11L’eau de la douche est d’un si grand réconfort que j’ai dans un premier temps l’impression d’être retournée dans mon ancien appartement. Maël est étendu sur mon lit, les mains rassemblées derrière sa tête. Il m’a laissée dormir et désire à présent que je lui fasse part de ma décision concernant la suite de nos aventures. Hélas, une tâche plus ingrate m’attend, une tâche que je ne peux me permettre de repousser plus longtemps.—Ils peuvent te voir, lui révélé-je dans un murmure presque inaudible.Adossée à la porte de ma salle de bain, je scrute ses réactions, m’attendant au pire. J’ai beau avoir remué cette confession dans tous les sens, aucune manière ne s’est avérée préférable à une autre, alors je me suis lancée sans cérémonie. J’en ai la gorge nouée. Je n’en reviens pas de culpabiliser pour une chose qui n’est même pas de mon fait. Mais Maël est mon meilleur ami, mon seul allié, il est normal que ce qui l’atteint me blesse aussi.—Hein&nbs
12—C’est le pied, murmuré-je en calant mes omoplates sur la pierre tiède qui me rafraîchit. Comment se fait-il que je ne sois jamais venue ici auparavant?—Ah, c’est le privilège des warriors, ronronne Alice en s’éventant inutilement avec sa main. Rien ne vaut un bon petit hammam pour évacuer toutes les toxines emmagasinées dans les Affres.—Mais toi, ça fait un petit moment déjà que tu n’y es pas retournée, la taquiné-je.—Ce privilège m’est tout de même accordé afin de me permettre d’évacuer toute la contrariété que j’engrange en demeurant cloîtrée à l’Organisation, réplique-t-elle, maligne. Et puis, comment résister quand personne n’est là pour nous ennuyer?Je dois admettre qu’elle a raison. L’Organisation est suffisamment grande pour que nous puissions tous vivre en parfaite harmonie sans nous marcher les uns sur les autres, mais il n’existe pas un moment dans la journée où j’ai pu trouver la salle de sport, l
13—Toujours prête?—Toujours prête.Ma gorge se serre, mais mon regard est déterminé. Je saisis la main de mon binôme qui m’entraîne avec lui dans les profondeurs des Affres.—Ça va? me demande Lucas, tandis que je titube dangereusement vers le sol.—Tête qui tourne, marmonné-je, une main sur la bouche.Je crois que je vais gerber.—Tu t’y habitueras avec le temps.Profitant du fait qu’il sonde les horizons, je m’assieds lourdement sur l’herbe dans laquelle nous avons atterri.—Un peu de verdure, enfin, déclaré-je en glissant mes doigts sur la rosée humide.—Ne te réjouis pas trop vite: ici rien n’est agréable et reposant par hasard.Je grimace, puis essuie mes paumes sur ma combinaison, avant de porter attention aux mèches de cheveux blonds qui tombent sur mes clavicules.Ah oui, c’est vrai, j’avais oublié ce détail.Lucas a la courtoi
14Je reste sans voix, tandis qu’Harper attend patiemment que ma langue se délie. Traverser la route désertique s’est passé sans mal jusque-là et j’ai même réussi à enjamber les cadavres de volatiles dispersés à l’entrée du parc sans difficulté particulière, mais je ne m’attendais vraiment pas à la vision d’horreur qui patiente près de la Sphère.—Je ne pense pas qu’ils soient offensifs, tente vainement de me rassurer Lucas. Il faudrait qu’un Ange Noir soit là pour les contrôler, ce qui n’a pas l’air d’être le cas.Mais je n’écoute plus les mots qui sortent de la bouche de mon équipier. Mes mains sont si moites, ma gorge si sèche et mon cœur si emballé, que je suis à deux doigts de repartir dans l’autre direction ou de supplier Lucas de me porter pour ne pas avoir à regarder où marcher. À moins d’une dizaine de mètres, entre nous et notre précieux billet de retour, se tient en effet une vingtaine de ce que je peux appeler sans hésiter le pire de tous mes cauc
15«Tu n’as pas peur des plantes au moins?».La question de Lucas continue de tourner en boucle dans ma tête, tandis que nous avançons une fois de plus au ralenti dans un chemin obscur et parsemé de lianes vertes dégoulinantes de sève. Ce n’est pas la première fois que je regrette que notre protégé ne soit pas une fillette fan de licornes à paillettes et de princesses rose bonbon. Quoique je sois persuadée que les Anges Noirs seraient également parvenus à pervertir la plus mignonne des poupées Barbie.Quand Lucas m’a annoncé le matin même que notre prochaine destination serait une serre de taille moyenne localisée près de Saint-Tropez et où le petit avait autrefois réalisé une chasse aux œufs de Pâques extraordinaire, j’ai vraiment cru qu’il se fichait de moi. Mais de toute évidence il ne blaguait pas.—Tu m’expliques, soufflé-je péniblement à cause de mon point de côté naissant, comment un simple jardin de soixante mètres carrés au
16Non, non, c’est impossible, pas comme ça… Pas après avoir si longtemps combattu pour échapper à toutes ces horreurs…Je tente par-dessus tout de me dégager du nuage noir qui m’entoure, mais cela revient presque à lutter contre un champ magnétique. Le bourdonnement des insectes m’assourdit, toutefois ce n’est rien en comparaison au sentiment de claustrophobie que je commence à développer.Harper.Telle est la première pensée qui me vient à l’esprit quand je parviens à me concentrer suffisamment pour faire le point sur la situation.Oh mon Dieu, Harper…Si je n’avais pas remarqué chez lui les premiers symptômes d’une panique anormale lors de notre lutte dans le cylindre de verre, je serais tentée de penser que mon partenaire s’en sort à merveille à l’heure actuelle. Malheureusement les dernières images de Lucas s’imposent dans ma tête comme un écho persistant: blême, suffocant, à la limite de l’agonie.Ressaisis-toi, Allyn
17Les énormes sphères torrentielles continuaient leurs rotations à quelques mètres au-dessus du sol sans que rien ne vienne perturber leur manège. En dessous d’elles s’étendait à perte de vue un paysage désertique d’où germaient de gros rochers saillants que l’érosion avait rendus menaçants, non seulement par leur aspect pointu, mais aussi par la dangerosité de leur friabilité. À cela venaient s’ajouter de fines particules de sable glissant au gré des courants d’air provoqués par les marées anormales des globes marins en activité. L’écume crachée par ces derniers tombait en gouttes d’eau mousseuse sur les épaules et la tête de l’Ange Noir qui demeurait là, immobile et silencieux. Son visage encore souriant et enjoué la veille au matin n’avait plus rien de séduisant à présent. Ses longs cheveux noirs salis du sang de son ennemi n’avaient même pas été lavés et tombaient en queues de rat sur ses épaules avachies. De fines coupures encore fraîches ornaient également se
18J’ai beau me coltiner l’une des pires nausées de mon existence, j’avoue regretter le contact rassurant de mon équipier lorsque ce dernier m’installe sur une des chaises décoratives qui ornent les murs de la salle de la Sphère. Tout est encore flou autour de moi. À l’instar de chaque retour précipité, je demeure dans la confusion la plus totale, ressassant nos dernières mésaventures comme s’il ne s’agissait que de rêves particulièrement éprouvants dont les images partielles me reviennent par flashs.J’ai vaguement conscience que l’on parle autour de moi et je comprends que Lucas a ordonné à l’un des vigiles qui gardent la salle de faire venir en urgence le médecin. Je tente de me redresser sur mes jambes en arguant que je peux très bien me rendre toute seule à l’infirmerie, mais une poigne puissante me force à me rasseoir avant que je ne m’étale sur le sol.—Reste ici, exige Harper d’une voix ferme.Je compose une sorte de phrase incompréhensible&nbs
Six mois plus tôtL’ombre noire aux volutes de fumée me dissimule une grande partie des dégâts. Ce n’est plus un accident, c’est un véritable massacre.Le monospace de Rémy gît sur le toit dans un sale état et des débris de verre jonchent la route. De là où je me trouve, il m’est impossible de repérer un survivant. Alors je replie mes ailes et me laisse tomber sur le sol, consumé par les regrets.J’aurais dû partir avec eux et les suivre de loin au risque de griller ma couverture. Pourquoi n’ai-je pas été assez rapide?Un gémissement plaintif me tire de mes lamentations. Il ne provient pas du véhicule de mes protégés, mais de la deuxième voiture accidentée. De combien de morts suis-je donc responsable?Des larmes de rage et de frustration coulent sans répit le long de mes joues. Ce n’était pas censé se dérouler comme ça. Cette initiation était courue d’avance:personne n’a jamais plus d’un
35Quand je me réveille le lendemain, je n’ai presque pas dormi de la nuit. Ça devient une habitude, seulement je ne peux pas uniquement blâmer les apparitions sournoises de Lucius. Je me plie en deux malgré ma difficulté évidente pour respirer. Ma gorge se serre, mes doigts sont parcourus de fourmillements indésirables. En deux mots, j’angoisse. À quoi pensais-je en me croyant digne de devenir le guide de l’équipe? Et à quoi jouait donc Lucas en m’offrant ce satané bouquin en cadeau de Noël? Si mon équipier se sentait un minimum concerné, cela me rassurerait; mais j’ai la fine intuition que je vais attendre longtemps avant d’obtenir son soutien dans cette affaire.J’hésite à déclarer forfait en me faisant porter pâle. Je suis très bien dans mon lit, à contempler le plafond, et je n’ai pas besoin de cette stupide alarme de téléphone qui m’ordonne de me lever pour affronter cette journée. Com
34Je pousse la barre si haut que le tapis risque de m’éjecter. Je repositionne mes écouteurs pour la sixième fois: la transpiration et mon agitation ont tendance à les faire tomber, ce qui ne cesse de me déconcentrer. Il me reste cinq minutes avant la récupération. L’ancienne Allyn n’aurait jamais tenu quarante minutes sur autant de dénivelé. La nouvelle Allyn choisit pourtant de pousser le vice en augmentant la vitesse de deux créneaux et en élevant le dénivelé d’un palier supplémentaire. Tu peux le faire, me répété-je en luttant contre mon souffle erratique, mon cœur qui cogne contre ma cage thoracique et les taches blanches qui brouillent ma vue.Quand le minuteur annonce la fin de mon entraînement, j’ai l’impression qu’on pourrait cuire des œufs sur mes joues. Mes jambes en guimauve tanguent dangereusement tandis que je me rapproche des produits destinés à nettoyer les appareils.—Un peu plus et tu t’envolais, me taquine Alice en choisissa
33Quand j’entre en phase de demi-réveil, un brouillard épais a envahi la totalité de mon crâne. Pour ne pas changer, mes rêves se sont agrémentés de détails sanglants dont je me serais bien passée. Pourtant une chose a changé par rapport à d’habitude. Vaseuse et nauséeuse, je mets rapidement le doigt sur ce qui me perturbe à ce point. C’est chaud, agréable et réconfortant. Comme si les rayons du soleil réchauffaient mon flanc gauche. Est-ce déjà l’heure de se lever? Hors de question. Je me blottis dans la position du fœtus et me rendors sans difficulté.Des remous me sortent d’un énième cauchemar. La chaleur et le bien-être qu’elle me procurait s’évanouissent;mon corps épuisé grelotte aussitôt, comme pris de fièvre. J’entends quelqu’un jurer dans mon dos, puis la porte de ma chambre claquer. Énervée envers cet égoïste de Maël qui n’essaye même pas de la jouer discret, je peste et me laisse de nouveau emporter par la vague de sommeil qui maintient mes p
32—Ça flirte avec Lucas, maintenant?Forcément, rien n’échappe aux yeux inquisiteurs d’Alice. J’espère qu’aucun autre Singulier n’a eu le temps de surprendre notre bref interlude… Mon cœur, aussi léger qu’un papillon, se remplit de plomb à l’instant où je croise le regard chagriné de Maël. De toute évidence, mon ami n’a rien loupé de la scène. Mais après tout, comment aurait-il pu l’ignorer puisqu’il se tenait juste à côté de nous?—Aucun risque, assuré-je d’une voix que je souhaite calme et posée.D’humeur légère et taquine, Alice pouffe en levant les yeux au plafond et m’entraîne par le bras en direction de Guillaume, Enzo et Roxanne. Cette dernière a les yeux rouges et fatigués. Fort heureusement, Enzo la tient d’une main ferme et lui confisque son verre de champagne pour me le donner aussitôt après.—Autant que cela serve à quelqu’un qui tient vraiment l’alcool, m’affirme-t-il d’un air entendu.Pas convaincue
31—Lucas? Qu’est-ce que tu fais là?Alice est apparue sans crier gare dans le dos de mon équipier. Toute belle dans sa robe rouge écarlate, mon amie nous étudie avec intérêt. Sa curiosité cède vite la place à un air catastrophé.—On se voit à la fête! affirme-t-elle avant de claquer la porte au nez d’un Harper interloqué.Dépourvue du moindre signe d’embarras suite à sa conduite déplacée, Alice s’adosse contre un mur pour m’observer de bas en haut, un tic aux lèvres.—La robe, OK nickel, je n’ai rien à dire. Mais Allyn, explique-moi ce qu’il s’est passé avec tes cheveux! J’ai l’impression d’être face à la petite fille du puits dans le film d’horreur de seconde zone que Guillaume m’a fait endurer la semaine dernière.—La robe n’est pas prévue pour ce soir, la recadré-je direct, quant à mes cheveux ils séchaient tranquillement dans ma serviette quand Lucas a débarqué.Je fais mine de cherche
30—Joyeux Noël! s’exclame Emma en débarquant dans ma chambre avec un gros sourire aux lèvres et un plateau rempli de cookies en forme de bonshommes de neige et de cadeaux colorés.—Emma, on s’est couchées il y a à peine sept heures, me lamenté-je en allumant mon portable.—Ils sont meilleurs quand ils sont chauds! insiste-t-elle en choisissant un des cookies au glaçage le plus réussi pour me le fourrer dans la bouche.Je me redresse de justesse pour éviter au gâteau de s’émietter sur les draps. Je félicite mon hôtesse pour ses dons prodigieux en matière de pâtisserie qu’elle disparaît aussitôt, le minuteur de son four l’alertant au rez-de-chaussée.—Ça valait la peine de me réveiller, grogné-je en me retournant pour contempler la vue depuis la fenêtre donnant sur le jardin.Je réprime un petit cri en croisant le regard de mon colocataire fantomatique. Allongé sur le flanc droit avec sa paume sur l’oreille af
29Lucius était dans une rage noire. Il s’était si souvent connecté à sa nièce ces derniers temps qu’il ne lui avait fallu aucun effort pour sentir qu’Allyn s’était éloignée de l’atmosphère sacrée de l’Organisation. De surcroît, ses dons prodigieux lui avaient indiqué qu’elle conduisait. Pauvre inconsciente! Que n’aurait-il pas fait en cet instant précis pour ne pas avoir donné sa parole à Aldrik! Un magnifique carambolage en pleine autoroute impliquant au minimum deux voitures, un 4x4 familial, et avec un peu de chance, un camion-citerne. Sacrifier autant d’innocents promettait d’être si exquis qu’il était à deux doigts de renier sa promesse. Après tout, quoi de mieux pour se remonter le moral? Un éclair noir zébra le ciel. Signal qu’une âme perdue venait d’apparaître dans les Affres. Cela lui remonta le moral:peut-être qu’il y aurait moyen de s’amuser en fin de compte. Sans hésiter davantage, Lucius se téléporta vers l’o
28—Je persiste à penser que tu aurais dû prendre le train.Tapotant les doigts sur le volant au rythme de «All good things come to an end», je jette à Maël un regard en coin réprobateur. Ce n’est pas parce que nous avons décidé de mettre l’Organisation entre parenthèses durant mes congés qu’il doit trouver d’autres raisons de s’inquiéter pour ma sécurité.—J’avais envie de conduire.—Ce n’est pas prudent, insiste-t-il. Entre ton manque de sommeil de ces derniers jours et…—Et?—Et tu sais très bien.Je secoue la tête pour éviter de répliquer, décidée depuis la veille au soir à ne laisser aucune pensée noire interférer avec mes vacances tant attendues. Cette résolution m’est apparue alors que je fermais avec difficulté mon sac de voyage sur mon lit. Assis comme à son habitude sur la commode de ma chambre, Maël m’observait avec attention quand on avait cogné à ma porte.—Lucas&