À la préfecture, Octave descend au sous-sol, berceau de la Sûreté générale, pour y retrouver le calme relatif de son bureau. Malgré les dossiers qui s’entassent, malgré les enquêtes non résolues qui s’accumulent, les agents de ce service restent des parias. Leurs effectifs, trop modestes, ne sont pas près d’être revus à la hausse. Les petits meurtres de la capitale ne préoccupent personne. Seule la sécurité des bourgeois intéresse le gouvernement et les forces de police. Mais les enquêtes dont ils font l’objet ne sont souvent liées qu’à des affaires de vol ou d’escroquerie, des foutaises, pense Octave, alors que des malheureux terminent leurs jours dans la Seine et ne sont jamais repêchés. Il n’ose imaginer le jardin de cadavres qui doit tapisser le fond du fleuve.Lorsqu’il arrive, la voix tonitruante de Clotaire fait trembler les murs. Tête baissée, ses collègues font mine de crouler sous le travail pour éviter ses injures et sa colère. Octave soupire, las de cet affreux perso
Le fiacre le dépose boulevard de Clichy, au pied de la butte Montmartre, devant le Moulin Rouge. Premier bâtiment électrifié de la capitale, le cabaret en est devenu un emblème. Plaisir et Beauté s’y côtoient, regroupant les personnalités aisées et d’autres, plus modestes. Les soirées y sont arrosées de champagne et les spectacles sont des plus divertissants et affriolants. Octave a toujours refusé d’y mettre un pied. C’est pour lui le lieu de débauche le plus sournois de la ville, et la cause d’un grand nombre d’affaires criminelles. Le cabaret a contribué à la renommée de Paris comme «Capitale de l’opium». L’éléphant qui trône dans ses jardins renferme sur un pied d’égalité la luxure et la maladie. Autrefois sculpture de plâtre, c’est dorénavant une création faite d’un métal solide et cuivré, rutilant sous les reflets des lumières artificielles.Octave a toujours fui ce monde-là, peut-être parce que l’hyper sexualisation le terrifie, lui qui n’a jamais connu la ten
Au cœur du bois de Boulogne, la nature est figée. Nul oiseau ne niche en ce début de printemps, nul animal ne chasse. Les feuilles mortes tapissent encore le sol, le vent lui-même semble éviter de souffler. Les arbres ploient sous le poids d’une souffrance mystérieuse. L’endroit est désolé et évité. Seuls les Maléfiques osent pénétrer dans cette partie de la forêt.Se faufilent entre des bouleaux verruqueux parfaitement alignés, de petites lumières parcourant le bois à vive allure. Les feux follets peuvent se montrer espiègles, ils n’hésitent pas à profiter de la faiblesse des humains pour les conduire malgré eux dans ce triste lieu. Ils délaissent ensuite ces pauvres bougres, paniqués, dès lors qu’ils retrouvent leurs esprits.Au loin, à la frontière nord de la forêt, existe une modeste maison, une chaumière peu chaleureuse aux volets fermés chaque jour de l’année. Son toit recouvert de chaume et ses extérieurs délabrés laissent à penser que la demeure est abandonnée dep
Durant l’Exposition universelle de 1889, le quartier de Grenelle avait connu un essor considérable grâce à la construction de la galerie des Machines. L’édifice, haut d’une cinquantaine de mètres pour une superficie avoisinant les cinq hectares, symbolise encore en 1900, la richesse de la capitale. C’est une immense nef de verre et d’acier, qui accueille à présent le pavillon français de l’Agriculture et de l’Alimentation. Situé près de la Grande Roue, il promet d’être de nouveau, le lieu le plus visité de ces prochains mois.Tandis que la nuit enveloppe la ville de son manteau noir, alors que les ouvriers se reposent de leurs longues heures de labeur, les élégants se montrent, arpentant ce beau quartier pour collecter les ultimes faits d’actualité de la journée. Il s’agit là de se tenir informé sur des sujets aussi ennuyeux que l’économie et épineux que la politique. Les rues y sont réputées sûres et pourtant, dans l’ombre des immeubles, Il attend. Les rouages de sa pensée méca
Le majordome précède Octave à l’intérieur d’une vaste entrée de marbre blanc au sol zébré de lignes noires. L’endroit est lumineux, surmonté d’immenses verrières où se déversent les rayons du soleil. Les murs sont ornés de grands tableaux d’illustres scientifiques, jouxtant des peintures colorées, véritable éloge à Mère Nature. Cela contraste fortement avec la sobriété du lieu. D’impressionnants plafonniers d’or et de diamants pendent au-dessus de leurs têtes, scintillant sous les rayons du soleil. Ils doivent briller tout autant sous les rayons de la lune, pense Octave. La richesse et la noblesse suintent sur chaque mur, ce qui le met mal à l’aise, peu habitué qu’il est, à évoluer au cœur de pareille démesure dans Paris. Des colonnes supportent la charpente du bâtiment, dignes des demeures grecques qu’il a déjà eu l’occasion de visiter. Au centre de la pièce se trouve un large escalier d’un blanc aveuglant, aux rambardes cuivrées et étincelantes. À plusieurs endroits, Octave a aperçu
—Bon sang, Octave ! Il est bientôt midi ! Midi, vous entendez ! C’est la dernière fois que je tolère un retard pareil ! Que votre père ait été célèbre, je m’en contrefiche ! Vos obligations sont ici, dans ce service, à la Sûreté de Paris ! Le président va défiler, nous devons nous rendre immédiatement à la galerie des machines pour assurer la protection des civils !—Clotaire, attendez !La voix d’Octave est ferme, il ne courbe pas l’échine devant son supérieur, déstabilisé par cette volonté nouvelle.—J’ai à vous parler d’une piste, Clotaire. C’est très important.—À voir votre tête, je doute que vous ayez beaucoup dormi, vos propos méritent-ils que je vous écoute ?—Oui.—Bien, entrez dans mon bureau.Octave s’assoit, mais peine à commencer son monologue savamment préparé, alors en vrac, il avoue tout de ses activités de ces dernières semaines. Ses passages au Moulin Rouge, l’aura oppressante que dég
Dans la bicoque de Griselda, Anastase prend ses quartiers dans une extension magique créée par la sorcière. Les buveurs supportent difficilement les plantes, sensibles à leurs propriétés et leurs enchantements, aussi ne s’attarde-t-il pas dans la pièce principale où règne un joyeux enchevêtrement de pots remplis de monstruosités et de fleurs gémissantes suspendues aux poutres. Lorsqu’il dépasse le feu qui crépite dans l’âtre et le chaudron bouillonnant, le chat bionique de Griselda feule de frayeur et de colère. Il l’observe avec méfiance et dédain sous le regard amusé de sa maîtresse.—Il n’aime pas trop les visiteurs...—Je n’en veux pas à ton familier, je dois certainement avoir une odeur de goule en plus d’une odeur de mort, grimace Anastase.—Suis-moi, j’ai aménagé l’endroit dont tu as besoin.Ils traversent un long corridor démesurément grand pour Anastase, en comparaison de sa maison dans les bois.—Tu vis donc vraiment
Reclus dans sa cage comme un animal, taché du sang et des sécrétions des deux cadavres à ses côtés, Octave sent son cerveau s’embrumer. Les contours de la goule deviennent flous et ses grognements de rage semblent provenir de loin. Octave se maudit, maugrée, et s’évertue à recouvrer ses esprits, mais le choc, l’effroi et sa blessure à la main le font glisser dans l’inconscience. Il perçoit vaguement les silhouettes qui envahissent la maison et le combat qui fait rage sous ses yeux voilés. Avant qu’il ne perde connaissance, il distingue une jeune femme, une guerrière. Elle est dotée de longs cheveux couleur de rouille et d’une armure recouverte de feuilles. Elle paraît si loin de sa réalité… Elle décoche des flèches avec une rapidité effrayante et l’observe à la dérobée avec un sourire confiant. Puis tout devient noir et il s’effondre.Le lendemain, il se réveille, paniqué. Il constate avec stupeur qu’il se trouve dans son lit, propre et dans son pyjama. Il rougit un instant se d
Deux jours plus tard.La foule s’amasse sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame. L’œuvre architecturale domine Paris par sa magnificence et sa solennité. Il n’y a pas meilleur endroit dans la capitale pour une déclaration à propos d’intégration et d’acceptation de l’autre.Sur le bas-côté, les roulottes des magiciennes et des diseuses de bonne aventure ont cédé la place au peuple, venu écouter le discours présidentiel sur l’avenir de leur cité. Octave se tient parmi eux, droit, dans une redingote neuve achetée pour l’occasion. Il ajuste son haut-de-forme dont il lisse le bord entre son pouce et son index. Il répète le geste dès que des regards se posent sur lui, trahissant ainsi sa nervosité. Personne ne connaît encore son nom, mais bientôt cela changera et l’attitude des gens aussi.—Ça va bien se passer.La voix chantante de Victorine le fait d’abord sursauter et sans même l’avoir vu, il sourit. Lorsqu’il se tourne v
Octave ne s’est pas trompé, dans l’ombre de Razbork, de nombreuses portes dérobées permettent aux viles créatures de dissimuler leurs secrets.C’est derrière l’une d’elles que se tient Raïzel, adossée contre le mur, les yeux clos et les sens en alerte. Elle n’est plus la bienvenue en ces lieux, elle le sait. Les scientifiques l’ont utilisée pour mener à bien leurs recherches, elle sent le sortilège que le mage a lancé pour protéger ces murs. Mais c’est une goule, et les membres de son espèce sont peu sensibles à la magie des sorciers, qu’importe leur grade. Par chance, le sort semble la dissimuler de la perception de Griselda. À cette seule pensée, ses lèvres se retroussent sur ses dents d’un blanc immaculé, elle a été trahie. Par elle et par Anastase. Elle sait que ce dernier est un élément faible pour leur opération. Il est fort physiquement, et connaît le corps humain dans ses facettes les plus sombres, mais il a expérimenté l’amour et cette faiblesse-là, est un fléau impossi
L’héritière de la famille Honfleur descend les marches à la suite de son étrange hôte. Ses mains gantées palpent la paroi humide et rugueuse du mur, seul repère dont elle dispose dans la pénombre angoissante des souterrains parisiens.—Ce chemin rallie-t-il les égouts ? L’odeur est épouvantable…—Je me doutais qu’une fleur aussi délicate que vous serait incommodée par les effluves des bas-fonds. Bienvenue chez nous ! raille-t-il avec un rire guttural.La jeune femme se raidit, elle se sent offusquée et ridicule. Cet Horace n’a pas tort, elle s’apprête à rejoindre une horde de morts-vivants, après tout.—Est-ce encore loin ? se hasarde-t-elle à demander, mes chaussures me font sacrément mal aux pieds…Le buveur lui lance un regard mauvais, il grommelle quelques paroles inaudibles avant de bifurquer dans une galerie qui jouxte l’escalier de pierre sur leur droite. Enfin, pense la journaliste, plus aucune marche pour faire souffrir
Madame de Honfleur quitte sa demeure à 23 h. Les rues sont calmes, abandonnées par les touristes qui préfèrent s’entasser dans les lieux de réjouissances nocturnes. Tandis que les hommes organisent des réunions secrètes pour débattre de l’actualité de ces derniers jours, les femmes refont le monde, loin de l’oppression masculine et de la société. Ses parents font partie de ces gens-là, qui sourient le jour et complotent la nuit. Elle n’éprouve aucune difficulté à déjouer l’attention des domestiques, trop occupés eux aussi à commérer, libérés de la vigilance accrue de leurs patrons.Elle dévale une volée de marches avec agilité et souplesse, prenant garde de se dissimuler dans l’ombre des murs. Elle perçoit soudain des chuchotements en provenance de la bibliothèque. Certainement le majordome qu’elle soupçonne de courtiser la dame de compagnie de sa mère. Elle fait demi-tour et longe un grand corridor qui mène à l’escalier de service. Là, elle descend aux cuisines. Plongée dans le
Non loin du bois, au sein du Vélodrome municipal de Vincennes, la tension est à son plus haut niveau. L’alerte a été donnée qu’au parc aérostatique un drame était en train de se dérouler. Les agents les plus compétents ont laissé derrière eux les débutants et la problématique des buveurs avec eux. Les Féeriques ont également quitté les lieux, renforçant au préalable la barrière magique retenant les Maléfiques dans les gradins.Exaspéré, la voix pleine de colère, l’un d’eux s’exclame:—Mes frères ! L’injustice n’a que trop duré ! Allons-nous laisser ces humains nous séquestrer sans raison valable ?—Calme-toi, Horace. Notre peine s’arrête ce soir, lorsque les festivités autour de la course de ballons seront terminées… Mieux vaut rester tranquille si nous ne voulons pas nous attirer plus d’ennuis…—Tu te soumets à leur volonté ? s’écrie le buveur, la rage au ventre.—Bien sûr que non, mais nous ne devons pas leur offrir de
Les automates font grincer leur nuque pendant qu’ils observent et analysent l’activité autour d’eux. Pas un mouvement, hormis au loin quelques forcenés qui accourent en émettant des sons inintelligibles pour eux. Celui qui en est le chef s’approche à pas lents de l’estrade présidentielle. Il fourre sa main à l’intérieur de sa veste puis en sort un poignard à la lame scintillante. Dans le prolongement de son bras, le métal fait miroiter les rayons du soleil qui commencent à inonder le parc. Octave perçoit l’éclat de loin, protégé par la magie de Griselda, il n’a pas été touché par le sort qui immobilise les autres humains. Tant bien que mal, il tente désespérément de les faire émerger de leur torpeur.L’automate lève la main puis abat la lame dans un sifflement. Le poignard rencontre la chair tendre d’un homme qui s’écroule sur le sol, le visage dénué d’expression. Sa moustache tressaille tandis que le sang s’écoule de son abdomen. Ses yeux sombres s’agrandissent par la peur visc
L’aube se lève, et avec elle la clameur de la foule en liesse. Aux abords du parc aérostatique de Vincennes, les badauds et nobles gens se bousculent déjà.Clotaire et Octave jouent des coudes pour gagner les lieux où débutent déjà les festivités. Aucun des deux hommes n’a anticipé un tel engouement pour ces jeux de ballon. Le départ est fixé à 10 h et la montre à gousset de Clotaire n’indique même pas 8 h.—Il semblerait que cette activité rassemble plus d’adeptes que nous le pensions, en déduit Octave.—En effet… des hommes sont sur place depuis hier soir, l’endroit est sécurisé. J’espère seulement ne pas avoir sous-estimé mes effectifs.—Ne bénéficiez-vous d’aucun renfort auprès du gouvernement ?—Bien sûr que si ! Des gars de l’armée doivent être là, je trouve cependant étrange de ne pas les avoir déjà croisés.—Ils attendent certainement que l’heure tourne avant de se déployer…Les deux officiers longen
Dans les gradins du Vélodrome, la fureur des buveurs est à son paroxysme. Les poches de sang ne suffisent pas et des mouvements de révolte et de colère éclatent au nom de la Liberté, de la Justice. Rarement Mélisaine a été si terrifiée.—Clotaire ! cette folie doit cesser ! Nous ne tiendrons pas longtemps !—Il le faut ! Demain a lieu l’un des événements les plus attendus de l’Exposition ! Si nous relâchons maintenant ces monstres, nous risquons de déclencher une panique générale dans la ville. L’ordre doit venir du Président Loubet, pas de moi !—Clotaire, je vous en supplie, envoyez une missive urgente au Président !Mélisaine, responsable des fées et des Féeriques, fait son maximum pour endiguer la colère des buveurs. Mais elle doute. Contrairement à Clotaire, elle ne ressent aucune certitude quant à la nature du criminel qu’ils recherchent. Il n’est pas impossible que tous les buveurs enfermés là soient innocents. S’ils continuent ainsi
—Un rat ? couine Octave, elle nous a vraiment transformés en rat ?—C’est notre meilleure chance. Dans un château, personne ne se soucie des rongeurs ! rétorque Griselda.—Vous y êtes déjà entrée ? Cet endroit est d’un blanc immaculé, je ne crois pas que beaucoup de souris s’y trouvent, hormis pour servir de cobayes !—Taisez-vous ! s’impatiente Morwenna, en tête du cortège. Suivons le renard, il nous guidera jusqu’à la galerie qui mène aux sous-sols du château.Les trois comparses ont été transformés en rats facilement reconnaissables. Morwenna est une rate souple et rapide au poil ambré, Octave un peu plus frêle, mais tout aussi vif avec un poil couleur noisette, comme ses cheveux. Quant à Griselda, qui ferme la marche, elle est plus costaude que ses compagnons, le poil noir comme la nuit.Ils déambulent dans les galeries terreuses, découvrant un monde nouveau: celui de ces créatures discrètes et peu appréciées. Octave