faire de vous un Seigneur, je m’assurerai qu’Okateï s’incline devant vous. 

Nous commençâmes ma formation dès le lendemain par une chevauchée dans la proche campagne de Jivude. Nous fûmes accompagnés par Tilysëd (au grand dam de son frère Vün, trop jeune pour monter des renards sylvestres), Nöwesayel, Ärlorive et cinq autres chevaliers. Ce fut une promenade plaisante par une belle journée annonçant le printemps. Les champs que nous croisions n’étaient encore que labours, quelques tiges cependant sortaient déjà de terre et la campagne se peignait de vert chaque jour davantage.

Alors que nous traversions un village, Suwamon me demanda :

— Luwise, un roi doit-il prendre soin de son peuple ?

— Je suppose que oui.

— Rien dans les devoirs du Premier Serviteur ne l’oblige à prendre soin de son peuple. Quelle différence voyez-vous entre les inams et les aristocrates ?

— Les nobles sont susceptibles de devenir Seigneurs et non les inams.

— Pourquoi cela ?

— Leurs ancêtres ont reçu le dernier souffle de Skwiteïsan. 

Suwamon eut un sourire satisfait.

— Exact, dit-il. Ce qui différencie noble et homme du peuple vient du sang. Celui des serviteurs d’Okateï est imprégné du souffle du Grand Renard Sylvestre. Grâce à lui, l’Arbre-Mère reconnaît ses protecteurs qui ont tous le devoir de défendre la Branche à laquelle ils appartiennent, à défendre leur Lignée. Les inams, quant à eux, sont des humains normaux, à peine supérieurs aux Muwides. 

Le mépris pour le peuple souterrain était chose courante. À l’époque, la remarque de Suwamon me paraissait naturelle.

— Les inams vivent sur le rameau et partagent donc sa destinée, continua le Seigneur de Jivude. Ils sont loyaux car ils acceptent la protection de leur souverain. Si les nobles sont viscéralement liés à leur houppier, il n’en est rien des inams. Si un rameau est coupé, ils s’exileront sans plus de regret que celui de perdre terres et foyers (ce qui n’est pas rien, je le concède). Ce sont des hommes libres. Le Seigneur n’a aucun devoir ferme envers eux. En revanche, le peuple doit se plier aux lois de la seigneurie qui l’héberge ; il peut aussi la quitter quand bon lui semble.

— Il est donc dans l’intérêt du monarque d’inciter les inams à rester, remarquai-je.

— En effet. Même si bourgeois et paysans ne décident pas de partir du jour au lendemain, une oppression trop grande les fera fuir. À la question un Seigneur doit-il prendre soin de son peuple ? la réponse est non, mais il y a grand intérêt. Luwise, quelles sont les principales demandes du peuple ? 

Je pris le temps de la réflexion avant de proposer :

— Avoir du travail et un logement.

— Palwite est une contrée calme et prospère. Le rang de princesse fausse également votre vision du monde. Le peuple demande avant tout de quoi se nourrir à sa faim. Le travail n’a de sens que dans ce but : assurer sa subsistance et ensuite, si possible, son confort. Vient après la protection contre les démons, les autres royaumes, mais surtout et avant tout contre les bandits et les pillards. Les inams sont prêts à payer de lourds impôts si la sécurité et la justice sont assurées. Si ces deux conditions, nourriture et protection, sont réunies, les inams resteront. 

J’acquiesçai en observant les paysans qui travaillaient leurs champs.

— Dans un second temps seulement peuvent venir d’autres raisons de mécontentement, poursuivit Suwamon. Divertissements, écoles, marchés animés…  plus la population sera nombreuse et instruite, plus elle sera exigeante et menaçante. Les émeutes interviennent toujours au stade critique où les jeunes capitales passent du statut de bourgades à celui de villes. Palwite est une ville. Son premier Seigneur, Nëvoïyzen, a assuré la protection du bourgeon et de la cité, puis a commencé le développement des terres voisines. Son second souverain, Nynëd, a assuré une transition sans heurt vers le statut de ville, développant les infrastructures jusque dans les coins les plus reculés du pays. La classe bourgeoise dont dépend la cité a prospéré grâce au port de Noïrode. Son règne s’est achevé en pleine phase de renforcement des alliances, ce qu’a poursuivi Särise, votre père, en participant aux nombreuses guerres de son suzerain Kawalië. Les bases ont été posées par ces trois Seigneurs et l’édifice est à présent stable. Je ne dis pas que leurs successeurs n’auront aucun mérite, des défis de grandes ampleurs se présenteront sans doute. Néanmoins, la graine a été bien plantée et a pris racine. 

Je méditai silencieusement ses paroles. Sur ordre de mon parrain, l’équipée se mit à courir pour le seul plaisir de sentir le vent sur nos joues. Je délaissai pendant un temps cette leçon essentielle que je n’oubliai jamais.

Un autre jour, Suwamon me manda dans la salle d’audience où se tenait un procès. Je me faufilai à travers la foule en priant que mon retard passât inaperçu. Vaine espérance car sitôt me montrai-je au premier rang, Suwamon me désigna un siège à la droite de la reine, une marche en dessous d’elle. Malgré une première audience publique à cette place, je demeurai profondément gênée par les innombrables regards braqués sur ma personne.

Face à nous se tenait à genoux, les mains menottées dans le dos, un homme sale au visage répugnant, que deux hallebardiers se faisaient fort de maîtriser au moindre mouvement suspect. Un procureur lut les faits reprochés avec l’air hautain qu’appréciaient les magistrats de Jivude.

— Le dénommé Noïteï, fils de Mugrünlëï, s’est livré à de multiples exactions dans la province de Shaïve, à la tête d’une bande de brigands d’une centaine d’hommes. Leurs crimes comptent : vols et viols, assassinats d’inams et de nobles, pillages et destructions diverses. Les opérations de cette bande ont perturbé le commerce et le bon fonctionnement des administrations de la province. Celle-ci a dû un temps être déclarée en état d’insurrection. Le déploiement d’une compagnie de piquiers a été nécessaire pour ramener l’ordre et arrêter les malfrats. Du fait de la gravité et du nombre des crimes reprochés à l’inculpé, le gouverneur local a appelé au jugement du Bras de l’Arbre-Mère. 

Suwamon acquiesça de la tête avant de prendre la parole d’une voix profonde dans laquelle vibrait une sourde colère.

— Noïteï, vous avez combattu mes troupes ; ce seul acte vous accuse et vous condamne. Magnanime, je suis disposé à entendre votre défense si vous en avez.

— Comment un noble pourrait-il comprendre les affaires du peuple ? C’est grand-honneur d’être jugé ici. Cela me permet de vous cracher au visage, Suwamon-tame. 

Il y avait dans ce suffixe une haine dégoulinante de sa gueule baveuse.

Un hallebardier frappa le prisonnier du manche de son arme d’hast pour lui faire ravaler son poison. Le roi de Jivude ignora l’insulte et se contenta de soupirer.

— Luwise, quelle sentence devons-nous appliquer ? 

La question me prit, ainsi que l’audience, au dépourvu. Incapable du moindre raisonnement, je bredouillai des mots incohérents. Un murmure s’éleva. Impossible de dire si l’assemblée me critiquait, désapprouvait leur suzerain ou me plaignait d’être mise malgré moi dans pareille situation. La stupeur passée, je me ressaisis. Suwamon n’était pas inconscient, nous avions étudié en détail la justice de Jivude dans le courant de la semaine. Avait-ce été en prévision de ce jugement ? Probablement, mais à l’époque cette considération ne m’avait pas effleurée. Je me remémorai la liste des crimes énoncés par le procureur et les sentences associées en vigueur dans le pays. Mon parrain l’avait remarqué, le seul fait d’avoir combattu l’armée de Jivude était considéré comme un acte de trahison et de rébellion. Il n’y avait pas à hésiter sur le châtiment.

— D’après les lois de Jivude, cet homme mérite la mort par pendaison. 

Mon parrain hocha de la tête avec satisfaction. Je me redressai sur mon siège, fière d’avoir répondu correctement.

— Jugement a été rendu, clama-t-il. Noïteï, vous serez avisé ultérieurement du lieu et de l’heure de votre exécution.

— Suwamon-tame !  protesta le chancelier qui sortit de la foule avec de grands gestes révoltés. Le concerné grogna contre cette nouvelle irruption de sa conscience. Je m’attendais à ce que le chancelier trouve à redire à la sentence, c’est à la forme qu’il s’en prit.

— Suwamon-tame, seuls les juges et le Seigneur ont le pouvoir d’énoncer la peine. Vous devez la prononcer de votre bouche.

— Rifesey ! Les Sofunada de la Neuvième Branche de l’Est ont donné plus de cent Seigneurs à leur Lignée. Luwise est elle-même la fille de Särise-tame, souverain de Palwite. Sa voix a autant de valeur que la mienne en affaire de justice. Mettriez-vous ma parole en doute ? 

Le chancelier Rifesey se contenta de grommeler que cette régence était une mascarade, mais personne ne l’écouta, la scène avait été trop souvent jouée. Les gardes emmenèrent le prisonnier et l’on s’attela à préparer une potence sur la place face au château. L’exécution fut fixée au surlendemain. Des estrades avaient été installées pour les nobles, tandis que le peuple pouvait approcher jusqu’à trente pas du gibet. Je n’avais jamais vu une foule si haineuse, qui insultait et crachait sur un homme dont les crimes avaient été commis à des lieues d’ici.

Je m’assis à côté de mon parrain et observai patiemment le spectacle. Car c’en était un, au même titre que les chants des bardes ou les prouesses des acrobates. Pour le peuple comme pour la noblesse, cet évènement allait nourrir les conversations pendant des mois, peut-être des années.

Lorsque tout fut prêt, le bourreau ouvrit la trappe et Noïteï tomba avec un horrible bruit d’os brisés qui résonna dans un moment de silence étrangement synchrone. Le corps sans vie se balança, les poutres grincèrent d’un son macabre, et c’est après quelques oscillations comme s’il fallut être sûr du décès du condamné, que la populace reprit ses cris de rage. Il fallut protéger le cadavre de la folie de la rue.

Je restai pétrifiée devant une telle hystérie. Je m’étais enthousiasmée des préparatifs avec la candeur d’une brebis en route pour l’abattoir. Un quart de seconde avait suffi à me changer. La vision du corps qui chute et se casse le cou me révulsa ; le comportement de la masse populaire me donna la nausée. Suwamon se pencha vers moi et me chuchota doucement au creux de l’oreille :

— Félicitations, vous venez de tuer un homme.

— Je ne voulais pas cela, murmurai-je d’une voix éteinte.

— Vous êtes destinée à la voie de l’épée, vous aurez d’autres morts sur la conscience. Si vous devenez Seigneur, vous en aurez mille fois plus, beaucoup dont vous n’aurez même jamais entendu parler. Il est du devoir du monarque de rendre justice. Les juges et les rois doivent vivre avec ce poids. Je voulais vous apprendre la difficulté de ce travail. Examinez les faits avec impartialité, déterminez la culpabilité avec certitude et votre sens de la justice décidera la sentence. Vous n’échapperez pas aux doutes et aux regrets, mais au moins allégerez vous au mieux votre conscience. 

Je fis des cauchemars ce soir-là et encore les nuits d’après. Le visage de Noïteï dansa au milieu des volutes de mes songes avec un sourire narquois qui m’invitait à le rejoindre par-delà la mort. Régulièrement cette figure grimaçante revient me hanter en compagnie de ses frères et sœurs ajoutés au fil des années. Certains mettent en doute la justesse de mon jugement, d’autres me reprochent de les avoir abandonnés. Des soldats sans visage par milliers peuplent mon sommeil, ceux de mes adversaires autant que mes propres troupes. Depuis ce fameux jour à Jivude, mes nuits n’ont plus jamais été tout à fait tranquilles.

Je me présentai dans un des salons particuliers où Suwamon aimait recevoir ses conseillers. Il tenait à ce que je l’observe lors de ses réunions, même les plus sensibles. C’est ainsi que je le vis discuter des relations entre Jivude et les autres royaumes. Je découvris les dessous de la diplomatie, son hypocrisie, ses viles manœuvres politiques, et parfois de la loyauté, du courage et même de la confiance. Suwamon me dévoilait les positions officielles et officieuses de la seigneurie avec ses voisins proches et lointains, sans se donner la peine de cacher ou d’embellir ce qui aurait dû l’être.

Lorsque j’arrivai, Suwamon était assis à un bureau tandis que deux conseillers et le chancelier se tenaient debout un peu à l’écart. Une lettre décachetée reposait sur le meuble, face au Seigneur qui fixait la missive d’un œil sévère. Il releva la tête quand je claquai la porte.

— Luwise, connaissez-vous Nisfyl Shishinada de Palwite ?

— Bien sûr, c’est un apprenti chevalier. Il suit son Initiation sur la Dixième Branche de l’Est.

— Suivait, corrigea-t-il. Je viens de recevoir une lettre de Palwite. Des troubles ont éclaté dans la seigneurie d’Amfiteï.

— Comment va-t-il? m’écriai-je, soudainement blême.

Suwamon devina à ma réaction le lien d’amitié sincère qui me liait à Nisfyl. Sa voix s’adoucit et se fit rassurante.

— Il a dû fuir sans achever son Initiation. Il est sain et sauf à Palwite. En revanche, le chevalier qui lui servait de garde du corps, Lëymote Ütifunada, a été tué en protégeant votre compagnon.

— Que s’est-il passé ?

— Ce n’est pas clair. Depuis un certain temps, la direction de croissance du Dixième rameau est incertaine. Nous avions cru récemment qu’elle s’écartait de votre houppier, mais il semble que les chamans soient revenus sur leur position. La situation s’est fortement dégradée entre la Neuvième et la Dixième Branche. Le Seigneur Jinsänish a voulu honorer sa promesse en gardant son protégé. Les atermoiements du souverain vis-à-vis de ses voisins ont lassé les nobles qui se seraient rebellés. Le maître d’Amfiteï n’a pas été renversé, abattre son Seigneur est le pire crime pour un noble aux yeux d’Okateï. Mais le sang a coulé. La fronde a duré deux jours et semble avoir donné raison aux insurgés. Toutefois, à la lecture de cette lettre, la situation demeure instable. En tout cas, votre ami Nisfyl est passé très près de la mort. 

Savoir mon compagnon vivant m’arracha un soupir de soulagement. Cependant, l’instabilité de la Dixième Branche laissait augurer les pires tempêtes.

— Que va-t-il se passer à présent ? demandai-je.

— Sans doute rien concernant votre Lignée. Pour le moment en tout cas. Amfiteï va devoir digérer sa révolte, retrouver ses marques et décider de son avenir. Cela prendra un, cinq ou dix ans, nul ne peut le prédire. Ensuite… cela dépendra de la situation, des prédictions des chamans, des hommes effectivement au pouvoir. Il y aura probablement un état de guerre latent. Nous nous demandions quels allaient être les défis des prochains Seigneurs de Palwite et plus généralement de la Neuvième Branche. Nous avons notre réponse. 

Ce soir-là, Änyrode résonna pour le téméraire Nisfyl, celui qui avait promis de devenir mon premier officier. Il ne s’agissait plus de faire vibrer la fourche de la Vieille Dame du son de ma flûte ; je mis toute mon âme pour que la mélodie parcoure l’Arbre-Mère et atteigne le jeune chevalier à Palwite ou ailleurs.

Chapitre XIV

Le visiteur du soir

Ma vie à Jivude commençait à prendre ses marques. Mes journées étaient rythmées par un emploi du temps parfaitement maîtrisé. Je fréquentais avec aisance plusieurs cercles de la cour, me mêlant aussi bien aux courtisans qu’aux militaires et faisant bonne figure (j’aime à le croire) quel que fût le sujet. Seule ma compagne de chambre restait inaccessible.

Luwaly se levait le matin de bonne heure pour se plonger immédiatement dans ses romans qu’elle rechignait à lâcher le temps d’une toilette. Je l’ai vue une fois se démêler les cheveux, son texte posé contre le miroir, cachant à moitié son reflet. Elle filait ensuite à la bibliothèque pour en emprunter un nouveau qu’elle finissait dans la journée. Elle avait été confiée à une courtisane qui ne prenait guère au sérieux sa tâche de marraine. Suwamon tenta bien de protester mais la Cinquième Branche du Nord était un allié de second rang et la famille Vëda se hissait à peine au-dessus du taillis de la petite noblesse. Rien qui justifiât que le maître de Jivude épuise son énergie à sermonner une courtisane dilettante.

Je passais mes rares temps libres dans les jardins du palais où j’exerçais ma flûte quand me prenaient des moments de nostalgie. D’ordinaire, je n’avais pas le temps d’avoir le mal du pays, mais la mélancolie me gagnait dès que je me retrouvais seule. Änyrode était alors mon unique réconfort.

Je m’étais isolée dans l’un des bosquets des jardins du palais lorsque je vis passer l’ombre d’un aigle gigantesque qui se posa près des écuries. J’avais certes vu des cavaliers aériens aller et venir à travers le ciel de Jivude, mais jamais encore d’aussi près. Les rapaces s’aventuraient rarement dans l’enceinte du palais, leurs perchoirs se trouvaient sur les toits des casernes en ville. Celui-ci devait être porteur d’un message urgent pour le Seigneur.

Je courus vers les écuries en espérant que l’oiseau n’ait pas redécollé. Abandonné par son cavalier, il était toujours là, posé sur une barre et tenu par deux palefreniers qui ne savaient trop comment s’y prendre avec le roi des airs. S’il l’avait voulu, l’aigle aurait pu les éventrer d’un coup de bec ou de serres. Il se contentait d’observer les alentours avec cet œil capable de voir un lapin à une lieue. Il cessa sa veille lorsque les palefreniers amenèrent un bœuf entier que le rapace dévora goulûment.

Sur son dos, une selle au dossier relevé, équipée de deux arceaux qui calaient le haut des cuisses, ceinturait son corps de part et d’autre des ailes. Elle ressemblait un peu aux selles de skwirids, à cette différence que le nombre et la position des attaches permettaient au cavalier aérien de rester vissé à sa monture, quand bien même celle-ci se renverserait sur le dos au cours d’une manœuvre acrobatique.

Je m’émerveillai de la majesté de l’oiseau couronné de plumes dorées sur le dessus du crâne. En découvrant mon reflet dans les perles obsidiennes de ses yeux, je crus me retrouver au cœur des ténèbres de Shanyröde, si envoûtée que le monstre ailé aurait pu me gober sans que je ne réagisse. Une voix familière me tira de ma transe.

— Magnifique, n’est-ce pas ?

— Solinam ! Est-il permis à un chevalier de manquer l’entraînement ? 

J’avais pris l’habitude d’affubler le jeune guerrier de ce surnom au demeurant mérité. Ärlorive l’accepta immédiatement et finit même par répondre lorsque d’autres que moi le traitaient de garçon insolent.

— Autant qu’à une Initiée de paresser en admirant un obyne. 

Je me contentai de hausser les épaules. J’avais appris comment s’y prendre avec ce beau parleur : il n’y avait rien à gagner à lui ravir le dernier mot, en particulier sur des sujets aussi futiles.

— Avez-vous déjà chevauché pareille créature ? lui demandai-je.

— Hélas non. Les montures ailées sont rares et réservées aux chevaliers chevronnés.

— Les montures ailées ?

— Ce terme regroupe différentes espèces dont les obynes sont sans conteste les plus remarquables.

— Pensez-vous qu’on me laissera grimper si j’en fais la demande ?

— N’y comptez pas trop. Bien que deux personnes puissent tenir sur son dos, cet aigle n’est pas équipé des bonnes selles. Une chute vous serait fatale. 

Ärlorive n’eut pas le temps de pousser plus loin ses conseils, le cavalier revenait au pas de course et criait qu’on lui apprête son oiseau. Je n’avais jamais vu si étrange accoutrement pour un chevalier.

En guise d’armure, il revêtait un manteau fourré de laine dont le col rabattu pouvait lui dissimuler le bas du visage. Associé au bonnet équipé de cache-oreilles, il n’y avait guère de place que pour une fine fente au niveau des yeux. Chaque jointure, depuis le haut de ses bottes jusqu’aux pans de son manteau, était soigneusement colmatée pour couper le vent glacial. Ce cavalier n’était qu’un messager, et de ce fait, faiblement armé. Un arc était attaché à son dos, deux carquois ballottaient de chaque côté de la selle. Enfin, une longue dague était rangée sous le pommeau avant, destinée à trancher si nécessaire les harnachements qui le ficelaient à sa monture.

Le cavalier prit le temps de nous saluer avant d’enfourcher l’aigle d’une fois et demie sa taille. Poussé par la curiosité, Ärlorive se hasarda à demander ce qu’il se passait.

— Si tout va bien, vous n’aurez pas à le savoir, répondit-il en claquant de la langue pour faire décoller le rapace. Le coup d’aile nous obligea à mettre nos bras devant nos yeux pour les protéger de la bourrasque. Nous le regardâmes s’éloigner et disparaître vers l’Ouest où il ne fut bientôt qu’un point parmi les êtres peuplant le ciel.

Lorsqu’un peu plus tard je demandai à Suwamon ce qui avait mené un cavalier aérien au palais, mon parrain tarda à répondre, visiblement embarrassé. Je n’eus cependant pas trop à insister pour qu’il finisse par avouer.

— Quelques démons ont été aperçus dans la campagne, assez loin à l’intérieur de notre royaume. Sans doute des rescapés de la bataille du fort d’Udeiröde. 

Il marqua une pause, semblant s’assurer de la justesse de ses paroles.

— Ils marchent sur la capitale. C’est délirant, je sais. Ils ne sont guère plus que quatre ou cinq mais ils courent bel et bien vers Jivude, sans s’arrêter, en esquivant les troupes envoyées à leur rencontre. On les annonce à moins de deux jours de la cité. Ils seront fléchés à vue, c’est entendu, mais leur détermination m’inquiète. 

Il s’arrêta et me fixa longuement. Ses yeux roulèrent d’un côté et de l’autre pour revenir vers moi. Il m’ordonna enfin :

— Prenez une épée pour les prochains soirs. Une vraie, pas un sabre d’entraînement.

— Craignez-vous quelque chose en particulier ?

— Non. C’est une consigne que je donnerai aux nobles du palais. Il y a un mystère dans cette course folle et je n’aime pas ça. 

La décision du Seigneur d’armer tous les nobles de la cour révéla au grand jour une menace habilement cachée depuis des semaines. Une onde de frayeur secoua le palais. Si la panique dominait les courtisans, elle stimula les envies de gloire des chevaliers audacieux. L’annonce fut l’occasion d’organiser le grand divertissement du moment, une chasse aux démons aux portes de la citadelle. Ceux-là qui hurlaient à la catastrophe le matin même, étaient parmi les plus pressés d’en découdre, sans doute entraînés par l’effet de masse, ou plus certainement pour conjurer leur propre peur.

De mon côté, je rangeai dans ma chambre une épée trop grande empruntée à la salle d’armes. Luwaly n’était nullement affectée par l’effervescence environnante, rien ne prenait la priorité sur ses lectures. Par curiosité plus que par inquiétude, je lui demandai si elle comptait dormir sans armes ces nuits prochaines.

— Je serais bien incapable de m’en servir, répondit-elle. Je la voyais mal en effet tendre une épée pour se jeter à grands cris sur une bête féroce. J’allai me coucher lorsqu’elle ajouta de son visage impassible :

— Et puis tu es là pour nous protéger. 

La remarque me flatta.

— Je te remercie de ta confiance, j’essaierai d’en être digne si le moment se présente. Ceci étant, tu devrais au moins prendre un couteau.

— Tu me rappelles ma sœur. 

Une once de nostalgie glissa dans ses mots, si subtile que je doutai de mon intuition. Surprise de cet élan de confidence, j’attendais de nouvelles révélations. J’oubliais qui était devant moi.

Nous nous couchâmes et passâmes une nuit des plus reposantes.

Le lendemain, la fièvre guerrière affolait encore le palais. Des équipages s’élançaient avec des meutes de chiens dont les aboiements résonnaient depuis les portes de la ville jusqu’à celles du palais. Je croisai Suwamon qui déambulait, l’air désabusé. J’avais peine pour lui. La folie de ses sujets ruinait sa propre chasse.

Il retrouva son visage dur de souverain à l’arrivée d’un cavalier lui rapportant la progression des monstres. Seule bonne nouvelle, l’un d’eux avait été abattu, bien maigre consolation lorsque trois ou quatre autres avaient été aperçus au pied même des murailles.

Tous les chasseurs, aussi bien ceux de la grande battue seigneuriale que les nobles téméraires, rentrèrent au crépuscule avec pour seul trophée un tigre bleu dont les mâchoires auraient pu broyer le crâne d’un homme.

Il ne faisait plus aucun doute que les créatures cherchaient à pénétrer dans la cité. Plusieurs avaient été vues à rôder autour des enceintes et à fuir en couards à la première flèche tirée. Avec la proximité des fauves, l’exaltation de la chasse avait laissé place à l’inquiétude. Nous nous sentions assiégés par une poignée de démons fantomatiques.

Suwamon avait retrouvé son entrain en même temps que la cité, son calme. Il avait décidé de passer la nuit sur les remparts du palais en armure de guerre, persuadé que l’objectif des félins se trouvait derrière cette ultime enceinte.

Mon parrain parcourait les remparts, accompagné de deux généraux, dont le premier officier Nöwesayel. Il encourageait les hommes à rester sur leurs gardes, plaisantait pour détendre une atmosphère pesante, avant de lancer une sévère critique contre un soldat somnolent. Il donnait parfois des ordres brefs et précis à des messagers qui couraient les transmettre à l’autre bout du château. Lorsque la distance était trop importante, des signaux lumineux clignotaient d’une tour à l’autre.

Cela m’effarait. Tous les cinquante pieds, des feux étaient allumés qui éclairaient le bas des remparts et jusqu’aux premières maisons à quatre toises de là. Le chapelet de foyers cerclait le palais de perles étincelantes posées sur le chemin de ronde. Depuis la fenêtre de ma chambre, je distinguais leurs lueurs chancelantes qui disparaissaient par moments. Il y avait quelque chose de vivant dans ces éclats en parfait accord avec les bruits de la nuit, une présence bienveillante qui gardait la cité des intrus et des dangers du dehors. Je passai de longues minutes, accoudée au rebord de la fenêtre à guetter les palpitations de cet être étrange, vite bercée par la lente respiration du soir.

Un sourd tumulte s’éleva de la ville basse, alla croissant jusqu’à pouvoir discerner les cris des capitaines qui donnaient l’ordre de barricader une rue ou de courir à une autre. Les cors et les gongs d’alarme résonnèrent depuis les quartiers ouest, lieu d’une intrusion où convergèrent les trois compagnies de la capitale.

Je ne pouvais qu’imaginer le désordre au-dehors. Ma chambre offrait une vue limitée sur les murailles du palais d’où se détachaient des silhouettes affairées. Se découpant de la voûte parsemée des éclats bleutés des feuilles-miroirs, Suwamon était terrible et magnifique. Les plates de son armure étaient dessinées avec minutie sur un voile de nuit, transfigurant l’homme en une créature fabuleuse dévouée à la guerre.

La chose venait. À mesure que passaient les minutes, les clameurs se rapprochaient du château. Je pouvais presque suivre l’avancée des démons aux cris d’effarement. Les bêtes avaient escaladé les fortifications extérieures avec une formidable agilité. Puis elles s’étaient enfoncées dans la cité en bondissant de toit en toit, sans se soucier des gardes lancés à leurs trousses et ignorant les flèches qui avaient manqué plusieurs fois de les atteindre. Un démon avait été abattu en plein saut. Les créatures n’étaient plus qu’à quelques vingtaines de toises du palais, là où les attendaient les plus habiles guerriers de la seigneurie.

Contaminée à mon tour, l’excitation me démangea le bras et titilla mes jambes. Je multipliai les allers-retours entre la fenêtre et mon lit sous les draps duquel j’avais rangé mon épée.

Aveugle à l’agaçant ballet joué sous ses yeux, Luwaly restait stoïque, allongée dans notre lit, un livre entre les mains. Je l’ai imaginée un jour sans son éternel accessoire : le résultat ressemblait à une chimère dénaturée qui me dissuada de renouveler l’expérience.

L’on s’agitait sur les murailles. Je crus même entendre des rugissements et le bruit de lames maniées hors de leurs fourreaux. L’on courait dans les jardins. Je vis des hommes d’armes se hâter sous nos fenêtres pour porter renfort à ceux qui combattaient non loin de là. N’y tenant plus, je revins vers le lit, cette fois-ci résolue à empoigner l’épée. Luwaly poussa un grognement lorsque je remuai la paillasse pour l’en extraire.

— Enfin tu te décides, maugréa-t-elle. Je l’entendis à peine et me retournai vivement vers la fenêtre.

Le hasard voulut que je tinsse l’épée garde contre moi au moment où je l’aperçus. Je n’aurais sans doute jamais trouvé la force et le courage de m’emparer de mon arme si je ne l’avais déjà eue entre les mains. La silhouette se découpait sur le rebord de l’ouverture, trapue, les jambes pliées pour éviter de trop courber le dos. L’un de ses bras s’agrippait à la voûte quand l’autre tenait une prise à côté de ses pieds.

L’ombre insondable se découpait sur fond de nuit qui, en comparaison, semblait plus claire que l’aurore. Je crus d’abord à un homme, un soldat qui aurait pénétré dans notre chambre par la fenêtre avec une extraordinaire audace. Je me ravisai vite. Ses mouvements n’avaient rien d’humain, pas même ceux de ces ermites retournés à l’animalité dans les rameaux immatures.

Je pensais plutôt à un grand singe. Là encore je me trompais.

Lorsqu’il s’avança dans la lumière du foyer, j’eus un mouvement de recul, la lame de mon épée collée à ma joue. Sans la voir, je devinai au ton de sa voix l’expression horrifiée de Luwaly. « Un Sans-visage ». Ces mots s’étaient échappés dans un souffle d’agonie.

Après coup, les connaissances de ma compagne de chambre, puisées dans les lectures dont elle abusait, n’avaient rien de surprenant. Je la remerciai presque d’avoir su placer un nom sur cette créature, comme si la définir la rendait moins redoutable.

Il est des termes qui révèlent leurs pouvoirs sitôt énoncés. Sans-visage est de ceux-là. Il n’y avait en effet meilleure description pour ce monstre. Malingre et chétif, ce corps n’était qu’une peau verte ressemblant à s’y méprendre à la mousse d’un épais sous-bois, posée sur un squelette qu’une incroyable magie empêchait de s’écrouler. Ce qui servait de tête était la chose la plus étrange qui m’avait été donné de voir. Cette face était lisse depuis le haut du crâne où bataillait une dizaine de poils qu’un analogisme hasardeux qualifierait de cheveux, jusqu’au menton – ou du moins ce qui en tenait lieu. Seule une arête à peine marquée dessinait un semblant de nez et deux fosses plus petites que des têtes d’épingle servaient a priori d’yeux. Il y avait bien une bouche, une fente sans lèvre visible lorsqu’elle bougeait.

Je sentis venir un haut-le-cœur. Ce corps vaguement humain aurait été plus supportable s’il avait été surmonté d’une tête d’auroch ou d’autres animaux notoirement malfaisants. Rien de cela ici. Le Sans-visage était dénué d’expression, et bien malin celui qui prétendait lire ses intentions amicales ou hostiles, si bien qu’il n’inspirait rien d’autre que du dégoût.

L’étrange visiteur demeurait immobile, aussi repris-je peu à peu mes esprits. Je repositionnai ma garde de manière plus offensive, appuyée par une féroce grimace de combattant.

Mes efforts pour recouvrer mon aplomb furent réduits à néant lorsque la créature se mit à parler. Je ne mens pas. Peu ont eu l’occasion de croiser un Sans-visage et moins encore lui ont fait la conversation. Je comprends donc que l’on mette en doute mes propos. Toutefois, j’engage mon honneur : le Sans-visage parla d’une voix rauque, à demi éteinte, comme soufflée dans un cor sylvestre depuis ses Enténébrées natales.

— Êtes-vous l’enfant chéri ? 

J’étais trop tendue pour rétorquer quoi que ce fût. De toute manière, même sereine, j’aurais été bien en peine de répondre à une question incompréhensible. Le Sans-visage ignora mon mutisme et répondit à sa propre interrogation d’un ton convaincu.

— Assurément vous l’êtes. La Sève Royale a une odeur plus forte que les embruns de l’océan inférieur. 

Il avança d’un pas, son menton tendu pour m’examiner, ignorant mon bras armé que je levai pour mieux frapper.

— L’enfant chéri n’a pas été appelé ? Fâcheux. Très fâcheux.

Il parut réfléchir, puis reprit d’une voix presque joyeuse qui rappelait celle du chancelier Rifesey.

— Trop tôt, évidemment. L’heure viendra, il le faut. Elle ne peut s’abandonner sans union. 

Aussi soudainement qu’il était venu, son enthousiasme passa et la créature redevint morose (autant que je crus le comprendre).

— Mais rien ne dit que ce soit le bon… Un seul enfant chéri sera choisi.

— Qui êtes-vous ? me hasardai-je, fatiguée de ce monologue. Il parut alors redécouvrir mon existence.

— L’enfant chéri n’a pas à connaître mon nom. Je suis sans importance.

— Quand bien même, dis-le-moi.

— Beaucoup dont la mémoire devrait être gardée n’ont pas de nom, plus encore en ont que l’on souhaiterait oublier.

— Il me plaît de me souvenir de toi. Je n’étais pas sûre d’être tout à fait honnête, mais l’inconnu ne le remarqua pas.

— Donne-moi ton nom ou je t’en inventerai un.

— Grand honneur que vous me faites.

— Tu t’appelleras Nëjose, la chose verte.

— Je m’appelle Nëjose, fit-il avec autant de conviction que si le patronyme lui avait été donné à la naissance.

— Tu as participé à la bataille d’Udeiröde ? lui demandai-je.

— La bataille ? Ah oui, il y en a eu une. J’ignore comment elle s’est achevée. J’ai laissé les hordes sitôt l’entrelacement franchi.

— Que veux-tu ?

— Je viens quérir l’enfant chéri. Hélas, j’ai failli…

— Comment cela ? Qui est l’enfant chéri ? 

Sourd à mes questions, Nëjose fixait le sol en marmonnant.

— Un étranger au parfum de fronde de fougère juvénile est venu en cette contrée. Mon maître a suivi son périple alors qu’il rôdait dans les nuages, il y a de cela une lune.

— Un homme ? Vous faites erreur. C’est une femme qui se tient devant vous. 

Je me gaussais intérieurement de cette audace. Le mot femme sortait de ma bouche avec la saveur d’un fruit immature que l’on ne peut s’empêcher de goûter malgré l’interdit.

— Pistils et étamines ornent parfois des fleurs différentes, rétorqua le Sans-visage. Elles n’en demeurent pas moins fleurs de la même espèce. Vous êtes l’enfant, l’odeur ne trompe pas.

— En quoi avez-vous failli, Nëjose ? 

Ses épaules frissonnèrent de plaisir à l’énoncé de son nom.

— Vous ne correspondez pas. Mon maître voulait parler à l’enfant choisi, pas à un simple enfant chéri. Vous n’avez pas même été appelée.

— De quoi parlez-vous ?

— Pourtant, il n’y en a pas d’autres ici. Le maître vous a bien sentie. Clarté honnie ! Cruel dilemme. Il sera furieux d’apprendre qu’il s’est trompé, mais plus encore si je lui désobéissais.

— Qui est votre maître ? 

Il releva la tête pour me fixer dans les yeux. C’était certes chose impossible, pourtant il me sembla que deux lueurs craintives clignotaient au fond des orbites évidées.

— De lui, vous ne souhaitez pas connaître le nom.

— Laissez-moi en juger. 

Histoire d’appuyer ma requête, j’élevai ma lame en tierce, prête à frapper d’un coup de tranchant qui aurait décapité la triste créature. De l’esbroufe ! Une candeur intacte retenait mon geste figé en une menace qui, je l’espérais, donnerait le change.

— Même les plus grands démons fuient mon maître, expliqua-t-il, lugubre. Jamais un humain n’a pu lui survivre, encore moins le nommer. 

La piètre comédienne que j’étais laissa transpirer un frisson dans la voix.

— Et les démons, ont-ils un nom pour le désigner ?

— Dans votre langue, cela se traduirait par Mangeur d’Âme. 

Seule la rigidité des muscles frappés de tétanie maintenait encore ma garde. Les mots ont décidément une force immense. Mangeur d’Âme. Clair et simple. Abominablement descriptif. Mon esprit tenta bien de coller des images sur ce nom, avant de renoncer devant l’ignominie.

— Vous dites qu’il veut me rencontrer…

— Il m’a envoyé quérir l’enfant chéri qui selon lui devait être choisi.

— Par qui ? 

Je n’aurai jamais cru combien deux épingles scintillantes de perplexité auraient pu à ce point me rendre stupide.

— Okateï, voyons ! dit-il simplement. Ne seriez-vous pas un enfant chéri ? Auriez-vous l’odeur sans les dons ? 

Je ne répondis pas. Je refusais d’admettre ce que je savais au fond de moi depuis longtemps.

— Choisi pour quoi ?

— Okateï choisit des humains dans un seul but, pour la défendre.

— Vous parlez des Seigneurs ?

— Je ne sais pas trop. Les Unis n’ont pas l’odeur que le Maître m’a donnée à humer. De toute manière, vous n’avez été ni appelée, ni choisie. Je suis embêté, ce n’est pas ce que le Maître avait demandé. Il n’en demeure pas moins que vous êtes l’enfant chérie qu’il a sentie. Vous devriez le rencontrer, ainsi nous serons fixés.

— Et si je ne lui conviens pas, comme vous le craignez ?

— Je ne prendrai pas le risque de parler en son nom, mais il est probable qu’il vous tuera. 

Un rire nerveux ruina ma garde, la pointe de mon épée sur le sol, contre toute prudence. Autant qu’il fût possible d’interpréter son hochement de tête, Nëjose était interloqué. Le Sans-visage avait beau parler ma langue mieux que certains courtisans, il n’y avait pour lui aucune différence entre ma mort et celle d’une vache ou d’un poulet.

Ce rire libéra en une fois la tension accumulée et vida du même coup l’énergie de mon corps. Je m’écroulai dans un fauteuil où je retrouvai peu à peu mon calme. Je répondis d’un air épuisé :

— Comment disiez-vous ? C’est fâcheux.

— J’en conviens et croyez bien que je le regrette.

— Votre maître acceptera sans doute d’attendre qu’Okateï me choisisse, si telle devait être sa décision.

— Quand Okateï vous choisira ? Je doute que cela lui convienne. Il n’y a aucune garantie que l’Arbre-Mère jette son dévolu sur vous.

— Votre maître acceptera, dis-je d’une voix que j’espérais aussi assurée que possible. Douterait-il de ses propres intuitions ? 

L’argument sembla porter. Le Sans-visage hésita, muet et immobile. Peaufinant mon rôle de guerrière sûre de son droit, je me levai et remis la lame au fourreau en claquant la garde plus que nécessaire. L’émissaire n’avait toujours pas répondu quand je rétorquai d’un ton ferme :

— Rapportez cela à votre maître. Je le rencontrerai lorsque le moment sera venu.

— Il ne vous appartient pas d’en décider.

— À lui non plus. Okateï est seule maîtresse de nos destinées, ici comme dans les Enténébrées. 

J’espérais ne pas me tromper, car si je l’affirmais sans détour, je me reposais sur des dogmes contestables. Nëjose ne tiqua pas et je fus rassurée que même les créatures de l’obscurité montrent si ce n’est du respect, du moins de la considération pour l’Arbre-Mère.

L’agitation allait croissant au-dehors. Les gardes avaient achevé la plupart des démons et donnaient la chasse aux rares qui erraient encore dans les jardins. Je ne doutais plus que les tigres bleus n’aient eu d’autres objectifs que de permettre au Sans-visage de me rencontrer. Ce constat m’effraya, car sans en avoir la confirmation, je savais que ces fauves avaient payé de leur vie cette folle aventure.

Le bruit des hommes en armure remontait par la fenêtre et bientôt il y eut une exclamation. La silhouette de l’intrus avait été aperçue, ma chambre serait bientôt bondée de soldats échauffés par le sang versé.

— Que décidez-vous ? demandai-je, consciente de ma position de force. Vous devriez fuir avant que cette pièce soit envahie.

— Je transmettrai vos paroles, dit-il, pas le moins du monde troublé par sa situation.

J’acquiesçai. Il s’engouffra par la fenêtre avant de disparaître en un battement de paupière. Presque simultanément, cinq guerriers suivis de près par Suwamon forcèrent la porte à grand renfort de cris vengeurs. Ils restèrent interdits face au curieux tableau : Luwaly calfeutrée dans le lit, le visage dissimulé derrière son livre, et moi, la lame dans son fourreau, la figure sans doute aussi stupide que la leur. On hurla au monstre à l’extérieur, il n’en fallut pas plus pour attirer les hommes d’armes au galop. Suwamon m’observa d’un œil circonspect.

— Il était là, n’est-ce pas ? 

Je ne cherchai pas à nier, l’effet eût été dévastateur sur la confiance que m’accordait le Seigneur de Jivude.

— Que voulait-il ?

— Parler, répondis-je avec aplomb.

— De quoi ?

— Je n’ai pas bien compris. 

Suwamon me dévisagea d’un air méfiant. Il jeta un œil rapide sur Luwaly qui s’enfonçait de plus en plus derrière sa reliure, espérant peut-être pouvoir disparaître complètement. Un soldat entra, annonçant que le fugitif avait franchi l’enceinte pour retourner dans la ville. Suwamon répondit un « j’arrive » distrait et recula jusqu’à la porte sans jamais lâcher le blanc de mes yeux. Il détourna son regard au dernier moment, avant de partir au pas de course.

Nous restâmes, Luwaly et moi, pétrifiées sans oser quitter nos talismans, à l’une le fer, à l’autre le papier. Nous nous taisions mais nos respirations se comprenaient et nous sûmes le moment propice avec une curieuse certitude.

— Qui es-tu ? me demanda Luwaly en abandonnant enfin son ouvrage dans l’épaisseur des draps.

Je ne répondis pas, ne sachant moi-même quoi dire.

— Un Sans-visage ! Jamais je n’aurais cru en voir un jour.

— Que sais-tu d’eux ?

— Ce sont des porteurs de mauvaises nouvelles, souvent les ambassadeurs des armées ténébreuses lorsqu’elles veulent se parer de civilités. Que voulait-il dire en affirmant que tu étais une enfant chérie ? 

Un silence pesant s’installa, un silence que Luwaly appuyait d’un regard plus perçant qu’une haie de lances. Ce soir-là, je découvris vraiment ma compagne de chambrée. Celle que j’avais prise pour une gentille rêveuse s’était muée en inquisitrice farouche. Je compris immédiatement qu’il était inutile de lui mentir. Peut-être espérais-je aussi trouver du réconfort après avoir passé un pacte qui me terrorisait. Rapidement, je décidai de tout lui raconter, sans les réserves prises avec Suwamon.

— Je peux entendre l’Arbre-Mère. J’ai encore des progrès à faire mais l’on me prête des capacités inhabituelles.

— Tu es une chamane ? Non, cela ne se peut puisque tu es noble.  Elle fut alors prise d’une illumination.

— Tu es une Prophétesse ! 

Le qualificatif me fit bondir.

— Non, surtout pas ! 

C’était le cri d’une conscience en lutte depuis des années contre cette crainte jamais formulée. Luwaly se perdit dans ses réflexions sans entendre mon exclamation outragée.

— Un Sans-visage… murmura-t-elle.

— De quoi parles-tu ?

— Je pensais à cette histoire du Seigneur Suide qui parlementa avec un Sans-visage. Dans la plupart des contes, ces monstres viennent narguer les assiégés. Ce n’est pas le cas ici. Le Sang-visage était venu rencontrer la reine pour la prévenir et trouver une solution à un incendie qui frappait la Branche et les Enténébrées. Ce conte est célèbre pour être le seul à évoquer la rencontre pacifique entre un humain et un démon. Finalement, l’improbable duo en appelle à l’Arbre-Mère pour résoudre le problème. 

Je fus stupéfaite.

— Connais-tu le conte de Törwaly ? demandais-je.

— Bien sûr.

— Törwaly aussi a rencontré Okateï dans ses rêves pour mettre fin à une sécheresse. Mon ancien précepteur faisait des recherches sur les mythes et légendes, celui-ci en particulier. Il n’a pas eu le temps de me l’expliquer, mais il a dû trouver un lien entre mon don et ce conte. 

Luwaly commenta à mi-voix :

— J’ai lu quelque chose à ce sujet. Les Aërlydes sont persuadés que certaines histoires ont été inspirées par l’Arbre-Mère. Des fables mystérieuses, un Sang-visage qui veut te faire rencontrer un Mangeur d’Âme. Je réitère ma question : qui es-tu ? 

Cette énigme embarrassait mon esprit depuis des années. Il devenait impérieux d’y répondre.

Chapitre XV

Tempête dans le lointain

Mon attitude n’avait certainement pas changé en une nuit, pourtant je constatai dès le matin une lueur ravivée dans le regard de Luwaly. À moins que cette flamme ait toujours existé, dissimulée derrière ces couvertures de cuir inexorablement dressées devant son visage. Il me fallut quelques jours pour m’habituer à cette jeune fille qui, sans son indissociable manuscrit, m’était devenue étrangère. Je découvris le timbre de sa voix jusque-là si rare au point de la penser muette, et me surpris à y découvrir mon nom répété sans cesse comme la chose la plus précieuse au monde.

Depuis cette fameuse nuit, je ne pouvais me coucher sans me plier au rituel des questions, souvent personnelles, quelquefois indiscrètes. Sous l’emprise d’un étrange enchantement, je répondais sans retenue. Étaient-ce ses intonations narcotiques qui me poussaient à me livrer ou le soulagement d’avoir trouvé un déversoir à mes propres interrogations ?

Je ne réalisais pas encore combien la jeune fille s’était immiscée en moi, jusqu’au soir où je m’aperçus qu’elle comprenait mes pensées mieux que moi-même. Une semaine s’était écoulée depuis le début de nos confidences quand elle murmura à moitié pour elle-même :

— Ta mère est morte à ta naissance, ton frère t’a été enlevé, ton père a décidé de ton éducation et a tracé la voie à prendre. Depuis ton enfance, tu contemples ta vie telle une suite d’évènements sur lesquels tu n’as aucune prise. Tu suivras le chemin balisé. Tu as peur mais ça te convient. Plus de question à se poser, tu mèneras la vie simple des serviteurs sous les ordres d’un maître. 

Le constat de Luwaly me frappait de stupeur. J’avais l’impression d’être déshabillée et traînée de force devant un miroir pour observer un hideux reflet. Loin de s’arrêter, la jeune fille prolongea le supplice.

— Oui, ça te convient, dit-elle, mais tu es mal à l’aise. Tu sens confusément que tu mérites mieux que cela. Quels que soient les ors et les soieries au bout du chemin, tu as envie de les atteindre sans emprunter les voies royales. En les conquérant de tes propres mains, quitte à te frayer un chemin à travers les ronces. Alors, lorsque ton précepteur croit lire ton avenir dans les contes anciens ou lorsqu’un Sans-visage s’introduit dans ta chambre, tu rêves d’un destin grandiose, loin de tout ce qui t’a été dicté. Tu décides d’affronter l’inconnu. Mais cette seule idée t’effraie.

— N’en ferais-tu pas de même ?

— Dans mon cas, la question ne se pose pas. Sitôt mon Initiation terminée, on me mariera pour le bien du royaume et de la famille. Je me connais assez pour savoir que je serais piètre conseillère et inutile courtisane. Servir ma Branche en forgeant une durable alliance est le mieux que je puisse espérer. Revenons-en à toi. La question ne se pose pas en ces termes : quand bien même serais-tu une enfant chérie, une parmi des milliers, crois-tu être spéciale ? Unique ? Pour quelle mission Okateï t’aurait-elle choisie ? Et pourquoi toi ?

— Okateï désigne bien les Seigneurs.

— Certes. Elle nomme les monarques car elle a besoin d’hommes et de femmes pour défendre les bourgeons qui fleurissent sur ses rameaux. En effet, elle en pioche un parmi des centaines. Il y a un poste à pourvoir et pour faire le meilleur choix, Okateï organise non pas une élection mais une sélection. Il n’y a jamais d’élu, juste un gagnant. Souviens-toi de cela car ainsi raisonne l’Arbre-Mère : seuls survivent les meilleurs.

— C’est cruel… murmurai-je à mi-mot.

— Oublie ces notions humaines. Okateï n’a ni pitié ni cruauté. C’est une déesse sans conscience de sa propre existence.

— Tu blasphèmes. 

Luwaly rit.

— Tu es à Jivude ! Le sanctuaire de l’hérésie. Si tu savais ce qu’on trouve dans ses bibliothèques. 

Je fus choquée par ces paroles mais n’en montrai rien tant la jeune fille assise en tailleur sur le lit me fascinait. Couvrant ma pudeur, je tirai à moi la couverture jusqu’à m’emmitoufler le nez. Son fou rire passé, elle reprit d’un ton posé.

— Je veux bien admettre que tu sois mêlée à une affaire d’importance en rapport avec l’Arbre-Mère. Tu es impliquée dans un jeu peu ordinaire dont nous ignorons à la fois les règles et les participants. Si tu as réellement envie d’être l’élue (il y avait du sarcasme dans sa voix), il va falloir résoudre ces mystères. Si ton précepteur avait raison, des indices se cacheraient dans les contes et les légendes. 

Elle s’écroula sur le lit, rivée vers le plafond avec un sourire béat. Elle resta muette un moment, emportée dans un univers inaccessible aux esprits rationnels.

— Évidemment, il va falloir faire des recherches. 

Sa phrase resta en suspens dans l’attente d’une réponse implicite qui tardait à venir. Hésitante, je demandai :

— Veux-tu m’aider ? 

Elle tourna vers moi un visage radieux. Elle poussa un soupir de contentement précédant un silence si profond que je crus un instant l’âme de Luwaly partie avec ce dernier souffle.

— Luwise, c’est la terreur et non la peur qui t’attend si tu t’engages sur cette voie. Tu as encore le choix d’ignorer les recherches de ton précepteur et la rencontre de ce Sans-visage. Tu peux suivre la route tracée par ton père. Elle ne sera pas plus simple mais sans doute plus sûre et l’horizon plus clair.

— Je me suis déjà engagée sur ce chemin. J’ai donné ma parole au démon. Mon âme est dans ma gorge, aucun de mes mots ne sort dont je n’ai accepté les conséquences. Sans oublier que Nibe est mort pour ce mystère. Jusqu’aux dernières heures, il a cru en moi sans savoir de quoi il relevait. S’il fallait une autre raison que ma fierté et mon orgueil, donner un sens à ce sacrifice serait ma motivation. 

Luwaly acquiesça. Cette nuit-là, nous restâmes face à face jusqu’à ce que le sommeil nous trouve, scellant dans cet échange silencieux un serment qui se voulait éternel.

L’incursion des démons au sein même de Jivude fut rapidement oubliée, remisée aux côtés des automnes passés et des journées envolées. Comme les brises de printemps balayent les dernières feuilles mortes, une nouvelle rumeur s’était emparée de la cité, la couvrant de frissons enfiévrés qui lui faisaient perdre la raison.

Le Haut Régent Kawalië venait de mourir. Un messager de Difunason, dont Jivude était le vassal, avait annoncé la nouvelle que tous redoutaient depuis des mois et requerrait la présence du Seigneur Suwamon auprès de son suzerain.

Le départ du maître de Jivude fut fixé pour la semaine suivante, le temps de mettre en ordre les affaires du domaine et d’organiser le voyage. C’est au cours d’une de ces réunions préparatoires qu’il me fit mander.

— Luwise, me dit-il en détournant à peine les yeux des habits d’apparat présentés par des serviteurs, vous m’accompagnerez sur la Neuvième Branche de l’Est. C’est l’occasion parfaite pour vous initier aux affaires politiques.

— La Neuvième Branche de l’Est ? 

Je ne dissimulai pas ma joie. Mon parrain me ramena à plus de retenue.

— Ne vous bercez pas d’illusions, nous ne nous rendrons pas à Palwite. Ceci dit, il est très probable que nous croisions votre père.

— Merci, Suwamon-tame.

— Ne me remerciez pas. Rien de bon ne sortira de ces entretiens, je le crains. 

Il me donna ses dernières directives, puis me congédia. Je quittai la salle en me retenant de danser, mais ne pus effacer ce visage lumineux qui intrigua autour de moi tout l’après-midi.

L’équipage fut apprêté trois jours plus tard. La galère seigneuriale, celle-là même qui m’avait conduite sur la Quatrième Branche de l’Est, avait été armée pour deux semaines de traversée. Les dockers chargeaient les derniers vivres lorsque se présentèrent le souverain et sa suite. Une vingtaine de chevaliers assurait son escorte, parmi lesquels Ärlorive. Son père en revanche resta à quai, Suwamon lui ayant confié la défense du pays.

Le Premier Serviteur fit ses adieux aux membres de la cour venus le saluer, et termina par son chancelier qui, plus que d’habitude, arborait un air grave. L’Arbre-Mère aurait été rongée en son sein par la vermine qu’il n’aurait pas été plus austère.

— Mon bon Rifesey, lança Suwamon avec empathie, je vous confie une nouvelle fois les clefs du palais. Briquez-le soigneusement et n’y faites pas entrer n’importe qui.

— Et vous, ne vous laissez pas entraîner dans une énième folie.

— Okateï porte nos vies, elle en dispose selon ses vœux.

— Bien fou celui qui court vers le bord de la Branche quand celle-ci s’étend encore devant lui.

— Rifesey, ne me laisserez-vous donc jamais le dernier mot ?

— Si seulement cela pouvait nous épargner le pire. 

Suwamon lui posa une main confiante sur son épaule puis donna le signal du départ. Nous nous éloignâmes sous des acclamations bien tièdes, ne trouvant guère mieux que des sourires frileux.

Nous longeâmes d’abord la Quatrième Branche de l’Est pour bifurquer vers le Sud et nous aventurer dans les nimbes de la mer d’éther. Lorsque les derniers reliefs de la côte se confondirent avec le voile étoilé de la sphère sylvestre, j’eus un sentiment d’arrachement qui me surprit d’autant plus que notre destination était ma région natale. Je pris conscience de la morosité générale et mesurai à quel point elle déteignait sur moi. Les raisons de ce voyage demeuraient confuses dans mon esprit. Seule leur gravité s’imposait à moi à travers les traits tirés du capitaine de vaisseau, le manque d’enthousiasme de l’équipage et les absences de Suwamon qui s’isolait des journées entières dans sa cabine.

Cette traversée fut d’un ennui mortel et j’eus sans doute succombé sans mon soupirant pour me tenir compagnie. Ce fut une agréable surprise, Ärlorive se révéla galant homme et excellent camarade. L’exiguïté du navire ne laissait plus de place à son habituelle insolence. Je dois avouer que faute d’occupations, ses fréquentes visites offraient des bouffées d’air appréciables. Sous n’importe quel prétexte, un bref échange d’assaut pour entretenir notre bras ou une simple discussion accoudée au bastingage, il trouvait l’occasion de m’aborder, illuminé par ma seule présence. J’arrivais à un âge où ces petits détails émoustillent les cœurs de fierté et nous font rougir de honte sitôt en avoir pris conscience.

Ärlorive m’était à ce point devenu essentiel que j’attendais sa venue avec impatience et m’offusquais presque de ses retards. Mon aîné s’excusait maladroitement, spectacle qui déridait un tant soit peu les témoins de passage. Son amabilité nouvelle m’inquiétait presque.

— Devrais-je abandonner ce surnom de Solinam pour vous appeler par votre prénom, Ärlorive ? Qu’avez-vous fait de votre insolence ?

— Souhaitez-vous la retrouver ?

— Non pas, le noble chevalier est un rôle qui vous convient d’autant mieux. Dites-moi simplement où elle s’en est allée.

— Le culot n’était-il pas nécessaire pour vous approcher, Palwiteno Tawide ?

— Peut-être. Usez-vous à chaque fois de si rustres stratagèmes ?

— J’aurai du mal à vous répondre. Je ne suis pas coutumier du fait.

— Ainsi vous vous entraînez à courtiser auprès de vos cadettes. Les erreurs sont mieux pardonnées par les jeunes filles que par les grandes dames. 

Je repensai à ces discussions surprises dans les bouches de courtisanes qui voyaient dans le fils du premier officier un excellent parti. Une idée s’imposait par-dessous les plaisanteries acerbes attrapées aux détours d’un couloir : Ärlorive jouait finement en se liant à la princesse de Palwite que certains pressentaient comme l’héritière du trône. Je niais ces viles tactiques sans parvenir à les repousser complètement. Cette pique lancée avec malice avait pour seul but de sonder le jeune chevalier.

Ärlorive fut troublé, son allure martiale s’évaporant au seul mot courtiser. Il y avait quelque chose de candide dans son expression, presque féminin. Je m’attendais à voir cette ingénue se pâmer et s’évanouir d’émoi. Heureusement, il n’en fut rien. Ärlorive se contenta de chanceler sur la corde de la virilité et de raffermir sa position en se raclant la gorge avant de poursuivre sur un ton si grave qu’il en devenait comique. Il me faisait rire.

— Décidément, vous êtes sans pitié.

— Bénissez l’Arbre-Mère que je ne sois pas cruelle. 

J’arborai un sourire narquois de vainqueur auquel il répondit par un haussement de sourcil dépité. Je changeai immédiatement de conversation sans laisser à ma victime le temps de retrouver ses marques.

— Il me tarde d’arriver. Ce voyage me pèse. Je trouve l’éther bien lourd ces temps-ci.

— Les humeurs de chacun suintent et se condensent autour de nous. Vous avez raison, l’air est pénible à respirer. Je doute cependant que les vents balayent cette ambiance une fois au port.

— La mort du Seigneur Kawalië est-elle une chose si grave qu’elle accable à ce point tous les monarques ?

— Détrompez-vous, certains doivent se réjouir. Hélas, vous avez raison sur le fond, la mort du Seigneur Kawalië est un évènement qui va redessiner la face du monde. Kawalië-tame était le plus puissant monarque des Branches du Nord et comptait ses vassaux par dizaines. Seul son éternel rival, le roi Seïosu, également souverain de la ramure du Nord, lui disputait le titre de Haut Régent de l’Arbre-Mère, le Seigneur des Seigneurs. Après des années de guerres auxquelles participèrent votre père et son prédécesseur, Kawalië vainquit son rival. Si tous les houppiers n’étaient pas sous sa domination, du moins son alliance était-elle la plus imposante. À présent que son ère s’achève, tout ceci est remis en cause. Plusieurs vassaux n’obéissaient à Kawalië-tame qu’en respect de traités signés après de cuisantes défaites ; à n’en pas douter, un affaiblissement du pouvoir central donnera des envies d’indépendance à certains. Et encore, si cela se limitait à des conflits locaux… Plus grave serait une scission de l’alliance. J’ignore encore le nom du nouveau dirigeant de la Dix-huitième Branche du Nord, mais l’on murmure qu’il serait faible, qu’Okateï se serait fourvoyée.

— C’est une hérésie. Okateï ne se trompe jamais.

— Ses choix ne sont jamais mauvais. Néanmoins, nul ne sait si ce sont les meilleurs. Quoi qu’il en soit, plusieurs Seigneurs refuseraient de prêter allégeance à ce nouveau souverain. La Neuvième Branche de l’Est, qui était toute entière sous la coupe de Kawalië, devra faire un choix. Jivude, elle-même vassale de Difunason, une cité majeure de votre rameau, devra se plier aux décisions de ses maîtres.

— Elle pourrait se rebeller et bafouer son serment.

— Suwamon-tame ne le fera pas. Il négociera éventuellement sa neutralité, mais jamais il ne brisera sa parole. 

Je dévisageai Ärlorive qui avait soudain abandonné ses manies timorées et puériles pour se perdre dans le lointain. Je ne le reconnaissais plus. Était-ce bien le même jeune homme qui, quelques minutes auparavant, se confondait en maladresses adolescentes ? Ou encore ce garçon qui avait bravé sa timidité pour m’approcher avec insolence ? Ärlorive était tout cela à la fois, un homme aux reflets d’innocences. Je l’observai avec curiosité et restai un long moment ainsi sans qu’il s’en aperçoive, perdu dans ses songes.

Nous abordâmes les côtes de la Neuvième Branche de l’Est au onzième jour du voyage. Le rameau de mon enfance ne m’avait jamais semblé aussi triste que ce matin-là. Les brumes accrochées ici ou là sur les reliefs le paraient de manteaux chagrins miroitants de divers gris. Nous longeâmes la rive pour remonter vers Difunason où nous attendait le suzerain de Suwamon.

La forteresse protégeait le huitième nœud du rameau. Je n’étais jamais remontée si loin en amont et je fus estomaquée de découvrir sur mon propre houppier une cité qui n’avait rien à envier à Jivude. L’étalage de dorure et de marbre jusque dans la plus petite ruelle tentait de faire oublier les dimensions modestes de la ville qui, en comptant les faubourgs, atteignaient à peine la moitié de sa vassale. Pour toute la Neuvième Branche, Difunason était porteuse d’ambitions autant que de craintes depuis qu’un entrelacement avec la Huitième Branche se formait. Bien des années seraient nécessaires pour que le pont devînt praticable. Néanmoins, en cette heure capitale, nul ne se souciait des conséquences de cette nouvelle géographie.

La délégation de Jivude fut accueillie dès son amarrage par le maître des lieux en personne. Même du haut de la passerelle qui menait au quai, Luwebiane-tame imposait le respect. Réputé à travers la Ramure de l’Est pour sa sagesse, celui que beaucoup considéraient comme le doyen des Seigneurs brillait par sa vigueur de corps et d’esprit que ses cinquante-huit années n’avaient pas altérée. À l’image de sa coiffe seigneuriale, sa barbe blanche soigneusement taillée commençait à tirer vers le jaune-vert annonçant le retour des beaux jours.

Lorsque Suwamon arriva à la hauteur de son suzerain, il se pencha de moitié.

— Qu’Okateï bénisse votre Lignée, Luwebiane-tame.

— Qu’elle éclaire vos ancêtres et protège vos descendants. Je suis ravi de vous voir, Suwamon-tame. Comment se porte Jivude ? Un messager m’a rapporté l’attaque d’une armée de démons.

— Ils ont été repoussés. Les garnisons et les patrouilles ont toutefois été renforcées aux abords de l’entrelacement d’Omaïdüe.

— Que l’Arbre-Mère nous garde des Enténébrées. Jivude servira de modèle à Difunason. Ici aussi un entrelacement se noue. Laissons cela pour le futur, le présent est déjà suffisamment inquiétant. Nous allons vous conduire à vos appartements où vous aurez loisir de récupérer de votre voyage. Nous tiendrons conseil demain matin.

— Grâce vous soit rendue, Seigneur. Permettez-moi de vous présenter cette jeune demoiselle. Peut-être la connaissez-vous déjà. Il s’agit de Luwise Sofunada, fille de Särise-tame de Palwite. 

Le grand Luwebiane-tame m’adressa un sourire accompagné d’un hochement de la tête que je pris pour une gracieuse révérence.

— Luwise Sofunada. C’est un honneur de vous rencontrer, Palwiteno Tawide. Votre père attend sans doute votre arrivée quelque part dans le château. 

Cette nouvelle me transporta de joie et me fit oublier pour un temps la gravité du moment.

— Honneur et lumière sur mes ancêtres, dis-je avec révérence.

— Force et vigueur à mes descendants. 

Le vieux souverain posa sa main sur ma tête courbée. Jamais elle ne trembla et je sentis le tonus de ses muscles en contradiction avec les rides de son visage. Nous ne nous attardâmes pas davantage et sitôt que Luwebiane eut donné ses ordres, tout l’équipage fut conduit dans les luxueuses chambres d’ami dont regorgeait le palais.

Le soir même, je me mettais en quête de mon père que je découvris finalement dans le grand hall en pleine discussion avec ses pairs. Si mon cœur voulait libérer ces jambes parcourues de fourmillements, le nombre de coiffes aux couleurs de feuilles juvéniles clouait mes pieds et scellait ma voix. Ce ne fut que lorsque Suwamon, arrivant derrière moi, héla l’assemblée, que mon père se retourna et m’aperçut.

Comme à son habitude, pas une ride ne se plissa et seule la langueur du battement de ses paupières trahissait la joie que lui apportaient ces retrouvailles. Cela suffit à me combler. Il salua mon parrain puis me fit signe d’avancer.

— Chers amis, permettez-moi de vous présenter ma fille, Luwise. 

Je balbutiai les formules d’usage, impressionnée par tant de représentants de l’Arbre-Mère. De loin le benjamin, Suwamon dénotait au milieu de ces vénérables souverains. Cette assemblée me faisait l’effet d’un conseil de hêtres et de chênes dont les bois avaient vu passer plus de saisons que n’en compte une vie d’homme. Ils retournèrent mon salut avec bienveillance. Il y en eut même un pour me féliciter de cette chasse mémorable qui, à l’évidence, avait déjà fait le tour de Difunason.

Hormis ce Seigneur au regard en coin, l’on m’ignora bien vite. Vraisemblablement, le nouveau souverain de Palasiwayel ne faisait pas l’unanimité. Mon père se gardait de tout commentaire. Il suivrait la décision du conseil quand bien même celui-ci l’eût conduit à sa chute.

Lorsque tous convinrent qu’il était tard et que la réunion du lendemain serait éreintante, mon père daigna m’accorder toute son attention. Il prit des nouvelles de ma santé et se renseigna sur ma vie à Jivude. Je me hâtai de le rassurer, dissimulant ce qui n’avait lieu d’être évoqué, à commencer par ma rencontre avec le démon vert. En revanche, je me répandis en détail sur ma vie quotidienne. Je peignais de longs portraits de Luwaly, Ärlorive, Nöwesayel ou encore du chancelier Rifesey qui sous mes mots se changeait en personnage de farce. La reine Nëdawiven et les princes Vün et Tilysëd eurent droit au plus flamboyant des tableaux. Suwamon eut un rire clair et chantant en entendant si enthousiaste description de sa cour.

Nous aussi conclûmes que l’heure n’était plus aux veillées. Les deux rois m’accompagnèrent jusqu’à mes appartements où mon père s’attarda un peu plus que nécessaire, trouvant toujours une nouvelle question qui relançait ma narration. Suwamon dut insister pour que Särise se retire enfin. Sans doute le maître de Jivude avait-il longtemps attendu ce moment, car la porte n’avait pas encore été refermée qu’il murmura imprudemment :

— Särise-tame, je dois m’entretenir avec vous en privé.

— J’ai également des choses à vous dire, mais pas ici, pas maintenant. L’aube est bien meilleure pour les confidences.

— Au chant du coq, alors. Dans le pré de la lice.

— Amenez votre arc. Il arrive d’y croiser un faisan. 

Je n’ai jamais guetté le chant du coq avec autant d’attention. J’étais si nerveuse que je me réveillai une heure avant les premières lueurs de l’aube. La voûte sylvestre se parait encore du bleu profond de la nuit lorsque je me postai aux portes du palais, à l’abri derrière une colonnade dans l’espoir de surprendre les deux chasseurs.

Je les vis en effet apprêter leurs montures et s’en aller vers le pré de la lice au petit trot. Je les suivis à bonne distance et dissimulai mon renard sylvestre dans un bois aux abords du pré. Je compris rapidement que le lieu avait été choisi avec soin. Suwamon et Särise marchaient au cœur d’une vaste clairière sans le moindre obstacle, son centre à plus de cent pas du premier arbre.

Loin de me laisser abattre, je tentai de m’approcher en rampant dans les hautes herbes. Par chance, je ne croisai aucun oiseau dont l’envol effrayé aurait trahi ma présence. Le talent autant que ma bonne fortune contribuèrent au succès de mon entreprise et je parvins suffisamment près des deux Seigneurs pour discerner des bribes.

— A-t-il avoué ? demanda Suwamon.

— Non, mais l’identité de ses commanditaires ne fait aucun doute.

— Craignez-vous qu’ils récidivent ?

— Certainement.

— Bien que Jivude soit une zone franche, les murailles de la cité ne les arrêteront pas, vous le savez. N’y a-t-il pas moyen de prévenir Sutanal ? Qui autre que la capitale des Îles des Vents pourrait museler ces chiens ?

— J’ai entendu dire que cette faction dissidente des Éclairés gagnait en puissance d’année en année. Même la caste des Avisés, pourtant la plus concernée par notre sort, n’osera se la mettre à dos, dit Särise d’un air désabusé. Nibe avait peut-être raison... Il souhaitait emporter Luwise pour la protéger de son peuple, l’emmener loin de moi alors qu’elle est tout ce qu’il me reste. Je ne lui ai jamais pardonné. Si j’avais su… 

La voix de mon père s’éteignit dans un murmure.

— Il est trop tard, dit-il avec force. Ils la traqueront où qu’elle se trouve.

— Luwise vivra-t-elle donc en permanence avec un couteau sous la gorge ?

— Elle deviendra une guerrière, la mort sera sa plus proche suivante. Elle devra s’appuyer sur sa force et la fidélité de ses compagnons. Pour le moment, ces deux boucliers demandent à être forgés. Jusqu’à ce qu’ils soient achevés, nous devons les remplacer. Suwamon, emmenez-la où ils ne pourront l’atteindre.

— Est-ce vraiment ce que vous voulez ? Elle courra des dangers plus grands encore. 

Särise ne répondit pas par des mots. Il resta perdu dans ses pensées, semblant ignorer ce qui l’entourait. Pourtant, il décocha une flèche avec célérité lorsqu’un faisan s’éleva des broussailles, et s’il manqua sa cible, ce fut à cause de celle de Suwamon qui abattit le volatile un quart de seconde plus tôt.

Särise ne félicita pas son compagnon pour sa prouesse bien que, j’en étais certaine, nulle jalousie ne l’habitât. Silencieusement, ils allèrent récupérer leur trophée. Les lèvres demeurèrent scellées jusqu’à leur retour, mutisme rompu par la décision de rentrer.

Mon arrivée par les jardins à une heure si matinale frappa l’assemblée. Je fus plus surprise encore de découvrir au sein de la délégation de Palwite un homme (car c’est ce qu’il était devenu) que je n’attendais plus. Nortenam portait les couleurs orangées de la garde seigneuriale et suivait son souverain à moins de deux pas derrière lui.

Je courus vers lui. Lorsque je m’aperçus du monde alentour, je me tournai aussitôt vers mon père et fis mine de n’avoir jamais eu d’autre envie que de lui parler. Särise fut étonné de ce brusque élan affectueux mais ne s’en offusqua pas, visiblement heureux par cette démonstration passionnée, tolérable chez une fille de douze ans.

— Bonjour, père, dis-je pour masquer mon embarras.

Il me salua à son tour en posant doucement sa main sur mon épaule. Je souris alors à Nortenam sans dissimuler le bonheur dont sa présence m’emplissait. Le prince du sud resta stoïque et me salua à peine. Je devinai cependant, derrière ses traits froids, la fin d’une attente de quatre années qu’il n’avoua jamais.

— Ton Initiation s’est enfin achevée ? lui demandai-je. Les années comptent-elles plus de jours en cette contrée ?

— Certaines choses doivent être menées jusqu’à leur terme. Wasay-tame ne pouvait me libérer plus en avance.

— Luwise ! 

Suwamon me rappela auprès de lui avec autorité. Il me sermonna ensuite, assurant que ma cavalcade dans le hall était indécente. Je me moquais bien de cette opinion, plus inquiète du visage froid d’Ärlorive qui suivait des yeux le garçon au teint hâlé. Je doute que Nortenam s’en rendit compte.

Au déjeuner du matin succédèrent des discours généraux, conclusions des débats enflammés des jours passés, puis vint le moment des entretiens particuliers. À la demande de Suwamon, je fus invitée à assister à celui entre Luwebiane et son vassal. Il était désormais conclu qu’en dépit des divergences de vues entre les fiefs, le houppier allait demeurer fidèle à l’alliance. La Neuvième Branche avait négocié son allégeance contre une plus grande autonomie, ainsi que des droits sur certains domaines du Sud, preuve s’il en était besoin de l’affaiblissement des successeurs du Haut Régent.

Luwebiane accueillit Suwamon dans un bureau donnant sur les jardins. Il lui proposa un fauteuil que le maître de Jivude refusa, ignorant l’insulte faite à son suzerain qu’il coiffait d’une tête. Suwamon paraissait sûr de sa force.

— Vous avez eu vent de notre alignement, déclara le Seigneur Luwebiane.

— En effet. J’ai également surpris des commentaires sarcastiques sur le nouveau souverain de Palasiwayel, répondit Suwamon.

— Oui, un bien jeune Seigneur, tout juste initié. Il se nomme Jinsinëd et a été formé à la voie des mots. Il a de l’esprit, dit-on. C’est déjà ça. 

Le sourire sarcastique du doyen en disait long sur le fond de sa pensée.

— Pourquoi le suivre si vous avez si piètre opinion de lui ? demanda Suwamon.

— Il reste le chef de la première alliance transversale de la Ramure Septentrionale. Même si l’éclat de Palasiwayel ira en s’éteignant, nos alliés comptent dans leurs rangs les seigneuries les plus puissantes. De plus, il va sans dire qu’il n’est pas dans les habitudes de la Neuvième Branche de l’Est, et moins encore dans celles de Difunason, de parjurer. Qu’en est-il de Jivude ?

— Luwebiane-tame, vous savez le respect que je vous porte, à vous et à votre Lignée. Mon cœur me pousse à vous soutenir mais ma raison me retient : un nouveau front vient de s’ouvrir ; je ne peux dégarnir les marches pour guerroyer dans le Nord ou ailleurs.

— Je sais vos difficultés et nous n’avons aucun intérêt à ce que Jivude sombre dans les Enténébrées. Toutefois, votre cité a une force militaire sans commune mesure avec la plupart des royaumes de la Neuvième Branche de l’Est. Elle pourrait même rivaliser avec notre cité mère. Je ne veux pas vous saigner à blanc, mais votre suzerain vous demande de prouver votre fidélité. La flotte de Jivude serait précieuse pour accoster les rameaux dissidents alors qu’elle sera de peu d’utilité contre les démons. 

Mon parrain afficha une moue chagrinée.

— La flotte garde les côtes de la Quatrième Branche de l’Est depuis la cité mère jusqu’au septième nœud. Je ne peux hélas trop la dégarnir. Nos voisins nous sont hostiles.

— Suwamon-tame, pour que cette triste affaire ne s’éternise pas sur des années, nous avons besoin des forces de la première armée de la Quatrième Branche de l’Est. Le monde tel que nous le connaissons périra avec cette guerre. Les alliances seront refondues, des batailles à venir dépendront les rapports de force de demain. Je souhaite autant de fortune à ma Branche qu’à la vôtre et afin de vous montrer que je ne suis pas ingrat, je vous propose un accord que seul un fou refuserait : combattez avec nous aujourd’hui et je promets de vous libérer de votre serment d’allégeance une fois la tourmente passée. 

Il y eut un silence.

— Moi, Luwebiane Nada Susay-Nashly-Fonda, Seigneur de Difunason, Doyen parmi les Sages, dont jamais la parole n’a été prise en défaut, jure de briser la vassalité de la cité de Jivude au plus tard dans neuf années. Si je devais rejoindre l’Arbre-Mère avant l’heure convenue, mes successeurs respecteront mon testament. J’engage en ce jour mon honneur et celui de ma Lignée. Pour prix de sa liberté, je demande une nouvelle preuve de la loyauté et du dévouement que notre vassal a montré jusqu’à ce jour, et sa complète obédience dans les épreuves à venir. Suwamon-tame, que répondez-vous à votre suzerain ? 

Le jeune souverain resta un moment sonné par la proposition, doutant de ce qu’avaient entendu ses oreilles. Il s’humecta les lèvres et se racla la gorge d’un air gêné. C’était bien la première fois que je le voyais déstabilisé. Il tomba à genoux.

— Luwebiane-tame, je crois en votre parole. Jivude vous suivra jusqu’aux confins du monde si cela s’avérait nécessaire et soyez assuré que même une fois notre liberté recouvrée, nos peuples ne cesseront jamais de clamer leur amitié. 

Lorsque Suwamon se releva, les deux hommes échangèrent quelques mots, feignant la désinvolture du quotidien. En les voyant marcher côte à côte si heureux l’un et l’autre, j’y voyais l’image d’un père et de son fils. Une famille que la guerre ne tarderait pas à déchirer.

Chapitre XVI

La mort et les ténèbres

Les nouvelles que rapportait Suwamon à son peuple furent accueillies avec circonspection. Beaucoup mirent en doute les promesses du Seigneur de Difunason et ne voyaient que cette guerre vers laquelle s’engouffrait Jivude. Le Bras de l’Arbre-Mère, pour une fois soutenu par son chancelier, fit taire les médisants. J’avoue que je fus soulagée par cette mise au clair, car en critiquant la parole d’un vieil homme, les nobles de Jivude mettaient aussi en doute l’honneur de la Neuvième Branche de l’Est, ma Branche.

— Jamais notre suzerain n’a failli à ses serments et Idatanal attache aux paroles plus de valeur qu’à l’or. Si celle-ci est prise en défaut, la cité mère punira le menteur, qu’il s’agisse d’une seigneurie de son houppier ou d’un pays étranger. 

Ainsi parla mon parrain.

Dès lors, plus aucune opposition ne fut tolérée. Les rares nobles à encore émettre des critiques furent mutés dans des provinces isolées de la seigneurie. Jivude se prépara à la guerre avec autant d’acharnement que si son propre territoire allait être envahi. On leva cinq nouvelles compagnies de sept cents hommes chacune qu’il fallut former et équiper en quelques mois. Face à cette tâche que d’aucuns considéraient impossible, plusieurs centaines de mercenaires furent recrutées.

Je suivais ces préparatifs dans leurs moindres détails, assistant aux entraînements des troupes, à la mise en place de la logistique, aux entretiens stratégiques entre généraux et officiers, et jusqu’aux tractations marchandes sur les coûts des victuailles pour un an d’expédition. Je me passionnais pour tout ce que je voyais, ayant l’impression d’appartenir à une entreprise qui dépassait le simple individu. Ces chiffres, ces calendriers, ces contraintes matérielles dont l’aspect le plus négligeable se révélait parfois un écueil redoutable me donnaient le vertige. Lorsque je demandais à Suwamon s’il était nécessaire d’accorder autant d’importance aux détails, il me répondit cette petite phrase :

— Les guerres se perdent faute de flèches, de renforts et de nourriture ; force et courage s’évanouissent lorsque l’on a le ventre vide. 

Au moindre répit, je retrouvais Luwaly qui était devenue pour moi plus qu’une sœur. Le mur qui nous avait un temps séparées semblait n’avoir jamais existé. Nous parlions certes des recherches de ma compagne de chambre, mais pas uniquement. Nous passions des heures dans notre grand lit sans parvenir à trouver le sommeil, racontant nos vies jusque dans leur intimité. Nous parlions à tour de rôle, sans jamais nous interrompre, emmitouflées dans nos couvertures et chuchotant à voix basse de peur d’être surprises par un fantôme.

Au cours de l’une de ces confessions, Luwaly me conta l’histoire de sa famille. Elle me sidéra à ce point que j’eus honte de la relative simplicité de mon existence.

— Mon père fut un des plus grands courtisans d’Orutory sous le règne de Tilida-tame. À cette époque, les Seigneurs Kawalië et Seïosu se disputaient la main mise sur la Cinquième Branche du Nord, encore non alignée. La famille Vëda est l’héritière d’une longue tradition de diplomates et il apparut naturel que mon père représente notre cité lors des négociations. Il devint vite évident que nous ne pourrions conserver notre neutralité. Les choses eurent été plus simples si nous avions été un petit fief de la canopée, ou si notre Branche s’était ralliée unanimement au même camp. Hélas, les hommes oublient souvent leur bon sens. 

Elle prit une inspiration avant de continuer.

— Notre cité mère s’était rangée du côté de Seïosu et à sa suite, tous les domaines périphériques. Les grandes seigneuries intérieures remettaient en cause le jugement de leur ancêtre. Elles espéraient, disait-on, la voir rapidement envahie par les Enténébrées afin que le deuxième nœud lui succède. Cela eût sans doute été mieux.

— Mon père avait sa préférence pour le Seigneur Kawalië, tout honnête homme qui le connaissait pourrait l’assurer. Il alla contre sa nature pour respecter l’allégeance de notre pays à ses ancêtres et à notre cité mère. Cette décision dictée par l’honneur, mon père la prit seule, sans en référer à son souverain qui lui avait donné plein pouvoir en la matière. Orutory entra donc dans l’alliance de Seïosu, soulevant un tollé à la cour. Tilida-tame qui s’était défaussé sur son courtisan, incapable de prendre une telle décision de lui-même, se montra néanmoins valeureux en défendant mon père contre l’ensemble de la noblesse. Il réussit même à rassembler l’armée derrière lui. Si le Seigneur Tilida n’entendait rien en politique, du moins savait-il mener les hommes.

— La guerre commença. Une guerre terrible où nous assassinions nos ancêtres et nos descendants sans remords. Les combats tournèrent rapidement à l’avantage des fiefs dissidents groupés sous la bannière de Kawalië. Tilida tomba au cours d’une bataille et avec lui, l’union sacrée qui muselait la noblesse. Immédiatement, notre seigneurie changea de camp. La cité mère céda en moins d’un an, aussi lasse que le reste du houppier de cette campagne fratricide.

— À la fin de la guerre de la Cinquième Branche du Nord, le Seigneur Kawalië demanda un tribut pour punir notre domaine de sa trahison. Nous dûmes payer et fûmes vassalisés par Palasiwayel. Évidemment, il fallait un bouc émissaire sur qui déverser la rancœur de notre noblesse. Mon père en fit les frais. Le nom des Vëda de la Cinquième Branche du Nord fut entaché par la faute d’un seul. Mon père, sa femme et ses enfants furent de facto réduits au rang le plus misérable de l’aristocratie. Encore aujourd’hui, nous n’avons pas le droit de paraître à la cour, nous ne bénéficions d’aucune bourse seigneuriale, et nous maintenons un semblant de dignité grâce aux seules productions de nos terres. Le manoir familial se dégrade un peu plus chaque hiver. Il m’est même arrivé de mendier.

— De mendier ! 

La chose paraissait tellement inconcevable pour une fille de la noblesse que je me demandai si Luwaly se jouait de moi.

— Oui, en quelque sorte, ricana-t-elle. J’étais encore toute jeune fille et je ne me rendais pas compte de ces choses. J’avais vu un inam à qui l’on donnait du pain les jours de marché. Il était estropié et restait là, en tendant la main pour quémander. Il avait une sorte de talent, puisque les passants le prenaient facilement en pitié. À cette époque, il nous arrivait de n’avoir qu’une soupe à dîner. Je trouvai la prouesse si extraordinaire que je m’échappai de la garde de ma mère et me mis aux côtés du vilain. C’était incroyable, je n’avais qu’à lever les yeux, à exhiber mes joues efflanquées pour arrêter les badauds et me voir offrir un quignon de pain !

— Je te laisse imaginer la fureur de ma mère lorsqu’elle me découvrit ainsi ! Personne ne m’avait reconnue, l’honneur de mon père demeurait intact. Pourtant, ma mère n’en eut cure. Ignorant les témoins de l’humiliante scène, elle m’attrapa par le bras en me hurlant dessus de ne plus jamais recommencer. Je ne comprenais pas où se trouvait le mal, mais les larmes sur le visage rougi de ma mère furent pour moi la plus violente des corrections. Ce jour-là, j’appris la notion de fierté.

— Mon père ne sut jamais cette mésaventure. Il était alors sous le choc de sa déchéance. Seul son espoir de retrouver un jour son rang le retenait du suicide. J’ai grandi avec ces mots : restauration de l’honneur perdu. Chacune de nos actions, chacune de nos paroles devait redorer le blason familial. Encore aujourd’hui, cette idée fixe guide ma vie. Je ne serai jamais une grande courtisane, je le sais. Je ne peux me battre qu’avec les rares armes en ma possession.

— Lesquelles ?

— Ma féminité. Je n’ai pas honte de le dire, par mon mariage, je ferai oublier l’opprobre jeté sur les Vëda. J’ai un avantage sur les autres filles : la plupart d’entre elles subiront un mariage arrangé ; pour ma part, la mauvaise réputation de ma famille m’obligera à arranger le mien. Au moins, j’aurai le choix. 

J’avais peine à croire que ces mots sortaient de la romanesque Luwaly.

— Tu songes déjà au mariage ? m’étonnai-je.

Malgré mon attirance naissante pour la gent masculine, l’idée de m’unir à un autre me semblait lointaine et irréelle.

— Luwise, j’ai bientôt quatorze ans. Dans un peu plus de deux ans, je terminerai mon Initiation et je serai en âge de me marier. La vie est courte. Avec la guerre qui s’annonce, nombreux seront les combattants à attendre une descendance pour trépasser sans regret sur un champ de bataille. Je me vois très bien en veuve. 

Je ricanai devant la moue narquoise de mon amie, mais cette vision m’horrifiait. Danser avec la mort l’épée à la main me semblait naturel, badiner avec sa propre vie avait un côté malsain.

— Tu es cynique.

— Ce monde est cynique, répondit-elle. Il n’y en a que pour la Branche, la Branche et la Branche. Même l’Arbre-Mère est finalement secondaire. L’homme dans tout cela est une quantité négligeable, une ressource au même titre que la pierre, le bois ou les vivres.

— Tu blasphèmes.

— Je te l’ai dit. Nous sommes à Jivude, il est toléré de blasphémer.

— Je ne suis pas d’accord. Tous les mariages ne sont pas arrangés. Mon père aimait vraiment Litfër. 

Ma colère était sincère. Luwaly m’avait piquée au vif en me crachant son mépris pour notre société. Elle le sentit et m’adressa un sourire de sympathie pour calmer ma mauvaise humeur.

— Je connais l’histoire du Seigneur Särise, dit-elle. Il a épousé son amour de jeunesse, la fille du souverain voisin. On raconte que durant son Initiation, ton père envoyait au moins deux lettres par jour, même lorsqu’il était au front. Quand il retournait chez lui, il passait ses nuits sur la selle de son skwirid pour aller et revenir de Tilsabily à Palwite.

— C’est ce qu’on raconte.

— Je crois en l’Amour et je veux bien admettre que certains l’éprouvent pour d’autres humains. En ce qui me concerne, j’en ai déjà un : les livres. Ils m’offrent les plus belles romances qu’il me serait possible de vivre en mille vies, et plus d’aventures que ne pourrait en conter le premier officier de Jivude.

— Que penses-tu d’Ärlorive ? lançai-je négligemment.

— Un chevalier parmi d’autres. Il a la jeunesse pour lui à défaut de l’expérience. 

Je restai sans répondre. Mon silence fit tiquer Luwaly qui soupira les reproches qu’elle n’osait formuler.

— Franchement, qu’a-t-il pour plaire hormis un physique convenable ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. Il m’amuse. Il est si niais par moments, avant de se perdre dans ses songes et de s’éloigner jusqu’à oublier ma présence. À croire que j’aime ce qui s’efface.

— Pauvre de toi.

— J’ai revu Nortenam à Difunason. Lui aussi est distant, il l’a toujours été. Un âne a plus de conversation que lui. Mais il y eut cette fois, sur la branche de la Vieille Dame, où il me donna sa flûte… 

Ma phrase mourut, dans mes souvenirs.

— J’admets qu’il fut chevaleresque, déclara Luwaly. Sans doute ce Nortenam a-t-il plus de charisme que le fils de Nöwesayel. Toutefois, entre un captif et l’héritier du premier officier de Jivude, il n’y a pas longtemps à hésiter. D’autant que Nortenam t’a pratiquement ignorée à Difunason. Ce n’est pas le genre à te courir après et à tout risquer pour te sauver, à l’inverse de sieur Ärlorive. 

Je ne la détrompai pas. Je rectifiai tout de même un point.

— J’ai toujours considéré Nortenam comme un frère.

— Qui t’a laissé en émoi lorsque tu le revis après quatre années de séparation !

— Il en serait de même si Inasu se présentait devant moi !

— J’attends de voir. 

Par souci d’apaisement, Luwaly baissa d’un ton avant de reprendre.

— Admettons. Soutiendrais-tu qu’Ärlorive est, lui aussi, un frère à tes yeux ? 

Je restai muette.

— C’est bien ce que je dis, conclut-elle. Tu es mal partie. Rien que d’y penser, cela m’épuise. Si tu le veux bien, nous en reparlerons plus tard. 

Elle se mit sur son autre côté, me tournant ainsi le dos, et bientôt sa respiration se fit plus régulière. Longtemps je peinai à trouver le sommeil, les visages des deux chevaliers tourbillonnant devant mes yeux avec celui, de plus en plus effacé, de mon frère envolé. Pour compléter ce ballet de nobles traits, trônait au centre une quatrième figure, celle d’un jeune inam aux fossettes creusées d’un sourire chagrin. Je tentai de l’étouffer en plongeant ma tête dans l’oreiller, en vain.

Jivude continuait de se préparer à la guerre et chaque jour amenait son lot de contingents. Nous chevauchions souvent avec Suwamon, Nöwesayel et de nombreux officiers sur les champs d’entraînement où les fantassins nouvellement recrutés s’exerçaient aux manœuvres et mouvements de troupes. Ce fut également l’occasion pour moi de découvrir ces multiples formations aux noms d’animaux auxquelles on prêtait divers avantages offensifs ou défensifs. Les mots de Suwamon me marquèrent profondément par leur humilité :

— Lors d’une bataille, la force ou l’art de l’épée sont rendus au second plan, un chevalier est nu sans les soldats qu’il commande. Il nous appartient de les comprendre et de nous faire comprendre aussi naturellement que nous levons le bras. Autrement, la confusion, puis la peur et enfin le chaos s’invitent dans les rangs. Sur un champ de bataille, il n’y a ni nobles, ni inams, juste une poignée d’hommes qui refusent de mourir.

— Une telle union ne serait-elle pas également souhaitable en temps de paix ? demandai-je, impressionnée par la coordination parfaite des centaines de soldats.

Suwamon me dévisagea, surpris de cette remarque inattendue. Il prit le temps de la réflexion avant de répondre.

— Question intéressante. Ne vous leurrez pas, jeune fille. Ce que vous voyez là est le résultat d’une discipline sévère et implacable, indispensable face à un ennemi commun. Employez ces méthodes sur vos gens et vous aurez une émeute en moins d’une année que nul ne pourra blâmer. Il y a cependant une chose valable en temps de guerre comme en temps de paix : assurez-vous de toujours garder le respect de vos hommes. 

Des nouvelles régulières nous parvenaient de la Neuvième Branche de l’Est. La situation se dégradait de semaine en semaine. Des rameaux entiers, en plus de quelques cités isolées, avaient annoncé leur scission. Si certaines avaient négocié habilement leur retrait pacifique de l’alliance, beaucoup de vassaux bafouaient leur serment d’allégeance, persuadés de tenir facilement tête à ce Seigneur de pacotille. Ces outrages intolérables entraînèrent une déclaration de guerre officielle émise dans les premiers jours du mois de Fructification. Ce n’était plus qu’une question de semaines avant que Difunason mobilise son vassal.

Suwamon m’avait fait mander ce jour-là. Mon parrain se trouvait en tenue dans la salle d’armes et me conviait à une leçon particulière. Le grand hall était déserté tant les chevaliers étaient accaparés par l’organisation des armées. Seule une dizaine de novices continuait à s’entraîner sous les yeux acérés de leurs maîtres d’armes.

Lorsque je fus prête, je me présentai devant mon parrain que je saluai avec respect. J’étais un peu mal à l’aise car il était bien rare que Suwamon me donne personnellement des leçons, charge d’ordinaire déléguée à Nöwesayel. J’affichai néanmoins un sourire béat. Tilysëd et Vün, les deux fils de Suwamon, délaissèrent leurs exercices pour observer leur père et son élève.

— Luwise, vous savez vous battre sans nul doute. Il vous manque certes des connaissances, aucune plus utile que celle que je vais vous enseigner maintenant. Je vais vous apprendre à tuer.

— Tout votre talent, toute votre science dans l’art de l’épée vous seront parfaitement inutiles si vous arrêtez votre geste au moment de pénétrer les chairs, si le sang ne souille pas votre lame et n’imprègne pas votre odeur. Pire que cela, vous mourrez pour avoir refusé de donner la mort. Ce que vous allez découvrir aujourd’hui n’est plus l’art de l’épée, c’est le fardeau du guerrier. Prête à commencer ? 

J’acquiesçai, la poignée serrée jusqu’à fusionner avec elle. Nous commençâmes à échanger des coups sans conviction. Soudain, je touchai l’épaule de mon maître avec une facilité déconcertante.

— Que croyez-vous érafler ici ? gronda Suwamon. N’oubliez pas que votre adversaire sera couvert d’une armure. Visez les points de faiblesse. 

Illustrant ses propos, il dégagea sa lame de bois pour venir entailler le creux de mon aisselle avant même que je ne puisse esquisser une parade.

— Vous venez de perdre un bras. À moins d’un rapide garrot, vous mourrez en quelques minutes. Les intérieurs des membres sont des cibles de choix, les veines et les artères y courent en surface. Si vous frappez le dessus d’un bras, l’entaille ne sera pas aussi dommageable. 

Sans prendre la peine de se replacer, il releva son épée et décrivit un petit cercle qui amena le tranchant sur le bas de mon ventre. Une fois de plus, il eût été vain de tenter la moindre esquive.

— Le bas du plastron est davantage ouvert que les jointures des plates sur le torse. À moins d’un coup d’estoc difficile, le buste est généralement bien protégé. En revanche, une blessure au ventre est souvent mortelle, à la suite d’une agonie lente et douloureuse. Si vous avez un semblant de pitié, vous achèverez celui que vous venez d’éviscérer. 

Il acheva sa démonstration en reculant d’un pas pour libérer son bras et asséner un coup foudroyant qui s’arrêta à un quart-de-pouce de ma gorge.

— Le cou assure une mort immédiate. Cette attaque est risquée car elle brise la défense en dévoilant les cibles basses. Vous devrez compter sur l’efficacité de la préparation, la rapidité et la qualité de votre assaut. N’oubliez jamais : les faiblesses de vos adversaires sont aussi les vôtres. 

Il me fit signe de recommencer. Je m’appliquai à atteindre les parties du corps que mon maître m’avait désignées et bientôt j’eus quelques succès. La lame frappa le creux du coude avec tant de mollesse que je la sentis à peine.

— Lamentable, lança Suwamon. Vous infligerez de maigres égratignures avec une telle fureur. Oubliez qui je suis. Tant que je dresse cette lame devant vous, je ne dois plus exister à vos yeux. Votre adversaire doit être une simple silhouette, une ombre avec des bras et des jambes aux mouvements précis qui vous informeront sur la prochaine attaque. Dès lors que cette face aura des traits humains qui feront naître haine ou compassion, le prochain coup risque d’être le dernier. La voie de l’épée seule n’est rien. Niez l’humanité de l’autre, et vous maîtriserez la voie du carnage. 

Suwamon était un excellent professeur, et moi, une élève assidue. Au regard des années écoulées, mon parrain serait flatté de voir son enseignement appliqué avec une telle efficacité. Mes victimes, beaucoup moins.

Au mois des Moissons, le dernier de l’été, les premières troupes de Jivude embarquèrent pour la Neuvième Branche de l’Est où se rassemblait l’armée. Plusieurs officiers quittèrent la ville en même temps que leurs soldats, devançant leur Général qui avait encore des préparatifs à mener. Suwamon m’apprit que je l’accompagnerais sur le front, attachée à sa garde personnelle, théoriquement loin des affrontements. Cette nouvelle me surprit à moitié. Mon apprentissage des mois précédents avait trait exclusivement à la guerre.

L’on s’habitue à une idée comme l’on apprivoise un animal, avec patience et persévérance. Mon inexpérience des combats nourrissait une frayeur mêlée de curiosité qui sous-estimait grandement la terrible réalité. J’acceptai donc l’ordre de mon parrain avec innocence et me préparai au mieux dans une certaine mesure.

Étrangement, ma mobilisation prochaine dérangeait davantage Luwaly, non qu’elle s’inquiétât pour moi, plutôt que mon absence la gênât. Je crus d’abord à la tristesse de voir partir sa seule amie, mais je compris vite que je contrariais plutôt ses recherches en quittant la cité.

Tout le temps pris à m’entraîner, à suivre l’enseignement militaire et politique de Suwamon, Luwaly le passait à la bibliothèque à tenter de résoudre le mystère qui m’entourait. Nous parlions rarement de ses investigations. Les fois où je m’y hasardais, je me heurtais à de vives remontrances. Je me résolus à éviter le sujet, laissant à ma compagne de chambrée le soin de s’y engager en premier.

Chaque envol de galère décomptait les jours avant le départ de Suwamon et avec lui, le mien. Cette échéance motiva Luwaly qui, avant même de refermer la porte du couloir, me déclara tout de go :

— Luwise, qu’en est-il de Shanyröde ? As-tu travaillé ton don ? As-tu franchi les différents obstacles qui te séparent de l’antichambre de l’Arbre-Mère ?

— Pourquoi me demandes-tu ça si soudainement ?

— C’est la clef. J’ignore encore de quoi il retourne, mais tu subiras les évènements si tu ne maîtrises pas ce don, et pas dans le bon sens pour toi, je le crains.

— De quoi parles-tu ? 

Luwaly soupira, exaspérée par ma niaiserie.

— Le conte de Törwaly, celui du Seigneur Suide, j’ai cherché ce qui pouvait les unir, expliqua-t-elle. Ils ont des points communs avec d’autres légendes. Je me suis donc concentrée sur ce qui était le plus atypique. Tout d’abord, tous deux parlent de catastrophes. Le premier décrit une sécheresse qui ravage la Branche, le second un incendie frappant autant le monde éclairé que les Enténébrées. Ce deuxième point est essentiel : dans ces deux histoires, et contrairement à beaucoup de légendes, les Enténébrées ne sont pas présentées comme l’ennemi mais comme une victime. En vérité, la victime est l’Arbre-Mère dans son ensemble.

— Qu’est-ce que c’est ? Une prophétie ?

— Non, et sans aucun rapport avec ce que nous appelons les Prophètes. Les Prophètes étaient des libres penseurs, des utopistes. Parce qu’ils étaient des enfants chéris en lien avec Okateï, ils s’imaginaient pouvoir remodeler le monde suivant leurs idéaux. Certains prônaient plus de justice, d’autres l’union des peuples, quelques-uns souhaitaient même instaurer des tyrannies éclairées. Tous ont semé le chaos le temps d’être vaincus, et l’on considère désormais qu’un noble avec le don d’entendre les sèves est une menace que les Aërlydes se font un point d’honneur d’éradiquer. 

Je repensai à la discussion matinale entre mon père et Suwamon, quelques semaines plus tôt. Une faction aër au moins en voulait à ma vie, c’était avéré. Eseï avait probablement découvert mes dons que Nibe lui avait cachés.

— Non, poursuivit Luwaly. Les Prophètes suivaient leurs ambitions. Ils œuvraient pour eux-mêmes. Ici, il s’agit de répondre à un rendez-vous.

— De la part de qui ?

— D’Okateï évidemment. 

Luwaly leva les yeux avec une moue désabusée. Elle persévéra pourtant.

— Ne savais-tu pas qu’elle inspire les poètes ? Comme l’éther offre des visions aux chamans et la prescience aux Aërlydes, l’Arbre-Mère peut insuffler ses pensées aux artistes qui les interprètent à leur manière. L’art a toujours été sacré.

— À qui s’adresse ce rendez-vous ? demandai-je.

— Les personnages de ces contes, Törwaly, le Seigneur Suide entre autres, désignent une seule et même personne, c’est flagrant. Qui sait ? Toi peut-être, dit-elle avec malice.

— Comment peux-tu dire ça ?

— J’essaie juste d’être optimiste. Ces personnages renvoient à quelqu’un de bien réel à qui Okateï veut passer un message. Une femme ayant une connexion avec l’Arbre-Mère… ce pourrait être toi. 

Avec le recul, ces élucubrations m’amusent. Nous étions très loin de comprendre les mystères de l’Arbre-Mère. À l’époque pourtant, les hypothèses de Luwaly me paraissaient crédibles, quoique confuses.

— Je ne comprends pas. Törwaly est une inam, Suide est une noble, qui plus est une reine. Comment es-tu sûre qu’elles réfèrent à la même personne ? 

Luwaly sortit une feuille sur laquelle elle avait pris des notes.

— Je pourrais citer cinq héroïnes qui ne font qu’une, dit-elle, toutes sous des noms différents. Plusieurs indices les relient : leur féminité, le dragon,…

— Le dragon ?

— Un dragon apparaît systématiquement. Ces créatures sont rares, ce qui à mon avis en fait la marque principale du personnage. Il y en a évidemment une autre discriminante : ces femmes sont toutes des enfants chéries. Nobles ou originaires du peuple, elles sont capables de communiquer avec Okateï. Le problème, c’est qu’il en va de même avec les autres.

— Les autres ? Il y a d’autres enfants chéris ? 

Elle se replongea dans ses notes.

— Oui. J’en ai déjà trouvé trois : la femme au dragon, un homme de l’ombre et un homme du soleil. Il me reste beaucoup d’histoires à étudier, il y en a peut-être d’autres. Mais c’est une certitude, ce don est le dénominateur commun qui les unit. J’ignore encore ce qui se cache derrière eux, quelles catastrophes leurs venues annoncent. À en croire ton précepteur, les Aërlydes redoutent une nouvelle union entre les hommes et l’Arbre-Mère. C’est peut-être lié. Quoi qu’il en soit, si tu ne maîtrises pas ton don, tu ne seras pas de taille. D’où ma question : as-tu franchi Shanyröde ?

— Ce n’est pas comme s’il suffisait de passer une porte…

— Les excuses n’effacent pas les faits. Tu dois travailler ce don et nous allons nous y mettre tout de suite !

— Nous ? En quoi pourrais-tu m’aider ?

— Te forcer à t’entraîner, ce n’est déjà pas si mal. Tu as bien cette gourde de nectar d’éther donnée par ta chamane ? Elle t’aidera à franchir les obstacles.

— Tu ne m’apprends rien. Je m’accommode du danger et de la peur, mais se heurter mille fois à l’échec... c’est décourageant.

— Shanyröde est une épreuve mentale. Chaque obstacle est un mur qui paraît infranchissable la première fois et qui grandit avec notre désespoir. Je te récite ce que j’ai lu : tu dois oublier tes précédentes tentatives et y aller avec la certitude de réussir. 

J’acquiesçai, à moitié convaincue. Luwaly me traîna vers la cheminée, persuadée que la vision de l’Incandescent dansant dans l’âtre apaiserait mes craintes. Je m’assis en tailleur, fermai les yeux tandis que mon amie balançait la fiole sous mon nez. Je plongeai facilement au milieu des ténèbres envahies par le seul bruit du flot des sèves, des pulsations d’une force sans commune mesure avec celles de Palwite, située à l’extrémité de sa Branche. La porte de Shanyröde se dessina dans le lointain ; en deux pas, je la rejoignis. Je me sentis pousser une expiration dans le monde réel alors que mon âme se détachait de plus en plus de ce corps sur lequel veillait ma compagne de chambrée. Je saisis la poignée.

Mon âme bascula dans le gouffre sans fond que j’avais appris à maîtriser. Ignorant la chute comme s’il s’agissait d’une brise sur mon visage, je focalisai mon attention sur les sons alentour. Le hululement parfois strident qui accompagnait ma folle course m’arrachait les tympans. Il m’est arrivé par le passé de vouloir fracasser mon crâne contre les parois du gouffre dans le seul but de mettre un terme à ce supplice. Elles étaient là, dissimulées derrière ce paravent phonique et cette illusion visuelle : les sèves. À force de concentration, elles palpitèrent par-dessus ce mensonge telle une corde de vie que j’empoignai à pleine main.

Le gouffre sans fond était depuis longtemps devenu une mise en bouche. Le lac gelé en revanche, avait tout d’un hors-d’œuvre indigeste.

À peine avais-je saisi le faisceau de sève que les murs du gouffre se dissipèrent, pour me plonger dans un azur laiteux surplombant au-dessus d’une immense étendue d’eau, si calme que l’on eut dit la surface d’un miroir. Je tombai dans l’eau, tête la première, aussitôt poignardée par mille lames gelées en pleine poitrine. Je tentai de remonter à la surface à la brasse. Chacun de mes mouvements cristallisait une gangue de glace autour de mes membres. Chose étrange, en ce monde, la glace m’alourdissait et me coulait davantage.

Lorsque les dernières lueurs du jour s’estompèrent, je décidai d’user de mes ultimes forces pour quitter cet univers, attentive au bruit des sèves chargées de me ramener à la réalité. L’ouïe me sauverait encore. À moitié morte, plombée par ces poids rivés à mes extrémités, je m’apprêtais à renoncer lorsque je repensai à Luwaly. Elle serait déçue. Au moins ne pourrait-elle plus nier mes efforts. Heureuse d’avoir un prétexte à rapporter, je m’abandonnai.

Les excuses n’effacent pas les faits. Luwaly avait raison, mes justifications n’y changeraient rien, j’avais échoué une nouvelle fois. Je coulai, alourdie par mon désespoir. Pétrifiée, couverte de glace, enveloppée d’un linceul de givre, je ne sentais rien. Ma peau n’était plus que pierre, rigide et inerte. La vie me quittait, je me transformais en un magnifique cristal.

Étais-je une roche ? Souhaitais-je le devenir ? Seul mon cerveau résistait à la raideur cadavérique. Horreur ! Je ne sentais plus mon corps. Prise d’une soudaine révolte, je cherchai à me réapproprier mon être. Je partis à la reconquête de chaque cellule. Lorsque ma conscience se fut réappropriée jusqu’à l’orteil le plus lointain, je m’aperçus que la glace et l’eau avaient disparu. Face à moi, l’écorce craquelée de l’Arbre-Mère, accueillie comme une délivrance. Soulagée, reconnaissante presque, je l’enlaçai et la caressai pour m’approprier sa moindre aspérité.

Je goûtai le plaisir d’avoir surpassé le lac gelé et ne remarquai pas tout de suite ce sable qui remontait le long de mes jambes. Car c’est bien ce dont il s’agissait : je ne m’enfonçais pas, une étendue de sable m’ensevelissait. Les grains entrèrent bientôt par mes narines jusque dans ma bouche qui s’emplit d’un goût de terre, un goût de sang. J’eus un haut-le-cœur si violent que je ne savais ce qui allait me tuer : le manque d’air ou ce dégoût. La terre s’engouffra dans ma gorge, scella mon trépas. Bruit de sève.

Je pris une profonde inspiration avant de tousser et de cracher la dernière particule de terre qui s’accrochait encore à mon larynx. L’empathique Luwaly souffrit de mes incessantes quintes de toux, malgré la joie de me revoir saine et sauve. L’étouffement passé, je lui affichai une mine réjouie, nullement gâchée par mon air de miraculée.

— J’ai passé la deuxième épreuve ! 

Elle me félicita en me serrant contre elle. Pour un peu, on eût cru qu’elle-même avait accompli cette prouesse. Je détaillai aussi bien que possible le gouffre sans fond et le lac gelé, et comment j’avais déjoué les pièges. Enfin, je lui décrivis ce à quoi je venais d’échapper.

— Les sables mouvants, dit-elle d’un ton sombre. Beaucoup ne dépassent jamais ce stade. Vois le bon côté, tu as parcouru la moitié du chemin.

— Quelle est la dernière épreuve ?

— La forêt enflammée. De ce que les érudits en disent, ces deux dernières barrières sont les plus mortelles car les plus éloignées de l’Arbre-Mère. Tant que tu n’y seras pas habituée, ne les affronte pas sans nectar d’éther.

— Ne suis-je pas censée me rapprocher de l’Arbre-Mère à chaque épreuve ? demandai-je, perdue par les explications de mon amie.

— À mesure que tu t’enfonces dans Shanyröde, tu te rapproches d’Okateï tout en t’éloignant de l’Arbre-Mère. À chaque pas, tu t’enfonces dans les ténèbres et te détaches du monde matériel. Tu deviens un esprit. D’une certaine manière, tu meurs un bref instant. 

Je méditai ces paroles. Cela me convenait. J’étais une guerrière, la mort serait mon lot.

Chapitre XVII

Le fracas des armes

J’avais treize ans la première fois que je partis à la guerre.

Accompagné de son premier officier et d’une centaine de chevaliers, Suwamon embarqua au début de l’automne pour rejoindre les troupes de Jivude confiées à la Neuvième Branche de l’Est. Plus du double restait dans la seigneurie pour garder les forts des Marges et des côtes, menacées par les démons et des voisins rendus audacieux par ce départ massif de soldats.

En chef de guerre, le dirigeant de Jivude salua son peuple et fit ses adieux à sa famille. Il avait de l’allure dans son armure aux plates éclatantes. Sur son foulard rouge brodé de fils d’or se dessinait le cerisier de Jivude, emblème de sa maison présent sur chaque étendard et jusqu’au plus petit fanion. Il y avait une part de fierté dans les larmes de la reine Nëdawiven, mêlée à la douleur d’une séparation à la durée incertaine, voire éternelle. Les princes Vün et Tilysëd saluaient leur père avec enthousiasme, ignorant ce qui l’attendait par-delà la mer d’éther.

Pour ma part, je m’enorgueillissais de siéger aux côtés des guerriers, quand bien même n’étais-je pas vouée à prendre part aux combats. Je revêtais une légère armure cloutée aux couleurs de la garde seigneuriale. Ma main se cramponnait au pommeau de mon glaive, une épée courte bien équilibrée adaptée à ma taille. J’avais juré d’en user pour défendre le Seigneur de Jivude et je comptais honorer ce serment.

Perdue au milieu de la foule venue acclamer les héros, je découvris le timide visage de Luwaly fixé sur moi.

Je lui adressai un signe de la main auquel elle me répondit d’un hochement de tête. Nous continuâmes un moment ce dialogue silencieux ponctué de battements de cils et de soupirs imperceptibles.

Non loin de moi, Ärlorive était bien moins réservé. Au côté de son père raide et austère, le jeune chevalier retenait de grands gestes vers la foule dont les encouragements, à n’en pas douter, étaient à lui seul adressés. Il se contentait donc d’un sourire bienheureux et d’un air stupide que personne n’avait le cœur de lui reprocher.

Ce fut un moment étrange où se mêlaient des sentiments contradictoires. La fierté de combattre pour l’avenir de la cité se heurtait au déchirement familial, tandis que l’honneur d’accomplir son devoir luttait contre la peur de la mort. Nous ne pouvions nous empêcher de nous regarder les uns les autres en nous demandant combien seraient là, dans quelques mois ou quelques années, lorsque le tumulte aurait cessé.

Le voyage différa beaucoup des traversées effectuées jusqu’alors. Les ordres claquaient sans appel et suffisaient à motiver le plus indolent des matelots. Nous étions en guerre, nul ne pouvait l’oublier.

Nous arrivâmes sans encombre à Difunason où s’était regroupée la flotte. Nous demeurâmes quelques jours dans la citadelle où Suwamon et ses généraux enchaînèrent les discussions avec les officiers de son suzerain, Luwebiane-tame. Mon parrain insista pour que j’assiste aux réunions stratégiques, ce qui me donna l’occasion d’un meilleur aperçu de la situation.

Le nouveau dirigeant de Palasiwayel, Jinsinëd-tame qui succédait au défunt Kawalië, répondit aux attentes de vassaux désireux de quitter la coalition. Ces États avaient prouvé leur fidélité et leur lien à leur suzerain prit fin en bons termes. D’autres, dont le comportement passé laissait des doutes sur leur absolue loyauté, ne bénéficièrent pas du même privilège. Blessés, ils s’opposèrent ouvertement à leur maître.

Les sécessionnistes s’étaient divisés en quatre factions indépendantes, une par Ramure, défendant ses propres territoires. Face à eux, la Grande Alliance. La Neuvième Branche formant le plus important contingent de la Ramure Orientale, les forces alliées avaient été placées sous son commandement.

En récompense de leur soutien, la cité de la Dix-huitième Branche du Nord avait promis à ses vassaux de les libérer de leur allégeance une fois la victoire acquise. Palasiwayel et ses anciens sujets demeureraient unis dans la même alliance, non en tant que supérieurs et subordonnés, mais en tant qu’égaux. Riche de cet exemple, Luwebiane et les autres monarques de la Neuvième Branche s’étaient engagés à l’imiter.

Les meneurs de l’insurrection dans la Ramure de l’Est se trouvaient sur la Sixième Branche et ne seraient vaincus qu’en s’emparant de leur cité mère, Eärnlödy. Après une escale sur le Septième rameau, l’armada devait débarquer aux portes d’une citadelle du cinquième nœud nommée Yëtemon. Moins fortifiée, elle offrirait une tête de pont vers la cité mère toute proche. « Nous serons ainsi rentrés pour les moissons, » promettaient nos généraux.

L’ordre fut donné d’appareiller. Je regrettai le manque de temps en compagnie de mon père, entraperçu au conseil. Je le savais sur l’une des galères du convoi et sa proximité me rassérénait. Je le retrouverai sur-le-champ de bataille où sa simple aura suffirait à gonfler mon courage.

Une fois à bord, Suwamon me présenta à l’amiral Nëvsïl.

— Voici le commandant de la flotte de Jivude, me dit-il. Il lui revient de mener les navires à bon port et de diriger les combats.

— N’êtes-vous pas le chef des armées de Jivude ?

— En effet. Néanmoins, les batailles aériennes sont très particulières. Reconnaître son incompétence est une force si l’on sait s’entourer des personnes capables d’y pallier.

— C’est aussi le cas du chancelier Rifesey ? 

Suwamon rit.

— D’une certaine manière. Rifesey ne comble pas mes lacunes, il assure le relais en mon absence. En ma présence, il apporte un point de vue différent qui me permet de décider au mieux.

— Est-ce la raison de vos incessantes querelles ?

— Rifesey était déjà chancelier sous le précédent règne. Il sait mener le pays au quotidien, peut-être mieux que moi. Il connaît le respect et l’importance que je lui porte et s’autorise des libertés que je refuserais à d’autres. Cette tolérance est bien peu de chose en comparaison des services qu’il apporte au pays. Reconnaissez et récompensez la valeur de vos serviteurs indépendamment de leur rang. Ils vous seront d’autant plus fidèles. Pour l’instant, jeune fille, profitez du voyage pour observer l’amiral Nëvsïl. Les arcanes de la navigation doivent vous être familiers. 

De par mes précédentes traversées, je n’étais plus tout à fait novice dans ce domaine. La leçon ne portait pas tant sur les fondamentaux que sur les manœuvres et la direction des convois. Jivude était réputée pour sa flotte de guerre, élément indispensable pour l’invasion d’un houppier. Elle dépassait en nombre le reste des contingents et représentait un peu moins du quart de l’armada. Les capitaines de Jivude étaient également parmi les plus aguerris et il était naturel que le commandement de la flotte revienne au plus valeureux d’entre eux, l’amiral Nëvsïl.

Nous communiquions par fanions et la nuit venue, avec des lanternes à fyltil. Hélas, la faible lueur de l’algue fluorescente ne portait guère et nous devions rapprocher les bâtiments en un amas compact qui s’étendait sur une lieue.

Les imposantes galères aux larges rames en éventail logeaient dans leurs entrailles hommes, montures, vivres et matériels. L’œil refusait de les compter tant l’horizon en était saturé. En escorte, des frégates lourdement armées allaient et venaient sur les flancs du convoi, tandis que des brigantins et des bricks partaient en éclaireur des jours entiers.

Rares étaient les navires aux ballons apparents. Il s’agissait souvent de bâtiments déclassés chargés du transport de marchandises. La très grande majorité avait ses ballasts dans l’entrepont. Les plus petits les protégeaient, faute de place, par une simple cloison. Les plus imposantes galères étaient équipées de rangées de coursives, autant de remparts autour des poches de gaz nécessaires à la sustentation.

Il y avait quelque chose d’hypnotique dans cette muraille de voiles et de rames palmées. J’avais du mal à imaginer l’effroi des défenseurs voyant poindre à l’horizon ce nuage grisonnant qui aurait pu couvrir par ses draperies l’entrée du port de Jivude. Les coques fendaient l’air sans un bruit. Seuls les ordres des contremaîtres et les crissements des poulies résonnaient dans l’océan aérien, tel le frémissement annonciateur d’une prochaine tempête.

Nous abordâmes les côtes de la Septième Branche après une semaine de traversée. Nous fîmes escale dans la ville du quatrième nœud où nous fûmes accueillis par Nideranza-tame, souverain de la cité mère du rameau. Le prestigieux monarque, que certains trouvaient orgueilleux et peut-être même dangereux, salua avec révérence son homologue de la Neuvième Branche, le maître d’Idatanal, Särevë-tame.

— Qu’Okateï bénisse votre Lignée et votre entreprise, Premier Seigneur de la Neuvième Branche.

— Qu’elle éclaire vos ancêtres et protège vos descendants, Premier Seigneur de la Septième.

— Soyez le bienvenu et puissiez-vous trouver ici chaleur et repos avant le juste combat qui vous attend.

— Grâce soit rendue à votre hospitalité. N’ayez crainte, nous serons une courte gêne. Nous repartirons dès notre ravitaillement terminé et nos soldats reposés.

— Vous ne nous dérangez point. Saviez-vous que nous avons présentement un des enfants de votre houppier en notre cité mère ? Il y suit son Initiation.

— Vraiment ? Encore un gage de nos excellentes relations. Il me plairait de le rencontrer.

— Laissez-moi vous présenter Alenash Koshinada Susay-Nashly-Fonda, dit notre hôte. Un fils de Palwite. 

Je fus stupéfaite d’entendre ce nom. J’avais oublié que mon rival accomplissait son Initiation à Susaytanal, cité mère de ce rameau. Avait-il si bien œuvré que le Premier Serviteur d’Okateï, qui n’était pas son parrain, le prît sous son aile ? Ou était-il seulement l’outil entre ses mains ? Seul le résultat importait : Alenash fut introduit auprès de Särevë-tame, le dirigeant de notre propre Lignée.

Le jeune garçon s’avança d’un pas lent et altier qui, je dois bien l’avouer, était du meilleur effet. Il s’agenouilla et déclara d’une voix forte et audible de tous :

— Honneur et Lumière sur mes ancêtres. 

À quoi Särevë répondit :

— Force et Vigueur à mes descendants. 

Je poussai un soupir désabusé face à un tel spectacle. Le jeune courtisan manœuvrait habilement. Cette reconnaissance satisferait-elle Okateï le jour de la succession ? Après tout, Alenash suivait la voie des mots. Il ne me restait plus qu’à briller sur-le-champ de bataille.

Särise, en tant que Seigneur de Palwite, fut invité à se présenter. Face à l’ensemble de l’armée, il afficha une fierté que j’espérais feinte, aux côtés du jeune noble de sa cour. Le tableau avait de quoi ravir. Poussé par un engouement collectif, l’ensemble des soldats, depuis les troupiers jusqu’aux chevaliers les plus renommés, poussèrent un « Vie à l’Arbre-Mère ! » qui résonna dans toute la rade.

Le chahut passé, les deux Pères de Lignée se retirèrent, appelés par d’importantes discussions. Je me faufilai jusqu’à mon jeune rival, pour le cueillir avant son départ. Je le manquai presque. Il embarquait déjà dans un carrosse lorsque je le hélai par son nom. Interloqué, il se retourna et m’adressa un air narquois.

— Ainsi vous participez à cette guerre, Tawide ? C’est dans l’ordre des choses, je suppose.

— Ravie de te revoir, Alenash.

— Ravie ? Laissez-moi en douter.

— Je ne mens pas. Je suis heureuse de voir que tu progresses et que tu n’auras pas à rougir le jour de Wylatmode. Okateï devra faire un choix difficile.

— Oh ! Vous semblez avoir affermi vos résolutions, vous aussi. Qu’il en soit ainsi. 

Il ferma la porte et ajouta par la fenêtre de la voiture avant qu’elle ne parte :

— Ne mourez pas. J’en serais le premier attristé, croyez-le. Moi non plus, je ne mens pas. 

Je n’en doutais pas.

Nous restâmes cinq jours sur la Septième Branche de l’Est, durant lesquels les équipages étaient autorisés à se rendre à terre par roulement. Lorsque ce fut mon tour et pour tromper mon désœuvrement, je décidai de visiter les deux galères de Palwite. Petite cité de la canopée, sa contribution était restreinte, sans pour autant être ridicule.

Une chaloupe me conduisit aux abords de la galère où je montai sans mal aussitôt mon identité déclinée. À peine avais-je gravi le dernier barreau de l’échelle que marins et soldats s’inclinèrent devant moi. « Bienvenue, Tawide. » Cette salutation se répéta en écho à chacun de mes pas. Je fus désorientée par ce titre peu entendu depuis mon arrivée à Jivude.

Enfin, je trouvai celui que j’étais venu chercher. Nortenam s’exerçait en solitaire au maniement de son épée. Je n’osai l’interrompre et restai de longues minutes figée sans rien dire. Une exclamation derrière moi me tira de ma contemplation.

— Tawide ! Que faites-vous ici ? 

Je manquai une respiration devant cet homme dont la voix m’était devenue étrangère.

— Nisfyl ! Ainsi tu as achevé ton Initiation !

— Oui et non, fit le jeune chevalier, gêné. Elle s’est terminée contre mon gré. 

Je me rappelai la nouvelle rapportée par Suwamon. La situation s’était dégradée sur la Dixième Branche de l’Est, contraignant mon ami à l’exil.

— J’ai appris pour Lëymote.

— Il est tombé en respectant son serment. Me savoir vivant serait sans doute sa plus belle récompense. 

Il y avait de la mélancolie dans ces mots ainsi qu’une douleur qui ne voulait pas dire son nom. Mon intrépide compagnon n’était plus, il était mort à Amfiteï. Un chevalier habité de cent vies se tenait devant moi, un guerrier sagace et prudent, riche d’une tragédie qui l’amenait à envisager mille options avant de prendre la moindre décision. L’adolescent avait sacrifié au passage une part de son âme, et cela me peina. Devrais-je aussi me mutiler pour grandir ? Sans m’en rendre compte, ce processus inéluctable avait déjà commencé.

Nisfyl m’offrit un sourire serein et confiant. Je le sentais un peu forcé mais n’y prêtai pas attention sur l’instant.

— Où se trouve Vänesine ? demandai-je.

— Il est toujours dans la Ramure du Sud, son Initiation n’est pas achevée. Sans doute fera-t-il la guerre là-bas. Et vous ? Vous allez au combat en dépit de votre jeune âge ? 

Je m’offusquai de cette remarque sans rien en montrer.

— Suwamon-tame y tenait. 

Nisfyl opina vaguement. Je jetai un œil vers Nortenam et découvris avec colère que le prince étranger avait profité de la discussion pour fuir. Mon ami s’amusa de ma mine contrite.

— Notre camarade est plus inaccessible que jamais, m’expliqua-t-il.

Je demandai à voir mon père et appris qu’il participait à une réunion entre généraux. Un peu déçue et incapable de mettre la main sur Nortenam, je me résolus à rentrer. Tandis que j’enjambais la rambarde pour regagner la chaloupe, Nisfyl m’adressa un signe de la main avec un air las. Il y avait quelque chose en lui de brisé dont j’ignorais tout.

L’armada se mit en branle avant l’aurore. La traversée jusqu’à Yëtemon sur la Sixième Branche de l’Est durait deux jours. Nous devions arriver en vue des côtes au matin du troisième, avec l’espoir de profiter de l’effet de surprise. Par chance autant que par calcul, nous évitâmes les patrouilleurs ennemis, atteignant notre destination sans heurt.

Je me trouvais en compagnie de l’amiral Nëvsïl et de Suwamon lorsque nous arrivâmes en vue de la citadelle. Le chef de l’armada se tourna vers son souverain :

— Il serait de bon ton de frapper avant d’entrer.

— Faites en sorte qu’ils se terrent derrière leurs murailles et ne gênent pas le débarquement, confirma le roi de Jivude.

— Fanion, commandez le bombardement, mais dites-leur d’économiser les pierres. Les boulets d’argile suffiront, lança Nëvsil.

Une dizaine de signaux lumineux ordonna d’apprêter les catapultes. Nous dûmes nous approcher dangereusement près pour nous mettre à portée de la rade et de la basse ville. Un détachement d’une poignée de galères et son escorte s’aventurèrent en avant, pendant que le reste de la flotte entamait le débarquement dans les campagnes environnantes.

Un déluge de grêle s’abattit sur les faubourgs, écrasant les toits des maisons tels de vulgaires fétus de paille et endommageant la douzaine de balistes qui protégeaient l’entrée du port. En revanche, le bombardement fut sans effet sur les murailles qui résistèrent à la mitraille comme le roc à la bourrasque. Aucune importance, ce n’était pas le but recherché. Dès le début de l’attaque, les cors et les gongs d’alarme résonnèrent, échos lugubres des clameurs de la cité paniquée. Depuis le château avant de notre galère, nous devinions la population affolée se ruer vers les enceintes intérieures, tandis que les défenseurs fermaient herses et pont-levis. Coup d’œil rassuré de l’amiral : aucune sortie pour repousser les envahisseurs ne se préparait alors qu’à deux lieues de là, les premières troupes foulaient l’écorce de la Sixième Branche.

Ce que nous craignions se présenta alors que le jour achevait de se lever. Nous avions cessé le bombardement depuis une heure sans quitter notre position, à l’affût des réactions adverses. La première vint du port. De petites balistes mobiles avaient été traînées sur les remparts et tirèrent une salve nourrie qui nous frappa de plein fouet. Les dégâts, quoique superficiels, incitèrent Nëvsïl à la prudence. Nous battîmes en retraite jusqu’à nous mettre hors de portée. Seules nos catapultes pouvaient écraser ces moucherons, leur précision se révélait hélas désastreuse à cette distance. Nous décidâmes de les ignorer.

Eux, par contre, ne nous oubliaient pas. Après nous avoir contraints à dégager l’entrée du port, quatre galères se présentèrent et se placèrent de travers avec une telle célérité qu’une salve de dards matraqua notre première ligne en pleine manœuvre d’esquive. La galère tangua sous les impacts qui projetèrent des éclats de bois mortels de la taille d’un bras. Des myriades d’échardes monstrueuses volèrent au hasard, décapitèrent ici une tête, arrachèrent là un bras, empalèrent un matelot malchanceux au grand mât.

La galère de tête fut la plus durement touchée, avec un ou plusieurs ballasts crevés. Elle perdit de l’altitude, et rapidement, de petites barques furent larguées pour évacuer l’équipage. Seule une partie put se hisser sur ces esquifs avant que le vaisseau disparaisse dans les abysses aériens.

— Ouvrez les sabords et parez à tirer ! hurla l’amiral.

Nous subîmes une seconde salve qui emporta encore un de nos vaisseaux, une frégate. Nos pertes commençaient à être sévères en comparaison de l’ennemi. Nous ripostâmes avec d’autant plus de fureur. Nos tirs atteignirent leurs cibles mais n’eurent pas l’efficacité escomptée. Beaucoup de nos viretons restaient encastrés dans les coques des galères sans s’enfoncer de plus d’un bras.

— Que les Enténébrées les envahissent ! maugréa Nëvsïl. Ces démons ont dû bourrer leurs coursives avec de la paille. À tous les artilleurs, tirez sans discontinuer ! 

Si les jets rapides perdaient en précision, du moins empêchaient-ils nos adversaires de répliquer. Cependant, nous ne pouvions tenir longtemps la cadence. À la suite d’un rapport alarmant sur l’état de nos munitions, l’officier de marine ordonna l’arrêt des tirs. Seule une galère adverse avait été coulée. La colère de Nëvsïl tétanisa le reste du commandement.

— Amiral ! lança le capitaine en second. La Skwiteïsan et six autres galères viennent nous supporter. 

L’expression du général changea du tout au tout.

— Dites-leur de bombarder les défenses du port et de flécher les galères pour couvrir notre attaque. À tous les autres vaisseaux : commandez l’allure de combat et préparez l’abordage. 

Les ordres furent fidèlement relayés, jusqu’à la fermeté de sa voix traduite dans la raideur des signaux. Les tambours résonnaient depuis les entreponts avec une cadence martiale à l’unisson des cœurs emballés par l’intensité du combat. Les rames brassaient l’air avec un tel acharnement que le vent créé ébouriffait les marins du pont supérieur. Rien ne semblait pouvoir arrêter la charge démentielle de la bête blessée.

Les archers s’apprêtèrent au moment où Suwamon m’aidait à ajuster mon casque.

— Surtout, ne me quittez pas, me dit-il.

Je mis un point d’honneur à lui obéir. Nous approchâmes de notre proie avec un léger avantage d’altitude, puis tirâmes une volée de carreaux de baliste qui ravagea les châteaux avant et arrière. Dans la foulée, les archers des deux camps obscurcirent le ciel de projectiles meurtriers. Un tiers de nos rangs fut décimé avant de poser le pied sur le navire ennemi.

Je ne sais qui poussa le cri, eux ou nous, ni même si l’impulsion vint d’un officier ou d’un simple soldat. Ce fut un cri de bête des plus horribles, de ceux que poussent les enragés sous l’emprise de la folie. C’était pourtant un cri que tout le monde comprenait, un langage universel puisant ses racines dans le temps jadis où les Démons gouvernaient le monde.

Nous sautâmes par-dessus le bastingage et nous fondîmes aussitôt dans la mêlée. L’instinct plus que la raison reconnaissait nos amis de nos ennemis. Les souvenirs gardés de ces minutes restent flous. Je me vois agitant ma lame en tous sens. Quelques-uns de mes coups portèrent peut-être. Je ne pus que me défendre, parant des attaques dont j’ignorais l’auteur, esquivant des tranchants entraperçus un quart de seconde plus tôt. Plus d’une fois, Suwamon égorgea un matelot qui tentait de me prendre à revers ou trancha la jambe d’un adversaire dont j’étais le jouet particulier. Bien piètre garde seigneurial, en vérité. Des jours plus tard, mon impuissance et mon inutilité pesaient encore sur ma conscience.

Puis brusquement tout cessa. Je demeurai perdue sur le pont, à la recherche d’un nouvel opposant, quand autour de moi ne jonchaient que des cadavres au milieu desquels couraient des soldats de Jivude pour se ruer dans les ponts inférieurs. Chaque seconde déversait de nouveaux combattants qui, tel un flot ininterrompu, s’engouffraient et disparaissaient dans l’écoutille d’où s’élevait le bruit d’une bataille sans merci. Essoufflée et désorientée, je marchais au hasard, me heurtais contre des guerriers à contresens, ou trébuchais sur un blessé dont les râles s’éteignaient dès mon pied ôté. Enfin je compris la situation et me décidai à rejoindre le cœur de la furie.

— Luwise !

Interpellée, j’arrêtai net ma course et découvris Suwamon discutant avec ses officiers sur le déroulement de la bataille. Je fus d’abord horrifiée par le sang qui lui couvrait la moitié du visage avant de réaliser que ce large épanchement venait d’une petite ouverture sous l’arcade sourcilière.

— Vous faites partie de la garde seigneuriale, vous devez rester auprès de votre protégé, gronda Suwamon.

— Nous ne poursuivons pas le combat ?

— Ce navire est sur le point de tomber entre nos mains. Le capitaine a été tué et seules quelques poches de résistance demeurent. Nos hommes auront tôt fait de les anéantir. Félicitations, vous venez de survivre à votre première bataille. 

Je ne pensais pas mériter quelconque éloge. Je n’étais pas moins satisfaite de sortir vivante et indemne de ce qui avait tourné en boucherie. Ramenée à la réalité alors que tombait la rage du combat, mes yeux s’ouvrirent sur le charnier qui inondait de sang le pont du navire. Je découvris ce tableau dans une relative indifférence. Ces visages fendus attendirent le soir pour venir me hanter.

L’armée s’installa au pied de la forteresse, établissant un siège qui devait durer plusieurs semaines. Les Seigneurs et leurs généraux se trouvaient face à un dilemme. Affamer la cité prendrait des mois, luxe que nous ne pouvions nous offrir. Les autres armées du houppier viendraient vite au secours, et faute de défenses suffisantes, nous risquions d’être refoulés dans nos galères.

Le siège fut loin d’être passif. Dès le premier jour, Yëtemon supporta une pluie de roc, non plus de l’argile ni même du calcaire friable, mais du grès blanc qui fissurait tours et murailles à chaque impact. Il fallut trois jours à ce régime pour ouvrir une brèche dans la première enceinte. Dès lors, nos soldats se ruèrent sans relâche contre les défenses amoindries, malgré les douves à franchir, les murs à escalader ou les portes à défoncer au prix de lourdes pertes.

Nous progressions à tâtons, quartier après quartier, emportant ici un fortin, là une demi-lune que nous reperdions le lendemain. La ville basse n’était pas encore sous notre contrôle qu’une semaine s’était déjà écoulée. Nous dûmes repousser la petite armée d’un pays voisin, ce qui alarma nos commandants. Il nous restait encore deux lignes de défense à franchir et trop peu de temps pour les enlever.

Ce fut pour moi une étrange période où je ne vis pas l’ombre d’un ennemi. Après mon arrivée triomphale du premier jour, je passais mes journées à escorter Suwamon. Le maître de Jivude ne participa à aucun combat, quand bien même ses troupes montaient au front. Je notai que ce comportement se retrouvait chez beaucoup de souverains qui déléguaient volontiers la direction des troupes à leurs chevaliers zélés. Quelques-uns cependant se mettaient en avant au mépris du danger. Mon père était de ceux-là. Je remercie mes compagnons de toujours m’avoir informée de son retour sain et sauf. Au hasard d’une allée, je surpris des soldats de veille qui s’étonnaient de la retenue de mon parrain. À les croire, il était d’ordinaire le premier à se jeter dans la mêlée.

Nöwesayel menait les guerriers de la Quatrième Branche. Je le croisais souvent sous la tente de son chef où il énonçait ses rapports clairs et concis. S’il s’appuyait sur une carte pour illustrer ses propos, ses descriptions étaient si précises que son support devenait superflu. Il rendait également compte du moral des hommes qui fléchissait de jour en jour. Nous étions aux prémices de la campagne mais la résistance des assiégés, plus forte qu’attendue, engourdissait l’ardeur des combattants. Un jour qu’ils se pensaient seuls, je surpris cette conversation entre Suwamon et son premier officier :

— Vous voir à leur tête soutiendrait les faibles et galvaniserait les puissants, affirmait le père d’Ärlorive.

— Il est trop tôt, Nöwesayel.

— Tôt ou tard, vous irez au front et vous changerez le cours de cette bataille.

— Rien ne l’assure. Je suis aussi mortel que mes soldats.

— Ce n’est pas ça qui vous retient, admettez-le. N’ayez aucune crainte. Mille épées la protégeront de toute part.

— Le double cherchera à lui ôter la vie.

— Vous savez que c’est inévitable. Pourquoi retarder l’échéance ?

— La peur, peut-être. La vie d’autrui est infiniment plus fragile que la nôtre. 

Un mauvais esprit devait se fourrer derrière les tentures, car ce jour se présenta le surlendemain. La seconde enceinte venait d’être franchie et il fut décidé de porter un grand coup. Était-ce pure folie ou la certitude du stratège, toujours est-il que Suwamon assura qu’il s’emparerait du palais en une journée. Le siège n’avait que trop duré et il n’était plus question de vantardise gratuite. Après avoir exposé son ambitieux projet, le maître de guerre eut une première victoire en gagnant la confiance de ses alliés.

Les catapultes installées dans les plaines se trouvaient désormais hors de portée des dernières fortifications, ce qui rendait l’ultime phase de la bataille particulièrement délicate. En revanche, la plupart des défenses anti-aériennes avaient été détruites ou capturées et seules demeuraient quelques balistes au sommet du donjon. Des navires de faible tonnage pouvaient s’aventurer au-dessus des faubourgs sans risquer d’être abattus et leurs équipages capturés. Quatre bricks se positionnèrent au-dessus de la ville en soutien des troupes d’assaut au sol. Leurs tirs se focalisèrent sur les défenseurs de la porte d’honneur, ce qui laissa le champ libre au bélier qui vint à bout de l’obstacle en une heure.

Suwamon attendait ce signal pour mener la charge. Dix mille soldats se ruèrent par la brèche à la manière d’une anguille insaisissable. Un capitaine de vaisseau raconta que la vague dorée, aux couleurs de Jivude, engloutit littéralement la haute cour. Le château était perdu, c’était une évidence. Les défenseurs ne laissèrent pourtant pas une marche, pas un créneau vierge de sang.

Suwamon gravissait les escaliers à grandes foulées, nullement gêné par son armure. Je le suivais avec peine, heureuse de constater que la garde ne se limitait pas à ma seule personne. Ma lame demeurait propre, tandis que le reste des chevaliers secoururent plus d’une fois leur souverain. Je ne me rendais pas compte de ma chance. Au contraire, c’était alors pour moi la preuve honteuse de mon inutilité.

Nous venions de forcer l’entrée de la salle de réception où nous attendait une trentaine de guerriers ennemis parmi les plus talentueux. Pressés par la fougue téméraire de notre chef, nous n’étions qu’une avant-garde vite débordée, luttant à trois contre un. Je ne crois pas que nous déméritâmes dans ces combats singuliers où seuls deux d’entre nous tombèrent. Sans doute étais-je ignorée du fait de ma jeunesse, il se trouve qu’après quelques tintements de lame, je me retrouvai isolée contre un mur sans adversaire. J’eus tout loisir de voir fuir le roi de Yëtemon que je reconnus à la chevelure blanche argentée des Seigneurs. Suwamon le surprit également et bâcla son duel pour se précipiter à sa suite. Seule à même de pouvoir l’escorter, je le rattrapai en me faufilant entre les épéistes, et nous gravîmes tous deux l’escalier menant aux appartements.

Le maître de Yëtemon était un courtisan peu enclin aux arts guerriers. Il était cependant entouré d’hommes valeureux prêts à donner leur vie pour sauver le Bras de l’Arbre-Mère. Les trois dans cette pièce se jetèrent sur Suwamon, désigné par sa coiffe immaculée. Mon parrain mit rapidement à terre l’un de ses opposants et tint en respect un second. De mon côté, encore une fois, je demeurai invisible aux yeux des adultes. Je n’arrivais pas aux épaules du plus petit d’entre eux, et ma corpulence frisait le ridicule. Je n’en possédais pas moins une arme. Avec un hurlement de rage, je puisai dans ce mépris la volonté manquante, et enfonçai la lame dans le flanc d’un des chevaliers. Je fus frappée par la facilité avec laquelle le métal pénétra les chairs. Du sang dégoulina sur mes mains. Le contact poisseux et chaud du fluide vital me fit reculer, arrachant du même coup mon épée si violemment que ma victime s’écroula avec un râle macabre.

Suwamon vainquit rapidement le dernier défenseur du roi adverse qui se rendit sans plus de résistance. Il me félicita pour mon aide, éloge que je n’entendis pas. Je regardai ce corps tordu de douleur qui baignait dans son sang. Son teint était livide déjà marqué par les traits de la mort. C’était horrible. Je le fixai, hébétée, en train d’agoniser à mes pieds, avec assez de fierté pour me jeter des coups d’œil fous qui m’auraient volontiers dépecée sur place.

— Il lui reste une heure à vivre. Si vous éprouvez de la compassion, me lança Suwamon, vous l’achèverez. 

Je ne me souviens pas d’avoir levé le bras. L’image de cette lame fichée dans son cœur est en revanche très nette dans mon esprit. Ma main rivée sur la poignée.

Chapitre XVIII

Le bal du solstice

Ce soldat tué à Yëtemon peupla mes cauchemars pendant des semaines, puis d’autres vinrent lui tenir compagnie, et bientôt je ne pus clairement associer un visage à cette face sanguinolente qui me promettait la même fin. Ces visions troublèrent mes nuits un temps avant de m’y habituer, cédant au sommeil plutôt qu’aux remords.

Je passai un an au front, où je pris part à une dizaine de batailles et à la chute d’autant de citadelles. Je devins un soldat aguerri, obéissant aux ordres avec froideur et courage. Je ne trouvai de satisfaction que dans les compliments de mes supérieurs et de mes pairs.

J’appris à dissocier le combat du repos, à purger mon esprit de ses miasmes et de ses tensions sitôt revenue au camp, travail d’équilibriste indispensable à ma santé mentale. Après chaque affrontement, que ce fût en sécurité sous nos tentes ou dans l’attente du prochain assaut au cœur d’un fortin isolé, je sortais Änyrode et laissais s’envoler des notes cristallines aux vibrations langoureuses, mélopée étrange et incongrue au milieu des ruines. Cette musique apaisante me ramenait à Palwite où mon cœur s’était réfugié.

Je me surpris plusieurs fois à caresser le médaillon de ma mère que je chérissais tel un talisman. Après tant de tueries, je n’avais toujours pas été blessée. Était-ce dû aux entraînements rigoureux de Suwamon et de mon père, à la présence protectrice du maître de Jivude, ou à une force mystérieuse qui veillait sur moi et qui, je m’amusais à le croire, résidait dans ce pendentif ?

Tous n’eurent pas cette chance. Nisfyl eut le torse entaillé et quelques côtes cassées qui l’éloignèrent de la tourmente des mois durant. Une plaie superficielle d’Ärlorive s’infecta si gravement qu’elle laissa les médecins impuissants. Il fallut l’intervention d’un chaman pour vaincre la fièvre. Le fils du premier officier de Jivude paya un gage pour cette danse avec la mort. Ärlorive devint lunatique et volontiers colérique. Heureusement, ces accès d’humeur n’étaient pas fréquents, au contraire de sa mélancolie qui le prenait à l’approche de la nuit. Je fus frappée par l’attitude de son père. Nöwesayel menait les troupes avec sa rigueur et sa fermeté ordinaires, insensible aux épreuves traversées par son fils. Pourtant, à chaque retour d’expédition, il délaissait ses hommes pour se rendre à son chevet et y rester jusqu’à l’aube. Aussitôt rétabli, Nöwesayel retrouva son indifférence habituelle envers son fils miraculé.

Qu’ils aient été blessés ou non, les hommes de Jivude étaient exténués après un an de campagne. Il fut décidé de relever une partie de l’armée pendant un mois, ce qui permettrait aux guerriers harassés de célébrer les fêtes du solstice d’hiver avec leurs familles. Nous revînmes donc dans la cité du cerisier doré en début de Quiescence où nous fûmes accueillis en héros. Si ce n’était pas tout à fait un retour à la maison, je découvris les côtes de la Quatrième Branche avec une flamme aux antipodes de la rigueur hivernale. Le visage radieux de Luwaly sur le quai suffit à transformer la saison froide en été.

Nous passâmes de longues heures dans notre chambre à combler les lacunes dans nos vies respectives. Je dissimulais certains détails. Je m’accommodais des massacres tant que leur souvenir demeurait scellé.

Elle aussi gardait ses secrets. D’un accord tacite, nous nous déversâmes en frivolités et tûmes le sujet capital : les découvertes de mon amie sur le mystère des Sèves. J’étais mal à l’aise de tant me reposer sur Luwaly sans rien lui donner en échange que ma reconnaissance. Malgré cela, jamais elle ne se plaignit. Je pense qu’une part de sa vie trouvait un sens dans cette quête. Elle m’annonça au détour d’une conversation qu’elle me donnerait de nouveaux éléments en guise de cadeau de Nouvel An.

Luwaly avait beaucoup changé. J’avais laissé une adolescente un pied dans l’enfance, je retrouvais une jeune fille presque femme que la fin prochaine de son Initiation mènerait au mariage. Consciente de l’échéance, elle forçait sa nature à se faire coquette et entreprenante. Toutefois, son manque de pratique la rendait maladroite et sa timidité naturelle se retournait contre elle.

Elle avait pourtant de nombreux atouts et des charmes dont elle n’avait pas conscience. J’aperçus plusieurs fois des regards gourmands durant nos discussions où Luwaly affichait son air rêveur qui lui allait tant.

Les célébrations du solstice s’annonçaient fastueuses ; Suwamon désirait fêter les nombreuses victoires de l’alliance et faire oublier les innombrables tragédies qui touchaient les familles du pays, depuis les plus humbles jusqu’aux plus prestigieuses. Les festivités s’achèveraient avec le traditionnel bal donné dans la grande salle du château. Consciente que pareille occasion servirait les desseins de mon amie, je lui demandai si un prétendant s’était présenté pour l’accompagner. Elle balbutia une vague réponse négative perdue dans un murmure. Elle se reprit en me retournant la question.

— Je laisse deux jours à Ärlorive pour se proposer, déclarai-je d’un ton faussement exaspéré. Passé ce délai, je prendrai les devants et je lui ferai ravaler sa timidité. 

Luwaly eut un petit rire.

— Repartirais-tu en guerre ?

— C’est plutôt lui qui y est resté, rétorquai-je avec amertume. Tu le verrais, Solinam est mort, il n’y a plus que l’austère Ärlorive. Il a certes gagné en charisme, mais en contrepartie, il est devenu distant, inaccessible.

— Il s’est rapproché de Nortenam. 

Je n’avais pas fait le lien avec le prince du Sud, pourtant la ressemblance était frappante. J’avais croisé à plusieurs reprises le captif de mon père sur-le-champ de bataille et l’avais vu combattre de loin. Il y avait dans ses expressions les mêmes traits d’acier que ceux figés sur le visage d’Ärlorive. Ce qui m’avait choquée chez le chevalier de Jivude, autrefois joyeux et insolent, m’avait toujours paru naturel chez Nortenam. Je réalisai que, contrairement à Ärlorive, ce n’était pas sa première guerre, et cette révélation me tétanisa. Allais-je moi aussi devenir mélancolique à force de côtoyer la mort ?

Mon humeur s’était dégradée à mesure que le temps passait. Je m’étais résolue à déverser ma déception sur le pauvre Ärlorive reclus des journées entières dans la salle d’armes. J’y trouvai le jeune homme, seul, à s’exercer contre un ennemi fantôme. Je pris un sabre de bois et me positionnai en garde devant lui.

Il m’avait à peine remarquée que j’engageai l’assaut, ne lui laissant d’autres choix que de reculer ou de se ressaisir.

— Luwise ! Que faites-vous ici ? sursauta-t-il.

— Je pourrais te retourner la question. Que fais-tu encore ici ? Es-tu si impatient de te battre ?

— Ce n’est pas ça… Tel que je suis, je finirai par être tué, c’est certain. Il me faut progresser.

— C’est louable. Mais tu confonds s’entraîner et se consumer. La vie ne se limite pas à la guerre. Même au cœur du tumulte, la paix peut reprendre ses droits. Ces instants sont trop rares pour ne pas en profiter.

— Sans doute.

— Sois mon cavalier au bal du solstice ou les champs de bataille te paraîtront cléments comparés à la vie que je te promets. 

Ärlorive n’osa refuser l’ordre d’une enfant de quatre ans sa cadette. Son apathie me déçut un peu et m’inquiéta beaucoup. J’observais une marionnette cassée, l’âme jadis chatoyante envolée. La lèvre pendante et l’air stupide, il ne disait rien. Qu’il garde ses doutes et ses complexes ! Furieuse, je l’abandonnai à son mutisme. À chaque pas, j’espérais, naïve, une réponse qui ne vint pas.

Le jour du bal arriva sans retour du fils de Nöwesayel. Luwaly aussi ne s’était pas trouvé de partenaire attitré, bien que je doute qu’elle en ait vraiment cherché. En pleins préparatifs, nous nous aidions mutuellement pour nos sobres maquillages et l’ajustement de nos robes que la reine Nëdawiven nous avait commandées. J’avais grandi depuis mon arrivée et la robe bleutée offerte par Suwamon était depuis longtemps trop petite. Merveilles de couture, les présents de la reine n’avaient rien à lui envier. Leur allure dépareillait tant de mes atours quotidiens que je peinai à me reconnaître dans le miroir.

Les étoffes crème pour Luwaly et bordeaux pour moi multipliaient les drapés tout en suggérant les formes pudiquement cachées. Il eut été indécent que des enfants dévoilent davantage de peau nue que les mains et le visage. Preuve s’il en est que Nëdawiven ne nous voyait plus ainsi, de discrets décolletés rappelaient notre féminité, quand bien même un voile de soie diaphane ménageait les scrupules des traditionalistes. Je me sentis fière et désirable, ce qui m’émoustilla davantage qu’une victoire militaire.

Luwaly, pourtant ravissante, ne partageait pas mon entrain. Nos deux robes étaient identiques, hormis la couleur. Ce détail m’enthousiasmait tant que j’enlaçai ma jumelle par derrière et collai ma joue contre la sienne de manière à voir nos deux visages dans la glace. Ma mine ravie se décomposa au contact de celle maussade de Luwaly.

— Qu’as-tu ?

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, dit-elle.

— Allons, ne veux-tu plus te marier ? Ces soirées sont organisées dans ce seul but. D’autant que tu dois arranger ton union par toi-même, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, mais je ne suis pas à l’aise dans ces fêtes et la danse n’est pas mon fort.

— N’y a-t-il pas des livres là-dessus ?

— Ne te moque pas. Cela fait trois ans que je suis dans ce palais, et à part toi, je ne connais pratiquement personne. J’ai fui les deux précédentes fêtes du solstice.

— Est-ce une raison pour récidiver ? Et puis, nous nous sommes faites belles, nous n’allons pas abandonner maintenant. 

Elle eut un petit rire.

— Écoutez cette guerrière s’en allant au combat, ses armes apprêtées, ricana-t-elle.

Cette remarque me laissa interdite. Elle avait raison, j’avais des atouts que ni Nortenam, ni Ärlorive, ni même Alenash ne possédaient, et j’étais bien décidée à en user. J’embrassai ma compagne de chambrée avant de la taquiner.

— Allez viens, lui dis-je en la tirant par le bras, au pire, je te tiendrai compagnie. 

La grande salle était bondée longtemps avant le début des réjouissances. L’orchestre accordait ses instruments dans l’indifférence générale. Aucune note criarde ne troublait les conversations d’une noblesse trop fière pour se soucier des affaires d’inams. Les serviteurs préparaient le banquet que certains observaient avec envie. Tous attendaient l’arrivée du couple seigneurial.

L’entrée de Suwamon et de Nëdawiven fut annoncée, inspirant un « Vie à l’Arbre-Mère ! » repris par l’assemblée. Suwamon remercia ses sujets puis, après un discours d’ouverture, invita à passer à table. Il était rare de voir festin avec autant de couverts. Le repas était copieux, mais juste assez pour ne pas alourdir les jambes et donner de l’appétit à la fête.

Le bal commença immédiatement après le dîner. L’orchestre, qui jusque-là nous berçait d’une musique de fond, entama l’Ode au Printemps. Suwamon s’avança avec sa reine qu’il salua respectueusement. Le couple resta seul sur la piste où il ouvrit une basse-danse qui fut un plaisir pour les yeux. À la fin de la grande mesure, les invités entrèrent par couple dans le flot et se calèrent sur la musique. Luwaly et moi-même demeurâmes esseulées à admirer le spectacle.

Un peu amère, je cherchai Ärlorive du regard sans succès. Mon amie soupira et me fit part de son intention de se retirer. Elle reculait déjà lorsqu’un jeune homme s’avança vers nous et lui proposa la prochaine danse. Ma compagne fut trop troublée pour refuser.

De mon côté, je guettai encore mon chevalier lorsque je fus surprise par Tilysëd qui déboula à l’improviste.

— Dis Luwise, voudrais-tu être ma partenaire ? 

Je jetai un dernier regard alentour sans grand espoir. Résignée, j’adressai un doux sourire au jeune prince :

— Ce sera un honneur, Tanide. 

Nous profitâmes de l’interlude entre deux musiques pour nous fondre dans la foule. Tilysëd était un merveilleux danseur. Nous nous tenions à un bras l’un de l’autre et pourtant je sentais presque le contact de sa peau. Sa main décrivait des gestes gracieux qui enveloppaient la mienne, emprisonnée dans une sphère d’éther d’où je ne pouvais fuir, si tant est que j’en eusse la volonté. Ses yeux fixaient les miens avec une intensité hypnotique. Un instant, j’oubliai qu’il était de cinq ans mon cadet et le trouvai magnifique. Le charme fut rompu lorsque, emporté par la musique, son visage se para d’une expression juvénile si adorable que je pouffai de rire.

— Te moques-tu ? s’indigna-t-il.

— Nullement, vous dansez admirablement.

— Je ne suis pas le cavalier que tu escomptais. Mais moi aussi je deviendrai un chevalier fort et puissant.

— Je n’en doute pas. Ce jour-là, vous regarderez des femmes jeunes et désirables.

— C’est faux ! Tu n’as pas de don de voyance, alors retiens ta langue !

— Peut-être, mais ce n’est pas sur ce ton que vous séduirez les dames, grondai-je avec un froncement de sourcil.

— Pardon, Luwise. Je… es-tu fâchée ?

— Comment pourrais-je en vouloir à un si bon cavalier ?

Ma remarque lui plut et mit un terme à notre dispute en même temps que se terminait la musique. C’est alors que je vis passer Ärlorive. Je remerciai rapidement le jeune prince pour me précipiter à la suite du fuyard.

Je l’attrapai par la manche et le stoppai net dans sa course. Je lui adressai mon regard le plus noir, pourtant inefficace pour l’ébranler.

— Où crois-tu aller ?

— Lâchez-moi, Luwise. Je ne suis pas à ma place ici.

— Bien sûr que si. L’ensemble de l’aristocratie de Jivude est convié.

— Il y a des invitations qu’il faut savoir décliner.

— Que racontes-tu là ? 

La couardise d’Ärlorive m’exaspérait au plus haut point.

— La cour est plus mortelle qu’un champ de bataille pour qui n’y est pas à l’aise, expliqua-t-il. D’autres ont plus de talents, vous passerez une bien meilleure soirée en leur compagnie.

— Tilysëd est un excellent danseur, mais ce n’est pas avec lui que je passerai la meilleure des soirées. Ce n’est pas avec lui que je veux passer cette soirée.

— Je ne peux être votre cavalier. Je ne connais pas les pas. 

Je soupirai. C’était donc ça ! Quel idiot...

— Qu’importe, rétorquai-je. Allons aux balcons, nous reviendrons pour la carole. 

Ärlorive accepta de mauvaise grâce et je dus presque le traîner pour qu’il m’accompagne. Je regrettai un peu ma décision, le froid mordant de l’hiver était impitoyable. Heureusement, la vue sur la ville était magnifique. Hors du palais, de la musique et des rires s’élevaient de chaque quartier, et plus loin encore, les villages scintillaient sous la lumière de grands foyers. Je m’étais habituée à l’Incandescent, sa présence était devenue rassurante. Ces lumières, cette gaieté et cette chaleur trouaient opportunément le cœur de la nuit la plus longue de l’année.

Je frissonnai. Nous restâmes silencieux, plongés dans notre contemplation.

— Nous repartons dans quatre jours, dis-je à mi-voix. Cet interlude aura été bref, si bref que je ne crois pas que tu l’aies vu. Ton âme serait-elle restée sur la Sixième Branche ?

— Bien sûr que non. C’est juste que j’ai réalisé ces derniers mois mes faibles compétences.

— Tu es un grand chevalier.

— Arrête ça, veux-tu ! 

Ärlorive m’avait brutalement repoussée et me tournait le dos, dissimulant une honte que je ne comprenais pas. Je tentai de m’approcher.

— Mon père avait raison, murmura-t-il sans bouger. Tu nous surclasseras tous.

— Que dis-tu ? 

Il rit en cape puis daigna enfin me faire face.

— Serais-tu la seule à ne pas l’avoir noté ? Tu es devenue une guerrière remarquable en moins d’un an. J’ai combattu à tes côtés. Comme beaucoup d’autres, j’ai noté tes progrès. Crois-tu être sortie indemne de ces batailles grâce à la protection de Suwamon-tame ? Combien ont fait plus de cinq sièges sans la moindre égratignure ?

— J’ai eu de la chance, c’est vrai.

— De la chance ? Non. Tu as du talent. Bien plus qu’un chevalier tel que moi. 

J’avais de l’estime, et même parfois de l’admiration pour Ärlorive. Rien à voir avec le pantin pleurnichard de ce soir. Sa bouderie infantile m’exaspéra.

— Est-ce tout ? Est-ce seulement cela ? Te morfondrais-tu à cause de ton ego froissé ?

— Pas de mon ego. De ma valeur. Les courtisans sont jugés par leurs mots et les guerriers par leur bras. Il est des trésors que seuls les plus grands chevaliers peuvent demander ; le seul que je désire est chaque jour plus inaccessible.

— Je ne te savais pas si intéressé. Je me demande pourquoi j’ai tant attendu cette soirée ! 

Je le laissai, la gorge nouée de colère. Il semble que nous ne vieillissons que pour juger nos erreurs de jeunesse. De toutes celles que j’ai commises à ces âges, avoir abandonné Ärlorive cette nuit-là est sans doute la plus douloureuse. Une autre devait suivre, aux conséquences dramatiques.

Je traversai la salle de bal sans m’en rendre compte, irritée par la stupidité du jeune chevalier. Je ne sais combien de temps j’errai ainsi et moins encore comment je me retrouvai face à la porte de ma chambre. Elle m’apparut telle une délivrance.

Éclairée par les flamboiements mourant d’un feu dans la cheminée, la pièce avait un air lugubre accentué par un silence que je n’avais jamais connu en ces lieux. Dans la pénombre se dessinait la silhouette torturée d’une robe jetée en vrac sur un fauteuil. Les manches reposaient sur les accoudoirs avec tant de naturel que l’on eût dit son porteur évaporé. Je frissonnai lorsque je reconnus la robe de bal de Luwaly.

Je fis le tour de la pièce et vis cette masse enroulée dans les draps de mon lit.

— Luwaly ? 

Je m’approchai prudemment puis me risquai à tirer la couverture. Elle résista. Je la rabattis juste assez pour dévoiler des cheveux blonds que je savais être ceux de mon amie.

— Luwaly, qu’y a-t-il ?

— Va-t’en. 

Sacrée gifle. C’était sans doute la pire soirée que j’avais connue depuis longtemps. Cette fois-ci, je ne fuis pas.

— Bien que je ne l’aie pas beaucoup occupée cette année, c’est encore ma chambre.

— Laisse-moi seule.

— Pas question. J’ai sommeil et tu prends tous les draps.

— S’il te plaît.

Étouffée par les couches de tissus, je sentis des pleurs dans cette supplication. J’hésitai à obéir sans pouvoir y parvenir. Quelque chose en moi m’intimait de rester. Finalement, je m’assis sur le lit à côté de la chose informe que je caressai sans un mot. Cet étrange tableau se figea un instant, puis je me hasardai à ôter les draps avec la délicatesse d’une mère pour son nouveau-né.

Je fus surprise de découvrir la jeune fille complètement nue, alors qu’elle ne dormait jamais sans sa robe de nuit. Elle était recroquevillée en position fœtale, ses muscles crispés, nerfs et tendons saillant à même la peau. Ses paupières grandes ouvertes dégageaient des yeux fous. Habituée à la pénombre, je devinai cette tache sombre sur le lit qui, sans en connaître la nature, me répugnait.

Luwaly grelotta, ses dents claquèrent et je sentis la fièvre monter. La démente s’agrippa à moi pour coller son visage contre ma poitrine et se blottir si fort que je peinai à respirer. D’un bras, je l’enlaçai, de l’autre je tirai sur nous les couvertures sans me déshabiller. Ma robe de bal souffrirait mais je n’en avais cure.

Elle se calma un peu. Nous ne pouvions trouver le sommeil, chacune consciente que l’autre était éveillée. Elle parla en premier.

— Où étais-tu partie ?

— J’étais avec Ärlorive.

— Tu avais juré de rester à mes côtés.

— Je suis désolée. 

Que s’était-il passé ? La question me brûla les lèvres mais resta dans ma gorge.

— Vous serez quatre, poursuivit-elle d’une voix sans force.

— Comment cela ? 

Sa tête contre ma poitrine, je n’arrivais pas à voir son visage. Je la sentais pourtant se détendre. Parler lui faisait du bien.

— Ces mythes forment la saga de l’Appel, reprit Luwaly. Les héros sont appelés, au sens propre, ou par l’Arbre-Mère, ou par un souverain qui la représente. Ils s’opposent à une catastrophe imminente. De tous ces textes, l’un d’eux se détache en formant le point central. 

Elle essuya ses yeux humides de larmes.

— Je t’ai parlé de personnages transversaux à plusieurs histoires, les quatre champions de Lywën est le seul conte qui les regroupe tous. On y trouve : la femme au dragon, l’homme de l’ombre, l’homme du soleil et l’homme ailé.

— Que raconte cette histoire ? 

La voix de Luwaly s’était posée à mesure qu’elle avait évoqué ses recherches. Des vibrations enjouées s’étaient même glissées derrière son timbre brisé. Enfin elle retrouvait son élément. Chacun de ses mots emportait avec lui une part de cette souffrance qu’elle taisait toujours. Je l’encourageai à poursuivre.

— La reine Lywën avait vécu très longtemps et avait gouverné son pays avec sagesse. Malheureusement, comme son règne touchait à sa fin, champs et vergers dépérissaient dans le royaume, amenant famine et misère. Lywën manda ses chevaliers parmi les plus vaillants. La requête de la reine fut transmise alentour mais rares furent ceux à y répondre. Seuls quatre chevaliers se présentèrent : Nëvide qui accourut avant tous les autres sur sa monture ailée, Imesu qui avait vaincu une armée à lui seul, Tilyshin qui s’était illustrée en terrassant un serpent marin, et Nevamon dont l’ombre suffisait à effrayer les plus courageux.

— Que leur demanda la reine ?

— Elle les envoya parcourir la contrée en quête d’une solution. L’histoire se finit plutôt mal. Tous reviennent avec une réponse, mais aucune ne satisfait la reine. Au bout du compte, elle meurt de vieillesse en laissant son monde dépérir. 

Je restai sans voix. Était-ce notre destinée ? Luwaly dut lire dans mes pensées car elle ajouta :

— Okateï a inspiré cette histoire pour nous avertir de ce qui va se passer. Elle se sent vieillir et, comme l’ont annoncé les Aërlydes, une nouvelle union entre les Hommes et l’Arbre-Mère doit être conclue. Mais la déesse ne sait pas sur quoi débouchera cette alliance, aussi annonce-t-elle la fin la plus funeste. C’est une mise en garde pour nous dire : ne me décevez pas. Je ne sais si elle attend des personnes particulières ou si elle fera son choix entre quatre représentants.

— L’homme ailé est-il un Aërlyde ?

— Je ne sais pas... Je suis si lasse. 

Luwaly abdiqua en quelques minutes et ses paupières se fermèrent, des larmes aux coins des yeux.

Il me restait pourtant tant de questions. Qui était cet homme ailé ? Quand aurait lieu cet appel ? Dans un mois ? Dans un siècle ? À mon tour, je glissai dans le monde des songes, bercée par ces questions sans réponse.

Nous passâmes la nuit l’une contre l’autre, dormant par intermittence. Luwaly passait de la fièvre aux crises de larmes que je tentai de consoler au mieux.

J’eus l’impression d’avoir passé la nuit à guetter l’aube. Lorsque celle-ci filtra enfin par la fenêtre, nous avions à peine desserré notre étreinte, toutes deux réveillées sans oser dire un mot. Nous restâmes encore une heure ainsi, avant de me décider à me lever. Mon amie m’agrippa d’abord le bras pour le lâcher à regret.

Tandis que je me préparais, Luwaly restait dans l’enveloppe rassurante des draps, accablée et le visage plus terne qu’un spectre. Une fois que j’eus terminé, j’entrepris de ranger la robe qui traînait toujours sur le fauteuil ce qui fit bondir la jeune fille apathique.

— Jette-la ! Brûle-la ! Je ne veux plus la voir.

— C’est un cadeau de la reine Nëdawiven.

— Rends-le-lui.

— Sous quel motif ?

— Il ne me plaît pas.

— C’est un affront. Je ne peux pas lui dire ça.

— Peu importe. Fais-le. 

Je ne discutai pas plus longtemps. Je me rendis de bonne heure dans les appartements de la famille seigneuriale où je rapportai le comportement étrange de ma compagne de chambrée et mes inquiétudes à son sujet. Alarmée, la reine convoqua un médecin qui ausculta Luwaly. Le diagnostic fut tenu secret, hormis pour le Seigneur et sa dame. À en croire leurs mines affectées, l’affaire était sérieuse.

En dépit de notre amitié et de notre confiance réciproque, Luwaly garda son terrible secret. « Tu as une guerre à mener » fut sa dérobade. Je repartis trois jours plus tard.

Cette fois-là, mon amie ne vint pas jusqu’au quai pour les traditionnels adieux. Ils se firent dans l’intimité de notre chambre. Je ne savais pas quand, ni même si je reviendrais. Luwaly aurait peut-être achevé son Initiation et trouvé son mari. Nous nous contentâmes d’un au revoir au goût salé des larmes, se jurant que rien ne gâcherait notre amitié.

Chapitre XIX

Sur les sentiers de la guerre

Les combats reprirent dès que je posai le pied sur la Sixième Branche. Cette parenthèse au milieu des tueries avait masqué la réalité : jamais l’alliance n’avait relâché la pression sur un adversaire chaque jour plus faible. Nous volions de victoire en victoire depuis notre débarquement, écrasant les défenseurs de notre force numérique. Il était pourtant niais de croire, comme beaucoup de nobles restés au pays, que l’invasion se déroulait sans heurt. Chaque citadelle était conquise d’arrache-pied et il était courant qu’un siège dure un mois entier. Au bout de la première année, seul un tiers du rameau était passé sous notre contrôle et tant du côté de la canopée que des cités centrales, la résistance était rude. Les alliés extérieurs de la Sixième Branche tentèrent bien leur chance, en vain. Ils furent repoussés sur tous les fronts. Bon an mal an, les insurgés s’enfonçaient dans la défaite que l’on disait inéluctable.

Nous le crûmes jusqu’au jour où nos espions ramenèrent un important rassemblement de troupes à Eärnlödy, la cité mère. Nous comprîmes que nos ennemis avaient regroupé leurs bataillons, quitte à dégarnir les défenses de certaines forteresses, pour tenter un ultime affrontement qui briserait notre fer de lance.

Désormais divisée en deux entre le front intérieur et celui de la canopée, notre propre armée courait un véritable risque d’être anéantie. Dans chaque camp, l’on se préparait à ce qui s’annonçait comme la bataille décisive de cette guerre. Les stratèges alliés discutaient des nuits entières afin de déterminer l’emplacement le plus adéquat pour mener l’affrontement, ou encore sur les priorités à donner au moment de l’assaut. Des missions de reconnaissance étaient menées quotidiennement pour établir au mieux la puissance de notre opposant. J’observais cela dans l’ombre des draperies d’une tente où seule l’influence de Suwamon m’avait permis d’entrer. Je ne manquais rien des exposés des différents généraux, cartes à l’appui, me forgeant une culture militaire dont peu pouvaient se prévaloir.

En dépit de l’intelligence de nos officiers, l’ennemi brouilla les cartes en prenant l’initiative d’une manière particulièrement audacieuse. Après un ultime conseil achevé tard dans la nuit, nos chefs avaient décidé de contourner une forteresse verrouillant la route par les plaines côtières. Nous nous enfoncions donc dans les contreforts d’une haute montagne qui, telle une épine dorsale, scindait le rameau entre les rives nord et sud. Il ne s’agissait encore que de collines difficilement praticables, qu’entaillaient parfois des gorges profondes dont la traversée épuisait les hommes et éprouvait le matériel.

La cavalerie adverse surgit soudain de nulle part et nous chargea par le flanc. L’attaque-surprise ne laissa pas le temps à nos piquiers de former la phalange. Les skwirids broyèrent nos rangs de leurs puissantes mâchoires. Le travail était si ravageur que les cavaliers se donnaient tout juste la peine d’abattre leurs épées sur les rares rescapés.

Le plus grand désordre régnait en milieu de colonne, si bien que la tête ne fut avertie que cinq minutes plus tard, une éternité. Suwamon conduisit ses chevaliers vers la mêlée, moi à ses côtés. Lorsqu’enfin nous arrivâmes, la Dame du Carnage avait collecté sa moisson. Nous chargeâmes à notre tour, piétinant ces soldats que nous n’avions pu sauver. Le vallon résonna du tintement des fers, des couinements des bêtes et des grognements des guerriers.

Au comble de la bataille, lorsque les flancs se touchent et que remonte l’haleine de celui que l’on s’apprête à éventrer, les renards sylvestres, montures armées de crocs et de griffes plus longues que des poignards, ne se dévorent pas entre eux. Il leur arrive de happer un cavalier et de l’avaler vivant, mais jamais ils ne tueront un de leur espèce, sauf par accident. Ils ne mangeront pas même leurs morts. Je les envie, et il m’arrive de regretter pareille sagesse chez nous, humains.

La furie m’enveloppa dans un linceul de sang et d’acier. Je frappai mécaniquement, laissant l’empire de mon corps à mes seuls sens et mon instinct de survie. Ma conscience avait depuis longtemps trouvé refuge dans un coin isolé de mon âme. Plus d’une fois, je retins ma lame alors que le fil glissait sur une cuirasse alliée qu’elle commençait à entamer. Je ne m’excusais pas. Mon visage demeurait froid et impassible tandis que je me trouvais un nouvel adversaire.

La mêlée s’éclaircit. Sous mon commandement, ma monture tournoya pour guetter la prochaine attaque, prête à bondir au moindre signe de danger. Je tardai à réaliser que je m’étais éloignée du gros de la cavalerie, une barrière ennemie bloquant toutes retraites. Nous étions une quinzaine à être ainsi piégés, plus quelques fantassins survivants du début de l’embuscade. Les Sodanams nous éloignèrent davantage du reste du combat avec une subtile manœuvre d’encerclement.

Je ne suis pas sûre d’avoir lancé le mouvement. Quel que fût le meneur, nous nous engouffrâmes en un élan commun dans l’étroite sortie de cette poche meurtrière. Notre échappée contraria nos adversaires et nous eûmes bientôt le double de poursuivants qui mirent d’abord en pièces les troupiers. Quelques flèches sifflèrent autour de nous tandis que nous sentions la pression des cavaliers toujours plus proches. Les lourdes bardes de fer qui harnachaient nos renards jouaient contre nous.

Nous n’étions plus qu’une douzaine lorsque notre course éperdue nous mena face à un ravin, avec pour unique perspective une longue chute à l’issue incertaine. Nous avions fui un temps notre destin qui réclamait désormais son dû. Un chevalier ne fuit pas la mort, il lui offre une danse sensuelle. Lors de cette valse macabre, les partenaires se rapprochent jusqu’à effleurer leurs joues en un baiser glacé, s’éloignent de cinq pas, tournoient chacun en bout de la piste, pour enfin revenir l’un vers l’autre tels deux amants et se fondre dans une étreinte mortelle. Ce jour-là, nous acceptâmes l’invitation au bal.

De ce que j’en vis, notre ultime combat fit honneur à la bannière de Jivude. Lorsque l’un des nôtres tombait, il emportait deux ou trois âmes avec lui. Néanmoins, nous reculions d’un pas chaque minute avec la régularité de l’horloge de Sutanal. Je ne vis pas la fin de l’affrontement. Nous étions contre le rebord du précipice quand un des skwirids de mes compagnons bouscula le mien. Nous chûmes tous deux. L’animal encaissa les premiers accrochages avec la végétation et l’écorce qui saillait par endroits. Notre course se termina dans un cours d’eau dans lequel je fus plongée si soudainement que je crus un moment m’y noyer. Le courant était violent et je fus entraînée en aval sur plusieurs lieues, pour enfin déboucher sur une petite retenue où je pus rejoindre le rivage. Cette expérience me rappela désagréablement le lac gelé de Shanyröde. Mais contrairement à l’antichambre de l’Arbre-Mère, aucune nouvelle épreuve ne m’attendait après m’être extirpée de la rivière. Contre toute prudence, je m’étalai sur les graviers où je m’endormis d’épuisement.

Je ne sais combien d’heures je demeurai assoupie. À mon réveil, mes habits avaient séché et le soir commençait à couvrir le ciel de son rideau étoilé. À mon premier mouvement, une violente douleur me scia le corps. Trop faible pour crier, je poussai le gémissement d’un animal à l’agonie. Je me tordis en tous sens dans l’espoir de trouver une meilleure position. Toutes me mettaient au supplice. Comme je souhaitais pouvoir me rendormir !

On porta une coupe à mes lèvres et me força à boire un breuvage amer. Je découvris un visage ridé aux yeux pleureurs, puis une main qui essuya une goutte échappée de mes lèvres.

— J’savais que tu allais déguster au réveil. Bois, ça calmera la douleur. N’aie pas peur, c’est une décoction d’écorce de saule que je viens de préparer. 

Il désigna du menton les restes d’un petit foyer éteint. À moins d’un fou, les habitants d’une seule seigneurie osaient allumer un feu en pleine campagne. J’affrontai la souffrance et demandai :

— Vous venez de Jivude ?

— Tout comme toi, non ? Sauf si tu as volé cette cotte sur un cadavre. Vu son état, ce serait bien possible. 

J’opinai avec un rictus affreux.

— Doucement, gamine. Tu es ecchymosée de la tête aux pieds, et le mot est faible. Tu as tout le flanc gauche écorché et peut-être deux ou trois trucs cassés. Je te passerai pas de miroir, tu te ferais peur. Dis-moi, tu as quel âge pour te retrouver ici ? Ils enrôlent au berceau maintenant ?

— J’ai quatorze ans. Je suis mon Initiation.

— Dame ! Seriez t’y vous un noble ? Pardonnez-moi ma rudesse. Je me nomme Tryndie l’esclotier.

— Merci de vos bons soins, Tryndie. Je m’appelle Luwise Sofunada.

— Comme vous y allez, damoiselle Luwise. Je n’ai fait que vous veiller et vous soigner à la manière des mères. 

Je voulus lui adresser un sourire aimable qui se transforma en horrible grimace.

— Savez-vous où nous sommes ? demandai-je avec difficulté.

— Pas exactement. Le sergent et quelques autres sont allés renifler alentour, voir si y avait pas des gens de la Six dans le coin. Ça continue à ferrailler un peu plus loin.

— Comment êtes-vous arrivés ici ?

— C’est-à-dire… Quand on a vu que ça tournait mal, avec des compagnons, nous avons trouvé qu’un buisson était place bien enviable. Le sergent, lui, s’est replié pour rattraper ses hommes. Courir après quatre marauds, faut bien être milicien dans la civilité pour se donner tant de mal. Tout de même, il les a rattrapés puis est tombé sur moi et mes deux comparses. Il nous a promis la corde si nous ne lui obéissions pas, et le fil de son épée si nous tentions de fuir. Soudain, nous avons senti revenir notre loyauté. Pensez bien qu’elle n’est jamais partie ! Avec tous ces évènements, il y avait juste d’autres priorités…

— Je ne vois aucun déserteur, soyez rassuré. 

Il m’adressa un remerciement de la tête puis me donna à boire une nouvelle gorgée de son infusion. La potion commençait à faire son effet. Faute de disparaître, la douleur devint supportable. Je tentai quelques mouvements, et par miracle, rien ne semblait cassé. Je m’enquis du devenir de mon renard sylvestre. Tryndie confirma mes craintes : une dépouille avait été vue un peu plus en aval. Je devais certainement mon salut au sacrifice de ma monture.

Tryndie m’aidait à me redresser lorsque des pas crissèrent sur un lit de feuilles derrière les fourrés. Le vieux soldat porta la main à son épée tandis que je cherchai de quoi me défendre malgré mes blessures. À l’évidence, mon arme avait été emportée par le courant. Tryndie se relâcha lorsqu’apparurent sept soldats équipés pour le combat. Celui qui marchait en tête, un jeune homme à la barbe brune bien taillée, sourit en me découvrant consciente, puis ôta son casque pour parler plus à son aise.

— La demoiselle est réveillée ? Nous t’avons crue morte, petite. C’est l’esclotier qui a remarqué que tu respirais encore.

— Faites preuve de respect, sergent, lança mon garde-malade. C’est une noble.

— Est-ce vrai ? Pardonnez-moi. À moins d’avoir les cheveux de saison, il est difficile de différencier un noble d’un inam au premier regard.

— Il n’y a pas d’offense. Je me nomme Luwise Sofunada.

— Je suis Udei. Vous connaissez Tryndie. Là-bas, ce sont Latwafol, Oru, Palive, Fünide, Nëda et Jib. 

Il me dévisagea avant de s’exclamer :

— J’y suis, vous êtes cette jeune fille qui accompagne toujours Suwamon-tame ! Je ne vous avais pas reconnue, amochée ainsi. Vous pouvez marcher ? 

J’essayai de me lever, interrompue par un poinçon dans la colonne vertébrale. Je m’écroulai en criant.

— Apparemment non, commenta le sergent. J’espère que vous n’avez rien de cassé. De toute manière, nous allons camper ici pour la nuit. Nous verrons demain ce que nous pouvons faire. 

Udei distribua les tours de garde avec une autorité que nul n’osa discuter. Le dîner se composa des fruits et racines ramassés par la patrouille, accompagnés de tranches de pain sec que le dénommé Oru ne quittait jamais. À peine de quoi faire taire l’estomac. Cette complainte gastrique avait du bon, j’en oubliais le feu qui me dévorait le flanc gauche. La douleur revint dans la nuit qui me parut interminable.

Au petit matin, Tryndie me concocta une nouvelle décoction d’écorce de saule et me prépara des bandages pour couvrir les plaies ouvertes sur mon bras et mes côtes. Nous discutâmes beaucoup et je crois qu’il s’attacha à moi. Lorsque je tentai de me lever non sans aide, le résultat fut plus concluant que la veille, à la grande joie du sergent. Rien ne semblait cassé, mais ma main gauche était inutilisable.

Nous nous remîmes en route dirigés par le sergent Udei. Nous ne connaissions pas exactement notre emplacement, mais le sous-officier avait une idée précise de la direction à suivre pour rejoindre l’armée, bien que j’eusse quelques doutes sur l’efficacité de sa méthode.

— Rien de plus facile, m’avoua-t-il. Nous allons vers le centre de la Branche, l’objectif ultime de nos armées. J’espère juste que nous arriverons à Eärnlödy avant la bataille finale. 

Ses hommes ne partageaient pas le même empressement. Les huit soldats suivaient en file d’un pas mou et traînant, un regard en arrière parfois jeté avec regret. Udei le remarqua sans doute, sans faire le moindre commentaire. Le groupe avançait en silence, attentif aux signes suspects.

Nous ne l’étions visiblement pas assez. Une flèche se ficha en plein ventre entre les mailles de la cotte du sergent figeant la colonne de stupeur. Un second dard partit avant même que le corps d’Udei ne s’écroule au sol, et se planta dans le bras de notre chef déjà trop faible pour crier.

La première réaction des huit autres fut de s’enfuir, mais cinq guerriers aux couleurs d’Eärnlödy surgirent pour leur barrer la route. Contraints à se battre, ils sortirent enfin leurs lames et engagèrent le combat. Incapable de leur venir en aide, je me mis à couvert derrière le tronc d’un gros chêne. Des flèches partaient une à une depuis le haut d’un talus, vers les guerriers isolés. L’archer, car j’acquis la conviction qu’il était seul, ne se risquait pas à toucher ses camarades.

D’un coup de fléau hérissé, Jib le colosse fut le premier à abattre son adversaire. Presque aussitôt, un trait s’enfonça dans son omoplate avec un bruit d’os brisé. La victoire attirant l’attention, le géant devint la cible privilégiée du tireur sans même que le premier concerné ne s’en aperçoive. Je courus le rejoindre en dépit de la douleur et du risque de me retrouver à découvert. Je ramassai le cadavre abandonné par Jib et le redressai de ma seule main valide pour m’en servir de bouclier. Je sentis deux chocs successifs accompagnés du bruit sourd des poinçons enfoncés dans les chairs. Le dénommé Jib réalisa vaguement qu’il m’était redevable, peut-être est-ce pour cela qu’il ne discuta pas lorsque je le commandai d’un ton ferme.

— Prends ça comme protection et charge cet archer. 

Il m’arracha des mains le corps ballottant et partit au pas de course.

Emportée dans mon élan, je lançai avec la même voix autoritaire :

— Tryndie, ramène le sergent à l’abri et commence à le soigner.

— Mais il est mort, mamzelle.

— Fais ce que je te dis, mildiou ! 

Le vieil homme finit par obéir. Je ramassai l’épée du sergent, plus dans l’idée de parer de mauvais coups que de vraiment prendre part aux combats, puis regardai le déroulement de la bataille. Jib revint, un arc brisé à la main et sa masse dégoulinante de sang frais. Privés de l’archer en soutien, notre supériorité numérique vint à bout de nos adversaires qui battirent finalement en retraite, abandonnant trois des leurs en plus du tireur embusqué. De notre côté, nous ne déplorions que des blessés légers, à l’exception notable du sergent Udei.

L’affrontement terminé, je rejoignis Tryndie et m’enquis de la santé de notre chef. Les multiples rides du vieux soldat dessinaient un masque triste qu’aucun rire ne pouvait plus égayer.

— Il est vivant, finit-il par dire. Mais je ne suis pas sûr qu’il passe la nuit.

— Soigne-le. Arrête l’hémorragie, fais ce que tu pourras, mais qu’il vive jusqu’à notre arrivée au camp.

— Minute, princesse ! 

Je me tournai interloquée. Les cheveux en bataille, la moitié du visage écorché de stries telles des peintures de guerre sanguinolentes, les sourcils froncés au point de se joindre, je conçois que mon aspect eût un côté effroyable. Le nommé Latwafol recula avant de se reprendre et de continuer sans se laisser démonter.

— Qu’as-tu à donner des ordres, gamine ? Le sergent est mort. Si ce n’est pas maintenant, ce ne saurait tarder. Tu n’es pas sous-officier que je sache. Encore moins officier.

— Je suis noble et cela me donne des droits sur de simples inams.

— Des droits ? Ici ? Dans une seigneurie ennemie ? Et que pourras-tu nous faire, face d’amour ? Nous courir après et nous tirer de force jusqu’à la tente de Suwamon ? 

Je sentis la fureur s’emparer de mon poing. Les jointures de mes doigts blanchirent sur la garde de mon arme levée avec défi. Latwafol eut un gloussement.

— Que crois-tu faire ? Je peux te faire lâcher ton épée avec un simple rameau de bois vert. 

Pressé de démontrer la justesse de son arrogance, il arracha une jeune pousse de noisetier, fendit l’air avec pour juger sa souplesse, et se mit en une parodie de position de garde qui m’aurait amusée en d’autres circonstances. Hélas, ce n’était pas que de la vantardise. Latwafol fouetta mon bras gauche précisément sur la peau à vif dévoilée à la jointure des bandages à demi détachés. La douleur me déchira le corps avec une intensité telle que je desserrai la prise de ma lame qui tomba au sol sans autre argument.

Le renégat partit d’un grand éclat de rire, imité par ses camarades. Couverte de honte et le bras vrillé par la souffrance, je m’effondrai à genoux tandis que les mutins s’éloignaient en se gaussant.

Tous ne suivaient pas le mouvement. En arrière, Jib et Tryndie, toujours auprès du sergent, n’avaient pas bougé.

— Jib, l’esclotier, lança Latwafol. Qu’est-ce que vous foutez ?

— Je vais rester avec la petite, répondit Jib.

— Tu es fou, le baraqué ? Tu sais ce qu’ils feront lorsque tu reviendras au camp. Tu seras pendu pour tentative de désertion.

— Je n’ai pas déserté.

— C’est ça ! Mens-moi. Et quand bien même ils t’épargneraient, tu retourneras au front dès le lendemain. Ça vaut guère mieux.

— Peut-être. Mais si je survis à la guerre, je retournerai chez les miens avec ma solde. Toi, tu devras continuer à vivre en bandit. Jamais tu ne retourneras chez toi. 

L’argument sembla porter. Pourtant, il n’arracha qu’un sifflement mauvais au couard qui se dépêcha de disparaître dans le taillis de la forêt. Nous nous retrouvâmes à quatre : deux blessés, un moribond et pour seul médecin, un vieil homme dont les connaissances des remèdes se limitaient aux potions les plus communes.

Nous prîmes du repos. Tryndie avait arraché la flèche du dos de Jib sans que celui-ci ne tressaille plus que pour une simple écharde. Il nettoya ensuite mes propres blessures à l’eau claire et à l’alcool avant de refaire mes bandages. Nous installâmes le sergent Udei dans une couche de branchage qui avait tout l’air d’un lit funéraire, puis nous trouvâmes des tapis de mousse où passer la nuit.

Jib revint à pas de loup. Il souleva les fougères derrière lesquelles nous nous étions dissimulés en son absence.

— Il n’y a que quatre soldats. Un noble est parmi eux. Nous pouvons tenter de les éviter en passant par le sous-bois. Traîner le sergent augmentera les risques.

— Tant qu’il leur restera un souffle de vie, nous n’abandonnerons pas les blessés, rétorquai-je.

— Que faisons-nous ?  demanda le colosse.

Jib et Tryndie attendaient ma réponse.

— Nous ne pouvons continuer à errer ainsi. Chaque jour perdu nous fait courir de plus grands risques. Ce noble saura sûrement où trouver notre armée. Je fais confiance aux espions sodanams pour les renseigner à ce sujet.

— Vous voulez que nous capturions ce noble ? Avec votre bras en écharpe et le sergent qu’il faut veiller ? lança Jib.

La détermination de mon visage répondit à sa question. Le géant finit par acquiescer, Tryndie resta lymphatique comme d’ordinaire lorsqu’il fallait prendre une décision. Son absence de réaction ne laissait néanmoins aucun doute : il nous suivrait.

Nous cachâmes le corps endormi d’Udei, puis partîmes arme à la main. Les quatre soldats s’étaient rassemblés dans leur campement improvisé et partageaient un maigre repas : des galettes aux épices, des fruits secs et du jambon fumé. Assez pour nous mettre l’eau à la bouche et justifier notre attaque. Au sein du groupe se tenait un chevalier d’une vingtaine d’années dont les manières trahissaient le lignage.

Nous nous ruâmes à grand renfort de cris vers les militaires qui restèrent abasourdis une poignée de secondes. Deux d’entre eux n’eurent pas le temps de se défendre, le métal de leurs casques enfoncé profondément dans leur crâne. Jib et Tryndie s’occupèrent du dernier troupier tandis que je défiais le serviteur d’Okateï. Malgré mon bras invalide, j’avais recouvré assez de force pour tenir une lame et me battre avec hargne.

L’homme eut un petit rire en me jaugeant :

— Des brigands menés par une sauvageonne, voilà qui est charmant.

— Nous sommes des soldats de Jivude et je vous intime l’ordre de vous rendre.

— Contrains-moi, jeune fille. 

Nullement décontenancé par mon handicap, mon sexe ou mon âge, il frappa sans pitié. Son talent indéniable m’obligea à user des parades et esquives les plus élaborées de mon répertoire que j’hésitais d’ordinaire à dévoiler.

— Oh ! fit-il, admiratif. Viendriez-vous de Palwite pour pratiquer une escrime si aérienne ?

— Je ne répondrai pas à un grossier qui charge sans se présenter.

— Je n’ai pas à donner mon nom à des inams.

— Fort bien, je n’en suis pas. Je me nomme Luwise Sofunada Susay-Nashly-Fonda.

— Quelle coïncidence ! J’appartiens également à la seizième famille. Je suis Fündavün Sofunada Susay-Nashly-Soda.

— Nous ne sommes pas de la même Branche. Nous n’avons aucune parenté.

— C’est heureux. Le fratricide m’a toujours répugné. 

Sans y paraître, Fündavün accéléra le rythme et me contraignit un temps à céder du terrain. Mes deux compagnons voulurent me porter main-forte, je les repoussai sans ménagement. Le combat devait rester singulier. En dépit de quelques revers, je n’avais besoin d’aucune aide. Habituée à combattre d’une seule main, je pâtissais peu de ma convalescence. Au contraire, je contrecarrais les tentatives de mon aîné, quand je ne perçais pas sa propre défense. Mon orgueil parle dans ces mots, je crois pourtant que je forçais l’admiration des deux inams et commençais à inquiéter le chevalier qui escomptait un duel rapide.

Je le sentis faiblir, gagné par la rage. Il accumula les fautes qui lui valurent les premiers sangs. Le combat prit fin lorsque je plaquai sa pointe sur le sol et le désarmai en portant le tranchant de mon épée à la base de son cou. En dépit de sa position inconfortable, mon captif garda son flegme.

— Vous avez été formée par un maître, Luwise Sofunada.

— J’en ai eu deux, Suwamon Infunada de Jivude et mon père, Särise Sofunada de Palwite.

— De grands noms. Ma défaite en deviendrait presque pardonnable. Que comptez-vous faire à présent, Luwise-obe ?

— Savez-vous où se trouve l’armée de l’Alliance ?

— Vous demandez à un prisonnier de vous indiquer le chemin de sa geôle ?

— Je vous libérerai sitôt en vue du campement et vous donne ma parole que nul ne se lancera ensuite à votre recherche. 

Fündavün hésita. Son regard partit vers la forêt aux délicieuses fragrances de liberté, avant de revenir vers moi pour me jauger de la tête aux pieds. Il dut me juger favorablement car il répondit :

— Je vous fais confiance, Luwise de Palwite. 

Lorsque nous repartîmes, je laissai libres les mains de notre prisonnier, avec pour seules précautions la confiscation de son arme et une garde assidue. Ces mesures étaient purement symboliques. Jib chargé sur son dos du sergent Udei, il ne restait que le vieux Tryndie et moi-même pour pourchasser si besoin le fugitif. En dépit des opportunités, Fündavün ne tenta aucune évasion. Jamais il ne se pensa séquestré, il avait engagé son honneur et moi le mien, ce qui valait les plus fortes chaînes.

Une estime doublée d’une forme de complicité s’instaura entre nous. Au soir de la première journée, nous restâmes à discuter autour d’un feu de bois sec que Jib avait préparé de telle sorte que nulle fumée ne puisse trahir notre présence.

— Jivude est bien une cité d’hérétiques. Pourquoi ne ligue-t-elle pas contre elle toutes les seigneuries de la Ramure ? lança-t-il avec ironie.

— Des traités autorisent les Jivudenams à utiliser l’Incandescent sans requérir aux prêtres, précisai-je.

— Pure folie. Cet élément est le pire ennemi de l’Arbre-Mère. Je sais qu’il nous sert au quotidien, mais il est trop dangereux pour laisser le premier inam venu en user comme bon lui semble. 

Le conservatisme de Fündavün m’exaspéra.

— C’est pourtant ce qui se pratique à Jivude et il n’y a pas plus d’incendie qu’ailleurs. N’est-ce pas simple hypocrisie de laisser à quelques-uns le privilège du feu ? Est-ce hérétique d’offrir à son peuple le confort d’une maison chauffée, d’un repas cuit chaque jour de la semaine, une eau bouillie nettoyée des esprits malins qui la peuplent ? Les prêtres abusent de leur fonction pour contrôler la fabrication d’armes et l’alimentation de toute une population.

— Les prêtres œuvrent pour le bien des Fylides.

— Les prêtres sont à la botte des Aërlydes ! rétorquai-je avec virulence.

Mon soudain courroux surprit le Sodanam et les deux inams. Consciente de m’être emportée, je me recroquevillai dans le silence. Je ne m’attendais pas à voir ressurgir cette vieille rancœur contre le peuple aérien. Je détournai la conversation d’un ton un peu embarrassé.

— C’est plutôt la Sixième Branche qui a été folle de défier l’Alliance.

— Le cours de la guerre vous donnera peut-être raison. Néanmoins, face à pareil dilemme, je crois que notre choix serait identique. Il ne sert à rien d’être le vassal d’un suzerain qui se moque de ses devoirs.

— Que voulez-vous dire ?

— En un demi-siècle, nous avons perdu deux cités mères. Les Enténébrées avancent de plus en plus vite et nul n’a répondu aux appels à l’aide que nous leur avons envoyés. Encore aujourd’hui, les Rôdeurs s’enfoncent jusqu’au deuxième nœud et l’Asiwitil ternit les feuilles-miroirs jusqu’à Yëtemon. 

Venant de la canopée, je connaissais peu la maladie des feuilles-miroirs qui en gâchait l’éclat. Le ton enflammé de Fündavün se chargea de m’en expliquer la tragédie.

— Notre seul espoir est de libérer des aires de croissance en attaquant la Cinquième et la Septième Branches, deux amis de notre ancien suzerain qu’il ne fallait surtout pas contrarier. Dans ces conditions, nous n’avions d’autres alternatives que la scission.

— Quand bien même vous saviez que cela vous mènerait à votre perte ?

— Rien n’arrête une bête acculée. 

J’acquiesçai. Je connaissais cette leçon, mais la comprenais-je vraiment ? Je vécus par la suite des situations où je dus affronter de telles bêtes. D’autres où j’en fus une. Une bête que j’appris à craindre.

Au bout de deux jours, Fündavün conduisait la marche sans qu’aucun d’entre nous ne doute de son honnêteté. Nous n’envisageâmes pas un instant qu’il puisse nous conduire dans un guet-apens, ce qui me valut ensuite d’être traitée d’inconsciente et d’irresponsable. Je n’ai aucun argument pour appuyer la légitimité de ma confiance, hormis qu’elle se vit récompenser au milieu du troisième jour.

Nous remontions une sente de sangliers quand nous débouchâmes dans une trouée où nous tombâmes nez à nez avec une patrouille de l’Alliance menée par Ärlorive. Nous restâmes éberlués les uns et les autres sans trop croire à la réalité de cette apparition. Le premier à reprendre ses esprits fut notre captif qui guettait avec méfiance les fourreaux des soldats. Il écarta ses bras pour mettre en évidence ses mains désarmées.

— Luwise ! Enfin te voilà ! s’écria le chevalier, à peine remis de sa stupéfaction. Nous te cherchons depuis une semaine.

— Sommes-nous loin du camp ? J’ai ici un blessé qui a besoin de soins urgents.

— À moins d’une journée de marche. Mais un cavalier y sera en une heure. 

Avant même d’avoir terminé sa phrase, il ordonna à un de ses hommes de charger le sergent Udei sur le dos de son renard et de se mettre en route. Vinrent ensuite les explications succinctes de notre périple et des relations ambiguës que nous entretenions avec le Sodanam. Ärlorive eut un regard circonspect vers son ennemi qu’il ignora vite, tout à la joie des retrouvailles.

— Comment s’est terminée la bataille ? demandai-je enfin.

— Nous avons repoussé l’embuscade au prix de lourdes pertes qui ont fait défaut plus tard, dans la plaine de Kläuwmu. Nos armées se sont affrontées deux journées complètes, s’interrompant seulement à la nuit tombée. Nos généraux affirment que nous l’avons emporté ; je n’en suis pas convaincu. Plusieurs compagnies ont été décimées. Il semble que ce soit pire du côté adverse. Oublions cela. Nous marchons vers la cité mère qui sera bientôt assiégée. Dans quelques mois, cette guerre sera finie. Ne vous en déplaise, monsieur !

— Épargnez-moi votre triomphalisme, messire le conquérant. Eärnlödy n’est pas encore tombée.

— Suffit vous deux ! m’écriai-je. Ärlorive, Fündavün n’est pas un vulgaire adversaire, c’est un ami à qui tu dois le respect. Il nous a conduits ici en dépit du danger. Sans sa connaissance de la région, nous serions encore à errer à des lieues d’ici. 

J’ai honte d’avouer que son air penaud m’apporta quelques satisfactions. Étais-je si cruelle pour prendre plaisir à corriger l’homme qui emballait mon cœur ? Cette altercation mit cependant un terme à la dispute.

Nous montâmes en croupe des cavaliers. Seul Fündavün resta en retrait. Il considérait sa tâche accomplie et rappela ma promesse de le libérer une fois ramenée chez les miens. Je lui reconnus ce droit mais lui proposai tout de même de nous accompagner jusqu’au camp afin qu’il reçût les remerciements de Särise, chose qu’il refusa.

— Ce ne serait pas raisonnable, ni pour moi, ni pour votre père qui se verrait débiteur de son ennemi.

— Qu’il en soit ainsi, Fündavün Sofunada Susay-Nashly-Soda.

— Nous nous reverrons sur les murs d’Eärnlödy, Luwise de Palwite.

— Et en d’autres lieux, je n’en doute pas, ajoutai-je avec un sourire. En un temps où nos épées ne se heurteront plus l’une contre l’autre. 

Il hocha de la tête. Je lui rendis son arme confisquée qu’il remit immédiatement à son fourreau. Il sangla son casque puis se tourna vers Ärlorive :

— Bonne route, monsieur. Nos fers auront d’autres occasions de se croiser. 

Sentant mon regard sur son dos, le jeune chevalier ne répondit pas. Fündavün, mon ami ennemi salua chaudement Jib et Tryndie, s’inclina de manière fort civile devant le reste du détachement, avant de disparaître dans le sous-bois sans laisser la moindre trace.

Nous rejoignîmes l’armée sans nous presser, profitant de ces instants privilégiés pour goûter nos retrouvailles. Accrochée au torse de mon cavalier, j’oubliais que nous revenions à la réalité du conflit. L’espace d’une promenade, je me laissai bercer par les soubresauts de l’animal et envelopper par les parfums de la forêt, plongée dans des songes idylliques.

Cette rêverie fut prolongée par la blessure d’un de nos renards qui nous contraignit à nous arrêter. C’était un bête accident, une racine brisée plantée dans un coussinet de la pauvre monture. Je profitai de cette interruption et m’éloignai de l’assemblée trop masculine pour ce qui m’occupait alors.

Entourée de gentilshommes, je croyais mon intimité respectée. Aussi fus-je prise au dépourvu lorsqu’un soudard, pourtant membre de l’escorte, sortit d’un buisson sans crier gare. Le rustre se jeta sur moi en plaquant sa main contre ma bouche. Je perdis l’équilibre et tombai à la renverse, dos au sol où il m’interdit le moindre mouvement.

Alors que je m’attendais à une odieuse profanation, il sortit de sa main libre un couteau qu’il colla sous ma gorge. Ses yeux d’un bleu froid et placide confirmèrent que chacun de ses gestes était contrôlé par une logique implacable dépourvue de la moindre pulsion irrationnelle. À force de me débattre, ma bouche se libéra de la paume qui la bâillonnait.

— Lâchez-moi ! Vous déshonorez Jivude.

— C’est le cadet de mes soucis, enfant chérie.

— Qu’avez-vous dit ? Pour qui travaillez-vous ? 

Sans se donner la peine de répondre, il glissa le fil de sa lame sur le côté de ma gorge qu’il entailla superficiellement. Il ne lui restait plus qu’à tirer son bras d’un coup sec pour trancher mon âme.

Je ne sais qui, de lui ou de moi, fut le plus étonné lorsque son corps partit à la renverse si violemment qu’il fut projeté à trois pas de là. Ärlorive dégaina son fauchon qu’il pointa vers le félon pour le dissuader de fuir.

— Une telle ignominie n’est pas digne d’être punie par le sabre ; c’est la corde qui t’attend, renégat. Quelle folie a traversé ton esprit ?

— Les Prophètes doivent être éliminés avant de mener le monde au chaos.

— De quoi parles-tu, dément ?

— Cette fille est une enfant chérie, monseigneur. Elle conduira l’Arbre-Mère à sa perte. 

Ärlorive me dévisagea brièvement. J’avais piètre allure, mes vêtements débraillés serrés contre moi, mais certainement pas le visage d’une vile créature prête à répandre mille fléaux. Pourtant, j’entrevis le doute s’insinuer dans son esprit, image plus cruelle que la pire des injures. Trouble fugace, il se ressaisit et continua son inquisition.

— D’où tiens-tu cela ?

— Les Aërlydes savent toutes choses ici-bas. Ils usent de la prescience pour débusquer les traîtres et éliminer les menaces avant qu’elles apparaissent.

— Nul besoin de prescience pour dénicher les fourbes de ton espèce. Jivude renie les Îles des Vents, l’aurais-tu oublié ? Tu répondras de ton acte devant le Seigneur Suwamon. 

Il héla ses compagnons restés sur la route, leur commandant d’amener une corde dont il se servit pour ligoter le traître. La fin du trajet se déroula dans un silence écrasant et c’est avec des mines de déterrés que nous arrivâmes au campement.

Mon père et mon parrain hésitèrent entre la joie de me revoir et l’inquiétude que mon visage lacéré laissait poindre. Pour ne rien arranger, la présence d’un prisonnier aux couleurs de la cité du cerisier doré attirait l’attention de la troupe et ouvrait la porte aux plus folles suppositions.

Je m’agenouillai devant les deux généraux.

— Pardonnez mon absence. Jamais je n’ai remis en cause mon serment, mes pas n’ont eu de cesse de revenir vers vous.

— Nous le savons, Luwise, dit mon père. Nous craignions pour ta santé ; te découvrir saine et sauve suffit à me combler.

— Je dois ma survie au sergent Udei et à ses hommes, Tryndie l’esclotier et Jib le colosse. Fündavün Sofunada, un Sodanam loyal à sa patrie et droit dans son honneur, nous a guidés jusqu’à l’arrivée d’Ärlorive et sa patrouille, après quoi je lui ai rendu sa liberté comme je m’y étais engagée. Je dois également la vie au fils de Nöwesayel qui est intervenu lorsqu’un scélérat glissé dans nos troupes a tenté de me tuer. Cet homme devrait être maintenu au secret dès à présent.

— Qu’est-ce à dire ?

— Je suis persuadée, père, que vous devinez de quoi je veux parler. De même que vous, mon parrain. Après tout, vous avez en commun le goût de la chasse au faisan. 

Särise et Suwamon se regardèrent furtivement, un échange qui suffit à s’entendre sur la suite à donner à cette affaire. L’assassin fut emmené où je ne le revis plus jusqu’à sa pendaison, un mois plus tard.

L’on me donna des nouvelles d’Udei qui en dépit de son état critique se remettait grâce aux premiers soins de Tryndie. Le vieux soldat et son compagnon furent récompensés et émirent la volonté de rester sous mes ordres jusqu’au rétablissement du sergent, ce qui leur fut accordé. Ce fut mon premier commandement. Chef d’un bataillon de deux hommes, j’attirais sur moi des sarcasmes dont je me moquais. Leur fidélité en valait cent.

Ärlorive musela sa curiosité car jamais il ne demanda de précisions sur les révélations de l’espion aër. Mon apparence avait pourtant changé à ses yeux. Une imperceptible tension s’insinuait dans nos discussions, une situation qui demeura jusqu’à la fin de la guerre.

Celle-ci se termina rapidement. Eärnlödy résista deux semaines, entraînant avec elle la reddition de l’ensemble de la Sixième Branche.

Fündavün tint sa promesse. Je le revis après les combats sur les murailles de la cité mère. En dépit de la défaite de son houppier, il m’accueillit telle une amie de longue date et me fit découvrir sa ville meurtrie, racontant la splendeur passée des palais détruits. Nous parlâmes un peu du futur, de l’occupation et du retour aux réflexes séculaires des conquérants.

— J’ai entendu dire que nous allions troquer notre ancien suzerain contre la Neuvième Branche de l’Est.

— Nos seigneuries ont toujours bien traité leurs vassaux. Jivude, par exemple, n’a jamais eu à se plaindre de Difunason. Leur entente est telle que Jivude va désormais retrouver sa liberté.

— Pourquoi vouloir recouvrer son indépendance si le maître est si bon ? N’y a-t-il pas une incohérence dans votre discours ?

— Jivude tolérait son suzerain, avouai-je, sans se satisfaire de cette domination.

— Précisément. Ne croyez pas ce sentiment isolé. Seule une relation égalitaire entre les États ou au sein des peuples est pérenne. Il n’y a que la force pour imposer autre chose. Aujourd’hui, la Sixième Branche est exsangue et doit se plier à cette loi. Cette situation est néanmoins temporaire, souvenez-vous-en.

— Peut-être. Mon estime à votre égard, elle, ne l’est pas.

— Vous parlez avec assurance, jeune Luwise. Rien n’est éternel, l’amitié n’échappe pas à cette règle. Toutefois, le passé ne peut être effacé. Si un jour nous venions à nous affronter de nouveau, je n’oublierai pas qu’à cette heure, nous sommes amis. Puisse cette amitié être longue. 

Je repris ces mots avec moins de ferveur. Il avait raison, je le savais. Au fond de moi, j’espérais toujours que cette longévité tende vers l’éternité. En ce jour, je n’avais rien pour m’en dissuader.

Chapitre XX

Au bord de l’obscurité

Nous revînmes à Jivude pour le mois de Fenaison sous les acclamations d’une foule enthousiaste. La paix et l’indépendance retrouvées tournaient les têtes et égayaient les cœurs mieux que le meilleur des vins. Ces bravos résonnaient dans ma tête plus fort que les cors sylvestres dont le triomphalisme emplissait la ville. Nous défilâmes le long des larges artères parées aux couleurs du cerisier doré, nobles et officiers fièrement montés sur leur skwirids. Nous devancions les régiments sélectionnés parmi les plus méritants, dont le pas cadencé était rythmé par des tambours et des bois guillerets. Nous marchâmes ainsi jusqu’aux portes du palais, orné pour l’occasion de fleurs blanches, où nous attendait le chancelier Rifesey. Ce fut, je crois, la seule fois où je le vis sourire sans réserve.

Derrière se tenaient Nëdawiven et ses deux fils. La reine de Jivude portait une toilette somptueuse, étoilée de perles nacrées qui étincelaient sous les rayons du jour. Elle gardait ses mains jointes devant elle, icône de retenue incarnée à merveille comme il se doit par la première dame de la cité. Seule la blancheur aux plissures des doigts, visible uniquement des plus attentifs, trahissait l’intense crispation la retenant de se jeter au cou de son aimé.

Les princes, pour leur part, se moquaient de l’étiquette. Si une gouvernante maintenait une poigne ferme sur les épaules pour les garder en place, nul ne les empêchait de faire de grands gestes de salut vers leur père, qui leur répondait d’un discret signe de la main, s’autorisant toutefois un rire franc et sonore.

Je relevai une absence qui, si je n’en montrais rien, me peinait beaucoup. Luwaly avait sans doute de bonnes raisons d’éviter les célébrations de l’armistice. Sa longue chevelure d’or manquait à ce parterre de hauts personnages en habits de fête. Leur raideur protocolaire ne convenait pas à ce moment de liesse où j’eusse préféré retrouver un visage ami.

J’appris ensuite que ma partenaire de chambrée avait quitté la cité pour préparer ses noces. Ainsi, elle avait réussi. À peine son Initiation terminée, elle avait trouvé un bon parti qui redonnerait son lustre à la famille Vëda. Du moins le croyais-je.

La cour parlait peu du mariage futur de la jeune femme, ce qui ne m’étonna pas étant donné la discrétion de son séjour (avait-elle seulement été remarquée ?). Je fus néanmoins surprise du silence, plus respectueux encore, qui entourait son futur époux, pourtant issu de l’aristocratie de Jivude. Je mis une semaine à connaître son nom et davantage à me procurer des informations le concernant. Plus que de l’indifférence, une gêne profonde entourait cet heureux évènement, à tel point que je voyais presque l’aura malsaine derrière cette union.

Il se nommait Otoï Nafunada. Originaire de la petite noblesse, il avait épousé une héritière argentée qui l’avait entretenu durant une vingtaine d’années. Veuf depuis peu, il avait perdu avec sa femme le rang qu’elle lui conférait, et dilapidé la fortune laissée derrière elle. Il n’avait aucune des qualités recherchées par Luwaly, ni prestige, ni richesse, rien qui eût pu rendre son honneur à sa famille.

La future mariée avait rejoint le manoir de son promis en attendant l’arrivée de ses parents sans lesquels il n’y aurait de noces. Elles étaient prévues pour l’automne. Je cherchai bien à lui rendre visite mais la distance et les obligations me retenaient toujours au palais. Un jour que je fis part de ma requête à mon parrain, celui-ci me répondit d’un ton distrait que ce n’était pas une bonne idée.

— Pourquoi donc ?

— Luwaly ne souhaite voir personne, pas même vous.

— Sont-ce ses mots ?

— En effet. Ceci étant, pour ma part, je les reformulerais ainsi : Luwaly ne souhaite voir personne, surtout pas vous. 

La rudesse de Suwamon me frappa en plein cœur.

— Pourquoi ? m’exclamai-je.

— J’imagine qu’elle ne veut affronter ni les critiques, ni la pitié d’autrui. Elle espère peut-être que vous gardiez d’elle la vision d’autrefois.

— Je ne comprends pas. Luwaly se faisait une telle joie de se marier. Elle répétait sans cesse qu’elle trouverait le meilleur parti et rendrait ainsi la place enlevée à son père.

— Les choses n’ont pas tourné de la sorte. C’est malheureux, mais Luwaly n’a plus aucune chance d’honorer sa famille.

— Que voulez-vous dire ?

— Il ne s’agit pas d’un mariage arrangé, Luwise. C’est un mariage forcé qui ne satisfait aucun des deux époux.

— Expliquez-vous.

— Ne m’obligez pas à être plus clair.

— J’insiste. 

Suwamon parut étonné par la colère froide de cette enfant qui osait le défier. Il finit par céder.

— Luwaly n’a aucune dote à offrir, ni gloire, ni puissance, ni biens. Tous ses espoirs reposaient sur la pureté de son hymen. Lors du dernier bal du solstice, Otoï a souillé Luwaly, déchirant au passage ses espoirs de trouver un époux digne de ses ambitions. Pendant de longs mois, elle a été plus méprisée qu’une pestiférée, alors qu’elle était la victime. Il n’y avait qu’un moyen d’effacer cette honte, la marier au plus vite. Hélas, personne ne s’est proposé. J’ai puni Otoï, je l’ai obligé à prendre pour femme celle qu’il avait brisée en lui promettant les pires châtiments s’il ne s’occupait pas d’elle correctement. Luwaly pourra ainsi retrouver sa place au sein de la société. Seulement sa place. Il lui est désormais interdit de rêver plus. 

Suwamon avait annoncé cela de but en blanc. Nul regret ne perçait dans sa voix, rien d’autre que la froideur des faits. De la glace coulait dans mes veines, chaque pulsation de mon cœur élançait mon corps sous le coup d’une multitude d’esquilles gelées. Pourquoi n’avais-je pas compris le jour même ? Étais-je à ce point aveugle ou refusais-je simplement de voir ? Les reproches de Luwaly me revinrent en mémoire. J’avais failli à ma promesse cette nuit-là, je l’avais délaissée et elle en avait payé le prix. J’étais responsable de son malheur. Je m’écroulai sur une chaise.

Mon maître s’approcha, inquiet de ma soudaine faiblesse. Je lui racontai tout, espérant peut-être un châtiment digne de celui d’Otoï. Je ne méritais guère mieux. Suwamon soupira.

— Les promesses sont choses importantes. L’âme réside dans la gorge, vous le savez. Elle imprègne chacune de nos paroles, y faillir est un grand crime. Néanmoins, toutes ne peuvent être tenues, celles des uns allant parfois à l’encontre des intérêts des autres. Un gentilhomme engage son honneur en prêtant serment ; toutefois, son nom ne sera jamais terni s’il échoue après avoir épuisé les ultimes recours à respecter ses engagements.

— Ce n’est pas mon cas. J’ai oublié mon amie et préféré la compagnie d’Ärlorive.

— En effet. Vous avez commis une faute, ainsi que d’autres avant vous. Cela ne vous rend pas responsable de ce drame. L’auriez-vous empêché ? Nul ne le sait et il est vain d’en débattre maintenant. Apprenez de vos erreurs. Que votre remords présent guide votre comportement à venir. 

Il marqua une pause, puis reprit sans changer de ton.

— Nous sommes en paix avec nos voisins, mais il y a toujours une guerre à mener. Une guerre qui ne se terminera jamais. Luwise, vous achèverez votre Initiation dans les Marges. Vous passerez un an en garnison dans un des forts qui gardent l’entrelacement d’Omaïdüe.

— Si proche des Enténébrées ! Dois-je vraiment y aller ?

— Auriez-vous peur ? Cela serait indigne de la fille de Särise.

— Ce n’est pas ça…

— Les Enténébrées ont quelque chose d’effrayant, y compris pour ceux qui les côtoient quotidiennement. Pourtant, c’est un passage obligé de votre formation. Aucun noble ne peut se prétendre chevalier s’il n’a jamais affronté les terres obscures et les démons qui les peuplent. À moins qu’il y ait une raison que j’ignore à l’origine de cette réticence. 

Il attendit une réponse qui ne vint pas. Après de longues secondes silencieuses, je soupirai :

— Il n’y a rien.

— Bien. Je ferai connaître votre affectation exacte d’ici deux ou trois jours. 

Suwamon se retira. Ce n’était pas tant ces contrées inhospitalières que je redoutais, ni même leurs monstres dont j’ignorais presque tout. Des millions de créatures qui habitaient cette région, je ne craignais d’en rencontrer qu’une seule. Un Sans-visage envoyé par un Mangeur d’Âme.

Je fus autorisée à retarder mon départ afin d’assister, à sa demande, au mariage de Luwaly. Nous nous rendîmes donc sur les terres d’Otoï Nafunada, un domaine reculé à flanc de montagne, à une cinquantaine de lieues de la capitale. Suwamon m’accompagnait, non pas qu’il attachât une grande importance à ce sujet sans honneur, mais pour s’assurer de l’application de ses jugements. Un bourreau célébrerait ces épousailles.

Le manoir des Nafunada de Jivude maintenait l’illusion d’un lustre sur le déclin. Chargée d’un maquillage craquelé, la demeure dissimulait avec peine la lèpre qui frappait ses murs par endroits. Des haies touffues habilement taillées masquaient avec art une jungle sauvage qu’aucun jardinier n’essayait plus de dresser. Quant à la toiture, l’on ne savait dire si l’accumulation de mousses était due au manque d’entretien ou à la volonté louable de fondre la bâtisse avec l’écorce de l’Arbre-Mère qui saillait aux alentours.

Ce fut une étrange cérémonie. Évènement habituellement joyeux, nul ici, ni les époux, ni la dizaine de convives n’avait le cœur à la fête. La famille de mon amie restait dans un coin de la salle, affrontant avec courage le visage de cette fille ou cette sœur abîmée par le chagrin. Honteuse, Luwaly enfonçait son menton dans la collerette de soie vert pomme à l’image de l’ensemble de sa robe de mariée.

Pour faire mentir la réalité et respecter les traditions, une couronne d’aubépines blanches, symbole de la pureté virginale, cerclait les cheveux de soleil de la jeune fille. Il n’y avait de toute manière personne dans l’assemblée pour se formaliser d’une telle mystification, quand bien même la froideur et l’égoïsme d’un narcisse eussent été plus appropriés. Tout se déroula selon les règles, cultivant un semblant de normalité. Otoï mena sa compagne jusqu’au buisson d’union où ils cueillirent une baie siamoise de belle taille. Je soupçonne Luwaly d’avoir choisi un si gros fruit pour éviter le contact des lèvres lorsque l’un et l’autre serreraient entre leurs dents les deux globes pour les séparer et avaler leur moitié. Elle ne put néanmoins effacer cette expression de dégoût au moment où son nez effleura celui de son conjoint, désormais sanctifié devant l’Arbre-Mère.

Otoï noua lui-même la cordelette qui maintenait la coiffure des femmes mariées de Jivude. Luwaly lui remit une des fleurs d’aubépine qui ornaient sa couronne et la plaça dans une petite fiole de verre qu’un orfèvre scellerait et monterait en pendentif avec un somptueux cadre de bois rares. Ces gestes d’ordinaire emplis de solennité troublés par l’émotion exaltée du moment étaient là vides et froids, plongeant l’assistance dans une caverne glacée où chaque mouvement d’air résonnait avec des échos lugubres.

Il n’y eut pas de baiser. À peine la cérémonie terminée, les nouveaux époux se séparèrent avec dans leur sillage les invités en fonction de leur parenté. Luwaly s’isola immédiatement, laissant à Otoï le soin d’animer la soirée, terme usurpé puisqu’elle s’acheva avant même les dernières heures du jour.

Je repartis le lendemain, déprimée et triste pour mon amie dont j’appréhendais le calvaire à venir. Suwamon était assis en face de moi dans le carrosse qui nous ramenait au palais. Je le dévisageai d’une mine sévère tandis qu’il feignait l’indifférence en laissant son regard vagabonder sur le paysage à la fenêtre.

— Était-ce vraiment utile ? lui demandai-je. Ce mariage ? N’y avait-il pas d’autres solutions.

— Non. Et croyez-moi, j’ai envisagé toutes les possibilités. Vous aussi, vous serez confrontée à des problèmes insolubles. Pourtant, vous prendrez ces décisions avec pour seul baume au cœur la certitude d’avoir agi au mieux. 

Je soupirai. À mon tour, je me détournai vers l’extérieur et me laissai emporter par ces forêts et ces champs qui se succédaient à vive allure. Trompée par mon esprit embrouillé, j’y devinais en filigrane les traits de mon amie sacrifiée.

Je fêtai mon quinzième anniversaire au pied du fort d’Udeiröde, dans les Marges occidentales de la seigneurie. J’arrivai avec un contingent de cinq cadets entamant, comme moi, leur dernière année d’Initiation et un convoi de ravitaillement. Proche de l’entrelacement d’Omaïdüe, la région en état de guerre permanent était désertée, seuls persistaient des villages de bergers retranchés derrière de hautes murailles qui n’avaient rien à envier à celles des forts environnants. Toute la population maniait l’arc et la vouge aussi bien que les soldats de métier et un cinquième des différentes garnisons était constitué de locaux défendant leur terre avec d’autant plus d’acharnement qu’elle abritait familles et biens.

Pourtant, elle ne payait pas de mine. Des collines herbeuses balayées par les vents s’étendaient sur des lieues jusqu’aux contreforts des montagnes dessinant l’échine du houppier. L’intérêt stratégique de cette contrée désolée reposait sur la présence de l’entrelacement reliant la Quatrième et la Troisième Branches de l’Est.

Il n’y avait plus eu d’invasion de démons depuis la grande attaque, trois ans plus tôt. Néanmoins, les incursions de Rôdeurs restaient monnaie courante et il ne se passait pas trois semaines sans un ou deux accrochages. Les Enténébrées étaient si proches qu’il arrivait qu’une brise soudaine amène les râles lointains d’une créature dont le seul gémissement affolait l’imagination.

Chahutés par les cahots de la route, nous vîmes tanguer la silhouette de la forteresse qui grossissait à l’horizon. Protégé par une double enceinte, le donjon dominait les environs de sa stature massive que l’on eût dite taillée dans un monolithe. Nous contournâmes des douves noyées pour nous présenter face à une barbacane défendant un pont-levis abaissé la plupart du temps. L’entrée était cependant toujours bloquée par une herse en acier épais, seulement relevée après un contrôle sévère.

Bien qu’aguerris par deux ans de conflit en terre étrangère, nous fûmes traités avec autant de mépris que la bleusaille (ce que nous étions en réalité). Les lanciers qui fouillèrent les chariots avaient beau être des inams, malmener des nobles ne les gênait pas outre mesure. Je m’en offusquai d’abord puis me rendis compte au bout de quelques jours que tous acceptaient ce comportement. Seule la force ou l’intelligence de commandement étaient reconnues.

Le chariot s’ébranla de nouveau jusque dans la basse-cour où il se gara du côté des entrepôts pour décharger vivres et matériel. Je descendis avec les quatre autres nouveaux arrivants. Personne n’était venu nous accueillir. Un garçon des Branches du Nord héla un militaire de passage pour demander où se trouvait le général Sosärayel. Riches du renseignement, nous nous dirigeâmes vers son bureau où nous le trouvâmes en compagnie de deux officiers. Le même jeune homme téméraire apostropha les gradés à l’occasion d’un blanc dans la conversation.

— Cadet Edasüd, affecté à la garnison d’Udeiröde avec mes camarades, cadets Dysay, Luwise, Oruise et Wivensayel. 

Le général leva la tête d’un air contrit. Il nous dévisagea l’un après l’autre avec mauvaise humeur. Si ses yeux glissaient sur nous sans s’attarder, je savais qu’il notait les caractéristiques de chacun. Son attention sembla se fixer sur moi une fraction de seconde de plus que pour mes compagnons, sans doute une invention de mon esprit.

— Aleide, conduisez-les à leurs quartiers. Que l’officier de poste leur confie une tâche sitôt leur installation terminée. 

Sans autre formalité, nous fûmes intégrés à la garnison où nous découvrîmes bien vite notre place. Nous nous fondîmes dans le quotidien de la forteresse. Nous pliions aux ordres des officiers et des chevaliers confirmés, et écoutions les avis des inams expérimentés malgré notre statut que nous savions supérieur. J’avais de la sympathie pour les gradés issus du peuple, capitaines et sergents, qui me rappelaient Udei dont je n’avais plus eu de nouvelles depuis mon retour à Jivude.

Rapidement nous fûmes incorporés aux patrouilles à raison de deux cadets pour cinq chevaliers et un officier. Peu d’inams nous accompagnaient, puisque la participation à ces missions dangereuses se basait pour eux sur le volontariat. En revanche, un refus de la part d’un noble était la plus vile des couardises, y compris de la part des cadets achevant leur Initiation.

Je chevauchai pour la première fois sur l’entrelacement au début de mon deuxième mois sous les ordres de Sosärayel. Les entrelacements sont des fourches de deux Branches qu’Okateï souhaite rapprocher et fondre en un pont naturel. Les chamans expliquent ce phénomène par la nécessité pour l’Arbre-Mère de créer des agrafes en différents points du rameau afin d’en assurer le soutien.

À l’image d’autres entrelacements, celui d’Omaïdüe était dépourvu d’herbe. Seuls quelques buissons pionniers sortaient des anfractuosités, donnant à cette étendue vierge une image de la naissance du monde. Sur une demi-lieue de large pour une vingtaine de long, l’écorce de l’Arbre-Mère apparaissait sous son aspect le plus brut, à peine poli par les pluies et les passages d’animaux et de démons. Le sol irrégulier formait un nœud tortueux d’où l’on ne savait différencier les deux Branches.

J’ai toujours éprouvé un léger malaise à traverser un entrelacement et je m’en inquiétai d’autant plus que c’était là ma première expérience. Les flux compliqués des sèves sous mes pieds se mêlaient dans un bouillonnement chaotique qui trouvait un écho douloureux dans ma tête. Ces migraines diminuaient considérablement mes acuités et les quelques fois où j’eus à combattre sur un entrelacement furent des moments très périlleux.

La plupart des humains ne ressentent pas ces maux propres aux enfants chéris. J’enviais la nonchalance de ces caravanes marchandes qui franchissaient ces ponts ligneux sans la moindre appréhension, trop heureux d’économiser le coût d’une galère. Ces régions n’appartiennent à aucune Lignée, sans doute est-ce pour cela que les nobles s’y aventurent avec dédain quand les inams, les êtres libres, s’y sentent en pleine propriété.

Les patrouilles se contentaient de traverser la jetée au-dessus du vide, de parcourir les côtes de la Troisième Branche aux alentours de la fourche pour ensuite revenir. L’objectif principal était de limiter les incursions de démons qui auraient perturbé l’édification du mur barrant l’accès au territoire de Jivude. Pour l’heure, la construction s’élevait à hauteur d’homme quand certaines portions en étaient encore aux fondations. Les travaux devaient durer une année. Ils en demandèrent le triple, retardés par les attaques de Rôdeurs qui ruinaient à maintes reprises le labeur accompli. Je ne vis pas l’œuvre achevée.

La plupart des patrouilles se déroulaient sans la moindre histoire. Nous partions un matin avant l’aurore et revenions cinq jours plus tard, nos lames toujours au fourreau. J’eus à affronter deux assauts de tigres bleus, les démons les plus communs. Pourtant, il est une campagne qui eut plus d’impacts sur ma vie que tout autre évènement au cours de cette année de garnison. Une rencontre que je redoutais depuis longtemps.

Nous avions quitté la bastille comme à l’accoutumée, en riant et plaisantant sur les dernières humeurs du général. Seul l’officier Aleide gardait son sérieux bien qu’il arrivât qu’un sourire malicieux se dessine malgré lui au coin des lèvres. Je maintenais mon renard à la hauteur d’Oruise, le second cadet de la patrouille.

Par la force des choses, nous nous étions rapprochés entre jeunes et devenus, si ce n’est des amis, du moins de bons camarades. Je me sentais particulièrement proche de Dysay, peut-être parce qu’il s’agissait de la seule fille de mes âges à avoir choisi la voie de l’épée. S’il y avait bien des représentants de la gent féminine parmi les chevaliers d’Udeiröde, toutes étaient d’au moins quatre ou cinq ans mes aînées.

Malheureusement, la jeune Initiée n’était pas sur la liste des participants ce jour-là et je devais cheminer avec le discret Oruise. J’appréciais sa réserve, ses silences étant souvent plus éloquents que l’assurance de l’intrépide Edasüd. Hélas, lors des patrouilles, ce caractère avait un côté désespérant. J’aurais eu autant de conversation avec sa monture.

Nous progressâmes à bonne allure jusqu’au chantier de la muraille d’Omaïdüe. Nous le dépassâmes en saluant les ouvriers dont certains étaient devenus des familiers, puis nous nous enfonçâmes plus en avant sur l’entrelacement. Nous atteignîmes le cœur de la fourche où nous décidâmes de camper au soir du deuxième jour.

Je passai une nuit horrible, rêvant d’yeux rouges au cœur desquels brûlait un bûcher sur lequel j’étais attachée. Je fus presque soulagée lorsque l’on vint me réveiller pour prendre mon tour de garde. Ce réconfort ne dura pas. Chaque parcelle d’obscurité se dotait de milliers d’iris invisibles concentrés sur moi, impression oppressante semblable à ces regards lointains ressentis lors de mon tout premier voyage vers Jivude. J’eus bientôt la conviction qu’un être omniprésent guettait sa proie tapi dans la nuit.

Je remis du bois dans le foyer. Une fois de plus, je trouvai chaleur, lumière et réconfort auprès de l’élément interdit sous l’emprise duquel j’avais irrémédiablement sombré. J’attisai les flammes en remuant les bûches de la pointe de mon épée, bercée par les ondulations hypnotiques du brasier.

À force de fouiller les cendres, la pointe se ficha si profondément dans la terre qu’elle y resta scellée. Je me levai pour saisir la poignée à deux mains et l’arracher avec force, mais plus je m’échinais à la tâche, plus mes pieds s’enfonçaient dans le sol devenu meuble. Lorsque je fus prise à mi-jambe, je commençai à m’affoler, terreur décuplée par la vision insupportable de mes compagnons endormis avalés vivants dans les entrailles de l’Arbre-Mère.

Était-ce vraiment la Branche sur laquelle nous avions campé ? L’écorce s’était métamorphosée en sable qui m’ensevelissait désormais jusqu’en haut de la cuisse. J’abandonnai mon arme noyée au milieu de cette vase irréelle dont l’implacable succion refermait un piège mortel.

Étrangement, cette situation m’était familière. Prisonnière, je dédiai les dernières secondes qui m’étaient données à vider mon esprit, pour laisser mes pensées s’imprégner de cette sensation. La lumière éclata au centre des Enténébrées. Shanyröde ! Comment m’étais-je retrouvée au cœur de la troisième épreuve sans même affronter les deux premières ?

Je profitai de mes mains libres pour fouiller mes poches encore dégagées et en extraire la fiole de nectar d’éther, seule issue à cette illusion trop concrète.

— Elle ne te sera d’aucune aide ici. 

Je tressaillis autant que la pression des terres, de plus en plus puissante, pouvait me le permettre. Je cherchai alentour l’origine de la voix dans cette plaine surmontée d’un ciel d’encre qui avait remplacé la forêt agonisante. Seule une pâle lumière rasante éclairait l’implacable sable mouvant qui me gobait lentement.

— Qui est là ?  criai-je avec difficulté tant je peinais à soulever ma poitrine.

Je répétai ma question sans jamais obtenir de réponse. En retour, le sable entra dans ma bouche, coula le long de ma gorge jusqu’à remplir mon estomac. Le goût de l’humus frais me révulsa et me donna la nausée, manquant de m’étouffer. Je fermai les paupières pour protéger mes yeux de la glaise qui les momifia.

Je ne voyais rien, je n’entendais rien, je ne sentais rien. Ma peau était recouverte d’une carapace qui anesthésiait mon toucher. Ma langue seule parvenait à se mouvoir et à se délecter de la saveur infecte de mon tombeau. Des gravillons roulaient contre l’intérieur de ma joue, laissaient une empreinte minérale sur mes papilles, un film de roche salée et calcaire qui me rappelait ces dents entartrées que je lavais à la cendre.

À focaliser mon attention sur ce qui se passait dans ma bouche, j’oubliai le reste de mon corps et ne pensai plus à respirer. Lorsque j’en pris conscience, je fus saisie d’asphyxie et voulus inspirer un air inexistant. Au bord de la syncope, je me concentrai de nouveau sur ma bouche. Aussitôt, ma crise disparut.

Je respirais par mon palais. La salive dissolvait l’éther piégé entre les boules d’argile et alimentait la moindre de mes cellules. Un corps immobile qui se satisfaisait de peu puisait selon ses besoins dans les résidus organiques traversant mes muqueuses en même temps que les gaz et l’eau. Je vivais. J’étais bien. J’étais une racine.

Le sol sécha puis tomba en poussière à mes pieds. Il ne resta bientôt plus que des grains sur mes épaules et les plis de ma cotte.

Je tenais l’épée encore fichée dans le brasier, la pointe rougeoyante et la poignée presque brûlante. Affolée, je fis le tour du campement et vis mes compagnons allongés, le souffle reposé. Je me décidai enfin à sortir mon arme des tisons. La pointe incandescente fit surgir une silhouette de l’obscurité.

Je basculai en arrière en reconnaissant Nëjose. Le Sans-visage me fixait de ses épingles luisantes et inexpressives, accroupi immobile à quelques pas de moi.

— Il a été impressionné, dit-il finalement.

— Qui cela ?

— Mon maître. Il a hésité à vous manger, vous savez. Désormais, il pense qu’il serait meilleur de vous laisser mûrir.

— Mûrir ? Comme un fruit ? Tient-il tant que ça à me dévorer ?

— C’est le Mangeur d’Âme. Rien ne le met plus en appétit qu’une âme puissante. Vous, les humains, tuez le cochon lorsqu’il est suffisamment gras. Mon maître n’est pas éleveur, d’habitude il se repaît de ce qui passe devant lui. Toutefois, votre cas est différent. Les enfants chéris seront appelés et viendront à lui. Pourquoi vous manger maintenant alors que vous serez encore plus délicieuse dans quelques années ? 

Le Sans-visage me désarçonnait par sa désinvolture.

— Ainsi, son seul dessein est un festin.

— Non. Il doit passer un pacte avec celui qu’elle aura choisi au terme de l’Appel. Les autres en revanche…

— Elle ? Okateï ?

— C’est ainsi que vous la nommez.

— Que sait-il de l’Appel ?

— Je ne saurais répondre à la place de mon maître. Mais il l’attend avec impatience. Je ne l’ai jamais vu si enthousiaste.

— De quel pacte parlez-vous ?

— Je l’ignore. Vous en discuterez avec mon maître le moment venu. 

Oruise, le cadet qui m’accompagnait, choisit cet instant pour se réveiller, la bouche pâteuse et les membres engourdis. Pourtant, son esprit fut vif car il remarqua immédiatement l’intrus malgré l’obscurité. N’écoutant que son courage, il se jeta sur son sabre qu’il dégaina en un éclair. Je voulus le retenir, trop tard. Il courut vers le Sans-visage qui resta immobile face à son agresseur empressé.

Tout se déroula ensuite très vite. Oruise fut fauché en pleine course, en proie à de violentes et éphémères convulsions. Son corps tomba pareil à une marionnette dont on aurait coupé les fils. J’aperçus la lueur de vie s’éteindre au fond de son regard, allumant en mon cœur la certitude qu’une lame démoniaque invisible venait de frapper.

Nëjose se leva lentement sans un commentaire et repartit dans les ténèbres de son pas de bossu. Au seuil du néant, il se retourna et me déclara :

— Nous nous reverrons, enfant chérie. 

Ces milliers d’yeux que je n’avais eu de cesse de sentir sur moi disparurent en même temps que le démon. Je frissonnai à la pensée que le Mangeur d’Âme ait pu être si proche. Il me fallut de longues secondes pour sortir de la transe dans laquelle cet entretien m’avait plongée. Aussitôt, je me précipitai vers mon compagnon inconscient, à grand renfort de cris qui tirèrent du sommeil les autres chevaliers. Hélas, mes craintes se confirmèrent. Pire que la mort, l’esprit d’Oruise avait été détruit sans pouvoir rejoindre l’Arbre-Mère par-delà le bourgeon funéraire.

Chapitre XXI

Ce que quatre années ont changé

Mes derniers jours à Jivude furent empreints d’une douce mélancolie mêlée à l’ivresse du retour à la maison. Il y avait tant de gens que je désirais revoir et tant d’autres que je ne voulais pas quitter. Je passai le voyage à bord de la galère accoudée au bastingage, obnubilée par les images d’adieu qui défilaient sans cesse devant mes yeux. La famille seigneuriale qui me remet le gilet des initiés, le premier officier Nöwesayel qui reconnaît en moi un véritable chevalier, Luwaly qui malgré ses joues affaissées par les pleurs force un sourire pour me laisser d’elle le plus beau des souvenirs.

Et Ärlorive, jeune homme de vingt ans qui a attendu ma majorité pour se déclarer. J’ai été stupide, j’en conviens. Ma gorge rouillée par l’émotion, je me bornai à de vulgaires banalités. Nous nous promîmes de promptes retrouvailles sans autre engagement. Aller plus loin aurait été prématuré.

Ces rêveries demeuraient très nettes lorsqu’apparurent les côtes de la Neuvième Branche de l’Est et le port de Noïrode. Je l’annonce sans orgueil : la ville offrit un triomphe pour mon retour. La fille du souverain revenait de son Initiation, ce seul évènement méritait des festivités. Si cela ne suffisait pas, Palwite avait eu vent de mes aventures guerrières, et sans m’attribuer plus de gloire que méritée, mes prouesses gonflaient de fierté la cour et le peuple de la cité. Mon nom avait été mentionné jusqu’à Idatanal, et au-delà de notre houppier, prestige qui jaillissait sur le pays entier.

Ma renommée valait bien celle d’Alenash. De l’avis général, nous étions au coude-à-coude pour la course à la succession, pour le plus grand bonheur des amateurs d’intrigues. Je retrouvai mon rival aux portes du château où m’attendait une grande part de la noblesse, à commencer par mon père. Särise resta impassible tandis que je retenais ma joie avec la plus grande peine du monde. Deux rangs derrière le Seigneur se tenaient Nisfyl et Vänesine que j’eus du mal à reconnaître tant les deux garçons avaient grandi pour devenir de séduisants jeunes hommes.

Lorsqu’enfin j’eus présenté mes hommages à la Lignée, le cortège se dirigea d’un pas pressé vers les appartements privés où chacun serait délivré du poids des conventions. À peine avions-nous franchi la porte de la grande salle que mes oncles, tantes et cousins jusque-là froids et réservés ne tarirent plus de félicitations et de messages de bienvenue. Mes deux amis d’enfance m’enlacèrent à la façon d’antan, quoiqu’avec une force et une vigueur d’adulte, jusqu’à ce qu’un contact trop enflammé ne révèle des détails que l’âge avait révélés. Nisfyl eut un recul gêné masqué d’un rire franc et contagieux.

— Dame, qu’il est bon de vous revoir, Tawide !

— Oublie ce titre juvénile, Nisfyl. S’il te plaît.

— Vous demeurez princesse de Palwite, corrigea Vänesine.

— Et comment devrais-je vous appeler ? reprit l’autre.

— Luwise fera l’affaire.

— Je me souviens d’une certaine dispute qui m’interdit une telle familiarité. Je me contenterai de Luwise-obe, mais le naturel reviendra au galop, soyez-en certaine.

— Notre équipe n’est pas au complet. Où est Tobiane ?

— Cette réception est réservée à la noblesse, dit Vänesine, ennuyé. C’est la tradition, crut-il bon d’ajouter.

Je dissimulai ma déception au mieux et détournai la conversation vers une autre absence.

— Qu’en est-il de Nortenam ?

— Après la guerre, Palwite a suivi l’exemple de ses voisins, expliqua Nisfyl, et a libéré ses vassaux de leur serment. Nortenam a décidé de repartir chez les siens. Pour un temps du moins, car il a promis à Särise-tame de rester un de ses chevaliers.

— J’en suis heureuse. Ainsi sera-t-il parmi nous par choix et non par contrainte. 

Je sentis Nisfyl s’agiter. Je le voyais parader depuis un moment de façon grossière sans en comprendre la raison. Il commençait à se contrarier lorsque je lui demandai avec malice :

— Qu’as-tu à te trémousser de la sorte ? Serais-tu trop impatient de séduire ces dames que tu ne puisses attendre le bal ? 

Vänesine pouffa et faillit recracher le vin dans sa bouche. Je pensai ma remarque subtile, je compris vite mon erreur. Nisfyl arrêta son manège pour lui préférer la posture déconfite du grand garçon honteusement corrigé par sa vieille mère.

— Ne voyez-vous rien ?

— Je regrette.

— Le collier d’union ! Je suis marié. 

Derrière le col de sa chemise apparaissait au hasard de ses mouvements, une capsule d’orme poli dont les cernes noirs couraient sur un bois brun-rouge. Le matériau noble contrastait avec la fleur blanche d’aubépine enfermée dans une fiole de verre protégée par l’écrin ajouré. Surprise et confuse, je fus désarçonnée et bredouillai des mots inintelligibles.

— Comment s’appelle-t-elle ? réussis-je enfin à dire.

— Lujin. 

Le gaillard plus solide qu’un chêne fondit à l’écho de ce nom prononcé par sa propre voix. Ses yeux luisirent d’un éclat fiévreux qui nous amusa, Vänesine et moi, tant sa tenue était risible. Pourtant, il m’émut et au fond de moi, je l’enviai. Nisfyl revint de sa rêverie et redoubla d’agitation pour enfin partir chercher sa dulcinée.

— Et toi Vänesine ? dis-je alors que nous étions seuls. As-tu trouvé épouse ?

— C’est le devoir de tout gentilhomme. Une tâche ardue quand on a l’embarras du choix. 

Je ris tandis qu’il avalait une nouvelle gorgée. Découvrant sa coupe vide, il en saisit une autre sur le plateau d’un serviteur et me tendit un verre que je dédaignai.

— Mademoiselle désirerait peut-être autre chose ? 

Je ne m’attendais pas à ce que le valet m’adresse la parole, ce qui était contraire à toutes les convenances. Intriguée, je levai la tête et tardai, ou plutôt hésitai, à reconnaître mon écuyer sous l’uniforme d’un échanson. Je demeurai interdite jusqu’à ce qu’il me tende un calice rempli de nectar dont l’onctuosité réveilla mes sens.

Vänesine donna une frappe sur l’épaule de Tobiane avec un sourire de connivence, avant de s’excuser en prétextant devoir secourir Nisfyl, perdu dans la foule. Je portai la coupe à mes lèvres sans m’en apercevoir, mon attention rivée sur l’inam que je découvrais sous les traits d’un étranger.

Le garçon discret qui passait pour le plus timoré de la bande s’était métamorphosé en jeune homme. Il me dépassait à présent d’une demi-tête auréolée d’une coiffe d’or semblable à un halo de lumière. Son menton s’était affiné jusqu’à paraître osseux, en contraste avec son corps fortifié par les tâches domestiques.

Je gardai le bol vide collé à mon nez dans le seul but de cacher le fard qui chauffait mes pommettes. L’alcool, certainement. Tobiane me proposa une autre rasade que j’acceptai d’un hochement de tête. La liqueur coula, voluptueuse, en une vrille délicate aux clapotis suaves.

C’est sur ces entrefaites qu’arrivèrent Vänesine, Nisfyl et sa femme Lujin. Le jeune marié prit un air étonné en découvrant son ancien écuyer.

— Quel vent t’amène, bougre d’empoté ?

— On m’a assuré que le banquet valait le détour, rétorqua Tobiane, peu habitué à se laisser malmener par ses deux compères.

Complice, Nisfyl voulut chahuter son ami, avant de se résigner par crainte de renverser sur lui le plateau rempli. Je ne pouvais croire que ce grand enfant fût marié, il me fallut la confirmation de son épouse pour m’en persuader. Lujin était une femme charmante, d’un an plus jeune que Nisfyl. Posée et effacée, elle était frêle, presque maladive. Pourtant, à mesure que la soirée se prolongeait et que je découvrais cette étrange personne, je devinais une force douce à même d’affronter les cahots de l’existence.

Il était tard et les aînées avaient depuis longtemps regagné leurs chambrées. Les plus jeunes succombaient un à un aux assauts de la fatigue. L’espace d’un instant alors que nous étions sur le point de rentrer à notre tour, j’entrevis le spectre d’un Nisfyl au bord du vide, avec l’air hagard qu’il avait la veille du débarquement pour la Sixième Branche, et d’une Lujin qui l’enlaçait pour l’empêcher de tomber.

— Avance-toi, Luwise Sofunada, et fais-toi reconnaître. 

Ces mots résonnent encore dans ma tête avec des airs d’apothéose. Le jour du serment est pour tout noble, courtisan comme chevalier, le moment le plus heureux et le plus important de sa vie, bien avant la naissance de son premier fils ou de son mariage. Seule la libération du miellat et l’intronisation qui s’en suit peut ravir cette place privilégiée, ce que bien peu ont l’occasion de savourer.

Le serment est prêté dans le mois qui suit le retour de l’Initié. Dans mon cas, mon rang de princesse et le nombre de convives invités par-delà la Ramure (des représentants du jeune Jinsinëd, notre ancien suzerain, firent le voyage depuis les Branches du Nord, et nos vassaux tout juste affranchis remontèrent par familles entières depuis les rameaux du Sud) justifièrent que l’on retarde la cérémonie jusqu’à l’ultime limite tolérée par la tradition. L’arrivée des délégations me fit réaliser à quel point cette grand-messe couronnait les vingt années de politique menée par mon père.

Plutôt que de servir d’instrument aux ambitions de mon père, j’aurais préféré lire une fierté simple et sincère dans son regard. Mon vœu s’exauça tandis que j’avançais à pas lents vers le Seigneur de Palwite. Nous restâmes les yeux rivés l’un sur l’autre tout le long du parcours, incapables de nous défaire de nos mines extatiques.

Lorsque j’arrivai devant lui, Särise ordonna que l’on ôte le drap couvrant la feuille-miroir. Je découvris mon reflet nervuré halé de bronze, mon image vue par les yeux de la déesse. Le diamètre du limbe avait plus de deux fois la taille d’un homme et son pétiole n’avait rien à envier aux troncs des arbres ordinaires. La feuille-miroir représentait davantage qu’une excroissance de l’Arbre-Mère.

Face à elle, nous nous inclinions devant la déesse Okateï elle-même.

Je me postai devant le bouclier chlorophyllien et affrontai mon reflet avec audace. Mon père prit la parole.

— Vous tous, enfants de l’Arbre-Mère ici rassemblés, soyez témoins du serment prêté par cette Initiée. Luwise Sofunada, te voici face à Okateï qui t’observe et te juge. Parle à présent. 

Agenouillée face à mon double dans le monde spirituel, je prononçai sans détour mes vœux de chevalier.

— Moi, Luwise Sofunada Susay-Nashly-Fonda, héritière du souffle du Renard et fille de la maison de Palwite, guiderai mes pas et mes pensées le long de la Neuvième Branche de l’Est. En ce jour où l’Initié s’apprête à éclore, je dédie ma vie à Okateï et au Bras de l’Arbre-Mère qu’elle aura désigné. Särise-tame, je vous jure fidélité, respect et obéissance en toutes circonstances. J’offre ma tête en garantie.

— Le Bras de l’Arbre-Mère écoute et entend ta requête. Par la grâce de celle qui couvre le monde, tu es désormais chevalier de Palwite. Avance-toi, Luwise Sofunada, et fais-toi reconnaître. 

Suivi ensuite le long défilé des félicitations. Certaines étaient formelles, d’autres hypocrites, beaucoup étaient sincères bien que plus ou moins chaleureuses. Nul besoin d’entendre les paroles de mes amis pour lire la joie dans leurs démarches guillerettes, réminiscence de nos jeux enfantins. Plus inattendues, les salutations d’Alenash revêtaient une pointe d’encouragement derrière une façade de mépris hautain.

Vint ensuite la délégation de Jivude. Je ne cachai pas ma joie de retrouver mon parrain et sa reine. Ce sentiment semblait partagé car nul n’eut le cœur de retenir le prince Vün, le benjamin des deux frères, lorsqu’il se rua pour enlacer ma taille. Je répondis à son élan, signe de faiblesse selon certains.

Lorsque se présenta Ärlorive précédé de son père, je me muai en pierre et perdis ma maîtrise pour la première fois de la cérémonie. La sueur me monta au front. Je crus que les battements de mon cœur secouaient la toile de ma tunique. À la manière des chaleurs d’été, la vague passa et disparut avec le départ du jeune chevalier, remplacé par un visage inconnu bienvenu.

Des cheveux défilèrent, des barbes, des rides, des visages juvéniles aussi, mais aucun ne marqua ma mémoire. Jusqu’à l’arrivée de l’ambassadeur aër. Kläuwos, celui-là même qui avait scellé le destin de mon frère s’avança vers moi l’air sévère annonciateur de malheur.

— Les Îles des Vents saluent votre élévation, Palwiteno Tawide. Puissiez-vous vous acquitter de votre tâche avec sagesse et droiture.

— Je vous remercie de vos bonnes paroles, ambassadeur. Il est toujours agréable de suivre l’enseignement du Puits de Science. J’apprécie que ses professeurs me délivrent leur leçon jusque sur-le-champ de bataille.

— Je ne comprends pas, lança négligemment l’ambassadeur.

— Allons. Cette phrase n’a pas sa place dans la bouche d’un Éthéré.

— Vous jouez un jeu dangereux, Luwise-obe. Je prétendrai la distraction pour ne pas gâcher ce jour de fête.

— Faites comme bon vous semble. Rien ne sort de ma bouche qui ne puisse être entendu. Soyez remercié de votre présence, ambassadeur Kläuwos. 

L’Aërlyde s’inclina avant de se retirer. Je surveillai son départ, sans prêter attention à l’interminable procession qui s’allongeait jusqu’aux portes de la grande salle.

Je retrouvai Ärlorive dans les jardins du palais, à l’écart de la réception organisée en mon honneur. Nous nous retrouvâmes derrière ce bosquet où je l’avais attendu un long quart d’heure, plus fébrile à l’idée de ce rendez-vous caché que par mon sacre de chevalier.

La lune perçait par la fenêtre de ciel et inondait les allées d’une nappe d’argent que reflétaient les bassins et fontaines du palais. Volontairement ou non, nous nous installâmes proches d’une eau vive dont l’agitation veillait à la discrétion de notre conversation. Les brillants de son costume d’apparat mimaient une nuit étoilée ; selon la tradition, j’endossais l’uniforme des nouveaux initiés, un complet vert et jaune brodé d’or que ceinturait un large bandeau pourpre noué sur le côté. Mes cheveux rassemblés en queue-de-cheval coulaient sur mon épaule droite, jouet pour mes mains nerveuses.

Les bruits du soir semblaient une musique magnifique que nous n’osions perturber. Cet instant est confus dans ma tête. Qui de lui ou de moi prit la parole en premier ? Certains détails, des mouvements de doigts, des regards troublés, ont nettement marqué mon esprit, alors que la chronologie des évènements a été altérée. Son arrivée d’un pas mal assuré précède immédiatement cette main audacieuse, nonchalamment glissée sur l’arête de ma joue pour descendre le long de mon cou, m’arrachant un soupir de délectation.

Nos yeux se croisèrent. D’un regard, j’eus l’impression qu’il couvrait ma peau d’un voile satiné, noué sur mes épaules pour m’emmener en balade sur les bords d’un lac enchanté. Sans même un mouvement, il m’emportait dans un tourbillon aux couleurs fauves.

— Bonsoir, garçon insolent.

— Bonsoir, Lune d’argent.

— M’admirais-tu déjà ainsi, il y a quatre ans ?

— Uniquement dans ton dos. Je n’étais pas assez courageux à l’époque, avoua-t-il en caressant ma joue du dos de sa main.

— Qu’est-ce qui a changé depuis ?

— Nos existences sont trop brèves pour la couardise.

— Redoutes-tu la mort ?

— Je crains de ne pas assez goûter à la vie. Veux-tu la savourer avec moi ? 

Un sourire illumina mon visage. Je voulais lui sauter au cou et l’embrasser fougueusement. Par jeu ou par pudeur, je me retins et répondis d’un ton moqueur destiné à masquer mon embarras.

— Que ferais-tu si je te répondais oui ?

— J’irais voir ton père, je le forcerais à m’écouter, et s’il refusait ma requête, je t’enlèverais. 

Je ris. Ärlorive redevenait le garçon insouciant prêt aux pires folies pour sa dame. Cette fois-ci, je cédai et l’embrassai avec douceur. Lorsque nos lèvres se décollèrent de longues secondes plus tard, nos fronts restèrent appuyés l’un sur l’autre. Sa bouche glissa le long de mon cou qu’il mordilla avec délice. Mes mains lui agrippèrent le bas de la chemise dans l’intention de le repousser ; ces scélérates se rebellèrent au dernier moment et attirèrent le chevalier contre moi.

— Sais-tu ce que cela implique de demander ma main ? Je suis fille de Seigneur. 

Ärlorive libéra son étreinte pour me dévisager, l’air un peu niais.

— Mon père est premier officier. Je le deviendrai moi-même, s’il le faut.

— Il n’y a pas que ça, tu le sais. Je n’ai pas que des amis. Partager ma vie comporte des risques. 

Je craignais que l’allusion à l’espion aër et à ses accusations réveille les doutes de mon amant. La fermeté de sa réaction me rassura.

— Je refuse d’entendre les calomnies.

— Et si elles étaient fondées ? Si celui qui a tenté de m’assassiner sur la Sixième Branche disait la vérité. Accepterais-tu une femme qui porte le sceau de l’infamie ?

— Une enfant chérie est aimée de l’Arbre-Mère. Il n’y a rien d’humiliant, c’est un privilège et un honneur.

— Que sais-tu de ces choses ? Les enfants chéris issus de la noblesse sont devenus des Prophètes. Ils ont apporté un grand nombre de malheurs. Peux-tu m’assurer qu’il en sera autrement avec moi ?

— Peux-tu m’assurer qu’il en sera ainsi ? Devant moi se tient la femme que j’aime, n’est-ce pas suffisant pour lui demander de m’épouser ? 

Je ne répondis pas, me contentai d’acquiescer. Une part de moi était heureuse d’une si ferme résolution. Qu’en serait-il lorsque les Aërlydes tenteraient une nouvelle fois de me tuer, lorsque je devrai affronter le Mangeur d’Âme ou lorsqu’Okateï lancera son Appel ? Ärlorive ne connaissait rien de moi.

— Que veux-tu ? 

Je levai la tête, brutalement tirée de mes pensées. Ärlorive fixait avec condescendance un serviteur dissimulé dans l’ombre. C’est à sa voix que je le reconnus.

— Särise-tame attend Luwise-obe pour lui remettre un présent. Toute la cour est à sa recherche.

— Nous arrivons, répondis-je. Pars devant, Ärlorive. Je te rejoins. 

Mon amant se retira à regret, non sans un regard mauvais au domestique qui avait interrompu son idylle. Lui ne bougeait pas, attendant visiblement une nouvelle consigne.

— Tu as quelque chose à ajouter, Tobiane ?

— Que pourrais-je bien dire ? Un inam peut-il commenter les agissements d’un noble ? Dépêchez-vous, votre père s’impatiente. 

Je le suivis avec un certain malaise. À deux pas derrière lui, je sentais une amertume au fond de ma bouche. Elle demeurait encore lorsque nous entrâmes dans la grande salle où nous fûmes accueillis par des acclamations joyeuses. À l’autre bout se tenaient Särise et Suwamon vêtus aux couleurs de leurs cités. Mon père me fit signe d’avancer et demanda aux serviteurs d’apporter le cadeau. L’un d’entre eux revint avec une lame obsidienne aux reflets irisés dont l’alliage demeurait le secret le mieux protégé de Palwite.

Mon père l’empoigna et la dressa face à lui pour en examiner le tranchant. Il fendit l’air en exécutant les figures avancées de l’entraînement classique pour enfin la ranger dans son fourreau, l’air satisfait.

— Luwise, te voici venue à l’âge adulte. Ta formation est accomplie, le cercle des chevaliers t’accueille. Je te remets en ce jour l’épée symbole de ton rang. Tu as désormais le droit de la porter à la cour. Sois-en fière et montre-t’en digne. Que chaque jour son poids te rappelle tes responsabilités. Défends l’Arbre-Mère, défends ton Seigneur, défends ton honneur. Rappelle-toi aussi qu’une lame sortie sans intelligence est une offrande à ton adversaire. Ce métal te donnera de la force, son acier n’a pourtant ni cœur ni maître. Il se retournera contre toi si tu n’y prends garde. 

Il me présenta l’épée posée sur le plat de ses paumes. Je la pris à mon tour et la montrai à la foule assemblée qui répondit à mon geste par une acclamation enthousiaste. Sous les bravos de chacun, je n’avais d’yeux que pour ce fer noir que l’on eût dit forgé dans les ténèbres. Je la nommai Nadesayel.

À l’arrière de la salle, je distinguai deux personnes à contre-pied de l’humeur ambiante. Le noble Ärlorive qui allait demander ma main dès le lendemain, sans avoir de réponse de mon père avant plusieurs mois ; et l’inam Tobiane qui, je le savais, maudissait ce rival qu’il n’avait pu contrer durant ces quatre années passées loin de moi. Qu’espérait-il, ce fou ? Ses sentiments étaient-ils à ce point passionnés qu’il ait espéré pouvoir braver les différences de castes ? Tobiane, mon écuyer, mon ami, ne peux-tu t’empêcher de rêver à l’inaccessible ?

Chapitre XXII

Perdue dans les flammes

Les mois qui suivirent furent ceux de l’attente. Ärlorive avait rencontré Särise qui avait réservé sa réponse au sujet de notre mariage. Ce n’était pas un mauvais parti. Fils du premier officier d’une importante seigneurie et d’une prestigieuse Lignée, il y avait de quoi hésiter. Pourtant, mon père espérait mieux et tardait à trancher entre ambition et raison. Jamais il ne demanda mon opinion et encore moins la nature de mes sentiments à l’égard du jeune homme. C’était là le cadet de ses soucis.

Un Seigneur a droit de regard sur les mariages des nobles de sa maison. Si généralement il se contente d’avaliser des arrangements convenus de longue date ou de régler des litiges, il arrivait que certaines unions revêtent une portée éminemment politique. Chaque noble, quel que fût son sexe, était avant tout une pièce à jouer du mieux possible. Être la fille du Bras de l’Arbre-Mère compliquait encore l’affaire.

La question fascinait la cour dont les commérages allaient bon train. Je savais ainsi qui approuvait le rapprochement avec Jivude et qui critiquait l’alliance avec cet ancien vassal, indigne de la Neuvième Branche.

Il y en avait un pourtant que cette attente arrangeait. Tobiane avait retrouvé sa place d’écuyer et n’avait plus le temps de chômer à présent que j’étais devenue chevalier. Son labeur lui permettait de me côtoyer la plus grande partie de la journée, ce qui le ravissait. Je ne sais trop ce qu’il espérait, ni même s’il attendait quoi que ce soit.

Je pense qu’il savourait ces moments privilégiés et éphémères.

Nous discutions beaucoup en apprêtant ma renarde, comblant ces années d’absence. Je répondais à ses désirs en lui narrant mes aventures. J’omettais cependant les passages douloureux et évitais de mentionner ma rencontre avec un Sans-visage et le Mangeur d’Âme. Tobiane se montrait inquisiteur, si bien que je finissais toujours par révéler davantage que désiré. Je lui parlai de Luwaly avec des mots tendres et tristes, car même en évoquant les moments heureux, sa tragique destinée affleurait en permanence. Je mentionnai également Nëdawiven et ses deux fils, les princes de Jivude. Il suffit d’une heure de récit pour que Tobiane comprenne l’importance de cette famille à mes yeux.

— Pensez-vous à Inasu-obe ? me demanda-t-il un jour.

La question révéla les failles de ma mémoire. Les souvenirs de mon frère, réels ou non, s’étiolaient un à un pour laisser un nom vide de sens.

Un sujet demeurait tabou. Tacitement, nous taisions ce qui touchait à mon soupirant. Lorsqu’au hasard du récit son nom venait à être prononcé, un froid se glissait qui hérissait l’échine. Il nous fallait un effort pour passer outre et il nous arrivait parfois d’interrompre la conversation.

Déjà enfant, Tobiane était mon plus proche compagnon. Ces confidences accentuèrent encore cette relation singulière. Je me suis tant livrée que des miettes de mon âme ont dû couler en lui. Ce lien était si fort que sans doute connaissait-il déjà la réponse à sa question :

— Avez-vous franchi Shanyröde ?

— J’ai passé trois étapes, la dernière en de curieuses circonstances. Il m’en reste une, la plus difficile, paraît-il.

— Vous devriez revoir la chamane. Elle vous aidera. 

Tobiane ne m’apprenait rien, j’y pensais depuis mon retour. J’étais si proche de l’antichambre de l’Arbre-Mère, je ne pouvais pas abandonner. Toutefois, Luwaly m’avait prévenue : les sables mouvants et la forêt enflammée étaient les épreuves les plus mortelles. J’avais certes vaincu la terre, avec une aide extérieure. J’avais été plongée dans Shanyröde contre mon gré et mise face au défi fatal. Je n’en doutais pas, le Mangeur d’Âme avait orchestré ce tour pour me tester. Comment alors être sûre que rien n’avait été biaisé ?

À chaque étape, je me sentais mourir, et lorsque je reprenais vie, je sombrais dans un danger plus grand encore. Shanyröde éprouvait l’esprit au point de souhaiter abandonner et se laisser dériver dans les Limbes de l’entre-monde. Il se passait parfois des mois avant de me livrer à une nouvelle tentative.

Je me laissai convaincre. Dès le lendemain, nous étions en route pour la masure au bord de la Branche. Je revis mon ancien maître avec un réel plaisir. Cette joie était réciproque, à en juger par la force de l’étreinte lorsque la chamane me reconnut.

— Tu as bien grandi, petite fille. Combien d’années ont passé depuis que je ne t’ai vue ?

— Quatre ans et deux mois. Trop peu pour vous oublier mais assez pour me manquer.

— Ton cousin a dû te manquer également durant ta longue absence.

— Mon cousin ?

— Ce jeune homme, fit-elle avec malice en désignant Tobiane d’un signe du menton. C’est bien ainsi que vous vous êtes présentés, il y a presque sept ans de cela.

— Ah oui, mon cousin. Tout Palwite m’a manqué, en fait.

— La terre natale a un goût particulier. Il faut cependant savoir s’en passer. Entrez, vous deux. Vous prendrez bien un peu de thé. 

Nous la suivîmes dans sa chaumière que je découvris telle que je l’avais quittée. Les herbes et les bocaux s’alignaient sur les étagères en embaumant la pièce d’un parfum lancinant. La pâle nitescence des fyltils baignait les murs d’halos émeraude presque irréels. Elle servit les infusions et attendit que nous en eussions chacun bu une gorgée avant de nous imiter. Elle reposa sa tasse avec une grâce inattendue chez une femme du peuple ; le plus habile des courtisans aurait sans doute pris ombrage d’une telle délicatesse.

Nous n’échangions pas un mot, absorbés dans un examen réciproque. Je suis persuadée qu’elle lisait en moi plus que je n’aurais souhaité lui révéler.

Lorsque nous eûmes terminé notre seconde tasse, la jeune femme s’enquit sur le ton du badinage :

— As-tu progressé à travers Shanyröde ?

— On peut le dire. Il me reste la forêt enflammée à maîtriser.

— Ainsi, tu en as appris davantage sur les obstacles qui gardent l’antichambre de l’Arbre-Mère. La prescience ouvre une fenêtre sur l’avenir et nous montre la voie. Je n’ai rien à redire à ce procédé. Garde à l’esprit que la connaissance des défis à venir est une arme à double tranchant. Elle permet de se préparer au mieux, mais peut aussi fausser notre jugement.

— Sur quoi devrai-je me concentrer ? 

Elle se resservit une nouvelle tasse avant de demander :

— Qu’en était-il des précédentes épreuves ? 

La question me déconcerta.

— Que voulez-vous dire ?

— Comment échappes-tu à chaque péril ? dit-elle. Le gouffre sans fond, par exemple.

— Je me guide au bruit des sèves, exactement comme lors de mes méditations. À la différence qu’ici, cet écoulement est mêlé à un vacarme assourdissant à en perdre la raison.

— Très bien. Le lac gelé à présent.

— J’ignore la glace, je prends conscience de mon corps jusqu’à oublier l’eau et révéler l’écorce d’Okateï. Je suis si heureuse d’être libérée de ce sarcophage gelé que je l’enlace et me presse contre elle.

— Parfait. Qu’en est-il des sables mouvants ?

— Je me mue en racine, oublie l’asphyxie, puise l’air et les minéraux directement à la source. Quel que soit le défi, je me rattache à une part de l’Arbre-Mère.

— C’est exact. 

La chamane m’observait avec fierté. Son élève avait bien travaillé en son absence et commençait à comprendre les sens cachés des épreuves divines.

— Te voilà désormais face à une forêt enflammée, continua-t-elle. Espères-tu trouver une part de l’Arbre-Mère au sein même d’un brasier ? C’est bien ce qu’il faut atteindre, mais beaucoup échouent. Parce qu’ils savent ce qu’ils doivent chercher, ils ne peuvent le trouver. Lorsque tu affronteras cette ultime barrière, vas-y sans préjugé. La piste à suivre est là où tu ne l’attendras pas.

— Ce que vous me dites n’a rien pour me rassurer.

— Il te faudra pourtant l’affronter.

— Peut-on s’y atteler maintenant ? 

Elle sourit. Depuis qu’elle m’avait aperçue en haut de ses escaliers, elle avait deviné le but de ma venue. Elle me guida jusqu’au bourgeon d’éther au-dessus duquel je repris mes marques un temps oubliées. Selon le rituel que nous nous étions forgé au fil des ans, elle m’assura de sa présence durant l’épreuve, puis agita un éventail pour remonter le gaz vers mes narines. Un dernier coup d’œil à Tobiane avant de sombrer dans le néant.

Je retrouvai la porte de Shanyröde avec une angoisse nouvelle qui me rappelait la terreur de ma première expédition mystique. Le gouffre sans fond et le lac gelé me calmèrent. Ils étaient devenus des territoires familiers que l’on parcourt avec bonheur.

Néanmoins, ma maîtrise imparfaite des sables mouvants ne me permettait pas de goûter leur traversée autant que les deux étapes précédentes. Pendant des années, et bien que je fusse aguerrie, ce passage m’a toujours laissé une saveur moisie qui soulevait le dégoût. Je le franchis avec le soulagement d’être débarrassée d’une corvée.

Enfin j’arrivai au cœur de l’incendie. Je me trouvai dans un champ entouré de troncs avachis dévorés par des flammes qui jamais ne devaient s’éteindre. Pareil spectacle s’étendait tout autour, délimitant une clairière d’herbes roussies qui me montaient à mi-mollet. Giflée par des courants ascendants, je sentais des langues d’air chaud brûler mes joues.

Depuis mon séjour à Jivude, le feu était devenu un compagnon quotidien, un ami qui chassait la nuit et dégelait l’hiver. Il habitait les cuisines, les forges, et même les lampes qui éclairaient chambres et rues. Il incarnait l’essence de la cité rebelle et beaucoup de Jivudenams représentaient leur âme par une flamme que la mort soufflait.

Ce jour-là, j’affrontai un élément tout autre : un être vorace, aveugle et terrible. Un géant dont la lumière et la puissance se négociaient au prix d’une main avalée et d’un frère enlevé. Je reculai d’un pas face au monstre sournois qui avait su m’amadouer et cacher son hideuse figure. Un brasier gigantesque dansait sur la canopée d’une forêt primaire. L’origine du monde disparaissait sous mes yeux, emportée par les crachins des torchères dont les tisons nourrissaient un nuage de suie. L’Arbre-Mère mourait devant moi.

Que dois-je faire ? Que puis-je faire ? Ces questions me hantaient et accaparaient mes pensées. Je tournoyai sur moi-même avec l’espoir vain de trouver une issue. Une couronne rouge et jaune ondulait au gré des vents autour de moi. J’étais épargnée tant que je restais au centre de mon havre desséché, sans autre végétation que des brindilles jadis vertes. Les régiments de flammèches tentaient parfois une incursion. Je me précipitais pour les étouffer avec la rage du puissant contre les faibles. Plaisir mesquin des roitelets.

Je finis par me rendre compte de mon inutilité. De toute évidence, m’isoler au centre de mon refuge n’avait d’autre intérêt que de repousser l’inéluctable. La providence elle-même semblait s’impatienter, car au moment où je tergiversais, un tourbillon de flammes se forma au-dessus de la trouée. Une trombe se dessina qui toucha le sol, l’embrasant aussitôt. Il ne me restait qu’à fuir ou à rôtir sur place.

La sueur sur mes vêtements s’évapora en un instant. Je redoutai que le lin de mes habits ne s’allume de lui-même. Je m’enfonçai au milieu de la fournaise, me faufilai entre les branches enflammées et les souches incandescentes.

La fumée enveloppait mon visage, irritait mes yeux et mon nez, provoquait des quintes de toux étouffantes. Mes forces m’abandonnaient. Chaque pas était une gageure qui frisait l’impossible. Respirer était une lutte. Je m’agrippais aux rameaux à portée de main, empoignant parfois des brandons que je sentais à peine. Je fléchissais et peu à peu, me résignais.

— Seïnam, Seïnam. 

Ces mots sortaient de ma bouche comme une psalmodie salvatrice, un sortilège à même d’éteindre l’Enfer de la fin des temps, celui qui consumerait Okateï et emporterait toutes vies. Je n’aspirais qu’au repos, fut-il dans la mort. Asphyxiée, je m’effondrai.

Mon corps frappa le sol si violemment qu’il craquela, se fendit et dévoila de profondes entrailles baignées de lave. J’eus à peine le temps de m’accrocher au bord de la faille. Tout sombrait autour de moi. Des blocs entiers chutaient, entraînaient des ares de forêt dans le bain écarlate aux vapeurs suffocantes.

Mes doigts glissaient à mesure que la terre se dérobait. Je les fixais avec angoisse, rivée sur mes ongles vernis de suie, lorsqu’un filament bleuté apparut à portée de main. Cette liane immatérielle irradiait d’une lueur pâle, pulsée par un flux cadencé. Je puisai dans mes dernières ressources pour saisir ce cordon surgi, je le croyais, de mon imagination. Mieux valait me laisser tomber en m’accrochant à un mirage, que de m’abandonner à une fin certaine. Je me trompais. J’empoignai ce fil de lumière et me suspendis au-dessus du fleuve bouillonnant.

Il était doux et apaisant. En le regardant, j’eus l’impression d’y voir un vieil ami venu à mon secours. De l’eau coulait dans ce tube. Je l’entendais à présent, dans ma tête et dans mon corps ; le bruit des sèves, celui qui m’avait toujours guidée. Tranquillisée, je me détendis et me vis partir à la renverse tandis que ma poigne relâchait sa prise.

Je dus mon salut à un ultime sursaut de liane qui enlaça ma cheville. Je bringuebalai au bout de cette corde luminescente, au bord de la syncope, étouffée par les gaz toxiques qui remontaient du gouffre ardent. Une brusque traction me projeta vers le ciel. J’eus à peine le temps d’entrevoir le visage de la chamane croisée dans ma remontée, avant de perdre conscience.

Je revins à moi au bout de plusieurs heures, à en croire Tobiane qui épongeait mon front imbibé de sueur. Je le gratifiai d’un sourire béat ; son seul visage, fût-il flou, m’apaisait. Je repris peu à peu la maîtrise de mes sens.

— Vous avez échappé de peu à la mort, me dit-il. Votre âme se serait perdue dans Shanyröde si la sorcière n’était intervenue. Je n’ai pas compris ce qui se passait. Vu de l’extérieur, c’était terrifiant. Elle s’est arrêtée de battre son éventail, son visage frappé d’effroi. Elle a attiré à elle les vapeurs d’éther avant de gesticuler tel un marionnettiste. D’abord satisfaite, une nouvelle vague d’horreur la saisit, pire que la précédente. Elle était encore en ce monde alors, car elle m’a parlé.

« Dis-lui mon nom ! Lorsqu’elle reviendra, dis-lui mon nom ! Seyëve, fille de Tilida. Qu’elle ne l’oublie pas. » Son corps s’est ensuite effondré à l’instant même où le vôtre reprenait vie. Je vous ai toutes deux amenées dans la hutte pour vous installer sur des lits. Vous retrouviez peu à peu des couleurs, bien que la fièvre me fasse craindre le pire, tandis que la chamane Seyëve se figeait dans la mort. Elle vous a sauvée, dame Luwise, j’en suis certain. 

J’acquiesçai avec chagrin. J’avais d’abord cru voir son visage à mon retour dans le monde matériel. J’avais en réalité aperçu son âme projetée dans le Monde Intermédiaire. Elle s’était sacrifiée pour moi.

— Il y a autre chose, précisa Tobiane. Durant sa transe, elle murmurait sans cesse la même phrase. Je pense qu’elle vous était adressée. Cherche la fleur.

— Cherche la fleur ? Que veux-tu dire ?

— Seulement le sens de ces mots. N’y avait-il pas de fleur là où vous étiez ? 

Sa naïveté tira un sourire ironique sur mes lèvres. Tobiane était un ingénu, si loin de mon univers. Cependant, je ne pouvais mettre en doute les paroles de mon maître et la question méritait d’être posée. Y avait-il une fleur dans l’Enfer de la fin du monde, celui qui consumera Okateï elle-même ?

Au cours de la vingtième année du règne de mon père, Palwite affronta l’épreuve la plus dangereuse depuis sa création. Il n’y eut aucun signe avant-coureur, ou plutôt étaient-ils si lointains que nous les avions oubliés, si bien que la stupeur figea la cour un matin, lors d’une audience publique.

Une fois par mois, Särise libérait une journée pour entendre les doléances de ses sujets, depuis les nantis jusqu’aux plus humbles. Ces réunions étaient l’occasion de juger la santé de la seigneurie, et tout aristocrate féru de politique se levait aux aurores pour assister à ce long défilé de gens du peuple. D’ordinaire, il s’agissait de marchands irrités par les taxes portuaires, ou les problèmes de ravitaillement, ou de bourgmestres en prise à des révoltes paysannes causées par une mauvaise récolte, ou aux rapines d’une bande de scélérats errant sur nos terres. Nous autres chevaliers espérions ce genre de défi à même de tromper l’ennui.

La nouvelle arriva par un colon des marges, venu de l’extrémité du rameau, là où la Branche se rétrécit jusqu’à paraître un maigre doigt au-dessus du vide, pointant le chemin de la prochaine croissance. Il est rare de voir des colons dans la cité. Ces ermites se mêlent rarement à ceux de l’intérieur. La rusticité est leur principal trait de caractère, à la fois dans leurs vêtements, leurs habitations et leurs manières.

L’arrivée d’un visiteur aussi inhabituel attira l’attention et imposa le silence. Il parcourut la grande salle sous le regard perçant de son Seigneur, pour finalement se prosterner devant lui en attendant la permission de parler.

— Le Bras de l’Arbre-Mère écoute.

— Särise-tame, je me nomme Körsëd, fils de Tildüe. Je viens de Palnëj, sur les marges orientales. Je rapporte de graves évènements affectant notre communauté. Depuis trois semaines maintenant, nous subissons des raids réguliers de pirates qui pillent nos récoltes et nos biens. Pour l’heure, ils ont épargné les colons, mais leurs forfaits sont pires que le meurtre. Ces bandits détruisent la végétation pionnière qui couvre la Branche et coupent les feuilles-miroirs. 

Il y eut un grondement dans l’assistance. L’on s’en était pris à l’avenir de la Neuvième Branche de l’Est. Okateï elle-même avait été agressée. Les végétaux pionniers, créateurs d’humus, avaient été arasés et, crime ultime, des feuilles-miroirs, remparts contre les Enténébrées, avaient été abattues.

Le premier officier Latenam frappa son fourreau sur le dallage pour ramener le calme. Le coup sec se chargea d’exprimer l’ire silencieuse d’Indasarm, le gardien de la cité après son maître, Särise-tame.

Celui-ci laissa passer quelques secondes avant de prononcer le moindre mot. Cette lourde quiétude pesa sur nos épaules de toute la fureur du représentant de l’Arbre-Mère. Il demanda d’une voix à peine audible :

— Qu’en penses-tu, Latenam ?

— Ces pirates ne sont pas de simples marauds avides de richesses. S’en prendre aux feuilles-miroirs est un acte de guerre, ils le savent. Je doute qu’ils aient œuvré de leur propre initiative.

— Qui, d’après toi, a pu leur donner cet ordre ?

— J’ai bien une idée, mais l’accusation est trop grave pour être portée sans preuve.

— Quoi qu’il en soit, nous devons y mettre un terme. Une expédition sera envoyée dans les marges pour repousser les pirates et éclaircir cette affaire.

— Je demande le privilège d’en être. 

Nisfyl avait osé interférer dans la discussion. Je le savais téméraire et audacieux. Rien de cela pourtant dans ses yeux, juste le reflet d’une rage froide surgie d’un vieux passé. Särise le jaugea brièvement avant de se tourner vers son premier officier qui acquiesça.

— Nisfyl, je reconnais là ta vaillance. J’accède à ta requête. Tu mèneras les troupes et mettras un terme à ces incursions. Si nos craintes sont avérées, tu auras l’occasion de laver ton honneur. Toutefois, ne te laisse pas aveugler par la haine. Elle te mènera à ta perte et à celle de tes compagnons. 

La connivence de Särise, Nisfyl et Latenam me laissait perplexe. Je devinais un lien avec la mélancolie qui habitait mon ami depuis des mois et dont il taisait la raison.

Sans y paraître, Nisfyl venait de devenir officier commandant, ce qui aurait pu le transporter de joie. Ce ne fut pas le cas, il demeurait le garçon taciturne découvert sur la galère de Palwite à la veille de l’invasion de la Sixième Branche. Rien ne semblait le détourner de l’objectif de sa mission qui revêtait pour lui un caractère personnel. Les compliments de sa femme Lujin peinèrent à le dérider et c’est en aboyant qu’il sonna le rassemblement.

Conseillé par Latenam, Nisfyl avait opté pour une petite troupe, rapide et puissante, capable de repousser une bande de pillards ou fuir jusqu’à la capitale pour quérir des renforts. Vänesine et moi-même étions du rang, ainsi que Tobiane qui, avec ma permission, s’ajouta à la vingtaine d’inams et la dizaine de chevaliers. Je partais pour la première fois au combat sous les couleurs orangées de Palwite et les vivats de mon peuple. Gonflée d’orgueil, je chevauchais Nëvudei avec fierté au premier rang derrière notre meneur.

Conduits par le colon Körsëd, nous voyageâmes tel le vent sur la plaine, sans prendre plus d’une nuit de repos, la veille de notre arrivée. Notre guide nous renseigna davantage sur nos opposants, une cinquantaine de barbares. Nous confirmâmes sur place ces propos.

Plusieurs villages avaient été réduits à l’état de ruines fumantes. J’insiste : des amas de poutres calcinées laissaient s’envoler des volutes grisâtres qui se répétaient à l’horizon. Non contents d’avoir incendié des villages, les bois de bouleaux avaient également été réduits en cendre. Quelle folie poussait ces êtres odieux à user de l’élément interdit pour leur sinistre besogne ?

— Ce sont des déments, déclara Nisfyl qui commençait à douter de la nature de ces adversaires. Même les Jivudenams n’utilisent pas le feu à la guerre.

— Ce sont des renégats, conclut Vänesine. Ils n’obéissent à aucun maître, ne craignent aucune loi et utiliseront tous les moyens à leur disposition pour nous nuire.

— Pourquoi de telles extrémités ? demandai-je. Qu’ont-ils à gagner ?

— Peu importe. Nous les écraserons et leur ferons payer au centuple leurs méfaits. 

Le ton de Nisfyl ne laissait aucune place à la discussion. Nous prîmes à peine le temps de manger avant de nous remettre en route. L’extrémité était un petit territoire. Nous en parcourions la longueur dans la journée, quand un seul coup d’œil suffisait à embrasser les deux rives. Ils n’y avaient guère d’endroits où se cacher, et pourtant, nulle trace des pirates. Les vauriens étaient repartis. Nous savions ce répit de courte durée et décidâmes d’établir un camp afin de rester le temps nécessaire pour surprendre leur retour. Un seul d’entre nous rentra à Palwite pour rapporter la situation.

C’était la première fois que je me rendais sur l’extrémité, la véritable extrémité. Un endroit où le poids d’un groupe d’hommes suffit à fléchir la pointe du houppier. Nous marchions à même l’écorce, si proche que l’intense bruit de sève bourdonnait dans mon crâne sans me laisser de repos. Ce territoire changeait continuellement : nous nous levions le matin et la rive qui la veille encore se trouvait au pied de notre tente s’était déplacée de deux ou trois pas ; là où nous avions laissé une lande désolée, se dressaient au petit jour quatre ou cinq feuilles-miroirs. Sur ce bout de monde juvénile, nous ressentions la vie de la déesse qui nous hébergeait jusqu’au plus profond de nos êtres. Ici le nom Fylide prenait tout son sens : nous sommes le peuple de la Plante.

Nous n’eûmes guère à attendre. Cinq jours après notre arrivée, des villageois vinrent nous trouver pour nous avertir du retour des pirates. Nous nous rendîmes à l’endroit indiqué où nous découvrîmes un brigantin, navire taillé pour la course. La figure de proue reprenait les traits d’un animal menaçant qui aurait fait illusion dans le brouillard.

Les pillards avaient dressé le camp sur la berge autour d’un feu qui trahissait leur présence à des lieues à la ronde. Plus qu’une imbécile erreur, il nous invitait à nous battre, ce que nous acceptâmes sans prendre le temps d’y réfléchir. Nous identifiâmes rapidement le chef de bande. Vänesine se proposa de l’abattre d’une flèche dès les premiers instants de la bataille, infligeant un coup fatal au moral de nos adversaires. Je le pris d’abord pour un prétentieux, je fus bien la seule. Pas un des dix chevaliers ne doutait de ses talents, si bien que je gardai pour moi ma suspicion. Malgré sa confiance en son ami, Nisfyl refusa ; il désirait le meneur vivant.

Le nouvel officier établit un plan avec une célérité digne d’être soulignée. Nous nous trouvions à couvert derrière une crête. Cet emplacement représentait un avantage stratégique indéniable, bien que trop éloigné du camp pour user de nos arcs avec précision. Vänesine, se dressa seul sur le haut de la butte, bien en vue des assaillants, et décocha trois volées emportant chacune un guerrier, avant que les pilleurs ne réagissent.

Certains chargèrent l’archer isolé sans écouter leur chef qui flairait le piège. Ils s’en repentirent lorsque nous nous dévoilâmes et engageâmes le combat à un contre quatre. L’assaut commencé, nous continuâmes sur notre lancée jusqu’au campement où nous affrontâmes le gros des troupes restées disciplinées. Troupiers et chevaliers se battaient avec la même vaillance et la même fureur. Si les uns défendaient leur royaume et leur Lignée, les autres luttaient pour leurs fermes et leurs familles.

Malgré de lourdes pertes, le combat tournait en notre faveur. Nous avions coupé toute retraite aux renégats lorsque Nisfyl et son inséparable Vänesine réussirent à abattre les mâts du navire et à trancher les cordages. Tobiane ne me quittait pas d’un pouce et couvrit plus d’une fois mes arrières. À ma grande surprise, il valait autant qu’un chevalier. Je le découvris sous le visage insoupçonné d’un combattant éprouvé. Cavalier émérite, plusieurs fois je le vis dominer l’assaut du haut de son skwirid, ombre que ses adversaires apprirent à craindre.

Après quelques échanges vite expédiés, je me retrouvai face au capitaine pirate que je dus contenir jusqu’à la fin de la bataille. Il s’étonna de me voir achever en trois mouvements les importuns venus se mêler de notre tête-à-tête, tandis que notre duel s’éternisait en une succession de parades-ripostes ponctuées de quelques éraflures à son encontre. Cette négligence le contraria. Il redoubla de fureur, et par souci d’équité, je me résolus à le désarmer en un assaut.

Nous mîmes un terme aux hostilités quand nous obtînmes la reddition du capitaine et d’une huitaine de survivants. Notre retour à Palwite fut triomphal. Dans les rues de la basse ville, ce n’était que bravos et fanfares. Nous avions entendu pareils remerciements dans chaque bourgade traversée avant d’atteindre la capitale. Nous eûmes droit aux mêmes éloges au palais et Nisfyl fut officiellement confirmé dans son rang d’officier, pour le plus grand plaisir de sa dame.

Malgré cette promotion, j’entendis encore des quolibets dans le fond de l’assemblée. Le non-initié, l’éternel apprenti, le demi-adulte, autant de mots qui se promenaient sous les houppelandes. Je compris l’origine de ces railleries. Les jaloux moquaient l’Initiation inachevée de Nisfyl à la suite des troubles d’Amfiteï, quatre ans plus tôt. Je pensais la chose futile et étais persuadée que les piques cesseraient avec l’aura nouvelle de mon ami. Je me trompais.

Les craintes de mon père et de son premier officier Latenam se vérifièrent. L’enquête prouva que les corsaires obéissaient aux ordres de nos voisins de la Dixième Branche, là où Nisfyl avait été formé. Il n’en fallut pas plus à ses détracteurs pour relancer une campagne de dénigrement un temps à bout de souffle.

J’enrageai pour Nisfyl. Hélas, je n’avais guère le temps de m’en soucier. Un autre sujet assombrissait bien plus mes pensées : une guerre couvait aux portes de Palwite.

Chapitre XXIII

Le tournoi du Jasmin

Les rumeurs de conflit avec la Dixième Branche de l’Est quittèrent les salons du palais pour se répandre dans la cité. Ce qui n’était hier encore qu’un frisson se changea bientôt en une fièvre fulgurante, entraînant dans cette folie bourgeoise, commerçants et ouvriers qui voyaient déjà la citadelle assiégée. Toutes les cités de notre houppier avaient évidemment été alertées de la menace et répondirent comme un seul homme pour défendre l’héritière de la Lignée, mais cela ne suffisait pas à calmer les esprits enflammés.

L’annonce de mon mariage avec le fils du premier officier de Jivude tombait à point nommé. Särise avait longtemps réservé sa décision dans l’espoir d’une plus profitable alliance. La politique avait mis un terme à ses tergiversations. Cette union ne scellerait pas seulement la vie d’un couple, mais l’entente de deux seigneuries pendant une génération. Or, Jivude avait prouvé sa valeur lors de la dernière guerre, de quoi rasséréner les esprits faibles, prompts au défaitisme.

Mon père accepta officiellement ce mariage lors d’une visite de l’ambassadeur de Jivude, deux semaines après la campagne contre les pirates. Je n’avais pas été consultée dans le négoce de cette affaire, quand bien même mon accord était acquis. J’en fus courroucée mais ne protestai pas et me contentai de répondre aux félicitations des invités présents.

Särise profita de l’occasion pour annoncer un grand tournoi en l’honneur des fiançailles prévues au printemps.

Aucune date ne fut donnée pour les épousailles, la menace d’une guerre posait une hypothèque sur le détail des festivités. Ce tournoi avait trois objectifs : inscrire dans l’écorce l’alliance entre Palwite et Jivude, éprouver les talents guerriers des champions des deux maisons et divertir une population à cran. S’il pouvait en plus démontrer notre puissance et décourager nos adversaires dans leurs belliqueux projets, la fête serait parfaite.

Les choses allèrent très vite. L’hiver passa sans y paraître. Les incursions avaient cessé, les marges retrouvaient leur tranquillité, et le tournoi occupait tous les esprits. Dès le début du dernier mois de Quiescence, une lice fut dressée dans la plaine des deux moulins, à laquelle s’ajoutèrent un pas de tir et une arène pour les joutes à pied.

Vers cette époque se présenta un visiteur que l’on n’attendait plus. J’avais entendu la rumeur dans les corridors et m’étais rendue à la salle d’audience à grandes enjambées. C’est là que je le vis, agenouillé devant mon père qui acceptait son serment d’allégeance.

— Relève-toi, Nortenam. J’ai entendu ta requête et y consens. Dans mon cœur, tu n’as jamais quitté cette maison. Reprends-y ta place avec fierté, chevalier de Palwite. 

Le prince du sud se releva et s’inclina respectueusement devant son suzerain. Ainsi avait-il tenu sa promesse de revenir chez ses anciens geôliers une fois sa liberté recouvrée. Je ne savais quoi penser d’un tel attachement. Qu’y avait-il à Palwite qui puisse le retenir et le faire revenir précisément à l’annonce de mon mariage ?

Särise me remarqua et me fit signe d’avancer pour saluer mon nouveau frère d’armes. Nous restâmes un temps face à face, Nortenam et moi, à lire par-delà nos visages ce que l’autre ne dirait jamais. Le mutisme récurrent du jeune homme m’avait éduquée de la sorte. Un mouvement de paupière ou un frisson sur un bras nu devenait aussi éloquent qu’un long discours.

— Lumière sur vous, Palwiteno Tawide.

— Bienvenue, Nortenam. Comment se porte ta famille ?

— Le soleil s’est couché sur le Premier Serviteur d’Okateï. 

Nortenam parla ainsi d’une tragédie personnelle, avec des formules protocolaires récitées sans émotion. Son royaume d’origine venait de perdre son Seigneur ; le prince du sud venait de perdre sa mère. Elle était pour moi une inconnue, je n’en eus pas moins un pincement au cœur.

— Je suis navrée. Je sais combien tu étais proche de ta mère.

— Vous savez également que son souvenir ne se flétrira jamais. Quant à la seigneurie, un successeur a déjà été désigné, un cousin qui guidera mon peuple vers un brillant avenir.

— J’en suis heureuse. Pourquoi être revenu ? Mon père a mis fin à ta captivité, tu pouvais rester auprès des tiens.

— J’ai prêté serment au Seigneur Särise, ma place est ici quand bien même mon cœur se trouve au loin. Et puis je n’ai pas eu l’occasion d’assister à votre adoubement, je ne pouvais manquer vos fiançailles. Ce sera un honneur de participer à ce tournoi et vous rendre ainsi hommage. 

Il s’inclina selon le protocole dû à la princesse de la cité, chose que je ne l’avais jamais vu faire et qui m’amena une bouffée fiévreuse. Je répondis selon l’étiquette et le regardai s’éloigner. Je demeurai interdite. Notre dernière conversation n’avait pas excédé les banalités d’usage et contrastait avec cet échange qui, dans la bouche de Nortenam, se rapprochait d’une confession.

L’approche de l’évènement rendait la population de Palwite si fébrile que de nouveaux accrochages sur les marges passèrent inaperçus. La ville et sa campagne vivaient hors du monde. L’Arbre-Mère pouvait se fendre et s’effondrer, tous auraient accueilli le cataclysme en riant et en chantant.

Ni Särise, ni Latenam son premier officier, ni son chancelier Muive, ne trahissaient les appréhensions qui secouaient le triumvirat à la tête du pays. Tout était mis en œuvre pour que les festivités se déroulent au mieux. Les expéditions régulières envoyées pour surveiller les provinces éloignées passaient pour des excursions d’entraînement aux joutes à venir, et si par malheur certains chevaliers manquaient à l’appel au retour, leur absence était soigneusement passée sous silence.

J’assistai à l’arrivée du printemps dans cette euphorie générale. Je vis les voiles des premières délégations avec la joie d’une enfant trépignant de bonheur à l’entrée des troubadours.

Hôte d’honneur, le cerisier d’or de Jivude flotta aux côtés du frelon de Palwite une quinzaine avant l’ouverture de la compétition. La famille régnante n’était pas encore présente, mais Ärlorive, son père Nöwesayel et d’autres membres de la famille Indinada représentaient déjà la maison de la Quatrième Branche.

Vinrent ensuite les caravanes des cités de notre houppier qui s’installèrent dans les dépendances du palais. Nous dûmes reloger les valets et autres serviteurs sous les combles, entassés parfois à dix dans des chambres prévues pour deux.

Suwamon et sa dame débarquèrent trois jours avant les festivités. Ils furent accueillis plus qu’en amis, en frères. L’illustration de cette union atteignit sa quintessence lors du défilé inaugural qui traversa la basse ville depuis Noïrode jusqu’au seuil du palais. Nous chevauchions côte à côte, Ärlorive et moi, escortés par des porte-étendard aux couleurs des deux maisons, suivis de la centaine de champions qui allaient s’affronter dans les jours à venir.

Les cors sylvestres claironnaient du haut de chaque beffroi, saluant la venue des héros. Il y avait d’abord les représentants d’Idatanal, la cité mère de notre houppier, des guerriers élégants et sûrs de leur place dans la hiérarchie de la Lignée, luttant quotidiennement contre les Enténébrées dont ils ralentissaient la progression. Un peu plus loin, les deux tours d’or et d’argent sur champ pourpre de Difunason furent acclamés par les Jivudenams venus de loin pour l’occasion. S’il n’y avait plus de lien officiel entre les deux peuples, des années de respect mutuel avaient laissé une trace indélébile dans les cœurs. Enfin, fermant la procession, les représentants de Jivude et Palwite marchaient ensemble d’un pas cadencé qui semblait celui de jumeaux.

Le tournoi n’était ouvert qu’à la noblesse. Toutefois, des épreuves annexes avaient été prévues pour les inams méritants que leur souverain avait souhaité mettre à l’honneur. C’était le cas de Tobiane. Särise savait l’affection que je portais à mon écuyer ; je le soupçonne presque d’avoir organisé cette entorse aux traditions dans le seul but de me plaire. Le jeune inam accompagnait donc Nisfyl et Vänesine qui le gardaient auprès d’eux avec autant de fierté que s’il avait lui aussi hérité du souffle de Skwiteïsan.

La journée s’acheva autour d’un festin suivi d’un bal auquel mon promis ne put se dérober. Le lendemain commença le tournoi du Jasmin, fleur des fiançailles, donné en l’honneur d’Ärlorive et de moi-même. De ce fait, nous étions exclus des épreuves et ramenés aux rôles d’arbitres. Je fus déçue mais ne m’en formalisai pas. Je me présentai donc à la tribune au matin du premier jour, vêtue d’une robe bleu nuit qui miroitait d’éclats satinés. Elle ressemblait à s’y méprendre à celle offerte par Suwamon au début de mon Initiation et qui, hélas, n’avait pas grandi avec moi. Pour se rapprocher encore de l’enfant de l’époque, je portais la couronne de bois de cerisier dorée reçue à mon arrivée à Jivude. Si elle n’embaumait plus les fragrances de pousse fraîchement coupée, elle avait conservé son éclat et semblait avoir été ramassée le matin même. L’hommage plut à mon parrain qui m’adressa un signe de tête complice à mon entrée dans la loge royale.

Les joutes débutèrent par des épreuves de lutte qui virent s’affronter plusieurs colosses. Leurs mains pouvaient saisir une tête entière et l’auraient certainement écrasée si cela n’avait été contre les règles. Il y eut d’ailleurs plusieurs blessés, certains sérieusement. Nous eûmes la chance d’éviter de plus graves accidents. Téméraire à son habitude, Nisfyl s’était inscrit. Hélas, s’il ne démérita pas, il s’inclina face aux plus puissants de ses adversaires.

Il se rattrapa néanmoins sur les combats au litayel, les glaives de bois réservés à l’entraînement. Presque tous les nobles, même les moins aguerris, participaient à ces épreuves que l’on considérait comme l’un des arts fondamentaux des défenseurs d’Okateï. Les combats durèrent donc le reste de la journée et encore la matinée du lendemain. Nisfyl passa deux éliminatoires, ce qui le classa parmi les vingt premiers de la compétition. Vänesine se trouvait dans le même lot. En fin de compte, et après une lutte acharnée, Nisfyl plia au troisième duel de cette dernière série, le situant dans les cinq premiers du tournoi.

Chaque soir, nombre de courtisans nous régalaient de poèmes, de contes épiques ou de fables malicieuses tandis que nous prenions part à d’incessants banquets, tous plus somptueux les uns que les autres. Il y avait des chants et de la musique depuis l’aube jusqu’au crépuscule, et lorsque nous voulions nous coucher, il se trouvait toujours un enthousiaste pour pousser la sérénade. À la fin des réjouissances, le meilleur locuteur était élu, emportant autant de gloire que le plus vaillant des guerriers.

Bien évidemment, Alenash fut le premier à s’y risquer et montra l’étendue de ses talents. Il réussit à émouvoir une audience entière avec une épopée rimée où se mêlaient aventure et romanesque, comédie et tragédie, emphase et mise en scène qui transformaient chaque mot en un tableau net et précis auquel nous restions suspendus jusqu’à la dernière syllabe.

Il excellait également dans les discussions et la rhétorique, humiliant volontiers ses adversaires. Seuls les plus armés des rhéteurs gardaient l’espoir de lui tenir tête. Pas un cependant ne réussit à le prendre en défaut, tant Alenash était devenu la lame la plus affûtée de la voie des mots.

Pour masquer ce tranchant meurtrier, le prétendant à la succession s’offrait le luxe d’être un bon chanteur et un habile musicien. Nous eûmes l’occasion de jouer ensemble, lui de son luth, moi de ma flûte, maintenant l’illusion le temps d’une soirée d’une entente cordiale. Derrière chaque note au ton mielleux se dissimulait une fiole d’acide prête à être versée. Les sourires, les clignements de paupière étaient des piques invisibles destinées à déstabiliser ou à rabaisser le partenaire. La moindre erreur aurait été une humiliation mortelle. En dépit des apparences, notre antagonisme atteignit son paroxysme lors de cette représentation. Il en sortit un statu quo qui envenima un peu plus nos relations.

Il y eut des moments de liesse. Ce fut par exemple le cas de la compétition d’archerie. Je savais Vänesine excellent tireur, sans avoir eu l’occasion de saisir l’ampleur de son talent. Je le compris à mesure que la cible reculait. Dix toises, puis vingt, trente et jusqu’à quarante toises. Peu arrivaient à le suivre tandis qu’il affichait une sérénité insolente, et lorsqu’il lui arrivait de manquer sa cible (j’entends là son centre), il prenait une moue déçue que tous trouvaient comique hormis ses adversaires. Il repoussa encore la cible de vingt toises après avoir éliminé son dernier compétiteur.

Il triompha également au tir sur cibles mouvantes, autant en l’air qu’au ras du sol. Lorsqu’il eut épuisé les défis proposés, il offrit aux spectateurs un florilège de prouesses plus incroyables les unes que les autres. L’impossible devenait sous ses doigts d’une formidable simplicité. Je surpris le visage éclairé de mon père, savourant le prestige d’avoir sous ses ordres un tel archer, bien qu’il se fît plus sévère à mesure que Vänesine prolongeait les pitreries dignes d’un vulgaire saltimbanque.

Il y eut également Tobiane qui domina les inams à la joute montée. Il le fit avec un tel brio qu’un consensus l’autorisa à se mesurer à la noblesse. Il s’agissait, pour certains qui le connaissaient, d’une mauvaise farce. Il était de notoriété publique à Palwite que Tobiane prenait beaucoup de liberté vis-à-vis de son rang en raison de l’amitié que lui portaient Nisfyl, Vänesine et la princesse de la cité. Plusieurs jaloux voyaient là l’occasion de remettre à sa place ce serviteur prétentieux. Pour preuve étaient ces railleries poussées depuis les gradins, vite huées par la foule de gens du peuple acquise à leur nouvelle icône.

Les performances du jeune homme lors des précédentes joutes auraient dû permettre d’évaluer à leur juste valeur ses compétences. Nous fûmes pourtant abasourdis par la maîtrise de l’écuyer. Il semblait avoir parcouru les lices et les arènes depuis l’enfance : s’il brillait durant les défis à la lance, il triomphait à ceux aux sabres, moins conventionnés et réputés plus dangereux. Certains assuraient que son assise ferme lui permettait de diriger son skwirid à la perfection. Je maintiens que les jours passés en compagnie de l’animal ont forgé cette compréhension mutuelle. Chimère à corps de renard et buste humain, le cavalier et sa monture formaient un seul être qui fondait et tournoyait sans jamais offrir la moindre ouverture. Tobiane maniait les deux armes avec dextérité, telles des extensions de ses bras, comme la monture poursuivait ses jambes. Une certaine élégance, presque du raffinement, transparaissait dans ses mouvements qui faisaient paraître son rival pataud.

L’engouement suscité chez le bas peuple devint de l’hystérie après sa seconde victoire. Ceux qui l’avaient invité à participer turent leurs moqueries à mesure qu’ils furent éliminés. Emportée par la folie de l’instant, je nouai un foulard au bras de Tobiane qui l’accepta avec révérence et jura d’honorer mes couleurs. Il s’acquitta d’ailleurs fort bien de la tâche : il remporta les quatre duels suivants sans le moindre effort.

J’ai certainement agi précipitamment car mon geste déplut à mon promis, d’autant que la popularité de l’inam allait croissant. Sa mauvaise humeur inspira d’abord des soupirs agacés, pour ensuite imprimer une grimace irritée. Les échos des bravos déversaient des braises sur son siège au point de se tortiller sans trouver une position convenable. Après de longues minutes de lutte, il se leva d’un bond et quitta la tribune, exaspéré. Je le croyais retourné au château dans un accès de fureur. J’eus un petit cri de surprise lorsque je le vis avancer sur le sable de l’arène avec un masque faussement policé.

— Félicitations, Tobiane, fils de Dëily, lança-t-il de telle sorte que chacun puisse l’entendre. Je m’aperçois que tes talents s’élèvent au niveau des cavaliers les plus émérites et qu’il te faut un adversaire à ta taille afin de rendre ce tournoi intéressant. Que l’on amène mon renard sylvestre, je vais me mesurer au champion du jour ! 

Cette déclaration souleva des acclamations enthousiastes de la part des spectateurs, ravis de cet imprévu. La réaction fut bien plus mitigée dans la loge royale. Il y eut d’abord des critiques, insistant pour que les fiancés, selon la tradition, ne participent pas aux joutes. D’autres voyaient là l’occasion de remettre l’écuyer à sa place. Suwamon retenait son approbation. Il interrogea du regard Nöwesayel, son premier officier et père d’Ärlorive, qui restait imperturbable. Il était de ces hommes pour qui la chevalerie est un organe aussi vital que le cœur ou les poumons. Ärlorive avait décidé d’affronter le jeune garçon qui, derrière son rang d’inam, cachait une noble vaillance ; Nöwesayel n’avait aucun droit de le priver de ce défi. Suwamon se plia à cet accord silencieux et signifia à Särise qu’il autorisait ce duel.

S’il n’avait eu besoin de se préparer, Ärlorive aurait affronté Tobiane sans tarder. Je ne comprenais pas cette haine. Deux hommes se battaient en réparation d’une offense à mes yeux sans gravité. Ma cécité se déchira ce jour-là, trop tard hélas, le poison malencontreusement versé par ma faute avait fait son œuvre.

Le jeune noble de la Quatrième Branche entra sur le dos d’une monture bardée de bois et de métal. Pressé de prouver sa supériorité, Ärlorive avait délaissé la joute à la lance et lui préféra celle au sabre, arme de prédilection de son adversaire. Nul ne pourrait ainsi contester sa victoire au prétexte de l’avantage des armes. L’issue aurait peut-être été tout autre si l’orgueilleux chevalier avait choisi la lice plutôt que l’arène.

Il avait belle allure dans son armure de plates décorée aux motifs dorés de la maison de Jivude. La foule crut à l’irruption d’un Seigneur des cités intérieures, élégamment et fortement caparaçonné, lorsqu’il franchit les portes avec cette mine rude et impitoyable de celui qui a vu maints combats. Il arracha une exclamation ébahie même aux plus réservés. À ses côtés, l’écuyer de Palwite paraissait pouilleux et misérable, pauvre hère de la canopée dont la seule valeur tenait dans la fermeté de son bras et la vaillance de son cœur.

Ce duel opposait deux mythes, deux visions ancrées dans l’imaginaire populaire. Chaque héros semblait familier, sorti tout droit des contes des nuits d’hiver. Les noms de Tobiane et d’Ärlorive résonnaient dans les tribunes avec la même force et la même ferveur sans jamais décrier l’un ou l’autre.

L’affrontement commença mollement. Les renards tournoyèrent en une inlassable poursuite, grognant et montrant les dents, imités par leurs maîtres qui frappaient leur lame contre leur bouclier. Aucun pourtant ne se laissait intimider. Ce qui s’annonça d’abord comme une ronde ennuyeuse se mua en une course effrénée.

Un observateur concentré sur les animaux aurait pu croire à un jeu de renardeaux agités ; à qui se mordrait l’oreille, à qui donnerait un coup de patte au museau. Le promeneur discret et attentif surprend parfois ce spectacle ravissant au creux d’une sente. C’est oublier que les skwirids sont dirigés par des hommes aux tempéraments moins innocents. Les renards sylvestres ne sont pas agressifs les uns envers les autres, pas même au cœur de la plus féroce des mêlées. Il est probable que les deux créatures aient vécu cette rencontre comme une rixe amicale. Tout le contraire de ceux qui les chevauchaient.

L’on avait peine à croire qu’il s’agissait là d’un tournoi tant cet assaut ressemblait à ce qui se voyait sur un champ de bataille. Les lames, du meilleur acier et du plus effilé, fendaient l’air si vite que l’œil peinait à les suivre. Bien des fois, les pointes passèrent à moins d’un pouce d’une gorge ou d’une poitrine. Il fallait toute l’adresse de guerriers expérimentés pour esquiver pareilles attaques. Si l’on comprenait qu’Ärlorive fût si brillant, beaucoup furent impressionnés par les compétences de Tobiane qui avait dû s’entraîner des mois entiers dans le plus grand secret pour atteindre un si haut niveau de maîtrise.

Mon ami d’enfance versa le premier sang, une entaille sans gravité sur le haut du bras droit, juste en dessous de la spalière protégeant l’épaule. L’apparition du rouge carmin entre les plaques de métal me soutira une grimace crispée, mais il en fallait plus pour terminer le face-à-face. Seule la mise à terre déterminerait le vainqueur.

L’estafilade était néanmoins suffisante pour susciter un regain de fureur chez l’icône des sans-noms. Après avoir révélé ses dons de dresseur et de bretteur, était-il possible que Tobiane nous surprenne encore ? Il fallait le croire, car le gentil garçon d’écurie se métamorphosa en fauve. Cinq fois il martela le bouclier de son adversaire, et cinq fois celui-ci recula sous la violence des coups, poussant des cris de douleur qui laissaient craindre un bras cassé. Il n’en était rien. La bourrasque passée, Ärlorive rendit son dû sans avarice.

Les muscles n’avaient pas seule voix au chapitre. Les deux combattants offrirent un florilège de figures qu’eurent appréciées dompteurs et acrobates. Nous vîmes la fierté de Jivude lancer sa monture contre la palissade qui délimitait l’arène pour y prendre appui et fondre sur sa proie à la manière des aigles depuis le bleu du ciel. Nous admirâmes également le bond du fils de Palwite qui tira si haut sa bête en sautant par-dessus son ennemi, que la pointe de son sabre dirigée vers le sol accrocha le sommet du casque de son rival. Nombre de ces prouesses ne tiendraient pas dans un poème épique et il faudrait une nuit pour toutes les conter.

Il y eut bien quelques coups bas. Ärlorive bouscula sournoisement le renard de son concurrent qui se fracassa contre le mur de planches dont certaines éclatèrent en débris saillants. Quatre d’entre eux se fichèrent dans les flancs des animaux malgré les bardes de métal, équitablement répartis entre les deux camps. La providence hésitait visiblement à prendre parti. Les skwirids devinrent moins contrôlables et la joute se révéla hasardeuse. Tobiane s’en arrangeait, imposant une poigne de fer à son compagnon pris de démence. Le chevalier, pourtant habitué aux rudes mêlées, éprouva davantage de difficultés.

Pendant un temps, il n’y eut plus vraiment de passes d’armes, chacun essayant de calmer son destrier. À ce petit jeu, l’inam excellait. Il se rétablit le premier et chargea avec l’intention d’en finir. Il feignit une frappe d’estoc au poitrail du skwirid adverse qui se braqua sur ses pattes arrière en jappant de terreur. Ärlorive qui n’avait pas vu l’assaut venir n’eut pas le temps de se préparer. Il glissa sans rien trouver à quoi s’accrocher. Avant d’avoir pu le réaliser, il était vaincu.

L’exultation du bas peuple l’emporta sur le désarroi de l’aristocratie. Même les nobles les plus critiques durent approuver une victoire si éclatante après ce duel qui honorait les deux participants.

Nous pensions le combat terminé, d’une certaine manière nous nous trompions. Le temps s’écoule différemment suivant le côté de l’arène. Il ne suffit pas de siffler la fin de l’épreuve pour rattraper la flèche juste décochée. Tobiane pouvait-il retenir son coursier au moment où celui-ci se rétablissait après sa charge décisive ? Les facilités démontrées au long du tournoi le laissaient supposer, mais avait-il seulement perçu le danger avant que le destin n’ait demandé son tribut ? Le renard achevait un demi-tour lorsque ses huit cents livres s’écrasèrent sur le torse du chevalier à terre.

Il y eut des bruits de tôles froissées et d’os brisés qui tuèrent la liesse populaire. Le silence s’abattit comme la canicule au début de l’été, lourde et étouffante. L’orage éclata avec ses pluies de larmes et ses tonnerres de hurlements horrifiés. Nous n’avions pas encore l’avis des médecins mais nul ne se leurrait ; l’empreinte de la patte s’imprimait en détail dans le thorax enfoncé d’Ärlorive déjà paré des atours de la mort.

Il n’était pas prince, pourtant Jivude le pleura comme un Seigneur. Il fallut un cordon de hallebardiers pour contenir la pression de la plèbe, et un régiment pour mettre Tobiane à l’abri. Un esprit raisonné comprenait qu’il s’agissait d’un accident ; nonchalance de la justice, pas un ne se trouvait dans les environs en cette heure triste. Bientôt, le héros du jour devint un coupable à lyncher. Par souci d’ordre plus que d’équité, Särise appela l’armée qui évacua l’arène.

L’image du cadavre de mon aimé imprégna ma rétine de longues heures durant. La colère me consuma. Je haïs Tobiane et le souhaitai à la place de mon promis. Je le vis avec le torse défoncé et ris de son infortune, tout en maudissant les réminiscences de notre enfance complice.

Tobiane fut jugé dès le lendemain par mon père. Un procès sain aurait nécessité un mois de repos, trop pour la délégation de la Quatrième Branche qui souhaitait quitter cette ville honnie au plus vite. L’inam aurait sans doute été exécuté si Suwamon et Nöwesayel n’avaient pas eu ces paroles insensées :

— Nous sommes autant responsables, Särise-tame. Moi qui ai autorisé ce duel en dépit des traditions et vous qui l’avez entériné, dit Suwamon d’une voix atone.

— Mon fils a souhaité cet affrontement. Nul ne tire l’épée sans en craindre les conséquences. Sinon nous avons affaire à un fou ou un inconscient. Mon fils n’était ni l’un ni l’autre. Il savait ce qu’il faisait.

— Cette histoire est tragique, c’est certain, poursuivit le maître de Jivude. Cependant, seules la fougue et la témérité de la jeunesse doivent être blâmées. Une clémence accordée en ces jours de fièvre se révélera une impartiale sévérité dans quelques semaines. S’il vous plaît, ne ternissez pas votre nom par une vaine précipitation.

— Soit, admit Särise. Parce que les parents de la victime nous le réclament, nous agirons avec modération. Tobiane, fils de Dëily le couvreur, sera banni du palais et interdit de résidence en la citadelle de Palwite. Qu’il soit rappelé qu’il a achevé dans le sang une union royale. Que la disgrâce le suive par-delà les générations. Ainsi en a décidé le Bras de l’Arbre-Mère. 

Chapitre XXIV

Le siège de Palwite

Ce qui aurait dû être un moment de fête et de détente avant des heures pénibles s’acheva dans la peine et la tristesse. Tobiane avait quitté la cité sans que je n’assiste à son départ, incapable de supporter son visage grimé de culpabilité. Malgré ma résolution, mes pas m’entraînèrent au sommet du donjon où je guettais jadis le retour de Nortenam. Les cheveux balayés par un vent chagrin, je contemplai l’exil de celui que je qualifiais la veille encore de meilleur ami. Je sortis Änyrode et entamai l’air d’Osino Tobiane. Un instant, je crus voir la silhouette à l’horizon s’arrêter et se retourner vers la ville. Une illusion, sûrement.

L’ambiance était aussi morose dans l’enceinte des murailles. À l’exubérance des préparatifs du tournoi succéda une chape de deuil, prélude d’une saison de moisson pour une Faucheuse qui n’en demandait pas tant. Si nous les avions oubliés, les troubles aux marges continuèrent et allèrent en s’intensifiant. La guerre inévitable avec Amfiteï fut officiellement déclarée au mois de Floraison.

Une question hantait les esprits. Nos voisins se contenteraient-ils de piller nos maigres richesses, tenteraient-ils de nous asservir ou, comme le craignaient les chamans, essaieraient-ils de couper le bourgeon de succession et de mettre un terme à la croissance de notre Branche trop envahissante ? Cette dernière hypothèse, parmi les plus crédibles, affolait la Lignée. Si le conflit ne concernait a priori que les seigneuries de Palwite et d’Amfiteï, nous reçûmes des renforts des cités intérieures.

Dès les semaines qui suivirent le tournoi, l’arrivée de quatre compagnies de fantassins et deux d’archers transformèrent la forteresse en camp retranché, et la capitale, en zone occupée. Il y eut bientôt plus de soldats étrangers que de Palwitenams. Les opportunistes profitaient de cet afflux pour monter de lucratives affaires, avant de plier bagage leur fortune faite. Les plus raisonnables partaient sans attendre et sans espoir de retour. La rumeur courait qu’une flotte de cent navires volait vers nous, suffisamment pour sceller le sort du pays en trois jours. Hélas, les médisants n’étaient pas loin de la vérité.

Des patrouilles rayonnaient à trente lieues de la forteresse, poussant parfois jusqu’aux confins du domaine. Nous nous assurions ainsi de la souveraineté de nos côtes, et s’il n’était pas question de repousser un débarquement, du moins l’alerte serait donnée dans les plus brefs délais.

Une escouade revint en effet un matin à bride abattue. Hommes et bêtes étaient si exténués que l’un des skwirids mourut sous son maître. Une galère avait craché une centaine de guerriers dans une crique reculée à trois jours de marche de la citadelle. Simple contingent d’éclaireurs chargé de sécuriser le site d’accostage, le reste de l’invasion suivrait sous peu.

Nous décidâmes de souffler ce que les vents nous avaient amené. Une expédition de lanciers et d’hommes à pied fut dépêchée, menée par trois officiers parmi lesquels se trouvait Nisfyl. Malgré l’expérience de ses homologues, je me débrouillai pour servir sous ses ordres, copiée en cela par Vänesine et Nortenam.

Nous avançâmes à marche forcée en vue de rejoindre les côtes indiquées au soir du deuxième jour. Des hommes partis devant nous rapportèrent la présence des envahisseurs à deux heures de là. Éreintés par le voyage, il n’était pas temps d’engager nos adversaires. L’aube serait une meilleure alliée.

Nous retardâmes même l’offensive jusqu’aux portes de midi, nous permettant de nous déployer et d’encercler l’anse où s’était retranchée la petite armée. Dans l’attente de l’assaut, Nisfyl et ses hommes se dissimulaient derrière une crête que coiffait une forêt. Mille batailles se jouèrent devant nos yeux dans ces minutes précédant le choc, l’occasion d’élaborer des scénarios au bout du compte inutiles. Ces plans échafaudés seraient aussitôt obsolètes lorsque nos jambes se lanceraient dans la curée et nos gorges vibreraient au son du carnage. Deux chevaliers bavardaient à mi-voix à côté de moi. Sans doute trompaient-ils leur anxiété, mais leurs verbiages sciaient mes nerfs autant que mes tympans et il m’arriva de souhaiter un coup malheureux qui eût mis fin à la causette.

— Crois-tu que le demi-adulte aura le cran d’affronter ses anciens professeurs ?

— Il n’y a rien à espérer d’un non-initié. Il fuira sitôt que le sang coulera. Quelle folie a pris Särise-tame de le nommer officier ?

— Il s’est tout de même bien défendu lors du dernier tournoi.

— Des jeux d’enfants. On ne se bat pas avec des sabres de bois à la guerre. 

Incapable de me retenir, je protestai avec une sourde colère.

— La lame de Nisfyl a déjà tranché des têtes et sauvé des vies. Peut-être serez-vous heureux le jour où elle couvrira vos arrières. 

Des bruits de lutte mirent fin au débat. Alors que nous pensions avoir l’effet de surprise, l’un de nos flancs venait d’être découvert au retour d’une patrouille ennemie. Cette erreur fut rattrapée par la réactivité de nos troupes qui, oubliant le signal, lança l’assaut de toute part, sans se soucier de l’escarmouche déjà terminée. En une minute, les envahisseurs s’armèrent de glaives et de boucliers pour nous opposer une broussaille épineuse contre laquelle nous vînmes nous écorcher.

Une fois la muraille brisée, notre supériorité numérique nous offrit l’avantage. Néanmoins, nous payâmes fort cher la propriété de ces terres. Le métal noir de Nadesayel se couvrait de liquide grenat encore chaud qui coulait jusqu’à la garde et poissait mes doigts. Le visage aperçu dans le reflet de ma lame, barré d’une cicatrice pourpre, me renvoyait l’image d’un cœur sans remords, plus sombre que l’acier anthracite me servant de miroir. J’y vis aussi un ennemi dans mon dos, efficace bourreau des scrupules de mon âme.

Je n’eus pas le temps pour d’autres considérations. Tout juste pus-je surprendre l’habilité de Nortenam qui se frayait un chemin à travers la mêlée avec autant de détachement que s’il parcourait un marché bondé. Il repoussait les guerriers le chargeant de côté sans daigner leur accorder un regard. Un objectif focalisait son attention, la passerelle et les amarres de l’unique galère, seule échappatoire à la tuerie.

Il y eut un grand cri, le râle d’une bête féroce qui tétanisa les combattants et retint les armes dans leur course. Son écho cruel avait une intonation humaine inattendue, presque insane, où se distinguaient des mots roulés de haine.

— Gamidöl ! Viens ici ! J’ai un compte à régler avec toi. Il est temps de payer pour la mort de Lëymote.

— Nisfyl ! N’es-tu pas rassasié des raclées reçues à Amfiteï ?

— Les mots d’un insurgé, traître à son Seigneur ne méritent pas d’être écoutés. Je vais te couper la langue pour taire tes paroles viciées. 

Un cercle se forma autour des deux officiers dont l’altercation avait mis fin à la mêlée. La scène semble improbable, elle s’est pourtant déroulée telle que décrite. Nous nous retrouvions aux temps jadis où, selon les légendes, les guerres se décidaient par le duel de deux champions, parfois de simples joutes d’éloquence. Les verbes étaient alors une arme si acérée qu’elle poussait le vaincu au suicide. Il m’arrive de rêver avec nostalgie à cette époque innocente.

Les deux guerriers se jaugèrent longuement, parés de masques crispés. Chacun se couvrait la moitié du corps derrière un bouclier rond marqué de multiples entailles.

Je serais bien en peine de dire lequel attaqua le premier tant ils semblaient s’être concertés pour se jeter l’un contre l’autre. Les rondaches vibrèrent, les fers tintèrent tel le maillet sur l’enclume, le tout à l’unisson des soupirs aspirés des observateurs assemblés en une arène compacte.

Gamidöl frappa de martel. Le coup fut si violent que la lame traversa le cerclage métallique du bouclier, fendit le bois jusqu’à l’umbo qu’elle s’enfonça presque en son centre. Nisfyl ne sentit pas le fil de l’épée lui entailler l’avant-bras déjà meurtri par le choc. Par miracle, son épaule resta en place.

Incapable de retirer l’arme de son enclave, Gamidöl joua avec, prenant un malin plaisir à tordre le coude prisonnier de Nisfyl. Celui-ci n’eut d’autre choix que de trancher la lanière de cuir qui retenait sa protection désormais inutile. Le soldat de Palwite profita de sa liberté retrouvée pour charger son adversaire entravé par son fardeau. Gamidöl tomba au sol et n’eut que le temps d’une roulade sur le côté pour esquiver. D’un bond, il récupéra son épée abandonnée, la dégagea avec son pied avant de reprendre l’assaut.

Tous deux luttaient jusqu’aux limites de leurs capacités et plus loin que ce que leurs corps auraient d’ordinaire supporté. Quiconque eût tenté de s’interposer aurait été découpé sans vergogne, ami ou ennemi, novice ou maître. Le combat continua sans lassitude ni épuisement.

Il y eut pourtant des fautes, des ouvertures évidentes que l’autre ne saisissait pas. L’un avait le bras en sang, le second le torse tailladé. Leurs habits avaient été lacérés et réduits à l’état de loques, tandis que leurs armures, défoncées en maint endroit, avaient été abandonnées. Sang et sueur imprégnaient leurs corps, les dessinant telles des statues d’or écarlate sous le soleil de midi.

Harassés, ils marquèrent une halte sans cesser de se défier. Ils étaient rendus au même point initial, la force pour les injures en moins. L’endurance allait départager le vainqueur. Gamidöl s’élança. Alors que tous les imaginaient à bout de souffle, les chevaliers révélèrent des ressources insoupçonnées. Sans doute cette puissance ne leur appartenait pas, ils la puisaient au sein d’une rage entretenue depuis des années.

Gamidöl esquiva une pointe habile et dans le même mouvement, contre-attaqua. Était-ce prémédité ou la simple chance ? Quoi qu’il en fût, Nisfyl dévia le plat de la lame avec son bras nu, rasant quelques poils au passage, et enfonça son épée jusqu’à la garde dans l’espace dégagé du bas-ventre de son adversaire. Tous se turent. Le dernier soupir de Gamidöl parut une bourrasque, son effondrement dans les bras de son rival, le déracinement d’un arbre, et le métal extrait des chairs, une charrue fouissant la terre. Nisfyl laissa choir le corps inerte à ses pieds et lâcha son arme au sol d’un air profondément fatigué.

— Aujourd’hui, un prince est mort. Rentrez chez vous, Amfiteïnams, et pleurez celui que vous chérissiez. 

Nisfyl se fraya un chemin entre les fantassins encore marqués par la bataille. Ni ses alliés ni ses ennemis ne cherchèrent à l’arrêter. Il fut comme il avait demandé. Par épuisement ou par dégoût, les survivants se replièrent sur leur galère en emportant leurs morts. Ils installèrent sur le pont une estrade où trônait le gisant de Gamidöl. Nous honorâmes nos défunts avec la même ferveur.

Nous les regardâmes s’éloigner sans joie. Vänesine s’approcha de son ami, à deux pas de Nortenam et de moi-même.

— Ils reviendront, tu le sais.

— Oui, fit l’officier. Ils reviendront par centaines et par milliers. Qu’importe alors de laisser partir une poignée de survivants.

— Tu le regretteras peut-être.

— Si tu savais ce que je regrette déjà… 

Nisfyl se tourna vers ses troupes et ordonna d’une voix où ne paraissait aucune faiblesse :

— Rentrons, nous avons une cité à défendre. 

Une semaine plus tard, nous apprîmes que plusieurs dizaines de navires avaient accosté et qu’une armée de huit mille hommes marchait sur nous. Nous eûmes tout juste le temps d’envoyer des messagers lorsque le nuage soulevé par seize mille pieds ceignit les collines dans le lointain. Face à si fort parti, nous nous retranchâmes dans l’enceinte de la cité avec tout ce qui pouvait y être ramené. Il est admirable de voir avec quelle diligence opère une foule désorganisée lorsqu’elle est menacée. Seuls les sots et les aveugles ignoraient que nous scellions notre perte en nous emprisonnant dans la citadelle. Il n’y avait qu’un espoir, tenir assez longtemps pour attendre les renforts de la Lignée.

Curieusement, cette perspective ne semblait pas inquiéter nos agresseurs qui choisirent de couper la route vers l’Intérieur en dressant de lourdes fortifications de bois. Ces constructions n’eurent pas à s’étendre sur une grande longueur, le nœud de la Branche gardait la même taille modeste depuis mon enfance. Les six cents toises entre les deux rives se couvrirent d’une palissade haute comme trois hommes, protégée par des pieux et des fossés que le plus habile des skwirids aurait franchie à grand-peine. Des galères patrouillaient le long des côtes, instaurant un blocus au port de Noïrode encore sous notre contrôle grâce à ses propres murailles. Seule l’extrémité orientale de la seigneurie restait libre de tout obstacle hormis les patrouilles ennemies chargées de sécuriser la zone. Peut-être nous offraient-ils une issue tragique, un saut dans la mer d’éther pour en finir au plus vite.

Nous assistions, du haut du donjon, au théâtre quotidien des relèves de gardes et à l’érection de tours et d’armes de siège avec une désespérante impuissance. Au cours de cette épreuve, je surpris un chat du château à jouer avec une souris et me pris à ressentir de la peine pour le rongeur acculé. Tout ceci était nouveau pour les habitants de Palwite. En un siècle d’existence, nos troupes avaient parcouru le monde jusqu’aux lointains rameaux du Sud, fait tomber bien des forteresses et détrôné plusieurs souverains. Pour la première fois, nous étions frappés sur notre sol, aux portes de nos maisons, sous le regard de nos enfants. Protégés par nos murs de pierre, nous ne pouvions que nous désoler à chaque village rasé, enrager lorsque résonnaient les bruits de meurtres et de pillages, et pleurer en nos cœurs quand venait le râle de la trompe sylvestre annonçant les funérailles. Son bruit guttural sapait notre optimisme le matin, sciait notre entrain le midi, hantait notre repos le soir, et cela dix jours durant.

Le campement ennemi avait été dressé sur le mont que les marins nommaient l’Abdomen du frelon. De ce point culminant trop éloigné pour un bombardement, les stratèges avaient une vue panoramique sur la plaine et l’intérieur de nos remparts. Il est certain que Palwite n’avait pas hérité du site le plus stratégique, mais nul ne décide de l’emplacement du bourgeon à protéger. Un jour que Särise observait la progression des travaux, il déclara à son chancelier :

— Rappelez-moi de bâtir un fort sur ce sommet dès que nous aurons gagné cette guerre. 

Le chancelier prit note en se rappelant, non sans malaise, les intarissables débats sur ce sujet précis et les insuffisances de trésorerie qu’il soulevait.

L’Abdomen du frelon attirait les regards pour une autre raison. Une fumée s’y élevait de l’aube au crépuscule. Un temple de campagne y avait été installé pour conserver l’Incandescent, et à en juger par la taille des volutes, il n’y avait pas que des marmites pour chauffer la soupe. Cette activité soulevait les pires inquiétudes, la crainte viscérale qu’Amfiteï use de l’élément interdit à des fins guerrières.

Il ne se passait pas un jour sans que je n’escalade les remparts dans l’espoir, toujours déçu, de découvrir le pays de mon enfance. Un midi, tandis que j’accomplissais ce rituel douloureux, je surpris Alenash en tenue de combat dans une pose méditative que j’arborais bien souvent moi-même en cette période d’incertitude. Je l’avais rarement vu dans cet accoutrement, généralement lors de parades cérémonielles. Ce jour-là, quelque chose sortait de l’ordinaire. Était-ce la rudesse du regard ? La fermeté des traits, comme taillés dans la roche ? Je sentais, je savais qu’Alenash était prêt à se battre.

Nous restâmes l’un à côté de l’autre à fixer l’horizon en silence, considérant son voisin telle une ombre méprisable. Je ne pus néanmoins retenir un regard en coin vers mon rival. Où était passé le garçonnet qui jadis ne brillait que par son esprit ? Sa cuirasse de cuir clouté l’habillait tel un Seigneur et l’on aurait pu s’y méprendre si ses cheveux n’avaient pas été d’un noir charbonneux. Par bien des aspects, il reprenait les mimiques de mon père, monarque sur les épaules duquel reposait la charge de son peuple.

Je doute que ce fût à moi qu’il s’adressât. Peut-être se parlait-il à lui-même.

— Nous ne pourrons tenir plus d’une semaine alors qu’il nous faudrait résister un mois.

— Nous les repousserons, avec ou sans aide extérieure, lançai-je, à peine convaincue par mes propres paroles.

Alenash se tourna enfin. Il y avait de l’apitoiement dans ses yeux, celui que l’on réserve aux enfants naïfs. J’en fus blessée, bien plus que s’il m’avait abreuvée d’injures. Son soupir las fut le couperet qui acheva mon supplice.

— Je pensais que vous aviez été formée aux choses de la guerre. Nous n’avons pas la moitié de leurs armées et des renforts leur arriveront sans doute.

— Que ce soit impossible ou non n’est pas la question. Nous les jetterons à la mer d’éther car nous n’avons d’autre choix que de vaincre ou de mourir.

— Il y a toujours l’espoir qu’Amfiteï ne vienne que pour nous asservir.

— Toi-même, tu n’y crois pas. Amfiteï a renié ses vieilles alliances en se fiant à ses chamans qui annonçaient un revirement dans la croissance de leur Branche. Ces sorciers ont désormais un avis contraire, voilà que notre voisine nous déclare la guerre. Même les inams ont compris que nos ennemis veulent mettre un terme à la pousse de notre houppier. Cette bataille sera la plus importante de toutes et nos ancêtres arriveront trop tard pour nous secourir. Quelles que soient les chances, nous devons triompher.

— Pourquoi croyez-vous que j’ai enfilé cette armure ? dit-il avec un sourire où se mêlaient ironie et sympathie. Je ne compte pas régner sur un rameau mort.

— Et moi donc. 

Nous nous crûmes suffisamment bons amis pour partager un petit rire. Malgré nos belles paroles, une cuisante défaite nous attendait certainement. Et pire encore, semblait-il.

Du bois qui craque dans le lointain comme une forêt piétinée par un monstre gigantesque. Une bourrasque qui arrive en un grondement sourd annonciateur de cataclysme. Un choc secouant la terre à en fendre la Branche elle-même. Des projections mortelles disséminées au hasard, des cris paniqués, de la poussière aveuglante, et partout le même tumulte de fourmis désorientées. Les catapultes nous pilonnaient sans relâche depuis le matin.

Je courus rejoindre mes compagnons sur la muraille ouest de la basse ville où serait porté le plus fort de l’assaut. La pluie de boulets d’argile frappait tous les quartiers de la cité, depuis les bastions stratégiques jusqu’aux habitations. Ils éclataient au premier contact, fracassant les toits et les charpentes sans parvenir à ébranler la pierre. Outre la terreur semée à chaque volée, ces masses de terres cuites explosaient en de multiples éclats de la taille du poing dont les angles aiguisés occasionnaient des blessures parfois sévères, certaines fatales.

Malgré tout, ce n’était que des munitions de second choix. La pierre coûtait trop cher pour en user sans considération. Les servants de catapulte visaient suffisamment bien pour que la plupart des boulets taillés dans ce matériau noble heurtent les murs extérieurs. Je gravis les escaliers quatre à quatre jusqu’au chemin de ronde en haut duquel je restai saisie par le spectacle. Les tirs étaient si continus que les deux trajectoires, l’une balistique vers le cœur de la ville, l’autre rasante vers les murailles, traçaient dans le ciel les tringles d’un rideau de poussière dispersé en volutes par une brise légère.

Les fortifications frissonnaient à chaque impact, craquelées de dangereuses fissures qu’il fallait sans cesse étayer. Des tours s’écroulèrent à moitié, sur leurs occupants. Nous étions aux premières loges, Nisfyl, Vänesine, Nortenam et moi, au risque de recevoir un rocher à tout instant. Le danger ne nous empêchait pas de crâner fièrement au sommet du poste de guet, bien en vue de nos assaillants. Peu suivaient notre exemple. La plupart s’étaient retranchés dans les salles couvertes des barbacanes et autres bastilles avancées. Aucune de nos armes n’avait de portée suffisante pour riposter efficacement, aussi n’avions-nous d’autre choix que d’endurer, stoïque, la formidable dérouillée.

Certains ont si peur des orages que l’effroi les saisit malgré le toit au-dessus d’eux. Il en va de même lors d’un bombardement. Les secousses nous ébranlent autant que le sol sous nos pieds. Il est alors difficile de distinguer les vibrations du monde extérieur des frissons nourris par notre propre angoisse. Tout devient suspect. Poutre, plancher, cloison, le boulet sera rarement meurtrier, à l’inverse des débris écroulés par sa faute. Ne reste que les ruines d’une protection devenue linceul de gravas.

Nisfyl galvanisait les troupes sous la mitraille tout en les contraignant à tenir leur position. Il y avait là un millier d’archers et de fantassins prêts à recevoir dignement les envahisseurs, pour peu que leur courage résiste aux pierres tombées du ciel. Nisfyl eut des mots éloquents dans lesquels revenaient souvent foyer, famille, enfants. Rien de bien original mais à l’efficacité éprouvée. Les autres officiers durent montrer autant de passion car les défenses furent tenues en dépit du pilonnage méticuleux.

— Soldats, aux créneaux ! 

Il y avait dans cet ordre de Nisfyl une volonté si impérieuse qu’à peine entendu, nous culpabilisions déjà de notre lenteur. Le chemin de ronde, béant par endroits, se couvrit de militaires en un claquement de doigts. Les hommes semblaient surgir de la moindre anfractuosité, comme exsudés de cavités insoupçonnées d’où ils avaient encaissé les coups de boutoir sans broncher pour les rendre au centuple, désormais métamorphosés en briscards pugnaces et revanchards.

Les troupes ennemies approchaient plusieurs échelles ainsi qu’un bélier protégé d’un toit de paille. Leur avancée fut couverte par une nuée de flèches, drue et fatale. Nous eûmes à peine le temps de sortir nos boucliers vite lardés de poinçons. Nos rangs fauchés par ces traits meurtriers perdirent leur belle allure. Nisfyl ordonna de riposter. Ce fut un échange aveugle de tirs en tous sens qui sapaient autant nos forces que celles de nos adversaires. La hiérarchie et la discipline laissèrent bientôt place à la confusion et aux initiatives individuelles. Chacun savait qui était son ennemi, que ce fût la tunique orangée de Palwite ou pourpre d’Amfiteï.

Malgré les échelles repoussées à peine posées sur les remparts, des soldats réussirent l’escalade et le corps à corps s’engagea, impitoyable. J’avais perdu de vue mes camarades, noyée par des vagues d’inams heureusement alliés. Certains me sauvèrent la vie, je pus parfois leur rendre la pareille.

Nous nous battions pour défendre une poutre de deux pas de large sans garde-corps derrière nous, uniquement un vide surplombant une cour pavée. Les cadavres s’accumulaient à nos pieds. Il arrivait de trébucher et de basculer à la renverse, comme deux de mes voisins disparus de la sorte. Plus d’une fois, je manquai de les imiter.

En de telles circonstances, le champ de vision se réduit dramatiquement. Les réflexes et l’instinct, la chance diront certains, jouent autant que le talent. Il nous fallait cependant prendre du recul pour protéger la cité au-delà du pré carré qui nous avait été assigné. La grande porte menaçait de céder sous les coups du bélier en dépit des étais ajoutés dans l’urgence. Le haut des murailles était débordé à plusieurs endroits, une dizaine de soldats ennemis avaient atteint le cœur de la place. Ce n’était qu’une question de temps avant que nos défenses ne craquent.

— Galère ! 

Je reconnus la voix de Nisfyl sans pouvoir le localiser. Ce n’est pourtant pas lui que je cherchai alors. Au-dessus de nous approchait une galère volante aux sabords inférieurs dégagés.

— Tous à couvert ! m’écriai-je à l’adresse de ceux qui m’entouraient. Je n’avais pas terminé ma phrase que des javelots furent lâchés par les ouvertures. Les lances pouvaient, avec la vitesse, éclater un bouclier ou perforer la plus solide des armures. Il n’y avait aucune parade autre que le repli à l’intérieur des salles de gardes. Le champ de bataille se hérissa d’une forêt de pieux fichés dans un amas de viandes aux couleurs des deux nations. Les balistes antiaériennes du château, encore intactes, parvinrent à repousser la Camarde sur son vaisseau volant.

Libérés des défenseurs durant l’incursion du navire, les remparts furent envahis de cottes pourpres. La première ligne était perdue. Comme s’il était besoin de le confirmer, la porte choisit ce moment pour céder.

— Retraite ! commandai-je aux hommes que j’avais pris malgré moi sous ma protection.

Nous nous lançâmes dans une charge féroce, nous taillant un chemin à travers la jungle d’adversaires à coups de coude et d’épée, pour enfin gagner l’escalier. Une flèche siffla à mes oreilles alors que je descendais vers la cour. Un regard furtif, je me découvris la cible d’un archer sans pouvoir ni me défendre, ni me cacher. Je réalisai tout juste la menace lorsqu’un trait frappa le tireur en pleine poitrine, l’empennage blanc fièrement dressé sous le sternum tel un panache narquois sous les yeux de la victime.

Quatre autres projectiles fusèrent avec une cadence déconcertante. Je vis Vänesine courir en tirant de son arc, une épée courte dans la main qui pinçait la corde à disposition pour taillader un ennemi trop proche. Il se ruait sur le chemin de ronde occupé par les troupes d’Amfiteï sans chercher à fuir vers la ville. Sa mine résolue écartait l’hypothèse d’une tentative suicidaire. Je l’aidai à la mesure de mes maigres talents d’archer, soutenue par une poignée d’hommes heureusement plus habiles.

Je compris son objectif lorsqu’il gagna la salle de garde de la grande porte de laquelle il ressortit au côté de Nisfyl, poursuivi d’une dizaine d’épéistes, le double devant eux pour leur barrer la route. L’officier se démenait comme un démon pour protéger son ami tandis que celui-ci accrochait une corde épaisse à une charpente voisine, suffisamment haut pour que les Amfiteïnams ne puissent la couper. Il noua l’autre extrémité à une flèche qu’il tira vers moi. Je récupérai la corde et, à défaut de trouver où la fixer, nous nous mîmes à cinq pour la tendre. Vänesine utilisa ensuite sa ceinture de cuir en guise de tyrolienne, Nisfyl agrippé à sa taille. Nous supportâmes le poids de deux hommes aussi longtemps que possible avant de lâcher prise juste au moment où les acrobates touchaient le sol.

Surgi de nulle part, Nortenam nous rejoignit en courant comme Nisfyl et Vänesine s’époussetaient avec des airs détachés.

— Vous ici ? lança innocemment l’archer. Délicieuse journée, n’est-ce pas ?

— Ce garçon est fou, commenta Nortenam.

— La ville basse est perdue, constata Nisfyl. Replions-nous au palais. 

Tout le monde se rangea à cet avis et sans attendre davantage, nous nous précipitâmes vers l’enceinte médiane avant que les ruelles ne se transforment en coupe-gorge.

Nous tînmes la seconde ligne de défense pendant trois jours au prix de lourdes pertes. Trois jours durant lesquels nous espérions l’arrivée des armées alliées. Trois jours pendant lesquels je vis mon père monter aux créneaux et se battre aux côtés du plus humble de ses sujets, fût-il mendiant. Trois jours durant lesquels je vis Alenash couvert de sang se métamorphoser en véritable guerrier.

Le premier officier Latenam dirigeait parfois des expéditions nocturnes dans les faubourgs. Sabotages et pillages étaient au menu chaque soir, des missions aux épilogues souvent funestes. Je me joignis à l’une d’elles et ne dus ma survie qu’à Nortenam dont les compétences martiales équivalaient celles de Vänesine à l’arc.

De vulgaires coups d’épingle dans une épaisse cuirasse. Nous le comprîmes lorsque la demi-lune de la porte méridionale tomba aux mains d’Amfiteï pendant une après-midi et ne fut reprise que tard dans la soirée. Le fortin où se concentrait la majeure partie de nos balistes constituait notre seule défense contre les galères volantes et leurs arrosages meurtriers. Durant cet après-midi où nous fûmes désarmés face à la menace venue du ciel, nous eûmes également droit à des largages de troupes en différents points de la basse-cour du château. Nous repoussâmes certes ces incursions qui nous coûtèrent en une seule après-midi plus en hommes que les deux premiers jours réunis.

Nous étions exsangues, dans nos corps et dans nos têtes. Avec mes amis, nous nous en sortions plutôt bien. La vantardise me pousserait à dire que nous le devions à nos talents, si de tels propos n’insultaient ceux qui avaient autant que nous prouvé leur bravoure et l’avaient payée de leurs vies.

Nous crûmes notre fin venue lorsqu’au milieu du quatrième jour, alors que le soleil frappait les feuilles-miroirs de ses plus forts rayons, un nuage de voiles blanches se dessina à l’horizon. À entendre les cris de joie des Amfiteïnams, nous comprîmes que les renforts de la Dixième Branche arrivaient. Nous dûmes attendre encore deux heures, au cours desquelles nous luttâmes avec acharnement sans lâcher la moindre parcelle, pour découvrir le pavillon d’or sur les grands mâts des navires de la flotte. Les hourras changèrent de camps, car en vérité, c’était la prestigieuse armada de Jivude qui venait à notre secours. La cité du cerisier doré, malgré la mort d’Ärlorive, gardait toujours vivace l’alliance avec le frelon de la canopée. Nous l’apprîmes par la suite, une féroce bataille aérienne avait opposé les flottes du Quatrième et du Dixième rameau deux jours auparavant. Ainsi nous secouraient-ils pour la deuxième fois en affrontant les armées déjà débarquées.

Il nous fallait résister encore quelques heures, une journée au plus. Le décompte enclenché, les armées adverses redoublèrent d’ardeur pour prendre la place forte avant l’arrivée des guerriers de Jivude. Tous les hommes se jetèrent dans la bataille, concentrés sur deux ou trois points qui ne tardèrent pas à céder. Bientôt, ce fut une déferlante pourpre qui s’abattit dans l’enceinte du palais. Nous dûmes battre en retraite de nouveau.

Hélas, nos forces avaient à ce point diminué que notre résistance sur la troisième ligne de rempart fut symbolique. Il ne restait plus que le palais lui-même avec pour seule forteresse, le donjon. Mon père m’attrapa alors par l’épaule et me cria par-dessus le tumulte :

— Rassemble le plus d’hommes possible et replie-toi devant la salle du bourgeon. C’est la seule chose qui mérite d’être protégée désormais. 

J’acquiesçai et regroupai mes compagnons ainsi que d’autres chevaliers tels Alenash qui, en dépit de ses blessures, se déchaînait comme un dément. Nous fûmes une vingtaine à courir vers cet ultime retranchement enfoui dans les fondations du château.

La salle du bourgeon était scellée jusqu’à Wylatmode, le jour de la Succession. Cependant, une salle de garde protégeait les grandes portes de métal marquées au sceau du bourgeon. Nous y trouvâmes armes, munitions et nourriture pour un mois de siège. Aussitôt réunis, nous nous verrouillâmes le seul accès vers le monde extérieur. Plusieurs lanternes à fyltil luisaient d’un halo verdâtre qui, combinées à l’anoxie et à la chaleur ambiante, créaient une étuve dont l’atmosphère se changerait en putrescence marécageuse. Seuls d’étroits conduits débouchant en différents points camouflés en périphérie du château alimentaient la pièce en air frais.

Nous n’eûmes guère à attendre. Un bélier martela la porte d’un rythme saccadé, tels des coups de semonce. Nous étreignîmes nos armes dans l’attente d’assaut qui pouvait commencer dans les minutes aussi bien que dans les heures à venir. Une éternité semblait s’être écoulée depuis que nous nous étions enfermés. Lorsqu’enfin les battants volèrent en éclat, un flot humain se déversa instantanément à l’intérieur de la pièce.

Nous libérâmes notre bestialité pour défendre davantage que l’âme et le cœur de notre cité, également la survie de notre Lignée. Le doute n’était plus permis ; la cible était le bourgeon de succession, la mort de la Neuvième Branche. Entre les murs de cette chambre obscure où la pénombre dessinait des silhouettes fantasmagoriques se répandit l’odeur du sang et du trépas. La Dame du Carnage devait se plaire parmi nous ; elle y établit sa tanière.

La fine fleur de Palwite se trouvait là. La fine fleur de Palwite s’y fana. Les chevaliers tombaient les uns après les autres. Vänesine gisait dans un coin, une plaie béante déchirait son torse jusqu’au bas de son ventre. Fût-il un cadavre, Nisfyl le défendrait encore. Le jeune officier avait oublié le bourgeon. Il régnait sur un cercle d’un pas autour de Vänesine, massacrant tous ceux qui osaient y pénétrer.

Alenash fut frappé à l’épaule gauche, la clavicule brisée et une encoche dans l’omoplate, là où la lame s’était arrêtée. Pourtant, il ne poussa pas un râle. Il s’écarta à pas lent, se laissa glisser le long d’un mur sur lequel il traça une bande carmin et réserva ses dernières forces pour garder conscience.

Nous fûmes bientôt réduits à sept valides, parmi lesquels Latenam, Nortenam, Nisfyl, mon père et moi-même. Nortenam et mon père se défendaient dos à dos. Le geôlier et le prince captif. Oublié le jour où le peuple méridional et celui de Palwite guerroyaient l’un contre l’autre. L’ancien prisonnier risquait désormais l’ultime sacrifice pour protéger ces mêmes barreaux.

Je mourus l’espace d’une seconde. Une lame venait d’entailler le ventre de Särise qui sous le choc perdit son épée. Une fois désarmé, son adversaire enfonça aisément les plates de son armure. Il glissa sa lame au travers du corps si profondément que Nortenam, derrière lui, sentit la pointe dans son dos.

Latenam réagit le premier. L’officier trancha les bras du meurtrier de son suzerain et, avec une déconcertante facilité, le décapita. Un regain de rage saisit les survivants, si bien que nous les repoussâmes jusqu’à la porte. Chose étrange, il n’y eut pas de contre-attaque. Nortenam et Nisfyl se postèrent au seuil de la salle avec un troisième chevalier du nom d’Elenar, dans la crainte d’une nouvelle offensive.

Latenam et moi nous précipitâmes au chevet de notre roi devenu blême. Nous lui retirâmes l’armure qui l’étouffait et tentâmes de bander ses plaies par lesquels se déversaient des carafes de sang. Les lèvres bleuies et les yeux enfoncés, il me reconnut néanmoins.

— Ma chérie. T’ai-je dit à quel point tu ressembles à ta mère ?

— Ne parle pas. Aussitôt l’invasion repoussée, nous appellerons les médecins.

— Ne dis pas de sottises. Je me flétris. Une plante sait lorsque vient l’automne. Bientôt tu prendras ma place. Tu deviendras Seigneur.

— Il ne m’appartient pas d’en décider.

— Certes… 

Il s’évanouit. Nortenam nous informa de l’approche de soldats qui se révélèrent porter les couleurs de Jivude. L’invasion avait été repoussée.

Je jetai un œil à Alenash dont le visage livide perlait de fièvre, contraste saisissant avec son pourpoint gorgé de sang. Il peinait à chaque respiration et bataillait pour maintenir ses paupières ouvertes. Derrière cet anéantissement, je lus une volonté tenace. Särise serait mort le lendemain, c’était devenu une certitude. Un nouveau Seigneur allait être désigné, et plus que toute autre, cette perspective galvanisait mon rival.

Chapitre XXV

Wylatmode

— C’est pire que ce que j’imaginais. 

Arrivée aux portes du palais en remontant de la chambre du bourgeon, je découvris Palwite en ruine, baignant dans son sang. La bataille s’achevait à peine. Une galère d’Amfiteï s’était échouée non loin des bois de Bianeteïsan, une épave de plus ajoutée à la multitude de catapultes fracassées et de palissades abattues par les troupes de Jivude qui fourmillaient dans les campagnes environnantes pour réduire les dernières poches de résistance.

La cité n’était pas encore sécurisée, mais déjà on regroupait les blessés pour tenter de sauver ceux qui pouvaient encore l’être. Je déambulais parmi les cadavres sans les voir. J’étais choquée ; mon père venait d’expirer dans mes bras et pas une larme n’était sortie de mes yeux, pas un cri de mes poumons. Désormais, je marchais dans la cité martyre, découvrant l’horreur à chaque coin de rue, avec cet air stoïque de celle qui ne s’émeut plus de rien. J’en avais conscience et souffrais de ce manque de sensibilité. J’ignorais que le contrecoup viendrait quatre jours plus tard, que je noierais mon deuil dans les pleurs dans ma chambre. L’heure était à l’apathie.

Mes pas me ramenèrent au château malgré moi. J’y retrouvai Suwamon occupé à gérer le chaos qui avait saisi cette ville décapitée. Je devais avoir l’air d’un spectre. Me voyant ainsi errer au gré des vents, mon parrain se dirigea vers moi et me prit dans ses bras.

— J’ai appris pour votre père. Je suis désolé, j’aurais dû arriver plus tôt. 

Je ne répondis rien. Marionnette de foire, mon corps avait sombré dans le mutisme.

— Le Bras de l’Arbre-Mère n’est plus, un nouveau souverain sera désigné sitôt Särise-tame retourné à Okateï. Nous allons retarder la cérémonie pour laisser à chacun le temps de se remettre et de guérir ses blessures. Toutes les blessures, tant physiques que morales. Mais d’ici une semaine, nous devrons rendre Särise-tame à sa maîtresse. Viendra la libération du miellat. Il vous faudra être forte, Luwise. Okateï n’exècre rien tant que la faiblesse. 

Il me tapota les épaules avec une mine qui se voulait confiante, fut gêné de me laisser, puis dut se résoudre à se tourner vers d’autres obligations.

Le jugement d’Okateï ! Quelle importance à présent ? J’étais terrassée par l’épreuve traversée et me demandais à quoi rimait mon existence. Le Baiser d’Automne s’était payé avec la vie de mon père, Alenash et Vänesine demeuraient dans son escarcelle. Mon amour Ärlorive m’avait quittée lui aussi. Et Tobiane ? Il était mort à mes yeux depuis le jour funeste du tournoi du Jasmin. Pourtant, en ces heures pénibles, j’aurais tant voulu l’avoir à mes côtés !

Tout Palwite s’était réuni pour saluer le dernier voyage du Seigneur Särise, témoignage d’une admiration et d’une reconnaissance qu’il n’avait jamais suscitées de son vivant. Celui qui avait vécu à l’ombre de son prédécesseur trouvait dans son trépas une aura de roi. Son nom allait traverser les siècles et écrire les légendes. Mon père avait non seulement sauvé sa ville, mais également toute notre Lignée. Pour cela, les monarques de la Neuvième Branche de l’Est lui reconnaissaient une dette et la payaient en lui rendant un ultime hommage. Suwamon aussi était présent ; lui pleurait un ami.

Sous le son profond des trompes sylvestres, un long cortège s’étirait depuis la citadelle martyre jusqu’au champ des âmes où poussent les bourgeons funéraires des humbles et des puissants. La foule était trop imposante pour entrer tout entière dans le cloître. Les paroles de chaque intervenant étaient relayées de proche en proche jusqu’au fond de la colonne où, paraît-il, elles arrivaient avec dix minutes de retard. Särevë-tame, Père de Lignée et maître de notre cité mère Idatanal, rendit grâce aux combattants de Palwite et à leurs alliés, citant les noms illustres tombés durant le siège.

Je remerciai Okateï que Vänesine ne fût pas du nombre. Le jeune homme avait pu être soigné à temps, même si sa convalescence l’empêchait encore de quitter son lit. Je ne nourrissais pas autant de compassion pour Alenash que l’on voyait déjà marcher dans les couloirs du palais. Pourquoi n’était-il pas tombé en héros ?

D’autres se succédèrent pour vanter les mérites du défunt. Ils passaient sans que j’y prête attention. Mon regard se perdait dans le cimetière où se dressait un bourgeon par tombe. Les plus anciens s’étaient cristallisés et disparaissaient dans l’écorce de l’Arbre-Mère. Car chacune de ces fleurs immatures ou déjà refermées était une excroissance d’Okateï, au même titre que les feuilles-miroirs ou les bourgeons d’éther. Si les uns réfléchissent la lumière de la canopée jusqu’aux cités intérieures, que les autres libèrent le souffle de la déesse et communiquent ainsi avec les hommes, les bourgeons funéraires sont les portes à travers lesquelles passent les âmes pour gagner le Tronc Originel où elles vivront à jamais.

Ces boules, de la taille du poing à leur sortie de terre, explosent littéralement pour atteindre en quelques heures la taille d’un mouton, et celle d’un bœuf le lendemain. Une vasque d’un blanc crémeux se forme surmontée d’un étroit pétale au bout duquel s’agitent un pistil et une étamine orangés. Un acide remplit le récipient aux allures de goître imposant. Le bourgeon demeure sous cette forme sept jours durant, au bout desquels il fane si aucun corps n’y a été plongé.

Je détournai mon regard de la plante pour lui préférer le visage endormi de mon père. Les embaumeurs avaient bien travaillé. Ses traits n’avaient plus les affres de la mort, un fard rosé maquillait le creux de ses joues. Il avait été habillé de ses plus beaux atours, ceux qu’il réservait aux grandes occasions. Il reposait sur un lit de fougères fraîches, agrémentées de myosotis et de lilas. Selon la coutume, deux glands verts couvraient ses yeux. Quelque part, il vivait encore.

L’on me tira de ma rêverie. Je devais à mon tour discourir. Mon deuil commençait à peine et l’on exigeait de moi une grande éloquence. Quelle bouffonnerie ! J’offrais un piètre spectacle, celui d’une fille au bord des larmes, une orpheline dont le père lui avait été enlevé quelques mois après une séparation de plusieurs années. Une image indigne de mon rang, empreinte de faiblesse et de sensiblerie. Peu importait. En cette heure, je me moquais de l’étiquette.

Suwamon m’accorda un sourire bienveillant. Je sus par la suite que j’avais ému les inams, à défaut de la noblesse, bien que nul ne me fît la moindre remarque. Par-delà les règles et le carcan de la bienséance, même le plus puissant des Seigneurs connaissait la perte d’un être cher.

Vint la mise au tombeau. Quatre chevaliers choisis parmi les plus proches et les plus méritants de la garde de Särise, au premier rang desquels se trouvait Latenam, soulevèrent le lit funéraire et le glissèrent lentement dans le bain d’acide. L’on y ajouta ses effets précieux : son épée avec laquelle il avait taillé le monde pour son pays et son suzerain ; son manteau d’apparat frappé aux armoiries de Palwite, le frelon cerclé du Vünasinëd ; le sceptre d’Aulne, marque de son titre ; et la couronne de noisetier de la reine Litfër que mon père avait gardée tout ce temps pour être enseveli en compagnie de sa femme.

Je regardai le corps de Särise couler au fond de la vasque et se faire ronger par les sucs du bourgeon. Okateï extrait ainsi l’âme de son enveloppe charnelle pour la rappeler à elle. Malgré la satisfaction de savoir mon père auprès de sa femme et de ses ancêtres, l’image de la peau brûlée décomposée en lambeaux était insupportable. Heureusement, le liquide se troubla rapidement, dissimulant aux yeux des vivants les secrets de l’entre deux vies.

Puis le pétale supérieur se rabattit et scella le réceptacle. Le bourgeron se dessécherait en une semaine, se parerait de teintes brunâtres, pour se fossiliser et disparaître dans le cœur de l’écorce au bout de vingt ou trente ans.

L’âme de Särise gagnait à présent le Tronc Originel, annonçant à Okateï qu’un Bras était tombé. Bientôt, elle choisirait son nouveau serviteur et libérerait devant lui une goutte de miellat. Bientôt commencerait le mystère de Wylatmode.

La cérémonie de succession avait été fixée au surlendemain, bien assez pour laisser mon esprit divaguer et se perdre dans les fragiles contrées de l’espérance. Ainsi le jour autour duquel s’était construite toute ma vie se présentait enfin. Les ambitions de mon père se réaliseraient ou non une dizaine d’heures plus tard. Toutes mes préparations, tous mes efforts seraient jugés par un seul être, une plante couvrant le monde.

Voulais-je vraiment devenir Seigneur ? Cette question qui m’avait taraudée durant mon enfance revenait avec force si près du moment fatidique. Mon Initiation m’avait ouvert les yeux sur les droits et les devoirs du Bras de l’Arbre-Mère et la manière dont ils devaient être exercés. L’inconnue qui m’avait tant effrayée dans mes jeunes années s’était dissipée. Oui, cette charge ne m’effrayait plus.

Autre chose me tenaillait désormais. Les années avaient passé et des vérités avaient été révélées. J’étais une enfant chérie, j’avais franchi plusieurs obstacles de Shanyröde, j’avais promis à un Mangeur d’Âme de le rencontrer après qu’Okateï ait lancé son Appel dont j’ignorais encore tout. Serais-je capable de gouverner une nation en vivant de telles aventures ? Les Prophètes avaient toujours apporté le malheur. Devais-je moi aussi déverser le chaos sur le monde ?

Je redressai la tête sous le choc d’une pensée fulgurante. Si Okateï devait m’appeler, oserait-elle m’introniser ? Si tel était bien le cas, je n’avais aucun souci à me faire. Les choix de l’Arbre-Mère sont toujours judicieux. Dans le cas contraire, un dessein supérieur m’attendait, il ne pouvait en être autrement. Malgré mes faux espoirs, je le savais au fond de moi : mon orgueil exigeait que je devienne Seigneur. Comment vivrais-je les regards moqueurs de la cour au lendemain de mon rejet ? Accepterais-je de devenir une noble parmi les autres, moi qui ai toujours été la princesse de Palwite ?

Cette simple hypothèse me figeait d’angoisse.

Luwaly se rappela à moi. Ma compagne de chambre me connaissait mieux que moi-même et avait lu le fond de mon tempérament. J’ai toujours été ambitieuse. Si les chemins de traverse m’angoissaient, je les prenais à chaque fois pour peu qu’ils conduisent à mes objectifs. L’on me nommerait Luwise-tame car c’était mon destin, et s’il n’en était rien, je le forcerais à se réaliser. Une seule chose sépare la banalité d’une vie flamboyante : la volonté.

Un autre devait être de cet avis.

Alenash me trouva dans la roseraie du palais défigurée par la guerre. Les bandages et son bras en écharpe qui ne devait jamais guérir tout à fait écornaient son port altier. Malgré son handicap, une impression de grandeur se dégageait de sa personne. Quelle que fût la décision d’Okateï, il habitait déjà sa fonction.

— Nous y voilà, dit-il enfin. Aujourd’hui, nous sommes des prétendants ; demain, l’un sera hissé vers la gloire tandis que l’autre ne sera plus rien.

— Bien des chevaliers ont eu plus de prestige que leur souverain.

— Vous pouvez le penser si ça vous rassure. Les contes existent pour consoler les enfants. 

L’ironie de cette remarque me soutira un sourire. S’il savait…

— Il n’y a qu’une chose qui me chagrine, poursuivit-il. Notre rivalité arrivera à son terme, elle sera remplacée par de la condescendance ou du mépris. La fin d’une bataille de longue haleine dont nous pourrions fort bien ne jamais nous relever. 

Son air narquois me gifla. Je restai impassible et le laissai continuer.

— Votre chute serait plus douloureuse que la mienne. Après tout, je ne suis qu’un simple courtisan de la cour et vous, la précieuse princesse de Palwite. Survivrez-vous à votre déchéance ?

— Arrête ce petit jeu, mildiou. Que crois-tu gagner à triompher avant le combat ?

— Voilà pourquoi vous perdrez Wylatmode. Vous en ignorez tout. Pour que notre duel soit intéressant, laissez-moi vous éclairer : Okateï va sonder nos cœurs, y lire nos forces et nos faiblesses, nos peurs et nos espoirs, notre rage et notre amour. À la suite de quoi, elle déterminera si nous sommes dignes de la représenter. Quel cœur aura sa préférence selon vous ? Celui où prédominent des passions incontrôlables ou celui gouverné par des émotions posées et réfléchies ?

— Tu n’arriveras pas à me déstabiliser.

— Nous verrons bien. Dans tous les cas, je dois vous remercier. Il y aura évidemment d’autres prétendants de dernière minute, mais nos deux noms marqueront cette cérémonie. Le règne du nouveau souverain débutera avec d’autant plus d’éclat.

— Nous n’avons rien d’autre à nous dire, Alenash. Nous nous reverrons dans la salle du bourgeon.

— Comme il vous plaira, Tawide. Puisqu’il s’agit là de notre dernière rencontre avant Wylatmode, savourez donc ce vouvoiement. Il se peut qu’il devienne un lointain souvenir avant que vous en ayez pris conscience. 

Les chamans descellaient au burin les grandes portes de métal fermant la chambre de l’Änlisöve, le bourgeon de succession, sous les regards scrutateurs d’une partie de la cour. Une foule s’entassait dans la pièce où nous nous battîmes quelques jours plus tôt. Les pâles halos des lanternes à fyltil étaient insuffisants pour éclairer les joints à peine visibles. Afin d’aider les chamans dans leur tâche, les prêtres apportèrent des torches éblouissantes et terrifiantes pour des Fylides si peu habitués à l’élément interdit. Je me suis souvent étonnée de cette tolérance de l’Incandescent dans le sanctuaire le plus sacré d’une seigneurie. Encore une marque de l’hypocrisie du clergé manipulé par les Aërlydes, pensai-je alors.

Après une demi-heure à retirer le ciment qui unissait les battants, le Gardien sortit une clef de fer-blanc et la présenta aux nobles rassemblés. Le grand maître des chamans leur laissa le temps de la contempler avant d’énoncer avec cérémonie :

— Ces portes sont closes depuis le premier jour du règne de notre regretté souverain, Särise-tame. Aujourd’hui, elles s’ouvrent de nouveau pour désigner son héritier, dévoilant aux yeux des hommes l’Änlisöve. Okateï examinera les prétendants qui oseront se présenter devant elle. Ensuite viendra le moment du jugement et la libération du miellat. Les chamans du palais sont à votre disposition pour répondre à chacune de vos questions. 

Il marqua une pause avant de poursuivre.

— Que les prétendants s’avancent !

Alenash et moi-même fîmes chacun un pas qui résonna d’un seul écho tant notre synchronisation était parfaite. D’autres nous imitèrent, plus nombreux que je ne l’aurais cru. Une trentaine de nobles de tout âge et de toutes conditions tentèrent leur chance, certains parmi les plus habiles guerriers, d’autres parmi les plus brillants courtisans. Les candidatures de dernières minutes étaient la règle, bien peu dévoilaient leur prétention dès l’enfance.

Nous entrâmes l’un après l’autre dans la chambre du bourgeon. Si les portes d’acier avaient laissé imaginer un vaste passage, l’ouverture était en réalité à demi murée de telle sorte qu’il était impossible de pénétrer sans courber l’échine.

Alenash, qui m’avait précédée, ressortit avec un sourire de défi. Aucune parole n’appuyait sa démarche éloquente. Elle réveillait en moi son sermon de la veille. Quelle que fût mon assurance de façade, je sentais mon cœur irrité, loin de ce qu’escomptait Okateï.

Vint mon tour. Je franchis le seuil, courbée en équerre comme il sied en présence de la déesse-monde. Je fus plongée dans une pièce obscure éclairée des seules lanternes à fyltil qui baignaient le lieu d’une timide nitescence verdâtre. Une odeur de bois moisi m’assaillit aussitôt et me mit mal à l’aise. Il me fallut quelques instants pour m’habituer à la pénombre avant de découvrir les contours de la chambre. Elle formait un carré de cinq pas de côté, guère plus. Si je tenais debout sans peine, ce ne devait pas être le cas de mes plus grands compagnons. La voûte de brique ramenait tout le poids des étages supérieurs sur quatre piliers massifs encastrés dans les angles. Pour seule décoration courait un bas-relief le long des murs. Des scions feuillus de diverses essences s’entremêlaient en un élégant motif répété à l’infini.

Le bourgeon trônait en son centre, trésor enfermé dans ce coffre construit en son honneur. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre, quelque chose de colossal peut-être, ou de resplendissant. Je fus déçue. Ce qui allait décider de mon avenir m’arrivait à la taille et ressemblait davantage à un oignon terreux qu’à l’incarnation de la déesse. Ses écailles protectrices, aussi épaisses et dures qu’une cuirasse se terminaient en bec pointé vers l’entrée d’où suinterait le moment venu une goutte de miellat.

Bloc ligneux d’un brun kaki, presque noir dans la semi-obscurité, j’avais peine à croire qu’une parcelle d’intelligence régnait en son sein. Je ne percevais qu’une discrète pulsation de sève, si effacée que je doutais parfois de la fiabilité de mon don. L’Arbre-Mère possédait certes le bourgeon encore quiescent, sans toutefois l’habiter réellement. Je me figurai un propriétaire ayant laissé l’entretien de sa maison de campagne à un domestique négligent tandis qu’il s’affairait au loin. La déesse pouvait-elle vraiment juger les prétendants sans être présente ?

Qui étais-je pour me poser pareilles questions ? Je chassai ces idées et m’agenouillai devant le bouton. J’adressai une prière à même de convaincre Okateï de l’authenticité de mes vœux et de la solidité de mon courage face à l’adversité. L’oraison achevée, je ne me relevai pas tout de suite. Il n’y avait aucun protocole ni de délai strict à respecter. Aussi laissais-je mon esprit vagabonder quelque temps. Mes mains se collèrent contre le haut de ma poitrine et vinrent serrer le médaillon de ma mère. Litfër me voyait-elle depuis le Tronc Originel où mon père l’avait rejoint ? Mes parents veilleraient-ils sur moi comme l’affirment les dogmes ? Je me plus à le croire. Désormais orpheline, je n’avais jamais eu tant besoin de mes parents.

Je quittai la salle au bout de dix minutes, bien plus que ce que je pensais. Mes successeurs avaient trouvé le temps long tant il est vrai que je m’étais attardée davantage que les autres, et l’on me tança méchamment du regard lorsque je remontai la file des prétendants.

Je retrouvai Nisfyl qui, découvrant ma mine inquiète, me rasséréna d’une frappe amicale à l’épaule. Nous ressortîmes au grand air, loin des humeurs tendues qui s’accumulaient au cœur du souterrain. Il n’y avait plus rien d’autre à faire que d’attendre.

Le jugement eut lieu dans l’après-midi. Les chamans avaient refermé les portes après que le dernier volontaire se fût présenté face à la divinité, et attendu quelques heures qu’Okateï mature sa décision. Puis le Gardien avait ordonné à chacun de se rassembler de nouveau.

Je n’étais pas fière. Mon cœur tambourinait contre ma poitrine et vibrait tout le long de mon corps. Je contrôlais à peine mes muscles tétanisés par l’appréhension. Des spasmes parcouraient le haut de mon corps, dissimulés par mes vêtements amples, et sans mes cuisses raides comme du bois, je me serais sans doute effondrée.

Cette angoisse insupportable me rappelait les moments où Nibe me rendait ses corrections. Son visage satisfait était une merveilleuse récompense ; mais la crainte d’y lire l’hideuse empreinte des reproches précédait toujours la délivrance. L’attente du verdict était à chaque fois un supplice.

Je coulai un regard vers mes compagnons et y lus la même peur. Un seul serait nommé, les autres seraient déboutés sans une explication. Nulle protestation, nul recours ne pourrait mettre en cause le choix de l’Arbre-Mère. Nous le savions tous.

Deux hallebardiers avaient été postés de part et d’autre de la porte de métal, et un archer gardait la sortie du cul-de-sac. Il n’y avait qu’un moyen de défier l’avis d’Okateï : devient Seigneur celui qui boit la goutte de miellat, la déesse ne connaît que cette loi. Or, celui pour qui avait été sécrétée la liqueur de succession n’était pas nécessairement celui qui la buvait.

Les soldats avaient la mission sacrée d’empêcher la présence concomitante de deux prétendants dans la chambre du bourgeon. L’entrée impromptue de n’importe quel intervenant était punie de mort. Toutefois, si l’usurpateur réussissait son coup d’État et buvait le précieux liquide, il devenait intouchable : abattre le Bras de l’Arbre-Mère, c’était s’en prendre à l’Arbre-Mère elle-même. Le plus grand des crimes. Quelques Seigneurs régnaient de par le monde sous le sigle de cette infamie. Qu’Okateï préserve Palwite de pareil déshonneur.

Heureusement, la sagesse de notre peuple nous épargna une telle humiliation et chaque participant se comporta avec la bienséance de parfaits gentilshommes.

Malgré son aplomb impeccable, Alenash souffrait des mêmes maux d’estomac que moi. Par une manœuvre discrète, il se glissa subrepticement vers l’arrière de la colonne, de telle sorte à me laisser le privilège de me présenter la première devant la déesse. Je n’étais pas sûre de lui en vouloir. À vrai dire, mes sentiments se mêlaient en ramenant à la surface des impressions contradictoires. Le goût étrange d’un plat à la fois salé et sucré, saupoudré de zestes d’orange amère et de jus de citron, me remontait à la bouche. C’en était écœurant.

Le Gardien m’appela. Il me montra l’entrée de la chambre de son bâton avec un sourire rassurant.

Je crus défaillir lorsque je passai le seuil, en proie à une migraine terrible doublée d’une inquiétante tachycardie qui me laissait au bord de la syncope. Je m’agenouillai malgré moi devant le bourgeon, vaincue par le malaise qui heureusement allait en s’amenuisant.

J’attendis, les mains jointes, blanches et glacées, que le trouble se dissipe. La situation avait changé. Ce qui ce matin encore était un bouton desséché bruissait désormais d’un flot bouillonnant de sèves. Okateï se tenait devant moi et me scrutait.

Une seconde. Puis deux. Puis trois. Je ne comptais plus, mon esprit avait déposé les armes. Mes yeux demeurèrent rivés sur le bec scellé. Mes lèvres psalmodièrent une imploration désespérée à laquelle Okateï resta sourde. Je refusai d’y croire. C’était impossible. Pourquoi tant d’efforts ? Pourquoi tant de signes ? Ce don d’entendre les sèves n’était-il qu’un lot de consolation pour une décision prise depuis longtemps, ou bien était-ce un jeu pervers dans lequel la déesse s’était ri de moi des années durant ?

J’eus la confirmation de mes craintes lorsque le Gardien héla mon nom. Ses mots arrivèrent dans ma tête assourdis, comme s’ils avaient été prononcés très loin par-delà des mers et des monts. J’avais été rejetée. Je ne sais exactement comment le chaman l’avait su depuis l’extérieur de la chambre, mais c’était une certitude. Moi-même, je le sentais. Okateï m’en envoyait l’écho dans mon cœur.

Est-il nécessaire de dire que je sortis de la chambre, la mine anémiée et le port voûté d’une femme au crépuscule de sa vie ? Je fuyais les autres prétendants dont les coups d’œil moqueurs brûlaient mes chairs. Que ce devait être jouissif ! Assister au déclin de l’infante prétentieuse. Celle dont l’arrogance n’avait eu d’égal que son orgueil et qui la veille encore agissait en future reine. Ce mirage s’était dissipé avec l’aube, son filigrane serait consumé par la lumière du jour.

Je n’eus pas la force de rester plus longtemps. Je regagnai ma chambre où je demeurai alitée jusqu’au soir.

Un autre que moi fut pris des mêmes symptômes, plus aigus encore. Alenash avait perdu conscience et avait été ramené par des gardes jusqu’à ses appartements d’où il ressortit au bout de deux jours.

Une différence fondamentale nous séparait néanmoins. Ma maladie avait pour cause la destruction de mes espoirs et le remodelage de mon identité. Je devais accepter la perte de mon rang et de mes privilèges pour me fondre dans la peau d’une aristocrate ordinaire. Mon rival subissait les contrecoups d’une mutation physiologique. Alenash était mort. L’humain avait trépassé. L’hybride allait renaître.

Alenash avait bu le miellat. Okateï l’avait désigné pour régner sur Palwite. Et je devrai le servir.

Toute la cour s’était réunie sur la grande terrasse du palais. Des blocs de marbre fracassés gisaient encore sur les côtés des allées, la perspective sur la basse ville offrait un spectacle lamentable, celui d’une cité en ruine qui trouvait son reflet dans la dévastation de mon âme. Le nouveau souverain devrait relever bien des défis, rebâtir sa capitale et assurer la survie de son pays et de sa Branche contre un ennemi qui, malgré la défaite, n’avait pas déposé les armes. Palwite était exsangue, saignée à blanc. Un assaut de plus et elle succomberait. Seule l’aide des cités intérieures maintenait une lueur d’optimisme. Les armées et les généraux seraient fournis par la cité mère, la même qui paierait pour la reconstruction de ces murailles. Plus que jamais, l’Extrémité de la Neuvième Branche de l’Est dépendait de ses ancêtres.

Cette situation exigeait sans doute un gestionnaire diplomate plus qu’un grand guerrier.

Le Gardien se présenta enfin, soulevant une rumeur croissante dans l’assemblée. Une silhouette restait à l’intérieur de l’édifice, attendant malgré son impatience le moment propice pour s’avancer dans la lumière. Le chaman calma le tumulte en tendant ses bras puis, lorsque le silence fut revenu, annonça tout haut.

— Enfants marqués par Skwiteïsan, en cette vingt et unième et dernière année du règne de Särise, en l’an quatre-vingt-quatorze de Palwite, mille deux cent quarante-deux ans après l’apparition de la Neuvième Branche surgie des rameaux immatures, Vingt mille ans après que le Grand Renard Sylvestre eut planté la Graine, Okateï a choisi le nouveau Seigneur chargé de nous guider. 

La silhouette marcha enfin sur le haut de la terrasse et se posta à côté du chaman de telle sorte à être reconnu de tous. Il n’avait guère l’air d’un puissant souverain avec son bras en écharpe et son manteau posé sur son épaule, les manches ballantes. Cependant, ses cheveux plus blonds et étincelants que l’or, dont l’éclat d’une seule mèche provoquait la cécité pendant de longues minutes, affichaient clairement son statut. Lui dont la chevelure était autrefois plus noire que l’encre.

Sans même prendre conscience que ses paroles se perdaient dans les exclamations de joie, le chaman poursuivit :

— Filles et fils de Palwite, reconnaissez votre nouveau souverain, Alenash-tame ! 

Chapitre XXVI

L’oppression du devoir

La salle de bal, pourtant la plus vaste pièce du château, ne suffisait pas à contenir la foule réunie pour le couronnement du nouveau Seigneur de Palwite. Mêlés à la noblesse, bourgeois et maîtres artisans triés sur le volet goûtaient ce privilège rare avec délectation.

Pour ma part, je me rangeai du côté des guerriers, non loin de mes amis de toujours parés de leurs plus beaux habits. J’avais décidé de nier ma féminité et de lui préférer mon statut de combattant. Je revêtais donc la tunique masculine à champs blanc et noir des Sofunada. J’espérais par cet artifice dissimuler la fille du précédent souverain pour ne laisser paraître que le chevalier au service de Palwite. Si mon humiliation était consommée, ma fierté affleurait à vif sur chaque pouce carré de ma peau. La blessure mettrait du temps à cicatriser.

Des applaudissements s’élevèrent dans le fond de la salle, là où commençait le couloir de hallebardes, entre les portes d’honneur et le trône dressé là pour l’occasion. Les hampes des armes d’hast frappèrent le carrelage en un unique écho sur l’ordre de Latenam. Deux étendards, l’un aux couleurs de Palwite, l’autre à celles des Koshinada, furent inclinés de manière à former un pont sous lequel passerait le souverain.

Il se présenta enfin, splendide dans sa cape d’apparat et son costume de soie tissé de fils d’or et d’argent. Son bras infirme avait été glissé à l’intérieur de sa veste, évitant que les bandages ne jurent avec le reste de sa tenue.

Le pommeau de l’épée rangée dans son fourreau serti de pierres précieuses servait de discret accoudoir au membre meurtri. Hormis ce handicap pourtant prestigieux, le nouveau maître de Palwite honorait Sa Seigneurie par son port royal. Chacun de ses pas semblait survoler le marbre sans s’y poser. Ses chausses fragiles ne s’useraient probablement jamais, ou alors de la simple altération du temps. Seul le bruissement du velours de son manteau coulant sur le sol derrière lui trahissait sa présence.

Je retins mon souffle lorsqu’Alenash passa devant moi. Ses cheveux de soleil m’éblouirent de honte et je dus détourner le regard l’espace d’un instant. Il m’ignora superbement. Sitôt devenu monarque, je n’existais plus à ses yeux. Il l’avait annoncé : l’un serait couvert de gloire, l’autre retournerait au néant. Je l’observerais désormais depuis les abysses où je vivotais tandis qu’il brillerait en pleine gloire.

Le prince élu rejoignit le grand maître des chamans, représentant d’Okateï et première personnalité du pays jusqu’à l’intronisation officielle du Bras de l’Arbre-Mère. Pendant quelques minutes encore, l’autorité du vieillard coiffait Alenash malgré la libération du miellat. Ainsi commandait le protocole. Pour accéder à la plénitude de ses prérogatives, le dauphin devait prononcer le serment des Seigneurs. Je me remémorai les leçons de Nibe et les rappels de Suwamon sur les devoirs du premier défenseur de la déesse. Tous ces préceptes appris en vain...Alenash s’agenouilla devant le Gardien qui tenait à la main un sceptre d’Aulne fraîchement taillé, symbole du pouvoir royal. Le jeune homme (car c’est ce qu’il était encore) l’examinait avec convoitise. La légende affirmait qu’Okateï prenait la vie aux prétendants dont les serments manquaient de ferveur. Aucun précédent ne confirma jamais ces menaces. Alenash les craignait-il ? Si tel fut le cas, cela ne s’entendit pas dans sa voix qui résonna claire et assurée.

L’Arbre-Mère donne la vie,

L’Arbre-Mère a droit de mort.

Mon premier devoir est de louer ses bienfaits et de craindre son courroux.

L’Arbre-Mère est origine de tout,

Il n’y a de fin que celle de l’Arbre-Mère.

Mon second devoir est d’agir pour le bien de la déesse en tout temps et en tout lieu.

L’Arbre-Mère est porteuse de la Branche de ma Lignée

Dont le sort déterminera mon avenir.

Mon troisième devoir est de défendre le nœud de mes ancêtres.

L’Arbre-Mère grandit ou pourrit,

M’élevant vers le soleil ou m’entraînant dans sa chute.

Mon quatrième devoir est de favoriser la croissance de la Branche qui m’a été confiée.

L’Arbre-Mère se nuit à elle-même,

L’anarchie régit sa croissance vers la lumière.

Mon cinquième devoir est de guider son développement en taillant les Branches frêles.

En ce jour où le miellat a été délivré, j’accepte ces devoirs et fusionne ma vie avec celle de l’Arbre-Mère.

Lorsqu’Alenash eut achevé de prêter ses vœux, l’assistance poussa une exclamation unique. « Okateï to ly asinëd », vie éternelle à l’Arbre-Mère. Ces mots s’élevèrent à travers la salle dans un même souffle d’enthousiasme. Je tentai de rester à l’unisson du peuple de Palwite, mais mes lèvres refusèrent d’acclamer le nouveau souverain. Ma retenue passa inaperçue, moi seule me reprochai ce manque d’entrain. J’avais été écartée par la déesse, il me fallait l’admettre. Refuser cet état de fait n’amènerait que davantage de souffrances, mais c’était trop demander à un esprit faible.

Le lendemain eut lieu le renouvellement des serments d’allégeance dans les jardins du palais où se dressait une feuille-miroir. S’y soustraire conduirait au bannissement et à la disgrâce. Toutefois, cette cérémonie offrait la seule occasion dans la vie d’un noble de renier son souverain sans risquer sa vie. Mieux valait l’exil à la félonie. Le dissident quittait le pays avec son honneur intact. Le parjure quant à lui, se condamnait sitôt sa traîtrise découverte. On lui réservait la pendaison, peine méprisable réservée aux criminels de basses conditions. Pour que son supplice le suive par-delà la mort, son nom devenait tabou, celui de sa famille, souillé.

J’avoue avoir hésité. Nous défilions tour à tour devant Alenash en pleine majesté. Latenam Indasarm, le premier officier de Särise, chef des armées après le Seigneur, ouvrit le bal. D’autres le suivirent, des courtisans et des guerriers. L’ordre n’était pas anodin, il traduisait la hiérarchie décidée par le nouveau pouvoir. Certains qui avaient les faveurs du précédent monarque se retrouvèrent dans les oubliettes de la cour. D’autres, déçus par l’ancienne gouvernance et qui avaient manœuvré depuis des années dans l’attente de ce jour, virent leurs efforts récompensés. Les intrigues et les alliances se révélaient à tous. Ainsi fonctionnait la politique.

Je me moquais des manipulateurs qui régnaient par procuration. J’étais avant tout une combattante. Okateï m’avait reniée, qu’importaient alors les jeux de la cour ? Seule ma propre place soulevait en moi un soupçon d’intérêt. Sans doute devais-je être reconnaissante à Alenash de me placer dans la première moitié, derrière Nisfyl et non loin de Vänesine. Mes talents de bretteurs seraient utiles à Palwite, mon maître le savait. Bien qu’étranger, Nortenam prêta également serment, non pas d’allégeance, mais d’obéissance. Formule moins restrictive qui attachait ses services à la seigneurie tout en l’excluant des privilèges de la cour et des devoirs associés. Il n’y avait là rien de scandaleux. Au contraire, Alenash lui accordait sa confiance alors qu’il était en son pouvoir de le chasser.

Ces déclarations de loyauté me marquèrent profondément. L’âme est dans la gorge, chaque mot sorti de la bouche en est imprégné. J’en avais pleinement conscience lorsque je m’agenouillai devant Alenash, à côté de la feuille-miroir renvoyant mon reflet. L’Arbre-Mère guettait, mon parjure serait une offense à la déesse elle-même.

— Luwise Sofunada, commença Alenash, te voici face à Okateï qui t’observe et te juge. Parle à présent.

— Moi, Luwise Sofunada Susay-Nashly-Fonda,… 

Ma voix était rauque et les mots peinaient à sortir. Ces phrases étaient venues si naturellement lors de mon serment à Särise, pourquoi fallait-il que chaque syllabe soit une lutte ? Désirais-je vraiment devenir un chevalier errant, sans toit ni Lignée ? Sans Branche à défendre ? Autrement dit, sans raison de vivre ?

— … héritière du souffle du Renard et fille de la maison de Palwite… 

Au moins avais-je affirmé mes origines. Refuser obédience à Alenash et elles me seraient confisquées pour toujours.

— … guiderai mes pas et mes pensées le long de la Neuvième Branche de l’Est… Ma vie a été dédiée à Okateï… et au Bras de l’Arbre-Mère qu’elle a désigné… Alenash-tam… je vous jure fidélité, respect et obéissance en toutes circonstances. J’offre ma tête en garantie. 

J’eus l’impression que mes poumons s’étaient vidés de l’air qu’ils contenaient. Je pris une profonde inspiration suivie d’un bref vertige. Je me sentais à la fois libérée et effrayée. Désormais, nul moyen de revenir en arrière. Mon destin était lié à mon ancien rival. Alenash prononça la formule rituelle signifiant qu’il acceptait mon allégeance, mais je ne l’entendis pas.

Sitôt la cérémonie terminée, je m’esquivai vers les écuries et préparai ma renarde Nëvudei pour une longue chevauchée. Je parcourus des lieues d’une seule traite, sans une minute de repos pour ma monture. Les champs et les villages défilaient perdus dans le vent et les images floues auxquelles se réduisait le monde alentour. Je rentrai tard en soirée, exténuée et l’esprit vidé.

Les années qui suivirent virent la résurrection de Palwite. Supporté par les cités intérieures, le jeune souverain reconstruisit les murailles et les forteresses abattues, reforma les bataillons décimés et assura au bourgeon de succession une protection digne de notre Lignée. Afin de forger une union étroite avec de nouveaux alliés, il épousa une princesse de la Septième Branche où il avait passé son Initiation. Elle se nommait Litude et on lui prêtait de nombreuses qualités, parmi lesquelles la soumission à son époux.

Nous dûmes certes compter sur les troupes de nos ancêtres pour nous défendre. Cependant, en dépit de cette tutelle étrangère justifiée par le conflit, la capitale avait retrouvé son lustre d’antan.

Si guerre il y avait, les citadins ne la ressentaient plus. Amfiteï avait autant souffert que nous de cette expédition désastreuse. La moitié de ses armées avait été anéantie sous les murs de la citadelle, tandis que l’autre avait sombré avec la flotte dans l’océan aérien, coulée par l’armada de Jivude. Les autres nations de la Dixième Branche ne souhaitaient pas se mêler aux hostilités tant qu’aucun envahisseur ne débarquait sur leur rameau. Ainsi le conflit se gela faute de combattants. Sans traité pour l’officialiser, un étrange parfum de paix aigre et incongrue baignait les deux rives de la mer d’éther.

Si les salons du palais avaient retrouvé leurs débats insouciants, nous, les gens d’armes, nous considérions encore en état de siège et organisions des patrouilles régulières jusqu’aux confins du pays. Nous obéissions avec un dévouement aveugle à Latenam qui avait été confirmé dans sa place de premier commandant, de même que les officiers de feu Särise parmi lesquels se trouvait Nisfyl. Alenash avait eu l’intelligence d’entamer son règne dans la continuité. Je reproche bien des défauts à mon ancien rival mais lui concède aussi bon nombre de qualités. Juger habilement la valeur humaine était l’une d’elles.

Pour les chevaliers, Alenash était le courtisan qui s’était battu à leurs côtés au moment fatidique. Nous le respections pour cela. Le terme courtisan n’est pas innocent, car c’est bien ce qu’il demeurait à nos yeux. Särise avait été un guerrier, Alenash suivait la voie des mots. Nous reportions donc notre fidélité vers le premier officier. Si Latenam avait décidé de trahir son souverain, sans doute l’aurions-nous suivi. Théorie impossible en vérité : le vieux militaire était de cette race d’hommes dont le serment d’allégeance est aussi indéfectible que l’eau est nécessaire à la vie. Un serment que nous avions tous prêté.

Alenash et moi entretenions un sourd mépris. Mon ancien rival montrait souvent cette condescendance naturelle d’un maître envers son serviteur. Il me fit quérir pourtant, deux ans après notre dernière entrevue. Le dédain réservé jusque-là ajoutait à l’inquiétude suscitée par cet intérêt soudain. Seul le chancelier Muive, une poignée de conseillers et le premier officier Latenam avaient été convoqués. D’ordinaire, un Seigneur limitait ainsi le nombre d’assesseurs lorsque l’entretien menaçait d’être houleux, réduisant les inéluctables dommages portés à son image.

Alenash m’ordonna d’avancer. J’obéis sans m’agenouiller, entorse au protocole dont le jeune monarque s’accommoda.

— C’est un plaisir de te voir, Luwise, me dit-il d’un ton neutre contredisant le prétendu enthousiasme suscité par ma venue. Nous savons tous en ce conseil que tu sers Palwite avec loyauté en dépit d’éventuels ressentiments. Je reconnais la force de ton allégeance et t’accorde ma confiance.

 Cette fidélité va de nouveau être éprouvée.

Tu connais les relations délicates que notre fief entretient avec la Dixième Branche. Une guerre larvée nous sépare depuis deux ans ; il est temps d’y mettre un terme. Si tel était en ton pouvoir, consentirais-tu à sauver Palwite de ce péril ? 

La question était incomplète, je le savais. Un piège sournois se profilait derrière cette interrogation. La manière dont il était tendu me déplaisait.

— Ma fierté pousserait à me dévouer à cette noble tâche, répondis-je prudemment. L’honneur m’incite toutefois à modérer mes propos. Ce serait désobliger mon Seigneur que d’accepter une mission au-dessus de mes capacités.

— Allons, nous connaissons tes talents. Mais soit, il est normal que tu saches de quoi il retourne. Un conseiller de Noïfër, de la Dixième Branche, est arrivé hier soir dans le plus grand secret et réside en nos murs dans l’attente d’une réponse. Bien que représentant d’une puissance hostile, il est ici en ami et propose sa médiation en vue d’une paix. Afin de forger une alliance durable, il suggère une union prestigieuse et demande la main d’une fille de roi. 

J’eus un mouvement de recul. Tout devenait limpide. Face à ma réaction qu’Alenash devait craindre, il précisa ses pensées.

— Ton mariage apportera la paix à nos deux rameaux, ce sacrifice sera honoré avec autant de clameurs que le plus haut fait d’armes. Sois-en sûre, je ne te brade pas. Un soldat de ta valeur doit rester à Palwite. Il a déjà été conclu que ton futur mari viendra à toi, et non l’inverse. Rien d’autre ne changera, hormis une élévation de ton prestige et de tes responsabilités. Celle qui aura ramené la paix à Palwite ne pourrait être moins qu’un officier, et parmi les plus importants. Me trouves-tu ingrat ?

— C’est… un grand honneur que vos vues se soient tournées vers moi pour pareille mission. Les enjeux sont tels que je crains de parler hâtivement en me prononçant dès à présent. Si vous le permettez, je désirerais le temps de la réflexion.

— Certes, c’est naturel. Hélas, ce temps je ne l’ai pas. Notre invité doit retourner en son pays demain au plus tard avec ma réponse. Son maître est à la tête d’une armée de vingt mille lances, huit mille vaisseaux et quinze cents cavaliers aériens. Son pays est le troisième de la Dixième Branche et a voix au conseil des Sages de sa Lignée. Un mot belliqueux de sa bouche et le rameau entier se rangera derrière Amfiteï, aujourd’hui seule engagée. Voici donc ma question : as-tu une raison justifiant la poursuite de la guerre ? 

Je baissai les yeux en signe de reddition. Jamais mon avis n’avait été requis, cette audience formalisait une décision prise de longue date. Je m’inclinai devant Alenash, assurant obéissance à mon roi, et quittai la salle sans me retourner.

Mon visage aurait déplu à Alenash. Il y aurait lu une froide rancœur, l’empreinte d’un cœur rebelle. Seule la force d’une éducation fondée sur le respect de la parole donnée parvenait à le mater. La tempête balayait mon être. Il fallait que les préceptes de la chevalerie s’enracinent profondément dans mon âme pour qu’ils ne soient pas battus en brèches.

Je regagnai mes appartements d’un pas rapide, pressée de cacher au monde cette face haineuse. Je m’effondrai sur mon lit et tentai d’étouffer ma colère dans les draps.

Je repensai à mon amie Luwaly qui espérait user des conventions du mariage. Cette fantaisie s’était retournée contre elle. En était-il toujours ainsi ? Nos vies dépendent-elles uniquement des intrigues et de la politique ? En cette époque où le fatalisme balayait mon âme, nul n’aurait été capable de me persuader du contraire.

Je ressortis des heures plus tard d’une humeur massacrante, obligée par mes devoirs de chevalier. Je passai sous les arcades d’un jardin intérieur lorsque je croisai l’ambassadeur aër Kläuwos. Je le soupçonne de m’y avoir attendue, bien qu’il feignît la surprise.

— Dame Luwise, j’ai appris pour la requête du Seigneur Alenash. C’est un grand honneur qui vous est fait.

— Sans doute, monsieur l’ambassadeur. Si vous voulez bien me pardonner, je suis attendue par Indasarm.

— Je comprends. Toutefois, auriez-vous quelques instants à m’accorder ?

— À quel sujet ?

— J’ai ouï dire que vous aviez réservé votre réponse à Alenash-tame.

— Les ordres de son souverain ne se discutent pas. Nul besoin d’acquiescer lorsque vous n’avez pas le choix. 

Je le bousculai presque pour poursuivre ma route, mais l’ambassadeur aër se montra tenace.

 — Certes, poursuivit-il, pourtant au fond de vous, vous ne souhaitez pas ce mariage.

— Je ne vois pas en quoi cela vous concerne.

— La politique des mondes inférieurs concerne toujours les Aërlydes. Mais passons, ce n’est pas de cela que je souhaitais m’entretenir avec vous. Connaissez-vous le Seigneur Monsüd ?

— Celui des contes ?

— Celui des contes, en effet. Un personnage historique avant tout qui a semé la mort sur l’ensemble des Branches pendant vingt ans. Un Prophète. Il prétendait entendre Okateï et escomptait unir les rameaux sous une seule bannière, la sienne évidemment. Beaucoup se sont laissés tromper par cette imposture, bien plus l’ont payée de leurs vies. Tragique, n’est-ce pas ? 

Il marqua une pause sans vraiment attendre de réponse avant de continuer :

— Savez-vous comment il est mort ?

— Nibe me l’a appris.

— Je m’en serais douté. Sutanal a envoyé sa flotte contre lui, ce qui en termes de vaisseaux, était ridicule. Pensez, toutes les galères des royaumes sylvestres, des dizaines, des centaines de milliers peut-être, contre trois mille navires aërs !

— C’est ce qu’affirme la légende.

— Les mythes se nourrissent de démesure. Que ces chiffres soient réels ou non, la cuisante défaite de Monsüd est bien réelle. L’archaïsme des Fylides ne peut rivaliser avec le savoir et la puissance des Éthérés. 

Cette fois-ci, je m’arrêtai dans mon élan et me retournai pour lui faire face.

— Pourquoi me dire cela ?

— Certains moments de nos vies sont clefs, répondit-il. Telle ou telle décision nous engage sur une voie inextricable. Il serait regrettable de s’apercevoir trop tard de l’erreur de vos choix.

— Merci de vos conseils. Je tâcherai de m’en souvenir lorsque je me retrouverai dans pareille situation.

— Ah ! Au fait. Saviez-vous que le Dénigré Eseï n’est plus ? 

J’en restai pantois et ne sus quoi répondre. Eseï, mort ? L’inquisiteur qui avait tenté de confondre Nibe et entraîné sa fin m’avait toujours soupçonnée. Autrefois, je frissonnais à la seule idée qu’il apprenne l’existence de mes dons. Maintenant qu’il les connaissait, mes nuits étaient emplies de cauchemars. Devais-je me sentir soulagée de son départ ?

— Ne soyez pas triste, mon enfant. Il s’est élevé à un niveau qui lui interdit de fréquenter les peuples inférieurs, tandis que son pouvoir et son influence au Conseil ont décuplé. Eseï le Dénigré est mort, nous le nommons désormais Eseï l’Éclairé. L’une des castes les plus importantes des Îles des Vents. 

Eseï vivait toujours... Pire que cela, il avait été promu dans les cercles dirigeants et avait droit de proposition au Conseil. Rien de réjouissant.

— Je… j’en suis ravie.

— Vous pouvez, rétorqua l’ambassadeur. Il est toujours agréable de penser qu’une bonne âme veille sur vous depuis le ciel. Quelle impolitesse ! dit-il en se figurant le temps écoulé. J’ai trop abusé. Mes hommages, Luwise-obe.

Chapitre XXVII

Une fleur dans la fournaise

— Et tu veux refuser ? 

L’exclamation outrée de Vänesine résonna telle une insulte à mes tympans. Je n’eus pas le temps d’afficher mon indignation qu’il poursuivit sur le ton du badinage :

— Un poste d’officier, la reconnaissance de la Lignée, inscrire son nom dans l’écorce d’Okateï ! Pour tout cela, j’accepterais d’épouser le Seigneur d’Amfiteï si on me le demandait. En plus, qui sait ? Ton futur mari sera peut-être un beau parti.

— Merci de ton soutien, Vänesine. 

Je soupirai, puis claquai les rênes pour accélérer l’allure de mon skwirid. Cette patrouille devenait soudainement pesante et il me tardait d’apercevoir les murailles de Palwite. À chaque sommet de colline, j’espérais découvrir l’Abdomen du frelon qui étendait son ombre sur la citadelle apaisée. Sitôt le point culminant en vue, il ne manquerait plus qu’une demi-heure pour me débarrasser de ce lourdaud.

— Quoiqu’en dise Vänesine, vous ne pouvez pas aller contre les ordres d’Alenash-tame, rétorqua Nisfyl. D’autant qu’il a raison lorsqu’il affirme qu’une telle union profitera à notre seigneurie.

— Je le sais. Mais je n’arrive pas à m’y résoudre. Le principe même d’un mariage arrangé m’horrifie. Qu’en dis-tu, toi qui as eu le privilège de choisir ton épouse ? 

Nisfyl fut embarrassé. Il y avait dans ma voix une nuance de reproche teintée de jalousie qui, j’en suis convaincue, blessa mon ami.

— Je suis désolée. Je ne voulais pas me montrer agressive.

— Ne vous en faites pas, Luwise-obe. Il n’y a pas d’offense.

— Ne me parle pas ainsi. Tu es mon supérieur à présent.

— Pas à mes yeux. Mes sens me trompent certainement, lorsque je vois en vous l’égal d’un Seigneur.

— Sûr ! s’exclama Vänesine. As-tu entendu le ramdam qu’il a fait à l’annonce du nouveau roi ? Hou ! Il valait mieux ne pas traîner dans le coin.

— Tais-toi, mildiou ! tonna Nisfyl. C’était un instant de folie. Ma raison s’est égarée. 

Vänesine eut un petit ricanement qui exaspéra davantage son compagnon. Le moqueur fut puni d’une semaine de corvées. Avait-il oublié que son ami était aussi son commandant ?

Enfin la citadelle de Palwite apparut à l’horizon. Soulagée, je forçai la cadence, bien que cette fuite en avant me rapprochât du joug d’aubépine, fleur des mariages. Nisfyl sentait mon désarroi et tenta de me réconforter.

— Ce n’est pas comme si la cérémonie avait lieu demain. Nous sommes en guerre, je doute que l’union puisse se conclure dans de telles conditions. De nombreux mois s’écouleront avant de voir votre promis. Qui sait ce qui se passera d’ici là ?

— Il a raison, lança une voix si rare que chacune de ses interventions imposait un silence respectueux.

Nortenam amena son renard à notre hauteur et nous attendîmes qu’il continue sans oser le presser de questions.

— Rien n’est joué. Je doute d’ailleurs qu’Okateï accepte si piètre destin. Votre sang appelle à davantage de grandeur. Tôt ou tard, vous devrez en payer le prix. 

Il y eut un long silence. Avec Nisfyl et Vänesine, nous restâmes dans l’expectative, scrutant le prince du Sud avec méfiance. Je ne parvenais pas à décider si ces mots relevaient des compliments ou des menaces. Dans le doute, personne ne fit de commentaire jusqu’à notre arrivée au château.

Nous conduisîmes nos montures aux écuries en plaisantant comme si de rien était. C’est là que me surprit le premier officier Latenam.

— Luwise ! J’ai une lettre pour vous de Jivude. Elle porte le sceau de Suwamon-tame. 

L’étonnement laissa rapidement place à l’enthousiasme. J’étais heureuse que mon parrain ne m’ait pas oubliée malgré les années écoulées depuis la fin de mon Initiation. Je m’emparai de la missive avec avidité et l’ouvris sans attendre. Je ne sais trop ce que j’espérais, peut-être rien de précis mais certainement pas ce que je découvris. Je me décomposai. Nisfyl s’approcha et demanda avec précaution, comme l’on s’adresse à un malade :

— Tout va bien ? 

Je restai silencieuse, ma voix éteinte dans ma gorge tandis que mes yeux se couvraient d’un film de larmes. Je déchiffrai une énième fois ces lignes tracées d’une main hésitante sans pouvoir me convaincre de leur authenticité. Je n’avais pourtant aucune raison de douter de la sincérité de Suwamon m’annonçant la mort de Luwaly. Suicidée.

Une seconde lettre en plusieurs feuillets et d’une autre écriture accompagnait celle du dirigeant de Jivude. Je reconnus immédiatement les pleins et les déliés caractéristiques de ma compagne de chambrée.

Assommée par la douleur, je survolai les caractères sans rien imprimer du texte. Il me fallut relire dix fois la lettre pour enfin en comprendre le sens.

Luwise, ma tendre amie, si cette lettre te parvient, c’est que mon bras n’a pas failli. J’en serais heureuse, car au moment où la plume glisse sur le papier, je doute de ma vaillance face au seul acte de ma vie que j’aurai moi-même décidé. Je suis cruelle de penser ainsi alors que je devine les larmes à la lecture de ces mots. Pardonne-moi.

Luwise, tu as été ma seule véritable amie. Grâce à toi, j’ai vécu cette brève parenthèse où j’ai cru avoir une main sur mon destin, où j’ai cru pouvoir le changer. Je ne veux pas partir en te laissant une image erronée. Peu m’importe ce que pensent les autres tant que toi tu me comprends.

Tu le sais, mes rêves étaient loin de ce que la vie m’a offert en définitive. Il a suffi d’un soir pour que tout se brise et que les vents me ramènent vers des côtes tristement familières. J’ai été contrainte d’épouser celui-là même à qui je dois mon malheur. Je n’en veux pas à Suwamon-tame et je te prie de lui pardonner. Il n’avait guère de solution, nul n’acceptait une fille déshonorée avec la disgrâce en dote. De retour chez mes parents, j’aurais creusé un peu plus leur déchéance et me serais retrouvée à leur charge jusqu’à la fin de mes jours. L’unique alternative aurait été de séduire un riche marchand qui, à défaut de prestige, nous aurait nourris et permis de réparer la toiture. Peut-être eût-ce été préférable.

J’ai épousé mon bourreau. Le scandale a été circonscrit à la seule ville de Jivude, épargnant le nom de mes parents. Au contraire, marier leur fille aînée à un noble étranger a amélioré leur image à la cour d’Orutory : au moins ne sont-ils pas vus comme des parents indignes. C’est ma seule consolation, avoir épargné à ma famille un plus grand malheur.

Toutefois, si mon sacrifice n’a pas été entièrement vain, je constate l’échec de mon existence. Mon mariage célébré, je n’ai rien de plus à apporter aux miens. Il ne me reste qu’à vivre ces longues années aux côtés de l’homme que je hais viscéralement. Certes, il ne me maltraite pas, selon les ordres de Suwamon, son souverain. Cependant, nul ne l’interdit de me priver de joie et de liberté. Je suis prisonnière, isolée de l’unique fenêtre par laquelle m’arrive un air fleuri, mes livres. Otoï savoure ce supplice à la mesure de l’humiliation que je lui inflige quotidiennement. Depuis le premier jour, je lui refuse sa seule exigence : un héritier. Je redoute néanmoins l’effondrement, tôt ou tard, de mes défenses. À force de persévérance, il aura ce qu’il désire. Je n’ai qu’un moyen de ruiner ses projets ; je compte le mettre en œuvre d’ici peu. Je suis désolée de devoir t’affecter du même coup.

Ne vois pas mon départ comme une fin funeste, plutôt comme une libération. Un acte de résistance qui puise sa force dans l’exemple que tu m’as donné. En cela je te remercie. Ne te crois pas responsable de ma mort, c’est un fardeau que tu ne mérites pas. Au contraire, grâce à toi, je demeure maîtresse de moi-même. Puisses-tu connaître pareille fortune. Car nous le savons toutes deux, ta voie s’étend loin devant toi quand la mienne s’arrête ici. Si les légendes disent vrai, je suivrai le reste de tes aventures depuis le Tronc Originel. Et qui sait ? Peut-être se verra-t-on par-delà la porte des ténèbres.

Luwaly Vëda Edasu-Nashly-Nada

Cette lettre me troubla profondément, imprégnant mon être telle l’encre d’un tatouage indélébile. Les jours suivants, je multipliai les balades dans la campagne voisine, à pied ou sur le dos de ma renarde Nëvudei, l’occasion de repenser à ces dernières années. Mon retour dans la cité de mes ancêtres avait été une succession de tragédies. La disparition de Seyëve la chamane, perdue dans les Limbes de Shanyröde. La mort d’Ärlorive, mon amour, causé par orgueil et par jalousie, entraînant le bannissement de mon meilleur ami. La chute de Särise, honorable certes, mais si douloureuse pour sa fille. Le choix de l’Arbre-Mère de préférer mon rival, en dépit de tant d’efforts. Cette perspective de mariage arrangé qui condamnait ma vie à la médiocrité. Et enfin, le suicide de Luwaly, ma confidente, celle grâce à qui j’avais pu me construire et apprivoiser ce don futile. Des déceptions étouffées dans mes devoirs de chevalier, des missions à profusion acceptées sans rechigner, toujours volontaire pour les longues patrouilles et les tâches ingrates d’une vie de garnison, tant qu’elles occupaient l’esprit.

Le vague à l’âme revenait pourtant dans mes moments de solitude. Un jour, guidée par le hasard, je marchais seule vers le hameau de la sorcière. Chacun de mes pas ramenait les souvenirs heureux de l’époque où je me familiarisais aux pouvoirs de l’éther. Je me retrouvai ainsi, sans m’en apercevoir, sur le bord de la Branche. Devant moi descendait l’escalier menant à la bicoque délabrée de la chamane. Des marches taillées à même l’écorce. Je n’étais plus revenue en ces lieux depuis le jour de mon échec à l’ultime épreuve de Shanyröde. Ma dernière tentative.

Je descendis à pas nonchalants, portée par la nostalgie d’une époque bénie.

Sur les bords des Branches, les vents viennent rarement de face. Ils longent les côtes à la manière d’une langue râpeuse. En plus d’apporter des senteurs sirupeuses, ces brises légères avaient la familiarité d’un chien ravi de retrouver son maître. La tentation du grand plongeon m’effleura un instant. Qu’il eût été simple de basculer dans la mer d’éther et de mettre fin à tout cela. Par jeu, j’écartai les bras avec la volonté folle de saisir l’air et me penchai imperceptiblement vers l’avant, vers le vide.

Des mains m’attrapèrent par la taille et me tirèrent en arrière, si bien que je tombai le dos dans l’herbe.

— Par toutes les Branches ! Quel démon s’est emparé de vous qui vous pousse à pareil égarement ? 

Ces mots me semblèrent d’abord dépourvus de sens.

— Tobiane ? Que fais-tu là ?

— Je vous retourne la question, rétorqua l’inam dont l’apparition était si improbable que je touchai son visage pour me convaincre de sa présence.

— J’ai emménagé dans la demeure de la chamane, expliqua-t-il. Je doute que vous soyez venue me rendre visite.

— … non, en effet.

— J’ai appris au sujet de votre père et d’Alenash.

— Un inam mériterait le fouet pour avoir oublié le titre de son Seigneur.

— Vous aimez à ce point vous flageller ? Je doute qu’entendre Alenash-tame vous transcende de joie.

— Crois-tu me connaître, inam ? 

Ma méchanceté gratuite surprit Tobiane qui me jaugea sévèrement.

— Apparemment non. Peut-être daignerez-vous m’éclairer. 

Je regrettai immédiatement mon agressivité. Au fond, ces retrouvailles inattendues m’emplissaient de joie, malgré une rancœur résiduelle.

— Excuse-moi. Je n’ai rien contre toi, au contraire. C’est juste que... Alenash veut me marier contre mon gré ; dans la même semaine, j’apprends la mort de ma meilleure amie. L’enchaînement est un peu rude.

— J’en suis navré. Faut-il pour autant que vous imitiez les anges ? À ce qu’on dit, les gardes ailés paient de leur âme le privilège de parcourir les cieux.

— Rassure-toi, je n’avais nullement l’intention de mettre fin à mes jours. Tu m’as juste surprise dans une fulgurance d’insouciance. 

Tobiane m’observa, dubitatif.

— Je te promets, Tobiane. Tu n’as pas à t’en faire. 

Comme je le voyais encore indécis, je lui adressai un sourire radieux quoiqu’un tantinet forcé.

— Je suis ravie de te revoir. Plus que je ne l’aurais cru. 

Je pris une profonde inspiration avant d’ajouter :

— Je tiens d’ailleurs à m’excuser.

— Pourquoi ?

— J’ai souhaité ta mort par le passé. Tu sais... après l’accident...

—Je le pressentais. Quelles que soient les circonstances atténuantes, je suis responsable du décès d’Ärlorive. Bien sûr, j’ai éprouvé des sentiments mitigés. Il était... vous étiez... très proches. Bref... Ces haines et ces colères sont à la mesure de l’amitié que nous nous portons.

— L’amitié... 

Nous échangeâmes des sourires gênés. Les plaies à peine cicatrisées restaient sensibles. Tobiane saisit l’occasion d’un silence pour changer de sujet.

— Votre amie Luwaly aurait aimé que vous franchissiez Shanyröde. J’ai étudié les ouvrages de la chamane et me suis exercé. Dans le secret espoir de pouvoir vous aider, ajouta-t-il à mi-voix.

— Tu es devenu chaman ?

— C’est un grand mot. Je n’ai pas le don. Ceci dit, je sais préparer les potions d’éther aptes à vous ramener de ce côté-ci de la porte des ténèbres.

— Tu voudrais que je retourne dans le Monde Intermédiaire ?

— C’est le seul moyen d’atteindre vos ambitions. Du moins, c’est ce que Luwaly croyait. 

Il y avait du vrai dans ses paroles, et pour la première fois depuis des années, je ne voyais plus Tobiane comme l’assassin de mon amour, mais comme le successeur de ma confidente sur qui j’avais toujours pu me reposer. Retrouver ainsi un pilier sur lequel m’appuyer fut la première bonne nouvelle depuis longtemps.

L’ancien écuyer était toujours banni de Palwite et vivait dans la cabane isolée, ignoré de tous. Je ne m’étais pas encore décidée à reprendre les séances de mysticisme. Je le visitai néanmoins quotidiennement pour retrouver cette complicité qui me manquait tant. Nous oubliions nos différences de castes, de rang et de Lignée.

Nous étions deux amis d’enfance heureux de se retrouver après une longue période d’incompréhension.

Un soir, tandis que Tobiane m’apportait une tasse de thé, je lui demandai à brûle-pourpoint de me montrer les potions qu’il se vantait d’avoir concoctées.

— Pourquoi ce nouvel intérêt ?  dit-il en me tendant une gourde en cuir souple.

J’ouvris le bouchon et reconnus immédiatement l’effluve du nectar d’éther parfaitement raffiné. À l’évidence, le jeune homme était devenu un maître dans son art.

— Disons que j’ai fait une promesse à une amie. Je dois franchir Shanyröde. 

Tobiane acquiesça d’un air grave. Derrière une façade austère et impassible, se devinait un mélange d’inquiétude et de fierté. Enfin, il allait pouvoir me seconder dans ces épreuves qui lui avaient toujours été interdites. Je n’avais plus pratiqué depuis deux années et m’installai avec appréhension au-dessus du bourgeon d’éther, à l’extérieur de la bâtisse. Mes craintes étaient sans commune mesure avec l’angoisse de Tobiane dont c’était la première véritable expérience. Reprenant les gestes de mon ancien mentor, il secoua un petit éventail pour ramener les gaz de la fleur vers mes narines. Bientôt, je sombrai dans l’obscurité.

La première épreuve fut remarquablement difficile. Il en va ainsi dès que l’on joue les dilettantes. Toutefois, les habitudes depuis longtemps ancrées ne se perdent jamais complètement. Je repris mes marques et passai les deux épreuves suivantes avec aisance. Vint la forêt enflammée.

Les sables mouvants me rejetèrent au cœur d’une clairière piégée par un incendie. Je retrouvai ce brasier tant redouté avec une pointe de dégoût, celui réservé aux horreurs dont fourmillait le monde. J’esquissai un pas en arrière, me recroquevillant à la façon des chats acculés au fond d’une impasse. Imitant le félin, je guettai la moindre issue dans le rideau de flamme. Tentative désespérée, je le savais. Je connaissais désormais ce paysage embrasé et ne perdis pas mon temps en vaines hésitations. La sécurité du cercle d’herbes jaunies épargnées par le brasier était illusoire, le salut se trouvait au milieu du danger.

Sans plus attendre, je pénétrai dans le bois rongé par l’Incandescent.

Je découvris une sente à peu près praticable. Des langues brûlantes dansaient sur les troncs d’arbres, dissipant en chaleur et en lumière la vie qu’elles consumaient. Je sentis mes cheveux roussir et des cloques se former par endroits. Nul besoin de prescience pour comprendre que mon sursis s’envolait avec la fumée noire de suie. Il me fallait mettre un terme à l’épreuve rapidement.

Je ne m’étais pas lancée dans cette aventure sans préparation. L’expérience aidant, j’avais réfléchi aux différents obstacles qui jalonnaient Shanyröde, et ressassé ma dernière discussion avec la chamane. La solution se trouvait toujours en lien avec l’Arbre-Mère. Les sèves pour le gouffre, le tronc pour le lac, les racines pour les sables mouvants. À en croire Tobiane et ce qu’il m’avait rapporté des ultimes paroles de la chamane Seyëve, la clef de la forêt enflammée prendrait les traits d’une fleur.

Partout où se posait mon regard, ce n’était que braise et cendre. L’humus aussi se réduisait en poussière grisâtre. Comment trouver une fleur dans un endroit pareil ? Je balayai cette question. La rationalité menait à la mort dans le Monde Intermédiaire. Je me remémorai plutôt les autres défis.

Le gouffre d’abord. J’avais ignoré la chute et le hululement du vent pour me concentrer sur le bruit des sèves.

Le lac gelé. En prenant conscience de mon corps, depuis la pointe de mes cheveux jusqu’au bout de mes orteils, j’avais éliminé la glace et découvert le tronc.

Les sables mouvants, enfin. Respirer et manger par simple diffusion à travers mon palais avaient révélé mes racines.

À chaque fois, je m’étais laissée aller et au moment de mon trépas surgissait la révélation. Il y avait un contre-exemple cependant. Ma précédente tentative face à la forêt enflammée s’était soldée par un échec funeste. Devais-je tout miser sur ma mort ? N’y avait-il vraiment rien pour me guider ?

Elle flotta dans l’instant, se pavanant telle une intruse sur une scène de théâtre. Elle était là, au nez et à la barbe de tous, dissimulée derrière un décor chamarré obnubilant les sens. Chercher la fleur ! Si je n’avais aucune idée de l’emplacement de cette rareté, j’avais perçu une fragrance… aussitôt disparue, emportée par l’âcre odeur du charbon et des essences brûlées.

Comment était-elle apparue ? Sur cette question, un arbre décida de s’abattre. Je m’écartai au dernier moment vers un buisson aux tisons voraces. Je caressai mon bras meurtri, scrutant d’un œil effrayé la prochaine menace.

Une lumière plus vive que le foyer devant moi éblouit mon esprit. Une fois de plus, je me focalisais trop sur le péril immédiat (et bien réel, ceci dit), me fermant à la seule chose qui comptait vraiment : l’Arbre-Mère. Résolue à en finir, fût-ce d’une manière radicale, j’abaissai mes paupières, rejetai l’incendie et ses conséquences regrettables. Trouver le calme et le repos fut en soi un soulagement. À ce premier succès s’ajouta la subtile senteur d’une fleur de violette, élégante et fragile. Mes jambes se dressèrent malgré moi et je suivis cette trace odoriférante telle une somnambule. Je manquai plusieurs fois de la perdre, tant ce parfum sait se faire oublier.

Je n’ai jamais compris par quel miracle j’avais évité le feu, les débris et les gaz toxiques. Pourtant cela s’est confirmé ensuite, la piste de la fleur suit des détours qui transforment cette errance dans la fournaise en une promenade de santé. Je la trouvai au milieu d’une futaie déjà ravagée, unique rescapée d’une extermination méthodique.

J’ouvris les yeux et découvris une corolle pourprée portée par une fine tige d’un pouce de haut. Je ne la cueillis pas, consciente qu’Okateï habitait cette splendeur. J’époussetai les cendres accumulées à ses pieds sans jamais la toucher. Je m’agenouillai et ne pus résister à l’envie d’approcher mon nez pour m’enivrer de ses effluves.

Vive lumière. Je me redressai sans comprendre, surprise et un peu déçue de découvrir que l’objet de ma convoitise avait disparu. Je me levai tout à fait, puis tournoyai sur moi-même. Je me trouvais dans une clarté infinie, sans horizon ni dimension. Ni haut, ni bas ; ni proche, ni lointain ; le sol sur lequel je marchais n’avait aucune consistance, j’aurais aussi bien pu léviter dans le néant, sensation étrange qui me rappela le seuil de Shanyröde.

La blancheur immaculée m’apaisait et me donnait envie de rencontrer la maîtresse de maison. Car j’en avais conscience : je me trouvais dans l’antichambre de l’Arbre-Mère.

Je marchais un peu, espérais peut-être trouver un relief sur lequel s’accrocherait une ombre. J’eus l’impression de rester une éternité à attendre. Que devais-je faire à présent que les épreuves avaient été franchies ? Comment m’adresser à Okateï ? Devais-je lui poser une question directe ? Une seule me traversa l’esprit sur le moment.

— Bonjour. Il y a quelqu’un ? 

Des volutes se dessinèrent. Les tons pastel, très clairs, presque diaphanes, contrastaient avec l’éclat environnant telle une pincée de crépuscule sous un soleil de midi. Les nuages se concentrèrent et construisirent une forme de plus en plus nette. C’est alors que je la vis.

Chapitre XXVIII

La porte sous la cascade

La brume du matin se change en rosée, dessinant avec d’innombrables diamants les contours de la toile d’araignée jusque-là invisible. Un phénomène similaire se jouait sous mes yeux. Les vapeurs colorées se condensèrent sur une silhouette translucide peu à peu couverte de pigments. Des jambes, un corps, des bras, une tête. Un humain né adulte prenait vie devant moi.

L’individu s’achevait. Un nez, une bouche, des pommettes. Un visage avec ses traits et ses expressions. Une lueur derrière les pupilles, une étincelle de vie dans cet être surgi de nulle part. Elle – car c’était une femme jeune et belle – avait des cheveux châtains qui lui descendaient jusqu’au creux des reins. De longues mèches lui passaient par-devant les épaules, dissimulaient habilement sa féminine nudité.

Elle repoussa de ses mains une frange qui lui couvrait la moitié du visage. Comme si ce simple geste m’avait heurtée à distance, j’eus un mouvement de recul appuyé par une exclamation ébahie. Je me serais tenue au-dessus d’un lac placide, j’aurais découvert la même image reflétée. À bien y regarder, tout en elle mimait mon apparence, depuis son allure fine et élancée jusqu’aux détails de sa musculature forgée par un entraînement exigeant. Une autre moi-même me toisait.

Un pas sur le côté, ma jumelle m’imita en sens inverse. Commença une étrange chorégraphie symétrique emplie de grâce. Elle me rappela les basses-danses les soirs de bal, où chaque partenaire évolue l’un face à l’autre, mû par une attraction sans jamais se toucher.

— Qui êtes-vous ? Okateï ? 

Je n’eus pour toute réponse qu’un sourire énigmatique. Bien malin celui qui y déchiffrait la niaiserie, la sympathie ou encore l’ironie.

— Je me nomme Luwise Sofunada Susay-Nashly-Fonda. Je viens de Palwite. Est-ce bien l’antichambre de l’Arbre-Mère ? 

Sa face resta figée sur sa mystérieuse expression.

— J’ai le don d’entendre les sèves. Les vôtres… enfin je crois… Une chamane m’a dit que je devais venir vous parler directement par-delà Shanyröde. Une autre de mes amies affirmait que vous donneriez rendez-vous à des enfants chéris. Pouvez-vous m’éclairer ? 

Sa réponse fut pour le moins sibylline. Elle tendit le bras, poing fermé, et ouvrit délicatement sa main, paume vers le haut. Une graine y trônait. Interdite, je m’apprêtais à demander davantage d’explications lorsque la sphère se craquela. Une radicelle se faufila entre son index et son majeur, tandis qu’une tige déploya deux cotylédons fripés d’un vert jaunâtre propre aux plantes qui n’ont pas encore vu la lumière. Rapidement, les deux feuilles s’étirèrent et se gorgèrent de chlorophylle, virant du vert maladif à une couleur lumineuse, pleine de vie.

— C’est magnifique, mais je ne comprends pas ce que vous essayez de me dire. 

En un clignement de paupière, la vision disparut.

Je me retrouvai dans les bras de Tobiane. Il retenait mon corps dont les muscles s’étaient relâchés et s’écroulait à la renverse. Un mal de crâne enserrait ma tête, l’éclat du jour m’aveuglait, ma langue se collait sur le haut du palais de ma bouche desséchée. Les symptômes d’une longue nuit d’ivresse.

— Comment vous sentez-vous ? s’enquit Tobiane.

— Je ne sais pas. Ça pourrait être pire.

— Alors ? Avez-vous franchi Shanyröde ?

— Je crois. Je me demande l’intérêt de tous ces efforts. L’antichambre, si c’est bien l’endroit où je me trouvais, n’apporte que des questions.

— Que s’est-il passé ? 

Je rassemblai mes souvenirs confus comme les débris d’un rêve au réveil.

— Je me suis vue. Ou du moins, quelqu’un ayant mon apparence.

— C’est Okateï ! fit-il au comble de l’excitation. C’est ainsi que la décrivent les ouvrages. Elle prend la forme de celui ou celle qui la visite. Vous avez réussi !

— Que m’importe ! Elle n’a pas dit un mot. Elle s’est contentée de me jauger, puis a ouvert sa main, dévoilant une graine qui s’est mise à germer.

— Une graine ? Venant de l’Arbre-Mère, cela peut signifier tout et n’importe quoi.

— Mouais… je me demande bien ce que les Prophètes pouvaient entendre.

— Peut-être rien. Certains parlent de simples mystifications. Les charlatans auraient utilisé la crédulité du peuple et de la noblesse.

— Pour l’heure, j’en ai soupé du Monde Intermédiaire. Je retourne à Palwite. 

Je quittai Tobiane de manière un peu brusque. Il ne méritait pas cet emportement. Cette sourde colère se nourrissait de ma propre déception. Qu’attendais-je donc ? La clairvoyance ? La prescience ? Me comprendre moi-même ? Tout cela à la fois certainement. Quelle prétention !

La foule s’était amassée devant l’enceinte du palais. Un frisson l’agitait dont l’écho se répercutait sous la forme d’une rumeur inquiète. Pouvait-on y croire ? La question était légitime. Les inams ne se fieraient qu’aux paroles de leur Seigneur, car les mots du Bras de l’Arbre-Mère sont vérité.

Une acclamation enjouée s’éleva de la place lorsqu’Alenash, coiffé de ses cheveux rouges d’automne, surgit au sommet des remparts intérieurs. Il revêtait ses habits d’apparat colorés de teintes chatoyantes. Conjugués à sa mine réjouie, la reine à ses côtés, le tableau était idyllique ; les ragots colportés depuis la veille gagnaient en crédibilité. Le sceptre d’Aulne bien en évidence dans la main droite asseyait le pouvoir du souverain.

— Peuple de Palwite ! C’est un grand jour pour notre cité. La guerre avec Amfiteï est officiellement terminée ! 

Une clameur ébranla la ville reconstruite jusque dans ses fondations. Nul n’avait oublié l’anéantissement évité de justesse deux ans plus tôt. Chaque famille avait versé un tribut sanglant, et si les murs s’étaient relevés, de profondes blessures demeuraient. Savoir la menace repoussée était un soulagement, un premier pas vers le deuil. Mais combien de temps cette paix durerait-elle ? Personne n’y pensait en ce jour de fête.

— Ce traité, nous le devons à Luwise Sofunada, fille de Särise-tame qui paya de sa vie le salut de la Branche, poursuivit Alenash. L’abnégation irrigue le sang de cette famille. Luwise Sofunada épousera Olien Shifunada Susay-Nashly Funada. Olien-obe est originaire de Noïfër, pays de la Lignée de nos anciens ennemis. Il sera en nos murs d’ici un mois pour célébrer les noces. Que tous sachent ce que notre seigneurie doit à Luwise-obe. Que son nom soit synonyme de respect et de reconnaissance. Jamais Palwite n’oublie le sacrifice de ses enfants. 

— Vie à l’Arbre-Mère ! 

Cette exclamation se répétait dans toutes les bouches et se changea en ovation lorsque j’apparus au sommet des murailles. Moi seule ne partageais pas cette euphorie. Heureusement, j’étais trop loin pour que la foule remarque mon sourire forcé.

Sur ces entrefaites eut lieu le cataclysme. Le tremblement de terre secoua le rameau, fissura les murs et abattit les toitures. Un mouvement de panique s’empara de la population amassée. Elle détala en désordre, pressée de retrouver un proche resté à la maison. Et le drame s’installa partout. Chaque ruelle, chaque logement, devenaient un piège mortel. Depuis le chemin de ronde, nous vîmes Palwite s’effondrer tel un château de cartes. Le palais aussi fut touché. Des domestiques, mais également des gardes et des courtisans se retrouvèrent dans la tourmente, certains sans espoir d’en réchapper.

Alenash se tourna vers le Gardien, le grand maître des chamans seigneuriaux.

— Que se passe-t-il ?

— Je n’en suis pas sûr... ce phénomène a l’air d’une poussée de croissance de la Branche. Okateï vit, nous sommes ses humbles locataires. C’est une épreuve qu’il nous faut endurer. Au petit matin, votre territoire aura grandi, Alenash-tame. 

Le séisme ne semblait pas vouloir finir. La terrasse sur laquelle nous nous trouvions se craquelait et nous dûmes évacuer vers un lieu dégagé. Nous nous rassemblâmes dans les jardins d’où Alenash commanda les opérations, ordonnant aux officiers de prendre des hommes pour secourir les civils. Inutile de dire que nous fûmes tous volontaires.

Nous parcourûmes la cité l’heure entière que dura la croissance. Nous arrachâmes à leur domicile des gens trop attachés à leurs rares possessions pour réaliser le péril. Hélas, bien souvent nous arrivâmes trop tard, et parfois, au mauvais moment.

Nous conduisions malgré eux un couple de marchands hors de leur commerce. Le mari craignait les pillards. Il se débattit tant et si bien qu’il se libéra des bras d’un soldat et se rua dans sa boutique. Je le poursuivis, excès de zèle qui manqua de me coûter la vie. La bâtisse s’écroula sur nous et je me retrouvai piégée dans un réduit. Par chance, je souffrais de contusions sans gravité. Il m’était malheureusement impossible de me dégager.

Et les secousses se poursuivaient.

À mesure que se prolongeait la catastrophe, la poutre qui retenait l’amas de pierres au-dessus de moi bougeait de plus en plus. Des blocs se détachaient déjà et menaçaient de m’écraser. Je perdis la notion du temps. L’on m’expliqua que j’étais restée deux heures sous les décombres avant l’arrivée d’amis dévoués.

Le premier visage aperçu à travers les rocs fut celui de Tobiane, Vänesine à ses côtés.

— Bienvenue parmi nous, princesse, dit l’impertinent archer. Heureusement que ce garçon n’appartient pas à la garnison, il aurait été puni pour insubordination. Il s’est dévoué une heure durant à votre recherche. Le monde autour de lui aurait pu être anéanti, vous seule comptiez à ses yeux.

— Arrête, veux-tu ? lui lança l’inam.

— Hé ! Un peu de respect envers la noblesse, ironisa Vänesine. Et modère tes propos. Tu n’es pas censé mettre les pieds en ville, je pourrais te dénoncer pour ça.

— Où vois-tu une ville ? 

Tobiane terminait à peine sa phrase lorsque je sortis complètement de mon trou. Le désastre m’apparut alors dans toute son horreur. La cité basse était ravagée, ne restaient débout que les fortifications percées de brèches par endroits. Quelle triste farce ! Nous venions de reconstruire ! Au-delà des murs rasés, le tremblement de terre éprouvait notre résilience. À bout de force, je m’affalai sur une ruine.

Le soir venu, je me rendis compte combien le château avait souffert. Les façades lépreuses couvertes de lézardes, parfois de la largeur d’un doigt, se dressaient comme par miracle. Des charpentes avaient cédé, il n’était pas rare de déboucher sur des couloirs obstrués. Au milieu des débris pointait parfois un bras d’enfant, si frêle, si menu, une main suppliciée que l’on voulait serrer pour la consoler, la rassurer, avant son ultime voyage vers ses ancêtres.

L’on alignait déjà les cadavres dans les jardins. L’aigre odeur de la Putrescence ferait bientôt germer une forêt de bourgeons funéraires. La Branche avait grandi dans la douleur, comme toujours. Lors de notre serment de chevalier, nous jurions de la protéger. Aujourd’hui, nous lui payions cher ce dévouement. Une injustice révoltante.

Alenash gérait la crise en véritable souverain. Cela fut dur à reconnaître, il était admirable. Chaque officier, chaque maître de guilde, lui rapportait l’évolution des secours et des travaux de déblaiement. Lorsqu’un conflit de priorité se présentait, il le tranchait sans état d’âme. Ce n’était pas toujours juste, c’était pragmatique, et espérons-le, profitable au plus grand nombre. Nul ne le saurait jamais.

En dépit de son ampleur, la tragédie était porteuse d’espoir pour la Lignée. La logique des rameaux est ainsi faite que l’immense malheur de notre communauté contentait au plus haut point les cités intérieures. L’accroissement de la Branche était toujours un évènement joyeux dans les capitales du houppier. À mesure que le diamètre grossit, les craquements de l’écorce sont moins destructeurs.

Nos ancêtres en oubliaient qu’eux aussi avaient connu jadis pareils tourments.

Alenash reçut un courrier de la cité mère, trois jours à peine après le cataclysme. Idatanal ne se souciait pas de la santé de nos gens, ni même de l’état de nos murs dont elle avait pourtant payé la reconstruction. Le Père de Lignée désirait des détails sur les nouvelles terres. S’agissait-il d’une extension importante ou d’un petit frémissement ? Les jeunes contrées s’annonçaient-elles giboyeuses ? Propices à l’agriculture ? Des ressources étaient-elles apparues ? Des helias, des bourgeons d’éther peut-être ?

Si le jeune souverain avait accordé jusque-là un intérêt secondaire aux nouvelles provinces de son fief, la soudaine passion du Premier Seigneur nécessitait une réponse qu’il était incapable de donner. Alenash manda ses principaux chevaliers avec une telle autorité que nous crûmes à un nouveau désastre.

Nous fûmes une cinquantaine à ce conseil, rassemblant l’ensemble des officiers ainsi que les guerriers les plus valeureux. Me trouver parmi eux flatta mon orgueil. Le jeune souverain ouvrit la séance en s’adressant à son premier officier sans préambule.

— Indasarm, nous avons paré au plus pressé. Nous pouvons désormais retirer sans crainte une poignée de soldats de la capitale. La Branche a grandi. Idatanal et le conseil des Sages souhaitent ardemment connaître les nouveaux contours de l’extrémité. Vous choisirez vos hommes et conduirez une expédition de reconnaissance. Prenez vivres et matériels que vous jugerez nécessaires, et faites-moi votre rapport d’ici quatre jours au plus tard. Si la Branche s’est à ce point étendue que ce délai soit insuffisant pour votre mission, envoyez-moi un messager qui témoignera de vos avancements.

— À vos ordres. Lifnoï, Nisfyl, rassemblez vos hommes. Retrouvons-nous directement à la porte est. Nous partons dans une heure. 

Suivant l’exemple de leur chef, les deux officiers transmirent les consignes. Comme à son habitude, Nisfyl prenait très au sérieux son grade et nous commandait, Vänesine, Nortenam et moi, avec non moins de fermeté que le reste de sa compagnie. Si le prince étranger demeurait stoïque, Vänesine et moi en riions sous cape.

Nous attendions tous, une vingtaine d’hommes, au pied de nos montures harnachées et apprêtées pour plusieurs jours de voyage. Ce n’était qu’une patrouille habituelle, semblable aux milliers déjà effectuées, et comme d’ordinaire, nous étions aussi bien préparés que pour une guerre, ce qui impressionnait toujours les badauds.

Lujin, la femme de Nisfyl, l’accompagna jusqu’aux fortifications. L’image bluette attira les railleries de ceux qui n’avaient pas eu la chance de trouver compagne. L’officier les ignora et dévoua chaque seconde à son aimée.

— Ne commets pas de folie, lui dit-elle.

— Voyons, c’est une mission de reconnaissance. Une promenade tranquille sur l’extrémité du monde.

— Ce serait dommage qu’il ne connaisse pas son père. 

Nisfyl resta un moment interdit, n’osant comprendre. Puis, son visage s’illumina. Il étreignit sa femme et l’emmena dans une vrille entêtante ponctuée de baisers enflammés. Son bonheur contagieux communiqua des fous rires et des sifflets à l’ensemble de l’expédition. Il n’y avait guère que Vänesine pour garder sa mine sombre des mauvais jours.

— Ça y est, je suis veuf. Le Nisfyl que j’ai connu sera mort dans quelques mois, murmura-t-il, amer.

— Et pourquoi ne l’imiterais-tu pas ? demandai-je avec ironie.

L’archer me gratifia d’un œil noir qui mit un terme à la conversation. Latenam ordonna le départ. Nous partîmes sans gloire ni acclamation populaire. La route, jusque loin dans la campagne, était jalonnée de ruines. Des corps dépassaient parfois d’entre les décombres, découvertes macabres qui plombèrent l’ambiance désinvolte initiale.

Nous croisâmes Tobiane sur le bord de la route. Tout le monde le connaissait, certains étaient des amis proches. Malgré cela, nous l’ignorâmes. Tobiane était devenu un paria, le reconnaître publiquement méritait la même disgrâce. Vänesine avait pris de gros risques en l’accompagnant l’autre jour. La situation exceptionnelle avait permis des complaisances, ce qui n’était plus d’actualité à présent que l’ordre était revenu.

L’inam, mon ami, m’adressa un signe de la main que je ne lui rendis pas. J’attendis encore pour sortir ma flûte et entonner l’air enivrant d’Osino Tobiane.

— Sofunada ! Veuillez cesser !

Le ton impérieux de Latenam ne laissait aucune place au compromis. Je décidai de le défier. Avait-il réellement cherché à me dissuader ? Il ne réitéra pas son coup de force. Mon écuyer disparut derrière une colline tandis que nous poursuivions notre chemin.

Au moment où nous fûmes suffisamment loin pour pouvoir embrasser d’un seul regard l’ensemble de la citadelle, je me retournai vers Palwite. Le pays était méconnaissable. Certes, le frelon de la canopée gardait sa silhouette caractéristique, l’abdomen dominait encore la contrée et le rétrécissement dessinait toujours un thorax effilé. Toutefois, les éperons de Noïrode s’étaient écroulés et ses quais avaient été surélevés, si bien qu’ils ne jouxtaient plus la côte. La Branche avait doublé de largeur. Était-ce encore la frêle brindille conquise par les pionniers ?

À mesure que nous avancions, la lande se fendait de crevasses dans les plus grosses desquelles un homme pouvait pénétrer en entier. Ce paysage de plaine, que nous avions connu autrefois monotone et verdoyant, avait été labouré sous les assauts d’une charrue dont les sillons se suivaient jusqu’à l’horizon. Des bois avaient été couchés partiellement ou dans leur totalité, et l’écorce se hérissait par endroits tels des récifs dévoilés par la marée, des ruisseaux détournés par une cataracte inédite empruntaient, encore indécis, des ornières à peine tracées. Le sol patiemment cumulé durant un siècle s’érodait sur les coteaux nouvellement dressés, effondré parfois sur des dizaines de toises le long d’une loupe de glissement. Aucune habitation sur le chemin de ces coulées n’avait résisté. Le plus souvent, il ne restait que des ruines dont certaines servaient désormais de tombeau. Malgré les drames, la population prenait déjà possession de ces territoires redessinés. Chaque masure démolie trouvait sa copie dans des ébauches de villages, rassemblements de réfugiés venus chercher soutien et réconfort au sein d’une communauté. Après quelques années, le campement se serait développé, on lui aurait donné un nom et chacun s’y serait attaché autant que s’il y était né.

Puis vinrent les étendues vierges, de vastes contrées dépourvues de terre et d’humus. Les skwirids marchaient directement sur l’écorce de l’Arbre-Mère dont les plis et les fissures créaient un chaos difficile à explorer. La peau d’Okateï revêt différents aspects en fonction de son âge. Ainsi, durant les années qui suivent le débourrement, elle est tendre et douce comme de l’argile imbibée d’eau. Cette matière malléable offre un parfait support aux végétaux pionniers dont le vent et les animaux apporteront les graines. Les épiphytes se répandent généralement en quelques mois, et deux ans plus tard apparaissent les premiers bosquets. Toutefois, cet environnement demeure extrêmement fragile pendant plusieurs dizaines d’années, tel un nourrisson qu’il convient de veiller.

Au bout d’un siècle ou deux, l’écorce durcit progressivement. Passé cinq siècles, la Branche a tellement grossi qu’une échine se dresse en son axe. Il est difficile d’imaginer que ces montagnes aux falaises à-pic étaient jadis semblables à cette texture duveteuse et fertile.

Quant à savoir ce que devient le rameau dans les Enténébrées, là-dessus les avis divergent. Certains jurent que l’écorce se dégrade, frappée par l’équivalent de l’Asiwitil, la maladie des feuilles-miroirs. D’autres assurent qu’au contraire, elle continue à se durcir, à tel point que plus un seul végétal n’y trouve prise. Les rameaux dépéris seraient de ce fait des déserts d’obscurité. De tels propos viennent de doctes ignorants, spécialistes des couloirs de leurs bibliothèques plutôt que des réalités du monde. Les Enténébrées sont, ô combien, plus complexes !

Je ne cessais de m’émerveiller devant ce paysage, reflet de la création du monde. Si beaucoup dans le groupe partageaient mes sentiments, Latenam dirigeait l’expédition d’un air blasé. Il ne prenait la parole que pour donner des ordres, se mêlait aux conversations uniquement si son avis était requis. Une certaine gaieté était revenue depuis que nous avions laissé derrière nous les affres du tremblement de terre. Le premier officier y semblait pourtant hermétique. Il scrutait le lointain intensément, jusqu’à s’y perdre pendant de longues minutes. Je lui avais connu pareille concentration sur les murs de Palwite assiégée. Cherchait-il une armée cachée dans les séracs ligneux ?

Lifnoï lui en fit la remarque. De tous les membres de la patrouille, le gradé était le plus proche de Latenam. Il avait été le compagnon d’arme de celui que l’on ne nommait pas encore Indasarm. Ensemble, ils avaient affronté maints dangers et parcouru d’innombrables champs de bataille, depuis les froides Branches du Nord jusqu’aux lointains rameaux méridionaux. Si ce terme avait un sens pour Latenam, Lifnoï pouvait sans doute être considéré comme son ami, et de toute évidence, il n’y avait que lui pour recevoir des confidences. Malgré cela, Latenam resta mystérieux.

— Une part de moi espère sa venue, tant mon cœur réclame vengeance. Cependant, ce serait folie de dire son nom. Un chevalier de beau lignage ne peut souhaiter si grand malheur pour satisfaire son égoïsme. 

Cette obscure déclaration flotta dans le silence à la manière des brumes matinales, humides et glaciales, imprégnant chacun dans sa chair au point d’arracher des frissons aux moins timorés. Personne ne devinait ce que craignait notre commandant, et le lendemain, les propos alarmants du vieux guerrier furent oubliés.

Au bout de trois jours, nous ne voyions pas encore l’extrémité. La Branche avait connu une croissance majeure, peut-être la plus importante depuis un siècle. Conformément aux ordres d’Alenash, un cavalier fut renvoyé à la capitale pour rendre un rapport d’étape. Avec la durée, l’enthousiasme initial s’émoussa. Certes, je m’extasiais toujours devant ces contrées dénudées aux beautés quasi minérales. La sphère sylvestre se perçait de fenêtres de ciel toujours plus nombreuses et plus vastes, offrant des soirées au clair de lune source de rêveries. Cette poésie n’était pas toujours partagée. Plusieurs désiraient rentrer dès que possible.

Vänesine, quant à lui, avait troqué sa bonne humeur contre un sarcasme par moments déplaisant.

Une découverte souleva un regain d’intérêt. Cinq jours après notre départ de Palwite, nous nous figeâmes devant un spectacle ahurissant. Face à nous, le rameau se prolongeait à travers une cascade. Elle tombait sans doute depuis un rameau immature, loin au-dessus de nos têtes, et dressait un rideau de fines gouttelettes vaporisées par les vents, tendu d’une rive à l’autre sous la forme d’une douce bruine. L’eau, ressource si limitée sur les Branches que des aqueducs la guidaient sur des centaines de lieues, s’accumulait dans un lac dont l’exutoire créait une rivière au lit encore incertain.

Nous nous approchâmes de la chute sans croire tout à fait à sa réalité. Même lorsque nous passâmes la main dans le voile aqueux et la sentîmes mouillée, nous pensâmes rêver. Elenar, jeune guerrier aux ordres de Lifnoï, se doucha le premier en s’avançant sous la cascade. Son rire heureux vibrait d’une irrésistible invitation à la baignade à laquelle nous cédâmes rapidement. Même Latenam délaissa un temps son austérité. Nous dûmes nous aligner dans la largeur de la Branche pour tenir ensemble sous la chute. En effet, celle-ci n’était guère épaisse. En deux pas, nous l’avions traversée. Je ne me préoccupai que trop tard des inconvénients, pour une femme entourée d’hommes, à porter des vêtements trempés. Grâce soit rendue à Okateï, mes compagnons étaient de noble éducation.

Nous riions, nous jouions comme des enfants à nous éclabousser mutuellement. Sans nos armures que nous avions laissées sur la berge, un passant se serait mépris sur nos motivations. Nous étions de jeunes gens, pour la plupart de moins de vingt-cinq ans, et nous goûtions aux plaisirs de la vie. Trop d’entre nous ne virent pas le lendemain.

Nous nous séchions et enfilions de nouveau nos équipements lorsque nous vîmes Latenam sortir sa lame, le fer gémissant sur le cuir du fourreau, et avancer à pas feutrés vers un monticule. Instinctivement, nous l’imitâmes sans prendre le temps d’achever nos préparatifs. Nous le rejoignîmes en nous baissant, pour finir allongés sur l’écorce moelleuse du sommet.

À quelques vingtaines de toises, un Gölbynekën venait de se poser et flairait l’air bruyamment. Je n’avais jamais vu de serpent-oiseau dont la rareté laissait dire qu’il ne s’en montrait qu’un par génération. Aussi terrible et redoutable que fût cette créature, elle n’en demeurait pas moins magnifique. Son corps, long et effilé, ressemblait à celui d’une couleuvre ou d’une anguille, à ceci près que douze toises séparaient le museau du bout de la queue, des pattes et des ailes rattachées au milieu. Ses écailles reflétaient l’ensemble de l’arc-en-ciel suivant l’angle d’observation. Le soleil miroitait en multiples éclats sur sa cuirasse aux motifs ondulant au gré des mouvements de l’animal. À mesure qu’elles se rapprochaient du tronc où se fixaient les membres, des plumes se mêlaient aux écailles jusqu’à couvrir l’abdomen d’un abondant manteau rouge et violacé. Pareille débauche de couleurs témoignait d’une chose : ce monstre ne craignait pas d’être remarqué, ce qui n’avait rien pour nous rassurer.

J’imaginais la bête en vol, splendide et merveilleuse. Son allure au sol en revanche, pataude et disgracieuse, avait de quoi laisser sceptique. Sa paire de pattes postérieures était puissante et lui permettait de se dresser de toute sa hauteur. Les ailes déployées, sa silhouette projetait une ombre immense qui glaçait d’effroi, aspect fantastique bien différent de cette démarche gauche incitant à la moquerie. Son cou démesuré déséquilibrait le poids de son corps qui, écroulé vers l’avant, trouvait appui sur ses mains griffues. Son déplacement s’apparentait davantage à celui d’une gigantesque chauve-souris pourvue de plumes, qu’à celui d’un oiseau à la posture droite et aux ailes repliées.

Malgré ces curiosités et ces superbes ornements, un détail ternissait le tableau. Sa dentition dévoilée au hasard d’un claquement de mâchoire ne mentait pas. Si des molaires s’alignaient dans le fond, le reste s’apparentait à des poignards. Nous nous tenions face à un tueur. Ce point ne semblait pas inquiéter Latenam qui guettait le Gölbynekën avec le regard d’acier du chasseur décidé.

— Il faut retourner à Palwite chercher des renforts, proposa un chevalier.

— Non. Il n’y a qu’une raison pour attirer un serpent-oiseau hors des Enténébrées. Nous sommes proches d’un bourgeon de succession, et si nous ne l’arrêtons pas maintenant, ce monstre aura mangé l’Änlisöve avant notre retour. 

J’eus un hoquet de surprise. Le Gölbynekën était un mythe et beaucoup doutaient de son existence. Je n’avais guère porté d’attention à ces légendes évoquant une créature, mi-reptile, mi-volatile, qui veillait jadis à la destinée de l’Arbre-Mère. Le Gölbynekën dévorait le bourgeon de succession, mettant un terme définitif à la croissance d’une Branche ou à l’un de ses rameaux secondaires. Son jugement arbitraire, tel un implacable couperet, entraînait la mort d’une Lignée. Lorsque Skwiteïsan confia la protection d’Okateï à la noblesse fylide, les nouveaux défenseurs se heurtèrent au bourreau aveugle. Depuis, homme et serpent-oiseau se livrent une guerre farouche nourrie de haines ancestrales.

Le souci de protéger la Neuvième Branche me motivait moins qu’une autre pensée plus sournoise et intéressée. Latenam avait raison. Les Gölbynekëns sentent les bourgeons de succession depuis les Rameaux Oubliés. L’un d’eux errait dans les environs à la recherche d’un de ces boutons sur le point d’éclore. Autrement dit, tant que le démon n’avait pas avalé l’Änlisöve, il me restait un espoir de devenir Seigneur.

En quelques mots, le premier officier donna ses ordres : clouer le serpent-oiseau au sol et tenter de le frapper à la tête. Nous acquiesçâmes d’un air entendu, bien que personne n’ait encore la moindre idée de la manière d’opérer. Nous n’eûmes guère le loisir de peaufiner notre stratégie, le reptile emplumé grogna de satisfaction. L’objet de sa quête avait émoustillé ses naseaux et son grisant parfum chatouillait délicieusement son cerveau. Il dodelina de la tête en poussant un jappement de chiot. Devant le côté comique du spectacle, nous doutâmes un moment de la dangerosité du monstrueux saurien. Toutefois, cette idée s’évapora lorsque nous le vîmes fureter avec détermination dans une anfractuosité précise.

Il n’y avait plus à hésiter. Je sifflai ma renarde que je montai sans interrompre sa course. La lame au clair, nous chargeâmes en hurlant à plein poumon dans l’espoir d’attirer la créature. Je ne songeai pas au danger, je n’avais pas conscience de la folie de ma conduite. Le bourgeon occupait ma vue. Mon bourgeon ! Aucun serpent-oiseau ne pourrait me l’enlever.

Nëvudei bondit à l’instant où le Gölbynekën détourna son long museau vers l’origine du raffut. Ma fidèle compagne le mordit à la gorge avec tant de force qu’elle resta accrochée de longues secondes à la seule force de ses mâchoires, ballottée dans les airs, tandis que le monstre se débattait. Emportée par l’élan, je fus projetée contre le cou où j’enfonçai mon épée, l’unique prise à laquelle m’accrocher. Je sortis une dague de ma ceinture qui m’offrit un second appui.

Le Gölbynekën racla son cou sur le sol pour dégager cet irritant moucheron, avec la ferme volonté de m’écraser. Je sauvai ma lame au dernier moment, tandis que je roulais sur moi-même pour amortir ma chute.

Je me relevai d’un bond, m’offris un tour d’horizon rapide et découvris mes compagnons qui assaillaient le reptile de toutes parts, qui à l’épée, qui à l’arc. Pourtant, le combat semblait inégal. D’un coup de queue, la bête balayait une rangée de guerriers, pendant que la tête en gobait deux d’une seule bouchée. Les griffes, tant aux pattes qu’aux ailes, se révélaient des armes aussi létales. Nous avions déjà un mort et trois blessés, dont un dans un état critique. De son côté, notre adversaire souffrait d’écorchures superficielles.

Ce n’était pourtant pas faute de se débattre. Debout sur son skwirid, Nisfyl menait trois hommes à l’assaut des tendons calcanéens, à l’arrière des chevilles, dans l’espoir d’abattre le serpent-oiseau. Loin d’approcher son objectif, il passa son temps à éviter de finir aplati, lorsqu’un coup d’aile agacé envoya son groupe valdinguer à huit toises de là. Nisfyl racla la poussière violemment et se redressa tardivement, son armure de plates partiellement déchirée. Il répondit à mon regard inquiet d’un signe de la main avant de retourner au combat.

Vänesine avait vidé un carquois en vaines tentatives pour percer sa cuirasse. Hélas, les projectiles ricochèrent sans trouver la faille. L’archer changea de cible et se concentra sur les yeux. Il réussit à percer l’un d’entre eux, sans toutefois handicaper sérieusement le Gölbynekën. Était-ce de l’intuition ? L’animal identifia immédiatement le coupable et en fit une cible privilégiée. Vänesine abandonna son arc et usa de son épée courte pour défier les innombrables crocs. Elenar s’interposa avec un bouclier qui encaissa le choc. Les dents traversèrent le bois et transpercèrent le bras du jeune chevalier. À la seule force de son cou, le Gölbynekën souleva Elenar et Vänesine derrière lui qui volèrent pour s’écraser un peu plus loin dans des bruits d’os fracassés.

D’autres encore essayèrent différentes approches plus ou moins heureuses. Il y avait de quoi renoncer. Le colossal serpent ailé se dressait de toute sa hauteur, poussait des rugissements effrayants et battait des ailes dans l’espoir de décoller. Certains tentèrent d’accrocher les cordes aux extrémités des membres pour le plaquer au sol. Ils ne résistèrent guère lorsque l’animal prit de l’altitude. Une louable obstination fort peu avisée : celui qui tint bon le plus longtemps lâcha au-dessus des abysses aériens où il disparut, avalé par la pénombre.

Cette envolée n’avait rien d’une retraite. Le monstre balourd qui se mouvait péniblement sur le sol se changea en un cygne meurtrier une fois dans les cieux. En deux virées, il happa quatre chevaliers parmi les plus aguerris. À son troisième passage, j’eus l’idée insensée de lancer Nëvudei à pleine vitesse pour heurter le serpent-oiseau en vol. Le défaut se trouvait dans la majesté de ses évolutions dont les figures géométriques parfaitement exécutées les rendaient prévisibles. La difficulté fut de contraindre ma monture à une si périlleuse action. En dépit du caractère contre-nature de la manœuvre, Nëvudei coopéra sans rechigner.

Avec une parfaite synchronisation, la renarde frappa de front les côtes du démon durant son rase-mottes. Surpris et déséquilibré, le Gölbynekën se vautra en se brisant les ailes, résultat au-delà de mes espérances. Bien que sérieusement blessé, le serpent-oiseau restait menaçant. Il se dressait déjà sur ses pattes arrière lorsque Latenam s’approcha face à sa gueule, armé de sa seule épée et d’un bouclier.

— Avance, démon ! Je suis en compte avec toi. 

Comme si la créature le comprenait, elle lui répondit d’un rugissement mauvais. Le Gölbynekën boîtait à chaque fois qu’il posait les griffes de ses ailes cassées ; bien sot celui qui aurait pris ce prétexte pour le mépriser. Sa masse, sa cuirasse et ses dents en faisaient encore un redoutable ennemi. Latenam montrait au contraire plus de prudence que d’ordinaire, retranché derrière son blason de la même manière que l’on s’enferme dans une forteresse.

Le démon sentait-il l’aura assassine du vieux guerrier ? Pour une raison inconnue, son comportement devint méfiant. Il étudia de longues minutes le minuscule humain qui le défiait avec une telle audace. Il y eut des grognements, des sifflements venimeux, autant d’intimidations sans effet sur l’officier. Lui tournait à pas lents, maintenant son écu à hauteur des yeux en quête d’une ouverture. Elle se présenta enfin, quand le cou démesuré forma un angle droit.

— Wivenëd ! 

Le cri de fureur glaça les sangs des survivants, et ceux encore inconscients l’entendirent dans leurs rêves. En même temps que Latenam se rua vers la bête, celle-ci lui opposa sa gueule grande ouverte. Le bouclier fut broyé. Il ne tint que le temps pour le soldat d’enfoncer son arme dans la mâchoire inférieure jusqu’à la garde. La lame ressortit entre les narines, clouant ce museau dont les dents s’étaient refermées sur le buste du guerrier. Les jambes de Latenam pendaient, inertes, sur les rebords d’un bec corné qui acheva de couper en deux le corps d’Indasarm.

Le spectacle tétanisa les combattants. Notre commandant venait de mourir pour une blessure légère portée à son adversaire. Seul Nortenam semblait avoir gardé sa vivacité d’esprit.

— Luwise, suivez-moi. 

Par automatisme, je rattrapai le prince du Sud aussi prestement qu’un chien sifflé par son maître. Nous nous précipitions vers le monstre entravé par l’arme de Latenam sans la moindre hésitation. Je ne compris qu’en route que la lame empêchait le Gölbynekën d’ouvrir la gueule, diminuant d’autant la menace. Cette situation avantageuse ouvrait une brève opportunité offerte par le sacrifice de notre chef ; il nous fallait agir vite et bien.

Le carnassier s’ébrouait dans l’espoir vain de se débarrasser du fer encombrant. Frotter son museau contre le sol déchirait la plaie davantage, éraflure méchamment ciselée par l’aiguillon fiché dans le palais de l’irascible animal transformé en fou furieux. Ses tentatives malheureuses avaient quelque chose de navrant, inspirant tant de pitié qu’une personne attentionnée se serait dépêchée d’abréger ses souffrances. Parangons d’altruisme, telle était bien notre intention.

L’épée de Nortenam fendit profondément la mâchoire du saurien, aveugle à tout autre détail que ce pique transperçant sa gueule. L’os tranché net apparaissait à travers la peau. Ajoutée aux autres mutilations et au sang perdu en abondance, cette nouvelle blessure le rendait pratiquement inoffensif. Néanmoins, un coup de queue ou de griffes, même incontrôlé, pouvait encore être ravageur.

Je me hasardai à courir sur les ailes qui traînaient lamentablement depuis son brutal atterrissage, et bondis jusqu’au sommet du crâne où je me réceptionnai avec difficulté. Mon pied dérapa sur les écailles, aussi glissantes qu’une mousse trempée sous une cascade. Je compensai ma perte d’équilibre grâce à un soubresaut de la créature, sans doute dû aux agressions de Nortenam. Je crus un moment revivre le tremblement de terre de Palwite, un afflux de souvenirs douloureux déversés dans mon crâne. Je tombai à genoux et, dans un même mouvement plus ou moins maîtrisé, enfonçai mon épée entre les fissures de la boîte crânienne. Un hurlement sauvage s’éleva de ma gorge alors que le fer déchirait l’os avec un craquement macabre. Mon râle se poursuivait toujours lorsque ma garde buta en fin de course.

Le monstre s’effondra, ébranlant l’écorce sous son poids. La rage accumulée dans mes muscles n’avait pas fini de se consommer, si bien qu’ignorant le trépas de mon ennemi, je poignardai encore et encore le cerveau éteint dans une boucherie ignoble. Ce n’est qu’une fois vidée de mes forces que je m’écroulai sur les débris osseux sanguinolents.

Je devinai une silhouette qui m’examina avant de s’éloigner, visiblement rassurée sur mon sort. Je restai encore un temps allongée à reprendre mon souffle, enveloppée de bouillasse nauséabonde. En me redressant, je jetai des regards autour de moi, vaguement consciente de ma responsabilité dans ce carnage. Mes yeux se posèrent sur le fer de Nadesayel dont le métal obsidienne miroitait de reflets écarlates. Ma main se cramponnait à la poignée, tétanisée. Sans vraiment le décider, j’essuyai la lame, le regard vide, avant de la ranger dans son fourreau.

Les premiers mouvements furent difficiles. Anesthésiées par la furie du combat, les écorchures et ecchymoses généreusement distribuées sur mon corps se rappelèrent à mon bon souvenir comme la tension retombait. Deux ou trois côtes cassées me tançaient à chaque respiration. Prenant sur moi, je rejoignis le reste du groupe rassemblé à l’écart.

L’ensemble de l’équipée avait été sévèrement touché. Neuf morts ou disparus, sept blessés graves, dont trois qui ne passèrent pas la nuit. Sur vingt chevaliers au départ, le compte était rude. Nisfyl et Nortenam ne souffraient d’aucune lésion majeure, contrairement à Vänesine dont plusieurs os avaient été brisés après avoir été projeté dans les airs. Malgré la médecine aër, il mit plus d’un an à se remettre complètement. Elenar, qui s’était interposé pour le secourir, n’avait pas survécu. Quant à Lifnoï, une griffe lui avait lacéré le bas du ventre sans mettre sa vie en danger.

Sitôt qu’elle me retrouva, Nëvudei se jeta sur moi et me couvrit le visage de sa langue râpeuse. La renarde claudiquait, son pelage maculé de sang. Malgré les souffrances que je lui avais imposées, je ne lisais aucune rancœur dans ses yeux, seulement la joie de retrouver une amie.

Dernier officier apte, Nisfyl avait pris le commandement. Dès que les blessés eurent été soignés avec les maigres moyens à notre disposition, il envoya un courrier à Palwite. Les renforts mettraient dix jours à arriver par voie de terre, trop pour les moribonds incapables de se déplacer. Les blessés devaient compter sur leurs dernières ressources.

Par ailleurs, Nisfyl avait un autre objectif qui surpassait le salut de ses hommes. Un bourgeon de succession se trouvait là, à quelques toises, sans autre protection que trois chevaliers en état de se battre. Nous ne pouvions quitter ce lieu avant qu’un bastion ne soit construit, les fondations d’une nouvelle seigneurie.

Nous avions laissé le campement à Omai, un guerrier dont l’épaule démise avait été replacée et dont la jambe percée par un croc ne l’empêchait pas de marcher. Nortenam, Nisfyl et moi cherchâmes l’Änlisöve. Nous le débusquâmes dans une cavité naturelle attaquée par le Gölbynekën. Le toit avait été en partie arraché et il s’en était fallu de peu que le bourgeon fût abîmé.

Les écailles protectrices n’étaient pas brunes et rêches comme à Palwite. Un vert juvénile, à peine foncé sur la base, accentuait l’aspect fragile du bourgeon. J’avais l’impression que mes ongles auraient pu y laisser leurs empreintes. À peine cette idée saugrenue me traversa-t-elle l’esprit (griffer l’Arbre-Mère, quelle folie !) qu’une irrésistible envie de caresser les douces feuilles me saisit. Le bec au sommet du bourgeon semblait un goulot invitant à la rasade.

Je m’avançai sous les airs surpris de mes compagnons et glissai ma main au bout du bec avec autant de délicatesse que pour flatter la gorge d’un chat. J’eus un mouvement de recul. À notre entrée dans la grotte, je n’avais senti d’autres écoulements de sève que celui de la Branche. Au sein du bourgeon coulait jusqu’alors un ru au débit plus faible que celui des nervures drainant les feuilles-miroirs. Dès que j’effleurai l’Änlisöve, le timide cours d’eau se transforma en torrent impétueux. Okateï se manifestait dans le bourgeon avec une intensité que je n’avais plus connue depuis Wylatmode.

Ma réaction avait surpris mes frères d’armes qui s’indignaient déjà de mon audace. Nisfyl était le plus virulent. La tradition exigeait que les chamans fussent les premiers à approcher le bourgeon, or l’ermite le plus proche se trouvait à deux jours de là.

Je ne l’écoutai pas. Le haut du bouton venait de s’entrouvrir sous la pression d’une goutte sirupeuse ambrée. Lorsqu’elle fut grosse comme le poing, elle resta collée attendant qu’on la cueille. Translucide et odoriférant, le liquide donnait l’impression d’une gourmandise offerte à un enfant. Je n’avais qu’une envie, y tremper mes lèvres.

— Le miellat… balbutia Nisfyl. Je n’aurais jamais cru en voir un jour.

— Le miellat. 

Je répétai ce mot pour me convaincre de sa sonorité tandis qu’un doute me tenaillait encore. Était-ce vraiment la sécrétion de l’Arbre-Mère délivrée aux Seigneurs ? Suffisait-il de le boire pour accéder au trône ? Un trône sans château ni serviteur, un pays vierge où tout était à construire.

— Allez-y, m’encouragea Nortenam. Le miellat s’est libéré devant vous, vous avez été désignée, ainsi que l’escomptait votre père. 

Je hochai la tête mécaniquement, l’esprit encore perdu dans les nimbes de l’incertitude. Nisfyl me pressa en menaçant de se servir lui-même si j’hésitais trop. Il n’en aurait rien fait, bien entendu, toutefois ce rappel à l’ordre me secoua et me ramena à la réalité.

Je ne savais comment opérer et mes amis riaient sans doute sous cape de mes gestes maladroits. J’empoignai la sphère. Elle était entourée d’une membrane, si bien que je pus la manipuler telle une baudruche emplie d’eau. Portée à ma bouche, je la déchirai avec mes dents pour avaler le sirop. Le miellat visqueux coula lentement le long de ma gorge, tapissa chaque paroi de l’œsophage jusqu’à l’estomac.

Nisfyl et Nortenam me dévisageaient avec circonspection. Je soutins leurs regards, la mine ravie. Je me moquai de leurs expressions stupides, badinai sur leurs accoutrements et ris sans raison. Je me sentais légère, le moindre de mes pas semblait m’emmener au bout du monde. Lorsque j’eus envie de m’y essayer, je trébuchai. Malgré le choc que je n’avais pas cherché à amortir, je n’éprouvai aucune douleur. En revanche, la fièvre m’emporta dans des contrées éthérées aux formes floues et mouvantes. Je perdis conscience.

J’oscillais entre des périodes de sommeil marquées par des rêves agités dont je garde un souvenir confus, et d’éveil durant lesquels je devinais une personne à mon chevet. Je ne sais si d’autres l’ont relayée, mais je ne lui associe qu’un visage net, celui de Nisfyl épongeant la sueur de mon front et me donnant à boire régulièrement. Un moment où mon esprit avait pris le dessus sur la fièvre, je le remerciai. Malheureusement, mes mots n’avaient rien d’humain et semblaient des délires inintelligibles.

Un jour durant lequel j’avais suffisamment d’emprise sur mes muscles, je levai mon bras pour demander davantage d’eau. Je fus horrifiée par les veines verdâtres qui transparaissaient au travers de ma peau marbrée de brun. Ce sang n’était pas le mien. Pas celui d’avant. J’eus à peine le temps de m’en inquiéter que je retombai aussitôt dans des songes tourmentés. La métamorphose en cours me hantait. Quelle part de mon être allait disparaître ? Quelle autre émergerait ? Questions inutiles. Il était trop tard pour les regrets et trop tôt pour les réponses.

Puis la fièvre tomba. Exténuée par cette épreuve, je dormis profondément d’un repos réparateur. Contrairement aux précédents, le songe d’alors demeura très précis. Face à moi se tenait une jeune fille nue grimée de mes traits, muette et immobile. Je la reconnus tout de suite pour l’avoir rencontrée par-delà Shanyröde, à la seule différence que ses cheveux n’étaient plus châtain mais d’un roux plus éclatant qu’un feu dans l’âtre. J’essayai de lui parler ; aucune voix ne passa mes lèvres. Elle tendit son bras et ouvrit la paume de sa main où se trouvait une graine qui germa en quelques secondes. Revoir cette scène après ma mutation, le message prenait un nouveau sens. La lumière qui se fit dans mon esprit devait illuminer mon visage car mon alter ego me renvoya un air satisfait. Sa visite n’avait probablement pour but que de m’inculquer cette leçon, car aussitôt, la jeune fille s’évapora.

Je clignai des paupières, éblouie par la lueur aveuglante d’une lanterne à fyltil. Je me trouvai sous une vaste tente dressée durant mon malaise et aménagée avec tout le confort imaginable pour une expédition en campagne. Ma bouche pâteuse réclama de l’eau que ma voix éteinte ne pouvait demander. Je tentai de commander à mes membres ankylosés sans parvenir à les déplacer, tout juste remuaient-ils la couverture posée sur moi. Cette agitation suffit à réveiller Nisfyl qui somnolait à mes côtés. Par intelligence ou par intuition, il devina mes besoins et porta à mes lèvres une gourde que je vidai complètement.

À mesure que je m’hydratais, mes forces et mes facultés revenaient, telle une plante desséchée qu’un simple arrosage suffit à revivifier.

— Comment vous sentez-vous ?

— Plutôt bien. Combien de temps s’est écoulé depuis notre découverte du bourgeon ?

— Cinq jours. L’avant-garde de Palwite est arrivée plus tôt que prévu par galère. Cent hommes sont dehors qui attendent de vous prêter serment.

— Me prêter serment ? 

Nisfyl eut un sourire en coin. Il m’aida à me redresser afin d’affronter mon image dans une coupelle d’argent remplie d’eau. Mes traits n’avaient pas changé, mon sang rouge donnait toujours un teint rosé à mes joues, peut-être un peu plus hâlé que d’ordinaire, mais rien qui me parut étranger. Seule cette coiffe vermeille m’était étrangère sans m’être inconnue. C’était celle de Särise et de Suwamon, celle d’Alenash et de la fille muette de mes rêves. C’était la couronne des Seigneurs.

Je saisis des mèches pour les amener devant mes yeux. Ce n’était pas une illusion, il s’agissait bien de la parure d’automne. J’avais été désignée en tant que monarque en charge de ce jeune nœud, le protecteur du nouveau bourgeon de la Neuvième Branche de l’Est.

— Comment allez-vous nommer votre domaine ? me demanda Nisfyl sans masquer sa joie.

Je pris le temps de la réflexion, consciente que ce nom allait traverser les siècles. Enfin, je répondis d’un ton assuré :

— Nous construirons une arche sous la cascade qui nous sépare de l’intérieur du houppier. Cette porte sera un symbole connu et admiré à travers la Ramure. Elle figurera sur notre blason au-dessus d’un Gölbynekën terrassé. Elle désignera notre cité que nous nommerons Folivröde, la porte sous la cascade. 

Nisfyl acquiesça, visiblement convaincu. Il garda ensuite le silence dont je devinais la raison. Je lui adressai un sourire amical.

— Il va me falloir un premier officier pour commander la poignée d’hommes au service d’une minuscule seigneurie de pionniers… malgré une si petite armée, accepterais-tu d’être appelé Indasarm ?

— Ce sera un honneur, dit-il, transfiguré par un immense sourire. Il faut désormais vous présenter aux soldats. Vous sentez-vous d’aplomb ? 

Je démontrai ma bonne santé en me levant tout à fait et en m’étirant pour dégourdir mes articulations. Nous attendîmes une ou deux minutes afin de s’assurer de l’absence de vertiges, puis nous constatâmes mon parfait rétablissement.

Nisfyl sortit le premier et ordonna le rassemblement. Je tenais encore le pan de l’ouverture de la tente lorsque je me figeai à la vue d’un vaste campement bien agencé. Les installations sommaires du petit groupe expéditionnaire se noyaient au sein du bivouac de l’armée dépêchée pour protéger le bourgeon encore nu. Hommes d’armes et chevaliers se groupèrent en rangs face à un Nisfyl jubilatoire.

— Soldats ! Inclinez-vous devant le premier Seigneur de Folivröde, Luwise-tame. 

Des dizaines d’épées frappèrent en cadence des boucliers qui résonnèrent loin à travers la plaine. Après cette ovation, les guerriers en armure s’agenouillèrent avec un bruissement de métal mêlé à celui du vent. Voir cette multitude m’offrir leurs vies jeta le trouble en moi. Je débordais de fierté et d’orgueil propre à ce rang si convoité, et dans le même temps, je redoutais l’avenir, maintenant qu’il n’y avait plus d’échappatoire.

Il me faudrait bâtir un pays prospère, capable de se protéger et de défendre le reste de la Lignée, sur une terre dont l’humus attendait de se former. Si ces nouveaux territoires étaient porteurs d’espoir pour notre Lignée, ils attireraient également nombre de jalousies et de convoitises de la part de nos voisins. Folivröde ne résisterait pas à une offensive sans l’aide de nos ancêtres, et malgré leur appui, rien n’assurait que le sort des armes nous serait favorable. La diplomatie serait primordiale.

À ces considérations politiques s’en ajoutaient d’autres plus personnelles. Mes relations avec Alenash et mes compagnons de toujours allaient être redéfinies à l’aune de ce nouveau statut. Je n’oubliais pas non plus la défiance des Aërlydes à mon égard, que mon ascension au titre de Bras de l’Arbre-Mère n’améliorerait pas. Sans compter l’approche de l’Appel dont j’ignorais encore presque tout. Autant de défis à relever dès mes premières années de règne.

En dépit des difficultés, j’étais résolue à me montrer digne de la confiance d’Okateï. Car le Seigneur de la Branche ne doit pas faillir.

Remerciements

Quelques mots de plus...

Comme l’arbre qui s’épanouit avec les saisons, Osukateï m’a accompagné sur plusieurs années. Nombreux sont ceux à avoir arrosé ce projet de leurs précieux conseils, à l’avoir fortifié pour le voir devenir le livre entre vos mains. Il est temps d’honorer ces jardiniers, occasionnels ou réguliers, sans qui Osukateï n’existerait pas aujourd’hui.

À ma mère, ma première lectrice du temps où j’étais une graine d’écrivain, que j’amadouais avec mes textes pour repousser l’inéluctable moment des devoirs.

À Jean-Baptiste, Nicolas, et tous les relecteurs qui ont su déceler les branches à élaguer, les tiges à soutenir et les rameaux à étoffer.

À Marianne, ma plume ne serait la même si je n’avais croisé ta route. Grâce à toi, les ramures de l’Arbre-Mère ont gagné en vie et en relief.

À Hayao Miyazaki qui ne saura sûrement jamais combien Osukateï lui doit. La bouture a, je le crois, donné de beaux fruits.

À Alexandra et aux éditions d’Utoh, un immense merci pour leur confiance et leur soutien. L’Arbre-Mère a trouvé auprès d’eux un terreau fertile où étendre ses racines.

Geoffrey Legrand, le 22 octobre 2017

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©2020 Faralonn éditions

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Couverture : © Philippe Jozelon

Carte : © Magali Villetard

Première éditions :© Les Éditions d’Utoh, 2018.

Réédition Faralonn éditions Mars 2020

ISBN : 9782381310237

Dépôt légal : mai 2020

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective- et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information - toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

Table des matières

PRÉFACE 9

Préambule 14

Chapitre I 17

Ces souvenirs qui ne m’appartiennent pas 17

Chapitre II 27

Le prince Inasu 27

Chapitre III 43

Le Bras de l’Arbre-Mère 43

Chapitre IV 59

La prétendante à la succession 59

Chapitre V 73

Celle qui entendait gémir les sèves 73

Chapitre VI 91

La disgrâce du précepteur 91

Chapitre VII 103

Les chasseurs de Sutanal 103

Chapitre VIII 119

Le prisonnier de la tour nord 119

Chapitre IX 133

Un monde obscur 133

Chapitre X 147

L’homme aux cheveux changeants 147

Chapitre XI 161

Le monde entre les Branches 161

Chapitre XII 175

La cité indomptée 175

Chapitre XIII 191

L’enseignement du pouvoir 191

Chapitre XIV 209

Le visiteur du soir 209

Chapitre XV 225

Tempête dans le lointain 225

Chapitre XVI 241

La mort et les ténèbres 241

Chapitre XVII 257

Le fracas des armes 257

Chapitre XVIII 273

Le bal du solstice 273

Chapitre XIX 287

Sur les sentiers de la guerre 287

Chapitre XX 307

Au bord de l’obscurité 307

Chapitre XXI 321

Ce que quatre années ont changé 321

Chapitre XXII 333

Perdue dans les flammes 333

Chapitre XXIII 347

Le tournoi du Jasmin 347

Chapitre XXIV 361

Le siège de Palwite 361

Chapitre XXV 379

Wylatmode 379

Chapitre XXVI 393

L’oppression du devoir 393

Chapitre XXVII 403

Une fleur dans la fournaise 403

Chapitre XXVIII 415

La porte sous la cascade 415

Remerciements 441

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    OSUKATEÏL’âme de l’Arbre-MèreLivre premierGEOFFREY LEGRANDPRÉFACEOsukateï est un nom original dont la prononciation échappe d’abord. Hésitante, elle demande des précisions, des corrections... Elle est balbutiante, comme s’il fallait la mériter. En fait, ce titre est une porte d’entrée, comme un mot de passe qui permet d’accéder, sans le savoir, avant même de commencer sa lecture, à un univers riche, foisonnant et étonnant. Alors il faut répéter ce nom, encore et encore, comme une formule magique, pour qu’il libère son pouvoir...L’Âme de l’Arbre-Mère.Ce nom est également une énigme. Puisqu’on apprend dès les premières pages du roman, dès le résumé en quatrième de couverture même, que l’Arbre-Mère porte le nom d’Okateï. Alors qui est Osukateï ? On se pose la question un instant. Et l’on passe très vite, car notre attention est attirée bien vite par un détail inédit, une formulation d’un équilibre mesuré, un personnage à la tournure attachante... À chaque page qui se tourne,

  • OSUKATEÏ, l'Arbre-Mère: Le seigneur de la branche livre 1   L’oppression du devoir

    OSUKATEÏL’âme de l’Arbre-MèreLivre premierGEOFFREY LEGRANDPRÉFACEOsukateï est un nom original dont la prononciation échappe d’abord. Hésitante, elle demande des précisions, des corrections... Elle est balbutiante, comme s’il fallait la mériter. En fait, ce titre est une porte d’entrée, comme un mot de passe qui permet d’accéder, sans le savoir, avant même de commencer sa lecture, à un univers riche, foisonnant et étonnant. Alors il faut répéter ce nom, encore et encore, comme une formule magique, pour qu’il libère son pouvoir...L’Âme de l’Arbre-Mère.Ce nom est également une énigme. Puisqu’on apprend dès les premières pages du roman, dès le résumé en quatrième de couverture même, que l’Arbre-Mère porte le nom d’Okateï. Alors qui est Osukateï ? On se pose la question un instant. Et l’on passe très vite, car notre attention est attirée bien vite par un détail inédit, une formulation d’un équilibre mesuré, un personnage à la tournure attachante... À chaque page qui se tourne,

  • OSUKATEÏ, l'Arbre-Mère: Le seigneur de la branche livre 1   Chapitre XXVI

    OSUKATEÏL’âme de l’Arbre-MèreLivre premierGEOFFREY LEGRANDPRÉFACEOsukateï est un nom original dont la prononciation échappe d’abord. Hésitante, elle demande des précisions, des corrections... Elle est balbutiante, comme s’il fallait la mériter. En fait, ce titre est une porte d’entrée, comme un mot de passe qui permet d’accéder, sans le savoir, avant même de commencer sa lecture, à un univers riche, foisonnant et étonnant. Alors il faut répéter ce nom, encore et encore, comme une formule magique, pour qu’il libère son pouvoir...L’Âme de l’Arbre-Mère.Ce nom est également une énigme. Puisqu’on apprend dès les premières pages du roman, dès le résumé en quatrième de couverture même, que l’Arbre-Mère porte le nom d’Okateï. Alors qui est Osukateï ? On se pose la question un instant. Et l’on passe très vite, car notre attention est attirée bien vite par un détail inédit, une formulation d’un équilibre mesuré, un personnage à la tournure attachante... À chaque page qui se tourne,

  • OSUKATEÏ, l'Arbre-Mère: Le seigneur de la branche livre 1   Wylatmode

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  • OSUKATEÏ, l'Arbre-Mère: Le seigneur de la branche livre 1   Chapitre XXV

    OSUKATEÏL’âme de l’Arbre-MèreLivre premierGEOFFREY LEGRANDPRÉFACEOsukateï est un nom original dont la prononciation échappe d’abord. Hésitante, elle demande des précisions, des corrections... Elle est balbutiante, comme s’il fallait la mériter. En fait, ce titre est une porte d’entrée, comme un mot de passe qui permet d’accéder, sans le savoir, avant même de commencer sa lecture, à un univers riche, foisonnant et étonnant. Alors il faut répéter ce nom, encore et encore, comme une formule magique, pour qu’il libère son pouvoir...L’Âme de l’Arbre-Mère.Ce nom est également une énigme. Puisqu’on apprend dès les premières pages du roman, dès le résumé en quatrième de couverture même, que l’Arbre-Mère porte le nom d’Okateï. Alors qui est Osukateï ? On se pose la question un instant. Et l’on passe très vite, car notre attention est attirée bien vite par un détail inédit, une formulation d’un équilibre mesuré, un personnage à la tournure attachante... À chaque page qui se tourne,

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