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DEUX

©2019 Faralonn éditions

42000 Saint-Etienne

www.faralonn-editions.com

ISBN :9791096987733

Dépôt Légal : Octobre 2019

Illustrations : SF. Cover©

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective- et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information - toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

Résumé du tome précédent « Je suis toujours un Viking »

Un Viking est transporté à son insu à notre époque. Il croit avoir découvert l’eldorado, une ville à piller. Il a en réalité traversé une faille temporelle et se retrouve mêlé aux migrants cherchant à gagner l’Angleterre.

L’aide d’une femme et la magie lui permettront de regagner son époque et son pays. Hélas, en son absence, son foyer a été détruit. La solution qui s’offre à lui est de revenir près de celle qui l’a aidé et qu’il s’était refusé d’aimer : Tess. En bénéficiant de nouveau de la magie, il la rejoint.

Mais à notre époque il est recherché pour les exactions qu’il a commises et il ne doit son salut qu’au secret dont il est désormais dépositaire pour traverser les « trous de vers ». Accompagné de Tess, il fuit au travers du temps et des territoires.

Le terme de cette fuite pour le premier roman est le Paraguay.

Mais l’aventure ne s’y achèvera pas – les Dieux sont joueurs…

UN

Tess et Harald ont enfin trouvé la sérénité. Sept ans que le Paraguay leur offre le havre de paix dont ils ont tant rêvé. Leurs pensées vont souvent vers tous ceux qui ont croisé leur route pour le meilleur ou pour le pire, vers tous ces fils de vie qu’ils ont tranchés pour continuer à exister encore. Le dieu de Tess a souvent détourné les yeux pour ignorer les meurtres qui ont jalonné leur fuite. Ceux d’Harald, autrefois Viking et devenu aujourd’hui un homme du XXIème siècle grâce à Tess, blasés par le monde barbare qu’ils régissent, se sont montrés encore plus tolérants, voire amusés, mais l’oubli ne semble pas faire partie du glossaire divin. Ils forment un couple ordinaire dans un coin du monde à l’écart de tout.

Les dieux peuvent ignorer les hommes, voir pleurer les mères et tolérer les massacres, mais ce qu’ils chérissent par-dessus tout, c’est tirer les fils des pauvres pantins que sont les hommes. C’est pourquoi les Nornes ont tissé tant de fils de vie. Les dieux s’ennuient à voir les gens heureux. Ils veulent être craints. Ils s’offrent des plaisirs d’enfants, ce sont des garnements qui ouvrent les fourmilières pour détruire le plus possible de ces petites créatures qui s’agitent et ne comprennent pas ce qui arrive à leur fragile cité. Pour ces insectes affolés, l’enfant à l’origine du massacre est un géant hors du monde.

Tess et Harald, ont créé un cocon sûr et rassurant. Ils ont besoin de se faire oublier. Ils gèrent l’estancia et proposent à des touristes passionnés de cheval de découvrir ce pays méconnu où ils vivent désormais. Tess rayonne. Elle revit. L’estancia, florissante, malgré les contraintes de leur installation, leur a rendu la joie de vivre et satisfait tous leurs besoins. Elle rêvait de chevaux. Elle vit aujourd’hui avec eux, par eux. La voir heureuse comble Harald qui, lui, a adopté cette vie d’éleveur sédentaire alors qu’elle n’était que ponctuelle lorsqu’il était un Viking. Les natifs ont accepté ces étrangers qui, ouverts et volontaires, se sont facilement intégrés dans cette petite communauté en majorité amérindienne. Pour eux, Tess et Harald, se nomment madame et monsieur Siebel, des Allemands qui, comme nombre d’entre eux, réfugiés en Amérique du Sud, ont pu s’installer sans complications. Saasil, la prêtresse indienne, leur a procuré de faux papiers avant leur départ du Mexique. Avec de l’argent, tout s’achète.

Tess et Harald n’oublient rien de leur vie antérieure difficile, tant avant qu’après leur rencontre. Ils préfèrent oublier cet avant. Le Paraguay est un pays pauvre et la vie y est dure, mais ils ont enfin trouvé cette paix à laquelle ils aspiraient. Les contacts avec les riches propriétaires terriens qui exploitent la majorité des terres cultivables sont limités aux achats d’aliments pour les chevaux. Harald côtoie plus naturellement les Amérindiens et métis, désignés comme péons par cette classe aisée qui ne l’attire pas. Ceux qu’il a embauchés apprécient ce patron humain. Ils ignorent qu’à l’époque viking, ils n’auraient été que des esclaves à la vie peu enviable. Sous-jacente, la magie reste omniprésente dans le pays principalement pour les Indiens descendants des peuples autochtones.

Les prêtres amérindiens et chamans sont respectés et plus souvent sollicités que les experts du monde moderne. Tess a appris à respecter les forces invisibles de la nature et le pouvoir qu’elle accorde à ceux qui vivent en harmonie avec elle. Elle a remisé bien des certitudes qui régissaient sa vie d’avant Harald. Désormais elle n’a plus à s’avilir à en perdre sa dignité. Elle vit. Elle a oublié l’ombre de la nuit qu’elle était avant…

De temps en temps Rodolfo, l’homme à tout faire de la prêtresse Saasil, leur rend visite et les salue au nom de celle-ci. Elle reste pour eux associée à la magie et aux phénomènes inexplicables dont ils ont été les acteurs volontaires ou non. Avec cœur et moyens, Saasil est aussi celle qui a rendu possible la métamorphose de leurs vies, car les principes qu’elle vénère dépassent les idéaux des hommes d’aujourd’hui et l’importance qu’elle attache aux biens matériels est bien différente des valeurs de ceux qui ne sont que cupides. Elle aide son peuple et combat l’arbitraire, c’est pourquoi elle a soutenu et accompagné ce couple de fugitifs.

Rares sont les hommes qui, comme Harald et Tess, ont bénéficié du pouvoir de la magie mis en œuvre par ceux désignés comme étant prêtres, chamans, sorciers ou magiciens. De tels initiés sont capables depuis toujours d’influer sur le temps, l’espace et la vie même des bénéficiaires ou victimes des forces mises en œuvre. Par-delà le temps, une nécromancienne et des prêtresses, dont Saasil, ont agi pour extraire le couple du guêpier où les avaient abandonnés les dieux. Le lien qui s’est créé entre eux est indéfectible. (*)

Rodolfo leur rend visite et les salue au nom de la prêtresse. Cet homme au premier abord taciturne, ne leur apparaît plus comme tel. Peu à peu, au gré des rencontres, ce vieil Indien solitaire, dévoué à Saasil, a accordé, comme elle, sa confiance à ces étrangers. Le couple le revoit avec plaisir à chaque fois. Au fur et à mesure de leurs rencontres, il devient plus loquace. Il aime charmer Tess. Ses cheveux blonds l’hypnotisent. Lui, vieux célibataire, leur a confié qu’il pourrait être tenté de marier une Française comme elle. Harald lui enlève ses illusions :

— Désolé, Rodolfo, je n’en connais qu’une !

Augusto, l’un des jeunes Indiens qu’ils ont embauchés pour les seconder dans leur élevage, s’est particulièrement rapproché d’Harald. Cet Indien guarani, devenu trop tôt orphelin, voit en lui le père qu’il n’a pas eu. Une complicité est née entre eux. Lors des veillées autour du feu, il est captivé par les histoires qu’Harald aime à raconter, celui-ci oubliant de préciser que certains récits racontent la réalité et non des fables.

Lorsque les deux hommes parlent de mythes, Augusto raconte que ses ancêtres vénéraient Quetzalcóatl, le serpent à plumes de Quetzal :

— Mais ce n’est qu’une légende, patron !

— Oui, tu as raison, c’est comme si je te disais que les miens adoraient des dieux qui combattaient des monstres phénoménaux, un serpent géant, des géants, des loups monstrueux et que même les corbeaux leur parlent. Tu vois le fantastique peuple de notre passé.

Ils en rient tous les deux, Augusto vénère son patron et Harald a confiance en lui. Tess sourit de voir les deux hommes s’entendre si bien. Elle à qui le destin a pris son enfant. Le jeune Indien aurait pu être ce fils que le destin ne leur accordera pas.

Une vie idyllique pour ce nouveau clan, une fourmilière bien tranquille ! Pas d’enfant géant.

DEUX

— Je m’ennuie, petite fille ! Tu vois, Thor a vaincu Jörmungand, ton frère ! Mais il y a laissé sa propre vie, empoisonné par ce gigantesque serpent des mers. Fafnir mon autre fils est condamné à être abattu lui aussi lors du Ragnarok. On me hait, mais cela m’importe peu. Je suis du côté des monstres ! J’ai encore envie de m’amuser. Les dieux ne peuvent tout parer et je me réjouis d’avance de voir gesticuler inutilement ce maudit Viking qui a bénéficié de trop de protections. Je vais me repaître de sa haine et me réjouir de l’impuissance des dieux abâtardis qui ont toléré cette union anormale.

— Tu as raison, père ! De mon côté, j’ai domestiqué la mort et avec elle, j’ouvrirai pour eux la Porte du monde des morts. Ils y trouveront souffrances, froid et puanteur distillés par des entités dont ils n’ont jamais imaginé l’existence.

— Tempère ta fébrilité ! Non ! Ils seraient capables de se soutenir dans ce monde hostile. Non ! Ce sera bien plus amusant de briser leur couple. Tu as été habituée à accueillir des guerriers. Je pense que tu auras plaisir à inviter dans tes enfers une femelle qui ignore tout de ces mondes obscurs.

— Je te reconnais bien là, père ! Venger mes frères et entretenir l’hégémonie de l’enfer. Tu mérites bien ton titre : Loki, dieu de la discorde !

— Merci, petite Hel ! Prépare-toi à ouvrir la porte de ton domaine de souffrances.

Loki est un joueur infatigable, un pervers… Fauteur de troubles aux dépens des autres dieux, il en veut cette fois à la créature du dieu des hommes dits civilisés et atteindre ainsi Harald.

Un homme ne doit pas jouer avec le temps et s’arroger le pouvoir des dieux. Cette prérogative n’appartient qu’à eux et à leurs disciples magiciens. Ce couple bouleverse les règles établies et Loki n’est pas Dieu à tolérer plus longtemps encore cette anomalie. Il aime les serpents et ce pays regorge de spécimens phénoménaux. Et puis le dieu des hommes d’aujourd’hui ne dira rien : il a laissé pervertir ses créatures dans le jardin d’Éden, par un autre serpent ! Loki jubile, il va rejouer la scène et cette fois, Tess est sa mise. En réalité il est plus tricheur que joueur, il a pipé les dés.

TROIS

Tess conduit depuis une quinzaine de jours un groupe de touristes autrichiens dans la forêt paraguayenne. La nature est fascinante. Traversant des réserves naturelles, ils ont découvert cet univers et sa beauté puissante et ils ne sont pas certains que les photos seront à la hauteur de cette nature qui imprègne et émerveille chacun d’entre eux. Les chevaux, attentifs, soufflent. Ils sont habitués à cette végétation prégnante, mais les insectes les rendent nerveux. Les cavaliers, les sens en éveil, flattent leurs montures pour tempérer leur nervosité. La colonne équestre se fond dans cette nature sauvage. Chacun est touché par la beauté des paysages et la majesté de la forêt. Les dangers restent imprévisibles tant la nature est déroutante. Les plages immaculées de la Laguna Blanca, le chaos assourdissant des chutes Saltos del Monday, joyaux du parc Monday, qui se jettent dans le Rio Paraná. Tess leur a offert ce kaléidoscope géant. Son amour des chevaux et du Paraguay a fait le reste. Au fil de leur progression, des complicités sont nées et une relation d’amitié et d’échanges s’est installée entre ces Européens et Tess.

Les chevaux avancent au pas dans une sente et Tess, attentive, en tête de la colonne, alerte ses cavaliers sur les difficultés de la progression. Parfois un arbre tombé en travers du chemin oblige à un contournement. Les branches basses peuvent être des pièges dangereux pour les montures et les cavaliers. Chacun goûte la sérénité des lieux.

La distraction dans cette nature sauvage est interdite, surtout quand le surnaturel s’invite, mis en œuvre par un tricheur invétéré qui se nomme Loki et qui est là, tapi.

Père de Jörmungand, un serpent monstrueux, il a imaginé qu’un anaconda géant entraverait la piste, mais, hors de son élément liquide, le reptile est trop lent et surtout trop visible, donc plus facile à éviter. Il a donc choisi un serpent plus petit, mais plus vif.

La petite communauté progresse, Tess sent soudain son cheval plus inquiet et tendu. Tout semble calme pourtant, le chemin est dégagé et seul, un petit éboulis de pierres leur barre la route.

Deux pupilles fendues verticalement fixent leur cheval de tête, celui de Tess. Loki a désigné la proie. Le martèlement des sabots engendre des vibrations qui ont sorti le reptile de sa léthargie. Il est prêt à satisfaire les desseins du dieu pervers.

Avant de franchir l’obstacle que constitue le pierrier, le cheval de Tess piétine et s’écarte en bordure du chemin. Un crotale arboricole vert émeraude, lové sur une branche basse se détend pour mordre. Effrayé et surpris, le cheval se cabre, Tess, déséquilibrée, désarçonnée, chute brutalement et sa tête heurte l’un des rochers.

Immédiatement, tous mettent pied à terre et se portent à son secours. Tess gît inanimée au milieu des pierres. Personne ne remarque le crotale qui s’éloigne, glissant entre les futaies. L’instrument de Loki est redevenu un simple locataire rampant de la forêt.

Un hématome important au front, Tess reste inconsciente. Elle ne réagit pas aux sollicitations paniquées des membres du groupe. Aucun d’eux n’est en mesure de gérer l’événement. Une tache de sang s’élargit et, d’une plaie ouverte, une côte brisée pointe sous le bras droit de leur guide. Les minutes fondent. Natalie, l’une des femmes du groupe réagit et récupère le téléphone satellite que Tess utilise chaque soir pour rester en contact avec Harald et l’informer de leur progression journalière.

Après quelques tâtonnements, la liaison est établie avec le corral. Le dialogue, difficile, dure de longues minutes. Harald, alarmé et impuissant, doit apprécier, d’après ce que peut lui en dire Natalie, la gravité des blessures de Tess et organiser très vite son évacuation. Il y a urgence : Il lui faut solliciter des secours capables d’être très rapidement sur place.

Depuis son arrivée au Paraguay, Harald a pu tisser d’étroites relations avec l’adjoint du gouverneur du département d’Amambay dont ils dépendent. Un poulain offert à sa fille ou des promenades équestres à des tarifs privilégiés pour des amis recommandés ont consolidé ces liens. Contacté par téléphone et au regard de la situation d’urgence de sa demande, Harald obtient l’évacuation sanitaire de Tess organisée vers l’hôpital de Buenos Aires où elle aura plus de chance de survivre.

Harald, accompagné d’Augusto, se lance alors dans une course contre la montre pour rejoindre les lieux de l’accident au volant de son 4X4. Il pourra ainsi guider l’hélicoptère. L’action est un bon antidote contre son angoisse. Par des chemins pour certains à peine carrossables, il parvient en six heures, ponctuées d’arrêts involontaires, de blocages et d’imprudences, à rejoindre Tess.

Tess est étendue sous une tente, rapidement dressée. Elle y a été transportée maladroitement par les personnes qui l’accompagnent. Elle n’a pas repris connaissance et tous les membres du groupe sont affolés et exaspérés de ne pas pouvoir l’aider.

Augusto prend en charge le groupe parti si heureux et confiant et qui, en quelques secondes, a basculé dans l’effroi et la douleur. Natalie et ses amis sont choqués et il n’est pas facile de les rassurer dans cette forêt qui, soudain, leur paraît plus hostile. L’ennemi invisible est omniprésent. Harald se sent impuissant lui aussi, il s’est rapidement rendu compte qu’il ne pouvait rien faire. Cette vérité s’impose et, impatient, il rappelle les autorités. Il n’est pas rassuré, même si on lui assure que l’hélicoptère arrive bientôt. Attendre, attendre… Il bout d’impatience. Qu’on lui donne une horde à combattre, pour pouvoir dépenser toute son énergie.

Harald est submergé par l’inquiétude et il n’arrive plus à juguler son angoisse, mais la priorité est de trouver rapidement une zone propice pour évacuer sa compagne, et ce, sans qu’elle ait trop à supporter, dans son état, un déplacement périlleux ou trop long. Il se résout donc à guider le pilote de l’hélicoptère, qui vient de se manifester sur la fréquence convenue, et qui doit l’emmener à Asunción, d’où une évacuation sanitaire sera organisée vers Buenos Aires où tous les cas graves sont systématiquement évacués par avion.

Il envoie, à travers une étroite trouée dans les frondaisons, une fusée éclairante. Le pilote a stabilisé son appareil à la verticale. Seule une nacelle peut être descendue vers le sol. Le médecin à bord descend et prodigue les premiers soins pour que Tess puisse supporter le transfert. Tous deux sont ensuite hélitreuillés.

Harald ne peut accompagner Tess, car la priorité est de ramener les touristes à l’estancia. Augusto se charge du véhicule tout-terrain. Harald doit ramener le groupe ; il regarde l’hélicoptère disparaître, l’image se brouille. Il frotte rageusement ses yeux ! Il sait déjà que l’attente sera interminable. Attendre encore et encore… Rejoindre l’estancia, attendre les retours de l’hôpital. La situation est déjà insupportable !

Harald hurle intérieurement : Mais où sont donc les dieux, y en a-t-il un qui daignera entendre ma supplique ? Les heures à venir seront longues. Harald ronge son frein car les informations sur l’évolution de l’état de santé de Tess ne pourront être obtenues qu’après l’hospitalisation de celle-ci.

C’est une morne caravane qui chemine. Les membres du groupe sont inquiets pour Tess. Ils n’ont pour seule demande que de rejoindre l’estancia pour fuir ensuite ce chagrin qui a envahi le cœur de chacun. Une journée et demie s’avère nécessaire à Harald et aux autres cavaliers pour rejoindre le corral.

Harald appelle sans attendre l’hôpital dès son arrivée. L’état de santé de Tess est jugé stationnaire, mais très grave. Elle est actuellement inopérable. Dissuadé de venir près d’elle, il en est réduit à attendre, impuissant et inutile, ce que voudra bien lui donner comme informations l’hôpital.

QUATRE

Harald part en balade chaque jour avec le groupe. La nature et les babillages des touristes lui offrent de brefs moments d’oubli, mais le soir, l’absence de Tess s’impose à lui et le sommeil le fuit ou alors le plonge dans un gouffre sans fond. Ce sentiment de solitude qui s’installe le confronte à sa condition d’homme d’un autre temps, parachuté dans un monde qui n’est pas le sien. Tess, par sa seule présence, lui fait oublier cette situation anachronique. Ils sont devenus complices, un couple fusionnel. Elle l’a transformé, lui permettant de se détacher de son passé guerrier, du chagrin d’avoir perdu son épouse et ses amis. L’absence inhabituelle de Tess et l’impuissance de pouvoir l’aider nourrissent une colère qu’Harald avait étouffée depuis leur installation au Paraguay. Les dieux, la police, le monde barbare n’appartiennent qu’au passé, mais fragilisé par la situation et ses inquiétudes, Harald doit lutter pour empêcher ces adversaires d’antan de franchir les portes des recoins de son esprit où il les avait relégués. Mais l’équilibre est fragile, l’homme du passé a peur de se perdre seul dans ce monde qu’il n’accepte qu’avec Tess.

La venue de Rodolfo, de passage, lui permet de prendre contact avec Saasil. Elle qui est à l’écoute des énergies de la nature, est réticente à utiliser les appareils électroniques sauf dans l’urgence et Harald se trouve bien handicapé pour obtenir des conseils de la prêtresse indienne. Alarmée, c’est elle qui vient à lui en chair et en os.

— Rodolfo m’a dit ce qui est arrivé à Tess et ton anxiété est légitime. Je suis venue à toi car Tess est en danger. Insidieusement la mort s’approche d’elle. J’ai invoqué les esprits de mon peuple pour inverser ce processus, mais en vain. Les médecins qui sont auprès d’elle et qui ont été contactés par des membres de ma communauté sont extrêmement pessimistes et ne veulent en aucun cas l’opérer.

— Pourquoi ne m’ont-ils rien dit ? Pourquoi Saasil ? Pourquoi ne pas m’avoir dit qu’elle risquait de mourir ?

— Harald, calme-toi… Ils font de leur mieux. Les Indiens n’ont pas la même approche de la mort que vous Européens. Les médecins ne te connaissent pas. Ils côtoient cette coupeuse de fils de vie tous les jours. Ils la tiennent à distance pour pouvoir tenir, ils n’ont plus le même regard que le tien aujourd’hui. Mais souviens-toi de celui du Viking que tu étais et qui la côtoyait si souvent. Ils ne savent rien de ce que vous avez enduré pour vivre ensemble ni de la magie de l’amour qui vous lie. Je suis venue te préparer à la laisser partir.

Le puissant guerrier, le Viking, n’est qu’un pantin qui s’est effondré aux pieds de Saasil, le visage enfoui dans ses mains, impuissantes à sauver l’amour de sa vie. Les larmes inondent son visage et glissent entre ses doigts. Le monde n’existe plus. Il était hier au paradis avec Tess, aujourd’hui il lui faut se préparer à arpenter l’enfer.

Harald marche de long en large, il va, revient, s’assoit, repart :

— On doit pouvoir faire quelque chose ! Si les hommes ne peuvent rien pour elle, il y a bien un dieu à invoquer, une prière à formuler, une vie à offrir ? Je peux offrir la mienne ! L’offrir à ton dieu : Buluk Chabtan, sur l’hôtel des sacrifices humains ! J’implore les miens : Kvasir, Frigg et tant d’autres ! Mais ils ne m’entendent plus, je les ignore depuis trop longtemps !!!... Et puis, ils n’appartiennent pas à ce monde !

— Écoute-moi, Harald : je ne sais pas si un dieu a provoqué l’accident de Tess, une Norne va trancher son fil de vie et nous ne saurons jamais pourquoi. Je suis désolée, Harald… Il va te falloir accepter cette réalité : elle va mourir. Tu le sais la mort fait partie de la vie.

— Halldora est une nécromancienne et elle avait le pouvoir de faire renaître les morts ! Tu m’as un jour dit être son alter ego, tu dois toi aussi pouvoir faire ce miracle !

— Harald… tu n’es déjà plus dans la réalité. Tess n’est pas morte. Elle est inconsciente, agonise, mais s’accroche encore. La médecine des hommes est impuissante, mais je vais me battre pour qu’elle reste encore un peu avec toi, pour que tu t’organises. Tu dois accepter l’inéluctable.

— Jamais !!! Faut-il que je te supplie ? Peux-tu sauver Tess ou la faire revivre si la mort me la prend ? Des prêtresses vaudou y parviennent, toi qui m’as montré tes pouvoirs de Ah-Kin1, as-tu cette compétence ?

— Je n’ai jamais pratiqué la nécromancie et je m’y refuse. Les zombies sont des monstres sans conscience. Ces êtres revenus des morts n’ont plus de sentiments. Tu aurais l’impression de vivre auprès d’un corps sans âme. As-tu vu le désarroi de ceux qui vivent auprès d’une personne qui a perdu la mémoire et qui ne les reconnaît pas ? L’amour qu’on lui donne, qui passe à travers et ne revient pas. Celle que tu as aimée, qui t’a aimé et pour qui aujourd’hui tu n’es plus qu’un étranger anonyme et invisible à ses yeux. On est impuissant. Le cœur de l’autre est devenu inaccessible à jamais. Je ne ressusciterai pas Tess lorsqu’elle quittera cette terre !

— Ne m’abandonne pas Saasil ! Je n’ai rien à t’offrir que tu n’aies déjà.

Harald se jette à ses genoux.

— Je t’offre ma vie !

Saasil est touchée par le désespoir d’Harald qu’elle sait brisé par le coup du sort qui a frappé son aimée. Elle ne peut pas l’abandonner. Elle envisage un moyen qui pourrait détourner le regard de la mort qui déjà s’approche inexorablement de Tess.

— Il y aurait bien une solution, mais je ne crois pas qu’elle te satisfera.

— Laquelle ? Je l’accepte !

— Ne sois pas impatient, l’urgence aujourd’hui est de ramener Tess à l’estancia où elle a vécu heureuse ces dernières années auprès de toi. Ne me harcèle pas de questions, laisse faire le temps et organise son retour. De mon côté je vais tout faire pour qu’elle supporte le voyage. Je dois rejoindre le Mexique et approcher d’autres magiciennes pour rechercher avec elles la voie la plus sûre à la situation qui nous est imposée. Il nous faudra pénétrer dans ce monde de l’entre-deux où tout se crée et se dénoue : la vie, la mort, le destin de chacun. Nous pourrons peut-être voir si une entité, peut-être un dieu, aurait pu intervenir pour détruire Tess et vous nuire.

Harald se fait silencieux et empêche les questions qui se pressent sur ses lèvres de franchir celles-ci.

— J’ai confiance en toi, Saasil. Tu as eu notre destin entre tes mains depuis tant de temps, aujourd’hui, tu es la seule à qui je peux m’en remettre. Aide-moi à gagner ce combat. Moi je ne dispose pas des armes pour l’engager.

Prêtre Maya.

Les deux amis se séparent conscients que très bientôt ils se retrouveront et que l’épreuve qu’ils auront à affronter sera des plus pénibles. Le soir est tombé. Pas un bruit ne trouble la solitude et la détresse d’Harald. Le silence, protecteur, enveloppe le Viking.

CINQ

Au matin, Harald organise le rapatriement de Tess. Le réseau de relations de Saasil, mais aussi l’argent, débloquent bien des situations et Tess, deux jours plus tard, est de retour à l’estancia. Seul son visage pâle est visible, entouré de bandages qui cachent sa chevelure blonde. Elle est amaigrie et semble si frêle allongée dans le lit médicalisé. Des sondes et des tuyaux assurent sa survie : une momie vivante. Accroché à une main de Tess, Harald détourne le regard et ne maîtrise pas les larmes qui brouillent sa vue.

Il passe des heures à son chevet. Il lui parle de son accident, de sa culpabilité de ne pas avoir été là au bon moment. Les mots coulent comme ses larmes. Il lui raconte cet avenir qu’ils avaient imaginé ensemble et qu’il espère encore et non cet enfer qui se dessine pour lui, sans elle. Il n’a plus faim. Plus rien n’existe.

— Fais-moi un signe, Tess. Reviens-moi ! Ensemble nous avons surmonté tant d’épreuves. Je te sais capable de surmonter encore celle-là. J’ai besoin de toi pour vivre encore. Je veux voir ton sourire, entendre les mots qui m’ont fait découvrir l’amour. J’ai besoin de ta tendresse, de ta féminité. Que ne donnerais-je pour revenir en arrière ? Je t’aime, petite femme !!!!

La mort l’a accompagné tout au long de sa vie. La mort foudroyante au combat, celle de ses guerriers noyés près de lui lors du naufrage, et celle de ses proches, mais aucune aussi douloureuse que celle de Karen alors qu’il était absent et n’avait pas pu la protéger.

Aujourd’hui, Tess s’est blessée loin de lui et va lui être enlevée par la faucheuse. Que ne donnerait-il pas pour affronter cette sorcière noire, hideuse, aux doigts griffus ? Il se sent capable de provoquer Odin, son dieu des morts dans un vrai combat à mort de guerriers. Il pourrait, si cela était possible, transiger avec eux. Mais qu’a-t-il à offrir d’autre que sa propre mort ?

Saasil est revenue moins de deux semaines plus tard. Harald n’est que l’ombre de lui-même, il dépérit au même rythme que Tess. Augusto l’aiguillonne et tarabuste la cuisinière pour qu’elle prépare des plats appétissants, mais Harald n’en veut pas. Il est soulagé que son maître ne cherche pas l’oubli dans la boisson ou les mixtures hallucinogènes dont les Indiens abusent. Mais, désespéré, il se demande s’il ne préférerait pas cette réaction à condition qu’elle n’engendre qu’une destruction passagère.

Saasil prend les choses en main. Elle ne supporte pas de voir Harald se noyer dans son chagrin. Après tout, l’épave qu’il est devenu a demandé de l’aide et elle s’est décidée : elle va l’aider !

Elle ne ménage pas ses efforts et, sans détour, elle pousse Harald dans ses retranchements :

— Crois-tu que si Tess te voyait aujourd’hui tel que tu es devenu, elle serait rassurée sur l’énergie que tu pourrais canaliser pour lui permettre d’exister encore ?

— Je vois bien que la mort approche. Une tache brune, malodorante, grandit sous son sein, là où une côte a perforé son poumon et sa poitrine, la gangrène et son parfum de mort s’installent. Nos soins ne sont pas ceux qu’il lui faudrait pour combattre cette infection, ils ne suffisent plus. J’ai vu et vécu des choses extraordinaires dans ma vie, mais aujourd’hui c’est un miracle, que seul le dieu de Tess peut mettre en œuvre pour inverser ce mécanisme infernal. Je veux bien le prier, mais il ne m’entend pas. Les miens font du tapage et j’en suis témoin, ils ont réussi à pourrir ma vie…

— Je n’ai fait que ralentir le processus et dans peu de temps le mal l’emportera. Avant cet arrêt définitif, je peux, si tu le souhaites, intervenir avec l’aide de prêtresses que je solliciterai pour un rituel très particulier. Avant que tu ne te précipites à me répondre, il faut que je t’explique les conséquences que ce rituel aura sur vos deux vies. Il a déjà été expérimenté et celle qui nous l’avait demandé, bien qu’informée de tout ce qui adviendrait, est morte de chagrin, n’ayant pas retrouvé la sérénité pour elle-même. Son ami lui a survécu et l’a totalement oubliée. L’amour qu’elle lui portait, devenu stérile et sans retour, n’a pas réussi à la faire vivre encore.

— Tu t’entoures de mystères. Tu devrais savoir que j’accepterai tout ce que tu me proposeras et qui permettra à Tess de survivre. Moi je ne pourrai l’oublier. Meilli, dieu de l’oubli peut s’acharner, il échouera. Tess restera en moi.

— Il faut que tu en connaisses le prix.

— Va à l’essentiel, Saasil, fixe-le et sortons de ce cauchemar.

— Avant que la mort ne survienne, nous pouvons renvoyer Tess dans le passé.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Nous pouvons effacer toute votre histoire.

— Je ne comprends pas.

— Tess n’aura jamais croisé ton chemin. Elle aura vécu ces dernières années de son côté. Tu n’existeras pas pour elle.

— C’est impossible.

— C’est toi qui prétends cela ? Tu ne peux douter de la magie dont tu as toi-même bénéficié. Tu as été manipulé. Les dieux, par l’intermédiaire d’Halldora, et contre son gré, vous ont accordé quelques miettes de bonheur. Halldora était hostile à Tess. Vous voir heureux a vraisemblablement déprimé l’un de vos dieux rancuniers. Quelle jubilation pour lui de manipuler ces petits êtres qui gesticulent et de rétablir l’histoire selon sa volonté et celle d’une de ses adoratrices, balayant vos vies ! Le rituel te laissera avec tous les souvenirs heureux de ta vie avec elle. Te sens-tu capable de les affronter quotidiennement sans devenir fou ? Acceptes-tu qu’elle ait une vie sans toi ou la laisses-tu vivre sa mort ? Tu ne la condamnes pas, car sa fin est proche. Si tu acceptes qu’elle vive, tu dois soumettre ton esprit et lui faire accepter que tu sois un étranger pour elle.

— Et où vivra-t-elle ?

— Elle reprendra sa vie là où ton chemin te l’a fait rencontrer.

— Quel âge aura-t-elle ?

— Le même qu’aujourd’hui. Vous aurez vécu en parallèle et non plus ensemble.

— Et pourquoi ne pourrais-je pas moi aussi revenir en arrière ?

— Tu n’es pas à l’article de la mort. C’est une magie très spéciale et puissante qui est mise en œuvre, uniquement pour ces âmes égarées enfermées dans des corps meurtris qui les trahissent et agonisent. Une enveloppe de chair qui les emprisonne et les amène inexorablement à la mort.

— Saasil, dis-moi qu’une autre solution existe !

— Hélas non ! Tess meurt ou affronte cette vie qui aurait dû être la sienne si tu ne l’avais pas croisée. Je ne peux t’accorder qu’une journée pour me répondre. La mort est très près de Tess, il faut faire vite. Mais je sais que, même en si peu de temps, les pensées qui s’affronteront dans ta tête te feront frôler la folie. Écoute ta raison !

— Attends encore un peu, avant de m’abandonner à mes réflexions. Que vont devenir tous nos souvenirs ?

— Déjà tu échafaudes des manœuvres pour détourner ce sort ! N’espère pas, Harald, le charme effacera tous ses souvenirs. Elle disparaîtra des photos, ainsi que ses biens matériels, bijoux, vêtements. Elle sera effacée de la mémoire de tous ceux qui l’ont approchée, de près ou de loin.

— De la mienne également ?

— Oui ! Pour t’éviter la lente mort du chagrin, j’ai décidé, pour que tu ne subisses pas le sort de la malheureuse dont je viens de te parler, de te la faire oublier également.

— Tu m’abandonnes en plein désert !

— Voilà pourquoi cette journée de réflexion te sera nécessaire.

— J’aime Tess, vous ne pourrez jamais extirper cet amour de mon cœur et de mon âme. Qu’est-ce qui a tué la femme qui a accepté ce sort avant moi ? Est-elle morte de chagrin, de folie ou de cet abandon dont je te parle ?

— Elle s’est murée dans un silence qui s’est achevé par son suicide.

Harald reste muet, ses pensées se télescopent. Il laisse Saasil sortir.

Des questions ? Elles sont legion, mais aucune réponse à opposer. Il sait la prêtresse honnête et généreuse, mais les prémices de la haine envers elle commencent à poindre. Il n’en veut pas à sa vie. Il lui a demandé de sauver Tess, elle lui propose de réaliser ce souhait, mais Harald ne se satisfait pas de la proposition que la magicienne lui a exposée. Il se sent pris dans un piège dont il ne pourrait jamais sortir. Il sait déjà qu’il acceptera le charme et qu’il fuira Saasil à qui il doit tant, mais cette femme sera demain la main qui, tout en redonnant la vie à Tess, sera celle qui détruira leur amour pour toujours. Il pressent qu’il n’oubliera pas sa Tess, cet amour qui est sa raison de vivre, sera le cancer qui le rongera. Il ne croit pas à l’oubli. Il y a de longues journées et d’autres bizarrement très courtes. Harald n’a pas vécu cette journée de réflexion, elle n’a pas existé. Seules ses pensées l’ont vécue, mais il est incapable d’en restituer une seule. Il est hagard, absent, anesthésié par tous ces événements. Il ne maîtrise rien, réagit quand il le doit, mais aujourd’hui tout lui échappe : son passé, son présent, son futur partent en fumée ! Qui peut survivre à cela ?

SIX

À peine cette journée a-t-elle commencé que Saasil est déjà de retour.

— C’est le moment, Harald. Tess est entre deux mondes, sa flamme de vie s’éteint, il est temps d’agir si telle est ta volonté.

— J’accepte. Je lui dois ces années de bonheur. Mon plus cher désir est qu’elle existe encore, même sans moi, même en ignorant tout de moi, même si moi aussi je ne sais plus que cette femme s’est blottie un jour contre moi.

— Je connaissais ta réponse, ton amour pour Tess est plus fort que tout. Les deux prêtresses qui m’aideront sont déjà là. Elles sont de mon peuple, officient ici au Paraguay et cherchent à rester invisibles au sein de la population. Elles portent leurs vêtements traditionnels, en particulier un châle et une jupe multicolore. Winona est la plus âgée, et Rigoberta est cette minuscule Indienne au très beau visage. Son prénom qui vient du germain reflète bien sa forte personnalité. Tu vois, bien que rien ne les démarque des autres femmes de mon peuple, elles ont un don : leurs pratiques rituelles sont incontestables. Si elles ne s’adressent pas à toi, c’est en raison de la méfiance qu’elles ont envers les étrangers. J’ai déjà été secondée par Rigoberta, ne te fie pas aux apparences. Elle est jeune, mais efficace. Ensemble nous invoquerons les divinités qui ramèneront Tess à l’origine de votre histoire. Nos trois énergies lui éviteront la mort. Elles la feront retourner vers un présent sans toi et effaceront toute trace d’elle. Ce sont les derniers instants de ta vie avec Tess. Je te les donne. Embrasse-la, dis-lui les mots que tu désires encore lui souffler à l’oreille. Tu quitteras ensuite la chambre et tu nous laisseras accomplir le rituel du transfert. Sois courageux, Harald.

Les prêtresses déposent cristaux, bougies et plantes aromatiques, soutiens indispensables qui ouvriront les portes de l’Autre monde. Elles sont parées de tenues portées par des générations de prêtresses et qui se sont imprégnées au fil du temps de tous les savoirs de ces magiciennes. Déjà plus dans notre monde, elles sont redevenues ces Indiennes prêtresses officiant aux autels des temples que les dieux avaient déposés sur les pyramides aujourd’hui abandonnées, du moins en apparence. Elles ont le regard acéré et la mâchoire énergique. Elles ne se laissent pas distraire par la présence d’Harald. Des gouttes de sueur perlent le long de leur visage. Les bras se tendent vers le ciel.

Saasil intervient pour inviter Harald à les laisser seules avec Tess, car aucune interférence ne doit perturber le rituel. Harald s’est approché du lit où gît Tess. Il lui semble s’avancer au chevet d’une morte. Il veut s’imprégner de l’image de cette femme adorée. Sa douleur est celle de ceux qui savent que la mort fera à jamais disparaître ce corps, ces mains et ce visage qu’il a tant chéris. Mais les souvenirs habituellement restent, même douloureux, même ternis. Ceux qui survivent à l’autre qui s’en va gardent au plus profond d’eux-mêmes celui qu’ils ont perdu. Pour Harald, il ne restera que le néant. Il pose sur ses lèvres décolorées un baiser et lui murmure quelques mots.

— À bientôt, Tess. Souviens-toi qu’un jour un Viking a envahi ton monde. Harald se ment à lui-même. Il n’acceptera pas les certitudes de Saasil.

Comme un fou il fuit cette chambre, sachant que lorsqu’il y reviendra, rien ne sera plus comme avant. Il ignore même s’il aura conscience de cet avant. Il veut se rassurer, bloquer le sortilège et l’empêcher d’effacer Tess de sa mémoire. Il a réfléchi au moyen de le déjouer, mais quelles sont les limites de la magie contre une volonté humaine ? Au cours de la nuit écoulée, il a dispersé divers souvenirs, a écrit et caché des pense-bêtes que malheureusement le sort lui fera oublier. Mais il ne le sait pas.

S’étant isolé à l’écurie, il a aussi gravé au couteau, sur la selle qui lui était réservée, les lettres du prénom de Tess comme s’il s’agissait de runes. Les lettres se croisent dans tous les sens. Il écrit comme il l’a appris dans son monde viking. Un entrelacement des mêmes consonnes et la répétition d’une voyelle. Le mot ainsi caché est impossible à lire pour un profane. Il espère que cette abstraction sera épargnée par le sort. Il veut de toute son âme que ces runes soient le lien qui lui permettra de retrouver ses souvenirs. Il faut qu’elles soient assez puissantes pour contrer le sort.

— Odin, toi l’inventeur des runes, permets qu’elles me guident dans mes épreuves !

Augusto observe sans intervenir l’activité fébrile d’Harald. Saasil lui a demandé de rester près de lui et de l’empêcher d’interférer pendant les quelques heures nécessaires au rituel. Mais Harald n’a aucunement l’intention d’interrompre les prêtresses qui psalmodient en nahuatl, leur ancienne langue. Parfois des effluves de ce qui pourrait être de l’encens, parviennent jusqu’à eux. C’est le copal, une résine durcie qui est jetée sur un petit foyer et allumée sur une large pierre plate disposée près du lit de Tess. Des heures durant les femmes invoquent les anciens dieux. Une litanie sans fin, abrutissante.

SEPT

Deux geais acahé qui se disputent dans un arbre proche sortent Harald de la torpeur dans laquelle il avait sombré. Satanés corvidés ! Le temps a coulé depuis le début du rituel, il s’était assoupi dans le patio à attendre… quelque chose dont il ne se souvient pas ! .... Il se frotte les yeux, Augusto est assis à côté de lui, il sent sa tête lourde. Il a l’impression d’être encore dans un rêve… mais on ne peut pas retenir les rêves…

— Tout va bien, patron ?

— J’ai l’impression de m’être noyé ! Tout est si bizarre ce matin…

— On a veillé tard, c’est sûr, et on s’est endormis sur les fauteuils, c’est inhabituel, mais… on a peut-être abusé de la caña hier soir, patron !! Moi aussi, je me sens bizarre… Un verre de tereré nous fera le plus grand bien ! Je vais le préparer.

— J’en doute. Ce n’est pas dans mes habitudes d’être ainsi piégé par des bières. Je me sens complètement hors du temps. Je n’ai aucun souvenir de cette soirée, et je ne me souviens pas de ce que j’ai fait de ma journée d’hier, comme si tout avait été effacé… Un patchwork d’images défile dans ma tête sans que je puisse leur donner un sens. Le hennissement d’un cheval fait réagir Harald.

— Nous ne pouvons nous permettre de traîner plus encore. On avale vite notre café et nous irons après nourrir les chevaux. Ils se rappellent à notre bon souvenir. Dans la maison une odeur d’herbe brûlée les intrigue. Ils ne se souviennent même pas avoir fait brûler ou même fumé quoi que ce soit. Dans la chambre, l’image du lit non défait confirme à Harald qu’il lui a privilégié le fauteuil sous le patio. L’idée d’avoir préféré dormir dehors dans un fauteuil plutôt que dans son lit le perturbe.

— Je n’aime pas ça, je n’ai même pas la gueule de bois. Mais qu’a-t-on bien pu faire hier soir ?

— Patron, on ne peut pas toujours tout expliquer. Moi aussi je ne me souviens de rien ! On était ensemble, mais après… plus rien !

— Tu as raison, ce n’est pas très important, avalons notre déjeuner et allons soigner les bêtes, elles ne se posent pas de questions, elles ! Elles veulent boire et manger !

Harald se rit de lui en frottant la tête d’Augusto qui éclate de rire.

Saasil et les deux autres Indiennes ont quitté l’estancia aux premières lueurs du soleil. Les forces occultes qu’elles ont sollicitées ont satisfait leurs demandes. Tess a regagné le Boulonnais d’il y a un peu plus d’une dizaine d’années et ici toutes ses traces ont été effacées. Harald est devenu un émigré allemand, prénommé Hermann. Il est célibataire, et est venu s’installer au Paraguay pour y monter un centre équestre dans une estancia.

La prêtresse s’est brièvement arrêtée près des deux hommes endormis. Son regard s’attarde quelques secondes sur Harald, son cœur se serre, car le charme qu’elle a mis en œuvre a détruit l’amour qu’elle savait ardent entre Harald et Tess. Deux amants aujourd’hui séparés l’un de l’autre, qui s’ignorent car ils se sont oubliés. Elle a utilisé son pouvoir pour cela, mais surtout pour qu’ils survivent encore. Elle est repartie, emportant et s’appropriant l’immense chagrin qu’une séparation brutale inflige au survivant d’un couple. C’est elle que la douleur submerge pour un temps.

HUIT

Les jours passent et pourtant le malaise persiste. Harald n’en détermine pas l’origine. Les touristes se succèdent et l’estancia prospère. Les servantes animent la maisonnée et leur allégresse l’égaye. Augusto, à qui Harald a souhaité déléguer plus encore la gestion de l’élevage, partage avec lui l’accompagnement des touristes lors des excursions équestres. Il est désormais lui aussi guide. Il accompagne maintenant seul des groupes de cavaliers pour de longues randonnées. Ce malaise, Harald l’attribue à l’ennui. Il a des visions dont il ignore si elles lui appartiennent ou si elles sont des réminiscences de rêves ou de cauchemars. Parfois il combat des guerriers d’un autre âge, parfois il circule dans des villes inconnues où là encore il doit se battre. Ces visions le harcèlent et l’épuisent.

Il a besoin d’aide. Qui pourrait interpréter ces visions ? Harald les fait refluer lorsqu’elles s’imposent, mais de façon récurrente, elles reviennent perturber son sommeil. Il s’est décidé à consulter le médecin de la ville, mais tous les examens et bilans auxquels il se soumet ne révèlent rien d’anormal. Tout va bien et il est en parfaite santé. Mais d’où lui vient ce sentiment de ne pas être à sa place ?

Augusto lui a conseillé de rencontrer un chaman installé dans un petit village à quelques kilomètres de là.

L’homme, un vieil Indien, petit, au teint très sombre, aux yeux noirs, vêtu d’un poncho aux couleurs délavées l’accueille dans sa masure et l’interpelle immédiatement :

— Qu’attends-tu de moi, étranger ?

Harald, surpris par le ton ouvert, mais direct, ne sait trop quoi répondre.

— Depuis quelque temps, j’ai l’impression de ne plus être moi-même. Pourrais-tu m’aider à savoir qui je suis aujourd’hui ?

— Pour répondre à cette question, il faudrait déjà que tu saches qui tu étais avant ce que tu désignes par « depuis quelque temps ».

— Depuis… Harald prend conscience qu’il ne peut répondre à cette question. Un silence s’installe et s’impose. Il ne sait plus. Le chaman, lui, attend et sonde mentalement son visiteur.

— En fait j’ai oublié ma vie. Je sais ce que je suis aujourd’hui, un éleveur de chevaux qui vit du tourisme. Je possède une estancia. J’ai des employés, mais je ne sais rien d’avant ni même quand commence cet avant. J’ai l’impression d’être devenu amnésique.

Le chaman est conscient d’avoir déstabilisé Harald, un homme si fort qui en impose.

— Assieds-toi, étranger ! Puis-je te proposer un tereré2 si tu le désires ?

Le vieil Indien ne quitte pas des yeux Harald qui refuse sa proposition :

— Regarde-moi, Grand visiteur ! Il y a tant d’agitation en toi, ton aura témoigne que ton état émotionnel est fortement perturbé. Ferme les yeux et parle-moi de tes ressentis et des raisons de ta venue à moi.

Harald lui expose le peu de choses dont il est sûr, mais ces bribes de souvenirs ne sont en fait que relatives à des événements récents.

Le chaman l’invite à boire une décoction de couleur brun foncé.

— Que me fais-tu boire ?

— L’ayahuasca, c’est un breuvage hallucinogène puissant. J’en avalerai moi aussi, pour que toi et moi soyons en relation. Mon esprit-allié est l’anaconda. Il sera à côté de moi, pendant que je chercherai les causes de l’état dans lequel tu te trouves.

Tous deux absorbent la boisson et tombent en état de transe.

Pendant un long moment, les pensées d’Harald sont peuplées de rêves et d’hallucinations.

Il est comme en état d’ébriété avant de peu à peu recouvrer ses esprits.

Au terme de cette cérémonie, le chaman s’adresse à Harald :

— J’ai communiqué avec des entités spirituelles. J’ai visionné ce que ton esprit-allié a accepté de me montrer lorsque je l’ai invité à me renseigner sur les choses, les personnes et les événements effacés par le temps dans ton esprit. Il n’a pas accepté de révéler ces secrets.

— Mon esprit-allié ? Une entité m’habite ?

— Non, c’est un messager invisible qui t’accompagne et avec lequel je peux communiquer pendant nos transes. Le tien est un corbeau. Il communique lui-même avec les esprits des végétaux et des animaux qui contrôlent le savoir du monde. Ton messager n’a pas autorisation de me révéler les raisons qui expliqueraient pourquoi ta mémoire est si vierge. Je l’ai sondée et n’ai rencontré que le néant. Quelqu’un y a dressé un mur. Mes pouvoirs ne me permettent pas de le casser et, d’ailleurs, ce que j’ai perçu est que celui ou celle qui l’a érigé a œuvré pour ton bien. Je n’ai ressenti aucun mal. Cette personne aux pouvoirs bien supérieurs aux miens t’a guéri d’une épreuve ou d’un chagrin qui t’aurait anéanti.

— Que peux-tu pour moi ?

— Rien, apprends à vivre dans le présent.

— Et ces visions de cet autre moi-même ?

— Des fantômes. Accepte-les, le temps en viendra à bout. Ils deviendront de vieux compagnons qui finiront par te quitter.

— Est-ce toute l’aide que tu peux m’apporter ?

— Je n’ai le droit que de te transmettre ce message. Je combats le mal, jamais le bien et ceux qui un jour t’ont épaulé avaient ce même but.

Harald est déçu et frustré. Il ne comprend pas le sens des messages du chaman. Un mur, des fantômes, un chagrin, une épreuve, autant d’interrogations se superposent à ces mots et le désorientent un peu plus. Tant de questions : D’où vient-il ? Qui est-il ? Qu’a-t-il fait ?

Il éprouve le besoin de fouiller sa maison. Il recherche un élément qui pourrait expliquer les paroles du chaman. Les photos qu’il possède lui renvoient l’image d’un homme qu’il peine à reconnaître. Les quelques livres qu’il détient ne l’éclairent en rien sur ce qu’il a pu être. Il questionne ses employés. Savent-ils d’où il vient ? Que faisait-il avant ? Il ressent très vite leur malaise. Il les inquiète par ses questions. Que cherche leur patron ? Devient-il fou ? Harald se contraint à se ressaisir. Il doit étouffer tous ces questionnements, ces confusions, sinon il deviendra fou. Il le sent déjà. Certains de ses employés, effrayés, ont envie de le quitter.

Les semaines passent et peu à peu son agitation désordonnée fait place à une torpeur qui l’envahit. Il renonce peu à peu à chercher l’origine de ce malaise. Il tente d’oublier en s’investissant toujours plus dans le travail. Mais le facteur sonne toujours deux fois.

— Patron !

Augusto a surgi, énervé et contrarié :

— J’ai graissé une selle qui était mise de côté et qui n’avait pas été utilisée depuis pas mal de temps ! On dirait qu’elle a été volontairement abîmée ! La personne qui a fait ça, a gravé au couteau, je pense, une multitude de lettres entrelacées. Si j’attrape ce sagouin !

— La selle est récupérable ? Et ces lettres veulent-elles dire quelque chose ?

— Non, c’est peut-être un client ou un des chicos qui viennent monter pour apprendre. Elle est trop abîmée… non, vraiment si j’attrape celui qui a fait ça !...

— Bien, calme-toi ! On va la mettre de côté, au cas où… On ne manque pas de selles. Mais il va falloir faire attention, il ne faut pas que ça se reproduise. Bizarre ce truc ! …

Harald est intrigué. Il sait qu’aucun de ses employés ne ferait une chose pareille :

— Montre-moi cette selle !

Augusto lui désigne une très belle selle posée entre deux stalles.

La répétition des lettres qui s’alignent sur tout un quartier de la selle surprend Harald. Quelqu’un s’est acharné à graver, avec application, au couteau ces lettres. Ça ne peut pas être un enfant. Il semble y avoir une recherche dans la réalisation de ce marquage. La disposition des inscriptions lui semble familière, comme si ce message, pour peu que c’en soit un, lui était destiné.

Il passe de longues minutes à rechercher un sens subliminal à cet entrelacement. C’est comme si quelqu’un frappait à l’une des portes de son cerveau. Il voudrait ouvrir cette porte, mais il n’y arrive pas. En désespoir de cause, il finit par recopier patiemment et précisément les lettres. Il a oublié qu’il en est l’auteur.

Impuissant à résoudre cette énigme, Harald fait des recherches sur Internet. Il fouille les forums et y pose des questions espérant qu’un internaute sera plus clairvoyant que lui.

Quelques heures plus tard, une réponse arrive. L’internaute, qui la lui soumet, pense que ces lettres gravées ne sont en fait que la répétition d’un seul et même mot, gravé en tous sens pour en empêcher la lecture directe. En fait c’est un prénom.

Harald observe attentivement l’enchevêtrement des lettres et réussit lui aussi à isoler quatre lettres qui se succèdent plus de trente fois. Un prénom rare, surtout en Amérique latine : Tess.

Le mot bondit et rebondit sur sa langue. En quelques minutes, il le prononce des dizaines de fois, cherchant dans le même temps un écho dans sa mémoire. Mais celle-ci ne lui livre aucun indice. Rien ! Rien ne lui revient, aucun souvenir, aucune émotion…

À l’estancia, il demande à chacun, mais ce prénom n’évoque rien à personne.

— Tess, qui est Tess ?

Harald a la conviction que ce prénom est le sésame qui brisera le mur de ses souvenirs, mais il lui faut savoir qui est Tess.

Il presse de questions Augusto, mais Tess n’évoque rien pour lui non plus.

— Mais ces lettres ne se sont pas gravées toutes seules ?

— Quelqu’un a peut-être déliré sur une voisine ou une petite amie, patron ?

— Je ne crois pas. Moi en tout cas j’aurais choisi un arbre pour y graver les initiales de la femme que j’aime.

— Ton cœur semble bien muet question sentiments, patron.

— Je n’ai pas encore rencontré ma moitié ou alors elle s’est détachée de moi. Je n’ai pas souvenir d’une femme près de moi. Et puis cesse de m’agacer avec tes « patron ».

— Je n’arrive pas à vous voir autrement que comme patron. Je sais vous m’avez déjà dit cent fois de ne plus vous appeler comme ça, mais je n’y arrive pas. Pareil, j’ai du mal avec votre prénom « Hermann ». Il ne vous correspond pas. C’est très subtil comme sensation. C’est comme s’il ne vous allait pas. Comme un costume mal taillé. Vous voyez ce que je veux dire, patron ? Pardon ! Boss ! Hermann !

— Quoi ! Mais qu’est-ce que tu me chantes là ?

— C’est vrai, vous ne faites pas « Hermann », Boss !

— C’est absurde. Arrête, je m’appelle Hermann Siebel. Mais alors qu’il prononce son nom, une onde le traverse et le tétanise pour la première fois. Il comprend très nettement que ses mots ne sont pas en accord avec ce qu’il ressent. Se pourrait-il que la réponse à ses interrogations se manifeste ainsi ? Qu’à chaque question pertinente qu’il se pose, il ressente ce courant capable de faire vibrer ce mur qui obscurcit son passé. À son insu, son corps serait-il capable d’ébranler le mur de sa mémoire ?

— Qu’est-ce qui se passe, patron ?

— Un simple frisson. Laisse-moi, je dois vérifier quelque chose maintenant. Harald gagne son bureau et connecte son ordinateur sur Google. Il y a déjà passé des heures à regarder de nombreuses personnes se prénommant Tess. Il y a perdu encore son temps et son énergie. Une idée lui est venue, il a recherché en vain Tess sur Internet, mais là… c’est son nom qu’il tape sur le clavier.

— Il veut soumettre sa propre identité. Il n’y découvre que peu d’homonymes, mais l’un d’eux retient son attention, un écrivain allemand, spécialisé dans l’écriture de romans de gare dont les personnages sont des soldats de la Seconde Guerre mondiale. Rien de bien extraordinaire, seul le titre de l’un de ses romans déclenche une nouvelle fois un écho en lui, ce livre se distingue des autres par son titre : Mourir pour vivre. Cette fois, le frisson est glacial. Harald sait qu’il vient de fissurer le mur qui entrave sa mémoire. Aussi, chaque soir après la journée de travail, il s’installe devant son ordinateur et fouille Internet sans relâche. Il passe ses soirées, comme un geek, à pianoter sur son clavier et émerge difficilement chaque matin. L’imprimante vomit son lot de feuilles. Il n’est néanmoins pas satisfait, les guerriers qui vivent fréquemment dans ses rêves ne lui apparaissent pas. Il a orienté ses recherches à partir du nom de Siebel et a limité arbitrairement celles-ci à l’époque où les héros de cet auteur s’entretuent. Il ne reconnaît pas ses fantômes sur les photos de soldats de la Seconde Guerre mondiale qui inondent les blogs et sites qui leur sont consacrés. Les armes brandies sur les photos sont modernes et ne lui évoquent rien, et les combats se font à distance.

Ces recherches se prolongent tard chaque nuit. Cette quête insensée l’épuise, mais ne le quitte plus. L’histoire du Paraguay et de l’Amérique du Sud ne lui permet pas non plus de trouver ces guerriers. Il n’y voit s’affronter que des conquistadors, des Amérindiens, des Aztèques, des Mayas et tant d’autres. Il en vient à penser que ses nuits n’ont été peuplées que d’êtres et de cités imaginaires.

NEUF

— Augusto, connais-tu l’histoire de ton pays et des envahisseurs qui y ont sévi ?

— Patron, je ne suis pas allé beaucoup à l’école. Je sais que mes ancêtres sont Guarani, mais il y a eu tant de croisements et de déplacements de peuples que je ne sais pas de quel côté me tourner pour dire d’où je viens.

— Décidément, c’est tout le pays qui n’a pas de mémoire.

— Tu te trompes, patron, je connais un étranger comme toi, un Français, qui connaît tout des peuples d’Amérique du Sud et d’autres pays. Je crois qu’il apprenait l’histoire à des enfants. J’ai fait des petits travaux pour lui. Sa bibliothèque est tellement grande ! Il ne peut avoir lu tous les livres. Ce n’est pas possible ! Il est aussi fou que ce botaniste suisse Santiago Bertoni, vous savez celui qui a un musée ? Tous les touristes y vont !

Harald sourit de l’enthousiasme d’Augusto.

— Et tu pourrais me conduire chez ce fou ?

— Oui et je pense que dans ton état si bizarre en ce moment, vous vous comprendrez ! Quand veux-tu le rencontrer ?

— Aujourd’hui ! Hier c’est trop tard !

— Patron, il y a longtemps que tu ne blagues plus. Ça me fait plaisir !

— Mais je ne blaguais pas Augusto, je triche avec moi-même.

Rien ne distingue la demeure de Sébastien Vernon des autres masures du village. La propriété semble abandonnée. Les piquets de bois qui font office de ce qui fut une clôture sont descellés du sol, d’autres sont brisés et les fils de fer qui les relient sont cassés, rouillés et n’empêcheront personne d’entrer chez Vernon.

Des herbes folles desséchées constituent l’essentiel de son jardinet. Mais qui pourrait avoir envie de violer ce fragile enclos ? Aucun cambrioleur n’aurait la tentation de jeter même un œil à cette bicoque si peu entretenue.

— Tu es sûr que c’est ici qu’habite ton historien ?

— Oui, je suis souvent venu ici, Monsieur Vernon me donnait un peu d’argent pour m’occuper de son jardin.

— Tu te moques de moi ! C’est une véritable pampa ! Tu vois du vert ? Un cougar y perdrait ses petits.

— Noooon, mais l’herbe folle pousse plus vite que la pelouse. Je n’ai pas la main verte ! Apparemment, il n’a trouvé personne pour me remplacer…

— Et ça doit faire longtemps. Cherche-les petits pumas !

— Ne soyez pas sarcastique, patron, et ne vous moquez pas de lui, Monsieur Vernon n’est pas un chokokue3…

Le portillon branlant franchi, Harald frappe à la porte qui aurait bien besoin elle aussi d’un coup de peinture. Au travers de la vitre fissurée et poussiéreuse, il distingue une silhouette qui déjà l’interpelle.

— Qui est là ?

— Un visiteur à qui on a conseillé de solliciter vos connaissances historiques. Méfiant, l’homme, un quadragénaire, semble-t-il, entrouvre sa porte et observe ses visiteurs. De fines lunettes rondes agrandissent les yeux bleus, rougis. Les cheveux hirsutes, une barbe naissante, la peau jaunie, il est le type même de l’individu casanier. Un homme que son apparence n’intéresse pas et qui prend peu soin de lui. On pourrait le croire malade.

Augusto se fait reconnaître. Rasséréné, l’homme ouvre un peu plus sa porte, mais ne les invite pas à entrer.

— Bonjour, Augusto, comment vas-tu ? Que voulez-vous ?

— Mon patron a besoin de vous, de vos connaissances et de vos livres.

— Et de quelle période de l’histoire s’agit-il ?

Harald s’impose et va droit au but :

— L’énigme est là, Monsieur, je n’arrive pas à la retrouver. Augusto m’a parlé de vous et convaincu que vous pourrez m’aider.

Vernon le solitaire est flatté. L’étendue de son savoir est immense. C’est sa drogue. Il va enfin pouvoir transmettre. Il y a si longtemps qu’il n’enseigne plus. Harald l’a appâté. Si c’est un challenge, c’est encore mieux, et, pourquoi ne pas le reconnaître, le silence de sa maison est parfois assourdissant… Un silence de bibliothèque.

Il n’a aucun doute, il saura aider cet étranger dont il ne connaît rien.

— Entrez ! Dans le petit vestibule, Harald se présente, il décrit son activité, sa vie et les raisons de sa présence. Les présentations faites, Vernon entre rapidement dans le vif du sujet, impatient de satisfaire son visiteur.

— De quelle nationalité êtes-vous ?

— Je m’appelle Hermann Siebel et suis titulaire d’un passeport allemand.

— Pourquoi une telle précision ? Vous avez un doute sur vos origines ?

— Je suis un peu perdu. Je fais des rêves récurrents de batailles entre guerriers d’un autre monde, mais dans lesquelles je me bats parfois. Je vois des villes, elles aussi inconnues où des hommes belliqueux s’affrontent. Le nom que je porte me renvoie à un auteur de romans de guerre.

— De quelle guerre ?

— La Seconde Guerre mondiale.

— Vous êtes trop jeune pour l’avoir vécue ! Décrivez-moi les soldats que vous affrontez dans vos rêves.

— J’ai épuisé mon temps sur Internet et je ne sais plus où chercher. Ces soldats ne sont pas nos contemporains, ils n’ont pas d’uniformes, ils semblent plus anciens, plus… barbares. Oui, c’est ça !

— Pouvez-vous me décrire les lieux d’affrontements ?

— Non, tout est très confus.

Plutôt que de le décourager, l’impossibilité pour Harald d’aiguiller Vernon fait intérieurement jubiler ce dernier. Cette difficulté excite Vernon, la recherche s’annonce passionnante ! Son savoir, acquis un peu égoïstement, va aider quelqu’un.

— Suivez-moi !

Vernon, excité et heureux a hâte de commencer. Il entraîne ses deux visiteurs dans une pièce où livres, documents, classeurs et autres papiers s’empilent, s’entassent et s’alignent sur des étagères et des bibliothèques. Des cartons débordants se superposent à même le sol, mais aussi sur les meubles. Au milieu de cette caverne d’Ali Baba d’archiviste trônent un ordinateur dernier cri et son écran surdimensionné. Interloqué Harald est sans voix. Quel homme peut dans un coin aussi reculé accumuler tant de livres ? Un sourire se dessine sur les lèvres de Vernon.

— Vous vous demandez comment un vieux fou comme moi engrange une telle quantité de livres ? Je les ai accumulés tout le long des chemins de ma vie. Certains m’ont accompagné lors de mon installation ici il y a plus de douze ans, les autres, bien sûr, je les ai pour la plupart commandés sur Internet, auprès de sites marchands, d’invendus de librairie ou de dispersion de bibliothèques, mais aussi grâce à des collectionneurs français avec qui j’échange. Je télécharge des tas de documents et je les imprime ensuite, même si les liaisons Internet sont quelquefois aléatoires. Qu’importe, j’ai le temps pour moi ! Dites-moi, pourquoi ce besoin d’interpréter vos rêves ? — J’ai la désagréable et surtout étrange impression qu’une partie de ma mémoire s’est effacée. Plutôt captive, qu’effacée. Ces rêves me semblent parfois presque réels, un peu comme si je me replongeais dans un album photo.

— Justement, avez-vous des photos de votre passé ?

— Curieusement, je n’en ai aucune, et pourtant j’ai cherché partout chez moi depuis que ce malaise me tourmente.

Ces derniers temps, un prénom gravé sur une selle a ébranlé ma raison et réveillé quelque chose. Les rêves, dont je vous ai parlé, se répètent et ce prénom s’impose un peu plus de jour en jour. J’ai la certitude qu’il appartient à ce passé qui m’échappe. Et puis cette conviction s’est trouvée confortée par mon propre nom et cet homonyme, auteur de romans et le titre de l’un d’eux m’a laissé coi : Mourir pour vivre. Je ne suis pas mort, je vis, et je voudrais comprendre pourquoi ma mémoire, elle, semble non pas morte, mais muselée.

— C’est un challenge que vous me proposez. Je suis votre homme. Si vous êtes fou, je ne peux rien pour vous, par contre si votre mémoire est défaillante, que vos ancêtres se manifestent à vous pour vous redonner une identité, je vous y aiderai du mieux que je peux. Quand voulez-vous commencer ? Cette quête, car c’en est une, nous prendra du temps. Je pense que nous partagerons ensemble de longues heures.

— Je voudrais révéler les images de ces rêves.

— J’ai tout mon temps et les livres sont ma vie. Je suis à votre service.

— Dès demain ?

— Parfait !

— Comment vous dédommager ?

Une étincelle malicieuse s’allume dans les yeux de Vernon :

— Je ne suis pas l’ermite que peut-être vous imaginez. J’étais professeur d’histoire dans une grande école parisienne et après un héritage, j’ai décidé de prendre une retraite anticipée. J’ai un petit pécule qui me permet de vivre bien. Mais je fais attention, je n’ai pas l’intention de revendre mes livres, mes trésors, avant que la faucheuse ne tranche mon fil de vie. Épicurien j’aime cette vie et mes lectures qui me font parcourir tant de pays, de siècles. Je vis tant d’aventures, je rencontre des rois, je combats auprès des chevaliers, je lance des pavés avec les révolutionnaires. J’ai certainement croisé vos fantômes. J’adore m’installer dans mon fauteuil, un livre à la main, déguster un bon vin ou fumer une pipe.

— Je possède une cave à vin bien garnie, même si j’ignore si c’est moi qui l’ai constituée ou si elle m’a été laissée par le précédent propriétaire. J’aurai plaisir à partager ces nectars avec vous. J’avoue que je trouve drôle, cette histoire de fil de vie. Je vois très bien l’image. Notre vie dépend du bon vouloir d’un être supérieur.

— De tout temps, mon ami, de tout temps.

— Harald prend congé de ce curieux personnage, persuadé néanmoins qu’il sera, il en est maintenant certain, la clé qui débloquera les verrous de sa mémoire.

— Alors patron, vous en pensez quoi ?

— Je ne peux que te dire merci, Augusto, tu as vu juste en me guidant vers cet homme.

Spontanément Harald rit et taquine Augusto.

— Tu m’exaspères à m’appeler patron ! Je pense qu’à chaque fois que tu m’appelleras ainsi, moi je te prénommerai : Zorrino !

— Zorrino ? Qui c’est ?

— Tu as appris à lire, je te donnerai une bande dessinée que j’ai trouvée à l’estancia et tu pourras y voir Zorrino. Moi je préférerais que tu m’appelles par mon prénom, mais tu ne fais pas d’effort.

— Promis, Pa… euh Hermann, mais donne-moi quand même le livre !

— Je te le donne en rentrant. Je veux que tu saches que je ne peux que te dire merci, Augusto. Il y a bien longtemps qu’Harald ne s’est pas senti aussi léger en rentrant chez lui. Il se surprend même en franchissant le portail de l’estancia à imiter les cris des geais qui, comme à leur habitude, se disputent dans les grands arbres.

DIX

Le lendemain matin, Augusto se montre très attentif et plein de bonnes résolutions.

— J’ai lu le livre, et je suis vraiment décidé, comme vous le souhaitez, à vous appeler Hermann ! J’ai pas tout compris pourquoi vous vouliez m’appeler Zorrino. Il ne me ressemble pas et je ne vous reconnais pas dans les autres personnages du livre. Mais j’ai peut-être pas tout compris.

— La seule chose à comprendre est que moi, je t’apprécie autant que le héros du livre estime son jeune ami indien. Tu es comme un fils pour moi. Mais… abstiens-toi quand même de m’appeler papa !

— Pourquoi papa, c’est pas comme ça qu’il l’appelle, c’est Tintin je crois.

Grand cru millésimé d’un Fronton Marquis de Solignac, sous le bras et blague à tabac largement garnie du meilleur mélange qu’il a pu trouver, Harald se présente en tout début d’après-midi chez Vernon. Celui-ci, s’est levé tôt le matin, impatient tant il a hâte de se plonger dans l’histoire pour assister Harald dans sa quête, puisque quête il y a… ! Vernon accueille Harald avec joie.

— La nuit m’a porté conseil : quand nous aurons déterminé la période qui vous concerne, nous nous appuierons sur la documentation papier. Les sources y sont plus sûres et sérieuses. Les livres restent les piliers du savoir. Mais nous ne pourrons pas nous passer d’Internet. Mais attention, mon ami, restons vigilants : le révisionnisme, en particulier pour certaines périodes contemporaines, nous piège parfois.

— Je me fais un plaisir d’être votre élève. Je n’ai pour ma part aucun souvenir de mon passage à l’école. Éclairez-moi !

— Nous allons nous appuyer sur le concret : restituez-moi les éléments dont vous êtes sûrs et décrivez-moi les images de vos rêves.

Commencent alors, des heures d’écoute, de questions et parfois de réponses… Harald tâtonne, il n’est plus sûr, puis soudain l’évidence apparaît. Vernon, patiemment, élague, élimine, met de côté et progresse peu à peu. De nombreuses périodes sont ainsi écartées. Ces scènes de batailles décrites par Harald ont permis d’éliminer les époques contemporaines. Ces longues heures de recherches sont fastidieuses. Harald est mal à l’aise. Ce retour vers le passé lui donne comme une sensation de déjà-vu. Un mécanisme répété pour découvrir ses origines. Une répétition de tâches pour découvrir ses origines. Harald, les coudes appuyés sur la table, se prend la tête entre les mains.

— Ça ne tient pas debout, je ne suis pas un mourant qui revit sa vie en quelques secondes, non en réalité, mes souvenirs se révèlent à rebours, comme si je venais d’apparaître dans ce pays.

— Avez-vous pensé à demander un acte de naissance à la ville de Dresde où il est dit que vous êtes né ?

— Non.

— Nous allons commencer par ça demain. Mais vous me semblez bien jeune pour être né à cette époque.

Quelques jours plus tard, la réponse, prévisible, arrive : Harald est inconnu des services d’état civil de la ville de Dresde, mais étant donné les bombardements qui ont détruit les registres et la ville durant la Seconde Guerre mondiale, difficile d’infirmer ou de confirmer qu’il n’en est pas originaire. Harald est incapable de donner l’origine de ses papiers administratifs. Ils semblent vrais, mais qui pourrait en contester la réalité au Paraguay ? Surtout que le gouverneur du département a largement favorisé son installation. Il serait malvenu d’attirer aujourd’hui l’attention des autorités sur l’authenticité avérée ou pas de ces documents.

La cohabitation et le temps aidant, Harald et Vernon se sont rapprochés. Les tu ont remplacé les vous. Une intimité respectueuse s’est progressivement installée, faite de complicités, de rires, de réserves et d’impatiences. Vernon s’est pris au jeu de cette enquête se permettant des questions plus personnelles et Harald apprécie cet homme aussi solitaire que lui.

Remontant les périodes de l’histoire allemande, Vernon lui décrit un certain nombre de tribus germaniques. Certains guerriers présentent des traits communs avec les hommes des rêves d’Harald, sans toutefois correspondre véritablement aux silhouettes qui s’y affrontent. Vernon est perplexe et surpris :

— Les envahisseurs de tes nuits me posent problème.

— Envahisseurs ?

— Oui, nous sommes remontés à l’époque des peuples envahisseurs de l’Europe, de la création des royaumes, des mondes barbares. Ces hommes étaient dépeints comme des brutes épaisses, qui terrorisaient les peuples autochtones.

— J’avoue ne pas comprendre pourquoi des barbares vivraient en moi.

— Tu devrais peut-être contacter une personne compétente. Tes rêves pourraient être des images subliminales que ton esprit t’impose pour réveiller ta mémoire. Je ne suis pas un spécialiste de la psychanalyse ou du paranormal. J’ai l’impression que ton cerveau essaie de te faire passer un message.

— Je suis allé voir un chaman, mais il n’a pas voulu toucher au blocage qu’il a décrit comme un mur qui enferme mes souvenirs. Il a laissé sous-entendre que si quelqu’un était intervenu avant lui c’était pour mon bien.

— Je me doutais bien que l’irrationnel venait perturber le rationnel. Cela explique peut-être aussi l’écho que le titre du roman provoque en toi.

— Si je suis ton raisonnement, je pourrais être mort barbare et je revivrais aujourd’hui avec la mémoire tronquée de l’homme sauvage que j’étais alors ? La réincarnation d’un barbare !

— Cette solution me plairait bien, mais j’ai du mal à y croire, pourtant, je le sens, on touche au but… !

— Si des forces occultes sont à l’œuvre, il va falloir aussi nous intéresser aux pratiques religieuses et aux divinités disparues de ces peuples. Un vrai cauchemar ! Ou un régal, ça dépend du point de vue ! Les peuples païens ont adoré des tas de divinités, des monstres, des géants, des dieux bienveillants et d’autres, infréquentables. Je pense que tu vas encore alimenter ma cave.

Harald, désabusé et frustré, éclate d’un rire franc et libérateur.

ONZE

Pleins d’espoirs, Harald et Vernon dressent une liste des déités germaniques. Plus que l’identification particulière d’une tribu, cette prospection montre combien certaines légendes, voire certaines divinités, germaniques et nordiques, coïncident et s’entrelacent. Cette découverte les porte bientôt vers les peuples du Nord et leurs représentants les plus connus : les Vikings.

Lorsque les représentations de ces Northmen s’affichent sur l’écran, Vernon ressent à la seconde le choc d’Harald : les mains crispées sur les genoux, les yeux agrandis par la stupeur, Harald reste sans voix et comme figé. Lui par contre est galvanisé. Ils ont enfin trouvé les visiteurs nocturnes d’Harald !

— Ainsi, c’étaient donc les Vikings !!! Ces grands voyageurs !

— Je ne suis donc pas Allemand ?

— Ta réaction devant l’écran est explicite. Ton corps a parlé. Si ce sont tes ancêtres qui se manifestent à toi, ceux que nous appelons aujourd’hui Vikings étaient de ta race.

— C’est une réincarnation ?

— Je suis bien incapable de répondre à ça. Non, je ne crois pas.

— Un mort peut-il revivre ?

— Seulement dans les légendes ou les films. Tu ne ressembles pas à un zombie. Tu es inquiet ?

— Un zombie ?

— Un mort ramené à la vie par un sorcier qui pratique le vaudou ou la magie noire. Tu n’es pas un mort-vivant Harald, tu es bien trop… vivant !

Harald ne se laisse pas distraire et poursuit ses réflexions.

— Tu crois qu’un sorcier a manipulé mon esprit ?

— Si un chaman a détecté un blocage de ton esprit, il est possible qu’une telle manipulation se soit faite. Mais dénicher le chaman, le sorcier, l’enchanteur, appelle-le comme tu voudras, qui a érigé ce mur en toi sera un peu plus difficile à trouver que tes guerriers vikings… !

— En définitive nous nous sommes épuisés pour nous retrouver dans une impasse.

— Pourquoi te décourages-tu si vite ? N’oublie pas d’où tu viens ! Réfléchis ! Pourquoi ne serais-tu pas toujours un Viking ?

— Hermann Siebel… le Viking !

— Oublie ça, tu n’attirerais pas une horde viking avec ce titre de film ! On va te trouver un nom plus barbare ! Les rires des deux amis se confondent. Des rires de frustration, mais la volonté demeure. Au-delà du chemin qu’ils ont déjà parcouru, c’est déjà l’amitié qu’ils ont trouvée.

Ce soir-là, Vernon lui ayant offert l’hospitalité, Harald n’est pas rentré chez lui. L’excitation de la recherche et de leur découverte l’a tenu éveillé toute la nuit. Il a l’impression de se reconstruire et de renaître et, à peine sorti du lit, Vernon devant un café l’appelle :

— Hermann, j’ai continué à chercher tard hier soir et la correspondance ou la parenté entre Freyja, une déesse germanique et Frigg, une déesse scandinave, est incroyable ! Il y a depuis la nuit des temps une continuité dans les dieux, quelle que soit leur origine, ils se suivent et se ressemblent souvent, mais là, c’est évident !

— Pourquoi ça t’intrigue ?

— Frigg est la patronne de la maternité, c’est une magicienne. Elle connaît l’avenir et la destinée de tous les hommes. Elle a voulu sauver son fils de la mort, mais Loki, un dieu pervers, aimant la discorde, est intervenu et a tout mis en l’air ! Freyja quant à elle est la déesse de l’amour, de la magie, des prophéties et du Seidr.

— Le Seidr ?

— Une pratique qui réalise l’alliance entre sorcellerie et chamanisme. Cette divinité à deux têtes et deux noms si proches néanmoins, était jeteuse de sorts. C’est ça qui m’a vraiment paru bizarre. Je me trompe peut-être, mais tu as vraisemblablement été victime d’une intervention chamanique. Je ne sais pas si c’est de la magie noire ou une autre pratique. Le chaman t’a dit que cette personne ne te voulait pas de mal, mais elle ne t’a néanmoins pas été favorable, il me semble.

— Tu veux dire que je pourrais être victime d’un sorcier jeteur de sorts ?

— Ne mélange pas tout : la magie est encore bien présente et respectée surtout chez les tribus amérindiennes, mais tu connais le scepticisme occidental… ces pratiques ne nous intéressent pas et quel confort de les ignorer.

— Le chaman m’aurait mis en garde ?

— C’est peut-être ce qu’il a fait en te disant qu’il était impuissant à agir, alors qu’en général ces initiés travaillent avec les esprits de la nature. Ils ont la capacité de relier le monde des morts à celui des vivants. La mort, j’en suis certain, a imposé sa présence dans ta vie. Il va falloir trouver comment…

Les jours passent, et les deux amis passent de longues heures ensemble, mais rien n’avance. Les Vikings continuent de perturber les nuits d’Harald. Il n’arrive pas à se souvenir de la moindre bribe de sa vie antérieure. Son passé se limite à ces quelques dernières semaines. Ce désir de le retrouver est devenu obsessionnel.

— Que me conseilles-tu pour retrouver mon passé ?

— Tu ne trouveras pas la personne qu’il te faut au Paraguay et je ne sais pas comment casser ce mur en toi. On a fait le maximum, pourquoi tu n’irais pas voir en Scandinavie, sur la terre des Vikings ? Le prénom sur la selle reste un mystère et ce n’est pas un prénom scandinave. J’ignore le moyen de traverser ce mur qui embrume ton esprit.

— Mes recherches sous vouées à l’échec si je pars aujourd’hui sans autre élément tangible que ceux que nous avons découverts avec si peu de choses.

— C’est vrai. À part les Vikings et le mur dans ton mental, on n’a pas trouvé grand-chose…

— La réponse du chaman me travaille. Il faut que je trouve un briseur de murs. C’est ça… C’est ce qu’il me faut !

— Ça va être difficile, seul quelqu’un de très puissant a accompli ce tour de force et seul quelqu’un lui aussi de très puissant pourra détruire ce mur et réveiller ta mémoire. Tu me tiendras au courant de l’avancée de tes recherches ?

— N’en doute pas.

DOUZE

Des chaînes m’entravent. Je suis au pied d’un mur qui emprisonne mes souvenirs, des briques s’effritent, mais je m’illusionne, dès que j’ai l’impression qu’enfin je vais abattre ce mur, les brèches que j’ouvre se colmatent. J’ai l’impression d’être un enfant qui construit un château sur la plage et qu’une vague vient systématiquement détruire. Ai-je définitivement perdu ce passé ? Suis-je malade ou fou ? Ne suis-je qu’un jouet pour un manipulateur qui m’a joué un mauvais tour ? Suis-je maudit tout simplement ?

Au petit matin, Harald presse Augusto de trouver chez ses compatriotes indiens quelqu’un qui pourrait lui conseiller une personne qui pourrait être plus puissante que le chaman. Il lui a demandé de ne pas dire qu’il est celui qui recherche cette personne, les Indiens sont parfois méfiants. Une dizaine de jours plus tard, Augusto informe Harald que tout un réseau s’est investi pour rechercher quelqu’un d’assez puissant pour invoquer une divinité capable de briser un sort d’oubli.

Les jours suivants Augusto part à cheval pour les villages les plus reculés. Il rencontre, parle avec d’autres chamans, explique et se montre persuasif. Il veut aider Harald. Il revient une dizaine de jours plus tard exténué mais heureux. Le réseau entier s’est mobilisé.

— J’ai réussi ! Je peux t’aider Harald ! Ceux de mon peuple que je suis allé voir craignent et respectent les anciens dieux. Il y a toujours des prêtres aujourd’hui comme ceux d’avant. Ils sont puissants et se cachent pour les cérémonies. Ils se soumettent à la grande prêtresse. C’est elle qui commande les prêtres de tout le continent sud-américain. Tu sais, le livre que tu m’as donné à lire, c’est la réalité. Ils font encore les cérémonies un peu comme sur les images !

— Tu as pu trouver un de ces prêtres ?

— Oui, il y a une prêtresse qui habite près d’Asunción.

— C’est la grande prêtresse ?

— Non, Harald, on m’a dit que c’est la prêtresse de notre territoire. On m’a expliqué qu’elle n’habite pas loin d’ici, juste avant d’arriver à Asunción.

— Conduis-moi à elle ! Je vais chercher le 4X4 et allons-y !!!

TREIZE

Contrairement aux déplacements habituels d’Harald, Augusto vous dirait que ce trajet-là fut plus un rallye qu’un voyage touristique raisonnable. Mais, raisonnable, son patron ne l’est plus depuis quelque temps…

Winona est une petite femme boulotte sans âge, qu’Harald estime dans la soixantaine. Les cheveux coupés courts, la peau brune, le visage tanné et ridé, seuls les yeux inquisiteurs témoignent que la femme qui lui ouvre sa porte n’est pas une Indienne anonyme comme il en rencontre tous les jours. Sa demeure ne se démarque pas de celles de ce petit hameau au nord d’Asunción. Une femme lumineuse et tranquille ouvre simplement sa porte en souriant. Son regard est curieux sans être inquiet. Augusto a du mal à soutenir ce regard puissant à qui rien n’échappe, mais il expose le plus simplement possible le but de leur visite. Même si le sourire est toujours là, Harald sent la prudence poindre dans son regard. Il sait que les détours ne serviront à rien :

— J’ai besoin de votre aide, on m’a volé ma vie. On m’a affirmé que vous pouviez éclaircir ma mémoire. Pouvez-vous m’aider ?

L’Indienne semble ne prêter que peu d’attention à l’intervention d’Harald. Une gêne est palpable. Toujours avec le sourire, elle s’adresse délibérément à Augusto en employant volontairement le dialecte toltèque :

— Je ne peux rien pour l’homme qui t’accompagne. Cet homme a accepté la situation qui est la sienne aujourd’hui. Ce qui a été fait ne peut être inversé. Je n’ai ni la volonté ni le droit d’inverser le sort.

Mais Augusto, la peur au ventre, insiste, il veut aider Harald :

— Prêtresse Winona, cet homme est mon patron. Il est bon avec moi et avec tous les employés. Il est le père que je n’ai pas eu. Regarde-le, je le sers depuis six ans, il est bon et il est perdu. Il cherche sa mémoire et ses souvenirs. Il rêve des morceaux de son autre vie. Il se perdra si personne ne l’aide. Je le connais, il ne reculera pas, prêtresse entends sa demande !

Winona ne recule pas non plus. Son visage ne sourit plus, mais reste bienveillant. Ses yeux ne lâchent pas Augusto. Elle perçoit aussi la tension d’Harald qui a l’impression d’être ignoré de la prêtresse.

— Tu connais nos lois et nos traditions. Toi-même tu dois les respecter, ces règles nous ont été édictées par nos ancêtres, prêtres et prêtresses. L’un de nous a demandé l’aide de nos dieux pour aider cet homme, il ne peut exiger plus. Harald s’impatiente, il ne comprend pas les mots du dialecte utilisé. Il sent néanmoins le refus de l’Indienne d’intervenir pour lui.

— Viens, Augusto ! Merci pour ton aide, mais cette femme ne fera rien. Je le sens et je le sais. Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais c’est ainsi ! Il commence à s’éloigner rejoint rapidement par Augusto. Tous deux sont déçus. Ayant perçu le dépit de ses visiteurs, Winona regarde les deux hommes qui rejoignent leur véhicule. Elle reste les bras ballants à regarder la voiture disparaître au coin de la rue. L’homme ne l’a pas reconnue, la magie est plus puissante que la volonté humaine.

— On dirait que tu es gêné, qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Pas beaucoup de choses, Hermann. Elle dit la même chose que le chaman. J’ai l’impression qu’elle vous connaît, c’est bizarre.

— Je n’ai jamais rencontré cette femme. J’en ai assez ! J’ai l’impression de tourner en rond, toutes les portes se ferment les unes derrière les autres !

Winona est tenaillée toute la soirée par la visite des deux hommes et la demande d’Harald… et aussi par le désarroi d’Harald. Déconcertée et inquiète, elle ne sait comment réagir. Harald ne se souvient de rien, mais il l’a quand même retrouvée. Ces rêves ne devraient pas harceler Harald, l’oubli devait être total. Winona ressasse sans cesse ce qui est, ce qui aurait dû être et surtout ce qu’elle devrait faire. Elle se résout à contacter la grande prêtresse Saasil et l’informer que le rituel n’a pas totalement eu l’effet souhaité, car le compagnon de la mourante est tourmenté par des réminiscences de souvenirs. Dès le lendemain matin, elle téléphone à Saasil pour lui exposer la situation.

— Salut à toi, Saasil. Je ne sais si je fais bien ou mal. J’ai eu, hier, la visite de l’étranger, celui que tu appelles Harald…

Saasil ne répond pas, Winona se sent encouragée à continuer et lui relate la conversation qu’elle a eue la veille avec Harald et Augusto.

Quelques secondes s’écoulent avant que Saasil ne lui réponde :

— Tu fais bien de me contacter, Winona. Le rituel n’a pas complètement abouti… Il ne se souvient de rien, mais des rêves ont réussi à le lancer sur nos traces… ! Je m’attendais à ton appel. Depuis quelques semaines mes guides m’alertent sur les gesticulations d’Harald qui remue ciel et terre depuis plusieurs semaines. Son amour pour sa compagne a créé des failles et, à terme, il reconstituera en partie le puzzle de sa mémoire. Tu as bien fait de ne pas t’impliquer ni de révéler ton rôle lors du rituel. Il m’appartient de rencontrer Harald. Dès que je le verrai, je saurai s’il me faut intervenir dans le protocole que nous avons mis en place. Je ne peux pas faire revenir Tess vers lui et si je lui rends la mémoire il sera dévasté par le chagrin. Nous ne pouvons lui laisser découvrir un passé tronqué, qui le ferait courir à chercher des fantômes là où ils ne sont pas. Il n’y a pas de demi-mesure, je ne peux que lui révéler toute la vérité, ce sera à lui de décider de ce qu’il en fera.

QUATORZE

Accompagnée de Rodolfo, Saasil se présente à l’estancia d’Harald quelques jours plus tard. Elle est émue et tendue. Elle a accompagné cet homme au-delà du possible et le revoir aujourd’hui pour, peut-être, lui apporter tumulte et désespoir, la remplit de tristesse.

Augusto accompagne les nouveaux venus à l’écurie où Harald est occupé à ferrer l’un de ses chevaux. Saasil observe cet homme, dont le visage révèle son épuisement et qui, lorsqu’il se redresse, est plus voûté que lorsqu’elle l’a quitté il y a seulement quelques mois. Lorsqu’il prend la main de Saasil, une nouvelle fois, une onde le traverse. Il sait immédiatement qu’il doit en tenir compte. Cette femme est intervenue dans sa vie. Il sait qu’elle l’a déjà approché. La prêtresse perçoit immédiatement la réaction d’Harald et subtilement l’entraîne avec elle, laissant Rodolfo distraire Augusto. Son compagnon n’a jamais besoin d’explications, Il sait toujours d’instinct ce qu’il doit faire.

— Vous me cherchez depuis des semaines. Je suis Saasil, la clé des portes que vous ne réussissez pas à ouvrir depuis quelque temps. Vous allez me maudire, car je suis à l’origine de votre amnésie. Ce que j’ai à vous raconter risque de prendre beaucoup de temps, car vous aurez de multiples questions à me poser. Offrez-moi l’hospitalité ce soir.

Harald sert les poings, ainsi cette femme a manipulé son esprit. Pourquoi ? Elle lui est totalement étrangère.

Néanmoins il sent qu’il parvient au bout de sa quête. Il sait qu’il n’a pas encore atteint le sommet de la montagne, mais les derniers mètres lui coûtent. Cette femme, qui impose le respect à Augusto et à cet autre homme apporte des réponses à ses questions. Il ne doute pas que le chemin n’est pas terminé et qu’il sera encore plus difficile après cette rencontre. Il conduit Saasil chez lui et s’installe confortablement avec elle. Il lui propose du tereré et la gorge sèche l’invite à parler :

— Je vous écoute.

— Ce que je vais vous révéler, si vous le désirez vraiment, est mon fardeau et deviendra le vôtre pour votre malheur. Je peux vous rendre vos souvenirs, mais n’inverserai pas le rituel qui, collatéralement, a plongé votre mémoire dans cette amnésie artificielle et suspendu votre passé.

— Vous m’intriguez. Mais mon désir de redevenir moi-même l’emporte sur un malheur dont j’ignore tout… Je ne veux pas reculer même si le prix à payer est élevé.

— Il est plus que cher. Vous serez moins solide et sûr de vous, lorsque je vous aurai tout révélé. Ce n’est pas une menace, simplement un regret.

— Un ami m’a aidé à découvrir mes origines vikings. Ce que j’ai lu sur ces hommes correspond aux visions qui hantent mes nuits. Je suis certain que j’étais l’un de ces guerriers barbares. Aucun homme ne me fait peur, seuls mes fantômes m’affaiblissent, je ne veux pas renoncer à découvrir mon passé, mais je ne comprends pas bien pourquoi vous…, une prêtresse d’un autre peuple que le mien, vous m’avez ensorcelé. Rendez-moi ma vie et mon passé. Le risque pour vous n’est pas d’être maudite par moi… mais d’être détruite !

— Je comprends votre colère et votre réponse est claire. Je ne peux que vous satisfaire, même si, après cela, vous me haïrez à jamais.

— Je veux que vous me rendiez mon passé. Ne m’obligez pas à vous forcer à le faire. Un sang viking coule dans mes veines…

Harald est prêt, il n’a ni peur ni regret. Il fait malgré tout confiance à la grande prêtresse, même s’il ne sait pas pourquoi. Mais a-t-il vraiment le choix ? Saasil lui a fait boire un breuvage hypnotique pour qu’il n’interfère pas dans le rituel. La prêtresse est prête, elle ne craint pas Harald. Elle sait pourquoi. Jusque tard dans la nuit, elle travaille à déconstruire le mur qui obscurcit la mémoire d’Harald et qu’elle avait dressé il y a quelques mois. Heure après heure, elle lui restitue son passé et son être, jusqu’à lui rendre son nom. Lorsqu’il reprend conscience, un maelstrom de souvenirs le submerge. Il sait maintenant : il était un Viking, Harald Khungar… ! Une nécromancienne lui a accordé le souhait de rejoindre l’Amérique du Sud. Saasil lui explique les liens qui existent entre ceux qui pratiquent son art à travers le temps et les siècles. Elle lui parle de leur rencontre, de l’aide matérielle qu’elle lui a accordée, de sa caution morale pour qu’il puisse s’installer au Paraguay.

Harald est abasourdi par ce que lui dévoile Saasil. Les rêves, les visions qui perturbent ses pensées et ses nuits corroborent ces surprenantes révélations de la grande prêtresse.

— D’accord, je ne suis pas Hermann Siebel, mais je suis un Viking, je comprends mieux mes visions et je me sens renaître ! Je sais maintenant que quelqu’un a changé mon nom et ce que j’étais. Mais pourquoi ce pays ? Pourquoi êtes-vous intervenue dans ma vie ? Et cette nécromancienne ? Pourquoi un Viking promène aujourd’hui des touristes au Paraguay ? Mais ma principale interrogation est ce prénom que j’ai découvert gravé sur une selle et qui provoque un écho en moi. Plus que tout je veux savoir qui se cache derrière ce prénom ! Je sais que ma vie ici s’est bâtie sur ce prénom. Vous me cachez encore un élément important. Dites-moi tout… ! Il est temps.

Déstabilisée par une question aussi directe, Saasil, abandonne le vouvoiement.

— Où as-tu trouvé ce prénom ? Harald lui aussi tutoie Saasil. Cette femme qui concentre en si peu de temps toute sa colère.

— Je crois qu’avant que tu ne me noies dans l’oubli, j’ai gravé ce prénom sur une selle. Qui d’autre l’aurait fait ? J’ai cherché et je suis sûr maintenant que c’est moi qui ai gravé ce nom pour déjouer tes manœuvres.

Fataliste, l’Indienne abandonne et décide de tout révéler à Harald.

— Tess était ton double lorsque je t’ai rencontré. C’est pour elle que vous êtes venus vous installer au Paraguay. Je croyais que les dieux vous avaient oubliés, je me suis trompée. J’ai aussi un doute sur la nécromancienne qui a permis votre passage à travers le temps et l’espace. Selon Tess, elle n’avait pas été ménagée pendant le rituel d’origine et son hostilité était, selon elle, palpable.

— Était-elle une femme de mon peuple et pourquoi voulait-elle venir au Paraguay ?

— C’était une femme venue de France que tu avais rencontrée en franchissant malencontreusement une Porte du temps. L’amour vous a réunis. Vous viviez ici depuis sept ans, mais elle a été victime d’une grave chute de cheval et son état de santé s’est dégradé et l’a amenée progressivement vers la mort. Nous avons ensemble, toi et moi, décidé de ce qui serait le mieux pour elle pour lui éviter cette fin inéluctable. Lors d’une cérémonie, elle a rejoint le pays d’où elle était originaire, mais à l’époque où vous vous êtes rencontrés.

— Pourquoi est-ce que je ne l’ai pas accompagnée à travers cette Porte du temps ?

— Cette pratique magique n’est mise en œuvre que pour sauver les personnes mourantes et leur offrir un autre destin. Tu n’étais pas dans cette situation extrême.

— Qu’est-elle devenue ?

— Je n’ai pas cherché à le savoir. Elle a aujourd’hui l’âge qu’elle avait lors de son accident, mais tu n’existes pas pour elle. Comme pour toi, ses souvenirs ont été effacés et contrairement à toi, elle n’a pas eu l’opportunité de s’assurer le moyen de se souvenir de toi. Elle a vécu sa vie en parallèle de toi ces sept dernières années, mais loin de toi. Les années que vous avez passées ensemble, elle les a oubliées. Ses souvenirs ne sont plus les vôtres. Elle a ainsi vécu deux fois ces sept dernières années, mais de façons différentes. Sept ans près de toi et la même période de sept ans étrangère à toi.

— Si nous avons traversé une Porte du temps, pourquoi le fait qu’elle soit mourante a fait une différence pour la franchir ?

— Tout a été fait indépendamment d’elle. La magie intervient de plusieurs façons pour franchir le temps et l’espace. Tu en as expérimenté deux. La première est le franchissement d’une Porte avec ou sans talisman. Ces franchissements se font volontairement, mais parfois contre son gré si, malheureusement pour son auteur, il se trouve au niveau d’une Porte et si son esprit s’imagine ailleurs à ce moment précis. Ces franchissements te transportent à une époque différente, mais tu émerges au même endroit que celui de départ. La seconde façon te transporte dans un autre lieu et une autre époque, mais ce transfert exige l’intervention active d’un magicien ou comme pour vous d’une nécromancienne qui vous a ramené de l’époque viking au XXI° siècle et ici au Paraguay. Pour sauver Tess, un autre rituel a été pratiqué, elle a été renvoyée là où tout a commencé pour vous. Ce retour sur le passé nécessitait l’effacement de vos souvenirs. Tu as été plus fort que les énergies mises en œuvre, mais Tess, elle, en vivant cette nouvelle vie n’a plus aucun des souvenirs que vous avez partagés. Vous êtes des étrangers l’un pour l’autre. C’est pourquoi tu devais perdre toi aussi tes souvenirs, pour ne pas te retrouver blessé, rongé par cet amour malheureusement impossible désormais.

— Ces souvenirs ont existé pour elle. Ils ne peuvent avoir été brûlés par le feu ou balayés par le vent, ils doivent simplement être enfermés dans un recoin de son esprit. Est-ce qu’il existe un sortilège pour les faire renaître, comme pour les miens ?

— Non, toi tu as volontairement glissé un grain de sable en gravant ce prénom pour ne pas oublier. En agissant ainsi tu ne savais pas ce que ce geste engendrerait. Tu as certainement créé des interférences dans les énergies mises en œuvre. Les dieux doivent regarder tes gesticulations. Ont-ils pitié, s’en amusent-ils, agiront-ils ? Fragiles sont nos fils de vie, le tien a failli être bien des fois tranché, celui de Tess est fourchu. N’attire pas l’attention d’un dieu mal intentionné qui voudrait réécrire l’histoire que vous avez perturbée, et faire disparaître les remous que vous avez créés à la surface de l’eau.

— Les personnes que nous avons rencontrées Tess et moi, ont-elles aussi perdu le souvenir de nous ? Les morts qui ont jalonné notre route sont-ils aujourd’hui vivants ?

— Je te réponds oui à la première question et non à la seconde, car ce sont tes crimes et ils ont été perpétrés indépendamment de Tess. De même les actes bons ou mauvais ne sont pas effacés. Les morts n’ont pas retrouvé vie. Tu as toujours été un Viking et tu as vécu comme tel jusqu’à ce que Tess te transforme. Cette vie que nous lui avons redonnée l’a dissociée du destin commun qui vous liait. Elle n’est qu’une ombre non identifiée qui t’accompagnait. Lui redonner ses souvenirs reviendrait à la remettre en lumière aux yeux de ceux qui te traquent encore. Non, Harald, tes crimes ne sont pas effacés, tu n’es pas le bienvenu de là d’où tu viens. Je sais que tu n’es pas un cœur solitaire et que tu n’écoutes que toi. Tu suis ton instinct, parfois avec déraison, et je ne doute pas que tu n’auras désormais qu’une idée en tête. Mais n’ignore pas les dieux, et surtout les hommes : tu as laissé des traces, de la colère et de la haine là où tu as tranché des vies. Ils n’auront pas mon indulgence.

— Suivre tes conseils, ça serait me résigner. Une femme que j’ai aimée vit sur une autre terre et l’amour, pour elle, renaît rien qu’en en parlant. Même si elle ne garde plus en elle que des cendres de cet amour, ce sont encore des cendres.

— Tu espères l’impossible, Harald. Au fil de la conversation, Harald réintègre un peu plus son être et sa colère envers Saasil se dilue.

— Si je renonce, c’est moi qui meurs. Comment vivre seul une vie que j’avais choisie de vivre avec elle ? J’ai tant de souvenirs. Je veux les lui rappeler et si l’un d’eux me fait reconnaître d’elle, je veux tenter l’expérience. Je veux lui rappeler ces souvenirs communs, peut-être que l’un d’eux la réveillera ? Comme un sortilège qui s’efface. L’amour est fort. Je veux essayer. Peux-tu m’aider à la retrouver ?

— Harald, t’aider équivaudrait pour moi à abuser mes dieux. Ils m’ont accordé la vie de Tess, aux conditions que tu connais, je ne puis faire plus, même si je comprends ta demande. C’est désormais ta quête, tu peux te perdre à la mener.

— Je sais que tu as raison, mais moi, je crois qu’il y a longtemps que je ne dois plus être raisonnable. Je suis déchiré entre la colère contre les dieux, contre toi pour ce que tu as fait et ma reconnaissance de toujours pour l’avoir sauvée… Je vais retrouver Tess, contre les dieux et au risque de ma vie. Qu’importe ! Les dieux m’ont déjà blessé et tout pris en me volant Tess.

— Je comprends ton amertume. Je n’agirai pas contre toi et je demanderai à mes dieux d’être indulgents ou tout au moins distraits. La seule concession que je puisse t’accorder c’est de libérer totalement ta mémoire pour que tu puisses retrouver les personnes qui vous ont aidés à l’origine de votre histoire.

— Merci, Saasil. Je sais ce que je te dois. Parle-moi encore d’elle. Essuie le miroir de mes pensées que je puisse la voir telle que je l’ai connue…

QUINZE

Au cours de la soirée suivante, comme elle s’y est engagée, la prêtresse redéploie les énergies d’Harald et dissipe le brouillard qui lui obstrue sa mémoire. Au fur et à mesure qu’il récupère ses souvenirs, Harald devient un enfant qui ouvre un album de photos et découvre ses ancêtres, ses parents, puis différents clichés pris de lui ponctuant son histoire. Il perçoit à peine le départ furtif de la prêtresse tant il est submergé par ces flots d’informations attachées à sa vie passée, si riche en événements et rencontres inconcevables.

Le monde qu’il parcourt la nuit suivante le laisse épuisé au matin. Augusto voit revenir un automate aux écuries. Oubliant ses bonnes résolutions, il s’inquiète de le voir si différent :

— Ça va, patron ? On dirait que vous avez galopé toute la nuit !

— Augusto, mon garçon, c’est un dragon des mers que je montais !

— Ce sont des animaux fantastiques. Quand ont-ils vécu ? Monsieur Vernon m’en a montré de ces animaux-là dans des livres.

— Ce sont des créatures légendaires qui volaient et crachaient le feu. Je me souviens qu’un peuple ornait la proue de ses bateaux avec des têtes de ces monstres pour effrayer ceux qui voyaient débarquer ces envahisseurs. Augusto, mon passé m’est revenu !!! J’ai l’impression de découvrir le monde ! Mais Augusto est-ce que tu te souviens d’une femme qui dirigeait l’estancia avec moi ?

— Non, patron, je ne vous ai jamais vu avec une femme.

— Augusto, grâce à toi, j’ai retrouvé mon passé et je sais qui je suis aujourd’hui ! Le souvenir d’une femme est parti en même temps que les miens ! Je dois la retrouver ! Je n’ai aucun doute : c’est l’amour de ma vie. Je vais avoir besoin de toi pour me représenter ici et pour s’occuper de l’estancia. Je vais partir longtemps. Tu sais maintenant comment prendre soin des chevaux, t’occuper des touristes et faire vivre le petit monde de cette estancia. Je te sais capable et courageux. Tu es appelé à me succéder, je n’en doute pas. Je peux organiser mon départ et partir l’âme légère et cela toujours grâce à toi ! Tu pourras m’appeler à chaque fois que tu en auras le besoin ou l’envie. Tu as toute ma confiance. Je sais que je puis m’appuyer sur toi.

Augusto est complètement désemparé par les paroles d’Harald. Cet homme est devenu peu à peu son mentor et même plus que cela en quelques années. Il n’a pas encore réalisé qu’il est lui-même déjà homme, capable de mener sa propre vie. À l’idée de se retrouver seul à la tête de l’estancia, il se sent dépassé. Il est néanmoins fier qu’Harald lui accorde une telle confiance et la responsabilité du corral. Il veut à tout prix être à la hauteur de cette confiance. Lui a totalement oublié le rôle important qu’il a joué lors de la gestion de l’accident de Tess. Même s’il lui tarde de gagner la France pour retrouver la seule femme qu’il veut près de lui, Harald accapare plusieurs jours son ami Vernon. Il lui raconte sa vie de Viking, puis ses aventures depuis que la magie l’a entraîné dans ce XXI° siècle. Ces aventures, que même dans ses rêves de pillage les plus fous, il n’imaginait même pas. Le passage des Portes qui vous transportent d’un siècle dans un autre, par la volonté, ou incidemment lorsque l’on se trouve au mauvais endroit au mauvais moment. Il lui raconte les télescopages auxquels il a été confronté avec des soldats de la dernière guerre mondiale, mais aussi avec des Germains, des Saxons et puis et surtout, la rencontre, il y a quelques années, à Boulogne, avec Tess, un amour improbable. Tess qui a accepté, par la suite, de le suivre jusqu’au Paraguay et qu’il désire aujourd’hui, plus que tout, retrouver. Vernon ne doute pas du passé barbare d’Harald, les détails qu’il lui a fournis sont suffisamment convaincants.

Il est passionné par les récits fantastiques et incroyables de celui qui a retrouvé ses origines et son identité. Tel un enfant émerveillé, il ne peut concevoir, ou même imaginer que son ami ait pu vivre toutes ces aventures et qu’il lui soit possible de l’avoir devant lui en chair et en os. Un peu comme si Dieu daignait se manifester physiquement à l’un de ses adorateurs.

Par Internet, les archives numérisées du journal régional La voix du Nord confirment les propos de Saasil. Une série de crimes, viols et meurtres sauvages ont bien été perpétrés dans le Boulonnais il y a moins d’une quinzaine d’années. Ces faits semblent corroborer les confidences qu’Harald lui confie et qui peuvent témoigner de l’existence d’un barbare en plein XXI siècle, même si la police concentrait ses recherches à identifier un tueur en série parmi les migrants qui déambulent nombreux et depuis tant d’années dans la région. Un article, postérieur de quelques mois de ceux de la série de crimes, relate la mort d’un commissaire de police et le convainc totalement qu’Harald n’est pas l’homme sage qu’il côtoie. Vernon apprécie l’homme qu’Harald est aujourd’hui, et il comprend qu’un barbare puisse, en apparaissant de façon impromptue à notre époque, ne pas comprendre les lois d’une civilisation moderne.

— Harald, ton passé barbare a laissé des traces vraisemblablement encore vivaces dans la ville où tu veux aller pour retrouver Tess. Ton identité actuelle est fausse et j’ignore si tes documents sont suffisamment convaincants pour franchir les frontières européennes. Boulogne-sur-Mer est un port côtier du nord de la France, et même si Tess y vit, tu ne connais pas sa réaction si tu l’abordes et si, dans ton enthousiasme à la retrouver, tu lui exposes ce qu’elle considérera comme un conte à dormir debout. Que va-t-il se passer ?

— Conseille-moi ! Tu as raison ! Aide-moi, je ne veux pas faire d’impair ni réveiller les haines. Vernon est soulagé et propose :

— Je peux venir avec toi. T’apporter cette aide que tu souhaites, t’éviter ainsi des erreurs et tempérer tes ardeurs de… barbare.

— Tu crains le Viking qui dort en moi ?

Vernon éclate d’un rire jubilatoire.

— Non, je crains l’amoureux imprudent.

— Oui, j’ai besoin de ton aide, mais aussi de ta compagnie, vieux butor !

Vernon, trop touché par l’aveu d’Harald, enchaîne :

— Avant toute chose, il nous faut préparer le voyage. Il faut que ton arrivée soit la plus discrète possible. Qui est cette prêtresse de ton peuple qui t’a ramené à ton clan ? Il faut la retrouver, elle peut nous aider !

— Je n’ai qu’un nom : Bera. Mais j’ignore si c’est le nom qu’elle se donne aujourd’hui. Elle m’a initié aux passages des Portes et m’en a facilité la traversée en me donnant un talisman que je n’ai plus aujourd’hui.

— Comment l’as-tu rencontrée ?

— Elle a été contactée par un clan de descendants vikings que j’avais retrouvé à force de recherches et de recoupements.

— Tu te souviens de leurs noms et de l’endroit où ils habitent ?

— Oui, c’est le clan des Raken et ils vivaient dans la grande ville de la région du Nord.

— Lille ?

— Oui, c’est ça !

— Eh bien tu vois, nous avons quelques renseignements pour commencer nos recherches.

Mais la magie d’Internet ne révèle rien et l’excitation retombe très vite.

— Eh bien on peut dire que les descendants des Raken, sont particulièrement discrets et méfiants. Ils se sont, comme il est coutume de dire, fondus dans la nature et je pressens qu’il ne sera pas facile de les retrouver. C’est pareil pour la prêtresse qui t’a accompagné. Le prénom Bera, quant à lui, ne donne aucune piste. Il est plus que probable qu’elle ne se fait appeler ainsi que par sa consœur de ton clan d’origine et des initiés. Si nous ne découvrons pas d’autre élément à son sujet, il sera difficile de découvrir son véritable nom.

— Je suis certain qu’elle demeure à côté de l’endroit où elle m’avait donné rendez-vous pour notre premier départ. Je suis sûr qu’elle-même était gardienne de la Porte que nous avons prise, et qu’elle s’était établie à proximité de celle-ci pour ça. Elle fait peut-être elle-même partie du clan des Raken.

— Où se situe cet endroit ?

— Près d’un gros borg ou bourg qui s’appelle, je crois, Cassel, au nord de la France. Je l’ai prise en charge près d’une porte d’entrée en pierres, majestueuse, dans cette petite ville, une superbe porte. Celle-là bien réelle !

— Oui, un bourg ! quel âge avait-elle lors de votre rencontre ?

— À l’époque, elle devait avoir la quarantaine. Une femme épanouie.

— Elle doit avoir presque 50 ans aujourd’hui. Seul un travail de fourmi pourra éventuellement nous permettre de la retrouver, mais pour cela il nous faudra prospecter sur place tout en restant discrets. Nous serons des étrangers à la recherche d’une femme habitant la région, peut-être très intégrée et appréciée de ses pairs. Cela ne peut qu’éveiller la suspicion à notre égard si nos questions sont trop pressantes. En milieu rural, la gendarmerie pourrait très vite être alertée par nos recherches et nous aurions rapidement à répondre à des questions embarrassantes.

Il ne sera pas simple de la retrouver. Ayant, semble-t-il, un âge équivalent au tien, il est peu probable qu’elle ait encore des enfants scolarisés. Il est donc inutile de guetter les sorties d’écoles. Même s’il ne t’est plus nécessaire de franchir une Porte, son concours peut s’avérer indispensable si la magie doit encore être utilisée.

— Oui, j’ai besoin d’elle. Elle permettra peut-être à Tess de retrouver la mémoire et ainsi de me reconnaître.

— Le sort qui a été mis en œuvre est puissant. Vous avez peut-être vous-même tous les deux disparu de la mémoire de cette prêtresse.

— Je veux tout tenter. Je n’ai pas le choix, même si cette piste n’aboutit pas. Je ne veux rien regretter. L’espoir de retrouver Tess nourrit ma volonté et m’interdit tout renoncement. Je veux tout essayer pour vaincre ce maudit sort.

Retrouver Bera n’est pas le seul obstacle, Harald risque aussi d’être arrêté en arrivant en France. Il est toujours recherché. Il leur faut donc choisir entre avion et bateau pour traverser l’Atlantique et opter pour le moyen le plus discret. Vernon se veut rassurant :

— À la fin de la guerre, quelque soixante mille nazis, collabos et autres fuyards, ont rallié les pays d’Amérique du Sud sans être inquiétés, ce serait un vrai manque de chance si nous ne parvenions pas à faire le trajet inverse sans éveiller la curiosité.

Ayant déterminé les avantages et inconvénients de ces options, ils passeront par la Guyane française et tenteront d’embarquer sur un vol direct vers Orly, un vol d’environ neuf heures.

SEIZE

C’est bien à Augusto, que revient la charge de veiller sur l’estancia et sur la maison de Vernon pendant l’absence des deux hommes. Harald n’a pas changé d’avis, mais, inquiet accumule les recommandations :

— Et pense à entretenir le jardin de Vernon ! Et n’oublie pas d’arroser la pelouse ! Et n’oublie surtout pas de…

Augusto le coupe :

— Tu te moques de moi, patron ! Le jardin de Vernon n’est qu’une pampa ! Tu t’inquiètes pour rien. Je vais m’occuper de tout ! Et tu le sais !

— Oui, Augusto ! je te taquine. Devoir assurer l’entretien et la sécurité de l’estancia et de la demeure de Vernon, cela représente de grosses responsabilités pour toi… mais je n’ai pas le choix. Je n’aurais pas laissé de telles charges à un autre que toi. Tu es devenu aujourd’hui, pour moi, bien plus qu’un employé modèle. Tu es de ma famille… Je suis persuadé que tout ira bien. Appelle-moi régulièrement et, si tu as un problème… sollicite sans appréhension l’aide de ceux de ton peuple qui sont venus ces derniers temps pour m’aider dans mes recherches, je ne doute pas qu’ils répondront à tes demandes.

— Merci pour ta confiance. Je suis prêt à assumer tout ça… c’est juste que j’aurais aimé que tu restes.

— Mais dis-toi qu’une partie de moi restera à tes côtés. Même si je dois m’en éloigner, ma demeure est ici. Je ne sais hélas quand je reviendrai m’y réfugier de nouveau.

Vernon aime ce costume de conseiller, une complicité simple s’est installée. Il aime la capacité d’Harald à investir toujours pleinement ses rapports avec les autres. Que ces rapports soient bons ou… mauvais. Il a connu un monde où savoir dominer l’autre et s’en faire ensuite un allié était vital. Pas de temps perdu chez les Vikings. Mais ici, aujourd’hui, c’est différent.

Il est confronté pour la première fois à l’Histoire. Pas celle rapportée dans ses livres, mais celle racontée par un homme du passé. Ce passé qui l’a emmené, lui Vernon, sur tellement de chemins, qu’être face à un guerrier de plus de mille ans, l’a bousculé et dépoussiéré ! Lui, l’ermite, enfermé depuis des années avec ses livres ! Oui il aime cet homme et son monde ancien. Il est heureux de quitter cette maison qui se transformait, peu à peu, en cage. Lui, qui ne sortait plus de chez lui, revit et conseille aujourd’hui à Harald de ne pas utiliser son téléphone et lui recommande d’acheter des portables jetables qui ne pourront pas être tracés.

— C’est trop dangereux, Harald, tu passeras un ou deux coups de fil et tu seras repéré en un rien de temps !

Ils ont convenu qu’ils devaient louer les services d’un pilote privé. Une ligne régulière demanderait une journée de voyage et trop de formalités. Le Cessna couvrira vite les 2500 kilomètres qui séparent Asunción de Manaus. Harald adore ces engins volants, qui le fascinent. Le pilote de l’avion, un vieil Allemand aventurier, connaît bien le trajet.

Saasil s’est abstenue de s’impliquer dans cette quête d’Harald. Il a compris que la prêtresse ne peut contrer la volonté de ses dieux.

À l’atterrissage, le pilote, un temps chercheur d’or et trafiquant, qui a compris que ses passagers voulaient échapper aux contrôles, leur conseille un guide indien, qui est aussi à l’aise dans la jungle que dans les rues de Manaus.

— Croyez-moi ! Juan vous amènera à destination, comme seul un Indien peut le faire ici. Ils savent se rendre invisibles, c’est ce qui leur permet d’encore exister. Je vais vous indiquer son adresse.

En périphérie de Manaus, la maison de Juan, en réalité une bicoque, assemblage de tôles et de matériaux de récupération, ne dépareille pas dans le bidonville où l’Indien a installé sa famille. Petit et mince, très mat de peau, un facies ingrat, mais des yeux inquisiteurs qui vont de Vernon à Harald dont la stature l’impressionne. Rapidement Juan accepte en échange de quelques dollars de les guider jusqu’en Guyane.

Le périple entre ces deux villes est pénible et harassant. La voiture utilisée en début de parcours est rapidement abandonnée. C’est à pied qu’ils poursuivent leur chemin par des sentiers quasiment invisibles au milieu de la végétation. L’étape est particulièrement pénible surtout pour Vernon qui se lamente et affirme que la marche et l’exploration des livres sont, selon lui, incompatibles. Passer en Guyane par des sentes presque invisibles dans la forêt épaisse, connues seulement par leur guide, est une véritable torture pour lui. S’ajoutent les piqûres d’insectes, les grondements inquiétants des jaguars autour des bivouacs, la peur de marcher sur un serpent, mais plus dangereux encore est l’homme, avide et prêt à tout. Les tribus d’Indiens ne sont rien, le vrai danger ce sont les trafiquants, les orpailleurs et les patrouilles de militaires tendus et aux aguets qui parfois préfèrent tirer sans sommation. Harald et leur guide, aguerris à la nature, chasseurs et guerriers dans l’âme, et aussi plus à même d’affronter l’ennemi invisible, semblent avancer sans peine ni fatigue.

Vernon est révolté. Lui, qui souffre rapidement d’ampoules aux pieds, qui affronte en permanence une nuée d’insectes décidés à se repaître de son sang ! Plusieurs fois ses compagnons l’ont sommé de se plaindre en silence. Alors il rumine :

— Mais que diable suis-je venu faire dans cette galère ?

— Vernon, moi, je dirais un drakkar !

— Je te hais, Harald !...

— J’ai donné une bande dessinée à Augusto. Un personnage y râle comme toi, c’en est comique ! Tu es resté trop longtemps enfermé dans ton antre ! Le nez à respirer le papier de tes livres et les yeux rivés à l’écran de ton ordinateur ! Terminé, mon ami ! A notre retour… je t’obligerai à sortir ! Je t’emmènerai à cheval ! Là, tu fatigueras autrement tes jambes pour ne pas tomber de cheval, mais, par contre, tu tanneras tes fesses sur une selle plutôt que sur ta chaise ! Si, si, tu verras ! C’est beaucoup mieux ! Tous ces sites archéologiques si proches que tu ne connais pas ! Je te vois bien écrire un livre ensuite ! Si, si !

— Je ne suis pas un héros de BD, et jamais tu ne me feras monter à cheval. Par contre je connais toutes les grossièretés du Capitaine Haddock ! Tiens ! Tu la connais celle-là ? Bande de Zapotèques de tonnerre de Brest !!!

— … Non !

— Tu fais moins le malin. Moi, je sais !

— Et tu attends que je te demande pour m’instruire, c’est ça ?

— Que veux-tu, l’historien que je suis sait, lui ! Tiens ! La fin du phénomène viking est estimée au milieu du XI° siècle, celle de la civilisation amérindienne Zapotèque se situe approximativement à la même période. Des contemporains, quoi !

Les deux compères s’esclaffent au grand étonnement de leur guide, qui n’a rien compris aux propos échangés.

La progression du trio se poursuit, Vernon suivant péniblement ses deux compères. Il peste contre Harald, contre la végétation, les insectes, les pièges de la forêt qui le font trébucher, l’humidité, les ruisseaux qu’il faut traverser, mais qui gorgent d’eau leurs chaussures. L’expédition est un enfer pour lui. Mais, peu à peu, il se résigne et continue en silence son chemin de croix.

Heureusement, dès que leurs pieds foulent le sol de la Guyane, leur guide s’organise pour que le reste du chemin jusqu’à Cayenne se poursuive en voiture, au grand soulagement de Vernon…

Tant bien que mal, les deux amis parviennent à Cayenne et l’embarquement à bord d’un avion en partance pour la France se fait sans difficulté, dès le matin suivant. Les faux papiers fournis par Saasil leur ont permis de passer sans encombre tous les contrôles.

DIX-SEPT

Le débarquement s’est également déroulé sans problème, ainsi que la location d’un véhicule passe-partout à l’aéroport pour gagner le nord de la France, première étape de leur quête.

Vernon, avant leur départ, avait repéré un gîte dans les Flandres, près de Cassel, s’il est toujours disponible, ils le loueront.

Mais dès leur arrivée, Vernon s’interroge et s’inquiète :

— Ça y est nous sommes à Cassel ! Mais comment être invisibles dans cette petite ville ? En moins d’une journée, nous en connaîtrons la moindre ruelle.

Dès le lendemain, ils commencent à chercher Bera, mais les employés de la mairie et de la poste ne peuvent les aider. Harald s’est pourtant montré très pointu dans la description qu’il en a faite, sans être insistant. La prêtresse devrait pourtant vivre dans le secteur.

Plus malin, Vernon, a placardé des affiches en différents endroits stratégiques. Il les a libellées de telle façon qu’elle seule pourra se reconnaître :

« PERDUE CHATTE TYPE NORVEGIENNE – RÉPOND AU NOM DE BERA – CONTACTER HARALD » Suit le numéro du portable utilisé exclusivement pour cette opération.

— Harald, il ne nous reste plus qu’à espérer qu’elle remarquera cette affichette et acceptera de sortir de l’anonymat qui garantit sa tranquillité.

— Qu’Odin lui souffle le besoin que j’ai d’elle !

Par curiosité, Harald et Vernon, vont au Bois des renards, proche, là où il y a près de dix ans Bera a permis à Harald de franchir une Porte pour rejoindre son époque. Attentifs à occulter toutes pensées risquant de les projeter dans une époque non souhaitée, les deux hommes sont méfiants. Il n’est pas question de repartir dans un autre temps parce qu’une pensée parasite les y aura envoyés. Rien ne distingue ce bois des autres, qui pourrait croire qu’une Porte magique s’y ouvre ? Rien, sinon le vent qui agite les feuilles, des oiseaux qui piaillent et le cri rauque d’un geai qu’ils ont dérangé. Rien !

— Je veux aller à Boulogne ! Savoir Tess à portée de mon cœur, me rend fou !

— Non ! Harald ! Il ne faut pas ! Tu le sais ! Ce n’est pas raisonnable. Tu seras fou de joie de la voir, mais tu risques de griller tes chances de la reconquérir si, parce que tu veux aller trop vite, tu la braques contre toi en lui racontant ce qui sera pour elle inconcevable, une véritable fable. Mets-toi à sa place !!!

Harald et Vernon ont élu domicile dans un gîte rural d’un village voisin. Le propriétaire Monsieur Declerq, les prend pour des touristes. Et un couple d’hommes aujourd’hui… bah, ça ne choque plus personne… ! Portant beau sa soixantaine, cet ancien fonctionnaire est un homme ouvert et pas curieux… c’est plutôt bien. Harald et Vernon jouent leur rôle de touristes. Le retraité qui aime sa région énumère à plaisir, lors d’un apéritif impromptu, les lieux à visiter, les auberges à découvrir. L’homme évoque la vie d’antan, ses racines, la terre que ses ancêtres ont travaillée. Aujourd’hui il accueille des gens d’ailleurs et apprécie qu’ils viennent découvrir les Flandres. Il est fier également de ses chiens, son autre passion : des bouviers bernois, si affectueux qui charment à tout coup ceux qui les approchent.

Le téléphone reste hélas muet et le temps s’étire sans fin pour Harald et Vernon.

Régulièrement, les deux hommes se déplacent à Cassel, faire des courses et remplacer les affiches défraîchies. Sans relâche, ils cherchent Bera. Harald s’illusionne en croyant la reconnaître dans la silhouette d’une passante ou l’écho d’une voix… Ce ne sont que des mirages qui minent sa patience.

Des conversations s’engagent parfois avec des personnes que ces affiches interpellent. Les discussions amènent à l’occasion un sourire sur les lèvres d’Harald. Les gens commentent en français, chtimi et flamand, la disparition d’un chat, qu’Harald sait fictive. Le gens du Nord sont joviaux et ouverts aux discussions, ce qui plaît à Harald qui adore les rencontres et les découvertes.

Le téléphone sonne parfois, mais toujours pour rien. Des appels de gens qui n’ont rien d’autre à faire ou de curieux… Bera reste introuvable. Ils sont dans une impasse.

La patience est une compagne qu’Harald a longtemps côtoyée. Il a attendu de longs mois en vain le retour de Thornsen4, des mois et des mois, quand seul il errait dans Boulogne, sans savoir où aller… ni surtout à qui parler. Avant de s’attacher à l’ombre de Tess. Aujourd’hui, il veut agir, cette inaction le ronge et le renvoie à sa détresse d’alors. Il se surprend à bougonner comme Vernon.

Il ne croit même plus à l’appel de Bera et il ne réagit plus aux sonneries du portable. Mais Vernon est patient pour deux, il y croit encore. Ils n’ont pas d’autre choix. Il faut retrouver la prêtresse.

DIX-HUIT

— Allo ! Allo ?

Un silence. Au moment où Vernon s’apprête à raccrocher, une voix féminine, rauque et puissante se manifeste :

— Bonjour, ce chat… que vous recherchez s’appelle vraiment Bera ?

D’abord surpris, Vernon, réagit rapidement et d’un signe attire l’attention d’Harald.

— Oui, il est magique ce chat, capable de partir et de revenir, mais là, il y a longtemps que mon ami ne l’a pas revu.

— Qui est votre ami ?

— Un voyageur qui, comme vous l’avez lu sur l’affiche, se nomme Harald !

— …

— Allo, allo ? Madame ? Vous êtes toujours là ?

Cette fois, Vernon le sait, ce n’est pas une blague et il ne veut pas perdre cette voix. Harald s’est approché, tendu et attentif.

Quelques secondes d’éternité qui figent chacun. Des deux côtés.

Vernon regarde Harald et lentement, lui tend le combiné. Il sait que cette femme ne peut être que Bera, mais qu’elle ne reconnaît pas la voix d’Harald.

— Bera ?

— …

Le silence est assourdissant.

Harald sent chacun de ses muscles, tendus à se déchirer :

— Bera ! Réponds-moi ! J’ai besoin de toi ! Il faut que tu me répondes, je t’en prie !

— Je ne pensais pas entendre ta voix à nouveau. Les dieux t’ont accordé leur indulgence. Que réclames-tu ? Si c’est à moi que tu t’adresses, tu dois être aux abois. Je n’ai pas le droit de t’accorder plus que je n’ai déjà fait.

— Laisse-moi te revoir et je te dirai pourquoi je reviens vers toi, au risque d’irriter les dieux. J’ai perdu Tess ! Bera ! J’ai été effacé de sa vie ! Comprends-moi je ne peux pas vivre comme ça ! J’ai tout perdu !

— Je dois consulter nos dieux, Harald ! J’apprendrai peut-être ce qui s’est passé. J’ai longtemps réfléchi avant de téléphoner. Je pressentais que c’était toi. Mais je ne voudrais pas mécontenter ni Odin ni mon clan. Je ne m’impliquerai pas contre leur volonté.

— J’ai confiance en toi.

— N’entreprends rien. Dans peu de temps, il va y avoir un carnaval à Cassel pour le lundi de Pâques. Si les dieux te sont favorables, je t’y retrouverai. Pour t’aider. Mais je dois d’abord comprendre cette situation qui t’est imposée.

— Je peux t’expliquer.

— Non, Harald, je ne veux rien savoir tant que je n’aurai pas sondé votre histoire récente.

— Je t’attendrai !

— Je t’ai dit peut-être. Au revoir, Harald !

— Attends… !

Seuls les bips d’une communication coupée résonnent dans l’oreille d’Harald. Bera a raccroché. Figé, Harald reste avec toutes ses questions et ses peurs. Il est perdu et groggy.

Harald tourne son regard éteint vers Vernon et lui confie ses impressions. Son ami le secoue.

— Tu devrais être euphorique ! Bera s’est manifestée et tu es, contre toute attente, plus désespéré qu’avant !

— J’ai besoin d’elle, et j’avais pensé que tout serait plus simple. Bera avait beaucoup de pouvoirs avant. Il me semble qu’elle n’avait pas besoin de demander leur avis aux dieux pour agir ! Mais peut-être me suis-je trompé. Elle ne semble pas disposer de l’initiative et du pouvoir d’intervention qui était le sien auparavant. Les dieux continueront-ils à me pourrir la vie ?

— Tu es vraiment quelqu’un d’impatient. Ce que tu lui demandes n’est peut-être pas de son seul ressort. Eh bien moi je veux que nous fêtions cet appel qui symbolise une sérieuse avancée dans nos démarches ! Je t’invite dans cette petite auberge flamande ! Tu sais, celle que Declerq nous a conseillée et où on sert des saucisses sur d’énormes tartines de pain, avec une bonne bière pression pour faire descendre tout ça. Vis un peu ce soir, Harald !

— Tu as raison, que l’alcool disperse mes pensées mauvaises, et que le feu de l’âtre empourpre nos joues !

DIX-NEUF

Quelques trop longues semaines plus tard, dès le lever du jour, ils ont regagné Cassel le lundi de Pâques. Déjà un groupe de carnavaliers déambule dans les rues et réveille les riverains au rythme des tambours et d’une grosse caisse. Puis, le calme revient avant que les festivités ne reprennent en tout début d’après-midi. Le beau temps favorise la venue d’une foule qui se répand dans les rues, impatiente de voir, d’entendre, musiciens, géants, chars et Gilles ceints de grelots et armés d’oranges dans des paniers. Les deux amis ne peuvent se séparer sans risquer de se perdre. Ils croisent tant de monde, de visages et de masques. Harald n’a que peu d’espoir de reconnaître Bera et doute qu’elle-même les retrouve. Ses yeux fouillent tous les regards, il ne sait plus où chercher. Peu à peu il se persuade qu’il ne trouvera pas Bera, c’est sans espoir. Les gens rient, dansent, s’interpellent, se prennent par le bras et s’enchaînent en farandoles bruyantes et joyeuses. Les enfants se glissent entre les adultes. La fête est en chacun des participants. Complice, le soleil emplit chacun de bonheur et atténue la fraîcheur du printemps.

Marcher, se faufiler, admirer quelques instants un déguisement, écouter un air entêtant qu’il finit par chantonner lui-même, Harald ne sait plus pourquoi il est là, déambulant dans ces rues pleines à craquer de joyeux lurons.

Son attention est captivée par un char. Garçons et filles s’agglutinent autour de lui à chacun de ses arrêts. Les enfants écarquillent les yeux en découvrant un diable s’agiter sur le char. Les parents rassurent et éprouvent encore ce petit frisson de peur ressenti quand, enfants ils entouraient eux-mêmes ce char. Les frissons passent de génération en génération. Harald et Vernon observent la scène. Une vieille, un jeune, un diable et un four de boulanger dans lequel on enfourne un jeune qui devient vieux ou inversement une vieille qui devient jeune.

— Une allégorie, un four qui modifie l’âge des hommes. Une autre magie !

Vernon a parlé tout haut. Derrière lui, une voix féminine le corrige :

— Pourriez-vous plutôt penser que le créateur de cette attraction, incontournable pour ce carnaval et que l’on appelle le four merveilleux, ait eu connaissance que nous pouvons composer avec le temps ? Chaque année, et depuis plus d’un siècle, ce four fait partie intégrante du carnaval.

Cette voix… Pétrifiés, les deux hommes se retournent lentement. Une colombine, cachée derrière un loup blanc les fixe. Harald reconnaît immédiatement ces yeux. Bera est venue vers lui. Ses yeux et sa voix l’ont trahie.

— Bera !

La prêtresse laisse transparaître la joie de revoir le Viking.

— Ici, les gens me connaissent sous le nom d’Alberta Rickenbuch. Un nom de famille flamand courant dans la région. Tu vois Harald, les membres du clan Raken usent de l’art de la métamorphose. Mais tu es astucieux et tu as trouvé le moyen de me dénicher. Harald, tu perturbes beaucoup les tiens. Écartons-nous un peu de la foule. Tu ne me présentes pas ton ami ?

— Vernon est mon ami, il a tenu à m’accompagner. J’avais perdu la mémoire et il est l’un des artisans qui m’ont permis de la retrouver. Saasil que tu connais m’a délivré du sort d’oubli qui me minait. J’ai tout conté à Vernon : la magie, les Portes, mon passé et cette malédiction qui me touche aujourd’hui. Il sait tout de moi. Il s’est beaucoup impliqué dans mes recherches. Vois-tu, avoir un Viking comme ami aiguillonne sa passion pour l’histoire. Il l’enseignait autrefois. Si je t’ai retrouvée, c’est aussi grâce à lui.

— Tu vois, Harald, ton intrusion involontaire dans ce monde écorne le secret de ces passages dans le temps. C’est pour ça que tu perturbes les descendants vikings qui craignent que ce secret ne soit révélé et ainsi… n’en soit plus un. Ton ami est donc un profane de plus qui a connaissance de ce secret. T’aider c’est m’impliquer et me positionner, peut-être arbitrairement, pour contrer des personnes qui peuvent avoir agi pour votre bien. Si ta quête est juste, je t’accorderai mon aide sans restriction. Rétablir la situation telle que tu le souhaites est une tâche très compliquée et nécessite des moyens qu’il faudra trouver. De ton côté comme du mien. Ton ami n’aura pas le droit d’interférer. Son rôle se bornera à te soutenir et te conseiller, dans ce que tu devras réaliser. Ce soir, laissons-nous emporter par l’ambiance du carnaval. Une énergie positive anime la ville. Des géants de carton dansent sur la place, entourés d’une foule de lutins masqués, au rythme des musiciens de Cassel. Les hommes oublient leurs soucis pour un jour, une nuit, faisons comme eux. Demain nous affronterons les démons du temps.

Bera attrape les mains des deux amis et les invite à la suivre pour se fondre dans la longue farandole qui serpente sur la place, tourne autour des géants qui dansent et tournent eux-mêmes à la lueur des flambeaux qui ont été allumés au crépuscule et créent des ombres qui courent et allongent les silhouettes des danseurs sur les façades des maisons riveraines. Des géants et des nains, Harald ne peut s’empêcher de se remémorer les légendes qui faisaient vivre de tels personnages dans les histoires qu’on lui racontait lorsqu’il était enfant.

Tard le soir, les oreilles remplies de la cacophonie de la fête, tous trois rejoignent le domicile de Bera, une petite maison de briques, près de laquelle les deux amis sont maintes fois passés sans savoir que celle qu’ils recherchaient était si proche.

VINGT

— J’enfreins les règles de prudence édictées et respectées par mon clan depuis des siècles. Je vis seule et si vous pénétrez dans mon antre ce n’est que parce que j’ai confiance en toi, Harald et en ton ami également, car je connais ton discernement. Nous avons toute la nuit pour que tu me racontes en détail tes aventures depuis que nous nous sommes quittés et ensuite je te donnerai les informations que de mon côté j’ai glanées depuis que vous avez placardé ces avis de recherches pour me retrouver.

La nuit et plusieurs cafetières aident Harald à se raconter. Il confie ses combats contre Germains et Saxons, ses franchissements de Portes seul, avec Tess, et même avec deux Allemands d’un autre temps. Bera, informée par son clan, savait déjà pour sa vengeance et la mort de son roi, mais elle ignorait que la police était sur les traces d’Harald. Elle avait aussi connaissance de l’intervention d’Halldora, la nécromancienne.

— Harald, je vous croyais en paix et libres jusqu’à ce que tu me recherches. Te voilà à nouveau malmené par ton destin, car c’est pour ça que tu viens me voir, n’est-ce pas ?

— Oui, la trêve avec les dieux a été courte. Je me suis retrouvé dans une situation intenable : Tess au bord de la mort après une chute de cheval. Saasil, la grande prêtresse indienne l’a sauvée en la ramenant à l’époque où elle et moi nous nous sommes rencontrés à Boulogne. Mais notre passé commun à tous les deux nous a été effacé. Avant le sort, j’avais mis en place un subterfuge pour ne pas l’oublier et, à force de volonté, la prêtresse a accepté de me rendre les souvenirs de mon passé. Tess, elle, a vécu une autre vie que celle que nous avions partagée. J’ai besoin de toi pour rétablir ce qui était.

— J’entends tout ce que tu me dis et même ce que tu ne me dis pas. Si Tess a survécu grâce à ce sort, c’est parce que la prêtresse qui a invoqué nos dieux ou les siens est très puissante. Je ne puis inverser ce sort et n’ai pas le droit d’intervenir sans son aval. Tu dois être conscient de tout cela, Harald ; il ne s’agit plus de passer par une Porte, il s’agit d’intervenir dans la tapisserie des destins tissée par les Nornes. Je dois réfléchir et toi aussi. Mon intervention sera très risquée, pour moi et pour toi. Il n’est pas impossible que tu restes à jamais un inconnu pour Tess.

— Je veux tout tenter pour retrouver Tess. Tu sais que j’ai perdu Karen parce que je n’étais pas là au moment où elle aurait tant eu besoin de moi. Je ne veux pas perdre Tess.

— Je vais contacter Saasil. Si elle est d’accord, nous agirons ensemble pour t’aider. Mais il est une règle à laquelle je ne dérogerai pas : si elle refuse, je ne t’aiderai pas.

— Tu sauras entrer en contact avec elle ? Elle n’utilise pas beaucoup le téléphone, tu sais !

— Ne t’inquiète pas, Harald, même si la magie est toujours présente et importante dans mon quotidien, j’utilise aussi le téléphone et Internet pour des personnes très éloignées. L’un de ses proches pourra me mettre en contact avec elle. La magie nous relie tous.

Rentre chez toi, je t’appellerai dès que j’aurai réussi à la joindre.

VINGT ET UN

La rencontre s’achève et les voilà de nouveau tous les deux, marchant côte à côte. La possibilité de neutraliser ce sort d’oubli rend Harald euphorique. Pour une fois, depuis bien longtemps, il n’a pas besoin de Vernon pour envisager le futur :

— Je retrouve la confiance qui me faisait défaut. Toi qui n’as jamais été marié, tu ne peux qu’imaginer le manque, le trou béant qui s’ouvre lorsque celle que l’on aime n’est plus là. Depuis la disparition de Tess, je vis ce qu’éprouve celui ou celle que la mort laisse seul. Réapprendre à vivre, apprécier chaque instant parce que Tess sera là pour les partager, voilà l’espoir qui m’est offert par Bera.

— Tu te trompes, Harald, j’ai connu cette douleur. On n’en guérit jamais, on triche. On pactise avec elle. J’ai enfoui mes souvenirs au plus profond de moi et j’ai dressé un mur autour d’eux que je m’interdis depuis des années de débâtir. Je me persuade que j’ai oublié son prénom, mais je me mens. Elle a regardé dans une autre direction et j’ai quitté la France pour fuir ces yeux qui ne me voyaient pas. J’ai emmené mon chagrin et mes livres m’aident à faire la paix avec ce chagrin sournois qui de temps en temps m’incite à le noyer dans une bonne bouteille de vin. C’est ma douleur. Je t’en parle pour te montrer que je te comprends, mais je ne t’en dirai pas plus. Elle m’envahirait…

— Merci, Vernon. Je comprends bien mieux pourquoi tu t’isoles dans ce pays loin de tes racines.

Les jours suivants se sont égrenés si lentement que peu à peu l’enthousiasme d’Harald est retombé. Enfin, une semaine plus tard, par un matin clair et froid, Bera se présente, sombre et inquiète, à la porte de leur gîte :

Immédiatement anxieux, Harald la presse de questions.

— As-tu réussi à joindre Saasil ? As-tu pu lui expliquer, lui faire comprendre ? Est-elle d’accord pour intervenir ? Dis-moi oui, Bera !

La prêtresse lève la main pour arrêter ce torrent d’interrogations.

— Non ! J’ai eu une longue conversation avec elle par Skype. Tu vois elle sait être moderne. Ce qu’elle m’a confié est plus inquiétant qu’un refus. Son visage trahissait sa peur.

— Ne me fais pas languir ! Qu’est-ce que Saasil t’a dit ?

— Je ne sais si ma réponse te fera plaisir… et j’en suis désolée.

— Parle !

— Selon elle, la chute de Tess n’était fortuite que d’apparence. Une intervention extérieure a provoqué l’accident.

— Que veux-tu dire ?

— Tess a, à son insu, alimenté une rancune, voire une haine tenace à son égard.

— Par Odin ! Arrête de tourner autour du pot ! Qui ? Qui est à l’origine de tout ça ?

Et comment s’y est pris, celui qui lui a fait du tort ? Qui est-il ?

— Toi qui n’ignores pas la puissance de la magie tu sais que le monde n’est pas aussi tangible qu’il y paraît. La nature est une alliée précieuse pour une magicienne. C’est une mère. Les animaux ont parfois un comportement loin d’être naturel. Comme toute magicienne, Saasil a un lien très fort avec le monde vivant. Elle puise son énergie au contact des arbres. Elle écoute leurs bruissements, les sons qui tournent autour d’elle. Elle est totalement attentive à la sensorialité de ce qui l’entoure. Elle entend les dieux. Ils s’adressent à elle au travers de visions ou lors de méditations, mais aussi au travers du comportement des animaux qu’elle croise. Certains sont des messagers, comme les corbeaux d’Odin. Elle sait interpréter ces messages et avoir ainsi des visions du passé, mais aussi du futur. Elle communie avec le monde extérieur. C’est une prêtresse de haut niveau, comme Halldora. Cette perception augmentée lui permet d’avoir conscience de ce qui agit, non seulement en elle, mais aussi autour d’elle. Elle ne fait qu’un avec les liens qui l’unissent à son univers. Sa puissance spirituelle a exacerbé cette haute conscience. Elle a pu ainsi se fondre rétroactivement dans cette nature au lieu et au moment mêmes de l’accident de Tess. Elle a ainsi perçu le déroulement de celui-ci : c’est un serpent qui a effrayé le cheval de Tess. Plutôt que d’être dérangé par le martèlement des sabots des chevaux, et fuir les intrus, ce serpent, dirigé par un esprit malveillant, est resté volontairement sur le chemin, pour effrayer le cheval de Tess et provoquer sa chute.

— Tu veux dire que ce serpent était manipulé par quelqu’un ?

— Oui ! Et Saasil sait qui est le marionnettiste.

— Avons-nous attisé tant de haine autour de nous pour la provoquer ?

— Les rancunes peuvent être tenaces et dans le cas présent, bien lointaines, mais aidée par un dieu pervers, Halldora a assouvi un désir de vengeance qui vous visait tous les deux. Elle, pour lui avoir, semble-t-il, tenu tête, et toi, pour avoir créé toute cette pagaille entre les temps. L’aide qu’elle vous avait accordée n’était pas sincère. Voilà pourquoi il ne sera pas simple d’agir aujourd’hui.

Harald reste sans voix. Tant d’obstacles surmontés, tant de suppliques aux dieux, tant de larmes et de pertes. Leur choix de rester à l’écart de tous, et toutes ces épreuves pour en arriver à être rattrapés par les rancunes d’un dieu et de sa complice. Maudits soient-ils !

— Est-ce impossible ?

— Non, Harald, mais l’implication de la nécromancienne va nous obliger à retourner au Nordland pour briser le sortilège qui empêche d’intervenir sur le sort d’oubli, qui, s’il a sauvé Tess de la mort, m’empêche aujourd’hui de tenter de l’inverser.

— Tu penses donc que la seule solution est d’affronter Halldora ?

— Il n’y a pas d’autre alternative, sinon d’accepter la situation.

— Jamais !

— Cela implique aussi que ce soit toi qui l’affrontes.

— Tu veux dire que je dois repartir seul au Nordland ?

— Non, je t’accompagnerai pour essayer de raisonner Halldora et dans le pire des cas, pour t’aider à parer la magie noire qu’elle utilisera probablement contre toi. Hélas, Vernon ne pourra pas nous accompagner.

— Ne t’en fais pas pour moi, Harald, je saurai quoi faire. Je trouverai Tess pour toi. À ton retour, tu n’auras plus qu’à embrasser ta princesse pour la délivrer du sortilège ! Mais il semble que désormais tu doives te charger du dragon qui a dressé ce mur d’oubli autour d’elle.

— Ce qualificatif correspond bien à la femme que j’aurai à affronter. Bera, aurons-nous encore à franchir toute la distance entre la Porte où nous émergerons et la demeure d’Halldora ?

— Non, nous allons en rejoindre une autre en voiture près de Herning au Danemark. Elle a été détectée très tôt à l’époque viking et est utilisée régulièrement, car elle se trouve au cœur du Jutland. Elle a favorisé de nombreux échanges. Elle nous permet, à nous les pratiquants de la magie, mais pas seulement, d’échanger et de voyager au travers du temps.

— Tu veux dire que seuls les initiés l’utilisaient et l’utilisent encore ? Pourquoi ne l’avons-nous pas empruntée la première fois ?

— J’avais besoin d’apprendre à te connaître. Cheminer plusieurs jours avec toi, m’a permis de mieux te cerner à cette époque. La sagesse a guidé les découvreurs de ces Portes. Heureusement pour l’humanité ! Car si ce secret avait été partagé avec tous nos jarls, il n’y aurait aujourd’hui qu’un seul peuple qui régnerait sur le monde.

— Au risque de t’être désagréable, vous gardez égoïstement ce secret entre initiés et l’humanité n’en bénéficie pas. Vous pourriez utiliser ces Portes pour combattre l’injustice, les guerres, éviter des dictatures en manœuvrant en coulisse ou en éliminant ceux qui pourraient nuire aux autres dans le futur. Le passé est rempli d’arbitraire.

— Qui te dit que cela n’a pas été fait ? Qu’il y ait eu ces guerres, dont tu parles, ces dictateurs et ces mauvais hommes, c’est indéniable, mais nous ne sommes pas des dieux, simplement des hommes qui faisons notre possible pour rendre le monde vivable. Ce n’est pas un paradis et d’aucuns diront que parfois c’est l’enfer, mais imaginer un monde stérilisé est utopique. Chacun naît avec son caractère, ses envies, ses peurs, ses contradictions et tout ce qui fait que chaque être humain est unique. Nous n’avons pas à décider d’une uniformité pour tous et chacun. Et puis tu oublies nos dieux. Ils s’amusent de nos pantomimes, favorisent les ambitions de certains d’entre nous. Nous ne sommes que des fourmis qu’ils se complaisent à regarder naître, vivre, se battre et mourir. Nos dieux se comportent parfois avec nous comme s’ils nous dirigeaient dans un jeu virtuel, le monde se transformant en un immense terrain de jeu vidéo. Crois-tu, Harald, que les civilisations dont les disparitions sont aujourd’hui des énigmes pour les hommes modernes se sont réellement évaporées sans laisser d’autres vestiges que leurs cités et quelques reliques ? Nous avons favorisé certaines fois, à grande échelle, la fuite de peuples en danger. Cela a demandé beaucoup plus d’énergie et l’implication de plus d’initiés que pour les passages qui t’ont concerné.

— Tout cela me dépasse toujours…

— Associée au phénomène naturel encore inexpliqué que sont les Portes, la magie peut réaliser ce qui ressemble à des miracles. Mais ce n’est que de l’énergie en mouvement. Elle nous entoure, vibre, et en définitive, ce n’est qu’un outil.

Vernon, a écouté attentivement Harald et Bera. Il est déçu. L’histoire qu’il a enseignée durant de longues années était donc composée et manipulée en partie par des veilleurs qui, étant humains, peuvent ne pas avoir été toujours objectifs. Ne voulant pas polémiquer, il a enfoui cette réflexion aux tréfonds de son cerveau, là où se perdent les souvenirs dérangeants. Mais à quoi bon ? L’homme étant ce qu’il est, l’objectivité est… subjective. Cette déception en rejoint d’autres avec la kyrielle de souvenirs, de regrets et de remords qu’il porte en lui. Les certitudes de Vernon sont ébranlées lorsque l’idée que d’autres veilleurs appartenant à d’autres peuples pourraient être intervenus de même pour ses souvenirs historiques.

— Avez-vous une idée du temps qu’il vous sera nécessaire pour convaincre Halldora ?

— C’est une question à laquelle nous ne pouvons répondre actuellement. Nous prenons également le risque de ne jamais pouvoir revenir.

— Vous plaisantez ?

— Non, le risque est réel. Halldora est très puissante et l’époque que nous rejoignons est une époque très troublée.

— Il faut convenir néanmoins d’un moyen de nous retrouver… si vous revenez. En évoquant ce fait, mes mots sonnent étrangement et ma question me paraît absurde.

— Je sais, Vernon, mais c’est la version la plus terrible ! Imagine-nous plutôt en vainqueurs, Harald brandissant la tête d’Halldora, telle la Méduse vaincue par Persée !

— Oh pour sûr, mon imagination est sans limites depuis qu’Harald est venu frapper à ma porte. Cela ne me dit pas comment nous nous retrouverons.

— Emporte le téléphone qui nous a servi à retrouver Bera. Je t’appellerai dès notre retour. Mais, j’y pense, retire toutes les affiches si tu veux éviter les appels de farfelus.

— Quand comptez-vous partir ?

— Je vais rester avec Bera pour l’aider aux préparatifs du départ et être ainsi prêt. Retourne au gîte, repose-toi et prends ton temps. Je te remercie. Je sais que ça ne sera pas facile et que tu prendras sûrement de gros risques de ton côté. Sois prudent. Tess ne devrait pas être surveillée par la police, car sa présence près de moi est effacée.

Les deux amis s’étreignent longuement, entraînant Bera dans cet adieu qui n’en est pas un.

— Nous reviendrons, Vernon ! Harald est un guerrier en qui j’ai confiance. Je l’ai déjà vu à l’œuvre et pour tempérer tes craintes, je ne sais si nous devons craindre Halldora ou si c’est elle, qui par ses manœuvres malsaines, devrait redouter la colère d’un homme qu’elle a privé de celle qu’il aime.

VINGT-DEUX

Deux jours plus tard, Bera et Harald quittent Cassel en voiture. Ils ont choisi la route la plus directe pour rejoindre le Danemark. Ils pensent pouvoir traverser la Porte de Herning deux jours plus tard. La route défile, les paysages se succèdent. Harald est toujours admiratif du labeur des hommes qui ont transformé la campagne devenue si différente et moins inquiétante que celle qu’il connaissait autrefois.

Le voyage se déroule sans incident. Le trajet vers le Danemark est moins périlleux à notre époque qu’il le fut lorsque, pour la première fois, ils ont gagné à pied, la terre de leurs ancêtres. Mais comme il se dit « ça c’était avant ! ». La température se fait plus fraîche, ils approchent du Nordland, sans incident. Les risques d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’hier. Ils n’arrivent pas à pied, mais en voiture… Harald ressent cet écart d’autant plus fortement que, s’il n’a pas oublié son passé, son présent est devenu plus fort et intense. Il va retrouver son peuple si loin dans le temps, mais toujours si présent dans sa vie. Il va revoir les siens, retrouver ses racines, des parfums et des odeurs qui réveilleront tant de souvenirs. Son esprit vagabonde, des visages défilent, amis ou adversaires, des compagnons d’aventure, de vaillants adversaires ou d’autres haïssables et qu’il massacrerait de nouveau si d’aventure il les croisait de nouveau. Fugitivement Karen lui sourit, sa main attrape la sienne, il ferme les yeux et s’évade mentalement avec elle.

Comment fuir une telle invitation si douce, mais finalement si douloureuse lorsque Bera le ramène au présent.

Située près de Herning, la Porte est seulement visible et empruntée par les initiés. Harald parvient à la sentir. La sensation que ses cheveux se dressent sur sa nuque et que des vagues de chaleur parcourent son corps lui révèle sa présence proche.

Bera a contacté le veilleur qu’elle sait attentif.

— Sera-t-il conciliant ? Comment est-il ? Tu crois qu’il nous fera confiance ?

— Il s’appelle Dirk et il me connaît. Il sait que nous, les prêtresses, nous allons chercher dans le passé des réponses oubliées aujourd’hui. Il était pêcheur au chalut. Ce travail l’a usé et aujourd’hui il est perclus de rhumatismes, mais son esprit est toujours aussi vif et il sait se montrer très persuasif si nécessaire.

VINGT-TROIS

Le passage a pris quelques jours, car l’énergie fluctuait et la Porte n’était pas utilisable. En habitué de ces sauts dans le temps, et même si le dernier remonte à sept ans, Harald est moins désorienté que lors de ses premiers passages. Bera et Harald ont joué les touristes pendant quelques jours en attendant le moment favorable pour traverser la Porte.

— Te rends-tu compte, Bera, que nous nous retrouvons là où tout a commencé pour moi, il y a si longtemps ? Je suis partagé entre le plaisir d’être revenu à mes racines et la colère sourde d’y être contraint pour résoudre un problème créé par une prêtresse maléfique et un dieu fou !

— Ne leur donne pas la priorité de tes pensées. Vois les choses autrement. Tu me parles de tes racines, tu vas t’en approcher encore plus près. Tu vas revoir les amis dont tu m’as parlé : Lothar, Margua, la petite Aria et tant d’autres qui vous ont accueillis Tess et toi. Ils seront étonnés de son absence. Mais je ne doute pas de leur adhésion si Halldora est trop obtuse.

Arrivé en pays viking, Harald s’imprègne de nouveau de l’atmosphère et des parfums si différents de cette époque. Il s’étonne encore du contraste entre les deux siècles, celui de ses origines et celui où il vit désormais. Il s’en confie à Bera, qui lui confirme qu’elle-même est, à chaque fois, traversée par des émotions identiques. Pour elle, à chaque fois, ces traversées plus régulières sont aussi perturbantes.

Cette époque est archaïque et la vie y est rude et souvent dangereuse, mais il y a quelques années, Harald y vivait en harmonie avec Karen, ses guerriers et ses amis, au sein de son clan jusqu’au moment où il a été jalousé.

— Nous allons nous rendre d’abord chez Bodil où nous déposerons nos quelques bagages. J’y ai mes habitudes.

— Tu viens souvent ?

— Au moins une fois par an.

— Ton amie n’a jamais été tentée de t’accompagner en sens inverse ?

— Nos règles ne le permettent pas. Tu es une anomalie. Pour t’accompagner, il m’appartient de solliciter l’autorisation de le faire. Bodil ne peut trouver aucune raison valable d’aller dans le futur.

— Mais toi ?

— Moi je suis un lien entre les générations de mon peuple. C’est le rôle qui m’est attribué. Et accessoirement je palie aux anomalies telles que toi.

— C’est fréquent ?

— C’est secret ! Je ne t’en dirai pas plus.

— Bodil doit être curieuse de savoir comment est ton époque.

— Plus que tu ne le crois. Curiosités de femmes… chiffons, séduction, cuisine… Imagine Harald, il y a des nuits où elle ne me laisse pas dormir tant elle est avide de connaître cet autre monde !

Le couple gagne le logis de Bodil, une prêtresse connue de Bera depuis des années. Toutes deux ont le même âge et se fréquentent régulièrement quand Bera retourne dans le passé. Étonnée et heureuse de l’arrivée de son amie et d’Harald, même si celle-ci est impromptue, la völva les accueille avec joie, mais se désole quand ils lui expliquent la raison de leur passage et le but de celui-ci. Leur hôtesse se montre sceptique sur leur chance de réussir à faire fléchir Halldora dont la renommée nauséabonde reste l’apanage.

— Même nos plus braves guerriers la craignent. Plus elle vieillit, plus elle est acariâtre. On dit qu’elle a tué plusieurs fois par envoûtement. Mais personne n’a osé la mettre en cause ni l’affronter. Je soupçonne notre jarl d’avoir bénéficié de ses pratiques de magicienne pour asseoir son autorité et neutraliser ses adversaires.

— Décidément rares sont nos petits rois à ne pas être corrompus par le pouvoir. Votre fonction de prêtresse ne doit pas être facile. Quelles tâches vous reste-t-il ?

— Je panse les corps et soigne les âmes de ceux qui me sollicitent. Je rassure comme je peux. Mais j’aime ce que je suis et ce que je peux apporter aux autres. Le clan privilégie Halldora, car il n’est pas bon de me préférer à elle, mais ça ne me gêne pas. Aussi presque tous la consultent, tout en la craignant. Elle a parfaitement conscience de la crainte qu’elle inspire et en joue. Moi, je ne suis qu’un faire-valoir. J’ai de moins en moins de raisons de rester dans ce clan, cela devient de plus en plus difficile.

— Tu sembles bien désabusée et inquiète. Nous héberger risque de t’attirer des ennuis.

— Pas si votre séjour est court. Bienvenue dans mon hus. C’est petit, mais je suis heureuse de vous offrir mon hospitalité.

— Nous ferons en sorte qu’il soit le plus bref possible. Merci pour ton hospitalité. Nous savons quels sont les risques que tu prends pour nous.

Harald, reste en retrait et approuve de la tête, silencieusement, les remerciements de Bera.

Pour se reposer, Bera et Harald s’isolent dans la pièce que leur attribue Bodil.

— Je ne pensais pas revenir en ces temps. Tout cela me trouble, cette époque est si éloignée de celle qui est la mienne aujourd’hui. Cette situation me semble si absurde.

— Harald, sans ces Portes du temps tu n’aurais pas rencontré Tess. N’assombris pas tout.

— Je l’admets, Bera, mais j’ai déjà perdu Karen5.

— Ce n’est pas la magie qui t’a fait perdre ta femme. Son sort était scellé dès ton départ. Si tu n’avais pas traversé cette Porte en mer, tu serais revenu confiant, sans te cacher de ton jarl et il t’aurait vraisemblablement traîtreusement occis avant même que tu n’apprennes ses forfaits.

— Je ne sais pas quoi te dire. Tu as raison. Karen est en paix aujourd’hui. Les morts ont ce droit.

— C’est illusoire. Nous allons affronter une nécromancienne dont l’une des pratiques est de ressusciter les corps des morts et d’en faire ses pantins. Alliée à Loki, elle est toute puissante pour faire le mal. Je souhaite qu’elle nous écoute et veuille bien intervenir pour rétablir ce qui était.

— J’ai profité de sa puissance et en ai mesuré l’étendue lorsqu’elle a accepté de nous emmener au travers du temps et de l’espace jusqu’au Mexique, Tess et moi. Une question me hante malgré tout : pourquoi l’a-t-elle fait ?

— Elle ne semble pas avoir agi de gaieté de cœur. Elle maîtrise la magie, plus que beaucoup de prêtresses, mais elle n’a aucune empathie pour personne et je pense qu’elle se complaît à pratiquer la magie noire. C’est peut-être sa faiblesse, ce détachement envers les autres. Nous devons la rencontrer et le plus tôt sera le mieux. Harald, quand désires-tu que nous la rencontrions ? Je pense qu’elle voudra certainement se faire prier pour accepter de nous recevoir, car elle va se douter de la raison de ta présence. Tu devrais attendre ici. Moi, je vais tenter, seule, de négocier avec elle. J’arriverai peut-être à évaluer son implication dans l’accident de Tess.

— Tu as donc, toi aussi, la certitude que quelqu’un est à l’origine de celui-ci, et que c’est peut-être Halldora ?

— Une énergie malveillante a été mise en œuvre pour provoquer la chute de ta compagne et comme je te l’ai déjà dit, Saasil est formelle, Halldora dirigeait le serpent qui a fait peur au cheval de Tess. Le serpent, c’était elle. Elle a ces dons de métamorphose et d’ubiquité.

— Obtiens cette entrevue et je trouverai bien le moyen de la faire coopérer. En attendant, rejoignons le village, il n’est qu’à quelques lieues et le soleil est encore haut. J’ai hâte de revoir tous ces vieux compagnons !

Tous deux gagnent à pied le bourg proche. Harald hume l’air comme un animal sauvage le ferait. Pour un peu il oublierait les raisons de sa présence au Nordland.

— J’aime ce pays, cette nature ! J’y ai tant de souvenirs.

Presque immédiatement, ces pensées sont embrumées, car Karen et Tess s’imposent à lui.

Bera dissipe la morosité qui envahissait l’esprit d’Harald.

— Regarde, n’est-ce pas Lothar qui guide l’araire tiré par ce bœuf ?

— Oui, c’est mon frère d’armes !

Harald s’empresse de rejoindre Lothar et le serre dans ses bras.

— Tout doux, tu m’étouffes, Harald !

— Margua a fait de toi un vrai Viking ! Il ne te manque qu’une arme !

Harald admire son ami, vêtu d’une chemise de lin, lacée au col et d’une longue culotte bouffante.

— Nous sommes en paix avec les clans voisins. Je n’avais aucune raison de m’armer. Je ne pensais pas te revoir un jour. Mais où est Tess, je ne vois que Bera ?

— Je t’expliquerai, vieux frère ! Elle est la raison de mon retour parmi vous.

— Attends, je libère le bœuf, et nous gagnerons le village.

La petite troupe rejoint la petite communauté rurale, composée d’une vingtaine de maisons d’une douzaine de mètres chacune, serrées les unes contre les autres et ordonnées autour d’une rue unique. Des granges, étables et hangars sont construits à l’écart. Harald s’immobilise quelques instants pour s’imprégner du site. Toutes ces maisons édifiées sur de robustes piliers de bois, supportant un toit constitué d’un vieux bateau retourné, recouvert de végétation, ont été au cœur de sa vie.

— Je me sens vraiment chez moi. Ce village ressemble au mien. Je suis tenté de te dire que tu as de la chance, Lothar.

— Oui, Olaf est attentif au bien-être de chacun. Comme tu le vois, une palissade est en cours d’achèvement. Nos maisons sont entretenues. Ma vie d’avant m’aide à conseiller chacun pour améliorer nos conditions de vie. On ne dispose pas de tous les moyens dont je disposais dans le futur. Mais on vit bien.

Le jarl, averti de l’arrivée d’Harald invite celui-ci et les villageois qui s’attroupent à se rassembler dans le hall, la plus grande maison du village.

— Tu vas nous raconter où tu étais passé toutes ces années, et Tess où est-elle ?

Les retrouvailles sont gâchées quand Harald relate les raisons de son retour au Nordland. Chacun pensait qu’il avait trouvé la tranquillité, là, où la magie et ses pas les avaient conduits Tess et lui. Surpris par son retour, seul, tous s’interrogent et s’inquiètent de l’absence de Tess.

Olaf les invite dans le hall, cette longue maison viking où les clans vivent et se réunissent dans les occasions les plus graves, mais aussi les plus festives. Dans l’espace intérieur ininterrompu, chacun s’est assis sur des bancs de bois disposés contre les cloisons. Harald expose les raisons de son retour, debout au milieu de la pièce. Il raconte son histoire, sa vie avec Tess dans un futur lointain si difficile à décrire à ceux qui l’écoutent. Comment cet autre monde pourrait-il exister pour ceux qui n’ont connu que le Nordland ? Puis il relate les événements dont Tess a été victime, suite à l’intervention occulte de Halldora. À l’évocation de ce nom, nombreux sont ceux qui ont baissé la tête. La nécromancienne inspire la peur et beaucoup souhaiteraient ne pas être là. D’autant qu’Harald leur demande leur soutien dans le cas où la prêtresse ne voudrait pas entendre raison. Harald aura besoin d’eux pour affronter Halldora, car celle-ci veut aller à l’affrontement. Déjà, Lothar et quelques guerriers se disent prêts à l’accompagner et se portent volontaires. Olaf veut saisir l’occasion. Depuis trop longtemps Halldora le bafoue et le provoque. Il est temps que la prêtresse sache où est sa place. Il approuve ses courageux guerriers.

Bera et Harald calment les ardeurs de chacun, souhaitant agir avec diplomatie plutôt que par l’affrontement.

Olaf prend la parole :

— Votre décision est sage, nous préjugeons peut-être la réaction de la prêtresse. Je propose qu’ensemble nous organisions un banquet rituel pour le retour d’Harald.

Chacun approuve et tous apportent victuailles et boissons qu’ils disposent sur la table. Harald et Bera sont installés aux places d’honneur face à Olaf. De la viande de sanglier est rôtie à la broche sur le foyer bordé de pierres et aménagé au centre de la pièce. Une bière d’orge enivre les convives et colore leurs joues autant que le feu du foyer.

VINGT-QUATRE

Au lendemain du banquet, le village encore endormi ne voit pas partir Bera qui a entrepris de rencontrer seule Halldora, au sein de la forêt où habite la nécromancienne.

L’endroit est sinistre et la végétation semble avoir elle-même renoncé à se développer aux abords du logis de la prêtresse. Ce logis, d’une douzaine de mètres de long, suinte le mal. Il semble comme abandonné, sans vie. Une clarté sépulcrale amplifie cette sensation. Une fumée dense s’élève d’une ouverture dans le toit de chaume. L’air semble épais à ses abords et le silence inquiétant. Béra hésite devant l’énorme porte d’entrée. Aucune couleur n’égaye l’habitation. La porte s’ouvre sans bruit, malgré son poids. Halldora est là, emplissant l’espace de sa présence formidable. Elle porte un manteau noir, attaché par des cordons. Une multitude de pierreries ornent le vêtement. Elle tient à la main une canne dont le pommeau est un cristal de quartz noir. Plusieurs bourses en peau pendent à sa ceinture de cuir. Ses mains sont gantées en peau de chat. Elle interpelle immédiatement Bera et la malmène verbalement :

— Que me veux-tu apprentie magicienne ? Les esprits m’ont soufflé que tu t’acoquines avec des gens qui me sont hostiles !

Bera n’est pas impressionnée par cette entrée en matière.

— Cette personne n’est pas telle que tu le prétends et tu le sais très bien !

— Je sais qui il est, je l’ai déjà rencontré et, quels que soient tes arguments, je ne le recevrai pas. Transmets-lui ce message. Je n’ai rien d’autre à te dire ! Il était un guerrier Viking, aujourd’hui il n’est plus qu’une larve !

Halldora fait demi-tour démontrant ainsi qu’elle clôt l’échange. La porte de son logis qui semble douée de vie et accompagner sa maîtresse dans ses mouvements, se referme sans bruit derrière elle. Sitôt la porte refermée Bera se demande si l’échange a vraiment eu lieu et ne peut que retourner sur ses pas.

À son retour Harald la sent déterminée, mais également inquiète.

— Tu penses qu’elle cherche la confrontation ?

— Harald, ses pouvoirs sont supérieurs aux miens et elle sait qu’elle pourra facilement contrer tous mes sorts. Pour l’affronter, il faut avant toute chose nous protéger et nous allons avoir besoin d’aide. Je dois obtenir l’adhésion d’autres adeptes de la magie et consulter d’anciens textes qui peuvent nous préparer à cette confrontation qui paraît inéluctable. Il nous faudra être prêts lorsque le moment sera venu. Il te faudra de ton côté rameuter Lothar et quelques guerriers du clan d’Olaf, car je sais que nombre de guerriers refuseront de nous suivre, parce qu’acquis à la cause d’Halldora ou simplement parce qu’ils la craignent. Cette confrontation est inéluctable et elle sera décisive.

Bera, aidée de Bodil, s’emploie les jours suivants à étudier des sorts de protection. Elle a également sollicité Rendi une devineresse d’un clan voisin. Elles ne seront pas trop de trois. Rendi est jeune, mais ses compétences sont déjà reconnues. Ses talents de divination ont rassuré maints guerriers avant leurs départs pour des expéditions et, jusqu’à ce jour, toutes ses prédictions se sont avérées exactes. Ses pouvoirs sont reconnus, mais paradoxalement l’exactitude de ses prédictions la fait craindre. Très mince, cette petite femme blonde très jolie pourrait être l’épouse parfaite d’un guerrier, mais l’appréhension de fréquenter une prêtresse qui devinerait tout de vous fait qu’aucun ne se hasarderait à vouloir en fréquenter une. Alors, tout comme Bera et Bodil, elle œuvre, elle aussi, en solitaire et occupe un logis un peu à l’écart des autres habitations de son village. Être prêtresse est un sacerdoce qui, hélas, isole les pratiquants de la magie.

Olaf réunit de nouveau le clan dans le hall. Harald et lui s’adressent aux Vikings réunis pour obtenir l’adhésion de quelques rudes combattants pouvant garantir sa sécurité et celle des prêtresses.

Bera intervient brièvement et confirme l’implication de la prêtresse qui l’a vertement évincée.

La nuit est largement avancée à la fin de la réunion. Chacun est conscient de l’importance de la journée du lendemain. Les émotions ont été fortes pour le clan, avoir retrouvé Harald tel qu’ils l’ont connu mais pourtant si différent, a ébranlé chaque Viking ; mais appartenir à un clan est un lien intangible et on ne laissera pas Harald affronter seul Halldora. L’adversaire est de taille et loin d’être sans défense. Beaucoup ne trouveront le sommeil qu’au petit matin.

C’est rejoint par une dizaine d’hommes, dont Lothar, qu’Harald accompagné de Bera, Bodil et de Rendi, s’enfonce dans la forêt pour gagner l’antre d’Halldora. Les trois femmes enveloppées de larges manteaux portent aussi des pointes de soie colorée. Le rouge pour Bera, l’orange pour Bodil et le vert pour Rendi. La puissance des couleurs n’est pas à négliger : la force du rouge, l’énergie de l’orange et l’espérance du vert sont autant d’armes puissantes qu’Halldora reconnaîtra. Les prêtresses sont calmes et déterminées. Cette détermination rassure les hommes. Un froid humide glace les corps et une légère vapeur crée un halo autour de la petite troupe et s’échappe des bouches. Les armes sont froides et les regards aussi. Le groupe s’enfonce peu à peu dans la forêt. Une fine couche de neige amortit les sons et révèle la lumière qui progressivement apparaît dans le matin. Tous sont silencieux… Tous ont peur, mais aucun ne le montre.

Bera éprouve une dernière fois la volonté d’Harald :

— Es-tu toujours déterminé ?

— Oui, Saasil est affirmative, Halldora est à l’origine de l’accident de Tess. J’ai confiance en elle. Je veux qu’Halldora invoque celui ou celle qui l’a aidée et qu’elle obtienne que tout rentre dans l’ordre.

— J’ai pour ma part obtenu de Saasil que son énergie accompagne les nôtres pour affronter la nécromancienne, et nous agirons ainsi de concert. Il est utopique de croire que nous surprendrons Halldora, elle doit déjà nous attendre, c’est une prêtresse puissante.

— Alors, ne la faisons pas attendre !

Lorsqu’ils arrivent, chacun constate qu’effectivement Halldora les attend devant sa porte-gardienne qui semble douée de vie et est restée grande ouverte, donnant ainsi l’impression que l’échange sera court. Sa noirceur profonde semble habitée de créatures maléfiques prêtes à surgir et à bondir vers eux. La haine émane de la vieille femme et ses vêtements sombres accentuent son aura maléfique qui semble déjà les toucher. Elle est impressionnante. Elle somme ces visiteurs indésirables de faire demi-tour. D’un doigt elle désigne Harald et le menace d’être celui qui mettra en péril les personnes qui l’accompagnent s’il s’obstine à avancer encore. Elle feint d’ignorer les couleurs dont sont parées les trois prêtresses.

La tension est palpable, chacun retient son souffle. Les oiseaux ont tous arrêté leurs chants. Le temps est comme suspendu, et pour une fois les corbeaux ont préféré ne pas assister à la confrontation qui semble imminente, comprenant peut-être que cette fois ils n’auront pas à jouer les charognards.

Harald mesure la confiance qu’il peut accorder à ses compagnons, qui, même si l’atmosphère sent le soufre, le rassurent tous d’un regard, et donnent leur accord tacite à la décision qu’il prendra. Il se sait soutenu par tous, ils le suivront. D’une voix forte et ferme il défie celle qui a anéanti son bonheur.

— Pourquoi te permets-tu de décider, telle une Norne, de supprimer la vie de ceux que tu hais ? Tu n’es qu’une nécromancienne et pas une déesse !

— Je suis une servante des dieux !

— Les dieux n’existent pas sans les hommes, pas même Loki. Ils ne souhaitent donc pas leur disparition !

— Tous ne pensent pas comme toi. Je ne polémiquerai pas avec toi ! Partez si vous tenez à cette vie d’homme à laquelle vous semblez si attachés !!!

— Tu ne m’as jamais impressionné ; ni Tess qui connaissait ta malveillance. Tu aurais pu te contenter d’être hostile, mais ça ne t’a pas suffi. Il fallait que tu lui nuises. Tu as nourri ta rancœur pendant toutes ces années et tu t’es cachée derrière un dieu pour réussir ! Quel courage ! T’es-tu rendu compte au moins que tu n’étais que son instrument ?

Halldora n’est pas femme à qui on peut tenir tête. Le réquisitoire d’Harald nourrit sa colère envers cet homme qui vient la provoquer sur son territoire. Elle ne veut plus rien entendre de ce guerrier arrogant. Elle s’est préparée à écraser cette vermine qui vient la défier. Elle est sûre d’elle et de sa puissance, mais elle voit qu’Harald n’est pas venu seul. Il a des alliés et pas des moindres : trois prêtresses et une dizaine de guerriers aguerris. Seule, elle ne peut tous les affronter de front. En prévision d’un tel affrontement, elle a tracé un cercle magique qui la protégera et c’est en son milieu qu’elle psalmodie. Des mots sortent de sa bouche. Une litanie de sons gutturaux, des cris qu’aucun animal n’est capable d’émettre, des mots de sorciers. Les yeux révulsés, son corps possédé ondule dans l’espace.

Bera a crié :

— Harald, tenons-nous prêts ! Elle convoque des draugrs, de rudes adversaires à combattre !

Elle a reconnu l’invocation d’Halldora. Elle prévient et met en garde chacun. Les prêtresses devront mettre en œuvre des murs de protection, et les Vikings se battre comme ils savent si bien le faire avec courage et détermination. Ces créatures surnaturelles ont été invoquées pour les déstabiliser, leur faire peur, mais aussi les tuer…

Autour du cercle réalisé par la nécromancienne, la terre s’anime et s’ouvre, en même temps qu’une forte odeur de pourriture se répand. Des cadavres émergent bientôt d’une crevasse béante. Tous plus hideux à regarder, les uns que les autres. Des spectres maudits rappelés de leur monde souterrain émergent. Des squelettes à la peau nécrosée couleur suie se mettent en marche. Ce ne sont pas de simples morts-vivants. Ils sont doués d’intelligence. Halldora les dirige. Leur nombre important témoigne de sa puissance.

La surprise est totale ! Harald et ses compagnons restent figés devant cette horde cauchemardesque. Une cinquantaine de revenants déferle sur eux. La peur les submerge et les tétanise.

Très vite, Bera et ses compagnes mettent en place un bouclier protecteur pour protéger les combattants de la folie qui les guette, ces êtres monstrueux étant capables de s’introduire dans l’esprit de leurs adversaires pour les rendre vulnérables.

Les capacités magiques des monstres sont ainsi amoindries. Il faut que rapidement les Vikings réagissent.

— Harald, ce sont des fantômes ! Nous ne pourrons les vaincre ! Ils sont nombreux !

Lothar, ignore tout de ces êtres censés avoir quitté le monde des vivants. Brave, il est le premier à s’avancer à leur rencontre.

Bera le met en garde, mais reste rassurante :

— Halldora a appelé ces monstres auprès d’elle ! Elle les a sortis de leur tombe et les dirige aujourd’hui ! Ils sont forts et capables de tuer ! Ils mordent, griffent et peuvent rendre fou ! Il faut que nous restions soudés pour résister à leurs assauts ! Ils seront insensibles aux blessures que nos armes peuvent leur infliger ! Il faut les décapiter pour les détruire ! C’est la seule tactique, et cela oblige à les affronter au corps à corps ! Bodil, Rendi et moi allons les combattre de l’intérieur et nous protégeons vos esprits de la magie des draugrs ! Courage, Vikings !!!

— Heureusement qu’ils sont lourdauds, car avec la force dont ils disposent nous serions vite submergés ! Ils ne sont pas agiles, c’est peut-être ce qui va nous sauver ! Nous vaincrons !

Rassemblés en cercle, les guerriers protègent les prêtresses que les draugrs tentent d’atteindre. Halldora, au cœur de ses créatures, ne lâche rien. Elle sait qu’il lui faut guider ses draugrs en priorité vers les prêtresses qui brouillent leurs esprits.

Concentrés sur les prêtresses, les créatures négligent les guerriers qu’ils tentent maladroitement de griffer et de mordre. Les Vikings profitent de cette faiblesse pour décapiter les monstres. L’odeur de putréfaction est insoutenable. Des dépouilles inanimées commencent à s’accumuler, mais la horde semble toujours compacte. Les cadavres jonchent la terre fumante et sont piétinés par les combattants. Un magma sanglant s’étale autour de la troupe d’Harald. Les monstres ne semblent pas faiblir même si leur nombre diminue. Sans vie, ils sont d’autant plus tenaces.

— Ne faiblissons pas, mes frères ! La victoire est possible ! Tenez bon !

Harald, attentif, harangue ses compagnons. Conscient de leur sacrifice, il ne veut pas en perdre un seul. Les Vikings, sans faiblir, taillent dans les rangs des créatures de cauchemar. Tous sont couverts de sang et de sanie. Aucun n’est indemne, un bras mordu pour l’un, une oreille déchirée pour un autre, de multiples griffures. Tous présentent des plaies. Ils font peur à voir.

— Nous allons bientôt ressembler à ces morts-vivants, nous sommes couverts d’écorchures et leur odeur pestilentielle nous imprègne !

Les guerriers vikings commencent à perdre pied sous les assauts répétés des monstres. Les muscles tétanisés des combattants s’affaiblissent. L’abattement et l’accablement succèdent à la combativité. Harald rassure les Vikings, car il perçoit lui aussi que la fougue des draugrs baisse d’intensité en même temps que leur nombre diminue. Leurs rangs sont de plus en plus clairsemés. Mais la ténacité des monstres ne faiblit pas et ils s’obstinent à vouloir fendre le rang des Vikings.

Lorsque, enfin, leur dernier adversaire s’écroule, les Vikings se gardent bien de crier victoire. Ils connaissent Halldora et son acharnement. Elle est vexée par l’échec de ses créatures et décide d’affronter elle-même ceux qui sont venus la défier. Consciente que sous sa forme de femme elle ne les vaincra pas, elle use de ses capacités de nécromancienne et déclenche un vent violent qui l’enveloppe et soudain la fait disparaître au milieu d’un tourbillon de poussière.

— Quel est ce sortilège ?

Les Vikings sont médusés. Bodil est la première à réagir.

— Elle va se métamorphoser ! N’oublions pas que nous sommes proches de la forêt de fer où une trollesse enfante des loups ! Ces terribles femmes-trolls y sévissent encore et Halldora nous révèle qu’elle en est une. Elle a le pouvoir de la métamorphose et de l’illusion !

Halldora se transforme, comme le présageaient les prêtresses, en une gigantesque louve, tel Fenrir, fils de Loki.

— Je comprends mieux le lien qu’Halldora entretient avec Loki, ce dieu fourbe. Il est toujours à manœuvrer en coulisse !

L’apparition est effrayante. L’animal est monstrueux, tout en griffes et crocs. Une bave abondante s’écoule de sa gueule, où brillent des crocs phénoménaux. Sa fourrure brune est clairsemée et pleine de trous suintants comme si le monstre souffrait d’une pelade ou comme si la vermine le dévorait. Une peur primitive rattrape et anime chacun. Comment affronter l’impossible ? Harald ressent l’hésitation et la peur au plus profond de lui-même. Il en voit les reflets dans les regards paniqués de ses compagnons. Il prend alors l’initiative et s’avance vers le monstre, qui, campé sur ses pattes démesurées, semble prêt à bondir. L’animal esquive le premier coup de hache qu’Harald lui destinait. Il bondit sur le côté et referme ses crocs sur la gorge du guerrier à la droite d’Harald. Il l’égorge et se repaît immédiatement de sa chair. Ses yeux sont injectés de sang et, ivre de puissance, le fauve ponctue sa victoire d’un long hurlement lugubre. Lothar bondit face à la bête qui immédiatement le mord cruellement entre le cou et l’épaule, puis le jette violemment au sol. Il pose une patte griffue sur son torse et entreprend de lui labourer la poitrine. Harald est dévasté de voir son ami blessé, sans vie peut-être. Mais il n’a pas le temps d’y penser. Le loup est soudain sur lui et le coup de hache qui décolle une oreille de l’animal ne tempère ni sa fougue ni sa fureur. Les autres guerriers vikings se sont regroupés pour protéger les prêtresses, mais ce rempart semble bien dérisoire face à ce monstre déchaîné. Coups d’épée, coups de hache contre crocs et griffes, l’affrontement des Vikings et de la louve monstrueuse semble ne jamais vouloir s’arrêter. Plusieurs guerriers rougissent de leur sang le sol de la forêt. Rendi tombe aussi. La louve, elle, est insensible à ses multiples plaies. Du sang s’égoutte de ses crocs, et poisse son pelage. Un nouvel assaut déséquilibre Harald, qui perd sa hache dans la chute. Sur le dos, désarmé, il voit le monstre fondre sur lui, gueule béante. Des deux mains il enserre le cou de l’animal l’empêchant de refermer sa mâchoire sur lui. L’haleine fétide de la bête l’étourdit et le sang mêlé de bave s’écoule sur son visage.

La situation est sans issue. Appelés par Bera, deux guerriers accourent pour secourir Harald. Ils percent de leurs épées, les flancs de la louve qui ne lâche pas sa proie. Harald est celui qui l’a défiée. L’instant est crucial. Elle hurle de douleur et griffe le corps d’Harald qui maintient sa prise pour éviter une mort atroce. Les puissantes mâchoires du monstre sont si proches de son visage. Les coups d’épée se sont multipliés et, la faiblesse aidant, peu à peu la métamorphose s’inverse. Harald parvient à se dégager. Le loup redevient Halldora qui se réincarne en la vieille femme qu’elle était. Elle n’a plus la superbe dont elle faisait preuve. Son corps est meurtri et elle chancelle. Néanmoins, elle a encore la force de provoquer de nouveau Harald :

— Tu m’as vaincue, mais regarde à tes pieds, ta victoire a coûté la vie à tant des tiens ! Regarde l’Allemand que tu as amené d’un autre siècle va retourner au futur et tu ne retrouveras jamais la Tess que tu as connue ! Tu n’as derrière toi qu’une traînée de sang !

— Ce n’est pas moi qui ai fait couler tout ce sang, mais toi par tes manœuvres, associée à Loki ! Je ne peux l’atteindre lui, mais il perd aujourd’hui l’une de ses fidèles alliées !

Joignant le geste à la parole, Harald ramasse une épée et d’un large mouvement décapite la sorcière, qui s’écroule tandis qu’un hululement lugubre parcourt les frondaisons.

VINGT-CINQ

Victorieux, prêtresses et Vikings n’en tirent aucune gloire. La victoire est amère et tous ont besoin de se ressaisir. Beaucoup sont affalés sur le sol, incapables de se relever pour récupérer de l’éprouvante confrontation. Bera et Bodil réconfortent les blessés. L’épouvante laisse peu à peu la place à la vie qui reprend ses droits. Ils rassemblent tous les monstres et la nécromancienne dans la demeure de celle-ci et y mettent le feu pour qu’il purifie le site de la bataille en renvoyant au néant tous ces monstres sortis des enfers.

Les corps des guerriers morts et celui de la prêtresse sont ramenés au clan pour y être honorés avant d’être inhumés en héros. La disparition d’Halldora est un soulagement pour tous. Le clan se sent plus fort et Olaf remercie ses guerriers. Pour Harald les choses ne sont pas si simples.

— Bera… C’est moi qui ai tué ces guerriers et Rendi.

— Harald, sois courageux et ne cède pas à la facilité. Souviens-toi du guerrier viking que tu étais jadis. L’émotion n’est pas de ce siècle. Tous t’ont accompagné en toute connaissance de cause. Ne te laisse pas ronger par les remords. N’oublie pas les raisons qui t’ont amené ici, ta quête était de vaincre Halldora pour retrouver la femme qui t’a transformé et avec qui tu veux finir ta vie. Les dieux n’ont pas levé le petit doigt pour empêcher Halldora d’agir. Ce sont eux qui sont à blâmer. Accueille le chagrin d’avoir perdu ces compagnons, mais garde-le à distance, il te dévorerait. Souviens-toi, tu es un Viking, laisse ta nature barbare appréhender cette situation. Je comprends ton chagrin, les hommes civilisés ressentent ces faiblesses, cela les rend vulnérables.

— Une malédiction me poursuit. Depuis que mon roi m’a banni, je ne laisse que des cadavres derrière moi, dont des innocents comme ceux d’aujourd’hui. Et tant d’autres, morts par ma faute quand j’étais barbare. Tess a fait de moi un homme animé par des sentiments, plus attentif aux autres, avant je n’étais qu’une brute dénuée de scrupules.

— C’est tout à ton honneur. Oublie le chemin que tu as parcouru, ce sont des souvenirs à bannir.

De retour au clan, Harald, gagne la demeure de Margua, où Lothar, inconscient, lutte contre la mort. Ses plaies ont été recousues et pansées. Bodil s’affaire auprès de lui et prépare des décoctions qu’elle et Margua lui feront boire à son réveil. Bera et Bodil ont, au préalable, tracé sur son corps meurtri, des runes à la signification magique, ayant la capacité de soigner ses blessures ou, si la mort lui est promise, de lui ouvrir l’accès aux mondes sacrés.

Harald sent que son animosité envers Loki est attisée par toutes ces morts. Ainsi ce dieu maudit peut avoir réussi ce que les veilleurs des Portes n’ont pas fait à son apparition : éliminer un homme d’un autre siècle. Margua, qui a connu tant d’épreuves est abattue. Elle n’entend et ne voit rien. Elle est toute à sa douleur. Cet homme qui lutte pour sa vie est tout pour elle et pour sa fille qui le reconnaît comme père. Elle ne pleure pas encore, et est déterminée à sauver son homme.

— Margua, l’homme qui partage ta vie a donné la sienne pour m’épauler. Je ne sais que dire.

— Il t’aime, Harald. Lothar est un homme honnête et loyal. Perdu dans cette époque, tu l’as guidé pour qu’il y trouve sa place. J’ai partagé des années de bonheur avec lui, plus qu’aucun Viking ne m’en aurait donné. Je sais que rien n’est jamais définitif. Il vient de loin. Les dieux m’ont accordé ces années heureuses avec lui, et aujourd’hui ils veulent me le reprendre. Ma fille Aria et moi nous ne le pleurerons pas encore. Nous sommes riches de ce qu’il nous a apporté. Une femme viking ne s’apitoie pas sur son sort, il me faut être forte et je dois l’être pour trois, car Lothar n’est pas qu’un père de substitution. Il a inculqué des valeurs à Aria qui la rendront meilleure que moi. Serre-moi fort, il n’aurait pas voulu que l’on s’apitoie sur son sort et je n’ai aucun doute qu’il sera accepté par nos ancêtres qui l’ont précédé si la mort venait à vaincre.

— Je regrette de ne pouvoir assister aux cérémonies funéraires organisées pour ceux qui m’ont donné leur vie pour combattre Halldora, mais Bera me presse de regagner l’époque de Tess. C’est le bon moment pour traverser la Porte actuellement. Tout ce que je pourrais dire ne tempérera pas ton chagrin, mais sache que je ne doute pas que même si Lothar venait d’une autre époque, je suis sûr que comme tu le devines, les walkyries n’hésiteront pas à l’emmener au Walhalla s’il ne revenait pas de l’entre-deux-mondes. Adieu, Margua.

— Que les dieux t’accompagnent Harald ! Retrouve Tess et cachez-vous de Loki. Lui, hélas, a tout le temps pour vous nuire, surtout que vous lui avez pris une de ses précieuses alliées. Je peux t’affirmer que sa disparition en soulage plus d’un. Va en paix !

VINGT-SIX

De son côté, Vernon n’a pas perdu de temps. Sur la route de Boulogne-sur-Mer, au volant d’un véhicule loué, il se remémore sa rencontre avec Harald, leurs échanges, leurs recherches, Bera, la magie, les Portes… Cette vie qu’il avait voulue casanière l’a rattrapé au premier virage… Il ne s’y attendait pas ! Parti confiant, la fleur au fusil, il réalise au fil des kilomètres qu’il ne sera pas facile de retrouver une prostituée qu’un sort fait vivre depuis plus de dix ans loin d’Harald. Et la description dithyrambique qu’en a faite Harald ne va pas faciliter ses recherches. Est-elle encore cette petite blonde et frêle silhouette flatteuse qu’Harald a gardée, gravée dans son ADN ? Vit-elle encore dans l’appartement où Harald a subi sa métamorphose en homme moderne ? Selon lui, la principale informatrice à contacter est la mégère qui logeait dans l’appartement voisin et qui épiait continuellement le couple.

La curieuse, elle, a été facile à débusquer. L’œilleton de sa porte est tatoué autour de l’un de ses yeux. Elle se montre rapidement réticente avec Vernon :

— Ainsi vous cherchez la Tess… si vous êtes l’un de ses clients, il y a longtemps que vous n’avez pas satisfait vos désirs. Il y a un bail qu’elle a quitté l’immeuble. Même qu’il y a eu un sacré ramdam quand elle est partie. Il était temps qu’elle évacue les lieux. Elle nous avait ramené la lie de la société !

— Elle a si mauvaise réputation ?

— Si vous aviez vu son souteneur, vous ne seriez pas pressé de la retrouver !

— Vous voulez dire qu’elle était en main ?

— Un drôle de maquereau celui-là, et pourtant des bizarres on en croise ces dernières années dans les rues de Boulogne.

— Qu’est-ce qui vous fait dire que ce n’était pas son compagnon ?

— Vous savez, les murs de ce bâtiment, c’est du papier et on entend tout ce qui se dit chez les voisins. On peut compter les coups distribués aussi et je peux vous affirmer que la Tess, elle, en prenait. Elle ne devait pas être rentable tous les jours. À voir l’air morose qu’elle arborait en permanence, elle devait souvent se voir piquer les clients par de plus jeunes qu’elle sur le trottoir…

— Vous savez où elle se trouve maintenant ?

— Il se dit qu’elle aurait suivi son protecteur dans le sud de la France, car la police commençait à s’intéresser sérieusement à lui. Vous voyez, du « beau monde » que ces gens-là. Peut-être que l’une de ses collègues de turbin sait où elle crèche aujourd’hui.

— Je vous remercie, madame, pour tous ces précieux renseignements. Vous feriez une bonne auxiliaire de police.

— C’est gentil. Mais pourquoi dites-vous cela ?

— Votre aptitude à juger et condamner qui témoigne de longues années d’expérience. Je pense que vous le trottoir, vous y passez pour aller faire vos courses et cancaner, et que si vous aviez à y proposer vos charmes, ce sont des pierres que vous récolteriez. Au revoir, madame.

Vexée, la voisine acariâtre referme avec violence sa porte, mais déjà Vernon a tourné les talons. Il hoche la tête, dépité et préoccupé :

Où es-tu Tess ? Où vais-je te retrouver ? Harald compte sur moi, mais ça va être un défi de te dénicher… Vos existences ressemblent à des fétus de paille dispersés par les vents des dieux.

Poursuivant ses recherches, Vernon, a été rapidement repéré par les prostituées qui exercent près du port. Elles échangent des commentaires entre elles, en désignant ce potentiel client planté sur le trottoir opposé, en train de les observer.

— Tu paries que ce timide qui nous mate, c’est encore un frustré, qui vient chercher l’aventure d’un soir ?

— Qu’est-ce que tu veux, si sa meuf s’endort tous les soirs, tranquille, sans lui, c’est bien normal qu’il vienne nous voir...

— Et ben moi je préfère ce type aux hirsutes qui se baladent dans nos rues. J’ai peur avec tous ces basanés.

— Attends, je vais appâter l’oiseau. Bonsoir, Milord ! Moi c’est Carmen ! On dirait qu’on a rendez-vous tous les deux… Personne ne saura mieux s’occuper de toi qu’une experte comme moi. Et puis, zieute le menu !

En belle exhibitionniste du trottoir, Carmen ouvre son manteau et exhibe son corps : deux superbes seins, refaits, mais qui recaleraient toutes les candidates au concours de Miss Univers, puis deux jambes interminables, portées par des talons aiguilles vertigineux et gainées de bas résille qui laissent Vernon sans voix.

Il déglutit et en oublie presque les raisons de sa présence sur ce trottoir. Il se racle la gorge pour se ressaisir et gagner les quelques secondes qui lui permettront de reprendre ses esprits et enfin se décide à traverser la rue.

— Pardonnez-moi, madame…

— Oh, quel relou ! Joue pas les compliqués !

Carmen, dépitée, referme son manteau et regagne son poste en maugréant :

— Ici personne ne m’appelle madame ! Si tu commences comme ça j’crois qu’tu devras te satisfaire de la veuve poignet. T’es venu pour ta petite affaire ou pas ? Pour la causette, faut aller au bureau d’aide sociale de la mairie, ils ont qu’ça à faire, mais j’crois pas que ces nénettes fassent nocturne. Décide-toi ou barre-toi !

Pas question de braquer ces reines du trottoir qui, moqueuses, attendent. Vernon se décide.

— Je vais vous décevoir mesdames, mais… je ne suis pas venu pour une copulation tarifée.

Vernon n’a pas le temps de terminer. Les mots claquent comme des fouets :

— Comment qui cause l’autre !

— Y a longtemps que je n’avais pas entendu c’mot ! Copulation… ! Ça existe encore c’truc-là ?

Les filles s’esclaffent et Carmen décide de laminer Vernon :

— Barre-toi, on a du taf ! Si c’est pour un sondage, adresse-toi aux rombières de la haute qui fréquentent le centre-ville ! Ici c’est la France d’en bas, comme disait l’autre politicard !

Impossible d’interrompre le flot de paroles de Carmen et les applaudissements des filles trop heureuses de cet intermède inattendu. Vernon doit trouver les mots justes, ces filles n’entendront que ses mots.

— J’ai besoin de votre aide. Je ne suis pas un flic et je ne peux vous forcer à me répondre. C’est juste une question de vie ou de mort.

— Celle-là on nous l’a déjà faite !

— C’est quoi l’entourloupe ?

La résistance est plus importante que prévu.

— Vous pouvez peut-être m’aider à retrouver l’une de vous.

— Dis donc, même si on connaissait celle que tu recherches, on peut pas te faire confiance. Adresse-toi à une agence de détectives. On est là pour le taf pas pour renseigner !

— Même si elle est peut-être en danger ?

— Il insiste le bougre. T’es lourd toi ! Tu nous prends pour qui ? On te l’a déjà dit, casse-toi et va renifler la piste de ta disparue ailleurs !

— Tess, elle s’appelle Tess, une petite femme blonde. Elle travaillait dans votre secteur. Vous l’avez sûrement vue.

Même si Vernon ne lit rien sur les visages des prostituées, un échange de regards qu’il surprend le rassure : elles connaissent Tess, mais Carmen ne lui fait pas confiance et malheureusement toutes suivent les décisions de la mégère.

Dépité, Vernon les comprend. Il est déçu, mais pourquoi lui feraient-elles confiance ?

La soirée de Vernon n’a pas fini d’être gâchée. Un crachin s’installe et trempe son bel optimiste, déjà douché par Carmen et les autres filles. Tess est bel et bien partie. Où ? Avec qui ? Et qui désormais pourra répondre à ses questions ?

Vernon ressasse ces idées sombres. Un martèlement de talons attire son attention et le tire de ses réflexions. Il se retourne et reconnaît l’une des filles. Essoufflée, elle s’approche et se plie en deux épuisée par sa course. Les talons aiguilles ne sont pas adaptés pour une course sous la pluie.

— Monsieur, je pensais ne pas vous retrouver. On peut pas travailler sous la pluie… Carmen ne voulait pas qu’on vous aide, mais moi Tess je la connaissais et j’l’aimais bien, elle m’a dépannée plein de fois quand j’avais du mal à boucler les fins de mois. C’était une chic fille, très cool, mais un peu solitaire. Vous savez elle en a bavé après la mort de sa gosse. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

Cette fille est moins obtuse que Carmen, plus posée et certainement d’un meilleur niveau social. Vernon retrouve espoir :

— C’est un ami qui la recherche. Je l’aide. Il a fait un bout de chemin avec elle, la vie les a séparés et il veut la retrouver. Mais pourquoi parlez-vous d’elle au passé ?

— Depuis qu’elle est maquée, on ne la voit plus. Son mac fait la loi et il fait peur et pas seulement à elle. Je l’ai pas vue depuis des mois. Il la tient et elle ne peut rien faire. Il la veut pour lui tout seul.

— Elle est d’accord ?

— Elle a pas le choix, il la frappe. Je l’ai vue une fois dans une épicerie. Son visage était marqué et… je l’ai vue résignée, ça se voyait dans ses yeux. Elle m’a soufflé quelques mots. Il l’obligeait à tapiner autour de la gare. Il avait un œil en permanence sur elle et si c’était pas lui, ses potes le faisaient à sa place. Il a toute une équipe et il trafiquait dans toute la région dans des affaires très douteuses. Je parle au passé parce que justement la police s’intéressait de plus en plus à cette bande et ils ont quitté la région. Tess a été forcée de le suivre. J’sais pas comment il la tient. Tess est une chouette femme. Elle doit avoir peur pour sa vie, c’est pour ça qu’elle dit rien.

— Sais-tu où ils habitent ?

— Aux dernières nouvelles, ils seraient dans le sud, à Toulouse, je crois.

— D’où tiens-tu ça ?

— J’ai un client flic. Il aime trop parler et frimer. D’après lui, ils sont partis, il y a déjà six mois.

— Merci… Comment t’appelles-tu ?

— Paula, je donne pas souvent mon vrai prénom. J’espère que tu la trouveras et qu’elle va s’en sortir si tu l’aides. Elle mérite pas cette situation.

— Merci, Paula. Quand l’ami qui la recherche sera au courant, tu auras des nouvelles et pas par ton flic, crois-moi. Grâce à toi, on va peut-être pouvoir la sortir de là.

— J’ai envie de te croire.

— Au revoir, Paula.

Ils s’apprêtent à se séparer lorsqu’une dernière question traverse Vernon :

— Dis-moi Paula, comment s’appelle ton ami policier ?

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Juste pour remonter jusqu’au mac de Tess.

— Comment tu vas faire ?

— Mon charme, Paula. N’aie pas peur, je ne te donnerai pas. Je vais feinter, un flic avec une pute, tu penses, il parlera il ne voudra pas que cela se sache.

— Mais à moi il me plaît bien et avec un client comme lui, j’ai pas peur.

— Tu trouveras bien le moyen de le rassurer. De toute manière, même s’il refuse, je ne dévoilerai pas votre relation.

— Je te fais confiance, son nom est Bastien Verpoort. Vous savez l’homme c’est pas le flic. Moi j’ai la chance de connaître les dessous de l’uniforme. Tous les dessous.

— Amoureuse ? À la façon dont tu en parles, il semble que tu serais prête à succomber à son charme autrement que professionnellement.

— Je ne me fais pas de film, un policier et une putain, c’est jamais dans la vraie vie.

— Merci, Paula. Je souhaite que ce que tu appelles la vraie vie ne t’abandonne pas sur un trottoir.

VINGT-SEPT

Dès le lendemain, Vernon se présente au commissariat de Boulogne et demande à rencontrer le policier Verpoort. Mais avant que celui-ci ne soit contacté par la fonctionnaire chargée de l’accueil, Vernon a répondu à une liste de questions et présenté ses papiers pour montrer patte blanche. Heureusement pour lui, la policière n’a vérifié que sa pièce d’identité, sans néanmoins retranscrire les éléments d’identité. Et c’est blanc comme neige, qu’il peut enfin être conduit auprès du client habituel de Paula.

— Pas facile de vous rencontrer !

— Ce sont les mesures de sécurité nécessaires en cette période. Que puis-je faire pour vous ?

— Je rédige un mémoire pour un homme politique sur l’évolution de la délinquance dans le Boulonnais. Les problèmes liés à la diversité et aux migrants.

— Pourquoi vous adressez-vous à moi ? Mes supérieurs seraient plus à même de vous aider pour ces renseignements. Je ne suis qu’un enquêteur. Pour qui exactement effectuez-vous cette recherche ?

— Je n’ai pas le droit de vous communiquer son nom. En fait, mon enquête est plus particulièrement axée sur les méfaits commis par les équipes de ressortissants des pays de l’Est qui sévissent ou ont sévi dans la région, donc pas vraiment sur les migrants. On m’a dit que vous étiez l’un des fonctionnaires qui enquêtaient sur les agissements de ces truands.

— Ce sont des renseignements confidentiels qui ne concernent que les services de police, notre hiérarchie et notre ministre. Je suis désolé, mais je ne suis pas l’interlocuteur capable de répondre à vos questions.

— Allons, monsieur Verpoort, ne vous réfugiez pas derrière des principes que la police ne respecte plus depuis longtemps ! Le déroulement des enquêtes et les contenus d’audition s’étalent aujourd’hui dans tous les médias, même au cours des gardes à vue qui ne sont pas encore levées.

— Votre insistance est désagréable. Je vous raccompagne.

— Dommage que notre conversation prenne cette tournure. J’aurais tellement voulu rencontrer le policier un peu moins à cheval sur ses principes, qui lorsqu’il les oublie se laisse aller à fréquenter les prostituées du port.

L’allusion a fait tiquer Verpoort, qui, rapidement, néanmoins, retrouve son aplomb :

— Quelle est cette fadaise ? Vous me menacez ? Mais de quoi parlez-vous ?

— Allons, Bastien, vous permettez que je vous appelle Bastien, ce n’est pas mon intention. Chacun a ses petits penchants et les vôtres sont bien légitimes : être attiré par des femmes qui vendent leurs charmes. Et notez bien que je ne dis pas qu’elles rasent gratis ou pire qu’elles puissent être exploitées.

— Vos affirmations sont infondées !

— Vous savez, lorsque l’on veut obtenir quelque chose, il faut parfois emprunter des chemins détournés. Les mots s’envolent et comme vous le dites les affirmations n’engagent que ceux qui les formulent. Après il est possible aussi de contester les photos, mais vous vous rendez compte s’il faut les faire expertiser, cela fera intervenir un tiers. Je serais bien embêté, pas vous ?

Verpoort ignore que Vernon bluffe, et c’est plus conciliant et certainement inquiet, qu’il se lève et ferme la porte de son bureau. La réaction fait sourire Vernon qui sait avoir marqué un point…

— Pourquoi utilisez-vous le chantage juste pour un mémoire ?

— Je n’ai pas l’intention de vous nuire, mais la personne qui me délègue souhaite, pour des raisons personnelles, retrouver la trace d’un groupe de malfrats d’origine roumaine, qui ont écumé la région et auraient trouvé refuge dans le Sud-Ouest.

— Je vois de qui vous parlez. Ce sont des gens dangereux. Je ne vous conseille pas de vous approcher d’eux, surtout seul.

Ce n’est pas mon intention. Je cherche simplement à les localiser formellement. Ce qui arrivera ensuite ne vous regarde pas.

Vaincu, le jeune policier communique à Vernon, les identités des membres de la bande concernée et de leur chef Armenak Gorgy.

— Des femmes font-elles partie de la bande ?

— Pas dans l’action, certains ont des légitimes, et quelques putes travaillent aussi pour eux.

— Vous en avez repéré certaines ?

— Oui, mais rares étaient celles que nous contrôlions régulièrement. Peut-être la régulière du chef, je dois avoir sa fiche quelque part. Attendez.

Quelques minutes plus tard, Verpoort présente la fiche de Tess sur laquelle les seuls renseignements défavorables portés sont « racolage occasionnel ».

— Elle n’a jamais été inquiétée. Une femme jolie, mais éteinte. Vivre avec de tels gus ne doit pas être facile. Les assistantes sociales ignorent souvent ces femmes, il y a trop d’obstacles pour les approcher, et puis ces fonctionnaires ont trop peur de s’exposer elles-mêmes.

— Une dernière chose. Ont-ils été localisés récemment ?

— Vous êtes tenace. Oui, Armenak a été contrôlé à Montauban il y a une quinzaine de jours. Nous avons communiqué nos renseignements à nos collègues de Toulouse, car l’intéressé crèche dans un hôtel de la Ville rose et certains de ses hommes se sont installés en caravanes dans un camp proche, en périphérie de la ville. Ils sont habitués à trafiquer avec les gitans qui ont une population sédentarisée importante sur Toulouse. Si nous sommes implantés partout en France, ils le sont aussi et leur réseau d’information est peut-être plus performant que le nôtre. Voilà, j’espère vous avoir suffisamment aidé.

— Il ne me manque que des photos de toutes ces personnes !

— Vous êtes exigeant ! C’est la dernière concession que je vous fais. Je vais vous faire une copie de leurs portraits, mais j’en resterai là.

— C’est mon ultime requête. Ensuite, oubliez-moi ! Moi, je vous ai déjà oublié.

Vernon sort du commissariat si optimiste qu’il se surprend à chantonner et mentalement interpelle son ami :

— Harald, reviens vite ! On a du pain sur la planche et on ne sera pas trop de deux pour affronter la Horde sauvage sur son terrain !

VINGT-HUIT

Une semaine s’est écoulée, Vernon a tué le temps comme il pouvait. Il est parti à la découverte des marais audomarois, a circulé dans les principales villes du Nord, et a retrouvé l’Histoire dans les vestiges et sites des dernières guerres. Il a aussi, faute de vignobles à découvrir, visité distilleries et brasseries, ce qui l’a aidé à tempérer un peu l’attente qui le minait. Mais il n’en peut plus d’attendre et décide finalement de rejoindre Toulouse, pour trouver la bande de Gorgy. Il aura ainsi tous les renseignements pour Harald lorsqu’il réapparaîtra.

Retrouver les routes de France est une autre expédition, mais rien à voir avec celles du Paraguay… ! À Toulouse, un hôtel discret et confortable, un peu de repos et le voilà prêt à repartir à la recherche de Tess.

Vernon comprend vite qu’il ne pourra pas utiliser les photos des membres de la bande de Gorgy. Et là, pas question de placarder des affiches de chats ou chiens perdus. Ce sont des fauves qu’il faut retrouver. La seule solution qui s’offre à lui est de localiser les zones investies par les prostituées et espérer apercevoir Tess. Il sait déjà que la prostitution s’épanouit à proximité des gares. Ça pourrait être un bon début et les rencontres qu’il y fera lui permettront peut-être de trouver d’autres quartiers chauds.

Harald sera plutôt surpris ! Il ne m’imagine sûrement pas en prince de la nuit ! Je pourrais peut-être organiser des tours de la vie nocturne toulousaine, je serai en possession d’un solide guide de la vie nocturne des villes de Boulogne et Toulouse. C’est une idée, on pourrait appeler ça « le routard du sexe ». Arrête Sébastien, le tourisme sexuel ne t’a pas attendu pour développer sa communication… ! Ça change de la visite des monuments historiques et des musées.

Le temps s’écoule et Vernon n’arrive toujours pas à retrouver Tess. Il connaît pourtant maintenant toutes les zones de prostitution de la Ville rose. Il en rit seul à chaque fois qu’il pense à cet adjectif : rose. Rien n’est de cette couleur pour ces filles et pourtant il y a eu aussi les tristement nommés ballets roses. Il y a toujours des victimes qui pâtissent des bas instincts de l’homme. La ville est belle le jour, mais hélas n’est plus rose la nuit. L’homme réussit toujours à assouvir ses vices au détriment des plus faibles.

Le téléphone reste muet. À son grand désespoir Vernon pense déjà être repéré par les ombres de la nuit comme un pervers qui vient les mater sans avoir le courage de les aborder. Il a déjà remarqué lui-même les patrouilles de police qui cherchent les clients favorisant le racolage. Il lui faut jongler et redoubler de prudence.

Dix jours à arpenter les rues de Toulouse en tous sens, à observer des femmes vivant de leurs charmes. Le désespoir le gagne peu à peu. Enfin la chance se manifeste. Dans l’encoignure d’une porte, face au canal du Midi, Vernon la voit. C’est Tess, le vent d’Autan souffle fort ce soir-là et elle essaie de se protéger. Tess aussi a remarqué ce client potentiel qui vient de garer sa voiture et qui s’avance vers elle. D’emblée elle annonce son tarif. Elle est peu vêtue. Une robe trop courte qui ne cache pas grand-chose de ses formes. Elle est pâle, les yeux tristes et même si elle sourit, ce n’est qu’une illusion. Ce n’est pas la femme qu’Harald lui a décrite. Elle est brisée. Elle s’énerve très vite, mais comme les clients sont rares, elle répète son tarif que Vernon n’a écouté que d’une oreille distraite :

— Alors tu te décides, c’est 300 euros l’amour, auxquels s’ajoute le prix de la chambre d’hôtel ! Je ne fais pas dans la voiture et je ne suce pas ! Je fournis le préservatif !

Tess ne s’embarrasse ni de détails ni de fioritures. Voilà des années qu’elle fait le tapin. Elle plaît aux hommes et elle le sait. Ils aiment son physique gracile et son doux visage. Elle rapporte encore grâce à ces atouts et cela elle le sait aussi.

— Je suis d’accord.

— OK, tu payes d’avance et on prend ta voiture pour rejoindre l’hôtel, à côté de la gare.

Le couple a rejoint le véhicule de Vernon, qui demande à Tess :

— Indique-moi le chemin, je ne suis pas de Toulouse.

— Tu es de quelle région, je ne connais pas ton accent ?

Je ne vis plus en France depuis pas mal de temps, mais j’étais dans le Boulonnais il n’y a pas longtemps.

L’allusion à cette région ne provoque aucune réaction de Tess. Elle semble coupée et indifférente à tout.

— Tu t’ennuies pour fréquenter les prostituées ?

— Je ne les fréquente pas, tu es la première et sans doute la dernière.

— Tu m’intrigues. Tu ne serais pas un compliqué avec des désirs bizarres ? Si c’est ça, descends-moi ici.

— Tu t’inquiètes pour rien. Je suis quelqu’un de normal. Je ne veux que passer du temps avec toi pour le prix que tu m’as fixé.

— D’accord si tu veux dépenser ton argent ainsi, ça te regarde, mais je ne te ferai aucune ristourne, même si tu ne me touches pas.

Arrivé à l’hôtel, et après s’être vu attribuer une chambre, le couple se trouve confronté à une situation inhabituelle tant pour l’un que pour l’autre. Vernon s’assoit maladroitement sur le bord du lit et ne sait pas quoi faire de ses mains. Il se rend rapidement compte que Tess est méfiante et qu’il n’obtiendra aucun renseignement. Tess, quant à elle, s’interroge sur les motivations de cet homme. Elle le suppose journaliste. Les questions qu’il lui pose sont destinées à l’amadouer. Elle ne sait pas ce qu’il veut, mais elle est certaine de ne pas vouloir lui parler de sa vie ou de ses difficultés. Au terme d’un temps relativement court, tous deux conviennent qu’il est inutile de prolonger ce tête-à-tête et sont d’accord pour quitter l’hôtel.

Vernon fait une dernière tentative pour découvrir l’adresse de Tess et de son souteneur :

— Où souhaitez-vous que je vous dépose ?

— Il est tard, je vais vous guider pour que vous me laissiez place Wilson. J’appelle mon ami pour qu’il vienne m’y chercher.

Pendant ces quelques minutes de trajet, Tess pianote sur son téléphone.

— Arrêtez-vous là, ce sera bien. Je vous remercie. Au revoir ! Peut-être qu’une prochaine fois, vous serez plus disposé et entreprenant…

— Qui sait, peut-être.

Vernon redémarre et s’éloigne, mais arrête sa voiture quelques dizaines de mètres plus loin, et observe Tess dans son rétroviseur. Elle monte quelques minutes plus tard dans une Mercedes et quand elle passe à sa hauteur, Vernon, reconnaît le chauffeur : Gorgy, enfin ! C’est ce fameux gangster dont il possède la photo. Lui et sa passagère sont déjà en pleine discussion et ne le remarquent pas. Vernon laisse s’intercaler un véhicule et démarre pour les suivre à distance.

N’étant pas conscient d’être suivi, l’individu roule lentement dans les rues étroites du centre-ville et cela aide Vernon. Au bout d’une quinzaine de minutes, en bordure de ce qui semble être une rocade, le conducteur s’arrête près d’une voie où s’alignent de nombreuses caravanes et fourgons. Des gens du voyage occupent le terrain situé en limite de la banlieue toulousaine et Vernon en conclut que la bande s’est mêlée à eux. Il voit Tess entrer rapidement dans l’une des caravanes. Gorgy a redémarré en trombe et Vernon renonce très vite à le suivre.

Il est plus que satisfait, il a retrouvé Tess et il sait qu’Harald lui en sera infiniment reconnaissant. Il décide de repartir dès le lendemain dans le Nord et espère que la bande de Gorgy ne bougera pas de Toulouse. Reste à attendre encore Harald…

VINGT-NEUF

Huit jours plus tard, un contact téléphonique rassure Sébastien et l’informe du même coup qu’Harald est revenu du passé. Les deux amis et Bera se rejoignent au domicile de celle-ci. Après s’être longuement étreints, ils se racontent rapidement leurs pérégrinations mutuelles autour d’un repas.

Les retrouvailles sont surprenantes : Vernon est étonné de demander comment s’est déroulé ce retour dans le passé. Malgré tout, les questions se bousculent, en voyant ses amis épuisés et blessés. Rapidement, Bera et Harald racontent leur bataille contre Halldora. Il n’en croit pas ses oreilles. Comment est-ce possible ? Des morts-vivants ? Une femme louve ? Et tous ces morts victimes de ces monstres ? Il voudrait avoir plus de détails. Qu’Harald lui décrive son village, les maisons, l’organisation du clan, qu’il lui décrive les guerriers, le quotidien de son peuple. Tant de questions. Réunis autour d’un repas, Harald et Bera, répondent à ce passionné d’histoire. Ils peuvent enfin se relâcher, l’étape Nordland est derrière eux.

Vernon raconte lui aussi ses petites aventures, son enquête pour retrouver Tess :

— Harald, pendant ton absence j’ai fureté à Boulogne puis à Toulouse dans le Sud-Ouest de la France. J’ai retrouvé Tess ! Elle est…

— Tu l’as retrouvée ? Où ? Comment ? Quand ? Que t’a-t-elle dit ?

— Si tu me laisses parler, je pourrai tout te dire !

Bera s’amuse pour la première fois depuis longtemps. Les querelles et agacements de ces deux-là la font rire aux larmes. Vernon reprend :

— Elle est sous l’emprise d’un souteneur qui a fui la police et s’est réfugié à Toulouse. Tess est sa chose, sa favorite, mais il la contraint à vendre son corps et récupère l’argent qu’elle gagne ainsi.

— C’est donc ça un souteneur !

Harald serre les poings et si Sébastien ne tempérait pas ses ardeurs, il partirait sur le champ pour rechercher Tess sans réflexion préalable :

— Comment s’appelle cet homme ?

— Qu’importe, c’est un Roumain et il dispose d’une bande de malfrats à sa botte. Il faut que tu te calmes, Harald, nous n’arriverons à rien si tu te laisses déborder par ta rage et ta haine.

— Les Romains ont été vaincus et leur empire s’est désagrégé.

— Non c’est un Roumain du nom de leur pays, la Roumanie, à l’est de l’Europe. J’ai souvenir qu’auparavant ces territoires étaient appelés les Valachies. Leurs habitants étaient appelés Walh, c’est-à-dire non-Germains. Vous deviez avoir un mot pour les désigner.

— Tu as raison, je crois me souvenir que nous les appelions Valaques. Quand partons-nous ?

— Sois raisonnable, Harald, on ne peut pas partir comme ça. Il nous faut nous organiser et même si cela te semble anachronique, il te faudra certainement une arme pour approcher ces gangsters.

Bera tente de raisonner Harald, elle comprend sa haine, mais sait aussi sa fatigue et son épuisement moral.

— Vernon a raison et tu le sais. Les guerres se gagnent souvent en dehors des champs de bataille.

— Nous ne nous armerons que si cela s’avère indispensable. Je pense qu’on peut régler notre différend d’homme à homme. Je ne veux pas d’arme, sauf si je ne peux pas faire autrement.

— Je pense que tu t’illusionnes, tes valeurs ne sont plus actuelles. Tu ne peux pas combattre cet homme en tant que Viking. Il ne te fera pas de cadeau. Il est dangereux. Tes poings ne suffiront pas.

— Il ne sert à rien d’imaginer quelles seront les réactions d’un adversaire. Je m’adapterai à celles-ci au moment opportun. Partons dès que possible.

Le repas s’achève sur ces derniers mots qui ont claqué, brisant le charme de leurs retrouvailles. Le matin suivant sera celui de leur séparation d’avec Bera.

Ils prennent congé de leur hôtesse qui invite Harald à la réflexion avant d’agir.

Les préparatifs du départ ont été rapidement réglés. C’est un Harald impatient qui monte dans la voiture dont ils ont décidé de changer les plaques d’immatriculation pour éviter les risques inhérents à toute traque. Ils seront repérés moins vite. Encore une initiative de Vernon qui a pris à cœur son rôle « d’homme de main ». Ils voyagent léger, en espérant que leur séjour ne se prolongera pas dans la Ville rose.

Tout le long du trajet vers Toulouse, Vernon restitue à Harald tous les renseignements qu’il a glanés sur Gorgy et son équipe ; les moyens qu’il a employés pour les obtenir et les observations et recherches qu’il a effectuées à Toulouse pour localiser Tess.

Harald a tenu à ce que son compagnon lui réitère par le menu, encore et encore, tous les renseignements qu’il a pu glaner. Il s’en imprègne et les ressasse. Il lui tarde d’agir et surtout de retrouver Tess.

— Harald, ce que tu vis est extraordinaire, en fait tu es extraordinaire. Si je ne partageais pas ces secrets avec toi et si je n’avais pas vu ta transformation entre l’homme perdu que tu étais au Paraguay et celui plein d’énergie que tu es aujourd’hui, jamais je ne croirais que ces phénomènes de passage dans le temps et les époques soient réalisables. Tu es une preuve vivante de tout cela. Je partage des jours avec un Viking. Par toi j’apprends à connaître ton peuple. Tu t’adaptes à ce siècle. Tess t’y a intégré. La vie que tu vis aujourd’hui doit te paraître bien différente que cette lutte pour survivre au quotidien que tu as connue dans le Nordland.

— Des épreuves, oui ! Se battre contre des hommes, pour ça j’étais aguerri à ces combats ; me battre contre des monstres, il faut fermer son esprit et ne les considérer que comme des ennemis ; me battre contre des dieux, là, humblement on sait qu’on est perdant, alors on implore et parfois l’aide vous vient d’un magicien ou de ce que vous appelez des chamans. Ils négocient pour moi. Les dieux écoutent ou se complaisent à torturer leur victime. Tu sais Vernon, je ne crois pas que le ou les dieux actuels soient bien différents des miens, ils ne sont guère plus protecteurs et on tue toujours en leur nom.

— Parle-moi encore de ton combat contre la nécromancienne.

— Je t’ai déjà tout dit. Je ne savais pas que tu étais du genre à vouloir te faire peur. J’aurais dû te ramener un crâne de draugr ou un doigt d’Halldora !

Piqué au vif, Vernon fait la moue quelques instants et les hommes finissent par rire ensemble en imaginant Harald voyager avec ces trophées.

L’élimination d’Halldora n’était qu’une étape, incontournable, mais une étape. Il lui faut approcher Tess, voir, lorsqu’ils se retrouveront face à face, si l’amour lui fera recouvrer sa mémoire. Sinon, il lui faudra la persuader que pendant une dizaine d’années, ils ont fusionné en un couple d’exception.

TRENTE

Vernon et Harald se sont installés dans un hôtel suffisamment proche de la ville et facile à quitter en cas d’urgence. Un hôtel tel que l’on en trouve dans toutes les périphéries de ville, anonyme et impersonnel, mais idéal pour eux.

Harald ne pouvait pas attendre plus longtemps. Dès le lendemain, Vernon guide son ami dans Toulouse. Après avoir longé les berges du canal du Midi, Harald découvre les rues de cette ville si attachante, qui la nuit se transforment, pour certaines, en marché du sexe. Vernon montre à Harald le camp de gitans, au bord de la rocade, où ils pourront trouver les hommes de Gorgy. Puis ils rentrent à leur hôtel, pour attendre l’heure où les filles de joie viennent s’approprier les trottoirs parcourus plus tôt par les gens bien. Elles ont rendez-vous, sans savoir encore avec qui.

Je vais revoir Tess ce soir… mes mains en tremblent !

C’est un leitmotiv qui a envahi le cerveau et les pensées d’Harald. Les secondes s’écoulent pourtant si lentement jusqu’au soir.

Vernon vient de déposer Harald là où il avait vu Tess la première fois.

Tess n’arpente ce trottoir que depuis quelques instants. Grogy n’a pas traîné et est déjà reparti.

Un homme, un client potentiel, surgit devant elle sans qu’elle ait pu le voir venir. Imposant et grand, elle l’évalue, il le faut bien.

Cheveux longs et bruns, barbe fournie et moustaches tombantes. Il est impressionnant. Pour ce soir, il est redevenu le barbare qu’il était il y a si longtemps… Dans un autre Temps. Une force tranquille en marche, accentuée par le fait que l’homme est entièrement vêtu de noir. Un long manteau de cuir noir, ouvert sur un tee-shirt noir lui aussi, avec une inscription AC-DC en grosses lettres argentées. Harald veut marquer l’esprit de Tess dès le premier regard en essayant de mettre en évidence l’image du barbare qu’il s’efforce de cacher habituellement, mais qui, au fil des dernières semaines écoulées, est redevenu son attribut. Elle avait découvert le Viking, lorsqu’elle cherchait à identifier le vagabond qui l’avait approchée à Boulogne. Le reconnaîtra-t-elle aujourd’hui, elle qui a tout oublié ?

Cet homme qui s’avance l’intrigue. Elle ne comprend pas le trouble que cet homme provoque chez elle. Elle ne peut définir ce ressenti, un mélange de peur primale, de curiosité pour cet homme hors du commun. Déjà il est là si près que toute réflexion est impossible.

Elle balbutie les mots que d’habitude elle jette si rapidement aux clients :

— C’est 300 euros l’amour… Sans… plus le prix de la chambre. Je ne fais pas dans la voiture et je… ne suce pas. Je fournis le préservatif. Tu payes d’avance. On prend ta voiture pour aller à l’hôtel ou… tu règles le taxi ?

L’homme ne la quitte pas du regard, mais l’écoute à peine. Il a perçu le trouble de Tess, mais ne sait pas comment l’interpréter. Il tend une main, mais elle se recule refusant le contact. Harald accepte immédiatement le prix fixé. Il veut la nuit. Entière… Sa voix puissante achève de la déstabiliser. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive, elle est comme engourdie, elle a du mal à parler, à bouger. Elle sait reconnaître les clients à fuir, ceux trop timides, qu’il faut aller chercher, ceux qu’il faut cadrer, très vite… Mais ce soir c’est différent, c’est déroutant. Elle ne ressent pas de violence ni d’agressivité, simplement… une attente. Cet homme a une très grande attente. Mais de quoi ? Il est venu à elle sans hésitation, déterminé. Elle qui tapine depuis si longtemps a eu toutes sortes de clients et rares sont ceux qui sortent du lot. Comme celui qui voulait juste passer quelques instants avec elle, mais sans sexe. Il n’y a pas si longtemps de ça… 10 jours peut être ? Et celui-là maintenant qui lui donnerait presque l’envie de le fuir, là, maintenant, tout de suite. Mais aussi de le suivre là où il ira. Non ! Tout cela est absurde. Quelque chose ne va pas. N’est-elle plus faite pour ce vieux métier ? Depuis quelques mois l’idée de vieillir trop vite l’assaille, comme celle de voir filer sa vie sur ces trottoirs. Ce n’est qu’un client, rien qu’un client, même si elle doit s’en convaincre.

Comme elle l’a fait pour Vernon, Tess guide le taxi hélé par Harald jusqu’à l’hôtel où elle a ses habitudes.

L’aura d’Harald impressionne la patronne de l’hôtel de passe. En général les clients qui accompagnent les prostituées essayent d’être invisibles. Pas celui-là. L’homme n’est pas comme les autres. D’où lui vient cette sensation qu’elle ne sait pas si Tess est en sécurité et si elle doit monter ou pas avec ce client ? Elle voudrait intervenir, mais recule. Un regard de l’homme a suffi. Elle n’intervient pas.

Lorsqu’ils se retrouvent seuls, Tess éprouve de la gêne tant le regard d’Harald la déstabilise. Et, lorsqu’il se déshabille, simplement devant elle, sa sensation de malaise s’accentue encore.

— Je voudrais te déshabiller.

La demande est directe, mais le ton est doux.

D’un signe de tête, Tess accepte.

L’homme a glissé jusqu’à elle et lorsque ses mains se posent sur elle, son trouble atteint son paroxysme. Harald sait que ce moment est capital. Elle doit se souvenir de ses caresses, de son corps. Il le faut sinon lui en mourra. La force qui bouillonne dans ses tripes lui fait peur. Il a déjà tellement aimé ce corps, dont il connaît jusqu’au moindre atome, sans jamais s’en lasser. Même ces petites imperfections qui rendent chaque femme unique, il se les est appropriées. Elles lui appartiennent autant qu’à elle. Tess est désorientée. Elle ne connaît pas cet homme, mais son corps, lui, semble le reconnaître. L’impression est terrifiante.

Le désarroi de Tess est tel qu’elle emprisonne les mains d’Harald dans les siennes.

— Je… Je suis désolée… je vais vous rendre votre argent, je ne sais pas ce qui m’arrive, mais nous ne pourrons pas faire l’amour ! Je suis vraiment désolée !

L’intensité de l’instant et la mémoire réveillée de leurs corps remuent Harald au plus profond de son être. Il est soulagé, il s’est passé quelque chose d’inhabituel pour Tess. Il aurait eu la très désagréable impression de tricher et il ne peut se permettre de tricher avec elle, c’est au-dessus de ses forces. Il sait comment l’amener au plaisir, comment l’entendre chanter l’amour. Il l’aurait surprise et peut-être l’aurait-elle mal jugé en ne voyant en lui qu’un expert du sexe. Comment lui dire qu’il l’a tant aimée, qu’il connaît tous les chemins du plaisir partagé alors qu’il n’est, à cet instant, qu’un total inconnu pour elle ?

— C’est d’accord. Mais garde l’argent. Promets-moi seulement que je pourrai revenir et que nous aurons une nuit ensemble.

— Mon côté versatile ne vous effraie pas ? Vous n’êtes pas en colère ? D’autres m’auraient déjà menacée ou même frappée !

— Tu n’es pas versatile ! Parler ne servirait à rien. Quant à être en colère ? Non, pourquoi ? Ce soir ce sont nos émotions qui décident. C’est peut-être bien ainsi.

— Merci ! Merci pour ça, pour cet égard !

Cette peur qu’il ressent chez Tess accable Harald. Qu’est devenue cette femme à force de souffrances, de renoncements et d’abandons ?

Même s’ils feignent de s’ignorer, chacun, sans se toucher ressent l’attraction qui les rapproche comme un puissant aimant.

— Tu veux que je te ramène là où je t’ai trouvée ?

— Non, je… Je vais appeler un ami qui viendra me chercher. J’en ai assez pour ce soir.

Harald acquiesce et se tait. Il voudrait lui prendre la main, l’emmener loin d’ici, loin de cette boue qui la colle au sol et l’empêche de vivre comme… avant, ailleurs, avec lui au Paraguay.

Mais il faut attendre, attendre le bon moment, attendre le bon endroit. Attendre…

Sur le trottoir, Harald reste, il ne se résout pas à partir. Tess prend peur :

— Tu dois partir maintenant ! Mon ami n’appréciera pas d’être remarqué. Pars maintenant. Tout de suite ! S’il te plaît, mon ami ne voudra pas que tu le voies !

Tess vient juste d’alerter Harald, que Gorgy, appelé, immobilise sa voiture en bordure du trottoir. Il toise, puis fixe Harald en sortant du véhicule :

— Il t’embête ?

— Non, nous nous séparions. Non, non c’est bon ! On vient juste de redescendre !

Gorgy s’est approché de Tess. Il l’attrape par la nuque, la jette dans la voiture et, du regard, met Harald au défi d’intervenir : cette femme est à lui. Que les choses soient claires.

Harald ne peut se retenir de manifester sa désapprobation pour cette brutalité gratuite :

— C’est de ma faute, j’ai traîné, ce n’est pas elle qui m’a retenu.

— Occupe-toi de tes fesses, casse-toi !

D’un regard, Tess arrête Harald. Ce regard le replonge quelques mois en arrière, lorsque parfois il laissait son instinct barbare reprendre le dessus ou quand les fêtes à l’estancia dégénéraient en joyeuses batailles collectives entre les employés et les villageois conviés. L’alcool fait tourner bien des têtes et le vernis de la civilisation s’écaille. Tess l’arrêtait toujours à temps, d’un regard. De ce regard qu’il lui voit ce soir. Elle qui est si proche et si lointaine pourtant.

Les deux hommes s’affrontent du regard. Ils se défient. La rage au cœur, Harald abandonne pour protéger Tess.

Gorgy démarre non sans avoir, au préalable, giflé violemment Tess.

— Qui est cet homme ?

— Un client que je n’avais jamais vu jusqu’à ce soir.

Tess gémit, elle a mal et a peur.

— Je ne l’ai jamais vu ! Je te le jure ! Mais qu’as-tu ?

— Pourquoi tu ne l’as pas viré ? Tu sais très bien que je ne veux pas que l’on me voie avec toi.

— Ça fait des années que je suis à toi ! Je ne pensais pas mal faire ! Tu le sais, Gorgy… Gorgy, calme-toi, tu me crois, hein, dis-moi ?

Un peu rasséréné, Gorgy, a besoin de réaffirmer son pouvoir et de clarifier la position de Tess :

— Je t’ai donné ma protection, tu étais seule face aux autres putes qui faisaient la loi sur les trottoirs de Boulogne. On est en couple ! Putain, tu n’as pas à te plaindre de ta situation aujourd’hui. Tu ne crois pas ? Tu es tranquille maintenant et en plus tu as toujours Victor et Pétru qui veillent sur toi et peuvent chasser des bouffons comme celui de ce soir.

— Oui ! je le sais, Gorgy ! Merci ! Pardonne-moi, je serais perdue sans toi !

Tess éclate en sanglots.

TRENTE ET UN

Mais en définitive, ce ne sont que des mots. Tess n’est plus libre de ses choix. Elle ne dirige plus sa vie et pourrait ne plus être capable d’exister sans cet homme. Il est son mac, il décide pour elle. Elle est sa chose. Il l’exploite et la frappe et elle accepte ce sort. Elle a renoncé à ce qu’elle était avant. Elle a effacé cet avant de sa mémoire. Elle n’a plus d’autres forces pour d’autres vies… La survie au quotidien est son seul avenir…

Harald est torturé. Il a vu Gorgy gifler Tess. Mais est-ce encore Tess, celle qui a tout partagé avec lui ces dernières années ? Une pensée le tenaille. Doit-il renoncer à elle ? A-t-il le droit, aujourd’hui de bouleverser sa vie, cette vie que, finalement, bon gré mal gré, elle s’est construite ? Nous sommes tous responsables de nos choix, mais pouvons-nous choisir ceux des autres ? Si elle avait le choix, que déciderait-elle ?

— Vernon me reprochera de me torturer. Je l’entends déjà me dire que c’est ma femme que je suis venu chercher et qu’elle n’hésiterait pas entre la vie que je lui propose et celle qu’elle subit ici. Est-ce qu’il a trouvé où habite Gorgy ? Il me dira aussi que mes questions sont vaines : puisque je suis venu chercher cette femme, c’est que mon choix est déjà fait et que les doutes de dernières minutes sont futiles !

Alors que Tess appelait Gorgy, Harald a contacté Vernon qui attendait son appel pour suivre discrètement le mac jusqu’à son refuge actuel pour que cette fois il ne leur échappe pas. Peu de temps après, Vernon le récupère.

Il a vu, lui aussi, Gorgy frapper Tess, puis la jeter devant une caravane du camp de gitans qu’il avait repérée précédemment, lui laissant à peine le temps de sortir de la voiture avant de redémarrer.

Sûr de lui, le chef de bande est reparti vers Blagnac et a garé sa voiture sur le parking d’un hôtel proche de l’aéroport.

Vernon récupère ensuite Harald, qui se morfond sur le trottoir à proximité de l’hôtel.

— Je sais enfin où Gorgy s’est installé ! Nous disposons de toutes les pièces du puzzle ! Pas mal non ?

— …

— Cache ta joie… Je te rappelle que je ne n’étais qu’un professeur d’histoire et non un policier retraité. Harald !!! Que se passe-t-il, il y a un problème ?

— Toi tu es enthousiaste, moi j’angoisse. J’ai approché cet homme. C’est une brute. Il a frappé Tess devant moi uniquement pour me démontrer ses droits sur elle. Elle s’est soumise. C’est un loup dominant dont j’aimerais fendre la tête. Elle n’est pas aujourd’hui la femme fière et forte qui partageait ma vie.

— Tu es là pour lui rendre sa fierté de femme. N’hésite pas, Harald, ta quête est légitime. Tu dois à tout prix la soustraire à l’emprise de cet homme qui l’exploite et qui la conduit de plus en plus à la déchéance.

— De plus je ne sais comment tout raconter à Tess.

— Ça viendra naturellement, prends le temps d’expliquer.

— Quand je me suis retrouvé seul, face à elle, j’ai senti une barrière se dresser entre nous. Et pourtant nos corps se sont reconnus. Des automatismes s’imposaient à nous. Mes mains, mon corps connaissaient son corps. Nos corps ne se découvraient pas, ils se reconnaissaient, Vernon, crois-moi ! Tess a paniqué, moi aussi et je ne savais plus quoi faire !! Tu te rends compte ? Je ne sais plus quoi faire !!! J’étais tellement sûr de moi. J’avais imaginé ces retrouvailles… ! L’émotion de souvenirs enfouis nous a dominés. Ah, il est beau le Viking !

— Le corps de Tess ou plutôt son corps a reconnu le tien. Tes mains posées sur elle ont provoqué une sensation qui l’a surprise et qu’elle ne comprend pas. Il te faut réinventer votre complicité dans tous les domaines. Les mots, les regards, les caresses, vont immanquablement réanimer tant d’énergies entre vous qu’elle te reconnaîtra. Un peu comme les lettres que tu as gravées sur la selle et qui provoquaient un écho en toi. Vos souvenirs se superposeront à ceux qui sont les siens aujourd’hui. Ne doute pas qu’il lui sera difficile d’accepter d’avoir vécu deux fois dix ans de sa vie. Il y a de quoi rendre fou un esprit fragilisé. Tu dois accepter qu’elle s’embrouille peut-être dans ses souvenirs et admettre qu’elle aura eu des moments heureux dans cette autre vie.

Le côté positif c’est qu’elle ne te voit pas comme un client.

— Elle a bien voulu me revoir. C’est déjà ça. Reste le problème Gorgy.

— Lui, il ne sait pas encore qu’il a un problème. Mais c’est un adversaire dangereux. Il n’est pas seul et tu ne pourras l’affronter comme les guerriers de ton passé. L’important, c’est que tu es toujours un Viking, même si tu penses ne plus toujours être à la hauteur de ce Viking de jadis. Ton affrontement avec la sorcière de ton peuple devrait te rassurer sur tes qualités de combattant. Il te faudra de nouveau appeler le Viking en toi et accepter qu’une victoire puisse ne pas être toujours honorable.

— Qu’est-ce que tu veux-tu dire ?

— Simplement qu’il te faudra être sans pitié et aussi vicieux que lui. Mais rassure le pauvre humain du XXIème siècle que je suis : il existait bien des Vikings vicieux ? Aïe ! Non ne me frappe pas, Harald ! Je plaisantais, j’ai compris, tu en étais un !

TRENTE-DEUX

Harald pense à cette rencontre depuis des jours. Il sait que cette fois il doit réussir. Il est prêt et c’est confiant et déterminé qu’il arpente en voiture les bords du canal du Midi et les rues chaudes de Toulouse plusieurs soirs de suite. Sans succès. Tess semble s’être volatilisée. Harald a peur, et si Gorgy a emmené Tess ailleurs… Que fera-t-il ? Il faudra tout recommencer.

Il ne se laisse pas envahir par le découragement et de son côté Vernon y veille lui aussi. C’est plus que soulagé qu’il la retrouve seule sur l’un des trottoirs du boulevard de Suisse. Petite silhouette vacillante, telle une bougie prête à s’éteindre, seule sous un réverbère. Elle semble si vulnérable. Mais Harald réalise vite qu’elle n’est pas seule et pas aussi vulnérable qu’il le supposait. Il repère une berline sombre 50 mètres plus loin. Deux individus l’occupent. Elle est sous surveillance…

Il immobilise sa voiture près d’elle. Il baisse sa vitre et se fait reconnaître. Paradoxalement Tess n’est pas surprise de revoir cet homme qui depuis leur première rencontre, perturbe ses pensées. Elle a l’impression de l’avoir attendu sans savoir pourquoi, il était juste là, envahissant ses pensées, et le voilà devant elle.

Sans hésiter, elle s’installe sur le siège passager et ils repartent tous deux vers l’hôtel. La berline les suit en douceur et s’arrête non loin de l’hôtel. Gorgy fait surveiller Tess, vraiment de très près.

Harald en déduit qu’il a certainement perçu un changement chez Tess et veut garder la mainmise sur elle.

— Vous avez des gardes du corps ?

— Les rues ne sont pas sûres et leur présence me rassure.

— C’est une protection de ministre.

— Je sais avoir de l’importance pour celui qui les envoie. Victor et Petru me protègent.

— Je ne les avais pas vus la première fois. Ils vous protègent ou vous surveillent ? Je suis peut-être indiscret, mais votre… protecteur est, disons… pour le moins possessif. Il vous a giflée dans la voiture l’autre jour.

— Oubliez tout ça, nous sommes là pour autre chose. Je n’étais pas à la hauteur l’autre soir, mais je suis disposée à vous en donner pour votre argent aujourd’hui.

La tenancière, amusée, qui a perçu les dernières paroles de Tess, est bien tentée de proposer sa participation au jeu, mais elle doute d’être acceptée dans la partie et devra se consoler avec le petit voisin auquel elle accorde ses faveurs quand son épouse est absente.

— Qui êtes-vous ?

Dès la porte de chambre refermée, la question fuse.

Harald surpris se doute que s’il répond abruptement, il ne pourra pas arrêter le flot de questions qui suivront. Il veut prendre le temps de lui raconter leur vie d’avant. Il veut que Tess sache pourquoi il est là. La femme qu’il a connue était initiée à la magie. La femme qu’il a devant lui n’en a aucun souvenir. Des révélations qu’il va lui faire dépend leur avenir à tous les deux.

— Je peux seulement te dire que nous nous connaissons. Je sais que tu n’as aucun souvenir de moi, mais nos vies sont liées.

— Je suis tentée de vous dire que vous mentez, mais vos mots font écho en moi. J’ai peur d’être manipulée et trompée par vous. Il vous faut apporter la preuve de vos affirmations. Donnez-moi ces preuves. Comment connaissez-vous mon prénom ?

— Je l’ai prononcé des milliers de fois, avec toi, mais aussi pour mon plaisir, dans ma tête.

— Impossible ! Vous l’avez entendu ou quelqu’un vous l’a donné.

— Non, Tess. Un jour, un homme hirsute, perdu et désespéré est venu à toi. À l’époque tu te prostituais à Boulogne, il y a de cela une dizaine d’années. Voyant en moi autre chose qu’un client, tu m’as hébergé. Nous avons fait l’amour. Tu as civilisé le barbare que j’étais. Tu as fait de moi l’homme que je suis aujourd’hui.

— Que me racontez-vous ? Vous vous trompez de personne ! Mais qu’est-ce que vous me racontez ? Vous avez fumé ??? Il y a erreur, ce n’est pas moi ! Vous n’êtes qu’un imposteur ! C’est impossible !

— Non Tess. Je peux décrire ton appartement. Te parler de ta fille partie si jeune, de celui qui t’a abandonnée.

— …

Tess reste sans voix. Qui est cet homme ? Comment peut-il lui parler d’événements aussi intimes, connus d’elle seule ?

Sans réfléchir, d’un pas, Harald s’approche. Il frôle de ses lèvres la bouche de Tess et attend sa réaction, son souffle contre le sien. Tess n’embrasse jamais ses clients, il y a trop d’intimité dans un baiser. Ce souffle qui pulse contre sa bouche, qui attend son accord, la touche au plus profond d’elle-même. Sa bouche s’appuie enfin sur celle d’Harald et se livre. Les questions et les doutes s’envolent. Les vêtements tombent au sol, comme des armes rendues et déposées, pétales de désirs effeuillés. Dans l’abandon de la nuit, leurs corps se retrouvent ardemment, intensément, comme un retour au port. Les mains se frôlent et se lient, les corps s’effleurent et s’unissent et se confondent. Enfin…

Les seins de Tess, lovés dans les mains d’Harald, se durcissent, sa peau frissonne. Le temps s’accélère et colle les deux amants l’un à l’autre. Harald s’agenouille et sa bouche s’empare du sexe de Tess lui faisant retrouver les chemins qui la mènent au plaisir. Tess, jambes écartées se cambre et laisse le plaisir monter dans un cri rauque. Harald, membre dressé, la pénètre alors lentement et soudain son passé lui monte à la tête. Leurs corps, enfin réunis, se rejoignent abolissant passé et présent.

— Je ne laisse personne m’aimer comme ça. Comme des amants que nous ne sommes pas. J’aime tes mains, tes caresses. J’aime ton corps dans le mien. J’aime ton respect et l’attention que tu me portes. J’aime tout ce que tu me donnes ! Je me suis oubliée en toi, avec toi ! J’ai même oublié de me protéger, c’est la première fois.

— Ne crains rien, petite femme. Je n’ai pas pu aimer une autre femme depuis toi, rien de mal n’arrivera par moi. Je réapprends l’amour. Et… oui, je triche car je connais ton corps et tous les chemins qui le mènent au plaisir. Mon corps ne sait désormais reconnaître que le tien. Ma mémoire se perd à retrouver tous les moments où nous avons fait l’amour, à nous chercher, nous trouver, nous combattre, à donner et à prendre.

— Comment tu t’appelles ?

— Harald ! Je suis un Viking, un homme du temps perdu, mes dieux se sont joués de moi. J’ai franchi ce que vous appelez un trou de ver ou si tu préfères une Porte du temps et je me suis retrouvé perdu dans ton siècle. Il y a un peu plus de dix ans, tu m’as pris en charge et tu m’as aidé à m’intégrer dans ce monde si étrange et fou pour moi. Ensemble nous avons vécu des aventures que je te relaterai plus tard si tu veux. Nous avons tissé nos vies ensemble, traversé des bonheurs et tant d’épreuves. Je t’en parlerai plus tard, tes souvenirs ne reviendront pas comme ça.

— Je connais mon passé et tous ces souvenirs communs dont tu me parles ne m’appartiennent pas. Cette autre vie qui se serait passée ailleurs est impossible et incroyable. Pourtant tu es là, près de moi, si vivant et sincère et tu affoles mon corps. J’ai l’impression de ressentir des sensations déjà vécues, mais j’ai du mal à discerner si ce n’étaient que rêves ou instants vécus réellement. Tu n’es peut-être simplement qu’un amant sublime qui hypnotise ses victimes.

— Tu as oublié la magie, ses bienfaits, celles qui l’ont mise en œuvre pour nous aider.

— Je n’ai jamais cru ni aux sorcières ni au paranormal.

— Comment expliques-tu l’énergie qui nous a connectés tous les deux et qui nous remue encore aujourd’hui ? Nous nous connaissons depuis longtemps, Tess.

— Je voudrais te croire, mais je connais ma vie et tu n’y apparais nulle part. Je n’ai jamais perdu la mémoire. Tu te trompes et tu m’entraînes dans ton délire. Tu trompes mes pensées et mes émotions comme un enchanteur. Oui, tu as raison, tu triches avec moi.

— Qu’est-ce qui pourrait te convaincre ?

— Oh, mais tu es très convaincant ! Mais… un escroc peut l’être aussi. Je me demande si tous tes arguments n’ont pas d’autre but que de me persuader que ton histoire à dormir debout est vraie. La seule question que je me pose est dans quel but cherches-tu à me convaincre ? Oui, pourquoi tant vouloir me persuader d’avoir vécu la fable que tu me racontes ?

— Tess, je suis ce que je prétends être. Tous les souvenirs que nous avions en commun ont été effacés par une magicienne, il y a de ça quelques mois alors que tu étais mourante. Un sort t’a renvoyé dans le passé, effaçant notre rencontre, il y a dix ans à Boulogne. À cette époque, j’errais dans les rues de ce port et toi tu te prostituais dans la ville. J’avais franchi une Porte du temps et, de l’époque viking, je me suis retrouvé dans ce siècle, recherché pour différents crimes commis par le barbare perdu que j’étais. Tu m’as accueilli chez toi, tu m’as transformé et tu as fini par sceller ton sort au mien.

— Impossible ! Pourquoi tu aurais gardé des souvenirs si le sort les a effacés ?

— C’est ton prénom qui m’a servi de boussole pour me ramener à toi.

— Je voudrais te croire, mais je n’ai pas le moindre souvenir qui me rattache à toi. Tu m’attires physiquement, mais ce n’est pas suffisant pour que j’accepte ton histoire, même si tu sembles sincère. Et puis comment m’as-tu retrouvée ?

— Un ami t’a cherchée pour moi. Il m’est précieux, sans lui peut-être aurais-je renoncé.

Tes doutes je les comprends, je savais que tu pourrais ne pas me croire. Ma bonne foi ne suffit pas. Je vais réfléchir, fouiller mon passé et retrouver un souvenir, un détail, un élément qui te convaincra.

— Ne pars pas. Ton histoire me touche et même si elle n’est pas vraie, je veux le grand jeu pour toi ce soir et j’ai besoin de toi pour y jouer.

Deux amants se sont enfermés dans une bulle, oubliant l’exigence infinie de la vie. Épuisés au matin, ils savent au fond d’eux que d’autres nuits viendront. Apaisés, ils les attendent.

TRENTE-TROIS

Harald repart le matin, à l’heure où les ombres se dissipent et seront bientôt déchirées par le soleil naissant. La berline noire est toujours là. Tess est attendue et rejoint la voiture. Victor et Petru la ramènent à la caravane et les hommes de Gorgy lui font leur rapport :

— Il est revenu !

Le ton hargneux, employé par son Gorgy, ne laisse aucun doute à Tess, sur la sourde colère qui va exploser.

— C’est un client, rien d’autre, tu le sais bien !

En prononçant ces mots, Tess sait qu’elle se ment.

— Donne-moi l’argent !

Tess lui tend quelques billets de ses économies, ne pouvant reconnaître qu’elle n’a rien demandé à Harald et ne peut surtout pas justifier pourquoi.

— Tu ne lui as demandé que ça pour une nuit ? Tu te soldes ou quoi ?

— J’étais pas en forme. Je ne pouvais pas demander plus.

Une gifle claque. Tess bascule et se recroqueville sous les coups qui pleuvent. Elle crie, pleure, implore, mais la colère de Gorgy ne s’éteint pas. C’est Victor qui l’arrête avant l’irréparable. Gorgy recule, en sueur et hors de lui :

— Sale pute ! Tu oublies ce que tu me dois et ce que j’ai fait de toi ! Si mes hommes ne te sont pas encore passés dessus, c’est parce que tu es à moi ! Mais pour qui tu te prends ? Tu ne me mérites pas ! Tu trahis ma confiance ! Je peux te tuer et personne ne te trouvera jamais, tu m’entends ? Je peux te vendre à un vieil arabe et tu disparaîtras dans une casbah, jusqu’à ce que ton corps ne soit plus qu’une paillasse pour les chacals !!!

— Pitié, Armenak ! Je n’ai que toi et tu le sais ! … Je t’en prie !

Après avoir vomi ses menaces, Gorgy va mieux. Il appelle ses hommes :

— Qui connaît celui qui était avec Tess cette nuit ?

Victor et Petru ne peuvent pas répondre, ils ne sont là que pour la sécurité des filles. Les clients, ils ne les regardent pas…

— Si ce grand barbu et chevelu tourne encore autour de Tess vous m’appelez ! Tout de suite ! Mais j’espère que vous le repérerez avant que cette pute retapine. Maintenant, elle va réfléchir à ce qu’elle a fait. Vu la gueule qu’elle a aujourd’hui, elle ferait peur aux clients, même motivés !

TRENTE-QUATRE

Tess se remet difficilement. Elle s’est vue mourir. Armenak frappe de plus en plus fort, elle n’en peut plus, cette vie ne peut plus continuer…

Elle le savait borderline, mais pas au point de ne plus la respecter. Elle ne peut que constater, jour après jour la déchéance dans laquelle elle s’enfonce. Comme tous les proxénètes, Gorgy l’a séduite au départ pour mieux la persuader de travailler pour lui. Elle l’a cru, mais aujourd’hui, elle n’y croit plus. Harald a tout remis en question : cet homme qu’elle ne connaît pas, mais qui l’attire, lui ouvre de nouveaux horizons. Une bouée de sauvetage ? Une autre vie ? Pourquoi pas ? Elle n’accepte pas de n’être qu’une sale pute, comme il le lui a craché au visage. Elle se sait en danger auprès de cet homme irritable et violent.

Deux jours après sa démonstration de force, Gorgy est retourné à la caravane et l’a prise de force, rapidement, juste pour se satisfaire sans aucune attention pour elle et sourd à ses plaintes. Il s’est moqué de son visage bouffi par tous ses coups reçus, de son œil fermé. Il a écrasé son torse dont les côtes contusionnées sont si douloureuses. Tess a subi ce viol si douloureux tant la sécheresse de son sexe n’exprimait aucun désir pour cet homme qui finalement n’a jamais été qu’un proxénète et qu’elle hait aujourd’hui.

En subissant Gorgy dans son corps, les yeux fermés pour s’évader, mais sans avoir un visage pour se sauver de cette violence, Tess se laisse emporter par sa détresse et sa souffrance.

Pour Harald, c’est l’angoisse de l’avoir mise en danger.

— Vernon, j’étais tellement heureux de retrouver Tess, j’ai oublié de la payer ! Imagine, une nuit entière ! Comment a-t-elle pu se justifier à Gorgy qui lui a certainement réclamé l’argent ?

— Calme-toi, Harald ! Arrête de t’apitoyer sur toi, c’est fait. Tu ne peux pas revenir en arrière. Il faut agir maintenant. Ne t’inquiète pas, Tess doit savoir manœuvrer Gorgy.

— Je ne sais comment la convaincre que nous nous sommes déjà rencontrés. Je ne sais plus comment faire, je n’arrive pas à la ramener vers nos souvenirs. J’étais tellement sûr de moi. Elle croit que je la manipule. Il y a forcément quelque chose qui pourrait faire ressurgir ses souvenirs ! Saasil a réussi à tous les effacer et rien ne me rattache à elle. Je dois trouver !

— J’y ai déjà réfléchi, il faut que tu fasses abstraction de tous vos souvenirs communs. Retrouve ceux qui ont précédé votre rencontre, bien avant que tu ne lui parles. Il faut qu’elle se souvienne de l’angoisse collective qu’il y avait à Boulogne où tu sévissais en tueur. Les articles de presse relataient tes sombres agissements, mais je doute qu’ils t’identifiaient formellement. La presse parlait beaucoup d’un tueur en série, mais tu n’avais pas été identifié. Tu m’as raconté l’avoir observée des jours et des jours. Elle t’a vu et tu lui as fait peur, forcément, même si après elle t’a laissé l’approcher et a fini par s’enticher de toi. Je ne vois qu’une solution pour réactiver sa mémoire : transforme-toi à nouveau en ce Viking-SDF que tu étais alors.

— Non ! J’en ai assez de jouer les barbares !

— Écoute-moi ! Saasil a effacé les souvenirs postérieurs à votre rencontre, mais pas ceux qui la précédaient. Crois-moi ! C’est sûr, Tess t’a sûrement remarqué bien avant que tu ne l’abordes. Tous les gens bizarres devaient lui faire peur. C’est certain ! Heureusement qu’en toi elle n’a vu qu’un client paumé pour lequel elle a eu un coup de cœur… Laisse-moi faire ! Je vais essayer de retrouver des éléments antérieurs à votre rencontre.

— D’accord, vieux grigou ! Mais ne tarde pas si tu ne veux pas goûter au tranchant de ma hache !

Quelques jours plus tard, fier et heureux, Vernon agite une liasse de copies d’articles de journaux sous le nez d’Harald. Tous les articles écrits sur lui alors qu’il tuait et violait à tout va dans le Boulonnais sont là :

— Alors, Harald le Viking, qu’en dis-tu ?

— Mais comment as-tu fait ? Je n’avais rien trouvé et pourtant j’avais même cherché dans les archives de La voix du Nord ?

— Hé hé ! Je me suis fait un ami policier, qui ne peut rien me refuser. Ermite, prof d’histoire et aujourd’hui détective. Évidemment plus débrouillard qu’un Viking fraîchement débarqué… Aïe, non ! Harald ! Même quand tu fais semblant, tu fais mal !

— Fragile, le détective ! Faudrait t’entraîner un peu ! Je blague ! Mais tu parles d’un ami policier, tu peux m’en dire plus ?

— Trop long à t’expliquer. Ne crains rien, je n’ai compromis personne et surtout pas nous ! Les enquêteurs au cours des mois qui ont suivi les meurtres ont travaillé sur tous les dossiers criminels et aussi sur les articles de presse, les journalistes obtenant de leur côté d’autres renseignements. Ils ont stocké tout ce qui se rapportait à ces crimes. Mon… ami le policier m’a juste donné quelques photocopies, pas de quoi fouetter un chat, tu vois.

— En quoi un chat serait-il concerné ? Ton fameux ami n’a pas été intrigué par ta demande ? Ça ne lui a pas paru bizarre ?

— Il pense que je fais fausse route en voulant rattacher ces meurtres à Gorgy. Il est persuadé que j’essaie de faire ce lien, je le laisse croire à cela… Je n’avais aucune raison de le dissuader de penser ça.

— Sortir de ton antre t’a transformé en détective rusé et manipulateur, dis-moi ?

— Courir à tes côtés dans ta vie a changé la mienne pour toujours. Je ne suis plus le même. Je me découvre encore. Tu imagines ! Être entré dans ta vie si extraordinaire m’a effectivement permis de révéler des facettes de moi-même dont je n’avais pas idée et agir de façon dont je ne me serais jamais cru capable : plus curieux que je ne l’étais déjà, mais surtout plus malin, inventif et courageux, même moi je l’ignorais. Merci, Harald.

— Merci à toi, Vernon, partager cette histoire, tous les jours avec toi, m’a aussi changé.

— Pour ce qui est de l’histoire, je dirais que je suis plus jeune que toi !

— … ?

— Oui ! Moi je suis de ce siècle !

— Mais si je te frappe, ça comptera pour quel siècle ?

Harald a lu tous les articles qui parlaient de lui. Le migrant-tueur comme certains journalistes le qualifiaient. C’est une sensation étrange : il est difficile à l’homme qu’il est devenu de reconnaître ce barbare sanguinaire et sans pitié qu’il était lorsqu’il a débarqué à Boulogne et qui a sévi de longs mois dans le Boulonnais. C’est une épreuve de se confronter ainsi à son passé, mais il a besoin de s’imprégner de son histoire pour réaliser le choix courageux, presque inconscient que Tess a fait en accueillant ce Viking égaré. Les policiers qui l’avaient interrogée lui avaient relaté toutes les horreurs qu’il avait commises… Il n’en revient pas qu’elle l’ait accueilli, accepté… et aimé. Harald sait la chance qu’il a d’avoir rencontré cette femme qu’il désirait, et qui, contre toute attente a accepté non seulement une passe avec lui, mais l’a hébergé et accueilli, comme d’autres bénévoles se chargent aujourd’hui des migrants perdus dans des jungles françaises.

Harald tourne comme un lion en cage dans leur chambre d’hôtel. Il se sent sale. C’est le prix à payer aujourd’hui pour redevenir cet errant qu’il était. Il ne se lave plus depuis deux semaines. Ses cheveux crasseux et sa barbe envahie de pellicules font même reculer Vernon. Il devient irritable, et Vernon limite les taquineries. Ils ont cherché dans les friperies pour dénicher des vêtements correspondants au personnage qu’Harald doit devenir. Cette recherche n’a pas été simple, car ce qui n’est plus portable est jeté. Les gens ne s’habillent pas en Viking crasseux. Ils ont fini par négocier un échange avec un SDF de la taille d’Harald, et il faut admettre qu’il est devenu très convaincant et bien pouilleux… c’est Vernon qui le dit, mais a évité de le répéter.

TRENTE-CINQ

— Voilà Vernon, j’ai le look, l’odeur et sûrement aussi les parasites de l’homme qui est apparu à Tess.

— Je peux t’affirmer que cette femme est courageuse à sa place, jamais je ne me serais laissé approcher par un épouvantail identique à celui que tu es aujourd’hui. Aïe ! Mais vraiment tu prends désormais du plaisir à me maltraiter ou quoi ?

Pouvoir rire encore, ensemble, c’est repousser pour un temps les questions et les peurs.

— Ah, Vernon, heureusement tu es là ! Tu as raison, elle est très courageuse. C’était une femme blessée par la vie et je pense que c’est ce qui lui donnait toute l’indulgence et la douceur qu’elle m’a offertes. Elle a rapidement perçu l’homme perdu en moi, même si pour elle je n’étais qu’un migrant. Pourquoi moi, plutôt qu’un autre ? Il y en avait déjà beaucoup qui erraient, comme il y en a encore tant aujourd’hui. La question restera en suspens. Le hasard d’une rencontre ? La chance ? Ce qu’on appelle la destinée ou simplement les dieux qui m’offraient, à travers elle, une autre Porte. Les Portes sont destinées à être dorénavant des passages obligés dans ma vie. C’est ainsi… Tu sais, je m’étais quand même lavé dans la mer.

— Parce qu’en plus tu lui as amené des crabes ?

Les soirs suivants, Harald teste sa nouvelle apparence en déambulant dans les rues de Toulouse. Il retourne dans le quartier où Tess se prostitue, mais sans succès. Il est intrigué, car il voit à plusieurs reprises la berline noire de Victor et Petru, mais pas de Tess. Il s’est enhardi et s’est approché de cette automobile, pour tester son accoutrement et il a fait semblant de mendier, mais les deux Roumains l’ont injurié et chassé avec virulence. Aucun d’eux n’a reconnu en lui l’homme que Gorgy veut punir. Vernon a donc raison : ces ressortissants Roumains sont dangereux. Petru, pour le chasser a sorti un pistolet qu’il a armé pour l’impressionner et il lui aurait donné un coup de crosse sur la tête s’il était resté trop près. Un tueur sait reconnaître un autre tueur. Gorgy s’entoure de la pire engeance possible.

À plusieurs reprises, les jours suivants, Harald provoque les hommes de main de Gorgy. Victor finit par sortir de la voiture et le course sur plusieurs dizaines de mètres. Les deux hommes s’empoignent et Harald entraîne le voyou au sol. Vexé d’avoir perdu l’équilibre, Victor se relève et sort un couteau à cran d’arrêt.

— Je vais te saigner !

Mais avant que l’homme ne porte le coup fatal, Harald lui a empoigné la manche et d’une prise lui brise la main en la retournant. Victor hurle de douleur. Harald récupère le couteau tombé au sol et s’enfuit en courant avant que Petru n’intervienne. Il jubile.

Je ne suis pas aussi rouillé que je le craignais. Ces hommes ne valent pas mes adversaires d’antan.

En entendant sa délectation à raconter la rixe avec le Roumain, Vernon tente de le calmer :

— Tu n’aurais pas été de taille si ton adversaire t’avait pointé avec une arme à feu. Tes techniques de combat au corps à corps ne t’auraient servi à rien. Tu te serais effondré avec une ou plusieurs balles dans le corps et ils t’auraient laissé te vider de ton sang dans le caniveau. Tu ne dois pas les provoquer. Si tu dois les combattre, tu devras être rapide et efficace, sinon… Tu n’as pas d’autre alternative que de les mettre définitivement hors d’état de nuire avant qu’ils ne puissent réagir.

— Sinon quoi ? Encore tuer ?

— Eux n’auront pas tes scrupules, Harald. Si Gorgy a décidé ta mort, elle est déjà programmée. Tu seras exécuté dès que tu t’approcheras de Tess. Ces hommes sont certainement briefés pour te signaler à leur chef. Petru et Victor appelleront Gorgy dès qu’ils te verront. Ta provocation ne va pas passer inaperçue. Ne les prends pas pour des idiots ils vont très vite faire le lien entre toi et le mendiant que tu joues.

— M’approcher de Tess ! Mais elle a disparu ! Je ne vois pas d’autre solution que d’aller au camp de gitans où elle est peut-être enfermée. Je dois savoir comment elle va et affronter son mac ! Il faut en finir ! Combien d’hommes sont à la botte de Gorgy ?

— Le policier m’a dit qu’ils devaient être un peu moins d’une dizaine. Je peux t’aider.

— Il n’en est pas question. Tu n’as pas à te mettre en danger ! Tu as fait beaucoup déjà, je ne veux pas que tu t’impliques plus !

— Il te faut une arme. Je te l’ai déjà dit Harald, c’est nécessaire. Nous en trouverons facilement une à Toulouse, les faits divers montrent que ça ne manque pas…

— Ce ne sera pas si facile, Vernon. Trouvons une autre solution. Je n’aime pas ces armes modernes, tu le sais. Elles sont traîtresses, bruyantes et j’aurais du mal à les utiliser.

— D’accord, mais les épées que tu maniais n’existent plus, et ne parlons pas des haches…

— Je ne peux quand même pas me battre avec un bâton ! Tu as une idée ?

— Tu m’en donnes une. Un compromis qui devrait te satisfaire.

— À quoi tu penses ?

— On vend de tout sur Internet. Et ta réflexion à propos du bâton m’a fait penser à quelque chose. On devrait pouvoir trouver ton bonheur dans la culture japonaise : un sabre.

— Un sabre ? Je ne sais pas ce que c’est.

— Une épée que tu pourras manipuler à deux mains, tranchante. Une arme qui te plaira. Je me suis intéressé aux samouraïs. C’est une caste de guerriers japonais, préparés pour la guerre et pour qui le maniement du sabre était un art auquel ils étaient initiés dès le plus jeune âge. Leurs sabres sont renommés et j’ai été tenté d’en acheter un, mais j’y ai renoncé. Une arme comme celle-là est impossible à transporter, les douanes, les trafiquants, bref tu vois ce n’est resté qu’un désir insatisfait. L’arme ne serait jamais parvenue jusqu’à moi au Paraguay ou pire elle m’aurait été dérobée sur le parcours.

— Tu crois qu’on peut en trouver un de ces sabres ?

Effectivement, ils trouvent sur Internet un Wakisashi court qu’Harald pourra dissimuler lorsqu’il se déplacera. La bonne nouvelle est qu’un des vendeurs en propose un dans la région toulousaine. La rencontre est organisée et l’achat, rapide et discret, se fait sur un parking, dans la zone de Sesquières. Le vendeur et l’acheteur ne sont pas appelés à se revoir.

— Harald, j’ai bien compris, tu veux mener seul ce combat pour retrouver Tess. Mais tu ne dois pas oublier quelque chose de très important : tu es repérable. Tu dois te faire oublier un peu en ce moment.

— Par Thor ! Me faudra-t-il donc toujours attendre !!!

— Oui, c’est le prix à payer et tu le sais… Mais je ne doute pas que le succès est à ta portée. La fin approche.

TRENTE-SIX

C’est en visiteur social que Vernon entre dans le camp des gens du voyage en bordure d’une voie rapide toulousaine. Il connaît la caravane de Tess, mais il ne peut s’y présenter immédiatement sans risquer d’éveiller les soupçons des hommes de main de Gorgy. L’accueil est plutôt froid et méfiant. Les occupants rechignent à renseigner cet inconnu qui pénètre chez eux. Les assistantes sociales et autres fonctionnaires n’apportent jamais rien de bon. Moins il obtiendra d’eux, mieux ça sera.

Rapidement un groupe l’entoure pour l’impressionner s’il se montre trop zélé.

Vernon obtient les noms de plusieurs occupants des caravanes, mais il sait que tout est aléatoire sans livrets de circulation ou titres de séjour et peu acceptent de les lui montrer.

Petit à petit, il s’approche de la caravane de Tess. Un malabar lui en barre l’accès prétextant que la personne qui y vit souffre d’une maladie contagieuse.

Vernon insiste, argumentant qu’il doit constater l’état sanitaire des hébergements. Un refus catégorique lui est opposé. Un sourire narquois révèle l’assurance de l’homme qui sait que ce petit fonctionnaire ne peut exiger d’entrer dans la caravane.

— Petit homme, tu dois partir maintenant, si tu ne veux pas terminer ton enquête dans l’un des containers poubelles que tu vois là !

Cet homme, sans respect de la vie humaine, prend plaisir à user de son pouvoir.

Bien dans son rôle, Vernon exprime son indignation et sa menace d’en référer à ses supérieurs est ignorée du voyou qui lui crache un imposant molard devant les pieds.

Dépité, il tourne les talons. Soudain Tess apparaît à l’une des fenêtres. Il peine à la reconnaître. Son visage est comme piétiné. Un œil poché, une lèvre fendue n’atténuent pas sa beauté, elle n’en paraît que plus forte. Elle a reconnu Vernon et, un doigt devant la bouche, referme le rideau. L’apparition a été brève. Le malabar n’a rien vu. Vernon encaisse le choc. Tess a été méchamment tabassée.

La tête pleine du visage de Tess, il repart échafaudant déjà des plans d’évasions. À l’hôtel, il raconte à Harald ce qu’il a vu sans trop en dire.

TRENTE-SEPT

— J’ai vu Tess. Elle est séquestrée dans sa caravane. Mais son regard reste fort et digne. C’est une femme courageuse, Harald.

— Tu ne me dis pas tout, je le lis dans ton regard. Qu’est-ce que tu as vu ? Ils l’ont battue, c’est ça ? Dis-moi tout, sinon je ne ferai pas semblant de te frapper !

— Je suis désolé, je voulais t’épargner, ton imagination va plus vite que tes drakkars ! Oui, Harald, ils l’ont battue. Elle est très marquée. Voilà, tu voulais savoir, tu sais !

— C’est de ma faute, elle a été vue avec moi et son mac a senti quelque chose de bizarre entre nous, il a le nez, à moins que Tess lui ait donné d’autres détails, mais je n’y crois pas. Il faut que je la fasse sortir de là.

— Ce n’est pas la bonne stratégie. Les lieux ne se prêtent pas à une intervention comme tu l’envisages. Les hommes de Gorgy sont plus ou moins tous dans le même périmètre. Non je pense que le point faible, malgré les apparences c’est leur chef. Il est sûr de lui, arrogant. Il n’ira jamais imaginer qu’on puisse l’attaquer. Si tu le tues, ça sera la panique chez ses hommes.

— Je vais suivre encore une fois ton conseil. Il faut le tuer !

— J’assurerai tes arrières, même si tu t’y opposes, les hommes que tu vas affronter ne sont pas des enfants de chœur et je ne voudrais pas que tu succombes sous les coups déloyaux d’un acolyte. Non, Harald, ne lève pas les yeux au ciel. Je ne te laisse pas le choix. Tu vas affronter des êtres sans morale, des brutes épaisses sans cerveau. Je ne veux pas que tu restes là-bas, tué par une de ces brutes. Je serai derrière toi, pas loin. Ton ombre !

— J’abdique devant ta volonté !

— Aïe ! Mais pourquoi me frappes-tu encore, Harald ?

— Je m’entraîne…

Il est assez facile pour Harald de se transformer en SDF à la recherche d’un endroit pour s’installer dans un recoin de parking d’hôtel. Évidemment, cet hôtel est celui de Gorgy, le hasard fait bien les choses. Il a déjà été un sans-abri à Boulogne, il n’a pas besoin d’inventer ce rôle. Harald a déployé une petite tente comme celles que les associations proposent aux démunis vivant dans la rue. Il ne quitte pas des yeux la voiture de Gorgy. Il attend, il est patient. D’abord repérer les habitudes de sa proie et éviter d’être identifié par lui.

Gorgy semble diriger son gang à partir de sa chambre d’hôtel. Ses hommes le rejoignent quotidiennement, vraisemblablement pour lui rendre compte et prendre leurs consignes. Ils viennent aussi lui remettre les gains et bénéfices de son business de malfrat. Gains des prostituées, des rackets… pour de tels individus, les possibles sont sans limites…

En moins d’une semaine, Harald sait tout de Gorgy. Il en sait plus sur lui que la police. En particulier que le meilleur moment de le surprendre sera d’agir le soir, lorsque le mac part pour sa virée quotidienne. Il est seul quand il part dîner au volant de sa Mercedes. Une vie de rentier.

Le vigile de l’hôtel a renoncé à chasser ce mendiant. Il n’importune pas les clients et n’abîme rien. Il a remarqué qu’une bonne âme vient quotidiennement amener à manger à cette loque humaine. Il ne comprend pas ces gens qui entretiennent ces épaves, il ne ressent aucune empathie ni pour les uns ni pour les autres. Seul compte son chien. Objet de toutes ses attentions et cause aussi de son divorce. Sa femme n’a jamais pu comprendre qu’il avait plus de choses à dire à son chien plutôt qu’à elle-même. Elle aurait dû comprendre ce fait. Les flics aussi parlent à son doberman. Elle a choisi de partir, quelle idiote ! Il serait peut-être moins fier s’il savait que les flics en question ne parlent à son chien que parce qu’ils le savent plus éveillé que son maître. Un autre QI et un peu plus de vivacité lui auraient permis de remarquer qu’Harald n’est pas qu’un inoffensif SDF, et qu’il fallait s’en méfier, mais… on ne choisit pas son cerveau…

TRENTE-HUIT

Après deux semaines d’attente, l’instant d’agir se présente : Gorgy qui a garé sa voiture plus près de la tente d’Harald s’avance, insouciant, d’une démarche lourde pour rejoindre son automobile. Harald se lève et feignant l’ébriété s’approche en titubant vers le mac. Habitué aux coups fourrés, celui-ci, d’instinct, est sur ses gardes. Il n’est pas inquiet, mais vigilant. Le revolver glissé dans sa ceinture le rassure :

— Dégage ! …

Tout son dégoût pour cette épave répugnante est perçu par Harald dans cette mise en garde :

— Une pièce ! Donne une pièce, bon prince !

— Je t’ai dit de dégager ! Vite ou je te crève !

Harald s’est suffisamment approché. Son adversaire est maintenant à portée de son épée.

Gorgy ne le reconnaît pas, mais quelque chose dans ce mendiant l’alerte. Victor s’est battu, il n’y a pas longtemps avec un SDF, pas si faible que ça. Une main cassée en quelques secondes, ça n’est pas à la portée de tout le monde. L’homme n’est peut-être pas ce qu’il donne à voir. Se fiant à son intuition, il se saisit de son arme et dans un même mouvement tente de la pointer vers ce pouilleux. Il est complètement désarçonné car son bras qui se tend devant lui n’a pas l’aspect qu’il s’attend à retrouver. Il regarde, paralysé, sa main tombée, tranchée net par le sabre d’Harald qui a saisi son arme accrochée derrière son dos. Le pistolet rebondit sur le sol, toujours emprisonné par des doigts qui ne remueront plus. Gorgy est hébété et ne réagit qu’après quelques longues secondes, lorsque la douleur éclate dans son bras et que son sang commence à gicler sous la pression de son cœur paniqué. De sa main valide, il presse son bras, pour tenter de ralentir l’hémorragie. Il a oublié Harald, totalement accaparé par sa blessure.

L’homme qui est là debout, bien droit, ne peut l’avoir rendu ainsi, si démuni et vulnérable d’un seul coup d’épée. On ne combat pas comme ça entre truands !

D’une voix pâteuse, presque inaudible, le gangster interpelle Harald qu’il ne reconnaît toujours pas. Les mots se heurtent, et tombent, sans vie déjà eux aussi :

— Mais… qui es-tu ? Qui t’envoie ?

— Tu ne me reconnais pas. Tu as humilié Tess devant moi, par ivresse du pouvoir, et tu m’as défié !

— C’est donc toi ! Que représente-t-elle pour un homme tel que toi ? Tu te bats pour cette pute ? Tu m’as mutilé, j’ai mal, putain. Fais quelque chose ! J’ai mal ! Tu te bats pour Tess ? Te rends-tu compte, elle n’est rien ! Ça me donnerait presque envie de rire si je n’avais pas si mal. Ouais, c’est une belle pute, mais merde, on ne se bat pas pour une pute ! Tu as entendu, j’ai mal, fais quelque chose !

Gorgy plie les genoux lentement, le sang perdu l’affaiblit de seconde en seconde. Il presse son bras mutilé dans une tentative désespérée d’arrêter l’hémorragie.

— Oui, mais tu te trompes. Pour toi, elle n’est qu’une pute. Moi, je viens de loin pour elle et je n’aurai aucune pitié pour toi. Tess est mon axe, mon essence, rien ne m’arrêtera pour la retrouver. Alors toi… Tu n’es qu’une barrière à franchir. À toi je peux te dire qui je suis. Autrefois j’ai été un Viking, un barbare, c’est comme ça qu’on nous appelle aujourd’hui. Si tu avais vécu à mon époque, j’aurais empalé ta tête pour faire fuir les corbeaux. J’ai démembré de vrais guerriers, toi tu n’es qu’une larve que je n’aurais même pas regardée. Tu te donnes de l’importance, tu te fais craindre. En réalité tu es comme un coq, gonflé, criard, mais si faible. As-tu déjà vu un coq mener une troupe ? Tes hommes sont des baudruches. Votre force se nourrit de la faiblesse des autres. C’est facile de parader devant plus faible. Mais ça, ce n’est pas du combat, c’est de la lâcheté. Vos armes à feu vous rendent plus faibles encore.

Reprenant contact avec la réalité, Gorgy sent ses forces diminuer, il a bien du mal à juguler l’écoulement de son sang. D’un suprême effort, il tente de reprendre pied dans cette scène irréelle où se joue sa vie :

— Aaaah ! Aide-moi ! Si tu ne me conduis pas à l’hôpital, je vais mourir sur ce parking ! Bouge-toi, prends mes clés et conduis-moi à l’hôpital ! Vite putain, j’ai trop mal, je vais mourir !

— Tu vas mourir sur ce parking, parce que j’en ai décidé ainsi. Même Loki doit, à cet instant, détourner son regard pour ne pas voir son échec.

— Putain, mais qui c’est encore celui-là ?

— Un ennemi intime, ce serait trop long à t’expliquer. Ton esprit embrumé, n’a plus de temps à consacrer à écouter mes explications. Il est l’heure de rencontrer ton Dieu, si un jour tu en as prié un.

— Je veux ton nom ! Je l’emporterai avec moi ! Le mien c’est Gorgy et je te maudirai de là où tu m’envoies !

— Je suis Harald KHUNGAR. Viking et fils de Viking. Il y a longtemps que je ne crains plus mes adversaires déjà morts. Les plus valeureux sont au Walhalla, pour les autres, les habitants des enfers les occupent et ils ont d’autres soucis que se venger !

Gorgy n’a pas le temps de répondre ni de bouger, Harald d’un mouvement circulaire le décapite. Sa tête rebondit et s’immobilise contre une roue de sa Mercedes.

Au moment où Harald ramasse le macabre trophée, une voiture arrive sur le parking et son conducteur est tellement paniqué par ce qu’il voit, qu’il cale. Harald sait qu’il doit vite partir. Horrifié, l’automobiliste appelle déjà la police.

Médusé, le jeune témoin voit Harald essuyer son épée sur les vêtements du mort et envelopper la tête de Gorgy dans une couverture récupérée dans sa tente pour s’enfuir en courant, abandonnant l’abri de fortune.

La police arrive 30 minutes plus tard. Déjà le cadavre sans tête est entouré de badauds avides de sensationnel. Sous peu, les premières images du cadavre sans tête, filmées par des curieux, circuleront sur Internet.

Passé du statut d’automobiliste à celui de témoin, le jeune homme profite de ce quart d’heure de célébrité. Bientôt il affirmera qu’il a fait fuir l’assassin. Chacun son vedettariat, car au fur et à mesure de ses déclarations, Harald de SDF misérable se transforme peu à peu en héros mythique d’un film de fiction.

Le froid et la nuit donnent à cette scène de crime une ambiance glacée, accentuée par l’éclairage insuffisant du parking. La police a délimité une zone pour protéger la scène de crime. Peu de faits divers engendrent autant d’émotions. La légiste de permanence, Nathalie Saint-Georges, assure un examen minutieux du cadavre sans tête, avant que les techniciens en identifications criminelles n’interviennent. Ses gestes sont précis et rapides. Elle vient pourtant d’enchaîner 18 heures non-stop de travail. Ses constatations effectuées, elle repart rapidement après avoir communiqué aux enquêteurs ses premières observations. Les policiers saisissent la tente et les effets abandonnés par Harald. Le témoin est emmené au commissariat pour établir un portrait-robot du tueur. Son témoignage est important. Néanmoins, l’émotion qui l’a saisi a transformé la réalité et les enquêteurs attendent les conclusions du labo qui seront plus tangibles.

TRENTE-NEUF

Harald reprend son souffle à l’abri des regards, derrière la haie d’une entreprise déserte en cette fin de soirée. Il s’est éloigné suffisamment pour se permettre cette pause. Traversé par des émotions contradictoires, il reprend pied dans la réalité. Il a tué à nouveau ce soir, très facilement le Viking s’est réincarné à l’instant où il a saisi son arme. Il savait ce qu’il avait à faire. Cette partie de lui qu’il ne veut et ne peut renier était là, latente, sans qu’il n’en sache rien. Que peut faire le temps pour transformer la nature d’un homme ou d’une femme ? Il doit appeler Vernon, qui normalement vient chaque jour le ravitailler. Il ne faut pas non plus que la police l’associe au tueur s’il se présente au parking.

— C’est fait. J’ai libéré Tess.

— Tu es essoufflé, dis-moi ! Tu as couru ? Où es-tu ?

— Je viens de te dire que Tess est libre, Gorgy ne l’ennuiera plus !

— Tu as libéré Tess ! Comment as-tu fait ?

— Tu comprends de travers, je t’expliquerai. En fait je vais la délivrer !

— Tu oublies qu’elle est toujours sous la surveillance des hommes de Gorgy. Comment vas-tu faire avec eux ? Ils la séquestrent. Tu m’embrouilles, qu’est-ce qui se passe ?

— Viens me récupérer, je vais t’expliquer. Après j’irai la chercher et personne ne m’arrêtera. Quant aux hommes de Gorgy, j’ai un scoop pour eux.

— Tu m’inquiètes. Tu ne sais même pas si Tess voudra te suivre.

— Comme à un oiseau dont on ouvre la cage, elle aura le choix entre la liberté ou le renoncement.

— À la grâce de Dieu !!! Après tout, nous sommes là pour ça

— Choisis bien ton dieu, ne te trompe pas, ils ne répondent pas toujours à l’appel. Dépêche-toi, j’entends le chant des sirènes !

— Les sirènes ?

— La police. Elle arrive !

Guidé par Harald, Vernon le récupère quelques minutes plus tard.

— Le taxi de « Môssieur » est avancé ! Alors, explique-moi, c’est quoi ce tintouin ?

— On ne peut pas rester là, ça va vite devenir malsain !

— À ce point ?

Tes vêtements de rechange sont dans le coffre. Même si le rôle de clochard te va très bien et que ça a de l’allure, le fumet est faisandé. Les parasites t’accompagnent toujours, je suppose ? Je me suis résigné et me gratterai avec toi.

— Vernon, tu le sais, ce n’est qu’une apparence, le fumet aussi. Tu es bien un petit homme de maintenant aux narines trop sensibles. Au fait, j’ai liquidé Gorgy !!!!!

— Tu as éliminé Gorgy ? Chapeau ! Ça explique le bazar que tu fuis. Les problèmes vont s’accumuler maintenant, mais c’était un acte de salubrité publique. Mais dis-m’en plus ?

— C’était plus facile que prévu. Il a été surpris. Trop confiant dans la peur qu’il inspirait, il ne pouvait même pas imaginer qu’on puisse s’en prendre à lui. D’ailleurs l’étonnement peut se lire sur son visage. Tu veux voir ?

— Ne me dis pas que tu te promènes avec sa tête ?

— Pourquoi non ? Tu es choqué ? Je veux impressionner ceux qui en avaient peur. Il a été vaincu. C’est la loi de la guerre. De ma guerre.

— Tu es inconscient ! Tu sais pourtant ce qu’est une guerre de clan ! Tu peux bien sûr les impressionner, mais aussi les provoquer et alors, ils se vengeront. Tu as pensé à ça ?

— Il n’est plus temps de tergiverser. Si ce n’est pas moi qui les surprends, ils apprendront très vite la mort de Gorgy et là… Tess ne vaudra plus grand-chose. Je dois donc agir rapidement. Donc oui, cette tête peut me permettre de surprendre, impressionner et gagner ! Je dois gagner !

— Ça n’est pas si simple, Harald. Ces hommes sont endurcis, la violence est leur métier et ils ont l’habitude de côtoyer la mort. Mais tu as peut-être raison. Comment comptes-tu t’y prendre pour délivrer Tess ? Tu as un plan ?

— Je vais demander gentiment à l’homme qui la surveille de la laisser venir avec moi.

— Tu es sérieux ?

— Vernon ! Qu’est-ce que tu veux que je te réponde ? Que crois-tu ? Je n’ai pas de foutu plan, mais moi aussi je suis formé à la guerre et à la violence, c’est ma vie de Viking. Tu te souviens ? Donc, je vais suivre mon instinct. Il m’a toujours bien servi, tout au moins djusqu’à aujourd’hui.

— C’est de la folie, mais allons-y !

— Il y a une nuance. Tu ne prends aucun risque et ce n’est pas une option, c’est un ordre. Tu n’as pas à t’exposer.

— Tu as le topo des lieux, tu ne peux à la fois affronter les gardiens et protéger tes arrières. Et puis il y a les gitans dont on ne peut prévoir les réactions.

— Je ne crois pas que les gitans prendront parti pour les hommes de Gorgy.

— Mais qu’est-ce qui te rend si sûr de toi ? Tu ne peux prévoir leur neutralité.

— Stationner près d’eux ne veut pas dire qu’ils font partie de leur communauté gitane. C’était stratégique pour Gorgy, leurrer la police et les curieux, mais ce n’était pas une alliance.

— Espérons que tu as raison !

QUARANTE

La nuit est tombée, plusieurs familles de gitans se réchauffent autour de braseros improvisés dans des bidons. Vernon et Harald sont entrés dans le camp avec leur voiture. Personne ne se retourne ni ne s’approche. On les a bien repérés pourtant. L’avantage pour Harald c’est qu’il sait comment aborder un autre clan et que sont les gitans, sinon un clan différent du sien ? Vernon reste près de la voiture tandis qu’Harald s’approche de l’un des braseros et tend ses mains vers les braises. Sa voix est basse et tranquille :

— Il y a un chef ici ?

— Qui es-tu ?

Un homme, petit, trapu et à la peau très mate a répondu. Il semble insignifiant et pourtant il a capté l’attention de tous. Son timbre de voix est doux, son élocution lente. Il est certain que cet homme détient le pouvoir sur la communauté. Il n’a pas besoin de le démontrer.

— Mon nom est Harald, je viens du Nord, de Scandinavie. Es-tu le chef de ce clan ?

— Je représente cette communauté. Mon nom est Manolo.

— Je te salue et te respecte !

— Qu’est-ce que tu veux, homme du Nord. Tu es bien loin de chez toi ?

— Je n’ai rien à vous demander ni l’intention de nuire à ton clan. Près de vos caravanes se sont installés des hommes que je poursuis depuis le Nord, ils n’appartiennent pas à votre communauté, même s’ils aimeraient bien le laisser croire. Ils séquestrent ma femme et je suis venu la chercher. Je ne sais pas comment ça va se passer, mais j’ai besoin d’avoir les coudées franches. J’ai besoin de votre autorisation pour libérer ma femme dans l’enceinte de votre camp.

— Et on devrait te croire ? Nous ne te connaissons pas ! Ils n’ont jamais rien fait et on n’a jamais eu de problèmes avec eux !

— Et les femmes ?

— Elles sont là parce qu’elles le veulent bien ! Ça ne nous regarde pas.

— Vous êtes plus observateurs que vous ne voulez me laisser croire. Vous savez ce qui se passe chez ces étrangers à votre peuple et ne pouvez ignorer le sort d’au moins l’une des femmes. Ne me dis pas que vous ne voyez rien, vous savez qu’au moins l’une de ces femmes est enfermée. J’ai vécu comme vous un certain temps, il y a longtemps… J’ai aussi appartenu à un clan. Je respectais les clans voisins, mais lorsqu’un individu, d’un clan ou d’un autre, mettait la communauté en danger, le jugement rendu par le chef était approuvé par tous. Je n’ai que ma parole pour vous dire que ces hommes sont des voyous et que par leur seule présence dans votre camp, les policiers vous verront comme leurs complices pour tous leurs méfaits. Ce n’est pas ce que vous voulez, je pense.

— Je ne veux pas trahir ma parole envers leur chef.

— Ne t’inquiète pas de ça ; tu ne le trahiras pas, il dort à la morgue.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Simplement que sa mort te dégage de ton contrat avec lui.

— Et si je refuse ?

— Tu es peinard ici à ce qu’il me semble. Votre tranquillité dépend de votre discrétion, laissez-moi récupérer ma femme.

— Tu me donnes des ordres ?

— Non, un conseil.

— Rien ne m’oblige à t’écouter, je te répète que nous ne te connaissons pas. Tu es seul. Courageux peut-être, mais seul. Crois-tu pouvoir nous dicter nos décisions ?

— Lui, m’a tenu le même discours et en plus il me menaçait avec une arme.

Las de parlementer, Harald exhibe la tête de Gorgy. Les gitans reculent de quelques pas et leurs yeux ne peuvent se détacher du trophée sanguinolent.

— Voyez ! Je ne vous mens pas, leur chef a tenu à m’accompagner pour convaincre ses hommes de relâcher ma femme. Vous qui n’avez aucun intérêt dans cette affaire qui m’oppose à eux, fermez les yeux et oubliez-moi. Ainsi, personne ne perd la face.

Harald tend la main à celui qui s’est avancé et a parlé au nom des siens.

Après quelques secondes d’hésitation, l’homme lui tend la sienne. Un pacte les unit. Leurs yeux se sondent et les hommes se comprennent :

— Je ne t’ai jamais vu, l’homme. Fais ce que tu dois faire. Tu n’es jamais venu.

Manolo se détourne et se fond à nouveau dans le groupe qui se tourne vers le feu. Les flammes des foyers, hypnotisent leurs yeux, rougissent les visages et dessinent des arabesques sur les caravanes autour. Chacun ignore de nouveau Harald, libre maintenant d’agir comme bon lui semble.

Vernon qui a observé de loin l’entretien entre Harald et les gitans reste admiratif dans la capacité d’Harald à convaincre ses interlocuteurs de la légitimité de sa quête. Il sait maintenant pourquoi Harald a réussi à obtenir l’aide de Saasil, puis celle de Bera. C’est un homme charismatique et honnête ; deux qualités qui se combinent rarement. Il avait perçu son pouvoir de persuasion lorsqu’il était venu le trouver chez lui. Viking, il est certain que cet homme était suivi par les siens, quel que soit le but ou la quête, c’est une évidence. Un chef…

Sans même prendre le temps de la réflexion, et revenir vers lui, Harald a gagné l’aire de stationnement des hommes de Gorgy. Il sait ce qu’il fait, il est déjà devant la caravane où Tess est emprisonnée. Un homme à l’allure imposante est adossé à un SUV garé à proximité de la caravane. Du coin de l’œil, il voit Harald s’approcher, mais ne bronche pas. Le voyou est sûr de sa force et sa carrure lui permet d’avoir cette assurance, plus encore que par son arme.

Harald n’est pas maigrichon, mais il rend une tête au colosse. Celui-ci interrompt la progression déterminée d’Harald en l’interpellant d’une voix forte :

— Que veux-tu, toi ?

L’homme s’est redressé et toise Harald qui est obligé de lever les yeux pour lui parler :

— Chut, tu vas réveiller les voisins !

Surpris par l’arrogance et surtout par ce qu’il considère comme de l’inconscience teintée d’ironie. L’homme se redresse, prêt à infliger une correction à ce provocateur. Il va casser ce minable :

— Je t’ai vu parler avec les gitans, si tu n’as pas fait affaire avec eux, tu n’as rien à faire ici, c’est mon territoire.

— Ton territoire ? Tu plaisantes, tu es de nulle part. Tu ne fais même pas partie des gens du voyage. Tu n’es pas un gitan ! Tu n’es qu’un parasite et l’esclave d’un chef qui ne serait rien sans ses lèche-bottes. Tu te crois fort parce que tu fais peur aux gens que vous dépouillez et aux prostituées que vous exploitez ! Quel courage, mon grand !

L’agression verbale provoque la réaction qu’Harald souhaite. Ces derniers mots font l’effet d’une gifle sur le Roumain. Abandonnant toute prudence, l’homme tente de lui décocher une manchette, y mettant toute sa force. Prêt à l’esquive, Harald a amorti le coup. Pressé, il opte pour l’efficacité, il vise du poing et du genou l’estomac et les testicules. Liquéfié, l’homme tombe un genou au sol. Harald enchaîne, sans répit, lui éclate le nez d’un dernier coup de poing. Au final, il attrape son sabre, l’homme ne pouvait le voir dans le dos d’Harald.

La pointe de la lame qui fait pression sur sa glotte lui fait comprendre que tout peut s’arrêter pour lui en une seconde. Agenouillé dans la boue, les narines dégoulinantes de sang, il est pitoyable et vaincu par cet adversaire qu’il a sous-estimé.

— Vous êtes combien au camp ?

Harald a du mal à entendre la réponse chevrotée.

— Plus fort ! J’entends rien ! Combien ???

— Trrrois !! Ne presse pas si fort ta lame, j’peux pas parler !

— En tout, ça fait la bande à combien ? Vite, dépêche-toi !

— Dix hommes et quatre femmes.

— Où sont les hommes qui manquent ?

— Quatre surveillent les meufs qui tapinent, notre chef arrivera plus tard. Il y en a deux qui sont off et sont partis s’amuser en ville.

— Et toi ?

— Moi, je garde la meuf du boss, elle se repose, elle tapine pas aujourd’hui. Mais enlève ta pointe, j’te dis, tu m’blesses.

— Pourquoi ?

— Elle avait besoin d’être dressée et le chef s’y est employé. Le boss l’a matée. Elle a fait des conneries. Il a eu la main dure, un peu trop peut-être. Tu la verrais, elle peut plus ouvrir les yeux. Il a trop cogné. Les clients aiment pas ça. Il la garde au chaud pour pas qu’elle se barre, tu connais les putes. C’est moi qui la surveille. Elle te plairait pas. Maintenant dis-moi ce que tu cherches ?

— C’est maintenant que ça t’inquiète ? Tu n’as pas de chance, c’est justement pour elle que je suis là ! C’est ma femme ! Et si vous l’avez abîmée, ça va m’énerver encore plus ! J’étais un guerrier dans une autre vie, t’as pas de bol, la pitié c’est pas mon truc… !

Harald sent la colère qui monte en lui. La pression s’est faite un peu plus forte sur le sabre et une larme de sang glisse sur le cou de l’homme. Affolés dans leurs orbites, les yeux du truand révèlent la peur. Ses sphincters se relâchent et l’homme perd toute retenue. Une tache s’élargit au niveau de son entrejambe.

— Ne me tue pas ! Pitié ! J’ai rien fait à ta femme ! J’aurais pu pourtant ! Mais je l’ai pas fait ! J’ai juste obéi au boss ! C’est tout monsieur ! J’te jure ! Y’en a qui auraient profité, mais pas moi !

— À t’écouter tu n’es qu’un gentil ange gardien !

— C’est facile de t’moquer, t’es du bon côté de l’arme ! Et ça t’avancera à quoi de me tuer ? Mon chef aussi est sans pitié. Lui et mes amis me vengeront, ils te rechercheront, ce sera la guerre. Quand ils te trouveront, ça sera à toi de pisser dans ton froc ! Allez vas-y, moque-toi encore. Tu t’en tireras pas comme ça ! Mon boss est un dur ! Tu ne lui échapperas pas.

— Ton chef ne te vengera pas, et il serait bien naïf de ta part, d’attendre que quelqu’un te venge.

Concentré, Harald n’a pas entendu s’ouvrir la porte de l’une des caravanes. Deux hommes viennent d’en sortir. Ils saisissent immédiatement la situation et la mauvaise posture de leur compagnon. Ils saisissent leurs armes et font feu tout de suite sur Harald. L’un des projectiles l’a atteint à l’épaule et la brûlure s’impose en quelques secondes. Abandonnant l’homme agenouillé, Harald s’abrite derrière la caravane. Il entend le colosse se relever et donner des ordres à ses complices qu’il invite à le prendre à revers.

Blessé et acculé, Harald est en mauvaise posture. Il n’a qu’un sabre à opposer à trois armes à feu. Maudites cracheuses de feu. Il n’aime pas ces engins qui tuent à distance.

Contre toute attente, il improvise et jette la tête de Gorgy de façon à ce qu’elle atterrisse aux pieds de ses attaquants. L’effet de surprise lui permet de couvrir les quelques mètres qui le séparent d’eux. De son bras armé du sabre, il traverse le thorax du premier voyou, déchirant le cœur au passage. Et, rapidement, dégage la lame de son sabre.

Proche de lui, le deuxième voyou, la panique au ventre face à ce guerrier, vide son chargeur. Les balles se perdent dans la nature et en direction d’Harald qui utilise le mort en bouclier.

En quelques bonds, après avoir lâché le cadavre, il s’approche du deuxième adversaire et deux coups portés le mettent hors d’état de nuire. Le premier lui ouvre l’abdomen et le second lui laboure le visage. Un dernier coup de sabre tranche carotides et trachée, scellant le sort de l’individu. Il en manque un…

Trop tard ! Le colosse est dans son dos et le met en joue.

— Je pensais que ma vengeance serait plus tardive, je me trompais. Les rôles sont inversés. Tu vas inonder ton pantalon plus tôt que prévu ! Chacun son tour ! Tu es moins fier !

— Restons-en là. Tes complices et ton chef sont morts.

À cet instant seulement l’homme réalise enfin que cette boule terreuse et sanguinolente, jetée par Harald, est la tête de Gorgy.

— Ainsi tu es cet homme que le boss voulait que nous éliminions ! Je vais satisfaire ses volontés. C’est toi que Gorgy voulait saigner ! Ce sera l’honorer que de faire ça pour lui et ça me ferait presque bander !

— Qu’as-tu à gagner ?

— J’aurai vengé le boss et j’aurai sa place ! Tu es fini, pauvre imbécile !

Harald, impuissant, voit l’homme relever son bras. Il va mourir là, si près de Tess. Son fil de vie sera coupé dans un instant.

Une détonation. Mais aucune nouvelle brûlure ne vient enflammer son corps. Un espace-temps. Est-ce ainsi que l’on quitte le monde pour gagner le Walhalla ? Devant lui, le colosse s’effondre dans la boue.

Vernon apparaît soudain. À l’insu des deux hommes, il a ramassé une arme abandonnée dans la boue.

Harald peine à sortir de la torpeur qui l’a tétanisé lorsqu’il a vu qu’il allait mourir.

— Il était temps. J’évite ainsi que les archéologues ne découvrent la dépouille bien conservée d’un Viking. Oui, je n’ai pas suivi tes conseils, mais je sais que tu ne m’en voudras pas. Ce soir tu laisses trop de sang, Harald.

— Vite, délivrons Tess !

Harald a repris ses esprits et son exclamation a déchiré les tympans de Vernon.

Harald court vers la caravane de Tess. Elle a tout vu derrière la vitre de sa caravane-prison. Elle ne comprend pas pourquoi ces deux hommes font tout cela pour elle ? Que viennent-ils faire dans sa vie ? Elle ne comprend pas leur motivation ni l’intérêt qu’ils lui portent. Elle, une pute…

— Ouvre, Tess ! Vite !

— Je ne peux pas ! Gorgy a fait installer une serrure supplémentaire et c’est Igor qui a la clé.

— Qui est Igor ?

— L’homme chargé de me surveiller.

Harald fouille le corps du garde et récupère la clé. La porte s’ouvre. Tess apparaît blessée, fragile, mais une flamme s’anime dans ses yeux. Elle sait que ces hommes ne lui veulent pas de mal :

— Me voilà !

Harald, la gorge nouée, savoure cet instant. Mais la vie et ses urgences reprennent leurs droits.

— Tess ! Prends ce que tu veux garder ! Nous devons fuir ! Fais vite, il faut partir !

En quelques secondes, Tess est prête. Les objets ne comptent plus pour elle. Les corps étendus dehors la paniquent.

En courant, ils quittent précipitamment les lieux sans se retourner. La vue des trois cadavres continue d’affoler Tess, mais c’est la tête souillée de boue et de sang qui la hante.

— C’est vous ce carnage ?

— Il ne t’aurait pas laissée partir.

— Ses hommes ne te le pardonneront pas.

— Ils vont avoir d’autres soucis. On va éviter de laisser des traces pouvant leur permettre de nous suivre. Je pense que leur priorité sera de désigner le nouveau chef de meute.

Harald ne peut réprimer une grimace au moment de monter dans leur véhicule.

— Tu es blessé ?

— Oui, mais ce n’est pas le plus urgent ! Fuir, il nous faut fuir ! Les détonations ont attiré l’attention du voisinage et en particulier des gitans qui vont nous en vouloir d’avoir attiré la police et d’avoir trahi ma parole.

— Où es-tu blessé ?

— Une balle perdue dans mon omoplate, le voyou croyait pouvoir accrocher ma tête au-dessus de sa cheminée. On verra plus tard. Pour l’instant, il faut fuir, le plus loin sera le mieux. Il nous faut rapidement mettre de la distance pour échapper tant à la police qu’à ces voyous !

— Ta chemise est poisseuse. Il faut te soigner. Tu perds trop de sang !

— Quittons Toulouse ! On s’arrêtera plus tard, on décidera de la marche à suivre et on s’occupera de ma blessure. Je voudrais juste un peu d’eau.

Les gitans se sont rapprochés et ils maudissent déjà Harald d’avoir créé tout ce remue-ménage. La police ne va pas tarder. Être manouche, c’est vivre en marge de la société et donc être tout le temps suspect aux yeux des gadjos, surtout que l’affrontement a impliqué des Roumains.

QUARANTE ET UN

Vernon s’engage sur la voie rapide et se faufile dans la circulation de cette fin de soirée, triste et sombre. L’atmosphère dans la voiture est lugubre. La tension n’est pas retombée après la succession d’événements auxquels ils ont été confrontés. Une voiture de police, sirène hurlante passe en trombe sur la voie opposée. L’alerte est donnée et beaucoup de voitures de patrouille doivent converger vers la scène de crime. Un corps décapité à Blagnac, trois morts et la tête de Gorgy dans le camp de gitans au bout de la Rocade Arc en ciel. Drôle de trésor qu’ils vont y trouver. Vernon prend l’initiative d’organiser leur fuite.

— Nous devons quitter Toulouse. Pas le temps de repasser à l’hôtel, de toute façon, en dehors de nos vêtements, rien n’est exploitable contre nous. On va prendre la route de Paris, éviter les autoroutes, au moins jusqu’à Montauban.

Les barrages mis en place aux carrefours stratégiques par les patrouilles de gendarmerie, tardivement alertées, ne permettent pas l’interception des fugitifs, passés bien avant l’installation de ces contrôles.

La tension est un peu retombée dans la voiture. Tess émerge peu à peu de l’état de choc qui a suivi leur départ. Harald, au contraire, épuisé par sa blessure reste muet et peine à rester attentif. Vernon, est accaparé par sa conduite et le désir de mettre le plus de distance possible entre Toulouse et eux.

Les forces d’Harald déclinent et peu à peu il se tasse sur le siège et lutte pour ne pas s’écrouler sur Tess, qui, à ses côtés, ne sait que faire pour lui venir en aide.

— Arrête-toi, Vernon. Je n’en peux plus. J’ai trop mal et la tête me tourne.

Tess est soulagée, elle voyait avec angoisse les kilomètres défiler et dans le même temps, le visage d’Harald se défaire. Une importante transpiration inonde son visage, ses cheveux… et l’hémorragie ne se tarit pas. Inquiète, elle interpelle Vernon :

— Sébastien, Harald a raison, il saigne trop, il faut faire quelque chose et vite. Faisons demi-tour, nous venons de passer Montauban, on trouvera une pharmacie de garde.

— Non, Tess, nous ne pouvons faire demi-tour. Je ne sais pas si la police est déjà à nos trousses. Nous trouverons devant nous… à Cahors !

Après un véritable parcours du combattant, ils finissent par trouver une pharmacie ouverte et acheter de quoi soigner Harald. Mais lorsqu’ils remontent dans la voiture, Harald a perdu connaissance. Ils ont maintenant besoin d’un médecin. Vernon, cette fois dépassé, c’est Tess qui prend les choses en main.

— Sébastien nous ne pouvons intervenir sur cette plaie par balle. Il faut le soigner avant que ça s’infecte et il perd trop de sang. Il va lui falloir une transfusion… et trouver un médecin ou un hôpital.

— Tess, tu te doutes que si nous arrivons dans un service d’urgence avec Harald, la police sera rapidement informée. Les soignants sont obligés de signaler les blessures par balle. On aura les policiers vite fait sur le dos.

— Tu proposes quoi ?

— Ce qui est sûr, c’est qu’on aura un mal fou pour trouver un médecin qui acceptera de le soigner sans poser de question. En ville plus qu’à la campagne. Il nous faut trouver un médecin pas trop regardant. S’il le faut, on le forcera à ne pas l’être !

— Aucun n’acceptera et il lui faudra des poches de sang ! À la campagne ils ne doivent pas en avoir dans leur frigo !

— Je suis donneur universel, on n’aura pas besoin de poches de sang.

— Reste à trouver ce médecin, autant dire que ce ne sera pas simple !

Tess voudrait fuir cette situation. Elle ne sait plus où elle en est. Elle ne veut pas abandonner Harald, mais ne comprend pas ce qu’elle fait ici, au milieu de nulle part avec ces deux hommes qui lui sont en définitive inconnus. Elle n’a plus de repères.

QUARANTE-DEUX

Rechercher un médecin de campagne n’est pas chose aisée. Roulant au ralenti dans ces villages traversés par la RN20, et scrutant les abords de la route pour dénicher la plaque professionnelle ou la pancarte signalant la présence d’un docteur. Les kilomètres défilent, l’angoisse monte. Soudain, le faisceau des phares se reflète brièvement sur une… oui, c’est une plaque professionnelle ! Il y a bien un médecin au milieu de nulle part !

Vernon gare la voiture le long d’une grande propriété fermée par un mur et un haut portail. Au-delà du mur, sous la lune, on peut apercevoir une bâtisse bourgeoise imposante, au milieu de pelouses et de parterres de fleurs colorées, étincelantes ce soir sous la pluie qui vient de tomber. Deux molosses se manifestent immédiatement en aboyant. Le médecin est bien gardé.

C’est Tess, qui anticipant toute hésitation de Vernon, appuie sur la sonnette. Elle renouvelle son geste une minute plus tard, car seuls les chiens ont réagi à la sonnette et hurlent réveillant, sans nul doute, tout le quartier. Déjà, ils pensent que cette démarche sera vaine et qu’il leur faudra la renouveler ailleurs. Tess insiste, appuie de nouveau et entend la sonnerie retentir dans la maison, même si les aboiements couvrent le tintement. Vernon retourne vers la voiture :

— Viens, Tess, ils vont ameuter tout le quartier !

— Attends, Vernon ! Reviens, une lumière vient de s’allumer à l’étage !

Une lumière du perron s’est allumée.

Quelques minutes plus tard, une voix forte surgit de nulle part :

— Paix, les chiens !

Ils n’ont pas vu l’homme arriver, venu soudain de l’arrière de la bâtisse. Il les surprend en apparaissant derrière le portail :

— Que voulez-vous ?

L’homme, sans doute le médecin, les interpelle en restant derrière le portail. La soixantaine, les cheveux blancs en bataille, un peignoir fermé autour de la taille, il devait être sur le point de se coucher. Son regard les fouille derrière ses lunettes, sans agressivité, mais avec prudence.

La vue du couple le rassure un peu. Ce n’est pas un drogué en manque qui veut un substitut ou des voyous en maraude. Il en a assez de tout ça. Il est plus tranquille maintenant avec ses dobermans et dans la poche son 6,35 Le Français acheté à Manufrance, il y a… une éternité. Il ne sait même plus s’il a garni le chargeur, mais qu’importe, eux ne le savent pas.

— Je vous le répète, que voulez-vous ?

— Bonsoir, en bricolant ce soir, mon frère s’est blessé en tombant sur le dos. Une fine barre de fer lui a traversé le dos. On voulait l’amener à l’hôpital, mais il a perdu connaissance et beaucoup de sang aussi et on a pensé que vous pourriez le soigner pour qu’on puisse le transporter à Brive ou à Cahors. S’il vous plaît, docteur, aidez-nous, je suis inquiète. Il a perdu connaissance.

Tess est convaincante.

— Où habitez-vous ?

— Un hameau pas très loin, on vient juste d’arriver dans la région. C’est en bricolant que c’est arrivé.

— Je vais m’habiller.

— Mon frère est resté dans la voiture, docteur. Il n’est pas descendu, car il ne tient pas debout.

— J’arrive !

Quelques minutes plus tard, il revient, une lampe à la main.

— Je vais vous demander de vous éloigner de quelques mètres. Je ne m’approcherai de votre voiture qu’à cette condition. Trop de mes confrères se sont fait tromper comme ça.

Tess et Vernon ont reculé de quelques pas. Ils n’ont pas besoin de faire semblant. Ils sont réellement inquiets.

Le docteur Willis, c’est son nom, constate immédiatement qu’Harald, affalé sur la banquette arrière, est sans connaissance, son teint est cireux et une importante tâche de sang a maculé le dossier de la banquette arrière. Il n’est plus temps de temporiser et il sait que s’il les renvoie tous les trois sans intervenir, le blessé risque de ne pas supporter le voyage jusqu’à l’hôpital.

— Je vous ouvre le portail, rentrez votre voiture ! Vous vous garerez au plus proche de la maison. Mon cabinet est au rez-de-chaussée.

Vernon gare la voiture le plus près possible de la maison. Les dobermans s’approchent et reniflent ces étrangers. Ils n’aboient plus, rassurés par leur maître.

— Amenez votre frère dans mon cabinet et allongez-le sur le ventre sur la table d’auscultation.

Sous la lumière crue du scialytique, l’hémorragie qui a imbibé tout le dos d’Harald, révèle son importance.

Harald est inerte et si pâle. Vernon aide le médecin à retirer les vêtements de son ami. La blessure est moche. Court commentaire du médecin, qui constate immédiatement qu’il s’agit d’une blessure par balle, mais ne fait que pas de remarques. Il n’interrompt pas l’auscultation de son patient. Il soigne cet homme malgré tout, nettoie patiemment la plaie et prend la température d’Harald.

Dans l’attente du verdict, Tess tourne en rond. Ses mains sont moites, sa gorge sèche et elle ne sait où poser les yeux. Harald est si pâle, inerte sur la table d’auscultation. Sa blessure l’effraie.

— Vous m’avez abusé, mais le plus important était de sauver cet homme. Je vais sonder la blessure pour récupérer la balle qui n’est pas ressortie. Il faut aussi arrêter l’hémorragie. Les explications viendront plus tard. Cet homme est en danger. Il aurait plus de chance de s’en sortir s’il pouvait être soigné en hôpital. Il a besoin de traitements plus forts que ceux dont je dispose et surtout d’un bloc opératoire.

Vernon intervient cette fois.

— Nous ne pouvons nous permettre un tel déplacement. Il a perdu conscience. Sauvez-le ! Nous vous faisons confiance. Soignez-le, nous pourrons l’emmener à l’hôpital après.

Bougon, le docteur Willis, soigne Harald. Il réfléchira plus tard.

Tess et Vernon ne voient pas filer le temps. Il leur semble qu’ils viennent de déposer Harald sur la table, que déjà le docteur Willis leur annonce qu’il a fait tout ce qu’il pouvait pour le blessé. Ils ont regardé courir les mains légères et expertes du vieux médecin, si pataud d’apparence. Il a localisé la balle, l’a extraite, a suturé les vaisseaux abîmés, arrêté l’hémorragie et enfin transfusé Harald avec le sang de Vernon. Tout a été fait, bien fait et rapidement.

Le docteur Willis pointe soudainement son pistolet vers eux, moins conciliant :

— Maintenant, expliquez-moi, l’origine de tout ceci. Je dois prévenir les gendarmes. On a tiré sur cet homme. Qui ? Je vous écoute.

Vernon et Tess sont démunis, épuisés par cette course pour la vie d’Harald. Ils ne pensaient plus momentanément aux conséquences et la réaction du médecin les prend de court.

Vernon lui répond. Il sait qu’il ne faut pas biaiser. La vérité, voilà ce que veut entendre le vieux médecin.

— Nous ne sommes pas des malfrats en cavale, mais vous ne pouvez nous croire sur parole. À notre âge nous nous serions bien passé de jouer aux cow-boys, mais les circonstances nous y ont obligés. Harald, que vous avez soigné est le compagnon de Tess. Elle a été enlevée il y a de nombreux mois par une bande de gangsters d’un pays de l’Est. Elle a été contrainte de se prostituer et vivait sous la domination d’un maquereau violent à Toulouse. Vous pouvez encore voir les marques de coups qu’il lui a portés au visage. Cet homme et moi l’avons libérée. Cela n’a pas été sans mal, ni pour eux, ni pour nous. Des hommes sont morts et mon ami est blessé.

— Pourquoi ne pas avoir fait appel à la police pour la délivrer ?

— Mon ami ne fait pas confiance à la police. Elle est trop lente à réagir. Ces hommes se seraient encore volatilisés. Tess risquait de disparaître définitivement vendue à l’étranger ou de succomber sous les coups du chef de bande. Nous avons traversé toute la France pour la retrouver.

Un silence pesant ponctue sa défense. Le docteur Willis est indécis.

— Difficile de vous faire confiance. Votre histoire est plausible, mais la démarche incongrue. Je ne suis pas juge et ne peut déterminer si votre intervention était honnête ou non. Vous me parlez de morts. Où cette confrontation a-t-elle eu lieu ?

— À Toulouse. Je pense que les médias en parleront longuement demain, sans vraisemblablement donner réellement les véritables raisons de tout ceci.

— Nous sommes à votre merci, nous n’avons que notre bonne foi à opposer à vos interrogations, mais votre suspicion est légitime.

Le docteur Willis, baisse son arme.

— Je ne suis pas psychologue, mais mon métier étant ce qu’il est, je fais depuis des années des rencontres improbables et découvre des situations parfois inextricables. J’ignore pourquoi, mais je vous accorde le bénéfice du doute. Ce qui ne veut pas dire que j’absous ce que vous avez commis ailleurs. J’ai soigné votre ami, mais il aura besoin de vos soins attentionnés et réguliers. Il est loin d’être guéri. Je vais prévenir la gendarmerie dès l’ouverture de la brigade. Je vous laisse les quelques heures qu’il vous reste avant le lever du jour. Je ne peux pas faire plus. C’est le maximum que m’autorise mon éthique personnelle. J’avoue que j’éplucherai la presse pour compléter l’histoire que vous m’avez racontée et ainsi satisfaire ma curiosité sur votre futur. Je lirai les articles qui parleront de cette histoire et suivrai si possible votre cavale. Les sédatifs que j’ai administrés à votre ami feront effet quelques heures encore. Je vais vous donner quelques échantillons de médicaments et vous délivrer une ordonnance pour le reste. Une dernière chose, attachez-moi avant de partir, mais laissez-moi de quoi me délivrer. Que j’ai de quoi me justifier avec la gendarmerie. Je les connais, mais il ne faut pas les prendre pour des imbéciles. Sinon je serai bon comme la romaine. Refermez le portail, pour que mes chiens n’agressent personne. Priez le Dieu qui veille sur vous !

Tess ne peut s’empêcher de lui répondre :

— Il y en a plusieurs, mais pas forcément tous compétents ni partisans de nous aider. Vous savez ce que c’est…

Cette réponse laisse le docteur Willis dubitatif.

Vernon, aidé du médecin, porte Harald dans la voiture. Puis Tess l’entrave, laissant à sa portée un bistouri qui justifiera qu’il a réussi à couper ses liens et elle l’enferme dans son cabinet, qu’elle ne verrouille pas. Les chiens, eux, sont parqués dans l’entrée, pour interdire l’accès à la maison. Quand le portail sera refermé, rien ne révélera leur passage avant que le médecin ne donne l’alerte beaucoup plus tard.

QUARANTE-TROIS

Les investigations techniques et scientifiques réalisées par les spécialistes en identification criminelle de Toulouse ne manquent pas d’étonner les enquêteurs qui les réalisent. Rapidement ils établissent que les empreintes palmaires relevées sur le sabre japonais découvert dans le camp de gitans et les tests ADN réalisés révèlent que l’un des protagonistes est un individu déjà recherché il y a une dizaine d’années pour d’autres crimes commis dans le Boulonnais.

— Il a repris du service. Nous le pensions mort ou éliminé par un autre criminel de la même engeance. Il vient de nous démontrer que nous nous sommes trompés. Toutes les polices de France le recherchaient, il nous a bien bernés.

Tels sont les commentaires que formule le commissaire Saout de la PJ de Toulouse aux enquêteurs qu’il a réunis. Il a été désigné par le procureur comme étant le directeur d’enquête, en coordination avec ses collègues de Boulogne qui disposent d’une somme importante de renseignements sur l’individu identifié. Une commission rogatoire lui a été délivrée par le juge d’instruction saisi, pour intervenir sur l’ensemble du territoire national.

Ce vieux policier originaire de Bretagne a la confiance des magistrats pour avoir alpagué de nombreux truands fichés au grand banditisme et résolu ainsi de multiples enquêtes criminelles. Fumeur invétéré, sec comme une trique, il est d’une volonté sans faille. Si le tueur peut enfin être appréhendé, nul doute qu’il est l’homme de la situation.

— J’ai pris contact avec mon homologue de Boulogne, qui m’a communiqué tous les renseignements en sa possession et ceux collationnés par son prédécesseur qui a enquêté il y a dix ans environ sur cette affaire. L’homme pourrait être Allemand. Il aurait profité de la présence des migrants pour se fondre parmi eux et aurait été aidé par une prostituée. Elle avait été interrogée à l’époque, mais pas inquiétée car aucune preuve d’une quelconque participation active de sa part n’avait été établie. Notre principal problème est que nous n’avons pas de photo de lui, mais seulement des descriptions peu fiables.

Je veux que nous auditionnions toutes les personnes susceptibles de nous aider dans notre enquête. Il y a bien quelqu’un qui a croisé ce tueur fou. Il faut récupérer tous les enregistrements des caméras de surveillance, trouver l’origine du sabre, identifier le véhicule qu’il a utilisé pour sa fuite et surtout connaître les raisons qui l’ont poussé à commettre ces meurtres. Pour terminer, s’il a laissé du sang, c’est qu’il est blessé et même si nous ne pouvons estimer la gravité de cette blessure, il va éventuellement avoir besoin de soins. Contactez les hôpitaux, les cliniques, les médecins, pharmaciens et bien sûr nos homologues gendarmes. Échangez nos renseignements. Il ne peut disparaître de nouveau, il faut le mettre hors d’état de nuire, l’un des nôtres qui l’a approché il y a une dizaine d’années, l’a payé de sa vie.

En début de matinée, le docteur Willis appelle la gendarmerie :

— Allo, brigadier Dekerck ? Oui, c’est le docteur Willis à l’appareil. Je voudrais que vous passiez à mon domicile, j’ai été agressé et j’ai une plainte à déposer.

— Ne touchez à rien, nous arrivons !

— Oui, entendu, c’est noté. Merci, je vous attends !

Immédiatement, une patrouille se déplace au domicile du docteur Willis. Une personnalité de la commune, victime d’une agression, cela exige de faire diligence.

Rapidement le médecin relate le déroulement de la soirée. Il a soigné, de son plein gré, un blessé par balle, mais omet de dire qu’il a volontairement accordé un délai de plusieurs heures à ses agresseurs pour fuir, affirmant qu’ils l’ont entravé pour l’empêcher de donner l’alerte.

N’ayant aucune raison de mettre en doute la parole du docteur Willis, le brigadier Dekerck, et ses hommes démarrent l’enquête : recueil des indices pour les analyses ADN et relevé des empreintes palmaires des protagonistes dans le cabinet médical. Lui se charge de l’audition du docteur, après avoir rendu compte à sa hiérarchie.

Des messages sont diffusés tous azimuts et rapidement le rapprochement est fait avec les meurtres commis à Toulouse lors de la soirée précédente.

Très vite une somme de renseignements est recueillie, et des recoupements sont faits par les différents services de police. Le pharmacien de Cahors donne une description des personnes qui se sont présentées à son officine tard la veille et qui pourraient être impliquées dans cette affaire. Ces descriptions sont aussitôt comparées à celles données par les gitans, le témoin du parking de Blagnac, ainsi que par le médecin. Il n’y a aucun doute possible, le tueur, blessé, accompagné d’autres complices, semble vouloir gagner la région parisienne. Le handicap pour ses poursuivants est qu’ils ne peuvent qu’estimer la distance que les fuyards ont parcourue au cours des six heures d’avance qu’ils possèdent. Ce délai approximatif peut leur avoir permis de gagner Paris et de s’y perdre. Des barrages filtrants sont néanmoins mis en place aux entrées sud de la capitale, mais également aux sorties d’autoroute entre Paris et Lille. Le meurtrier a sévi à Boulogne et il peut également y avoir encore une planque.

QUARANTE-QUATRE

Le délai accordé par le docteur Willis donne à Harald, Tess et Vernon, une avance certaine sur la police, un répit plus que bienvenu. Ils ont contourné Paris avant que les contrôles ne soient mis en place. Tess et Vernon sont épuisés et Harald exsangue.

— Je pense que le plus sage est de quitter l’autoroute et de prendre les petites routes. On aura plus de chance de passer entre les mailles du filet comme ça. À l’heure qu’il est, l’alerte est donnée et notre signalement doit être diffusé. Il doit y avoir un flic sur chaque rond-point de France. Heureusement, notre petite voiture est passe-partout et finalement, en cachant Harald dans le coffre, on pourrait presque passer pour un couple en vacances. Qu’en dis-tu, Tess ?

— Très bonne idée, Vernon, de louer cette petite Peugeot ! Bon, j’aurais quand même préféré quelque chose de plus confortable, vu l’état des routes de France, mais c’est mieux que le coffre !

Vernon sursaute :

— Tu es réveillé, Harald ! Désolé, c’était une blague ! On ne va pas te faire voyager dans le coffre, il n’est pas assez grand !

— Je le sais, Vernon !

Tess est soulagée.

— On s’est arrêtés vers Brive-la-Gaillarde, tu délirais et tu as perdu connaissance. Un médecin t’a soigné. Il t’a retiré la balle et a stoppé l’hémorragie. On remonte vers le Nord où Sébastien m’a dit que vous avez loué un gîte. On se fera discrets le temps que tu te remettes. C’est mieux de disparaître un temps.

— Je suis encore groggy et j’ai besoin de calme et de repos. Oui, je suis assommé et tellement fatigué que même dans le coffre je dormirais, je crois…

— Ne t’inquiète pas, Sébastien et moi on s’occupe de tout. Repose-toi !

Leur retour vers Bollezeele, ce petit village des Flandres, est moins rapide qu’à l’aller, mais c’est le prix à payer pour ne pas attirer l’attention et échapper aux contrôles de police.

Le commissaire Saout s’impatiente, lesdits barrages s’étant révélés inefficaces. Il aiguillonne ses meilleurs limiers pour recouper les informations collectées par tous les services impliqués et affiner les recherches.

Grâce aux recoupements des témoignages du médecin, du pharmacien et des témoins de Toulouse, on sait maintenant que les fuyards sont trois dont une femme. Retors, les gitans ont fini par reconnaître que la femme semblait retenue contre son gré par les victimes découvertes près de leur campement. Opportuniste, l’un des gitans a récupéré le sabre japonais dans le but d’en tirer un profit avantageux lors de sa revente. Malheureusement pour lui, l’arme a été saisie par les enquêteurs. Les perquisitions effectuées dans les caravanes n’ont pas permis d’autres découvertes. Quelques tronçonneuses et de l’outillage plus souvent utilisés que les guitares réservées exclusivement aux Gipsy King et aux reportages de la télé. Les morts, quant à eux, ressortissants roumains identifiés, possèdent des pedigrees de malfrats. Ils sont bien connus dans le Boulonnais pour divers méfaits et ils y étaient devenus indésirables.

— Nous devons axer nos recherches dans ce secteur de Boulogne-sur-Mer, où le principal suspect a commencé à sévir. Le témoin de l’hôtel de Blagnac, et le vigile le décrivent comme un sans domicile à la carrure assez imposante. Il squattait un coin du parking et semblait inoffensif. Son ADN a été relevé sur le sabre et dans l’abri sur le parking. La femme qui l’accompagne pourrait être sa complice identifiée par nos collègues de Boulogne. On a son identité. Quant au troisième larron, sa description est celle d’un individu d’une cinquantaine d’années. Il s’était fait passer pour un enquêteur de la CAF pour approcher les gitans, mais en fait, il voulait apparemment localiser la pute. On ne sait pas où il créchait à Toulouse, on continue à prospecter. Il y a des hôtels où hélas les clients peuvent louer une chambre dans un total anonymat.

— Patron, j’ai un appel d’un inspecteur de Boulogne. Il veut vous parler et il aurait des renseignements sur notre affaire.

— Passez-le-moi !

— Allo ! Bonjour commissaire, j’ai des tuyaux pour vous ! Vos fugitifs correspondent bien à la femme déjà identifiée et son complice serait le tueur qui sévissait ici il y a une dizaine d’années. Le deuxième homme est un électron inconnu.

— Vous avez des éléments concrets sur cet électron ?

— Oui, une prostituée a confié à l’un de nos brigadiers que cet homme l’avait questionnée au sujet de la dénommée Tess.

— Pourrais-je parler directement à ce brigadier ?

— Bien sûr, je lui demande de vous rappeler.

Saout patiente, l’espoir commence à pointer le bout de son nez.

— Brigadier Verpoort à l’appareil.

L’homme n’est pas à l’aise, Saout le perçoit immédiatement.

— Dites-moi ce que vous avez comme éléments sur les personnes que nous recherchons.

— J’ai rencontré personnellement un individu qui voulait retrouver la prostituée qui fréquentait le tueur qui a sévi ici il y a quelques années. Mais il semblait chercher plus particulièrement le souteneur qui lui avait succédé et avec lequel elle se serait acoquinée.

— Qu’est-ce que vous lui avez donné ?

— Je lui ai parlé de la bande d’un certain Gorgy. Celui qui a été décapité chez vous à Toulouse. Il prétendait enquêter au profit de l’une de leurs victimes.

— Vous avez pris son identité ?

— … Non

— Vous êtes soit naïf, soit con, vous renseignez des inconnus sachant qu’en plus vous ignorez l’usage qu’ils vont faire des renseignements que vous leur communiquez. En l’occurrence vos indiscrétions sont à l’origine de plusieurs meurtres. Je pense qu’il va falloir vous recycler et apprendre à rédiger des timbres-amendes, car vous n’allez pas tarder à vous retrouver vous aussi à arpenter les trottoirs pour sanctionner les stationnements illicites et jouer au flic de proximité.

Rageur, Saout raccroche. Ayant rassemblé son personnel, il ne peut retenir un commentaire acerbe :

— Des incapables ! Des meurtres sont commis à Boulogne, puis à Toulouse. Ces criminels traversent la France, échappent aux barrages, aux contrôles d’identité, ils extorquent des renseignements auprès de nos services et au final, que nous reste-t-il ? Des descriptions approximatives de leurs têtes de malfrats, l’identité d’une pute ballottée dans cette histoire au point que l’on se demande ce qu’elle vient faire là-dedans ! Les empreintes trouvées dans la caravane semblent confirmer l’éventualité qu’elle y était retenue prisonnière. Des Zorro qui la délivrent. Sinon ? On n’a rien !!! Il y a vraiment des jours ou je préférerais être CRS !

Dans le cadre de sa commission rogatoire, le commissaire Saout se transporte à Boulogne avec une équipe restreinte et, en déployant tous les moyens avec les enquêteurs locaux, essaie de faire avancer la procédure :

— Je veux être informé de tout ! On ne doit rien laisser passer et il y a urgence à résoudre l’affaire.

QUARANTE-CINQ

Les semaines suivantes, ce n’est pas le manque de conviction qui désespère le commissaire Saout, mais l’absence de résultat et l’évaporation des fugitifs. Les trois personnes recherchées sont impossibles à localiser. Aucun témoignage spontané ou pas n’est recueilli et les avis de recherches ne donnent rien ! Les indics sont harcelés. En vain. Les fuyards semblent n’avoir aucun lien avec le monde extérieur… Le commissaire est dépité. Ses cibles se planquent quelque part en attendant que l’affaire se tasse, il en est presque certain. Le médecin a été clair, le tueur est blessé, il doit s’être posé quelque part pour récupérer. Il refera surface plus tard. Mais quand ? Il réalise ce qu’a dû être cette chasse à l’homme il y a dix ans à Boulogne. Un vrai fantôme qui possède l’art du camouflage.

Saout a raison, au cœur des Flandres, Harald retrouve progressivement ses forces. Coiffé et rasé, il est métamorphosé et redevient lui-même très amaigri, mais vivant et libre. Il n’est plus le SDF du parking de Blagnac. Tess et Vernon assurent le ravitaillement et, très rapidement, passent maîtres dans l’art du comportement de gens discrets, mais pas trop. Tess évacue peu à peu, dans son corps et dans sa tête, les derniers stigmates laissés par Gorgy & Co. Passer inaperçu en campagne est un challenge et il leur faut éviter le comportement des gens trop discrets qu’ils en deviennent suspects, et ces informations parviennent facilement aux oreilles des gendarmes au contact de la population rurale.

Le plus difficile a été pour Tess de s’adapter à cette nouvelle situation. Depuis des années, elle n’a fait qu’être ballottée au gré des décisions et des mises au vert de Gorgy. Et à nouveau, elle est emportée par ces deux hommes qui se sont imposés dans sa vie et l’entraînent dans leur fuite.

Pour donner le change, ils sollicitent régulièrement Declerq leur voisin qui leur loue le gîte, pour se faire conseiller des sites à visiter, comme tout bon touriste. Ils multiplient les questions : Où aller ? Quelle visite à privilégier ?

Harald reste seul dans le gîte. Il profite des longues heures de solitude pour écrire son histoire depuis son arrivée dans ce monde de fous ; sa rencontre avec Tess ; leurs aventures communes. Il remémore ses souvenirs. Écrire est le moyen, pour lui, de restituer la chronologie de leur histoire. Quand il disposera de toute son énergie, il se servira de ces écrits pour la persuader que leur destinée était liée. Il pourra lui montrer qu’ils sont indissociables, comme le soleil et la lune. Elle comprendra. Elle se rappellera. Il le faut !

Ils ont informé Bera de leur retour, et celle-ci vient ponctuellement rejoindre le trio. Tess ne la reconnaît pas. Elle ne reconnaît pas Harald non plus. Le néant… Harald est dévasté. La lecture de ces premiers souvenirs écrits n’a eu aucun écho chez Tess. L’amour ne suffit pas.

— Je ne sais plus quoi faire, Bera ! J’ai jeté sur le papier mes souvenirs, ma vie à Boulogne puis au Paraguay depuis mon arrivée dans ce siècle. Tous ces mots que j’ai écrits, ces mots qui sont notre histoire, sont sans effet sur elle. Mon amour pour Tess vit dans chacun de ces mots. Elle ne me reconnaît pas. Saasil a sauvé Tess de la mort en détruisant chez elle tous les souvenirs qui nous appartenaient. Puis, elle m’a libéré du sortilège. C’est vrai, je ne lui ai pas trop laissé le choix… Aujourd’hui, mes mots et mon amour ne suffisent pas à ramener Tess vers moi. Sans magie, ses souvenirs restent emmurés. Aide-moi, Bera, tu dois pouvoir faire quelque chose… Pour moi… Pour nous !

— C’est un pouvoir bien supérieur au mien qui a été utilisé. Seule Saasil pourra peut-être intervenir, car c’est elle qui est au départ de tout ça.

— Je t’en prie ! Va la voir si nécessaire ! Parle-lui ! Elle t’écoutera, toi ! Je le sais, j’en suis sûr !

— Malgré mes résolutions, mes décisions et ma volonté, je n’arrive pas à te dire non, Harald. Je sais ce que tu as traversé seul, puis avec elle. Tu sais que je suis avec toi… C’est d’accord, je plaiderai ta cause auprès de Saasil. Je serai persuasive. Tu peux me faire confiance. Je ne doute pas qu’elle sera attentive à ta demande.

— Comment te remercier ? Tu es mon dernier espoir, la vie sans Tess n’a plus de goût pour moi. Je n’y peux rien, c’est comme ça. Elle m’a appris ce qu’est l’amour qui rend fou de l’autre.

QUARANTE-SIX

De leur côté, les enquêteurs ont retrouvé le fil des événements. Ils poursuivent leurs investigations et petit à petit, déterminent le périple accompli par les fugitifs entre Toulouse et le Nord de la France. Mais le point de chute reste un mystère.

Repérés par des caméras et filmés le long de leur trajet, on distingue le chauffeur et la passagère, mais on a du mal à voir celui qui mobilise la police. Il est à l’arrière et reste inactif. Selon le vieux docteur, son état s’améliorera d’ici quelques jours, la balle qui l’a blessé ayant été retirée. Soumise à la balistique, on sait maintenant que la balle provient de l’une des armes récupérées dans le camp de gitans.

Les fuyards ont tout payé en liquide, plus facile, moins de traces… Ils sont rusés.

Les investigations menées à Boulogne n’ont mené à rien. Saout avait bon espoir d’y retrouver la trace de Tess, mais elle n’est pas retournée dans la ville de ses débuts.

Ils restent tous les trois introuvables, malgré la mobilisation totale des forces de police.

Comme ses prédécesseurs, le commissaire se décourage. Ce qui le fait persévérer c’est qu’il sait que ce fantôme avait fini par être approché par le commissaire Lemoine, qui l’avait payé hélas de sa vie.

Bon sang, il doit bien y avoir un moyen de retrouver ces meurtriers !

Il y a encore des pistes, forcément…

Saout réunit son équipe :

— Avez-vous retrouvé le propriétaire de la voiture qu’ils utilisent ?

— C’est une Peugeot 308 blanche de location. Elle a été louée à l’agence Europcar de Lille, pour un mois et ils ne l’ont pas rendue. Une plainte a été déposée.

— À quelle automobile correspond l’immatriculation qu’ils utilisent maintenant ? Je suppose que vous avez diffusé l’immatriculation à toutes les forces de police et gendarmerie ?

— L’immatriculation est celle d’une camionnette dont le propriétaire aurait été victime d’un accident mortel de la circulation vers Dunkerque. Elle était enregistrée dans ce département du Nord. Pour ce qui est de la diffusion de recherche du véhicule utilisé, c’est fait patron, mais ça n’a rien donné… Il semble que le changement des plaques d’immatriculation peut avoir été fait depuis pas mal de temps et ça leur a permis de passer tous les filtres.

— Surtout que les appels de phare entre automobilistes ne nous aident pas et arrangent bien les choses pour nos trois lascars.

— À nous d’être plus malins.

Saout se sent soudain plus léger. La chance finit toujours par tourner.

— Patron, des consignes ont été données pour contrôler toutes les Peugeot 308 blanches, mais les collègues n’en peuvent plus. Des automobilistes se plaignent d’être, tout le temps, arrêtés. Ils comprennent, mais ils en ont marre, c’est clair. Du coup, il y a eu des refus d’obtempérer. Ça pourrait engendrer des bavures si ça se prolonge trop.

— Un renseignement nous parviendra bien. On va récupérer quelque chose, j’en suis sûr. Personne ne peut se planquer indéfiniment sans être remarqué, par nous, par un voisin, un commerçant. Ils vont se faire repérer, je n’en doute pas…

QUARANTE-SEPT

Plusieurs jours passent avant que Bera ne se manifeste. À son retour, elle semble tendue et nerveuse :

— J’ai l’impression d’être un oiseau de mauvais augure à chaque fois que je reviens vers toi.

Harald se raidit :

— Saasil refuse.

— Non, elle a toujours été à vos côtés, pour votre bien, comme elle le fait pour son peuple. Elle est puissante, mais elle demeure sous le joug de nos dieux qui veulent garder leur pouvoir même sur leurs ministres.

— Que veux-tu dire ?

— Tess peut retrouver ses souvenirs, mais il te faudra accepter qu’elle meure, car le sort qui l’a sauvée de cette mort, s’il est inversé, la condamnera à nouveau. C’est inéluctable. La seule concession est qu’elle demeurera consciente jusqu’à son dernier souffle et qu’elle s’éteindra sans trop de douleurs.

— C’est affreux !!! Ce n’est pas un choix !!! Les dieux continuent à se jouer de nous !!! J’en ai assez !

— Tu te trompes, Harald, ces règles sont universelles et n’admettent aucune exception. Vous n’avez jamais eu le choix en réalité. Les dieux vous ont permis des rêves parce qu’un trou de ver t’a égaré dans un monde où tu n’avais pas ta place.

— Des rêves ! Nous n’avons rencontré qu’adversités, et nous avons dû batailler pour exister et on a fini par se réfugier loin de tous ceux qui nous voulaient du tort.

— Des hommes et femmes, profanes ou initiés, vous ont aidés à garder ce bonheur, avec la bénédiction de ces dieux que tu maudis aujourd’hui. Mais n’oublie pas tous ces morts qui ont croisé votre chemin.

— C’est vrai, je l’admets ! Mais pourquoi ont-ils permis que nous nous aimions ? Ai-je eu mon libre arbitre ?

— Je crois que l’Amour tel que tu le vis leur est étranger et qu’ils en ignorent tout. C’est un sentiment humain.

— J’ai choisi la contrainte de la perte de nos mémoires au Paraguay, parce que Tess était inconsciente. Je ne prendrai pas celle, que les dieux nous imposent aujourd’hui, pour qu’elle redevienne celle qu’elle était avant l’accident. Je lui laisserai cette décision, non par lâcheté, mais parce qu’elle seule doit décider, en conscience, de son destin : Vivre ou mourir. Je comprends mieux le titre du livre qui m’a interpellé au Paraguay Mourir pour vivre.

Nous avons besoin de temps. Du temps pour que je tente de réveiller moi-même ses souvenirs partagés ensemble. Du temps aussi, si, perdue entre deux périodes de souvenirs, elle choisit de retrouver les nôtres, et abandonner ceux qu’elle a vécus depuis le sortilège.

— Ce dilemme infernal s’imposera surtout à Tess. Vous ne pourrez tricher avec le temps. Je ne reviendrai que lorsque vous aurez pris votre décision. J’espère que tu réussiras à convaincre Tess et que vous vous retrouverez. La proposition d’inversion sera alors caduque et je vous souhaite cette issue.

Harald cache son angoisse au retour de Vernon et Tess. Mais cette dernière perçoit immédiatement ce changement chez Harald. Son esprit ressent les émotions d’Harald.

Tess a retardé le moment des explications en attendant qu’Harald se remette de sa blessure. Elle a tant de questions à lui poser. Elle a du mal à croire à la force d’un amour qui a fait venir cet homme à Toulouse, pour elle. Un sentiment si puissant lui fait peur, elle qui ne partage pas cet amour. Quelles promesses se sont-ils faites ? Existe-t-il ce passé commun ? Elle n’en garde aucune trace. Pas un remous. Elle ne se souvient de rien. Mais pourtant, lorsque cet homme s’approche, elle ne se reconnaît plus, son propre corps semble se comporter comme si elle n’en était plus maîtresse. Elle est comme portée vers Harald.

Les jours suivants, Vernon, fin psychologue, se fait discret et s’absente volontairement, laissant le couple en tête à tête et laisser le temps au temps. C’est le seul moyen qu’il a trouvé pour les aider.

Sans tabou, Harald raconte qui il était avant de l’approcher, le barbare, le tueur, un Viking.

— J’étais un monstre ! Tu m’as transformé et du matériau brut que j’étais tu as fait l’homme que je suis devenu aujourd’hui ! J’ai fait la rencontre de ma vie !

À chaque question qu’elle lui pose, il lui donne la réponse. Car si elle l’a oubliée, elle détient cette réponse en elle, mais elle ne le sait pas… et ignore comment y accéder. Harald est abattu de voir tous ces souvenirs rester inaccessibles à celle qu’il aime plus que tout. Accablé et anéanti, il ne sait plus comment faire, l’échéance du choix l’envahit de plus en plus et le terrifie. Elle en sait autant que lui pour avoir vécu tous ces moments qu’il tente de lui remémorer, mais ces tranches de vie demeurent hors d’atteinte.

Tess a conscience que vraisemblablement toutes ces réponses sont en elle. Elle pressent que la clé qui donne accès à tous ses souvenirs lui a été prise. À jamais. Aucune des réponses d’Harald ne la surprend. Presque comme si, il suffisait de décortiquer un fruit. Mais Harald parle de dates de souvenirs qui se heurtent à celles de ses propres souvenirs. Et puis, que vient faire la magie dans cette histoire ? Elle le sait sincère. De ça, elle est certaine. Dans le chaos de ses sensations et de ses ressentis, cette conviction est réconfortante et rassurante. Mais comment croire à cette histoire, à ce conte plutôt ? C’en est un c’est évident. Elle ne peut avoir vécu une autre vie, c’est impossible. Sa vie est ce qu’elle est, glauque, mais c’est la sienne. De cela elle en est sûre.

Elle sait ce qu’elle a enduré depuis toutes ces années avec Gorgy. Harald la prend pour une autre, c’est la seule explication possible et… la plus rassurante. Il ne peut être fou, Vernon et Bera ne le suivraient pas. Ce n’est pas Don Quichotte.

— Je ne suis pas folle ! Je ne peux m’être dédoublée et avoir vécu en parallèle deux vies différentes, l’une avec toi, l’autre avec Gorgy ! Ce que tu me dis est impossible !

— Que te dit ton cœur ?

— Mon cœur s’affole quand tu t’approches, mon ventre a comme une faim irrépressible de toi, mais je ne te reconnais pas. Tu apparais dans ma vie et tu veux me persuader que nous avons été un couple. Je te sais sincère, mais cette femme dont tu parles, ce n’est pas moi. Tu peux faire de moi une amante et j’ai tellement envie de l’être. Mais je n’arrive pas à retrouver cet amour prodigieux qui serait caché en moi. Donne-moi un peu de temps. Fais-moi l’amour, ce que tu me racontes de nous me donne envie de toi. Une envie folle !

Tess se jette dans les bras d’Harald, immédiatement l’émoi qui l’avait assaillie à Toulouse la submerge de nouveau, les sensations sont là, puissantes et irrépressibles. Leurs corps se connaissent, c’est irréfutable et irrésistible. Ses mains partent à la recherche d’Harald. Les deux amants savent d’instinct les caresses que l’autre désire. La mémoire de leur amour mène leurs corps. Sans tabou, ils s’aiment. Des frissons parcourent leurs corps. Ils se dévorent de baisers. Leurs doigts se serrent, puis retournent chercher l’humidité de leurs sexes respectifs. Les seins de Tess se dressent parcourus d’une chair de poule. Cet amour incandescent les porte. Leurs baisers brûlent. Les frissons enflamment. Leurs mains et leurs sexes se cherchent. Tremblante, Tess ferme les yeux :

— Prends-moi, Harald ! Oui je t’ai appartenu… Je le sens, je le sais. Tu sais comment faire chanter mon corps !!! Viens… tout de suite !

Pour Harald, le temps s’arrête, à la seconde.

— Tu te souviens ?

— Non, Harald, je le voudrais tellement, mais c’est mon corps qui se souvient ! Ne parlons plus s’il te plaît ! Vivons l’amour ! Tais-toi ! Viens !

L’extase leur fait oublier le moment présent. Leurs corps ensemble à nouveau, scintillants et lumineux, se rejoignent et se retrouvent, enfin.

Étendus l’un près de l’autre, les deux amants goûtent ces moments de sérénité qui suivent l’acte d’amour partagé. Retrouvés, reconquis, les corps emmêlés s’apaisent… Enfin.

— Bera est une prêtresse qui pratique la magie. Elle nous a permis de franchir les Portes dont je t’ai parlé. Ces Portes qui permettent de passer d’un Temps à un autre.

— Une sorcière en quelque sorte ?

— Pas vraiment. Ses pouvoirs sont plutôt à comparer à ceux d’un chaman. Elle met en œuvre des énergies et invoque des dieux que les hommes et femmes d’aujourd’hui ont oubliés, des dieux qu’on dit païens.

— Elle pourrait quelque chose pour moi ?

— Je lui ai soumis tes difficultés à faire le tri dans tes souvenirs. Je lui ai dit que, malgré tous mes efforts, tu ne retrouvais pas la mémoire. Lorsque tu es tombée de cheval au Paraguay, tu étais mourante. Je n’ai pas pu le supporter. À ma demande une prêtresse indienne t’a sauvée, mais la condition sine qua non était que nous devions perdre tous les deux le souvenir de l’un de l’autre et la mémoire de notre vie commune. Notre histoire ne devait plus exister. J’ai triché, j’ai trouvé un moyen pour revenir vers toi. Toi, tu étais inconsciente, tu ne pouvais pas le faire. Tu as été renvoyée au moment où j’arrivais à Boulogne, et il n’était plus prévu que nos chemins se croisent. Tu as suivi un autre homme. Celui qui t’a exploitée et tu as accumulé d’autres souvenirs, d’autres mémoires. C’est pourquoi quand je te parle de nos souvenirs, ils ne provoquent aucun écho en toi. Tu es habitée par d’autres souvenirs. Et c’est normal. Moi, j’en ai pour deux, toi tu n’as que la mémoire de cette autre vie. La cohabitation des souvenirs de deux vies est impossible, c’est pour ça que j’ai recherché Bera. J’avais besoin d’elle pour lui demander d’intercéder pour nous. Elle a consulté la prêtresse indienne qui t’a sauvée, et celle-ci est formelle : les seules réponses qu’engendre cette situation sont soit un statu quo, c’est-à-dire que tu vis avec tes souvenirs actuels, soit une inversion du sort, tu me reconnaîtras alors, mais hélas tu te condamnes à mort, car le sort te préservait de celle-ci…

Harald étouffe un sanglot.

— C’est le prix à payer…

Tess sent la chaleur laissée par l’amour la quitter.

— Ce n’est pas un choix, c’est une impasse.

— C’est pourquoi, Bera nous accorde du temps pour réfléchir.

— Réfléchir à quoi, Harald ?

QUARANTE-HUIT

— Commissaire ! On a retrouvé l’épave du véhicule accidenté, dont les plaques d’immatriculation ont été volées ! L’identification à partir du numéro d’immatriculation nous a permis de déterminer que la voiture avait eu un accident dans la région de Dunkerque et nous avons retrouvé le garagiste qui avait la carcasse en dépôt. Les collègues se sont déplacés, la voiture est dans un sale état. L’absence des plaques confirme que nos tueurs ont bien gravité dans le secteur. C’est plutôt une bonne nouvelle. Ils ont leurs pénates dans la région, c’est sûr.

— Espérons-le ! J’aime les bonnes nouvelles et en parlant de bonne nouvelle, une caméra de vidéosurveillance a enregistré le passage de leur voiture il y a quatre jours à Bergues ! Cela confirme que leur planque était effectivement dans cette zone géographique et il faut espérer qu’elle les accueille encore aujourd’hui. Je suis confiant, nous les trouverons.

QUARANTE-NEUF

Comme une enfant, Tess presse Harald de lui raconter encore et encore la vie qu’ils ont eue ensemble. De toute son âme, elle voudrait que son cerveau privilégie les souvenirs de sa première vie. Mais elle doit se rendre à l’évidence, tout ce que lui raconte Harald, lui reste inaccessible et relève pour elle du fantasme. Comme si un mur se dressait devant elle, tous ces souvenirs évoqués restent vides et creux pour elle.

L’enthousiasme et l’espoir des deux amants s’étiolent de jour en jour. Harald reste un étranger pour Tess. Elle est attirée par cet homme. Il n’est pas un client comme tant d’autres. Elle le découvre et le sait sincère. Les révélations d’Harald ont bouleversé ses certitudes. Elle n’arrive pas à croire à cet amour, à cette harmonie qui était la leur dans cette autre vie qu’elle aurait vécue. Comment y croire ? Comment croire aussi en la magie ? Tess est sur la voie du renoncement. Elle sait maintenant qu’elle ne pourra pas rendre Harald heureux ; ni s’épanouir avec lui. Elle ne pourra pas tricher et lui dire qu’elle est redevenue celle qu’il a connue autrefois et qu’il aime toujours aujourd’hui. Elle ne se sent pas capable de lui mentir. En d’autres temps elle serait tombée amoureuse de lui, mais là, elle n’y arrive pas, un peu comme si elle se forçait la main. La spontanéité manque, le temps aussi.

Tess n’est pas femme à tergiverser. Ses choix de vie sont ce qu’ils sont, mais ce sont les siens. Elle a toujours été forcée de se décider rapidement et cela s’impose aujourd’hui.

— Harald, j’ai pris ma décision. Appelle Bera et demande-lui de mettre en œuvre le sort d’inversion. Je connaîtrai enfin cet amour, même si le temps de le vivre sera court. J’aurais connu l’amour de ma vie. C’est le plus beau cadeau que l’on puisse recevoir. J’aurai alors la révélation de tout ce que tu t’évertues à vouloir me faire partager. L’Amour tel que tu le décris semble si fort et j’ai envie de le retrouver, ce devait être un trésor si précieux. Nous devions être un couple fusionnel. Qu’ai-je à attendre d’une vie qui ne me ferait pas vivre d’aimer ? Je verrais jour après jour, la flamme s’éteindre doucement dans tes yeux, remplacée par le chagrin et le renoncement. Tu finirais par me fuir ou ce serait moi. J’irais rejoindre les filles de la rue, une vie de femme perdue en me disant constamment que je suis passée à côté d’un bonheur que bien peu peuvent atteindre. Ce n’est pas revenir en arrière vraiment, c’est redevenir moi-même. Tel est mon choix.

Harald reste silencieux. Son aimée vient de prononcer sa propre sentence de mort. Il sait que Bera ne ment pas et que Tess est condamnée. Son souffle est court et sa voix hachée :

— Laisse-nous quelques jours encore ! Je t’en prie, attends encore, laisse-nous du temps ensemble !

— Tiens-tu tant que cela à prolonger une situation où, sans être des étrangers, nous ne sommes plus ce couple dont tu me parles tant ? Tu demeures un inconnu pour moi ! C’est une situation impossible !

Harald est déboussolé. Cette femme qu’il aime tant va lui revenir pour le quitter à jamais.

— Tu es la femme raisonnable et volontaire que j’ai toujours connue. Je t’accompagnerai dans ton choix, même si je le réprouve. Je serai à tes côtés, jusqu’au bout…

Harald ne peut cacher l’émotion qui l’étreint. Il n’est plus capable de parler et quitte la pièce.

À l’insu d’Harald, Tess prend l’initiative d’appeler Bera.

— J’ai fait mon choix, Bera. Harald est sincère et je ne veux pas lui mentir ni tricher. Lui faire croire que je suis redevenue celle que j’étais ? Je ne peux pas faire ça, c’est impossible. Retourner à la vie qui était mienne aujourd’hui ? C’est impossible aussi ! Je ne pourrai pas reprendre le cours de cette vie. Harald m’en a sortie. J’aurais l’impression de jouer un rôle, de ne plus vivre… Je connais la fin, je sais ce qui va m’arriver si je te demande d’inverser le sort, mais avant de ne plus vivre, j’aurai retrouvé Harald et notre amour. Et ça, ça n’a pas de prix dans une vie… même si c’est pour en mourir. Je suis décidée, Bera !

Bera la prêtresse, celle qui a vu passer tant de vies et de morts, ne trouve pas les mots devant tant de courage à vouloir vivre sa vie.

— Je vais demander à Saasil de me communiquer le protocole qui inversera ce sort d’oubli.

— Mais j’ai une demande à formuler.

— Je t’écoute, Tess.

— Je voudrais un peu de temps pour Harald et moi. Je ne demande pas six mois, mais quelques jours, une ou deux semaines, tout ce qui peut nous être accordé. Si je fais le choix d’aller vers la mort, c’est parce que je veux vivre cet amour avant. Un peu de temps pour le retrouver, l’aimer et que nous puissions nous dire décemment l’au revoir auquel deux amants aspirent avant une très longue séparation.

— J’avais l’intention de demander cette faveur pour vous.

— Et, dernière chose : je ne veux pas savoir quand tu me feras redevenir celle que j’étais. Je veux que ce retour à moi-même me surprenne.

— À bientôt, Tess. Je veillerai à qu’il en soit ainsi.

Mais c’est Bera qui est surprise : Saasil l’informe qu’elle va la rejoindre pour pratiquer avec elle le rituel d’inversion. Elle tient à mettre en œuvre le processus, mais aussi convaincre Harald qu’il ne devra pas interférer. Il voudra immanquablement chercher à éviter la mort programmée de Tess.

Même si Harald et Tess sont heureux de la venue de Saasil, la rencontre est teintée d’amertume. Pour Harald, c’est comme si Hela, la déesse de la mort, s’invitait. Pour Tess, elle est l’annonciatrice de la délivrance et d’une renaissance.

— Je fais une exception en quittant mon pays. Étant hébergée par Bera, je suis à même de répondre immédiatement à toutes les questions que vous vous posez. Il sera aussi plus simple pour moi en étant près de toi d’interagir.

Saasil s’adresse d’abord à Tess :

— Je suis heureuse de te revoir, Tess, ta présence irradie toujours la lumière malgré les épreuves que tu as endurées dans cette autre vie. Je sais être une étrangère pour toi, mais tu n’en es pas une pour moi. Ton accident, ton coma m’ont serré le cœur. À la demande d’Harald, j’ai pratiqué le sort qui t’a sauvé la vie, mais à quel prix ! Je ne suis pas aujourd’hui porteuse de lumière, je viens à ta demande pour te permettre de retrouver l’amour d’Harald et les souvenirs de votre vie commune. Et tu es prête à en payer le prix. Je te reconnais là encore : vivre plutôt que se laisser vivre. Je comprends ce désir et ce besoin de te retrouver et de retrouver Harald. Et je sais que pour Harald, ton oubli le ronge.

Comme Saasil l’avait pressenti, Harald l’interrompt.

— Mais je ne veux pas qu’elle meure !! Saasil, tu le sais ! Tes dieux ne sont pas inhumains à ce point ?

— Bonjour, à toi aussi, Harald. Je te retrouve aussi avec joie, même si j’aurais préféré que ce soit en d’autres temps et d’autres lieux… Je te reconnais bien aussi : impétueux, franc et généreux. As-tu oublié que les dieux ne sont pas humains ? Je suis là pour vous deux. Il semble que mon destin n’est d’être que l’instrument des changements de vos vies. Je n’ai pas d’autre pouvoir et n’ai pas la liberté de ne pas respecter les volontés divines. Vous avez été pourvus en vies et dans ce domaine vous en êtes riches… Tess, je comprends ta détresse et ton désarroi.

— Je sais qu’il n’est pas un étranger, mais je suis incapable de déchirer le voile qui recouvre mon passé. Il me parle de nous, de notre vie, mais ces souvenirs me sont totalement étrangers. Je le vois si malheureux de ne pouvoir me ramener, c’est pour ça que j’ai demandé à Bera de prendre contact avec toi et je te remercie d’être venue pour nous.

— Puisque tu es décidée, avec l’aide de Bera, je te ferai redevenir la femme que tu étais, mais, tu le sais, je ne pourrai pas empêcher la mort de te prendre. La magie a ses lois et ses règles. Les dieux nous accordent le pouvoir de la pratiquer, pas de la manipuler.

— J’accepte ces règles. Ma seule requête est d’avoir un peu de temps avec Harald. Ça sera toujours trop peu, mais ma mémoire revenue nous fera vivre intensément l’amour pendant ce temps qu’il nous restera à vivre.

— Accorde-moi quelques jours. J’ai besoin de temps pour organiser le rituel avec Bera. J’ai interféré pour toi auprès de mes dieux et elle auprès des tiens pour que ces moments que tu réclames te soient accordés. Que ce soit des jours ou des heures, ce ne seront hélas que des parcelles de temps beaucoup trop courtes pour vous, mais je ne doute pas que vous saurez les partager et les vivre pleinement.

Harald reste muet, mais Saasil sait ce qu’il ressent. Elle l’étreint et lui murmure des paroles apaisantes pour tempérer la colère et la révolte qui bouillonnent en lui.

— Tess va te revenir. Les dieux t’accordent cette parcelle de bonheur. Ne gâche pas tout avec des rancœurs et une amertume contre ce que toi et moi ne pouvons changer. Profitez de vous, pour le temps qu’il vous sera donné de partager en pleine conscience.

CINQUANTE

C’est Tess, impatiente, qui relance, quelques jours plus tard, la prêtresse indienne, hébergée chez Bera. Elle veut que le rituel soit pratiqué au plus vite.

— Il est temps, Saasil. Harald m’évite, il est partagé entre le besoin irrépressible de me retrouver et le refus de me perdre. Si je ne prends pas cette initiative, petit à petit, Harald et moi nous nous éloignerons l’un de l’autre. Le statu quo de la situation finira par nous détruire. Par faiblesse et par peur, nous allons nous renier, renier nos vies, notre passé et nous perdre. Je ne veux pas de ça. Je le sens même capable de me quitter pour que je n’aie pas à faire ce choix de mourir.

— Mais est-ce ton désir ? Que ressens-tu au fond de toi ? En définitive c’est ta vie que tu engages. Que dit la voix de ton cœur ?

— C’est elle qui me guide. Je le sais. Je connais l’issue de ce choix, mais je veux moi aussi redevenir cette femme aimée dont Harald parle avec tant d’amour et que je ne fais que deviner quand il me regarde et me touche. Le prix de cette renaissance est élevé, mais c’est celui de nos retrouvailles, et je suis prête à le payer. C’est mon choix et vous ne pouvez m’en empêcher.

— Il n’est pas dans les habitudes des prêtresses de choisir à la place de ceux qu’elles accompagnent. La vie est assez compliquée, n’en rajoutons pas. Quand souhaites-tu que nous fassions la cérémonie ? Quand ?

— Aujourd’hui !

— Qu’il en soit ainsi ! Bera et moi sommes prêtes et tout est prêt également pour le rituel. Bera va nous rejoindre et je vais demander à Harald d’attendre dans le salon. Je ne veux pas de lui dans cette pièce, il ne pourrait s’empêcher d’interférer.

— Que dois-je faire ?

— Rien ! Rester silencieuse. Tu restes avec nous dans cette chambre. Nous allons fermer les volets. Pendant le rituel, il est vraisemblable que tu ressentes les douleurs des blessures dont tu as été victime suite à ta chute. Je vais les rendre supportables. Les Nornes vont se rapprocher de ton fil de vie, elles ont patienté dix années, nous avons intercédé auprès de nos dieux respectifs pour que vous soient accordés quelques jours que vous volerez à celle que les hommes de ton siècle représentent comme une faucheuse. L’arme des Nornes est moins imposante, mais tout aussi tranchante et imparable.

— Qui sont les Nornes ?

— Celles qui font et défont nos fils de vie.

Cette fois, Tess est prête. Et, en dépit de l’imminence de sa mort, elle ressent une certaine impatience à enfin se confronter à son destin et son passé.

Saasil et Bera silencieusement, en conscience, purifient la pièce qui doit accueillir la cérémonie et permettre ainsi à Tess de renaître. Elles disposent alors bougies, statuettes et amulettes dans les endroits de la pièce où l’énergie pourra circuler et accompagner Tess. Peu à peu des parfums d’herbes aromatiques et de fleurs imprègnent la pièce. Transportée par ces effluves, Tess à l’impression d’être emportée, de retourner vers ses origines, mais lesquelles ? Des chants se sont élevés. La douceur des voix l’apaise, mais elle ne sait déjà plus si ce sont les voix de Saasil et Bera ou déjà celles d’esprits invoqués pour la faire revenir vers Harald. Les heures passent… longues, si longues… Les effluves des plantes brûlées glissent vers Harald qui perçoit parfois des mots, des mots qui l’approchent, mais sans le toucher. Les chants l’apaisent, mais le temps qui l’englue l’agace.

Tess, quant à elle, après avoir bu une décoction à la demande de Saasil, est étourdie et également emportée par ces fumées qu’elle respire. Les chants et les mots psalmodiés la transportent hors de son corps. Elle flotte entre deux mondes. Des douleurs sourdes se manifestent sans l’inquiéter. Elle ne perçoit pas encore le lent bouleversement déjà à l’œuvre en elle, pourtant, peu à peu les premiers flashs se manifestent, des images s’imposent. Très vite, elles se mettent à défiler pour disparaître aussi vite. La migraine la saisit soudain. Les mains sur les tempes, elle ferme les yeux pour ne plus voir ce kaléidoscope, entendre ces voix, ces cris qui se fracassent dans sa tête. Spectatrice impuissante, elle visualise un défilement d’images qui maintenant se multiplient derrière ses yeux fermés et ses bras s’animent comme ceux d’un apprenti nageur qui ne coordonne pas sa nage.

Elle perd la notion du temps, envahie par un maelstrom d’informations, d’images, de sons. Tous ses sens sont mis à contribution.

L’épreuve et la fatigue l’emportent bientôt et elle finit par perdre connaissance, épuisée par ce flot de messages subliminaux. L’ouragan d’informations a eu raison d’elle.

Lorsqu’elle reprend contact avec le monde réel, elle est groggy. Le soleil réchauffe lentement son visage. Elle est agenouillée sur le dessus du lit et ouvre lentement les yeux. Elle reste ainsi, sans bouger, dans le calme après la tempête et goûte sereinement cet instant pétrifié.

Elle ne se pose même pas la question de savoir qui elle est aujourd’hui.

Saasil et Bera, épuisées, ont doucement quitté la pièce, pour laisser Tess revenir à son rythme. Harald, prévenu, doit attendre avant de la rejoindre et de la retrouver. Il faut lui laisser le temps de revenir à la réalité du moment.

CINQUANTE ET UN

Bera, Saasil et Vernon quittent le gîte et s’installent chez Bera. Les prêtresses ont le sentiment d’avoir accompli un acte juste et nécessaire. Que Tess et Harald profitent de ce temps accordé, ils l’ont gagné au prix de tant de souffrances…

Pour l’instant Harald patiente, mais bouillonne, il attend le réveil de Tess.

Il est si désireux de la retrouver. N’en pouvant plus, il pénètre dans la pièce où son aimée se trouve.

Bien que lui tournant le dos, Tess ne doute pas de l’identité de la personne qui la rejoint dans la chambre. Le soleil illumine la pièce et Tess toujours agenouillée, lui tourne le dos.

— Tu étais vraiment crasseux quand je t’ai parlé la première fois. Je me demande aujourd’hui comment j’ai pu te laisser m’approcher.

— Tess, ma Tess, tu es revenue !

La voix d’Harald tremble, son regard se brouille.

Harald ne peut retenir ses larmes. La femme qui se retourne vers lui n’a plus ce regard sans amour.

— Te souviens-tu, Tess ? Dis-moi, tu te souviens ?

— De tout ! Une vague vient de me frapper de plein fouet. Oui, je me souviens ! De nous, des aventures que tu m’as fait vivre, du bonheur infini que j’ai eu à partager ta vie. De ton amour pour moi et que tu as montré quand tu as choisi de revenir vers moi. Et même si retrouver mes souvenirs n’efface pas ceux que j’ai vécus en dehors de toi, j’ai déjà tout enfermé au grenier ! Je me retrouve et je ne laisserai plus ce grenier envahir notre vie !

— J’ai tant de choses à te dire. L’accident, la mort qui voulait te prendre, le sort d’oubli qui t’a sauvée, mes recherches et l’aide précieuse de Vernon qui a tout laissé pour m’accompagner ici. Sans lui, je serais devenu un barbare fou. Ne souris pas, c’est vrai ! Le reste… tu le connais depuis que tu as choisi de nous suivre à Toulouse.

— Avant toute chose, Harald, tu connais les contraintes de ce charme. Il nous accorde un peu de temps, pas plus. J’ai retrouvé ma mémoire, mais pour ça je dois mourir, c’est le pacte, que j’ai accepté, entre les dieux et moi.

— Je ne le sais que trop. Tu as fait ton choix et il m’est insupportable, mais c’est ton choix. De combien de temps disposons-nous ? Je suis comme en plein désert depuis que tu as choisi la mort pour la vie. Je t’ai retrouvée et c’est comme une explosion en moi. Je suis de nouveau complet, de nouveau moi avec toi. Mais, en même temps, ce sacrifice, ne dis pas non ! C’est un sacrifice, il m’étouffe déjà de l’intérieur… Tu vas mourir à cause de moi. Je ne voulais pas ça, pardonne-moi. Je ne sais même pas le temps qu’il nous reste…

— Je l’ignore. Je ne sais pas, Harald, mais ce temps sera toujours trop court et je souhaite que nous ne nous attardions pas sur ce sujet. Je ne sais comment vont évoluer mes blessures. Je souffre à peine, mais elles sont présentes. Tu te culpabilises, mais qu’aurais-je à te pardonner ? D’avoir traversé une Porte ? De t’être trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment ? De m’aimer au-delà du réel ? Mais c’est la vie tout ça ! avec ou sans dieux, elle nous entraîne parfois dans des impasses. Mais c’est nous qui faisons nos choix, tu as fait les tiens, j’ai fait les miens.

— Je vais t’emmener…

Mais Harald est coupé dans son élan et avant qu’il ne précise ses intentions, Tess, rapidement, l’interrompt :

— Non, Harald ! S’il te plaît ! Le temps va être notre ennemi. Je veux profiter de tout. Vivre chaque seconde avec toi. Une lune de miel. Je veux que tu veilles sur moi et quand je serai partie, je veux que tu demandes à tes dieux de m’accepter dans ton Walhalla. On se retrouvera là-bas. Je le sais ! Voilà ! Je ne veux rien d’autre, sinon rester avec toi, rien qu’avec toi, ces jours, heures, minutes et secondes qui nous sont accordées. Et surtout, ne sois pas triste ou amer. Revivons toi et moi notre vie, parle-moi de ta rencontre avec Vernon. As-tu des nouvelles d’Augusto ? Il me manque. L’estancia me manque aussi, ainsi que nos amis. Dis-moi comment va mon cheval ? Je l’adorais ! Et surtout, redis-moi les mots d’amour qui m’ont liée à toi pour toujours et font que je ne peux pas te quitter des yeux. Je suis de nouveau dingue de toi !

Saasil s’attarde un peu chez Bera avant de retourner dans son pays. Harald, qui a conscience que son destin va irrémédiablement changer à l’approche d’un nouveau carrefour de sa vie, lui a demandé une dernière faveur : veiller sur Augusto qui restera seul à la tête de l’estancia, et faire jouer ses relations pour qu’il devienne le légitime propriétaire de celle-ci. Saasil ne peut refuser, mais elle a d’autres inquiétudes en tête et en fait part à Bera et Vernon :

— Harald aura besoin de vous quand Tess aura quitté ce monde. J’ignore quand, mais la querelle devrait être rapide pour savoir qui de la Mort ou des Walkyries emportera son âme. Protégez-le. De lui et des autres.

— Nous serons là, Saasil, pars tranquille.

Vernon ne peut retenir ses larmes.

— Reste à savoir s’il acceptera notre aide…

Bera, émue, serre longuement Saasil dans ses bras.

Le temps s’égrène, Harald et Tess se saoulent de mots et s’étourdissent de caresses et de regards. Ils se racontent, revivent leurs souvenirs. Ces échanges se sont prolongés tard la première nuit. Ils en oublient la fatigue. Ils rient, pleurent et se redécouvrent comme deux enfants. Ils réussissent à oublier qu’autour rôde une entité plus impitoyable encore qu’Halldora. Elle ne les oubliera pas, cette entité est incorruptible et invincible. Une ombre noire respectée.

Les jours suivants n’ont pas existé. Quelques jours qui ont duré l’espace d’un regard. C’est la sensation qui restera à Harald de ces jours perdus à jamais. Ils se sont aimés, ont marché main dans la main, la nuit comme le jour, n’ayant plus la notion du temps et laissant les contraintes des hommes et de la nature à ceux qui en disposent.

Ils se sont aimés, sans tabou, affamés. Ils n’ont pas eu à réapprendre les caresses de l’amour. Tous leurs gestes d’amour leur sont revenus. Les mains, les corps n’avaient rien oublié. Même le sort d’oubli n’avait pu éloigner leurs corps l’un de l’autre… Ils s’étaient reconnus, malgré tout.

Tess a réussi à faire oublier à Harald que ces moments volés avaient une échéance et que le bonheur est éphémère. Harald la possède sans fin, encore et encore. La fin de leur monde est proche. Tess plaisante même sur les risques d’être enceinte :

— N’espère pas que je te donne un fils, mon barbare, les Vikings n’avaient pas des bébés plus précoces que les autres !

— J’aurai essayé !

— Non, je t’ai laissé essayer autant de fois que tu voulais, simplement pour ne pas te décourager, mon amoureux.

Le rire de Tess résonne dans les oreilles d’Harald comme autant de perles qui tomberaient sur sa peau.

Les forces de Tess déclinent. L’ogre qui la dévore vient de prendre le dessus. Elle a réussi à le cacher à Harald, mais :

— Harald, je crois qu’il faut nous préparer à mon départ… Je vais partir. Bientôt.

— …

Harald sent la lame qui lui oppresse la gorge.

— Déjà ! ce n’est pas possible. Nous venons de nous retrouver. J’ai encore tant de choses à te dire, tant à partager. Il y a des sentiers à encore parcourir avec toi. Ce n’est pas possible. Les jours étaient plus courts que d’habitude. Tu ne peux pas partir, Tess… Tess, tu es nécessaire à ma vie. J’offre la mienne pour un peu de temps encore avec toi. Saasil...! Où est-elle, on doit pouvoir faire quelque chose ! Je vais appeler Saasil ! Elle doit faire quelque chose, proposer ma vie aux dieux. Attends encore, petite femme ! Attends, je ne pourrais pas continuer sans toi !

— Tu pourras ! Pour moi ! Laisse-moi partir avec la certitude que tu vivras encore pour moi !

— Non ! Non, Tess ! Je vais appeler Saasil !

— Ni Saasil, ni Bera ne peuvent plus rien pour moi. Elles se sont employées à obtenir pour nous ces quelques jours de bonheur. Et tu le sais et tu dois l’accepter.

— Jamais !!!

— Comprends ! Elles nous ont offert ce bonheur, mais pour ça, elles sont allées au-delà de leurs limites. Le pouvoir des dieux est bien plus puissant et les guerres qui ravagent notre monde témoignent de leur indifférence et de leur manque de compassion pour la détresse humaine. Quelques jours, c’est la seule concession qu’elles ont obtenue pour nous. C’est Loki qui mène la danse et il ne nous lâchera pas tant qu’il n’aura pas ce qu’il veut. Et… Il me veut.

Harald, le puissant guerrier viking s’est effondré aux pieds de Tess. Il sanglote et gémit. Tess, le regard perdu, se prépare à partir :

— Saasil a préparé une potion pour me soulager de mes douleurs. Je les ressens déjà, petit à petit. La douleur arrive comme une marée montante. Elle passe par tous les chemins possibles de mon corps. Je veux rester digne et lucide jusqu’à mon départ.

Fais-moi encore l’amour ! De toutes tes forces de barbare ! Pas celui timoré qui s’est abandonné quand on s’est rencontrés. Non ! Celui qui m’aime d’égal à égale, qui m’emporte au nirvana, qui me rend femme. J’aime tes yeux quand ils me transpercent lorsque tu te répands en moi. Fais-le ! Pour moi ! Maintenant !

— Je ne sais plus quoi répondre, sinon que je t’aime, de toute mon âme et avec cette envie de fusion qui ne m’a jamais quitté. Tu m’as révélé à moi-même. J’ai posé mon épée et mon bouclier et j’ai découvert l’amour. L’amour d’une femme, l’amour pour une femme. Savoir donner, sans rien attendre. J’ai découvert que faire l’amour ce n’était pas se soulager comme une bête, mais être à l’écoute de l’autre et donner. Je n’ai plus jamais été le même… Reviens-moi ! S’il te plaît, Tess, reste-moi !

Au terme de cette ultime bataille, Tess boit la potion avant qu’Harald ne réagisse.

— C’est trop tôt ! Teeeess ! Pourquoi… ? Oh Odin, je t’en supplie laisse-la moi !

— Laisse-moi vivre mes derniers instants dans la sérénité, blottie dans tes bras ! Réchauffe-moi, je sens le froid de la mort autour de moi. Empêche-la de me prendre trop vite. Garde-moi encore près de toi, souris-moi et redis-moi encore tous tes mots d’amour, encore, jusqu’au bout… !

— Tu aurais dû me laisser un peu de cette potion que je t’accompagne pour ce dernier voyage. Partir avec toi…

— Continue de me faire vivre encore ! Tant que tu penses à moi, je vis encore.

CINQUANTE-DEUX

Saasil m’avait prévenu. La douleur est pire encore que celle que j’avais imaginée, elle m’avait dit qu’elle brûlerait mon âme. C’est pire ! J’ai hurlé ma douleur. J’ai gueulé, peut-être simplement en silence, en moi, seul. Je ne sais plus, j’étais le jouet de ce monstre qui me ronge depuis la mort de Tess. J’ai été impuissant, je n’ai pas pu arrêter la progression de la mort. Marée descendante, la vie s’échappait de ce corps que je serrais dans mes bras, les muscles se relâchaient, peu à peu, inexorablement. Le souffle qui s’amenuisait. La vie et la mort s’affrontaient, et la mort voilait l’éclat des yeux de Tess et a gagné. Ma femme a pourtant laissé son regard rivé au mien, longtemps, ou si peu de temps, des heures ou un instant, je ne sais plus. Je m’étais noyé dans ce regard. Tess tu n’as pas réussi à tricher, les Nornes sont implacables. Un souffle, un dernier souffle… Une flamme qui vacille et me fait douter que son esprit n’était plus derrière ce regard fixe, mais qu’il me caressait une dernière fois, et m’envahissait d’un amour, qui, après avoir plongé en moi, m’a échappé pour maintenant marcher à côté de moi. Je sais que tu es là. J’ai toujours envie de toucher ton corps, pourtant je sais qu’il m’appartient de l’offrir aux flammes. Je suis rassuré, tu m’accompagnes. Tu vivras autrement. En moi.

Je suis resté hors du temps avec toi dans mes bras. Une éternité… Tu n’étais plus là. Ça y est, je suis seul. À jamais. Je suis resté en léthargie à t’étreindre, toi, blottie contre moi.

Je t’ai parlé comme jamais je ne l’avais fait. C’est la mort qui me montre que j’ai encore tant à te dire, d’amour à te révéler. Encore plus que quand tu étais là, vivante et chaude. J’ai eu besoin de temps pour m’apercevoir que tu ne m’entendais plus, que tu ne frissonnais plus sous mes caresses lorsque je te caressais le visage ou le bras, que tu ne souriais plus si j’enroulais une mèche de tes cheveux autour de l’un de mes doigts. Tu n’étais plus là et ce sont tes yeux désormais éteints qui m’ont réveillé. J’ai lu en eux comme un reproche : ne pas me nourrir de ma douleur.

Ta peau froide m’a révélé que mon apathie durait depuis trop longtemps. Je dois sortir de cette léthargie qui m’avale. Je me sentais si bien pelotonné contre toi. J’ai bougé, mais tu restes soudée à moi. Je desserre tes doigts accrochés à ma chemise. Ton corps veut rester près de moi et faire mentir tes yeux. Ton visage est serein. Tu es tellement belle. Belle avec tes cheveux blonds reflétant les lueurs des bougies. J’embrasse encore une fois tes lèvres entrouvertes. Pas de morceau de pomme empoisonnée, pas de conte. La mort a quand même perdu. Tu es encore plus proche de moi.

Ruiné par le chagrin, je ressens, malgré tout, la satisfaction d’avoir été là. Pour toi. Le chagrin m’approche, sans relâche. Il fera bientôt partie de moi. À jamais.

J’ai oublié tous tes mots. Je voulais pourtant les porter en moi, comme des trophées.

Je ne veux pas voir ton corps partir en lambeaux et pourtant j’aimerais tant te garder. Je sais que tu me reprocherais une telle décision. Arghh… Je sais que tout cela t’énerve… Hier, je n’ai pas pu honorer Karen. Elle sera là aujourd’hui pour nous accompagner, tous les deux. Je l’associerai à tes funérailles.

Quand nous sommes arrivés, Vernon et moi, désœuvrés en cherchant Bera, nous avons circulé dans la région et joué les touristes. Un secteur m’a particulièrement charmé par son calme et sa beauté. Nous avons découvert un marais qu’il est possible de parcourir en barque. Notre logeur nous avait conseillé de visiter le marais audomarois, un labyrinthe sauvage de petits canaux. Des maraîchers l’exploitent, y circulent et en vivent.

Un endroit perdu, verdoyant et préservé.

Tu t’y plairas, Tess, pour ton dernier voyage.

J’ai installé Tess tout près de moi dans la voiture, au réveil de la nuit et nous sommes partis pour ce marais. Je t’ai bercée de paroles, ma main droite posée sur ta cuisse. Je n’aurais pas supporté le silence.

À destination, j’ai garé la voiture et je t’ai prise dans mes bras. Tu es si légère ! J’étais inattentif et je ne t’ai pas vue maigrir ces derniers temps. L’échéance de la mort devait te miner tandis qu’elle me rendait aveugle. La mort t’a rongée avant de te prendre. Tu n’es pas plus lourde qu’un chaton !

J’ai installé délicatement son corps au fond d’une barque dont j’ai brisé la chaîne qui la maintenait attachée au ponton. J’ai pris le bidon d’essence qui était dans la voiture. Merci, Vernon !

La nuit est calme. Une chouette hulule, des grenouilles sautent dans l’eau à mon approche, et c’est tout. Nous sommes seuls. Un glissement dans les feuilles mortes signale le passage d’un petit mammifère ou d’un serpent. Les animaux semblent vouloir m’accompagner pour ton départ. Non, nous ne sommes pas si seuls. La vie est autour de nous.

Je t’embrasse une dernière fois.

— Je t’aime.

Saasil et Bera m’ont demandé de placer dans tes mains des offrandes pour chacun de leurs dieux respectifs. Tu pars accompagnée.

J’arrose son corps d’essence ainsi que le bateau. J’offre en sacrifice le corps de ma femme à mes dieux. Je pousse l’embarcation funèbre sur le petit canal et jette un chiffon imbibé d’essence, enflammé.

L’embrasement est immédiat. Un souffle bouscule la sérénité des lieux et illumine tout le marais.

Du ponton, Harald regarde la barque enflammée dériver. Il distingue le corps de Tess qui semble revivre et se redresser au milieu des flammes devenues hautes et ardentes.

Le feu doit être visible de loin et peut rapidement engendrer, par une nuit si calme, la venue d’un témoin. Harald se résout à quitter les lieux, après avoir une dernière fois, adressé un message à Tess. Puis il regarde le ciel rempli d’étoiles pour s’adresser à Hel, douce déesse de la mort, qui, bien que fille de Loki, doit accueillir sa compagne sans être animée par l’esprit vicieux de son père. Harald entend le cheval de Hel gratter le sol de son sabot, marquant ainsi la place d’une tombe nouvelle. Il a lu Selma Lagerlöf avec Tess et le conte de L’anneau du pêcheur lui revient soudain. Ils lisaient beaucoup tous les deux, là-bas au Paraguay. Tess disait qu’il était important pour lui de retrouver sa culture. Elle riait…

Ses yeux se brouillent. Harald remonte en voiture et part.

Il n’a aucun souvenir du trajet retour jusqu’au gîte à Bollezeele. L’esprit embrumé. Il a conduit instinctivement, dans un état second. Personne sur cette route de la campagne flamande. C’est bien. Les dieux sont là… Ou Tess…

Il est rentré et s’est enfermé. Il veut être seul. Dans un accès de folie, il détruit tout ce qui lui rappelle Tess. Il n’en a plus besoin, Tess l’habite. N’échappent au feu destructeur que ses documents personnels qu’il garde en permanence sur lui. Une habitude que Vernon et lui ont adoptée, ayant conscience qu’ils sont susceptibles de fuir leur refuge à tout moment. Il sera prêt à repartir à tout moment.

S’il avait été consulté, le docteur Willis, en l’observant ainsi plongé dans une alternance de périodes de passivité et d’excitation, aurait dit qu’Harald souffre de catatonie. Mais la frontière est ténue entre la folie et le chagrin. Une maladie comme les autres : impitoyable, mortelle. Pas de remède. L’alcool ? Oui, sûrement ! Mais seulement pour un Viking, où trouver du ratafia ?

Mais Harald ne consulte pas. Il a toujours affronté, sans intermédiaire, ses adversaires, hommes ou entités. Il faut vaincre ces démons. Sortir de la défroque de ce qu’il est devenu : une épave échouée dans cette maison vide aujourd’hui.

— Bouge, arrache-toi de cette apathie !

Harald ne sait pas si ces mots sont sortis de sa bouche ou s’ils lui ont été soufflés. Mais leurs échos rebondissent dans son crâne.

Harald vit avec la magie et les dieux depuis qu’il est né Viking. Cette secousse qu’il vient de ressentir, c’est peut-être Tess qui le sait au bord du gouffre d’où l’on ne remonte pas. Est-ce elle qui l’accompagne et le secoue ? Les morts ne nous quittent jamais vraiment.

Pour l’instant, il reporte à demain, sa décision.

Il lui faudra en fait des jours et des jours pour manger à nouveau, se laver et faire semblant de vivre.

Seconde après seconde, respiration après respiration, il sait que son cœur se synchronise avec celui de Tess. Elle est là et vit en lui.

CINQUANTE-TROIS

Monsieur Declerq, le propriétaire du gîte s’inquiète de ne pas voir ses locataires. Leur voiture n’a pas bougé depuis plusieurs jours.

Ce qui le rassure c’est que les lumières du logement sont allumées chaque soir. Mais il est surpris par le comportement de ces locataires atypiques. L’un d’eux est parti avec une femme, en lui affirmant qu’il voulait laisser seuls « les amoureux ». Mais ce couple de tourtereaux est invisible, alors il s’interroge. Enfin ! Il se donne quelques jours avant d’être plus inquisiteur.

— Où sont-ils ces amoureux ? Bah, on verra bien !

Les gendarmes de Clairmarais, quant à eux, ont trouvé un cadavre brûlé dans une barque. Cette enquête particulière leur est rapidement retirée au profit des enquêteurs de la brigade de recherches de St-Omer par le procureur de la République, Marc Crignon qui s’est déplacé sur les lieux. Le cadavre de Tess a été évacué au centre hospitalier de Lille pour y être autopsié.

Un fait divers qui sort de l’ordinaire, commenté quelques jours dans la presse, mais qui représente une véritable énigme pour les enquêteurs sans piste à suivre. Les quelques traces de pas relevées étant les seuls indices qui pourraient être exploitables…

Il n’y a que le médecin légiste qui pourra relancer cette enquête qui traîne depuis des jours.

Le commissaire Saout alerté revient rapidement dans le Pas-de-Calais où le procureur l’informe des nouveaux éléments dont il dispose :

— Commissaire, le cadavre brûlé a été formellement identifié grâce à sa dentition. Il s’agit de Tess Quilicci, l’une des personnes que vous recherchez pour les crimes commis à Toulouse.

— Je ne comprends pas, elle n’a pas été blessée lors de la fuite. Le légiste a-t-il déterminé les causes de sa mort ?

— Elle ne présente aucune blessure et sa mort serait due à de multiples fractures dont l’origine n’a pas été établie. Le médecin pense qu’elle peut avoir été battue. Peut-être des coups violents ou même une chute. Mais selon lui ces fractures seraient anciennes. Des chairs nécrosées et d’autres saines témoignent du combat que son corps devait livrer contre la mort bien avant son immolation. Il est certain qu’elle était déjà décédée avant celle-ci. La victime tenait un objet dans chaque main : un talisman, genre pendentif en argent dans l’une. Selon un expert du Moyen Âge et de l’Antiquité, cet objet serait très ancien. Il symboliserait le Marteau de Thor. Mais le plus surprenant est le bijou qu’elle tenait dans l’autre main : un artefact religieux. C’est aussi un pendentif, mais celui-là représente un visage indien, en jade, qui lui, est identique et de la même époque que ceux découverts dans des tombes de momies mayas vieilles de plus de onze siècles, toujours selon cet expert. L’immolation du corps de cette femme ne pourrait être qu’un rituel funèbre. L’anachronisme, c’est l’association des deux cultures religieuses révélées par les artefacts.

Le commissaire expose l’évolution de son enquête :

— Cela devient de plus en plus intrigant. Cette enquête est déstabilisante et incroyable. Je ne sais pas où cela va nous amener. La seule conclusion que je puis vous proposer actuellement est que nous avons encore deux malfaiteurs dans la nature. Peut-être que la femme est morte suite aux mauvais traitements qu’elle avait subis à Toulouse. Son compagnon Gorgy la battait. Ce n’était pas un tendre. Comme ils sont morts tous les deux, on ne pourra pas vérifier cette hypothèse. En tout état de cause, ceux que nous recherchons et qui sont venus la délivrer ont fait payer sa violence au Roumain. Il ne battra plus aucune femme. Dans le cadre de ma commission rogatoire, je vais informer le juge d’instruction des nouveaux éléments que vous venez de me donner.

De retour au commissariat de Saint-Omer, Saout fait le point sur l’enquête. Devant son personnel rassemblé et des gendarmes de la Brigade des recherches, il rapporte les éléments qu’il vient d’obtenir :

— La question que nous devons nous poser pouvant éventuellement faire avancer l’enquête est : qui immole ainsi ses défunts aujourd’hui ?

— Nous, dans nos crématoriums !

Le commissaire Saout ne peut se retenir de réagir à la réflexion irréfléchie de l’un de ses subalternes.

— Oui. Dire qu’on m’a promis les meilleurs limiers pour résoudre cette enquête… Vous n’êtes qu’un idiot. Vous croyez qu’on préfère aujourd’hui brûler nos morts dans la nature, sur un bateau, pour les honorer comme ceux qui ont pratiqué ce rite ? Non ! Je ne crois pas ! Aujourd’hui nous les brûlons pour qu’ils disparaissent à nos yeux, ne plus aller au cimetière, et même pour certains d’entre nous, pour économiser les frais d’obsèques !

Non, je pense que ceux qui ont brûlé cette femme respectaient réellement un rite religieux. La barque, le corps déposé dans celle-ci, le feu. Cela ressemble à la façon dont les Vikings honoraient leurs morts. Le hic, c’est l’autre artefact qui, lui, n’a rien à voir avec les traditions vikings. Les hommes que nous recherchons sont dans le secteur. J’en suis persuadé. Ils détiennent les réponses à toutes les questions que nous nous posons. Trouvez-les et nous résoudrons les énigmes qui nous sont soumises ! Ils ne sont pas loin, j’en suis certain. Même si ce travail est fastidieux, il vous faut contacter tous les hôteliers de la région, les agences de location, les loueurs de gîtes ruraux, de chambres d’hôtes. On a une description, même si elle n’est pas parfaite, des trois protagonistes. On a aussi les portraits-robots. À nous de ratisser le secteur. Je suis confiant, ils ne peuvent nous échapper, ils auront faim. Ils ont des besoins. On ne peut vivre éternellement reclus. Je ne vais quand même pas vous apprendre votre métier. Recherchez le renseignement au travers des contacts humains, puis échangez vos renseignements. Le succès ne dépend que de votre savoir-faire que vous soyez policier ou gendarme. Un appel à témoin sera placardé dans les commissariats et les gendarmeries. En chasse, messieurs !

CINQUANTE-QUATRE

Coupé de tout et surtout de lui-même, Harald ne pense même pas à toute cette agitation, à toutes ces enquêtes qu’il a déclenchées. Il reste seul et se complaît dans cette solitude. Il a patiemment rédigé ses mémoires pour Vernon, dans lesquelles il a raconté sa vie de Viking sans cacher son côté obscur, son bannissement, le naufrage de son drakkar, ses errances dans Boulogne plus de dix siècles plus tard, ses crimes et sa rencontre avec Tess. Il dévoile comment cette femme aussi perdue que lui, l’a transformé. Comment elle a fait de lui l’homme, qui, plus tard, dans sa détresse est un jour venu à elle pour l’entraîner de la France au Paraguay. Leurs aventures, mêlées de magie, de batailles, de fuites couvrent une centaine de pages et nourriront la curiosité de Vernon.

De son côté, Vernon a laissé Tess et Harald vivre leurs derniers jours ensemble. Il s’est installé chez Bera, heureuse de partager ce temps avec lui. Elle répond volontiers et avec une patience infinie aux questions incessantes que cet homme féru d’histoire et curieux ne manque pas de lui poser. Pour le professeur, disposer d’une source de savoir infinie et sûre sur une si ancienne période de l’histoire est une opportunité qui ne se présentera pas deux fois à l’historien qu’il est. Écouter Bera, c’est vivre aujourd’hui le quotidien des Vikings, leur culture, leurs guerres, leur histoire.

Il pourrait passer le reste de sa vie à capter toutes ces informations.

— Tu fais de moi un privilégié, Bera.

— Ma double vie est inconnue de tous mes proches et je reçois peu de monde chez moi. Je n’imaginais pas que simplement raconter l’histoire de mon peuple pourrait te passionner autant. Je te parle, mais n’ai pas le droit de le faire imprudemment. Toi, Harald t’a impliqué dans son histoire. Le passage des Portes est un secret et doit encore le rester.

— C’est beaucoup plus que ça pour moi. Merci, Bera.

Vernon ne sait pas que la mort de Tess est survenue si vite après son départ.

Pour Harald, le temps n’existe plus, l’énergie qui lui faisait défaut, reprend peu à peu ses droits. La vie lui revient. Il n’a pas rappelé Vernon, car il voulait prendre le temps de coucher son histoire sur le papier, comme pour mieux se défaire de ses souvenirs et les laisser partir avec Tess. Un autre oubli…

Il a pris l’initiative de venir retrouver ses amis à Cassel, passer une soirée avec eux et leur faire part de ses décisions.

Il leur a annoncé le départ de Tess. Bera lui a proposé de partager un dernier repas en compagnie de Vernon. Harald a profité de cette occasion pour leur faire savoir qu’il ne repartirait pas au Paraguay. Son choix est fait. Vivre dans ce monde ne l’intéresse plus. C’est Tess qui le gardait au XXI° siècle. Il veut retourner à ses racines, dans son époque. Il sait qu’il ne refera pas sa vie chez les Vikings, mais qu’il pourra, dans son monde, se jeter dans l’aventure et l’oubli. Il sait cela possible.

Le repas se termine. Chacun a veillé à ne pas parler de Tess.

Harald rejoint Bera à la cuisine.

— Je savais que tu reviendrais me voir, Harald. J’aurais préféré que, pour une fois, les runes se trompent, mais mes pierres de divination ne me trahissent jamais. J’en suis remplie de tristesse.

— J’ai appris à te connaître. Tu avais vu la mort de Tess et tu savais que je ne resterais pas dans ce monde.

— J’ai vu les remous se dissiper à la surface de l’eau. Les dieux sont parvenus à leurs fins et ont éliminé ce qui ne devait pas être : votre histoire. Tess n’a jamais appartenu au monde viking et elle n’y subsistera qu’en souvenirs pour les quelques intimes de votre couple qu’elle a côtoyés. Elle disparaîtra tout à fait à la mort de ces témoins.

— Je n’ai jamais voulu tout ça. Ces aventures m’ont été imposées à la suite du premier passage lors du naufrage. Tess est en moi et chaque jour je la fais vivre encore, et même si mes mains ne rencontrent que le vide, mes yeux restent remplis de son image. Je suis responsable de sa mort. J’ai croisé son chemin et cela a suffi pour la condamner.

— Cet amour si intense te tuera, Harald, plus sûrement qu’un adversaire au combat. Je comprends ce sentiment de culpabilité, mais le jeu n’en valait-il pas la chandelle ? L’Amour qui vous a animés est l’idéal auquel chacun aspire. Peu d’entre nous en rencontrent un semblable.

— Mes yeux sont désormais secs, mais je pleure en moi. Cette absence aura, comme tu le dis, raison de moi. C’est aussi une dernière sollicitation que je t’adresse. Je veux franchir une dernière fois une Porte, rejoindre mon peuple. Redevenir un guerrier, non pas pour reprendre la vie d’avant, mais pour m’enivrer de batailles, oublier mon bonheur perdu, mourir en Viking si cela doit arriver. Découvrir de nouvelles terres, voir de nouveaux visages, m’oublier dans les autres.

— Un suicide qui ne veut pas dire son nom !

— Tu as raison, Bera, mais tu ne peux pas même imaginer cette douleur qui me traverse. Ce doit être comme essayer d’apaiser une femme qui vient de perdre son enfant lorsque l’on est mère soi-même. On frissonne d’effroi de s’imaginer à sa place, mais on est encore loin de vivre sa douleur. Tu ne peux percevoir ce qui me détruit.

Les yeux de Bera brillent de larmes.

— Je te comprends, Harald, tu as raison. La douleur et la souffrance ne peuvent se partager ni se donner. Cette douleur est la tienne et ta résolution est respectable. Je vais t’aider même si d’être la complice de ton grand départ me fait tellement de peine.

Harald détourne les yeux, laisser la peine de Bera le pénétrer serait pour lui le coup de trop, il le sait.

— Je dois parler à Vernon de ma décision qui je n’en doute pas le contrariera. Il est devenu un ami, un frère dans les épreuves. Laisse-nous seuls un instant, devant le feu.

— Prends le temps qu’il te faut. Il n’est jamais facile d’annoncer une mauvaise nouvelle à un ami.

Harald rejoint Vernon et se laisse tomber dans l’un des grands fauteuils qui font face à l’âtre.

— Dommage que nous ne puissions pas déboucher une bonne bouteille de ma cave comme lorsque nous faisions nos recherches.

Vernon, n’est pas dupe. Chacun baisse les yeux. C’est encore plus difficile qu’Harald le pensait.

— …

— Sébastien, j’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours et j’ai pris mes dispositions. Oui, je sais, tu ne veux pas entendre parler de tout ça, mais tu devras boire la coupe jusqu’à la lie, mon ami.

J’ai rédigé un testament. Je laisse l’estancia à Augusto. Il est ambitieux, volontaire et je sais qu’il saura développer l’affaire et prendre soin de cet endroit cher à mon cœur. Mon ami, je ne t’ai pas oublié. Je sais que tu souhaites retrouver ton terrier et te faire oublier.

Le silence est lourd, Vernon a toujours les yeux baissés et on entend Bera dans la cuisine. Harald insiste :

— Je te remercie mon ami. Je te dois tant. Ma vie, surtout, lorsque tu m’as évité de la perdre à Toulouse. Tu nous as soignés Tess et moi. Tu es comme ces guerriers qui m’accompagnaient autrefois, qui assuraient le succès de nos entreprises et à qui j’aurais confié la vie de ma famille. Je ne t’accompagnerai pas pour repartir au Paraguay.

La voix de Vernon tremble et son regard croise enfin celui d’Harald.

— Tu vas me manquer, plus que tu ne saurais l’imaginer, mais je comprends ton choix. Je te connais assez aujourd’hui pour savoir que tu finirais, si Tess disparaissait, par prendre cette décision, même si elle me désole.

— J’ai écrit mon histoire et ce que je connais de l’histoire de mon peuple. Tu pourras approfondir tes connaissances sur mes compatriotes. Ne te fâche pas, c’est une blague ! Tu en sais déjà beaucoup. C’est un cadeau que je suis heureux de te faire. Tu fais partie de mon histoire et tu te retrouveras dans ces pages. Tu restes et resteras, l’un des rares témoins de mon passage dans ce siècle. De l’histoire empreinte de magie et des impossibles vérités qu’elle peut engendrer. Tu auras ces certitudes que tu ne pourras hélas pas partager. Je voudrais que tu fasses authentifier mon testament au Paraguay. Il te faudra y contacter un notaire. Saasil saura gérer les problèmes que mon départ ne manquera pas de créer. Elle et ses disciples savent se montrer très persuasifs et elle est respectée en tant que grande prêtresse.

À toi, je lègue ma cave et crois-moi elle est bien garnie. Tu vois, tu finiras par bénir mon départ ! Je plaisante ! Deux à trois cents bouteilles, il te faudra creuser une cave sous ta bibliothèque ! Patiemment je l’ai composée, sur les conseils de Tess qui appréciait les bons vins de France. Tu y découvriras de vrais nectars que j’ai découverts grâce à un connaisseur. Tu y trouveras ainsi des crus parfois rares, qui réjouiront tes papilles. Tu ne pourras pas ne pas penser à ce Viking qui est venu t’extraire de ton antre, quand tu dégusteras ces vins exceptionnels comme ces Bordeaux Haut-Médoc, Châteaux Beychevelle, Gruaud Larose ou un Château La Lagune, voire un Château Smith Haut Lafitte, ou même un Château Latour Martillac, toi qui aimes les graves. Ces vins seront autant de fugues imaginaires avec Tess et moi, pour les goûter et les aimer. Tu vois, même un Viking peut devenir amateur de bons vins. Pour les grandes occasions, tu déboucheras un champagne Vieilles vignes, moins connu que les plus grands, mais excellent. Je le fais venir des caves Cazé-Thibaut. Tu vois je te fais une leçon rapide ! Tess m’a transmis cette passion. J’apprécie ce champagne. Je pourrais presque regarder pétiller quelques bulles et les boire maintenant avec toi !

En écoutant ces quelques mots, Vernon sent le chagrin l’envahir, ainsi que la nostalgie d’un temps révolu.

— Tu me gâtes. Ta générosité me touche. Pour un peu je deviendrais sentimental. Mais comment as-tu fait pour te constituer une telle réserve ?

— Un touriste français, cet ami et fameux connaisseur, à qui j’ai fait visiter à cheval le Paraguay pendant plusieurs semaines. Nous avons fini par plus que sympathiser. Il est négociant en spiritueux, un gars très sympathique. C’est drôle, son prénom est le même que le tien. C’est votre seule ressemblance. Lui se situe dans la quarantaine, chauve et rondouillard. Un épicurien qui vit à cent à l’heure. J’ai aimé parler avec lui sous une tonnelle de l’estancia. J’ai gardé mes secrets, mais j’ai découvert un ami, avant d’en découvrir un autre en toi. Crois-moi, son catalogue est fourni en bons vins. Si tu épuises ma cave, tu pourras le contacter de ma part et s’il revient au Paraguay, crois-moi, il ne rechignera pas à boire l’un de ces nectars avec toi. Vous pourrez ainsi me faire vivre avec vous de temps en temps. Entre Sébastiens vous vous reconnaîtrez, en plus il s’appelle Bardot, facile à retenir. À ton âge tu dois bien avoir un poster de l’actrice que tu as dû bader dans ta jeunesse. Tess m’a montré un jour cette femme. Une vraie walkyrie, certes plus nécromancienne aujourd’hui que pin-up. La vie est bizarre, me voilà à papoter avec toi, comme si la vie revenait… Tess doit être derrière tout ça.

— La vie peut revenir, il ne tient qu’à toi !

— Non, Vernon, ça suffit pour moi ici. J’ai eu mon compte. Bois à mon souvenir !

— J’alignerai patiemment les bouchons. Merci, Harald ! Je n’arriverai pas à t’oublier c’est impossible. En dégustant ces vins, je te retrouverai. Ces élixirs, ton manuscrit et une bonne pipe et je m’évaderai encore de chez moi, hélas, sans toi cette fois. Et là où tu seras, tu entendras mes Skål ! à chaque fois que je trinquerai avec ton ombre. Crois-moi, tu les entendras.

— Oui, je serai avec toi, mon ami.

— …

— J’ai rarement contacté Augusto, mais je sais qu’il gère sérieusement l’estancia. Passe le voir de temps en temps. Je ne l’ai pas beaucoup appelé ces dernières semaines. Il doit être inquiet et en même temps, lui parler maintenant est au-dessus de mes forces. Je n’ai pas eu de fils et j’aurais aimé qu’il soit comme lui. Je le sais aujourd’hui, c’est le fils que nous aurions souhaité Tess et moi.

Il a connu Tess, même s’il n’en garde pas le souvenir. Il m’a supporté après son accident et m’a guidé vers toi. Plus rien ne me retient au Paraguay. J’ai plaisir à lui offrir ce domaine. Il est de ce pays et je sais qu’il s’y investira encore plus. Il est jeune, il trouvera celle qui l’épaulera pour élever ces chevaux qu’il aime tant, comme Tess les a aimés. Je lui téléphonerai et lui ferai mes adieux avant de disparaître de ce siècle. Voilà tout ce que je tenais à te dire.

Lorsque Bera revient de la cuisine, elle trouve les deux hommes, silencieux, le regard perdu dans les flammes de la cheminée.

CINQUANTE-CINQ

Bera invite les deux hommes à profiter de son hospitalité jusqu’au lendemain. Chacun pourra profiter de la compagnie des autres. Elle a repris les choses en main, une façon de faire passer le chagrin que chacun cherche à étouffer.

— Sébastien, dès demain nous organiserons ton voyage de retour. Le plus sage sera de partir de l’aéroport de Bruxelles. Nous trouverons une correspondance pour rejoindre le Paraguay. Et n’oubliez pas que vous êtes toujours recherchés. Depuis quelques jours, la police est partout. Méfie-toi, Harald, l’étau se resserre, il est temps pour vous de disparaître. Tu dois te décider…

— La belle saison s’annonce chez moi là-haut, les raids vont reprendre. Je trouverai à m’embarquer. Il y a tant de clans.

— La mémoire de notre peuple est transmise oralement depuis des siècles, mais tu pourras te perdre dans l’un des méandres de notre histoire commune, car beaucoup d’anecdotes secondaires ont été oubliées. Nombreux sont ceux qui sont morts dans l’anonymat, loin du Nordland et les sagas les ont ignorés. Moi, je veux que ta mémoire ne soit plus salie, je paierai un tailleur de pierres pour effacer les runes, qui si elles disent la vérité sur toi en ce qui concerne la mort de ton jarl, déshonorent l’homme que tu es vraiment.

— Merci, Bera. Il ne restera rien de moi, c’est l’option que je préfère.

— Je prends quelques dispositions et je t’accompagnerai jusqu’à la Porte. Où veux-tu retourner ?

— En Norvège. N’ayant plus d’attaches familiales, je voudrais en priorité, accompagner une expédition à la recherche du Vinland. J’ai besoin de grands espaces, de liberté si elle existe encore pour moi ; et surtout, j’ai besoin d’oublier ce passé qui me ronge, ou tout au moins d’essayer. Une vie nouvelle m’attend là-bas. Il me reste un peu de ce goût de l’aventure qui m’habitait il y a maintenant bien longtemps. En cherchant qui j’étais, Tess et moi avons lu les sagas des aventuriers vikings. On y parlait du Vinland, de la terre des forêts ou des rochers plats. Imagine, Bera, le désir des Vikings à atteindre ces terres… Ce désir, je le sens en moi.

— Je connais ces sagas. Rien ne permet aujourd’hui de situer le Vinland, peut-être n’est-ce simplement qu’une utopie. Les premières installations au nord de l’Amérique ne semblent pas avoir perduré. Ces expéditions audacieuses n’ont abouti qu’à des installations sans lendemain dont les vestiges aujourd’hui restent rares et difficiles à retrouver. Longtemps les emplacements de colonies vikings sont demeurés des mystères qui agaçaient l’imaginaire collectif.

Dans une saga on relate même la mort de colons sous les flèches de Skraelings ou hommes laids, les Indiens nomades de ces régions.

Les hommes et femmes qui partaient ainsi pour l’aventure quittaient la Norvège pour gagner l’Islande sans escale, puis les expéditions partaient à l’Ouest pour des confins inconnus, le Canada d’aujourd’hui. Ils devaient affronter l’Atlantique, la violence des tempêtes, les icebergs, la violence de la nature. Un monde barbare, ton monde…

Mais je ne veux pas contrarier ton besoin d’aventure. Peut-être que certains de tes ancêtres ont réussi à descendre volontairement ou par hasard plus au sud que ce qui est raconté dans les sagas. Peut-être qu’un jour on pourra l’établir. Je sais qu’il reste bien des énigmes à élucider au sujet de notre peuple et de ses voyages vers les Amériques.

— J’ai lu toutes ces sagas dont celle d’Erik le Rouge, même si pour la plupart elles parlent d’expéditions postérieures à la période qui m’a vu naître. Ma décision est prise, Bera. Je souhaitais finir ma vie avec Karen là-bas dans cette Amérique de la colonisation viking, dorénavant deux ombres m’accompagneront et s’y installeront avec moi.

— Va pour la Norvège. Comme les contrôles sont risqués pour toi dans les aéroports, je vais t’accompagner en voiture, puis en ferry de Hirtshals à Bergen.

— Je m’imprégnerai à chaque instant du monde actuel, et je profiterai une dernière fois du confort insolent de votre civilisation. Et je serai avec toi, Bera, ma chère Bera, compagne de toutes mes douleurs. Toi et Saasil avez fait beaucoup pour Tess et moi. Je ne l’ai pas suffisamment dit à Saasil et je le regrette. Tu sauras trouver les mots pour moi. Vous vous êtes investies sans rien attendre de moi. C’est la vraie générosité. Une dernière fois, les trois amis sont réunis et trinquent.

L’atmosphère est lourde, car chacun a conscience que cette soirée est la dernière qui les réunit. Leur gaieté est forcée, les regards s’évitent parfois, les mains tremblent, l’émotion vibre en chacun, mais c’est malgré tout un dernier instant de joie. Les moments passés ensemble, les peurs, les peines, les joies, constituent un lien indestructible. La séparation imminente leur semble incongrue. Le fantôme de Tess s’est invité à cette dernière soirée et la bière ne les a pas aidés. Les discussions se prolongent. Ils parlent jusque tard dans la nuit et Bera propose à Harald de dormir chez elle, pour profiter de la présence de Vernon qu’elle accompagnera le lendemain à Bruxelles. Il y séjournera le temps de trouver un vol qui le rapprochera du Paraguay.

Au petit matin Harald étreint une dernière fois Vernon.

— Adieu, mon ami. Tu m’as été précieux. Je sais ce que je te dois et là où je vais, je t’emmène avec moi. Peut-être demain feras-tu des rêves où toi aussi tu combattras des barbares avec moi à tes côtés. Si le cœur t’en dit, viens observer l’histoire autrement que dans tes livres.

Au moment de leur séparation, les larmes coulent sur les joues de Vernon et il ne cherche pas à les retenir. Les épreuves ont forgé entre eux des liens indéfectibles. Harald a trouvé en Vernon un ami désintéressé et qui s’est impliqué dans sa quête, sans contrepartie, et a vu en Harald, un homme mû par le courage et l’aventure comme il n’en existe que peu à notre époque. Un homme guidé par un idéal. Il est fier de l’avoir épaulé.

Harald prend sur lui de ne rien montrer de l’émotion qui l’étouffe. Sa décision de rejoindre son époque est irrévocable, il a perdu Tess, et perd aujourd’hui volontairement un ami précieux. Il sait qu’il doit retourner chez lui, Tess partie, il quitte Vernon, son ami. Il veut, seul, affronter ses douleurs et ses démons, trouver refuge dans cette époque du passé où on ne lui parlera pas de ses états d’âme et il pourra peut-être redevenir aux yeux des autres Vikings, un guerrier implacable et craint. Il veut endosser ce costume qui le protégera des autres et de lui-même. C’est un adieu sans espoir de se revoir et ils le savent tous les deux.

CINQUANTE-SIX

— Avez-vous tous enregistré la mission qui vous est dévolue ?

Le commissaire Saout harangue policiers et gendarmes rassemblés devant lui, sur une placette, à quelques kilomètres du lieu-dit Les cinq rues, où les individus recherchés semblent s’être réfugiés. Les troupes sont motivées ou du moins il l’espère.

— C’est le loueur d’un gîte qui nous a contactés. Il s’étonne de ne plus voir que sporadiquement, l’un d’entre eux, le plus discret selon lui, alors qu’il était habitué, jusqu’alors, à voir quotidiennement un couple en plus de celui-ci. Il a lu l’article paru dans la presse sur la découverte d’un cadavre de femme dans la région. En fait, ce sont les portraits-robots qui l’ont décidé. Il lui a semblé reconnaître les personnes à qui il loue. Le véhicule utilisé par ces personnes est bien celui que nous recherchons pour les faits de Toulouse. L’un des gendarmes de la brigade a hier, relevé discrètement l’immatriculation et confirmé ainsi le témoignage du loueur.

Nous investirons les lieux dès six heures. Une équipe du GIGN intervient pour neutraliser les fugitifs.

Ce que Saout ne sait pas, c’est que les dieux se sont pour une fois préoccupés de l’une de leurs petites créatures. Il est des mystères et des énigmes qui doivent demeurer insolubles. Les corbeaux d’Odin lui ont murmuré qu’Harald pourrait être prochainement capturé et le risque, si cela se réalise, que des hommes du XXI° siècle s’interrogent dès qu’Harald parlera. Ils douteront qu’un homme ait la capacité de voyager dans le temps. Mais un scientifique ou même un farfelu peut le croire. Quelles conséquences ces révélations peuvent-elles engendrer ? L’humanité n’est pas prête à cela et aucun veilleur ne peut contrecarrer les plans de la police. Comment les enquêteurs, puis les juges qui auraient devant eux Harald l’écouteraient-ils raconter l’histoire de sa vie ? Verraient-ils seulement en lui un tueur ou le croiraient-ils, s’il leur affirmait qu’autrefois il était un Viking ? Odin est un fin manipulateur, il sait déjouer les plans des hommes et influencer le destin, surtout si un homme tel qu’Harald est réceptif aux signes qui échappent au commun des mortels.

Les policiers, qui interviennent ce matin-là, diront plus tard qu’un hasard malencontreux a permis à leurs proies de s’échapper. Mais le hasard existe-t-il ? Ne demandez pas à Odin, la question le ferait sourire.

Discrètement, gendarmes et policiers investissent le lieu-dit Les cinq rues. L’équipe du GIGN cerne le gîte. La porte a été enfoncée. Le gendarme équipé du bélier s’est effacé pour permettre à ses équipiers de pénétrer rapidement dans le logement. Mais ceux-ci se rendent compte immédiatement, après avoir visité chaque pièce, que personne n’a passé la nuit dans ce gîte. Le gibier s’est échappé une fois encore.

— Fouillez chaque recoin et récupérez tout. Il y a certainement quelque chose qui nous permettra de les retrouver.

Une fouille méthodique est effectuée, mais aucun objet personnel n’est découvert ni aucune photographie. Une équipe relève les empreintes, recueille cheveux et traces ADN. Mais Saout sait que les fugitifs étaient encore là il y a peu.

— Ils étaient à notre portée, hier encore, lorsque la brigade locale a repéré leur voiture dans la cour. Pourquoi le commandant de brigade n’a-t-il pas organisé une surveillance des lieux ?

— Commissaire, selon le loueur, ces personnes étaient là depuis environ cinq semaines et avaient réglé la location pour encore un mois de plus. Les gendarmes locaux n’avaient aucune raison de craindre un départ précipité. Peut-être ne se sont-elles absentées que temporairement.

— C’est drôle, mais je n’arrive plus à y croire ! Il ne nous reste plus qu’à rejoindre nos unités. Que les gendarmes mettent en place, le plus discrètement possible, une souricière autour du gîte, pour intercepter les fugitifs s’ils pointent le bout de leur nez.

CINQUANTE-SEPT

Harald quitte Bera, mais à la dernière seconde, elle le retient et lui confie une vision qui s’est imposée à elle ce matin même :

— J’ai vu des ombres noires autour de toi.

— Une manœuvre des dieux ?

— Non, plutôt humaine.

— Je n’ignore pas que nous sommes toujours recherchés.

— Les policiers sont plus proches que tu ne le penses.

— Nous avons convenu que je rejoindrai bientôt mon époque et Vernon part avec toi aujourd’hui.

— Sois vigilant et clairvoyant. Suis ton instinct. Si tu dois abandonner le gîte, viens chez moi, je laisse toujours des clés sous l’une des jardinières de mes fenêtres. Tu m’attendras si je suis absente. Si on te remarque, dis qu’il y a longtemps que tu viens visiter ton amie qui habite place Plummer. Celui qui t’interpellerait comprendra qu’effectivement tu fréquentes les lieux depuis longtemps, car cette place a été débaptisée depuis belle lurette. Tu devrais aussi changer d’automobile, je la perçois comme un lien entre toi et tes poursuivants.

— À bientôt, Bera. Je serai prudent et je ne te mettrai pas en danger.

La mise en garde de Bera perturbe Harald, qui retourne au gîte. Elle lui a conseillé de suivre son instinct, mais c’est ce qu’il a toujours fait : suivre son instinct. Il voit ce que le commun des mortels ignore. Il a été confronté à la magie blanche et à la magie noire. Il ne doute pas de la vision de la prêtresse.

Sur le chemin du retour, son attention est attirée par une assemblée d’une trentaine de corbeaux, qui, dans un pré, entourent au sol l’un des leurs. Il a déjà assisté lorsqu’il était jeune à un tel tribunal de corvidés. Qu’Odin ait pitié du corbeau jugé !

Harald se dit que les corbeaux l’ont très souvent accompagné. Ce sont des messagers. Se peut-il qu’encore une fois les dieux veuillent interférer dans sa vie ?

Il n’est qu’à deux ou trois kilomètres du gîte. Il y a longtemps qu’il ne croit plus au hasard. Les corbeaux, la mise en garde de Bera, ces deux éléments le convainquent de ne pas prendre ces augures à la légère. Il décide d’abandonner la voiture dans un petit chemin, et de rejoindre le gîte à pied.

En s’approchant, il s’arrête souvent, et aux aguets, observe les environs.

Il repère ainsi les guetteurs qui se déplacent, s’interpellent et fument sans respecter les consignes. Il est attendu. Bera avait raison. Mais qu’importe désormais. Il n’a rien laissé d’indispensable ni de compromettant et rien qui s’y trouve encore n’a de l’intérêt pour lui : Tess n’est plus. Harald décide de rejoindre la demeure de Bera à Cassel et de l’attendre.

CINQUANTE-HUIT

Harald fait demi-tour et s’apprête à reprendre la voiture.

Au moment où il s’avance vers celle-ci, il a conscience d’une présence derrière qui le fait se retourner. Il se fait surprendre par un jeune gendarme, qui, en VTT, effectue seul une recherche élargie dans les chemins vicinaux proches de la zone initialement délimitée. Le militaire le met en joue, pistolet au poing. Ce jeune gendarme, plus sportif qu’intelligent a voulu, seul, arpenter ces chemins sans réaliser le risque qu’il prenait. Il n’est pas sûr qu’il s’agisse bien de l’un des individus recherchés. L’homme qui lui fait face ne correspond pas au portrait-robot, mais comme il se trouve près du véhicule signalé, il préfère se tromper plutôt que laisser s’échapper l’homme qui est peut-être l’un des recherchés.

— Ne bougez pas et retournez-vous ! Je vais vous mettre les menottes et ensuite j’appellerai mes collègues pour vérifier votre identité et votre situation.

Trop volubile et nerveux, le gendarme est maladroit. Ses gestes imprécis révèlent son excitation et ses explications son manque de maturité.

Harald fait mine d’être docile, mais au moment où le militaire essaye d’une main de refermer les menottes sur l’une des siennes, il saisit le poignet du gendarme et dans le même temps détourne l’arme. L’homme tire par réflexe, tant il est crispé, mais sa balle se perd dans la nature. Harald ne lui laisse pas le temps de réagir, il le désarme et l’immobilise au sol :

— Ma question sera simple. Veux-tu vivre ?

Balbutiant, le jeune gendarme le supplie de l’épargner.

— Tu vas me dire tout ce que je veux savoir. Je sais que tes collègues m’attendent au carrefour plus loin.

— Le commissaire nous a demandé de vous tendre un piège si vous reveniez au gîte. Il est après vous depuis Toulouse. Il ne vous lâchera pas !

— Il me piste depuis tout ce temps… Ah oui… ? C’est un chasseur tenace !

— Oui ! Il se fait un point d’honneur de vous arrêter. Il s’est juré de vous retrouver, on a retrouvé le cadavre de la femme.

— Et commence s’appelle ce commissaire ?

— Saout, le commissaire Saout. C’est un policier réputé. Qu’allez-vous faire de moi ? Pitié, je ne vous nuirai pas. Je ne dirai rien ! Je vous le jure !

— Il y a bien longtemps que je n’ai pas tué d’enfant. Mais on ne devrait pas donner d’arme à ceux d’aujourd’hui. Tu sais comment contacter ce Saout ?

— Oui,… Oui monsieur ! J’ai son numéro. Il est noté au dos du portable !

Harald récupère l’arme et le téléphone du gendarme. Il adosse celui-ci à un jeune arbre, un peu en retrait du chemin, lui attache les mains avec les menottes et le bâillonne.

— J’abandonne ma voiture, mais j’emprunte ton vélo et j’ai besoin de temps pour disparaître. Ils vont te chercher et te trouver. Sois patient. Tu auras une histoire à raconter à tes enfants. Courage, petit !

Harald n’a besoin que de deux heures pour rejoindre Cassel. Il veut éviter à tout prix d’être remarqué.

Il s’éloigne de quelques kilomètres, puis s’enfonce de plusieurs mètres au cœur d’un bosquet qui le dissimule à la vue du chemin. Il rumine depuis quelques minutes et s’est décidé à appeler ce commissaire opiniâtre, qui le talonne depuis Toulouse.

Le policier lui répond à la deuxième sonnerie :

— Commissaire Saout, j’écoute !

— Je suis l’homme que tu traques !

Un bref silence, d’instinct Saout ne doute pas, c’est bien l’un des hommes qu’il recherche qui est au bout du fil.

— Comment avez-vous eu ce numéro ?

— L’un de tes sbires a bien été obligé de me le confier.

— Un autre mort à mettre à ton actif. Tu paieras pour tous ceux que tu laisses derrière toi.

— Il est trop tendre. Je ne suis pas l’homme que tu imagines. Il attend que tu viennes le délivrer.

— Tant mieux, mais n’en doute pas, nous te trouverons.

— Il faudra faire vite, car vois-tu mon séjour dans ce monde s’achève. Non pas que la mort va me prendre, mais parce tu n’as aucune idée de qui je suis ni de ma destination.

— Ce sont-là les élucubrations d’un illuminé !

— Beaucoup de ceux qui m’ont défié sont morts. Toi, seul ton pistolet ou beaucoup de tes soldats pourraient t’éviter ce sort funeste.

— De la vantardise !

— En aucun cas. Je vais te faire un cadeau, mon cher ennemi. Un cadeau embarrassant, car il m’étonnerait que tu puisses raconter autour de toi ce que je vais te confier en quelques mots. Je m’appelle Harald Khungar, je suis né il y a douze siècles environ. Les dieux m’ont projeté dans ton monde et me laisseront prochainement retourner à mon époque. Je disparaîtrai, comme je l’ai déjà fait, et tu n’auras plus de gibier à chasser. Tu passeras pour un incapable. Tu auras mobilisé tant d’hommes et de moyens en vain pour trouver une ombre qui n’est même pas de ton siècle.

— Tout cela n’est que fanfaronnades d’un mythomane.

— Crois-tu en ce que tu dis ? J’ai honoré la dépouille de ma femme. Tu as certainement profané son corps et récupéré le marteau de Thor que je lui avais placé dans sa main. Regarde bien le portrait-robot, ne me trouves-tu pas une physionomie de Viking ? Te rends-tu compte, tu chasses un Viking ! Comment vas-tu raconter ça à tous ceux à qui tu dois rendre des comptes ? Tu as perdu et tu perdrais la face si tu racontais ces confidences.

— Je ne suis pas convaincu. Tu cherches à m’égarer.

— Je n’ai rien à te prouver. Crois ou ne crois pas. Continue à me chercher si tu veux perdre ton temps.

— Tu as un complice.

— Il sera aussi vain de le chercher. Lui est déjà reparti. Moi, j’étais retenu par l’état de santé de ma femme. Aujourd’hui rien ne me retient plus.Je vais te raconter une anecdote pour te distraire. Il y a quelques années, j’ai vu un film comique où les héros changeaient d’époque, je crois que son titre était Les visiteurs. Ce n’est, pour ce qui me concerne, pas aussi simple de changer d’époque et cela n’a rien de comique. Non ! Le côté comique, toi tu le rencontreras quand tu raconteras tout ce que je viens de te confier. Tu verras les autres te regarder autrement. J’ai vécu ça quand moi j’ai dit d’où je venais. Tu penseras souvent à Harald le Viking il va désormais te hanter. Un dernier élément, pour te faire douter plus encore, demande, à ceux qui ont examiné les restes de ma femme comment elle a pu survivre si longtemps aux fractures mortelles qui la brisaient.

CINQUANTE-NEUF

Harald a dit à Saout ce qu’il avait à lui dire. Il coupe la communication, retire la batterie du téléphone et jette le reste dans les fourrés.

Le commissaire demande tout de suite l’origine de l’appel et ordonne la recherche du policier ou du gendarme agressé par Harald. Il est dubitatif, mais les paroles de son interlocuteur résonnent encore et provoquent chez lui un malaise.

Il est perplexe. Cet appel téléphonique agit sur lui tel l’estocade du matador. Cet homme était sûr de lui. Il n’avait rien à prouver, sa voix en témoignait. Mais… un Viking au XXIème siècle ? Comment y croire ? Comment même l’imaginer ? Saout reprend le fil de l’histoire et se replonge mentalement dans l’enquête. Il n’abandonnera pas. Cet appel l’interpelle et éclaire certains éléments de l’enquête et il laisse son esprit envisager une piste qu’il n’aurait pas suivie sans cet appel. Les éléments allégués par l’homme confirment ce que dit une lettre trouvée dans le gîte, coincée au fond d’un tiroir. Une douzaine de lignes adressées à Harald. Cette lettre, maintenant Saout entrevoit son auteur. Elle pourrait avoir été écrite par la femme immolée dans la barque. Le policier a lu et relu cette lettre énigmatique et obsédante. L’enquête commence à prendre du sens, un sens inattendu, mais il doit se rendre à l’évidence : les éléments s’enchaînent les uns aux autres.

Une nouvelle fois, il se remémore ce texte. :

Harald, j’ai quitté tes bras pour t’écrire ce billet et te laisser un peu de moi avec mes mots. Je te dois d’avoir vécu plusieurs vies. Sache que tu m’as donné en ces quelques jours plus d’amour que certains en vivent en une vie. Ces quelques jours avec toi ont plus comblé ma vie que des années de souffrance et de soumission. Tu as tout effacé. Il ne reste que toi. J’aurais pu couvrir cette feuille de Je t’aime, Mais quand tu m’as retrouvée, et que tu m’as prise dans tes bras, mon corps te le disait. Hélas, ma mémoire est restée obscurcie. Je n’avais d’autre alternative pour libérer mes sentiments que d’accepter la seule solution qui m’était proposée par Saasil pour te retrouver. Toi, mon homme. Mes sentiments étaient là, enfouis au fond de moi, muselés. Je le savais, mais ne savais comment les libérer. Pour satisfaire mon choix, Saasil les a libérés pour te retrouver, même si le prix à payer est lourd : j’abandonne ma vie pour revivre de ton amour. Sache que c’est sans peur et sans regret que je retourne vers la lumière : je t’aime, mon Barbare. Qui aurait cru voir un Viking et une pute, marcher main dans la main en ce siècle à Boulogne ? Merci, mon amour, merci pour l’éclat de tes yeux quand ils me regardent, pour tes mains qui me touchent et pour cette incandescence en toi pour moi. Ne m’oublie pas, je suis en toi ! Je t’accompagne désormais !

Ta Tess.

Tout semble concorder, les espaces temps pendant lesquels cet Harald était introuvable seraient alors expliqués… Mais cette lettre pourrait aussi être un leurre… Le légiste lui a parlé des blessures anciennes du cadavre. Il n’a pas trouvé d’explication à ces constatations particulières. Comment raconter l’histoire d’Harald à sa hiérarchie ? Comment parler d’un Viking à un chef préoccupé de résultats et de rendement ? C’est comme s’il déclarait avoir vu un OVNI. Il a besoin de réfléchir avant de prendre en compte les propos de cet homme. Il ne veut pas renoncer à le rechercher. Mais le doute est là, tapi. Jusqu’où aller ? S’acharner, mais jusqu’à quand ? L’homme parlait posément et ses arguments sont convaincants. Lui-même n’est pas borné et a l’esprit ouvert. LA VÉRITÉ EST AILLEURS, ce slogan était affiché dans sa chambre, quand adolescent, il regardait des séries de science-fiction. Sa décision est rapidement prise. La seule chose qu’il souhaite désormais, c’est clôturer cette enquête, et aspirer tranquillement à une retraite bien méritée.

Odin sourit, les choses reprennent leur place. C’est bien ainsi. Au fond Loki a fait le mauvais boulot.

Spontanément Saout déchire la lettre et la brûle. Les chiquettes sont dispersées par le vent. Le dossier sera bientôt refermé, un cold case de plus.

Fuir ce monde de fous, prendre le large et ne se consacrer qu’à la pêche aux loups dans sa Bretagne natale. Au moins les loups ne lui échappent que rarement. Mais ces proies-là ne sont pas des anomalies. Heureusement pour lui, et il ne le saura jamais, la seule Porte active dans la région se trouve un peu plus haut… dans la Manche.

SOIXANTE

Harald monte les premiers virages et abandonne le vélo dans un profond fossé, au pied d’un sentier en pente raide, la « grimpette » comme l’a appelée Bera. C’est par cette sente qu’elle a l’habitude de rejoindre la Porte du temps, dans le Bois des renards, pas très loin.

Il se repère facilement, la maison de Bera est toute proche. Il adopte une attitude naturelle pour ne pas se faire remarquer des gendarmes dont la caserne est juste au bout du chemin. Mais aucun gendarme n’est présent dans les environs. Les mains dans les poches, une chansonnette au bord des lèvres, c’est un passant qui rentre chez lui après une balade. Il n’a plus l’allure du barbare de Boulogne. Il est serein.

Il trouve facilement les clés de Bera, entre et referme la porte. Il est à l’abri de l’agitation policière.

La prêtresse n’est pas encore revenue, Harald a tout son temps, il n’est plus pressé maintenant… tout est accompli.

À son retour, c’est son propre départ qu’ils prépareront. La fin de son aventure en ce monde. Bera lui est toujours précieuse en ces moments difficiles. Elle n’a pas compté son temps pour lui, mais aussi pour Tess et Vernon. Chacun foule cette terre pour un temps donné et pour une raison précise. Peut-être les dieux ont-ils investi la prêtresse de cette mission !

Elle n’est de retour que le lendemain, fatiguée, mais satisfaite car Vernon rentrera sauf chez lui.

— Sébastien a eu beaucoup de mal à me quitter. Comme si je portais un peu de toi en moi… tu vas lui manquer. Il me manque déjà… c’est un homme droit et juste.

— Oui. Vernon est tel que tu le dis. Il est attachant. Il me manque aussi. Il est dit que mon destin sera de faire souffrir mes proches. Chacun de mes départs, chacune de mes arrivées n’apportent que souffrance à ceux que j’aime…

— Harald, ne te torture pas, regretter ne servira à rien. Cette vie t’a été accidentellement imposée. Tu peux te culpabiliser ou reprendre le chemin de ta vie.

— Tu as raison, je vais reprendre le chemin, mais je ne sais pas s’il sera le chemin de ma vie.

Une semaine pour s’organiser et la décision de quitter la France est prise. Ils ont convenu qu’Harald partira de la Norvège pour rejoindre son siècle.

Au bout de cinq jours d’un voyage effectué sans encombre, sans Germains ni Chattes, sans Saxons ou Feldgraus, Bera et Harald arrivent en Norvège. C’est un aller sans retour pour l’homme qu’est devenu le Viking.

Assis, l’un en face de l’autre, dans un petit restaurant, ils échangent très peu ce dernier soir. Tout a été dit. Ces dernières heures passent vite et seront plus vite encore oubliées. Aucun veilleur ne s’est manifesté. Les dieux semblent bienveillants : Harald rentre dans le rang. Ils préfèrent oublier leur rôle dans cette histoire. Ils sont responsables d’avoir jeté Harald dans ce XXI° siècle, ils sont responsables d’avoir perturbé la société, d’avoir supprimé des vies en imposant un barbare dans le tourbillon de notre humanité d’aujourd’hui. Un rictus aux lèvres, Loki déchirera bientôt la page des aventures d’Harald du livre de l’histoire des hommes. L’épisode Harald se termine ici, il est satisfait.

Bera et Harald se quittent sur une dernière étreinte. Ils semblent ne pouvoir se détacher l’un de l’autre. Ils ont traversé tant de choses ; tant d’épreuves, tant de joies et de peines. Le dernier adieu s’impose. Le temps semble suspendu, mais, soudain, sans un dernier regard, ils se séparent et repartent chacun vers leur destin.

Harald franchit la Porte. N’ayant pas choisi de réapparaître près de son clan d’origine, il aborde une terre inconnue bien plus au nord. Immédiatement le vent le saisit. La neige est épaisse, le froid aussi. La sensation n’est pas la même. Il vient de quitter un monde moderne, et il retrouve un univers où les bruits ont comme disparu, un monde de silences, mais aussi de menaces. C’est la nature qui est hostile. Ici et maintenant, Harald sait qu’il ne peut compter que sur lui-même. Il est seul et le sera jusqu’au bout désormais. Il revient dans un monde où chacun doit se battre pour vivre, où la sécurité, la paix et le confort ne sont plus de mise. Il sait qu’il s’adaptera, il l’a toujours fait. À tout, Non ! Pas à tout. Tess n’est plus là. Il est privé désormais de son rire, le feu de ses yeux, sa voix, sa tendresse. Harald s’ébroue et commence à marcher. L’oubli est au bout du chemin. Peut-être…

La priorité est de trouver une arme et des vêtements plus adaptés que les quelques hardes que Bera gardait d’un ancien déplacement.

SOIXANTE ET UN

Je suis de retour chez moi. Même si ça n’est plus vraiment chez moi. Je dois redevenir un barbare au milieu d’autres barbares. Mes épreuves m’ont endurci, et mes récentes confrontations m’ont rassuré sur mes capacités guerrières.

Ce qui me déstabilise le plus, c’est l’univers sonore totalement différent du monde de Tess.

J’ai émergé en pleine nature, avec cette impression d’être absolument seul sur la planète.

Le soleil perce la couche de nuages. Il n’y a pas un souffle de vent et les sapins semblent figés dans l’air immobile. Rien ne bouge dans le paysage. Tout semble pétrifié. Ce calme oppressant n’est troublé que par les croassements sinistres des corbeaux qui effectuent un passage au-dessus d’Harald. Encore eux…

Une épaisse couche de neige recouvre le sol. Le gel de la nuit forme une croûte qui craque sous ses pas. Il doit rapidement trouver à se vêtir plus chaudement, car le froid peu à peu s’insinue et l’agresse.

Alors qu’Harald commence à s’enfoncer dans une forêt de sapins, il se retrouve soudainement en face de deux loups. Leurs corps sont compacts et d’aspect robuste. Ils grognent, hurlent et montrent les crocs, mais n’avancent pas. Harald ne fait aucun geste pouvant provoquer l’attaque des molosses.

De longues minutes, homme et bêtes s’observent. Dès qu’Harald fait un mouvement, les loups se positionnent pour lui interdire toute fuite. Sans arme, il n’a aucune chance de vaincre ces fauves.

— Paix Gramr, Vigi !

Un homme vêtu d’une fourrure blanche a surgi de nulle part. Le regard focalisé sur les loups, Harald ne l’a pas vu arriver. En vieux norrois, l’homme l’interpelle :

— Qui es-tu étranger ? Seul et sans arme en forêt c’est jouer sa vie !

— Tu commandes aux loups ?

— Ce n’en sont pas, ce sont mes chiens, des Elkhounds ! Ils sont dressés pour la chasse à l’ours et à l’élan. Des traces d’ours ont été relevées pas très loin et je cherche sa piste.

Mais tu ne me réponds pas, que fais-tu ici ?

— Je suis comme toi un Viking et mon clan est installé bien loin au sud. Un commerçant m’a raconté que des expéditions partent de Noror et Vegr et traversent les mers pour gagner le Vinland. J’ai le désir de vivre cette aventure !

— Tu es un de ces fous qui veulent se perdre en mer pour un désir irréalisable ?

Je te verrais plutôt en guerrier conquérant !

— Je l’ai été dans une autre vie. La rage qui m’animait s’est apaisée et je souhaite être l’un de ces fous dont tu te moques.

— Alors, ton inconscience sera récompensée. Continue ton chemin, suis les traces que j’ai laissées, tu arriveras au clan de Sigurd. Je sais que l’un de ses chefs de guerre recrute des hommes pour une expédition. Il souhaite coloniser des terres vierges au-delà du grand océan.

Harald quitte le chasseur et suit la piste qu’il lui a indiquée.

Au sortir de la forêt, il se retrouve devant un paysage magnifique. Du haut d’un promontoire granitique, un fjord se dévoile et s’avance dans les terres. Les parois vertigineuses plongent dans l’eau sombre. Un village est visible dans une petite anse, en contrebas de son point d’observation. Plusieurs pontons et une trentaine de bateaux de tailles différentes y sont amarrés. Des Vikings vivent ici…

Harald repère un chemin pour descendre vers ce village.

Arrivé aux abords de celui-ci, il est entouré d’enfants, intrigués par cet étranger venu de nulle part.

Rapidement, des adultes accourent et sous la menace de leurs armes, assaillent de questions Harald, avant de le conduire devant leur jarl.

— Qui es-tu étranger et d’où viens-tu ?

— J’appartiens à votre peuple. Mon clan est installé au Danemark en bordure de la mer. Mi-guerrier, mi paysan, j’ai quitté mon clan pour vivre d’autres aventures. Un commerçant de passage a prétendu que des expéditions partent de vos côtes pour rejoindre le Vinland. Je souhaite partir pour ces rivages merveilleux et m’y installer.

— Tu es seul ? Comment as-tu fait pour arriver si démuni jusqu’ici ?

— Tous ceux qui m’étaient chers sont morts ! Rien ne me retient plus ici. L’aventure me fera oublier le passé. Des pêcheurs m’ont laissé sur un rivage pas très loin au Sud, et puis j’ai marché, guidé par différentes personnes rencontrées. On m’a dit que certains d’entre vous partent vers l’Ouest.

— Ne voudrais-tu pas plutôt appartenir à ma horde ? Tu sais, j’ai toujours besoin d’hommes courageux pour défendre notre comptoir contre les entreprises des pirates qui infestent les mers.

— Non ! Un chasseur que j’ai croisé ce matin m’a dit que des hommes se préparent à partir pour le Vinland.

— Tu as donc rencontré Gorn. Il t’a laissé en vie. Tu as eu de la chance ! Il est habituellement plus méfiant et expéditif vis-à-vis des étrangers.

— Je suis sans arme, il n’a pas vu en moi un ennemi.

— Voyager sans arme est une folie, mais tu ne sembles pas être impressionnable.

— J’ai guerroyé un peu partout. La mort est une compagne très fidèle.

— Tu me plais ! Comment t’appelles-tu ?

— Harald Khungar.

— Si ton désir est de te joindre à ceux de mon peuple qui veulent coloniser des terres nouvelles, va trouver Norse, c’est un vaillant guerrier, l’un de mes chefs de guerre. Il est un peu taciturne, tu lui plairas, il te ressemble. Il a comme toi envie de découvrir d’autres horizons. L’entreprise ne sera certainement pas de tout repos. Des hommes d’expérience, guerriers et navigateurs sont nécessaires et indispensables à l’expédition.

Tu le trouveras sur l’un des pontons. Plusieurs bateaux sont déjà prêts à appareiller. Il te sera facile de le reconnaître. Il a ta carrure, porte une grande barbe blonde et surtout il gueule tout le temps.

SOIXANTE-DEUX

Harald est rapidement jaugé par Norse. L’homme s’est reconnu en lui.

— Viens dans mon logis te réchauffer.

Je t’offre une öl que nous produisons à partir de notre orge et tu pourras me raconter ce que tu désires dévoiler de toi et les raisons qui te poussent à vouloir partir. Accompagne-moi, tu as la même taille que moi et il me reste des manteaux, culottes et tuniques que je n’emporterai pas et qui devraient te convenir. Je te donnerai aussi une arme. Quelle est celle que tu manies le mieux ?

— J’aime les haches à long manche.

— Je pense pouvoir te satisfaire. Ainsi équipé et habillé, tu ressembleras au Viking que tu dois être.

Au terme d’une longue soirée et après de nombreuses bières, Norse enrôle Harald. Il a besoin de cet homme, un guerrier qui a soif d’aventures et de voyages vers l’inconnu. Un homme habitué à se battre est un atout supplémentaire pour conquérir de possibles terres vierges à coloniser. Il partagera cette quête avec des hommes et femmes, désireux de fuir la misère ou à la recherche eux aussi d’aventures. Et puis, il y a cette opportunité de vérifier les propos de fous qui prétendent que loin à l’Ouest existent d’autres mondes.

En quelques semaines, Harald a réussi à se faire apprécier de ses futurs compagnons d’expédition. Libre, il a prêté main-forte pour la mise en état des bateaux et aidé chacun aux préparatifs du voyage.

À l’arrivée du printemps, quatre drakkars ont quitté le fjord, chargés de vivres et d’animaux domestiques et ont pris la direction de l’Ouest. Ils ont ignoré l’Islande, confiants dans leurs rêves, sûrs d’un ailleurs plus accueillant. Le doute les assaille quand le froid et les tempêtes les mettent à l’épreuve et plus encore quand l’horizon ne semble plus avoir de limite. Un drakkar est perdu, les éléments déchaînés, la houle, la brume, le sort de l’équipage restera un mystère.

Mais un jour arrive où knorrars, hommes, chevaux, moutons et autres, s’échouent enfin sur un rivage inconnu.

— Vernon, si tu pouvais voir ce que mes yeux voient, tu pourrais de nouveau t’évader de ton antre. Tu avais raison, les Vikings se sont installés en plusieurs autres endroits que ceux que les archéologues ont déterminés. Je te laisserai un indice de mon installation ici, il y a peu de chance qu’il soit découvert et que cette information te soit connue dans le futur, mais… Pour me souvenir de Tess ça a marché, alors pourquoi pas ? Il y a quelques découvertes qui ont été faites, des traces de ma colonie peuvent être révélées de même…

Le panorama est splendide : une forêt s’étale presque jusqu’au rivage. L’eau partout présente, transpire à fleur de terre. Cette forêt et son sous-bois grouillent de vie à entendre les cris d’animaux et les chants des oiseaux. Dégager des terres à cultiver, construire un village grâce à l’abondance d’arbres, ce territoire est un véritable eldorado.

Pour Norse, cette nouvelle terre est la leur, et sera sa patrie, un nouveau territoire de tous les espoirs. Pour cet homme de décisions, les bateaux doivent être brûlés. Ainsi toute tentation de retour vers la terre originelle devient impossible.

Rapidement, au fil des semaines, les guerriers-pillards se transforment en agriculteurs renouant ainsi avec leurs racines. Un hall a été construit, les longs feux trous creusés au cœur de l’habitation, réunissent à nouveau le soir ces femmes et ces hommes déracinés, autour du feu. Ils partagent leurs découvertes et s’enthousiasment de la chance qu’ils ont eu d’aborder cette terre si riche. Ils se racontent leurs nouvelles vies et leurs nouveaux projets.

Harald participe à ces veillées, mais sans être insociable, il ne peut se départir d’une morosité qui dissuade ses congénères de partager du temps avec lui. Il n’appartient pas tout à fait à ce monde qu’il a retrouvé, et n’est plus l’homme civilisé qu’il était. Trop de chagrin l’affecte encore.

L’hiver suivant, long et très rude, leur permet de retrouver la chasse.

Les premiers contacts avec des Amérindiens, le plus souvent dus au hasard, restent limités à quelques trocs. Les Indiens, coutumiers du commerce, aiment échanger peaux et nourriture. Les relations sont cordiales. Les Vikings découvrent des fruits, baies et animaux inconnus en échange d’objets et de vêtements qu’ils ont fabriqués ou apportés avec eux.

Ces hommes à la peau très foncée, considérés par les colons comme des hommes primitifs : des skraelings, sont vêtus de fourrures qui laissent une partie de leur corps dénudé. Ils ont les cheveux longs, noirs et graisseux. Parfois une femme est entrevue, même si celles-ci sont plus farouches. Elles sont couvertes jusqu’aux genoux, de peaux d’ours ou de bison, reliées sur les épaules au moyen de cordes. Peu de ces Indiens enveloppent leurs pieds dans des mocassins de cuir. Chacun se respecte, mais la méfiance reste de mise. Les Vikings ne sont pas impressionnés par ces indigènes qui se montrent curieux, mais qui ne souhaitent pas trop fréquenter ces étrangers venus de la mer et qui foulent leur terre ancestrale.

Au printemps et à l’été suivant, les colons apprécient de plus en plus leur nouvelle vie dans cette colonie qui leur fournit tout ce qui leur est nécessaire en abondance. Le gibier constitué de gros mammifères : ours, wapiti, orignal, caribou, voire même simplement de lièvres, leur fournit un complément en viande, préservant leur bétail. À l’automne, les femmes se hasardent de plus en plus sous les frondaisons pour y pratiquer la cueillette de diverses baies dans la perspective de l’hiver qui approche.

Une paix relative s’est installée, à laquelle tant aspiraient.

Les arbres imposants leur ont apporté les matériaux nécessaires à l’édification de leurs demeures et des étables pour les animaux. Le gibier complète l’ordinaire. Harald et ses compatriotes ont réussi à installer la colonie qu’ils souhaitaient créer.

Le temps qui s’écoule dissipe les méfiances de chaque communauté. Les Vikings s’habituent aux visites des Indiens qui restent néanmoins méfiants. Ils ne semblent pas belliqueux à leur égard. Les communautés se visitent sans consentir plus que cette cohabitation.

Ces Vikings venus d’ailleurs ne sont pas tentés de reconstruire un bateau et de retourner au Nordland, ni pour commercer ni pour vanter leur découverte de ces terres riches. Ce pays sera le leur.

Harald se satisfait de cette vie. Il est redevenu un Viking et il se surprend à sourire parfois quand le visage d’un ami disparu passe devant ses yeux. Il se veut solitaire. Il sait qu’aucune femme ne pourra remplacer Tess qui le rejoint parfois le soir quand les flammes dansent dans le feu. L’idée de refonder une nouvelle famille ne l’effleure même pas, ses fantômes forment un petit clan intime qui le rassure et lui suffit.

Le mal dont il souffre est ancré profondément en lui et il doit composer avec cette douleur chronique, sa compagne aujourd’hui et à jamais.

Il est riche des pays et des contrées qu’il a parcourus, des rencontres que le hasard a bien voulu placer sur son chemin. Tant d’hommes et de femmes sont tombés sous sa hache ou son épée. Comme Vernon, il est une mémoire vivante, sauf qu’il a vécu cette histoire de l’intérieur et qu’il en a payé le tribut. Il goûte ce repos du guerrier.

SOIXANTE-TROIS

Le temps aurait pu s’écouler à l’infini dans l’harmonie de la nature et avec les tribus autochtones, si l’un des jeunes colons ne s’était pas enfoncé imprudemment au plus profond de la forêt pour y chasser le caribou et n’avait involontairement pénétré sur des terres sacrées en territoire iroquois. Il se retrouve soudain cerné par trois Indiens menaçants.

Les Indiens crient au sacrilège dans un dialecte incompréhensible. Le jeune Viking craint pour sa vie, entouré de sauvages aux visages agressifs et peints. Ils poussent des cris d’orfraie, qui accentuent sa peur. Sans réfléchir il empoigne son épée et met rapidement hors d’état de nuire deux des Indiens. Le troisième s’enfuit, tandis que le Viking quitte lui aussi précipitamment les lieux pour rejoindre la colonie.

Il raconte sa mésaventure, mais omet de dire qu’il a occis deux Indiens. Les Algonquins les ont mis en garde contre leurs voisins Iroquois, les « langues de serpents » qui sont de féroces guerriers et qui scalpent leurs victimes pour s’approprier leur âme et leur énergie vitale, allant même jusqu’à manger leur cerveau pour s’approprier leur force.

Mais les Vikings qui ont rencontré tant d’adversaires au cours de leurs raids ne mesurent pas l’importance de ces conseils, peut-être par négligence ou par vanité.

Le calme de la colonie n’est troublé que par les cris des animaux, la tension que cet incident a créée se dissipe rapidement.

Sédentarisés, les Vikings ont relâché leur vigilance.

Le froid immobilise l’air et étouffe tous les bruits. L’attaque éclair des Iroquois les surprend dans le sommeil, à l’aube naissante, une semaine plus tard.

Aucun cri n’a alerté les colons. Tout semble figé dans l’attente du réveil de la forêt, calqué sur l’émergence du soleil. Des voiles de brume stagnent encore.

Seuls les croassements désagréables des corbeaux perchés dans les frondaisons cassent la sérénité de l’instant. Mais les Vikings ont oublié ces précieux messagers.

Femmes, enfants et guerriers n’ont pas le temps de réagir et de saisir leurs armes. Ils subissent un raid dévastateur, comme tant de ceux auxquels ils ont participé et dont ils étaient alors les acteurs. Cette fois, ils en sont les victimes.

Les sauvages qui les assaillent, outre les cris qu’ils poussent, sont impressionnants. Leur torse est nu, teinté d’ocre et couvert pour certains, de scarifications. Pour Harald ils ressemblent aux guerriers Chattes.

Certains ont plusieurs scalps attachés à leur ceinture, d’autres autour du cou, d’autres encore exhibent un collier d’oreilles. Leurs visages sont peints, noirs du nez au menton, ou rouge du nez au front. Leur crâne est quasi rasé, seule une touffe de cheveux a été gardée en haut et à l’arrière du crâne, dans laquelle des plumes d’aigles sont fixées.

Chaque Indien semble avoir personnalisé ses peintures de guerre, tant en couleur qu’en forme.

Les crânes sont fracassés sous les coups de tomahawks.

Dispersés, les Vikings tentent de leur opposer une résistance désespérée. Harald, armé d’une épée à double tranchant, met hors d’état de nuire plusieurs Indiens. Il aurait fait un bon esclave qui par la suite aurait été intégré à la tribu, mais devant la mort de femmes, hommes et enfants de son clan, scalpés à tour de bras par ces sauvages, il redevient une machine à tuer, un Viking comme autrefois. Les Iroquois renoncent à capturer les derniers Vikings qui, couverts de sang, leur opposent une résistance farouche, jusqu’au-boutiste. À distance, poursuivant leur logique d’extermination, ils achèvent leur macabre besogne en criblant de flèches ces hommes qui pensaient pouvoir leur résister. Un à un les colons s’affalent.

Harald s’écroule, le corps transpercé par de nombreux traits. Beaucoup d’Indiens gisent à ses pieds. Sa vie s’éteint. Il distingue à peine l’un des Iroquois, plus hardi ou plus inconscient que les autres, se précipiter vers lui un couteau à la main pour s’emparer de son scalp de diable vaincu.

Il ne sent pas la douleur de la lame rudimentaire qui lui incise le cuir chevelu.

À la vision de ce guerrier se superposent les visages de Karen et de Tess qu’il va rejoindre maintenant, là, où enfin les dieux leur accorderont la paix. Les visages tournent et se confondent un bref instant avant de s’évanouir.

Son esprit s’élève au-dessus du champ de bataille, se mêlant à ceux des victimes du carnage, assaillants et colons confondus.

Une dernière pensée fugace avant le néant lui traverse l’esprit.

Des siècles s’écouleront avant que d’autres yeux s’émerveillent de ce que les miens ont vu. Ces visions disparaissent aujourd’hui avec moi.

Jusqu’au bout je suis toujours resté un Viking…

Aujourd’hui je rejoins les miens.

Confirmant cette pensée, il discerne dans un halo de lumière, venir vers lui une femme, une guerrière de son peuple, qui lui ouvre les bras pour l’emmener au Walhalla :

Une Walkyrie.

Tess, Karen, je viens !

La colonie est décimée, les Indiens ont vaincu les Blancs. Ils ont emmené leurs morts, dépouillé leurs victimes et pillé le hall.

Le temps effacera toute trace de cette colonie viking. Le récit de cette bataille avec ces diables blancs venus de la mer sera raconté dans la tribu des générations durant.

Les envahisseurs blancs qui reviendront plusieurs siècles plus tard et extermineront les descendants de tous ces farouches guerriers effaceront de la mémoire collective indienne, que des Vikings ont un jour foulé une terre plus au sud que ce que les découvertes archéologiques ont déterminé à ce jour.

Les dieux nordiques sont satisfaits, tous les agitateurs de l’histoire ont regagné leur époque. Les rides à la surface de l’eau se sont dissipées.

Odin écoute distraitement les confidences de ses corbeaux. Il sait que Vernon ne publiera aucun des souvenirs laissés par Harald. Il est tranquille. Qui pourrait croire une histoire pareille ? Tout est nettoyé et oublié.

Mais…

remerciements

Merci à tous ceux qui m’ont encouragé pour cette suite

95 % Dominique –

50 % Nathalie –

50 % – alors là ! Si je mets la liste, la page n’y suffira pas.

Un livre n’est rien sans ses lecteurs, aussi je ne peux pas encore mettre le prénom de chacun de vous… peut-être figurera-t-il en première page si j’ai eu la chance de vous le dédicacer.

Merci à tous

PS : En ce qui concerne le total des pourcentages, je n’ai jamais été bon en arithmétique.

En Français, pas trop non plus.

Dominique (l’autre)

Dominique LEFEBVRE

je suis toujours

un viking

tome 2

SOUVIENS-TOI, VIKING !

Lexique

1- AH-Kin - Prêtre Maya

2- Tereré - Thé des Jésuites ou maté

3- Chokokue - Paysan

4- Voir tome 1

5- Voir tome 1

Table des matières

UN 6

DEUX 10

TROIS 12

QUATRE 16

CINQ 20

SIX 25

SEPT 28

HUIT 30

NEUF 37

DIX 43

ONZE 47

DOUZE 51

TREIZE 53

QUATORZE 56

QUINZE 63

SEIZE 69

DIX-SEPT 73

DIX-HUIT 76

DIX-NEUF 79

VINGT 82

VINGT ET UN 84

VINGT-DEUX 90

VINGT-TROIS 92

VINGT-QUATRE 98

VINGT-CINQ 107

VINGT-SIX 110

VINGT-SEPT 116

VINGT-HUIT 120

VINGT-NEUF 124

TRENTE 128

TRENTE ET UN 134

TRENTE-DEUX 137

TRENTE-TROIS 143

TRENTE-QUATRE 145

TRENTE-CINQ 149

TRENTE-SIX 153

TRENTE-SEPT 155

TRENTE-HUIT 158

TRENTE-NEUF 162

QUARANTE 165

QUARANTE ET UN 174

QUARANTE-DEUX 177

QUARANTE-TROIS 183

QUARANTE-QUATRE 186

QUARANTE-CINQ 190

QUARANTE-SIX 193

QUARANTE-SEPT 195

QUARANTE-HUIT 201

QUARANTE-NEUF 202

CINQUANTE 207

CINQUANTE ET UN 210

CINQUANTE-DEUX 216

CINQUANTE-TROIS 220

CINQUANTE-QUATRE 224

CINQUANTE-CINQ 231

CINQUANTE-SIX 235

CINQUANTE-SEPT 238

CINQUANTE-HUIT 240

CINQUANTE-NEUF 244

SOIXANTE 247

SOIXANTE ET UN 250

SOIXANTE-DEUX 254

SOIXANTE-TROIS 258

remerciements 262

Lexique 263

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