—J’ai de plus en plus de mal à justifier la situation.—Ne vous inquiétez pas, Maître. Les jours qui viennent vous donneront raison. Faites-moi confiance.—Je ne fais que ça…Delta soupira profondément. Il vivait très mal le blocus imposé par la Chambre et encore plus les méthodes qu’Ys utilisait pour en sortir. Mais leur efficacité était indiscutable. Alors il fermait les yeux, parlait quotidiennement aux innombrables Putras rassemblés dans le temple et laissait Ys faire ce qu’il voulait. Il n’avait pas les arguments pour s’opposer à lui.—Maître, je sais que tout ceci vous pèse. Vous avez été élu dans une période extrêmement particulière et difficile. Mais vous devez être courageux. Les jours meilleurs arrivent.Ys dégageait une confiance en lui inébranlable. Il n’y avait aucun doute dans son esprit quant à la victoire des Putras dans leur lutte contre la Chambre.—Comment peux-tu être aussi sûr de toi alors que
Réveillé en sursaut, Victor regarda l’heure. Un peu plus de 3 heures du matin. Il se frotta les yeux et chercha d’où venait ce bruit qui avait osé le tirer de son sommeil. L’Hi-Nan. D’un geste vif, il attrapa le petit appareil et l’ouvrit:—Monsieur Dubuisson?—Lui-même, répondit-il d’une voix molle.—Ici Kanda Loomi, des pompiers de Menel Ara. Je suis désolé de vous déranger à cette heure…—Que se passe-t-il? demanda Victor, retrouvant sa vigueur.—Les locaux de La Vigie ont été la cible d’un attentat à la bombe, il y a une demi-heure environ. Je suis désolé, Monsieur, mais il ne reste plus grand-chose. Le bâtiment a été soufflé par l’explosion. —Très bien, j’arrive tout de suite.Victor referma son écran et se leva rapidement. Après s’être habillé en toute hâte, il prit un taxi et indiqua la direction au chauffeur, la voix hésitante. Un attentat à la bombe. Les Martyrs, forcément.
James Brandon était assis dans son bureau et lisait un énième rapport sans intérêt sur une énième attaque infructueuse contre la Zone sécurisée.Depuis deux jours, c’était devenu son rôle exclusif: constater les dégâts causés par les Martyrs et les mutins de la Basse-Ville, et s’efforcer de trouver un moyen d’éviter l’inévitable. Il pouvait toujours compter sur une puissance de renseignement considérable. Mais à quoi bon? Quel intérêt de connaître les desseins de son ennemi si on ne peut rien faire pour le contrer? Les Martyrs avaient dû deviner l’état des défenses de la cité en prenant le Mur. Peut-être subsistait-il encore un doute dans l’esprit de F et ses lieutenants, mais les escarmouches qu’ils lançaient régulièrement pour sonder les défenses de la Zone sécurisée affaiblissaient bien plus que prévu ses propres troupes. Il avait plaidé, encore et encore, auprès de la Chambre pour obtenir des hommes en renfort. Mais la sécurité de la Haute-Ville l’avait tou
En deux jours, alors que chaque seconde paraissait une heure, la face de Menel Ara a considérablement changé. Et dans deux jours, elle sera probablement bouleversée à nouveau. Il faut le voir pour le croire. Jamais je n’aurais cru assister de mon vivant à la déliquescence de Menel Ara. Tout le monde a perdu la raison: les Putras se battent, les Martyrs se retournent contre le peuple, ce dernier se bat avec un ancien membre de la Chambre pour leader… Au milieu de tout cela, peut-être 150000 Menelarites sont otages de cette guerre civile. La Chambre, les Familles… Le pouvoir en place fait tout son possible pour empêcher la Zone sécurisée de céder. Mais ce n’est qu’une question de jours avant que la force du nombre ne l’emporte. Le plus curieux dans l’évolution de la situation est qu’avec du recul, tout ceci paraît inéluctable. Les Sept Familles n’auraient jamais cru avoir à faire face à un tel déchaînement de violence. Toute négociation préalable aurait donc été vaine
Catherine Saulte regardait le ciel. Depuis l’éprouvante session de la Chambre où Komniev les avait mis au courant de la menace terrible que les Putras faisaient peser sur eux, elle n’avait pas quitté sa maison. Celle, fût un temps, qu’elle avait partagé avec l’homme qu’elle aimait… Comme les choses changeaient vite. Voilà qu’elle était tétanisée à l’idée de sortir de chez elle, la grande Catherine Saulte qui s’était rêvée fine politicienne. Elle n’en avait ni le courage ni l’étoffe, et cela peut-être plus que le reste, était très difficile à accepter.Les Phillips, eux, étaient partis. Elle ne savait pas quand. On ne l’avait pas prévenue. Son éducation de femme menelarite la poussait à ne pas investir la luxueuse bâtisse de sa pseudo famille par alliance, mais à rester dans son petit pavillon. Elle avait tout fait, tout essayé pour leur complaire. Mais ils ne voyaient à travers elle que le cadavre de leur fils et il leur était impossible de l’accepter. Sans famille, sans ami, sa
La nuit avait été sanglante. Et James Brandon n’avait pas fermé l’œil. Général d’une armée vaincue d’avance, il avait été au four et au moulin, naviguant sans cesse entre les deux fronts. Nombre d’hommes étaient tombés, des personnes qu’il connaissait bien. Et alors que le soleil était levé depuis deux heures, il dut se résoudre à l’évidence: la Zone sécurisée tomberait dans la journée. Avec toutes les conséquences que cela impliquait. Avant d’ouvrir son Hi-Nan pour prévenir Komniev et éventuellement prendre les dispositions nécessaires, il s’accorda quelques secondes et repensa à ces derniers jours. Le conflit avait éclaté avec une rapidité spectaculaire et il aurait donné cher pour voir comment en parlait la presse étrangère. Lui-même avait été dépassé par les évènements, plus souvent en une semaine que dans le reste de sa carrière. Peut-être était-il responsable, au fond. Ses décisions avaient peut-être mené Menel Ara à sa perte.En guise de bruit de fond, des coups de
Depuis le développement du conflit, les Martyrs avaient adopté une configuration typiquement militaire. Le Mur servait de base reculée, où les blessés étaient soignés et les combattants se reposaient.À mi-chemin de la Zone sécurisée, une autre base, plus sommaire, permettait de lancer les offensives sur les deux fronts. Ainsi, F, en général, commandait ses troupes face à celles de Victor autant que contre les sbires de la Chambre. Or, depuis la trêve, il pouvait se consacrer entièrement à la destruction des forces de sécurité de la Basse-Ville, même si une quinzaine d’hommes restaient en poste à l’ouest. Victor Dubuisson n’avait pas la réputation d’être un homme de confiance.Cependant, ses effectifs n’étaient pas aussi importants qu’il le croyait, et malgré une organisation bien supérieure, les Martyrs devraient jouer serré pour l’emporter au final. Il avait pu renforcer ses troupes autour du pilier n° 4 et enfin, après des jours de lutte, il était sur le point de l’emp
Une fois encore, Victor Dubuisson buvait un café, fumait une cigarette et contemplait sa carte. Il aimait cela, regarder cette carte. Non qu’elle lui donne des indications précises sur la marche à suivre, mais il se passionnait pour la géographie de sa cité. De plus, cela lui permettait de passer le temps en attendant que son plan parfaitement huilé soit mené à bien.À ses côtés, Mustapha relisait encore ses notes. La passion de cet homme pour son époque avait quelque chose de touchant. Trop peu de gens savent se satisfaire de vivre dans leur temps. Ibn Bassir, lui, n’aurait échangé contre rien au monde son année de naissance. Et, en effet, malgré tous ses défauts, le Menel Ara de 2079 était absolument fascinant. Victor aimait en être un acteur. Mustapha, lui, préférait son rôle de témoin.Les deux hommes vaquaient à leurs occupations respectives en silence lorsque Pom arriva en courant. Victor se redressa immédiatement sur son siège.—Alors? demanda-t-
Tout ceci appartenait au passé, comme le reste. Moussa regardait par la fenêtre de son appartement. Il n’avait pas revu Ibn Bassir depuis ce jour, mais son œuvre était disponible. Les balivernes qui circulaient auparavant avaient majoritairement cessé, bien qu’il se trouva toujours un imbécile ou deux pour remettre en cause la légitimité de l’auteur sur le thème «il ne sait pas ce qu’il dit, j’y étais, moi…».Beaucoup de temps avait passé depuis la fin de la guerre et la première campagne électorale depuis plus d’un demi-siècle avait même commencé. Il s’agissait d’élire une centaine de députés, lesquels seraient ensuite chargés de doter Menel Ara d’un président. Jusque-là, l’opinion semblait appeler de ses vœux Catherine Saulte. Le récit d’Ibn Bassir en disait un peu plus sur la jeune femme qui avait quitté volontairement la Haute-Ville pour rejoindre le combat de la résistance. Son élection comme députée ne faisait aucun doute et, selon toute vraisemblance,
La douceur était revenue en même temps que le calme. Certains y voyaient une sorte de signe, un acte métaphysique quelconque. Mais Moussa demeurait imperméable à ce genre de balivernes. La guerre était finie depuis plus de deux mois et il se contentait de s’en réjouir. Un jour, il était dans l’ancienne Zone sécurisée et écoutait Victor promettre victoire et justice à ses partisans. Et le lendemain, plus personne ne parla d’affrontement et l’accès à la Haute-Ville devint libre à tous. Voilà, aussi simplement que cela, Menel Ara avait cessé de se battre. Et Moussa voulut savoir pourquoi. Ses finances commençaient à battre de l’aile en raison de sa longue inactivité professionnelle, mais il voulait plus que tout lever le voile sur ce mystère. Et comme le temps était tout ce qui lui restait…Bien sûr, tout d’abord, il chercha Victor. Mais il se heurta une fois de plus aux libertés que chacun prenait avec la vérité. Successivement, l’ancien leader de la résistance avait été tué par S
Énième ironie du sort, la salle où Victor fut enfermé en compagnie d’Ibn Bassir était celle-là même où il avait été jugé et condamné par les chefs des Sept Familles.La volonté de Gaël était sans doute de ne pas les mettre en prison. Mais ils avaient interdiction de sortir de la pièce et un garde y veillait. Autant dire que, si le confort était toujours meilleur que dans les geôles du Grand Palais, le doute n’était pas permis quant à la réalité de leur condition.Les deux prisonniers n’échangèrent que des regards, lourds de sens, traduisant une incrédulité qui restait hautement suspendue. Sans doute la présence du garde y était-elle pour beaucoup, mais les deux hommes ne trouvèrent pas de choses à se dire, tant il y en avait.Un long moment passa ainsi, durant lequel chacun s’ennuya ferme. Si Gaël n’avait manifestement pas l’intention d’humilier ses visiteurs, il les faisait patienter avant «d’en finir», comme il l’avait lui-même dit.Ce fut donc
Victor claqua la porte de la pièce où se trouvaient déjà Catherine, Ibn Bassir et deux de ses lieutenants les plus influents. À en juger par l’humeur du chef, l’heure était grave.—Deux jours, putain! pesta-t-il. Ça fait deux jours que je les balade.Il constata avec amertume que bien peu de ses compagnons semblaient concernés par la situation.—Quelqu’un a une idée? poursuivit-il. Quelqu’un en a quelque chose à foutre? Non parce que si vous considérez que prendre la Zone sécurisée nous permet de couler des jours heureux et arrêter la lutte, dites-le tout de suite!La bonne humeur ambiante cessa sur-le-champ. Ibn Bassir ouvrit son petit cahier et nota quelques lignes. Catherine, elle, avait adopté la physionomie qui était la sienne depuis qu’elle avait vu les cadavres des Martyrs dans l’ascenseur. Quelque chose s’était révélé à elle, quelque chose comme la cruauté du monde et les conséquences des décisions prises dans les
Par dizaines, il les avait vus partir. Désœuvrés, victimes collatérales du conflit. Le commerce avait été rapidement touché par le départ des familles de la Haute-Ville. Et les pêcheurs qui exerçaient encore leur travail se trouvèrent sans commande.Moussa, comme à son habitude, avait suivi les évènements sans y prendre part. Lui-même ne pêchait plus depuis longtemps. C’était volontaire et cela lui manquait toujours terriblement. Encore ce paradoxe…Du côté des docks, la guerre civile qui frappait Menel Ara était montée comme une rumeur. Certains étaient venus, racontant que des milliers de Bas-Menelarites s’étaient rassemblés pour combattre à la fois les Martyrs et le pouvoir des Familles. Moussa, comme beaucoup, ne crut pas à cette histoire dans un premier temps. Mais le bruit des coups de feu ne put être ignoré plus longtemps et très vite, ce que n’importe quelle projection d’actualités sur Hi-Nan aurait relayé devint une vérité connue de tous. La Zone sécurisée avait
Catherine mit de longues minutes à se remettre de la forte nausée. Bien sûr, lorsque l’on a grandi dans le faste d’une riche famille menelarite, que l’on a épousé un héritier Phillips et que l’on a siégé à la Chambre des Familles, rien ne prépare réellement à voir des corps dissous et liquéfiés. Cependant, Catherine croyait dur comme fer qu’elle ne devait sa légitimité qu’à sa proximité avec Victor. Or elle tenait à gagner une véritable crédibilité auprès des troupes, à s’émanciper de cette image de parvenue, de traître, voire d’opportuniste. Elle savait, en son for intérieur, qu’elle avait un véritable rôle à jouer. Son assiduité aux séances de la Chambre et sa volonté naïve de plaire à sa belle-famille l’avaient poussée à réfléchir constamment à de nouvelles idées politiques. Et ce travail, conjugué aux erreurs qu’elle avait pu commettre, l’avait convaincue de deux faits selon elle indiscutables: elle disposait d’une capacité politique nettement au-dessus de la moyenne et la po
Depuis la prise de la Zone sécurisée, le conflit entre les Martyrs et les partisans de Victor Dubuisson a repris. Comme s’il fallait absolument que chacun retrouve un ennemi. Une malédiction devenue un besoin.Ce sont les Martyrs, qui les premiers, ont acté la fin de la trêve. Alors que leurs adversaires sécurisaient l’entrée située au niveau du Pilier n° 5, ils ont subi une attaque furtive qui laissa quatre hommes sur le carreau. Victor Dubuisson ne sembla pas plus contrarié. Il disait constamment que la mort faisait partie de la guerre et qu’il avait un plan. De fait, on ne pouvait réellement lui donner tort. Il laissa passer une journée après que les Martyrs aient vaincu les forces de sécurité. Puis il ordonna à un de ses lieutenants les plus compétents de composer une petite armée et d’attaquer les terroristes à l’est. Le but était, in fine, de prendre le Mur, de le garder et d’enfermer les Martyrs dans la Zone sécurisée. C’était une mission extrêmement importante et Victor
Il laissa l’Hi-Nan sonner. C’était sa femme. Encore. Et il ne répondit pas. Encore.Après deux jours d’hésitation, Youri Komniev avait cédé et évacué sa famille par hélicoptère. Désormais, toutes les Grandes Familles étaient parties. Il en demeurait le dernier représentant. D’une manière générale, la Haute-Ville était quasiment vide. À l’ouest, seule la prison abritait encore des êtres humains. Et à l’est, environ 120 officiers de sécurité protégeaient le Grand Palais et les Putras se dirigeaient droit sur eux. Quelle ironie!Depuis qu’il siégeait à la Chambre, c’est-à-dire depuis des dizaines d’années, la sécurité avait été de très loin le sujet le plus abordé, le plus discuté et le plus réformé. Au fil de ces séances enflammées, un nombre incalculable de textes avaient été votés. Le tout rendant la Haute-Ville totalement imprenable. Une invasion par les airs aurait été réduite à néant par des canons spécifiques hors de prix qui n’avaient jamais servi. Des systèmes
Une fois encore, Victor Dubuisson buvait un café, fumait une cigarette et contemplait sa carte. Il aimait cela, regarder cette carte. Non qu’elle lui donne des indications précises sur la marche à suivre, mais il se passionnait pour la géographie de sa cité. De plus, cela lui permettait de passer le temps en attendant que son plan parfaitement huilé soit mené à bien.À ses côtés, Mustapha relisait encore ses notes. La passion de cet homme pour son époque avait quelque chose de touchant. Trop peu de gens savent se satisfaire de vivre dans leur temps. Ibn Bassir, lui, n’aurait échangé contre rien au monde son année de naissance. Et, en effet, malgré tous ses défauts, le Menel Ara de 2079 était absolument fascinant. Victor aimait en être un acteur. Mustapha, lui, préférait son rôle de témoin.Les deux hommes vaquaient à leurs occupations respectives en silence lorsque Pom arriva en courant. Victor se redressa immédiatement sur son siège.—Alors? demanda-t-