À Denis,
À ma mère,
Les yeux levés vers le ciel, elle ne peut s’empêcher d’espérer encore. Même si la trappe vient de se refermer. Même si l’appareil commence déjà à s’élever lentement. Même s’il est désormais évident qu’il a choisi de l’abandonner là, seule au milieu des déchets. Et quand cette insupportable réalité parvient enfin à se frayer un chemin dans les ramifications de son cerveau réfractaire, la douleur explose en milliers d’éclats qui semblent transpercer chacun de ses organes. Au moment où elle s’effondre sur le sol, il lui semble pourtant entendre une voix qui hurle son nom, mais sans doute n’est-ce que l’écho de son propre cri…
Son corps inerte est comme une épave échouée au milieu des déchets. Même si son instinct de survie lui hurle qu’elle doit s’extirper de ce néant vaporeux semblable à un cocon protecteur, son esprit embrumé se cabre à la perspective d’ouvrir les yeux. À quoi bon se battre encore? Pourquoi ne pas simplement se laisser aller? Garder les yeux fermés et se laisser doucement dériver jusqu’à ce que la vie finisse par l’abandonner tout à fait. Cesser de lutter, se résigner, admettre sa défaite et considérer que la partie est terminée. Seule. Désespérément seule. Sans la moindre énergie pour affronter cet univers hostile.Pourtant son cœur répugne à s’arrêter. Sa poitrine continue à se soulever douloureusement. Un élancement sourd lui vrille le crâne, ses doigts tentent de bouger, sa langue essaie vainement d’humidifier ses lèvres asséchées. Même si son corps semble réduit à une immense plaie, chacun de ses membres se rebelle à l’idée d’abandonner. Mais ses paupières
«Les monstres sont tapis dans l’ombre. Ils attendent que leur jour soit venu, alors ils surgiront des entrailles de la Terre pour parachever l’œuvre de destruction que nous avons nous-mêmes initiée»CXhroniques du monde d’avant (fragments)—Saloperie, tu vas dégager avant que je te fasse griller! Disparais! Allez ouste! hurle une voix surgie de nulle part.Au même instant, une atroce odeur de brûlé emplit les narines de l’adolescente et l’ignoble gueule garnie de pointes se rétracte pour disparaître de son champ de vision.—C’est ça, saloperie, dégage, retourne dans ta bourbe!La voix qui parvient à ses oreilles est rugueuse et âpre, mais il lui semble pourtant discerner une tonalité féminine. Soudain un visage à la peau cuivrée se penche vers elle. C’est celui d’une femme dont la peau est ravinée de profondes rides. Ses yeux sont si sombres que l’iris se confond avec la pupille en un uniq
«Les voix se multipliaient pour affirmer que l’eau était un bien précieux et qu’il fallait l’économiser. Mais la vérité, c’est qu’au fond de nous, on ne parvenait pas à croire sérieusement que cette eau si abondante dans les lacs et les rivières, que cette eau si facilement accessible en ouvrant un simple robinet, pourrait un jour venir à manquer.»CXhroniques du monde d’avant (fragments)—Qu’est-ce qu’elle a voulu dire? demande Analia en suivant du regard la grande femme qui s’éloigne sans ajouter un mot de plus.—On parlera de ça plus tard, répond Maï en contemplant la chevelure de l’adolescente d’un air rêveur, je dois d’abord t’expliquer beaucoup de choses et toi aussi, tu dois avoir une longue histoire à raconter. Viens avec moi.Pendant qu’elles s’éloignent des torches enflammées pour se rapprocher du camp, elles croisent des silhouettes décharnées qui se figent aussitôt pour les observer. Des femmes essenti
«Tout se passe comme si l’acte d’achat était devenu vital: on veut constamment acquérir des choses nouvelles. Les objets ont un cycle de vie de plus en plus court. À peine acquis, ils sont déjà périmés. Alors on les jette puis on achète encore. Et les déchets s’accumulent…»CXhroniques du monde d’avant (fragments)Analia contemple pensivement le petit objet rectangulaire qu’elle vient d’extraire des déchets. Était-ce vrai – comme le lui avait raconté Maï – qu’en des temps reculés, cet étrange instrument permettait aux gens de communiquer à l’autre bout du monde? Le bracelet qu’elle avait jadis au poignet facilitait les contacts entre les habitants d’Eden Island, mais son champ d’action – sauf pour ceux bénéficiant de dérogations spéciales – était strictement limité à l’archipel. D’ailleurs, qui aurait-elle pu appeler puisqu’elle ne connaissait personne à l’extérieur? Elle tente d’imaginer son propriétaire, peut-être une fille d
«Longtemps, les hommes ont migré parce qu’ils voulaient vivre mieux. Puis est venu le jour où ils ont migré parce qu’ils voulaient tout simplement vivre.»CXhroniques du monde d’avant (fragments)Anna et Louna sont momentanément installées chez Maï. Cette dernière s’est empressée de leur trouver de quoi manger pendant qu’Analia leur fournissait du linge propre. New-York et Nissou sont assis à même le sol dans un coin de la pièce, observant les nouvelles venues avec dans les yeux le même mélange d’effroi et de curiosité.—Mon fils n’aurait jamais fait ça, conclut Anna d’une voix assurée après que l’adolescente lui a raconté tout ce qui s’était passé depuis son départ jusqu’au moment où le solavion s’est éloigné, emportant Aylan loin d’elle. Je le connais très bien, ajoute-t-elle en plongeant son regard exténué dans celui de l’adolescente. Il t’aime profondément, il ne t’aurait jamais abandonnée comme ça après t’avoir entraînée avec l
«Les morts ne disparaissent jamais tout à fait dans le cœur de ceux qui les ont aimés»CXhroniques du monde d’avant (fragments)Alors que les flammes lèchent avidement le corps sans vie qui ne sera bientôt plus que poussière, les femmes agenouillées fondent leurs voix pour scander le nom de la défunte dans une mélopée funèbre au rythme hypnotique. Analia se tient devant le bûcher à côté de Garance dont le visage strié de cicatrices est figé comme un masque mortuaire. Elle sent pourtant que cette dernière presse doucement sa main. New-York est assis à côté sur un siège de fortune. En arrivant dans la maison après l’attaque, l’adolescente l’avait trouvé sur le seuil, gisant dans une mare de sang, mais il était encore en vie. Et deux jours plus tard, bien que très affaibli par ses blessures, il avait fait comprendre à Analia qu’il devait être là, lui aussi, pour ce dernier adieu. Le nom de «Maï» résonne dans l’espace céleste que le sole
«C’était comme un mirage clinquant planté au centre d’un désert brûlant. Et ils venaient de toute part, attirés comme des insectes, pour se fondre dans la lumière et le bruit.»CXhroniques du monde d’avant (fragments)Analia flotte sur les eaux turquoise du lagon. Elle aperçoit au loin la végétation dont le vert profond est quelquefois rompu par les formes blanches et arrondies des bâtiments construits sur la rive tels d’immenses coquillages nacrés déposés par les vagues. Les alizés caressent nonchalamment son visage offert au soleil. Elle éprouve un tel sentiment de plénitude qu’elle ne souhaite qu’une chose: prolonger ce moment à l’infini. Se lover à jamais dans ce monde azuré empreint de douceur et de légèreté. Mais de vagues trainées rosâtres viennent progressivement dégrader la couleur du lagon tandis qu’une brume blanchâtre emprisonne les contours du rivage. L’eau devient de plus en plus rouge et elle réalise soudain que des centaine
«Il est grand temps de rallumer les étoiles.»Guillaume ApollinaireCXhroniques du monde d’avant (fragments)—Vous vouliez me voir? demande Analia à Yola qui se tient devant elle dans une longue tunique dorée qui semble inspirée de la couleur de ses yeux.—Oui, répond la femme aux yeux d’or. Un évènement très important va avoir lieu aujourd’hui et il est impératif que tu y assistes. Viens avec moi.Sans plus d’explications, elle invite Analia à la suivre dans l’ascenseur. La descente dure longtemps.—Où m’emmenez-vous? demande l’adolescente.Analia songe soudain à Eléa2, dont Shani lui a dit qu’elle était emprisonnée dans la partie immergée de l’archipel.—J’espère qu’on ne va pas rendre visite à Eléa2 car je n’ai pas la moindre envie de voir quelqu’un qui a cru bon de m’abandonner au milieu des déchets!
«Lorsqu’un homme rêve seul d’un monde meilleur, ce n’est qu’un rêve. Mais lorsque beaucoup d’êtres humains se prennent à rêver ensemble, ce qui n’était qu’un mirage devient peut-être le début d’une nouvelle réalité.»CXhroniques du monde d’avant (fragments)—Mon nom est Yola et, au nom du comité d’Eden Island, je vous souhaite à tous la bienvenue sur notre archipel, déclare la grande femme noire à l’assemblée réunie autour d’elle.Les autres membres du comité des sages se tiennent derrière elle, immobiles, dans leurs uniformes noirs. Analia qui est assise entre Alexandre et Aylan observe les personnes présentes dans l’assemblée. Anabel est là, vêtue de sa robe noire ornée d’un collier de perles. Il y a aussi les gouverneurs de différentes îles: le dirigeant d’Hawana avec sa moustache parfaitement taillée puis un homme nommé Oren, dont Aylan lui a précisé qu’il était le chef de son île. Garance est également présente.—&
«Seul l’amour peut garder quelqu’un vivant.»Oscar WildeCXhroniques du monde d’avant (fragments)Elle entend une voix qui murmure son nom. Une voix familière. Chaude. Enveloppante. Elle voudrait voir le visage de celui qui répète inlassablement les mêmes syllabes, mais ses paupières sont lourdes. Si lourdes à soulever. Comme si les muscles de son corps ne lui obéissaient plus. Enfin, au prix d’un effort surhumain, elle parvient à entrouvrir les yeux pour découvrir le visage d’Aylan penché vers le sien. Ses contours sont un peu flottants mais elle sait avec certitude que c’est lui.—Je suis morte? demande Analia en le contemplant rêveusement.Elle voit un léger sourire étirer ses lèvres.—Non, tu es bien vivante, répond-il en se penchant pour caresser délicatement ses cheveux.Elle sent son contact physique. Ses lèvres sur sa peau. Cette main chaude qui vient de s’emparer de la sienne.
ROMÉO(Contemplant le corps de Juliette.) Mon amour! ma femme! La mort qui a sucé le miel de ton haleine n’a pas encore eu de pouvoir sur ta beauté: elle ne t’a pas conquise; la flamme de la beauté est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues, et le pâle drapeau de la mort n’est pas encore déployé…Scène 23, Acte V, Roméo et Juliette William Shakespeare.CXhroniques du monde d’avant (fragments)La forme de l’appareil se précise au fur et à mesure qu’il approche. Un immense oiseau noir, majestueux et glacé.—C’est un solavion, explique Aylan, il doit venir d’Eden Island.—Pas forcément, réplique Napoléon en mettant sa main en visière pour se protéger du soleil. Sur Hawana, j’ai vu Rosabel descendre d’un appareil identique à celui-ci.—Il faut qu’on en ait le cœur net, dit Aylan en regardant l’appareil se poser un peu plus loin.—Oui, allons v
«La graine de la révolte germe doucement. Elle se nourrit des injustices, des humiliations, des famines et de tous les maux de l’humanité opprimée. Et un jour, elle éclate.»CXhroniques du monde d’avant (fragments)Aylan ouvre les yeux. Son regard rencontre d’abord un plafond irrégulier taillé à même la roche. Puis il se rend compte qu’il est allongé sur une sorte de matelas de paille à même le sol terreux. Quand il tente de se redresser pour mieux comprendre où il se trouve, il ressent immédiatement une violente douleur dans le thorax qui le contraint à s’immobiliser. Il soulève son tee-shirt et constate que son torse est bandé. Le pansement a l’air propre. Même si sa blessure le fait encore souffrir, elle a cessé de saigner et la sensation que tout son corps est consumé par la fièvre semble avoir disparu. Mais tout est confus dans son esprit et il a le plus grand mal à rassembler ses idées. Il y a eu les coups de feu, et ensuite… a-t-il vraime
«Tant qu’un homme n’a pas découvert quelque chose pour lequel il serait prêt à mourir, il n’est pas à même de vivre.»Martin Luther KingCXhroniques du monde d’avant (fragments)—Tu vas lever les mains et te rendre sans faire d’histoires, ordonne le garde qui s’approche quelques secondes plus tard en pointant son arme sur elle.—Si tu ne coopères pas, je l’achève, ajoute un deuxième homme en désignant son père.—Par pitié, je ne vous demande qu’une chose: appelez des secours pour qu’il soit soigné, supplie Analia en levant les mains en signe de reddition. Et je jure que je ferai tout ce que vous voudrez!—D’accord, tu laisses tes mains levées, tu te laisses embarquer sans opposer de résistance et on appelle les secours! promet le garde.Elle fixe un instant l’homme qui vient de lui parler, il ne doit guère avoir que deux ou trois ans de plus qu’elle. Malgré sa voix assu
«Les révolutions visent à abattre le monde ancien pour créer un ordre nouveau. Mais il est rare que le monde ancien expire sans opposer de résistance. On le croit mort, or il bouge encore.»CXhroniques du monde d’avant (fragments)La navette s’engouffre à l’intérieur d’un bâtiment dont l’aspect sévère n’est adouci par aucun jeu de lumière. Un calme inattendu règne dans le grand hall. Alors que les trois adolescents le traversent pour prendre une seconde navette, deux gardes armés surgissent inopinément devant eux.—Où allez-vous? demande le premier en pointant son arme dans leur direction.Forte de sa réussite auprès des deux gardes précédents, Shani s’approche d’eux d’un pas déterminé.—Nous sommes en mission spéciale. Nous avons ordre de nous rendre à la surface dans les plus brefs délais pour aller chercher du renfort.—Affichez votre ordre de mission, ordonne l’homme d’un ton sec sans baiss
«Bombe nucléaire, clonage, OGM, manipulations génétiques… les potentialités scientifiques risquent à court ou à long terme de mettre le monde en péril au lieu de contribuer au progrès de l’humanité. Puissent les hommes du futur être suffisamment sages pour éviter que la science ne devienne une arme toute puissante aux mains de quelques individus mortifères.»CXhroniques du monde d’avant(fragments)Anabel a troqué son éternelle robe noire et son collier de perles contre une combinaison sombre qui fait paraître sa maigre silhouette encore plus squelettique.—Vous n’êtes pas…? commence Analia.—Je suis! Je suis X, oui! répond-elle d’un air presque amusé en regardant les trois adolescents qui la contemplent avec un air pareillement stupéfait.—Ça alors, j’en reviens pas, commente Shani en la regardant de bas en haut. La femme aux porte-manteaux! On va vraiment de surprise en surprise ce
«Imagine all the people,Sharing all the world...You may say I’m a dreamer,I hope some day you’ll join us…»John LennonCXhroniques du monde d’avant(fragments)—Le moment est venu, dit doucement Karlo Diori qui se lève en faisant signe aux deux adolescents de le suivre.Ils s’exécutent aussitôt sans demander davantage d’explications. Tous trois traversent la salle comme s’ils voulaient s’approcher à leur tour de l’estrade mais, au dernier moment, Karlo Diori bifurque discrètement vers la sortie. Shani, profitant du désordre généralisé qui règne dans la salle, quitte également sa table pour les rejoindre. Comme tous les gardes se sont précipités dans la salle à manger, l’immense hall où est peint le tableau représentant Rosabel est totalement désert. Ils le traversent rapidement sans un regard pour l’immense portrait, avant de s’engouffrer dans la navette. Alexandre tape quelque chose sur le tableau de b