—Comment trouves-tu ces chaussures, chéri?—Magnifiques, vraiment. Elles font ressortir tes yeux, mon amour.Victor en était aux épreuves imposées. Il savait que la guerre avec Komniev ne serait pas une partie de plaisir, mais il ne se doutait pas que le vieux loup s’attaquerait d’emblée à son talon d’Achille. Il croyait que cette lutte serait longue et âpre, et que le Chef de la Chambre garderait sa carte maîtresse pour la fin. Or, il avait porté sa première banderille sur son mariage, clé de voûte de sa vie dans la Haute-Ville.Quelques minutes à peine après avoir provoqué le plus fin politicien de Menel Ara, il était rentré chez lui et avait dû faire face à une accusation d’adultère. Komniev n’avait pas appuyé le mensonge jusqu’à payer une actrice ou un témoin. Victor n’avait donc eu aucune peine à convaincre Flora que tout ceci n’était qu’une immense calomnie. La crédulité de sa femme et son talent d’orateur permirent au couple de repartir de
Comme à son habitude, il passait sa frustration sur ce malheureux bout de bois, reclus dans son coin. Sacha était perdu dans ses pensées. Il y avait des jours, comme celui-ci, où il avait envie de tout abandonner. Mais il ne pouvait pas. Il avait une mission à remplir. Et objectivement, les motifs d’espoir ne manquaient pas.Les derniers jours avaient été extrêmement riches avec, en point d’orgue, l’arrivée en grande pompe de ce Gaël, dont tout le monde parlait sans savoir ce qu’il avait de spécial. Jamais F n’était allé accueillir un nouveau comme il l’avait fait. Il avait même insisté pour que les membres les plus éminents des Martyrs l’accompagnent, à commencer par Tanya et lui-même. Depuis, les rumeurs les plus folles circulaient: le frère de F? Un ancien Putra? Un membre des Sept Familles? Pour sa part, Sacha trouvait l’individu parfaitement banal. Lors de sa cérémonie d’intronisation–où il avait eu le privilège d’être seul, et non pas ac
Le ciel était clair et le temps glacial. L’hiver était comme à son habitude arrivé rapidement sur Menel Ara. En quelques semaines à peine, la température avait chuté d’une vingtaine de degrés et flottait nettement sous le zéro. Ici et là, quelques pellicules de neige venaient donner à la cité un aspect mélodramatique, plaisant pour les enfants, déprimant pour les adultes. L’hôpital de la ville enregistrait un taux accru de fractures en tous genres dues à des glissades. Le péroné menait au score, mais les hanches n’étaient pas très loin derrière. Menel Ara se préparait à un hiver rude. Comme tous les ans. Ni plus ni moins.Pour Moussa, cela correspondait à un durcissement assez net de ses conditions de travail. La profession de pêcheur procurait quelques belles journées en été, mais une fois le froid venu, les sorties devenaient périlleuses et douloureuses. Tout dur à cuire qu’il était, Moussa prit tout de même la peine de se resservir un deuxième café avant de partir. Il était d
Maria regarda, anxieuse, l’Hi-Nan qu’elle venait de fermer. Cet Hi-Nan qu’elle n’en pouvait plus de ne pas entendre sonner. Il fallait se rendre à l’évidence: Gaël était parti. Où, elle ne le savait pas, mais probablement ni chez les Putras, ni chez les Martyrs.Mais toute cette réflexion était désormais inutile. Elle s’était juré de ne pas s’apitoyer et d’aller vers l’avant. Une semaine était passée. C’était le délai qu’elle s’était fixé. Elle ne reculerait pas.Il lui avait fallu des heures et des heures d’argumentation avec Mustapha Ibn Bassir, son rédacteur en chef, pour qu’il lui donne son autorisation et sa protection. Depuis près de 20 ans qu’il occupait cette fonction, il en avait appris les moindres failles et risques. Lui-même avait été kidnappé, attaqué et de nombreuses fois menacé. C’était le lot de tout responsable ouvert de La Vigie. La quasi-totalité des journalistes écrivant dans ses pages utilisait des pseudonymes afin d’échapper aux fanatiques. Et
—Et l’autre con, je vais le chercher à coups de pompe ou il se pointe tout seul?F était d’une humeur massacrante, bien que l’horizon se soit légèrement éclairci pour lui. Sans doute s’était-il levé du pied gauche, ou avait-il mal dormi. Cela n’avait pas d’importance. Tanya, elle, faisait le dos rond et attendait Sacha.F était positionné, comme à son habitude, devant la grande baie vitrée de ce qui lui faisait office de bureau. Mains dans le dos, regard lointain, il s’efforçait de paraître le plus sage et impressionnant possible. Même avec Tanya, une de celles qui le connaissaient le mieux parmi les Martyrs.Après une dizaine de minutes, Sacha finit par apparaître. Il ne semblait ni essoufflé ni désolé, preuve de l’importance toute relative qu’il accordait à ce rendez-vous.—Ah Sacha, te voilà! sourit ironiquement F. Ça va? Tu te sens bien? Tu veux un petit café? des gâteaux?—OK, excuse-moi, F. J
Au beau milieu de cette étendue blanche et glaciale qu’était le Territoire des Martyrs, seul un feu brillait. Un tout petit feu, bricolé dans un bidon d’acier, autour duquel deux amis refaisaient connaissance.David et Gaël s’étaient retrouvés autour de cette chaleur de fortune et de quelques cigarettes. Une semaine de présence parmi les Martyrs avait suffi à Gaël pour s’habituer à ce tabac sec et fort. En revanche, il n’avait pas encore pris le temps de parler avec David. Curieux comme l’inactivité rend fainéant et pousse inexorablement à remettre au lendemain la moindre tâche. Gaël n’avait pas fait grand-chose de constructif depuis son admission parmi le groupe terroriste, mis à part se remettre de la rouste administrée par Albrecht. Sa jambe le lançait encore un peu, mais il allait mieux et avait la ferme intention de s’exercer afin de devenir un meilleur combattant.Face à lui se trouvait David, David Cohen, son ami depuis l’école primaire. Il avait encore un peu de m
Comment ne pas s’émouvoir d’une vision pareille? La Haute-Ville de Menel Ara était magnifiée par le léger manteau neigeux qui la recouvrait. Les barrières qui protégeaient les abords de l’immense soucoupe étaient légèrement blanchies et le Parc Bankala ressemblait à un lac immaculé, horizon lointain où l’Homme posait le pied pour la première fois.Les palais des Sept Familles et les grandioses demeures de la Haute-Ville trouvaient là un cadre à leur hauteur. De fait, tous les dignitaires profitaient de l’hiver naissant pour procéder à leurs invitations annuelles. Tradition purement menelarite, tordant le cou à tous les clichés sur le tourisme estival.En effet, comment ne pas être ému par une telle beauté? Il l’ignorait et surtout, Youri Komniev s’en moquait éperdument. Sans douce était-ce le trop grand nombre d’hivers passés ici, ou sa discussion étonnante avec Artémus Bankala. Toujours était-il que la vue qu’il avait de la Haute-Ville à cet instant ne lui in
—Putain, ce n’est pas possible, Karim. Je change de coin à chaque fois, et tu finis toujours par me retrouver. Je suis sûr que même dans la Haute-Ville, tu viendrais me casser les noix…Le jeune homme se frotta l’arrière de la tête et ne sut réellement pas quoi répondre à cela. Il avait l’habitude des accueils grognons de Sacha, mais l’agressivité qu’il venait d’y mettre n’était pas coutumière.—Je ne suis pas venu seul.Derrière lui, emmitouflé dans un épais manteau, Gaël fit son apparition.—C’est moi qui lui ai demandé de m’amener ici. Il m’a prévenu que tu n’aimais pas être dérangé, mais j’ai insisté.Sacha regarda ses deux visiteurs et soupira. Il posa son bâton et rangea son couteau.—OK, excuse-moi Karim. Mais il faudra quand même que tu m’expliques comment tu fais pour me retrouver à chaque coup. Allez, file, laisse-nous seuls.Le gamin s’exécuta, un sourire aux lèvres. Il quitta la pièce en courant, comme
Après la tempête vient le beau temps.Assis à la poupe de son bateau, Moussa essayait de relativiser la situation actuelle. Les médias ne parlaient que du désordre incroyable dans lequel s’étaient déroulées les exécutions dans la Haute-Ville. Certains allaient même jusqu’à évoquer un problème de sécurité. Un comble, pensa Moussa, tout en laissant de côté cette idée. La politique ne l’intéressait pas. Pas outre mesure en tous cas. Il s’inquiétait plus volontiers pour ses amis.Gaël avait disparu depuis près d’un mois. Moussa ne voyait que quatre possibilités. Il aurait pu entrer chez les Putras. Mais il connaissait bien son ami et cela lui paraissait peu plausible. Il aimait trop sa liberté de pensée, malgré le mal-être qui était le sien depuis la mort de son père. Il s’était peut-être réfugié chez les Martyrs. C’était un peu plus crédible, mais là encore, il avait du mal à imaginer Gaël une arme à la main, prêt à faire sauter la ville. Il aurait fallu q
Une fois de plus, la journée était magnifique. Le ciel était d’un bleu azur et pas un nuage ne menaçait à l’horizon. La température était très légèrement positive. Rien à dire, cette journée s’annonçait historique.Les radios et télévisions ne parlaient que de cela, les affiches ornaient la cité de toute part, les invitations avaient été envoyées plusieurs jours auparavant. Tout Menel Ara ne parlait que de l’événement qui aurait lieu sur les douze coups de midi: la première exécution publique depuis cinq ans.Cette fois-ci, ce n’était pas un Martyr, mais un Putra, qui était condamné. Étrangement, l’opinion publique n’était pas spécialement désireuse de voir la secte punie. Alpha était considéré comme le seul et unique coupable de ce qui s’était passé, et les Putras avaient réussi à sauver la face dans cette histoire. Mais il leur faudrait sans doute faire profil bas pendant un certain temps s’ils souhaitaient conserver cette image neutre.Depuis l’annonce de
Jusqu’ici, Maria devait bien se rendre à l’évidence: la secte du triangle vert était une joyeuse bande d’allumés totalement inoffensive et plutôt tournée vers l’aide à son prochain. Quelque chose de fondamentalement bon, en somme. Mais ce constat la décevait. Elle savait, au plus profond d’elle-même, qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Pourquoi autant de mystère? Pourquoi autant de zones interdites? Pourquoi avait-elle tant de mal à entamer la conversation avec ses semblables?Elle avait organisé ses journées de manière schématique. D’abord, elle passait la matinée à étudier à la bibliothèque, en lisant des livres ou en discutant avec Gyan. Puis, l’après-midi, elle tentait de soutirer des informations à ses camarades Putras, en allant à leur rencontre. Évidemment, elle obtenait des résultats plus convaincants le matin. Chaque Putra qu’elle croisait semblait renfermé, presque apeuré. Peut-être était-ce le poids du rôle qui était le leur.
Allongé sur le sable, Gaël voyait s’écouler quelques gouttes de sang. En palpant son visage, il découvrit que son arcade était ouverte. Loin de l’affaiblir, cette blessure lui donna une rage supplémentaire. Il se releva, courut comme un dératé sur David et lui rentra dedans, tête la première. Assis sur lui, il le roua de coups jusqu’à ce que son adversaire abandonne. Pour la quatrième fois en quatre jours, Gaël et David s’étaient battus dans l’arène prévue à cet effet. Et pour la première fois, le premier sortait vainqueur.La foule, un peu plus grande à chaque combat, rugissait de plaisir à voir deux amis se combattre jour après jour. Parieur gagnant ou perdant, chacun trouvait son bonheur dans ce bain de sang quotidien. Seul Anton, bookmaker quasi officiel de l’arène de combat, déplorait sa lourde perte. Évidemment, après trois victoires de suite, il avait misé sur David. Mais Anton jouait toujours trop gros, et était trop stupide pour remarquer les progrès impressionnants que
Dans son rêve, il y avait de l’espace. Beaucoup d’espace, assez pour pouvoir respirer. La Haute-Ville n’existait pas, mais, sans pouvoir expliquer pourquoi, c’était bien à Menel Ara et non à Simake qu’il se trouvait. Les gens souriaient, les enfants jouaient, la vie semblait paisible.Dans son rêve, il y avait également une petite fille. La sienne. Il l’aurait appelée Kimiko. Il lui aurait appris les mathématiques, le latin, la rhétorique… Il l’aurait aimée comme personne n’a jamais aimé, et protégée des horreurs de ce monde.Dans son rêve, il y avait, bien sûr, une femme. Là aussi, la sienne. Une merveilleuse épouse, tendre et aimante, dévouée et belle. Tous les trois, ils formeraient une famille, heureuse et unie, loin du chaos général du Menel Ara réel. Ils se promèneraient dans les immenses étendues naturelles, montagnes, forêts et parcs, feraient la sieste sur l’herbe fraîche, vivraient leur vie sans appréhension.Dans son rêve, il était bien plus heureux qu’i
Pendant de longues années, Maria s’était imaginé la vie d’un Putra. Son fonctionnement, ses croyances, son quotidien. Et au beau milieu de toutes ces extravagances, une partie d’elle-même se disait qu’elle serait forcément déçue. Qu’un Putra n’était rien d’autre qu’un gros paumé comme les autres, tombé sur un temple avant un Martyr, que ses croyances sont très proches des balivernes monothéistes, qu’il passe sa journée à prier, lire les écritures pseudo saintes et effectuer des tâches courantes.Évidemment, la vérité penchait de ce côté. La reporter qu’elle était toujours vivait depuis de longues, de très longues journées parmi les Putras. Et son émerveillement initial face à la découverte de l’inconnu avait laissé place à un ennui profond.Pourtant, son accueil avait été extrêmement encourageant. Un représentant du responsable du temple, un dénommé Mhiakij, avait supervisé la procédure d’usage. Il lui avait été demandé de renoncer à tous les biens matériels qu’elle possé
Mercredi était venu et évidemment, Victor était à l’heure au rendez-vous. Victor était toujours ponctuel.Il attendait patiemment au beau milieu de la place Plume, où le dénommé Brinnus avait fixé la rencontre. Ce dernier lui avait ordonné de ne pas être en retard, mais manifestement, avait oublié de s’appliquer la consigne. Victor étudia sa montre une fois de plus, sortit son paquet de cigarettes, puis se ravisa.Ce ne fut que vingt longues minutes plus tard qu’il aperçut une voiture étonnamment modeste pour la Haute-Ville se garer à cinq mètres de lui. La vitre arrière se baissa et un homme caché derrière des lunettes noires superflues lui fit signe de s’approcher. Victor s’exécuta.—Montez de l’autre côté, lui ordonna l’homme qui, d’après son timbre si caractéristique, devait être Brinnus.Encore une fois, Victor obéit sans broncher. Il s’installa à l’arrière de la voiture. À ses côtés se trouvait donc l’homme avec lequel il avait rendez-vous. Sa vo
—Putain, ce n’est pas possible, Karim. Je change de coin à chaque fois, et tu finis toujours par me retrouver. Je suis sûr que même dans la Haute-Ville, tu viendrais me casser les noix…Le jeune homme se frotta l’arrière de la tête et ne sut réellement pas quoi répondre à cela. Il avait l’habitude des accueils grognons de Sacha, mais l’agressivité qu’il venait d’y mettre n’était pas coutumière.—Je ne suis pas venu seul.Derrière lui, emmitouflé dans un épais manteau, Gaël fit son apparition.—C’est moi qui lui ai demandé de m’amener ici. Il m’a prévenu que tu n’aimais pas être dérangé, mais j’ai insisté.Sacha regarda ses deux visiteurs et soupira. Il posa son bâton et rangea son couteau.—OK, excuse-moi Karim. Mais il faudra quand même que tu m’expliques comment tu fais pour me retrouver à chaque coup. Allez, file, laisse-nous seuls.Le gamin s’exécuta, un sourire aux lèvres. Il quitta la pièce en courant, comme
Comment ne pas s’émouvoir d’une vision pareille? La Haute-Ville de Menel Ara était magnifiée par le léger manteau neigeux qui la recouvrait. Les barrières qui protégeaient les abords de l’immense soucoupe étaient légèrement blanchies et le Parc Bankala ressemblait à un lac immaculé, horizon lointain où l’Homme posait le pied pour la première fois.Les palais des Sept Familles et les grandioses demeures de la Haute-Ville trouvaient là un cadre à leur hauteur. De fait, tous les dignitaires profitaient de l’hiver naissant pour procéder à leurs invitations annuelles. Tradition purement menelarite, tordant le cou à tous les clichés sur le tourisme estival.En effet, comment ne pas être ému par une telle beauté? Il l’ignorait et surtout, Youri Komniev s’en moquait éperdument. Sans douce était-ce le trop grand nombre d’hivers passés ici, ou sa discussion étonnante avec Artémus Bankala. Toujours était-il que la vue qu’il avait de la Haute-Ville à cet instant ne lui in