20—Alors? répète Lucas en croisant ses bras contre son buste. Tu vas accepter de me raconter ce qui est arrivé à ton œil ou tu vas me laisser deviner tout seul?Je respire à nouveau.—Je te demande pardon?—Tu t’es pris un insecte dans l’œil? Il n’a pas bonne mine, tu devrais peut-être aller voir le Doc pour qu’il examine ça.Je le dévisage, hallucinée. Avec la marque violacée laissée par la liane qui orne son cou, sa grande cicatrice d’origine inconnue et les innombrables plaies qui recouvrent une bonne partie de sa peau découverte…—C’est l’hôpital qui se moque de la charité tu ne crois pas? m’exclamé-je en le jaugeant ostensiblement.Les yeux gris de Lucas demeurent inflexibles, à l’affût d’une réponse que je tarde à donner pour des raisons qui me paraissent tout à fait justifiées. Et puis mince alors, qu’est-ce que ça peut lui faire que mon œil larmoie comme si je m’étais pris un
21—Prête?Silencieuse, je place ma paume dans celle de Lucas et la serre en guise d’assentiment. Cela fait cinq jours que nous sommes revenus de notre précédente expédition et les contusions de mon équipier commencent à peine à se faire discrètes. De l’autre côté de la Sphère qui se met en activité, Maël agite sa main dans un dernier au revoir. Son expression tendue en dit long sur l’angoisse qui le saisit chaque jour un peu plus lorsqu’Harper et moi partons en mission.Je suis loin de partager son anxiété. Mon corps, bien que détendu grâce à ma séance au hammam de la veille, palpite au gré de l’adrénaline. Serait-il possible que, malgré tous les dangers qui nous guettent, je sois réellement excitée à l’idée de risquer ma vie de la façon la plus étrange qui soit?Quelles que soient les raisons de mon enthousiasme, je me garde bien de les partager avec mon partenaire. C’est pour cela que je demeure silencieuse lorsque nous atterrissons dan
22—Tu ne le vois donc pas?Incapable de réfréner ma joie, je continue de tirer mon équipier par le bras jusqu’en bas de la grande roue immobile. Ce n’est qu’en parvenant aux pieds de celle-ci que je me rends compte de ses véritables dimensions, j’ai alors l’impression d’être face au même effet d’optique que lorsque je me trouve à cinquante mètres de la tour Eiffel, puis juste en dessous.—La vache, c’est énorme, siffle Harper, la mine éberluée.—Je l’ai vu, Lucas, affirmé-je d’une voix tremblante d’excitation. J’ai vu Thomas dans une de ces nacelles!—Tu es sûre de toi?—Tu crois vraiment que j’inventerais une chose pareille?—Je ne sais pas, tu aurais pu confondre avec une créature quelconque, murmure Lucas en haussant les épaules.Son attention est cependant toute rivée vers le sommet de la grande roue.—Cela dit, nous voilà face à un problème de taille, p
23Je me déplace sur le côté dans l’espoir de me protéger de la lumière éblouissante grâce aux grands immeubles qui nous entourent. Il est difficile de garder son calme en pareilles circonstances et pourtant je ne saurais dire ce qui m’agace le plus: les gémissements interminables du petit Thomas – le pauvre – les ordres inutiles de Lucas à mon encontre – comme si je pouvais courir vers la Sphère en contournant l’individu douteux qui se tient devant nous–ou enfin le sourire narquois de l’Ange Noir dont l’autosatisfaction maladive me rappelle l’assassin de mon frère.—C’est moi que tu veux, alors laisse-les tranquille, lance mon équipier quand il a enfin compris que je ne compte pas bouger d’un iota tant que nous ne pourrons pas repartir tous les trois ensemble.L’Ange Noir s’esclaffe sans retenue, d’un ricanement similaire à un grognement de chien enragé. Il illustre sa réaction démesurée d’un basculement de la tête vers l’arrière si bien qu
24—Tu as merdé que veux-tu, tu as merdé! Pourquoi ne pas avoir congédié Cronos au lieu de te ridiculiser de la sorte devant ces imbéciles?Au loin un pan de falaise se brisa pour échouer dans les vagues tumultueuses de la mer déchaînée. Il y avait longtemps que l’âme perdue dont ce souvenir était issu avait été libérée, mais Lucius prenait encore plaisir à semer le trouble dans le paysage trompeusement paradisiaque, surtout lorsque ses nerfs demandaient à se défouler.—Quand je pense que tu me reprochais encore hier d’avoir laissé Harper m’échapper sous un soi-disant faux prétexte, grommela Aldrik en fusillant son ami du regard. Au final nous voilà bien avancés. Ah, ils doivent bien se marrer à nos dépens à l’heure qu’il est!—J’ignore ce qu’il s’est passé, admit l’Ange Noir colérique tout en contemplant des arbres morts flottant sur les vagues agitées voler en éclat contre les parois abruptes de la falaise. J’étais tr
25Cette nuit j’ai fait un rêve étrange.Il s’agissait encore une fois d’un accident de voiture, sauf que celui-ci ne concernait en rien la mort d’Axel, mais plutôt celle de nos parents. Je trouve assez curieux que ce genre d’images se soit inséré dans mon esprit alors que je n’étais même pas présente le jour du drame.Jugée trop petite à cinq ans pour me rendre avec eux au cinéma, j’avais été déposée chez leur amie Emma tandis que papa, maman et Axel s’étaient rendus en voiture au Gaumont du centre commercial le plus proche. Je n’ai aucun souvenir du titre du film ni de ce qu’Emma et moi avons pu faire ce soir-là pour nous divertir. Par contre, je me remémore facilement les gyrophares rouges et bleus apparus par la fenêtre du salon. Emma a été la première à se lever, comprenant d’emblée qu’un drame venait de se produire. Quand j’y repense, Emma a dû faire preuve d’un courage remarquable pour ne pas s’effondrer dans la seconde à la nouvelle de la mort de sa meilleu
26Un mois et demi plus tard«Right here, right now, right here, right now…»Les premières notes de la chanson de Fatboy Slim résonnent dans ma tête sans que je puisse y faire quoi que ce soit. Si je n’étais pas aussi préoccupée par la situation actuelle, je m’assommerais face à ma futilité:quelle personne saine d’esprit chantonne au lieu de se concentrer sur le chemin qui lui reste à parcourir pour sauver sa vie? Je veux bien admettre que les circonstances imposent un rythme soutenu, mais je me serais volontiers passé de cette petite distraction.J’esquive de justesse un cochon qui fonce dans notre direction, la gueule pleine d’écume et les yeux injectés de sang. J’en frissonne de dégoût. J’ai beau m’être rodée face aux Affres ces dernières semaines, je reste sensible à certains détails.Avec une agilité qui me surprend tous les jours un peu plus, je saute sur le côté en entraînant mon camarade afin de nous sauver d’un
27Je suis dans une supérette au niveau des caisses. Il me faut quelques secondes pour réaliser que le son répétitif provient des produits que je scanne à la chaîne afin de ne pas retarder la file de clients insatisfaits. Je prends sur moi pour ne pas crier lorsque mes yeux se perdent dans les iris assassins de mon client actuel. Lucius. Aujourd’hui ses cheveux sont mi-longs, bruns, et parfaitement lissés. Il me fustige à propos d’un parapluie, mais je ne l’écoute pas. Derrière lui se dresse la rouquine qui hante mes cauchemars. Son regard flamboyant pénètre jusqu’à mon âme, je me ratatine sur place. Ainsi, ces deux individus se connaissent, cela ne m’étonne pas. Le temps de reporter mon attention sur le parapluie et Lucius a disparu.Je me retrouve dans la rue, la pluie tombe et s’infiltre par le col de mon manteau. J’avance sans connaître ma destination. Au loin des phares s’allument. Je presse le pas, mais quelqu’un me rattrape à la dernière minute pour m’éloigner d
Six mois plus tôtL’ombre noire aux volutes de fumée me dissimule une grande partie des dégâts. Ce n’est plus un accident, c’est un véritable massacre.Le monospace de Rémy gît sur le toit dans un sale état et des débris de verre jonchent la route. De là où je me trouve, il m’est impossible de repérer un survivant. Alors je replie mes ailes et me laisse tomber sur le sol, consumé par les regrets.J’aurais dû partir avec eux et les suivre de loin au risque de griller ma couverture. Pourquoi n’ai-je pas été assez rapide?Un gémissement plaintif me tire de mes lamentations. Il ne provient pas du véhicule de mes protégés, mais de la deuxième voiture accidentée. De combien de morts suis-je donc responsable?Des larmes de rage et de frustration coulent sans répit le long de mes joues. Ce n’était pas censé se dérouler comme ça. Cette initiation était courue d’avance:personne n’a jamais plus d’un
35Quand je me réveille le lendemain, je n’ai presque pas dormi de la nuit. Ça devient une habitude, seulement je ne peux pas uniquement blâmer les apparitions sournoises de Lucius. Je me plie en deux malgré ma difficulté évidente pour respirer. Ma gorge se serre, mes doigts sont parcourus de fourmillements indésirables. En deux mots, j’angoisse. À quoi pensais-je en me croyant digne de devenir le guide de l’équipe? Et à quoi jouait donc Lucas en m’offrant ce satané bouquin en cadeau de Noël? Si mon équipier se sentait un minimum concerné, cela me rassurerait; mais j’ai la fine intuition que je vais attendre longtemps avant d’obtenir son soutien dans cette affaire.J’hésite à déclarer forfait en me faisant porter pâle. Je suis très bien dans mon lit, à contempler le plafond, et je n’ai pas besoin de cette stupide alarme de téléphone qui m’ordonne de me lever pour affronter cette journée. Com
34Je pousse la barre si haut que le tapis risque de m’éjecter. Je repositionne mes écouteurs pour la sixième fois: la transpiration et mon agitation ont tendance à les faire tomber, ce qui ne cesse de me déconcentrer. Il me reste cinq minutes avant la récupération. L’ancienne Allyn n’aurait jamais tenu quarante minutes sur autant de dénivelé. La nouvelle Allyn choisit pourtant de pousser le vice en augmentant la vitesse de deux créneaux et en élevant le dénivelé d’un palier supplémentaire. Tu peux le faire, me répété-je en luttant contre mon souffle erratique, mon cœur qui cogne contre ma cage thoracique et les taches blanches qui brouillent ma vue.Quand le minuteur annonce la fin de mon entraînement, j’ai l’impression qu’on pourrait cuire des œufs sur mes joues. Mes jambes en guimauve tanguent dangereusement tandis que je me rapproche des produits destinés à nettoyer les appareils.—Un peu plus et tu t’envolais, me taquine Alice en choisissa
33Quand j’entre en phase de demi-réveil, un brouillard épais a envahi la totalité de mon crâne. Pour ne pas changer, mes rêves se sont agrémentés de détails sanglants dont je me serais bien passée. Pourtant une chose a changé par rapport à d’habitude. Vaseuse et nauséeuse, je mets rapidement le doigt sur ce qui me perturbe à ce point. C’est chaud, agréable et réconfortant. Comme si les rayons du soleil réchauffaient mon flanc gauche. Est-ce déjà l’heure de se lever? Hors de question. Je me blottis dans la position du fœtus et me rendors sans difficulté.Des remous me sortent d’un énième cauchemar. La chaleur et le bien-être qu’elle me procurait s’évanouissent;mon corps épuisé grelotte aussitôt, comme pris de fièvre. J’entends quelqu’un jurer dans mon dos, puis la porte de ma chambre claquer. Énervée envers cet égoïste de Maël qui n’essaye même pas de la jouer discret, je peste et me laisse de nouveau emporter par la vague de sommeil qui maintient mes p
32—Ça flirte avec Lucas, maintenant?Forcément, rien n’échappe aux yeux inquisiteurs d’Alice. J’espère qu’aucun autre Singulier n’a eu le temps de surprendre notre bref interlude… Mon cœur, aussi léger qu’un papillon, se remplit de plomb à l’instant où je croise le regard chagriné de Maël. De toute évidence, mon ami n’a rien loupé de la scène. Mais après tout, comment aurait-il pu l’ignorer puisqu’il se tenait juste à côté de nous?—Aucun risque, assuré-je d’une voix que je souhaite calme et posée.D’humeur légère et taquine, Alice pouffe en levant les yeux au plafond et m’entraîne par le bras en direction de Guillaume, Enzo et Roxanne. Cette dernière a les yeux rouges et fatigués. Fort heureusement, Enzo la tient d’une main ferme et lui confisque son verre de champagne pour me le donner aussitôt après.—Autant que cela serve à quelqu’un qui tient vraiment l’alcool, m’affirme-t-il d’un air entendu.Pas convaincue
31—Lucas? Qu’est-ce que tu fais là?Alice est apparue sans crier gare dans le dos de mon équipier. Toute belle dans sa robe rouge écarlate, mon amie nous étudie avec intérêt. Sa curiosité cède vite la place à un air catastrophé.—On se voit à la fête! affirme-t-elle avant de claquer la porte au nez d’un Harper interloqué.Dépourvue du moindre signe d’embarras suite à sa conduite déplacée, Alice s’adosse contre un mur pour m’observer de bas en haut, un tic aux lèvres.—La robe, OK nickel, je n’ai rien à dire. Mais Allyn, explique-moi ce qu’il s’est passé avec tes cheveux! J’ai l’impression d’être face à la petite fille du puits dans le film d’horreur de seconde zone que Guillaume m’a fait endurer la semaine dernière.—La robe n’est pas prévue pour ce soir, la recadré-je direct, quant à mes cheveux ils séchaient tranquillement dans ma serviette quand Lucas a débarqué.Je fais mine de cherche
30—Joyeux Noël! s’exclame Emma en débarquant dans ma chambre avec un gros sourire aux lèvres et un plateau rempli de cookies en forme de bonshommes de neige et de cadeaux colorés.—Emma, on s’est couchées il y a à peine sept heures, me lamenté-je en allumant mon portable.—Ils sont meilleurs quand ils sont chauds! insiste-t-elle en choisissant un des cookies au glaçage le plus réussi pour me le fourrer dans la bouche.Je me redresse de justesse pour éviter au gâteau de s’émietter sur les draps. Je félicite mon hôtesse pour ses dons prodigieux en matière de pâtisserie qu’elle disparaît aussitôt, le minuteur de son four l’alertant au rez-de-chaussée.—Ça valait la peine de me réveiller, grogné-je en me retournant pour contempler la vue depuis la fenêtre donnant sur le jardin.Je réprime un petit cri en croisant le regard de mon colocataire fantomatique. Allongé sur le flanc droit avec sa paume sur l’oreille af
29Lucius était dans une rage noire. Il s’était si souvent connecté à sa nièce ces derniers temps qu’il ne lui avait fallu aucun effort pour sentir qu’Allyn s’était éloignée de l’atmosphère sacrée de l’Organisation. De surcroît, ses dons prodigieux lui avaient indiqué qu’elle conduisait. Pauvre inconsciente! Que n’aurait-il pas fait en cet instant précis pour ne pas avoir donné sa parole à Aldrik! Un magnifique carambolage en pleine autoroute impliquant au minimum deux voitures, un 4x4 familial, et avec un peu de chance, un camion-citerne. Sacrifier autant d’innocents promettait d’être si exquis qu’il était à deux doigts de renier sa promesse. Après tout, quoi de mieux pour se remonter le moral? Un éclair noir zébra le ciel. Signal qu’une âme perdue venait d’apparaître dans les Affres. Cela lui remonta le moral:peut-être qu’il y aurait moyen de s’amuser en fin de compte. Sans hésiter davantage, Lucius se téléporta vers l’o
28—Je persiste à penser que tu aurais dû prendre le train.Tapotant les doigts sur le volant au rythme de «All good things come to an end», je jette à Maël un regard en coin réprobateur. Ce n’est pas parce que nous avons décidé de mettre l’Organisation entre parenthèses durant mes congés qu’il doit trouver d’autres raisons de s’inquiéter pour ma sécurité.—J’avais envie de conduire.—Ce n’est pas prudent, insiste-t-il. Entre ton manque de sommeil de ces derniers jours et…—Et?—Et tu sais très bien.Je secoue la tête pour éviter de répliquer, décidée depuis la veille au soir à ne laisser aucune pensée noire interférer avec mes vacances tant attendues. Cette résolution m’est apparue alors que je fermais avec difficulté mon sac de voyage sur mon lit. Assis comme à son habitude sur la commode de ma chambre, Maël m’observait avec attention quand on avait cogné à ma porte.—Lucas&