Malgré ma promesse de ne plus mettre les pieds au village, je suis tout de même contrainte d’y retourner la semaine suivante. Mon père étant trop occupé, il ne peut s’y rendre pour acheter les quelques condiments dont nous avons impérativement besoin. Il m’a cependant épargné cette corvée toute la semaine qui a suivi le fameux jour de mon anniversaire larmoyant. J’espère qu’aujourd’hui, la chance sera de mon côté et m’évitera une confrontation avec Rosabelle…—Bonjour sorcière!Je craignais plus que tout au monde d’entendre cette voix. Je me lamente, demandant au ciel pourquoi il s’acharne ainsi sur ma personne insignifiante. Pourquoi ne puis-je faire un aller-retour au village sans m’attirer des ennuis? Inspirant profondément, je compte jusqu’à trois, affiche un sourire aimable et me tourne vers le demi-cercle de filles joliment parées.—Tu es partie tellement vite la dernière fois que nous ne savons même pas si tu as apprécié notre présent
Le trajet jusqu’à la maison–pourtant court–est pénible. Tourmentée, je ne fais même plus attention à la Recousue qui s’arrête de temps à autre afin de s’assurer que la voie est libre. Arrivée devant chez moi, je cours jusqu’au perron sans me soucier de distancer la sorcière. Je veux m’assurer que mes parents n’ont rien. J’ouvre la porte à la volée et la laisse claquer contre le mur.—Elena, ma chérie! s’écrie ma mère en m’attirant contre elle.Mon père se joint à nous. Ses bras passent autour de nos deux corps et je suis soulagée de les voir sains et saufs. Leurs odeurs–un mélange de foin, de pain frais et de transpiration–s’insinuent dans mes narines et me font monter les larmes aux yeux.—Maman, Papa, je suis tellement désolée…—Ne t’en fais pas, chuchote mon père. Tout est de notre faute!—Comment peux-tu dire cela alors que je suis celle qui a blessé Rosabelle 
Arrivée en haut de la colline derrière la ferme, j’arrête brusquement ma course et me plie en deux, essoufflée. Je m’assieds lourdement sur un tronc d’arbre qui a été déraciné lors d’une tempête des années auparavant, et laisse mon regard se perdre sur l’étendue de ciel noir pailleté. J’aime venir ici pour m’isoler. C’est mon petit coin secret où jamais personne ne vient. D’ici, je peux apercevoir les lumières du village droit devant, la forêt à gauche et le chemin qui mène à la maison de mes parents à droite. Mes parents… Je secoue la tête alors qu’un nouveau flot de larmes menace de dévaler mes joues.Dire que toute ma vie n’est que mensonges et tromperies. Les personnes que j’aime plus que tout au monde ne sont pas mes «vrais» parents. Celle qui m’a portée est morte en protégeant son clan, me laissant seule avec une sorcière dont les paupières ont été recousues et dont j’ai hérité le prénom. Quant à mon géniteur, eh bien, je ne sais même pas qui il est. Mais il ne
Alors, les créatures surnaturelles existent vraiment? Alatar existe vraiment? Ce ne sont pas que des chimères? Je peine à y croire. Je ne veux pas y croire, car tout ceci signifierait que ma vie va réellement changer. Tout cela voudrait dire que je n’ai pas ma place ici et que de grands dangers m’attendent dans ce monde où je suis supposément née. Et le problème, c’est que je refuse d’aller à Alatar.—Allez-vous vraiment me ramener à mon père? demandé-je avec suspicion. Et si votre but était en réalité de me livrer à Barral contre une belle récompense?Les hommes rient encore. Je me sens humiliée, une fois de plus. Mes mains viennent enserrer mes hanches et mes yeux dorés toisent les trois imbéciles avec sévérité.—Ma chère demoiselle, dit celui qui m’a menacée, dans ce cas, vous seriez ligotée et nous serions déjà partis pour Alatar si nous voulions vous livrer à Barral.—Donc, vous voulez vraiment m’emmener à
La lune ronde brille au-dessus de nos têtes et illumine le chemin de terre que nous empruntons. C’est la première fois que je quitte mon village et dans d’autres circonstances, j’aurais cherché à m’imprégner de tout ce qui m’entoure. Mais ce soir, je n’ai pas le cœur à me réjouir de partir à l’aventure. Le corps courbaturé, je rêve de descendre de cheval et de m’étirer afin de faire refluer le sang dans mes jambes engourdies. Mon dos me fait atrocement souffrir à force de me tenir droite comme un piquet. Je réfléchis à la façon dont je pourrais demander à mon geôlier–c’est ainsi que je le vois–de s’arrêter, ne serait-ce que quelques minutes.—Even? appelé-je d’une toute petite voix.—Oui?Quel ton froid! L’affaire ne va pas être aussi simple à conclure que prévu. J’use de ma voix la plus douce et de mon ton le plus craintif:—Pourrions-nous…—Non!—Vous ne me la
À mon réveil, je suis persuadée d’être chez moi, à la ferme. Je m’attends à ce que mes parents me sortent du lit afin de leur offrir mon aide. Un sourire naît sur mes lèvres. Cette histoire de sorcière n’était qu’un cauchemar. Mais pourquoi mon lit tangue-t-il, dans ce cas? Brusquement, je réalise que les dernières heures n’étaient pas un rêve. J’ai quitté Belle-Rose! Affolée, je me lève d’un bond et le regrette en sentant le sol se dérober sous mes pieds. Une main sur mon front, je me rassieds lourdement sur la couchette.—Tu es enfin réveillée, mon enfant?La douce voix d’Elena me fait ouvrir les yeux.—Combien de temps ai-je dormi? demandé-je, en bâillant.—Toute la journée. Il fait déjà nuit. Tu as raté le déjeuner, mais je n’ai pas voulu te réveiller.J’écarquille les yeux.—Tu étais très fatiguée, ajoute-t-elle. Ces deux derniers jours ont été éprouvants pour toi. J’ai senti ton énergie faib
Assise sur un baril de poudre, ma tête dodeline au rythme des notes égrenées par le violon. Mes pieds battent la mesure tandis qu’un air d’harmonica accompagne les chants qui s’élèvent dans le ciel noir constellé d’étoiles. Les marins chantent et dansent en cadence et je ne peux m’empêcher de sourire malgré la lourdeur pesant sur mon cœur. Assise à côté de moi, Elena tape des mains en riant telle une petite fille. Sa joie clairement perceptible me prend au corps et je relâche enfin mes épaules endolories par les tensions.—Princesse, permettez-moi de me présenter, je me nomme Audran. M’accorderiez-vous cette danse?Un jeune homme vêtu d’une chemise autrefois blanche et d’un gilet vert abîmé me tend des mains marquées par le labeur. Son visage d’une couleur de bronze après des mois passés sous un soleil de plomb est avenant. Son regard bleu rieur et son sourire auquel il manque une dent me font saisir ses mains sans la moindre hésitation.—Je ne sa
Encore la même forêt sombre que la veille. Encore une femme qui me tourne le dos. Mais cette fois, la sorcière se tient la tête entre les mains, son corps secoué de sanglots. Je reste immobile, sous l’effet de l’angoisse qui gagne mes membres un par un. Devrais-je aller voir cette femme? Et si elle était un monstre qui cherche à me tuer? De toute façon, il ne s’agit que d’un songe, me dis-je pour me donner du courage. Et puis, je ne peux pas rester là éternellement à attendre que le monstre se tourne vers moi. Je ne risque rien, ce n’est qu’un rêve, affreux certes, mais un rêve tout de même. Quelque peu apaisée, je suis sur le point de faire un pas mais me rends compte que mes pieds sont cloués au sol! Je tente à plusieurs reprises de remuer mes membres, mais rien n’y fait. Je suis comme un esprit enfermé dans une poupée de cire: consciente de ce qui m’entoure sans pour autant pouvoir intervenir. Mon appréhension se mue en panique lorsque je vois surgir
La sorcière lâche un hoquet en posant une main sur sa poitrine. La terrible douleur qui vient d’y naître ne peut signifier qu’une chose: l’une de ses sœurs vient de perdre la vie. Elle peut sentir l’âme de son amie quitter ce monde pour rejoindre les membres de son clan décimé par Barral, le mage noir qui la retient prisonnière depuis treize longues années.—Elena…Elle lâche un sanglot tandis que les larmes inondent son visage émacié aux yeux dorés entourés de cernes sombres. Ainsi, le rempart entre Barral et leur dernier espoir venait de disparaître. Plus rien ne protégerait l’être de lumière censé sauver Alatar, plus rien ne retenait le mal de la soumettre à sa volonté. À moins qu’Elena n’ait eu le temps de la former. La femme lâche un soupir. D’après ce qu’elle avait appris par les pensées de ses sœurs encore en vie, la fille de la divinatrice avait été privée de ses pouvoirs depuis sa fuite avec Elena vers le monde des humains, un monde dé
Le vent plaque ma chemise contre ma peau, faisant plier les branches des pauvres arbres qui ont le malheur de m’entourer. Elena hurle mais je l’entends à peine: ses paroles se perdent dans le rugissement du vent que j’ai moi-même créé. La colère, la haine, la peur, voilà tout ce que je ressens. Devant mes yeux se forme l’image d’un homme au crâne lisse marqué d’encre noire. Son visage aux traits durs et ses iris plus foncés que l’obsidienne, s’étirent en même temps qu’un sourire cruel se dessine sur ses lèvres. Sa carrure immense vêtue d’une armure aussi noire que les dessins sur son faciès, lève des mains tenant des globes blancs et dorés ensanglantés, les yeux des sorcières de mon clan. Je ne souhaite qu’une seule chose: lui faire perdre ce sourire.Fais naître la lumière au creux de tes mains, Doux espoir,Et le monde scintillera à nouveau.—Elena!Deux mains empoignent violemment mes bras et si je n’avais pas rencontré un
Les jours, les semaines puis les mois ont passé. Malgré l’hiver bien entamé, il n’y a aucune trace de neige. Au contraire, la température est étrangement douce. La Recousue m’a appris que les saisons ne s’étalent pas sur l’année à Alatar, mais sont propres à chaque contrée. En effet, chaque province a son climat. C’est pour cela que la plupart des royaumes s’étendent sur la contrée d’Emisphèbe où le temps est clément toute l’année, mis à part quelques jours de pluie.Je suis déçue de ne pas avoir de neige mais me résigne à accepter la vue des plaines émeraude et des arbres éternellement en fleurs. Ce temps agréable me permet de m’entraîner toute la journée dehors. Viser des cibles ne me pose plus le moindre problème. Créer des sphères de pouvoir et les lancer sur mes ennemis qu’Elena a rendus amovibles grâce à ses pouvoirs m’amuse. La sorcière a dû inventer de nouveaux défis pour me tester et je dois dire qu’elle ne manque pas d’ingéniosité: faire se mouvoir une montagne,
En sortant pour ma leçon de magie, je ne m’attendais pas à trouver Elena devant une longue table où trônent un grand bol contenant de l’eau, une lanterne illuminée par la lueur vacillante d’une flamme et un récipient rempli de terre.—Que dois-je faire? demandé-je en fronçant les sourcils.—Apprendre à te servir des éléments en te liant à eux.Hier, Elena m’a fait un grand discours sur la nature, ses bienfaits et son utilité pour notre magie. Je pourrais, bien sûr, utiliser mes pouvoirs sans faire appel aux éléments, mais mon amie refuse d’envisager cette éventualité hormis extrême nécessité. Elle m’interdit de trop puiser dans mes ressources. Au mieux, un sort trop puissant sans l’aide des éléments me fatiguera tellement que je serais une proie facile pour mes ennemies. Au pire, ces derniers n’auront rien à faire puisque mon cœur s’arrêtera de battre après une terrible hémorragie… Il vaut donc mieux que je ménage mes forces en me servant de celle
Le soleil donne des éclats dorés aux cheveux de maman. Même si elle me gronde, je ne peux m’empêcher de remarquer à quel point elle est belle. —Je t’ai déjà interdit d’utiliser tes pouvoirs sans moi, Elena!—Je voulais juste agrandir le papillon!—Et tu as failli détruire la demeure de la Saëcerin! Sans parler du toit de notre maison!Je baisse les yeux, honteuse. Des larmes coulent sur mes joues rondes et je renifle. Maman s’agenouille pour être à ma hauteur. Ses doigts chauds et fins se posent sous mon menton et m’obligent à lever la tête vers elle. Ses yeux dorés, identiques aux miens, sont remplis d’amour. Je suis heureuse de voir que même si je fais des bêtises, elle m’aime toujours. —Tu ne contrôles pas encore tes pouvoirs, Elena. Tu ne peux pas les utiliser sans la surveillance d’une adulte. C’est trop dangereux!—Je sais, avoué-je piteusement. —Alors, pourquo
Je suis soulagée. Des hommes sont partis chercher le cheval blessé dans la forêt et le palefrenier m’a affirmé qu’il allait bien. Un sentiment de tristesse infini mêlé à la culpabilité honteuse m’a submergée lorsqu’on m’a appris qu’aucun membre de mon escorte n’a survécu, pas même le pauvre Renal: ils ont donné leur vie pour me protéger.Lorsque j’ai demandé à Even ce qu’il faisait à Drail et comment il était arrivé si vite alors que j’avais mis deux jours, il m’a expliqué que le royaume de Drail n’était qu’à une demi-journée de Victoire, mais que j’avais dû me perdre. Quant à sa présence à Drail, il m’a raconté que mon père, le roi Ezéchiel, ne me voyant pas arriver, avait dépêché ses hommes dans la forêt et un messager à Victoire. Ayant appris ma disparition, le roi Arsène a lui-même envoyé du monde à ma recherche. Even, Alyr et Galdor se sont aussitôt imposés dans l’expédition «sauvons Elena». Sur la route, les chevaliers ont découvert la voiture renversée,
Je n’arrive pas à contrôler ma monture qui m’impose une cadence infernale. Je me contente de m’accrocher aux rênes, terrifiée à l’idée de tomber à cette allure. Je pousse un immense soupir de soulagement lorsque la bête s’arrête d’elle-même à l’orée d’un sombre bois. Des arbres aux formes effrayantes se dressent devant moi. Des troncs en forme de spirale émanent des fines branches qui pointent vers le ciel. De grosses racines recouvrent la terre comme un amas de pièges prêts à vous enfermer. Malgré les feuilles d’un vert soutenu, l’endroit me paraît tout droit sorti d’un cauchemar. Je secoue la tête. Je ne m’enfoncerai pas dans cette forêt au risque de me perdre. Mieux vaut trouver une autre voie.Je suis décidée à rebrousser chemin lorsque soudain, des images de créatures vêtues de noir et galopant sur d’énormes chevaux aux robes sombres défilent devant mes yeux. Je suis suivie! N’ayant pas le temps de trouver un moyen de contourner la forêt, je m’y engage malgré ma peur.
Je blêmis. Cela ne fait que deux jours que je connais cet homme et il m’a déjà percée à jour. Je commence par secouer la tête dans une tentative pathétique de nier l’évidence.—N’essayez pas de me leurrer! répond doucement mais fermement le prince. Je ne suis pas Even.—Je lui ferai part de cette remarque.—Si vous voulez provoquer un duel…—Certainement pas! Quoiqu’il serait divertissant de voir votre frère avec un poignard dans le cœur… si cœur il y a.—Ne changez pas de sujet. Je le devine dans vos yeux. Les voir ensemble vous meurtrit, ajoute-t-il avec une mine désolée.—Astian, je vous en prie…—Personne d’autre que moi ne le saura, je vous le promets. Ce matin encore, je pensais qu’il ne s’agissait que d’une simple attirance et de sentiments sans conséquence, mais ce soir, je remarque que c’est bien plus que cela.Je ne sais que répondre. Il est difficile de parler de mes
Le lendemain matin, le roi me propose une promenade dans les magnifiques jardins du château. J’accepte volontiers, ravie de découvrir davantage ce paysage enchanteur. J’apprends qu’il est ami de longue date avec mon père. Durant leur jeunesse, Ezéchiel et Arsène avaient pris l’habitude de s’entraîner ensemble pendant que leurs pères s’occupaient des affaires des royaumes. Ils ont noué des liens d’amitié indéfectibles, si bien que le roi Arsène a trouvé cela naturel de demander à son propre fils, guerrier émérite, de protéger au péril de sa vie la princesse de Drail, dernière sorcière aux yeux d’or de surcroît.—Je tenais à m’assurer que celle qui est destinée à sauver Alatar arrive saine et sauve.Je souris sans rien dire, peu encline à le contredire et à ternir sa bonne humeur. Alors que je me penche pour examiner une fleur aux pétales roses piquetés de jaune qui m’est inconnue, le monarque m’informe que chacune de ses épouses a aménagé un coin qu’elles aimaient en