ALEXANDRA A. TOUZET
L’EAU
LE REFUGE DES HERITIERS
2
Roman
Un matin ordinaire, il y avait cette image.
Elle a laissé son empreinte sous mes paupières.
Elle est restée là, pendant des jours, des nuits, obsédante.
Elle voulait que je la pose sur le papier, que je l’écrive…
Elle s’est imposée.
Car tout devait commencer ici…
Prologue
Des fruits et du petit bois.
Elle se répète les mots pour ne pas oublier, pour ne pas laisser ses pensées la distraire encore, l’emporter loin de ce qu’elle doit faire ce matin.
Des fruits et du petit bois.
Il faut qu’elle ramène des fruits pour les prochains repas.
« Une belle corbeille, a lancé sa mère en la regardant s’éloigner. Et du petit bois pour démarrer le feu, ce soir. »
À présent, le panier se balance dans sa main. Pour quelques instants encore, il est vide et léger. Bientôt, il sera lourd de couleurs savoureuses. C’est la belle saison, celle où la nature offre ses cadeaux sucrés.
Des fruits et du petit bois.
Elle ne peut s’empêcher de penser qu’elle trouvera sans doute de ces fruits amers, ceux qu’il aime tant. Il est le seul à en manger. Si elle en cueille, cela changera-t-il quelque chose ? Cela le fera-t-il revenir ?
Des fruits et du petit bois ! se raisonne-t-elle.
Mais toutes ses pensées reviennent à lui. Impossible de penser à autre chose qu’à lui, de ne pas trembler en constatant, au matin, qu’il n’est pas encore rentré. Cela fait des jours, des nuits qu’il n’a pas mis les pieds sur l’atoll.
Il n’a jamais été absent aussi longtemps…
Des fruits et du petit bois.
Bien sûr, ils sont adultes et il est libre.
« Maddy, il n’y a pas de raison de t’inquiéter, il va revenir » lui a encore répété son père, il y a quelques jours. Il se voulait rassurant. Elle ne l’a pas été.
Victor est comme son frère, son presque jumeau – elle aimait répéter cela durant leur enfance. Ils sont différents et pareils de bien des manières. Physiquement, ils sont le miroir l’un de l’autre. Pour ce qui est du caractère, c’est autre chose : elle aime son audace, ses colères, sa violence, tout ce qu’elle ne s’autorise pas. Il est ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle ne sera jamais, et elle ne peut s’empêcher de l’aimer pour cela.
Des fruits…
D’une certaine manière, il lui offre le spectacle de la vie qu’elle pourrait mener si elle était lui, si elle avait sa force. Mais oserait-elle alors quitter les siens, lever la voix contre celui qui l’a élevé comme son fils ? Oserait-elle poser ce regard sur les autres, ce regard si extraordinairement autoritaire ?
Madeleine s’arrête un instant et regarde autour d’elle. Il lui a semblé entendre un bruit. Non. Son imagination sans doute. Comme ce matin où elle est sortie du sommeil avec l’étrange sensation qu’il pourrait être là. Immobile, elle est restée les yeux ouverts dans son lit, longtemps, à écouter le silence. Elle cherchait le souffle de Victor dans la pièce voisine. Mais, une fois encore, les draps étaient tendus, immaculés. Aucun pli ne venait trahir la moindre présence nocturne. Une nouvelle fois, ils ne portaient pas la marque du corps de Victor.
Des fruits et… du petit bois, se remémore-t-elle en soupirant.
Madeleine avance au milieu des arbres. Elle navigue entre les troncs sur le sentier qui s’est dessiné au fil du temps. À chaque pas, ses cheveux ondulent autour d’elle, comme une caresse, comme une présence amie qui l’accompagne partout. Elle les porte très longs. Sa mère a beau lui répéter que des cheveux plus courts seraient plus pratiques et tout aussi beaux, Madeleine les laisse pousser, depuis toute petite, jusqu’au-delà de sa taille.
Des fruits…
Elle se souvient de ce moment de l’enfance où Victor jouait le soir dans ses cheveux. Il y enfonçait ses doigts fins, prélevait une mèche épaisse et l’enroulait longtemps. Il la gardait fermement serrée dans sa paume, puis, la lâchait tout à coup, regardant les cheveux se dénouer lentement avant de se fondre dans l’immobilité des draps.
Il s’endormait ainsi, faisant des cheveux de Madeleine sa couche. Lorsqu’ils se réveillaient au matin, ils restaient, dans la pénombre, à s’observer en silence, comme face à un miroir, s’étonnant à chaque fois de se reconnaître dans le regard de l’autre. Ils échangeaient de tendres sourires, se rendormaient parfois, puis se résolvaient à se lever en dénouant lentement leurs cheveux et leurs bras.
Ses cheveux et ses yeux, voilà ce qu’elle a gardé, comme un souvenir de ce temps perdu. Le blond de ses cheveux et le bleu de ses yeux, voilà ce qui les identifie encore, même si les yeux de Victor se sont éclaircis au point de devenir presque blancs, comme ceux de Roger, comme deux opales. Il fallait s’y attendre. Ils ont grandi mais, excepté ce détail, rien n’a changé. Il est comme son frère et il lui manque terriblement.
Où peut-il être en ce moment ? Une image lui apparaît en réponse. Une image qu’elle n’a pas appelée, sortie d’un rêve.
Elle s’est levée ce matin avec cette étrange sensation de sentir la présence de Victor et cette image s’était évaporée. Du moins l’avait-elle cru. Maintenant, elle revoit chaque détail de manière très claire comme si ses yeux étaient encore fermés. Madeleine regarde autour d’elle. Non, la forêt qu’elle a vue en rêve ne ressemble en rien à la végétation qui s’est refermée sur elle depuis qu’elle a quitté le campement.
Ici, les troncs des arbres se tordent et s’entrelacent. Les fleurs font éclater de criantes couleurs au milieu de massifs émeraude débordants. Dans son rêve, les arbres étaient immenses. De larges troncs bruns les ancraient solidement dans le sol et ils s’élevaient haut jusqu’au ciel dont le bleu était parcouru d’épais nuages immaculés.
Ici, les piaillements des oiseaux dans les branches composent avec le silence un état de bienfaisante insouciance auquel Madeleine est accoutumée. Mais la forêt de son rêve lui était apparue comme un temple à ciel ouvert que le vent parcourait en soufflant, dans une autre langue, des paroles qui semblaient sacrées. En se remémorant cette sensation, Madeleine se rappelle un parfum : celui de la terre, humide, vivante. Elle est bien sûre de ne jamais l’avoir senti auparavant et c’est comme s’il revenait à elle maintenant, qu’il émergeait de dieu sait où, dans toute la réalité de la veille.
Un craquement non loin la fait sursauter et la ramène au moment présent. Madeleine s’arrête et resserre le panier contre elle pour masquer le tremblement qui tout à coup anime ses mains. Elle scrute les environs et perçoit un mouvement derrière un massif de bougainvilliers. Rehaussé de quelques mèches de cheveux en bataille, un œil perçant apparaît et disparaît aussitôt.
Madeleine reconnaît la lueur d’un vert ardent, hypnotique, dans un écrin de peau sombre. Elle devine les contours d’une silhouette petite et menue. Nellie. Que fait-elle ici ? Madeleine hausse les épaules en souriant, rassurée, et poursuit son chemin. Encore quelques pas et le verger s’offrira à sa vue.
Encore quelques pas.
Des fruits et du petit bois.
Le balancement du panier reprend. Madeleine écarte un rideau de feuillage et entre dans ce que ses parents ont baptisé, voilà des années, leur jardin. Elle enroule ses cheveux en un chignon qu’elle attache avec un morceau de tissu sorti de sa poche.
Madeleine regarde autour d’elle. Ici et là, de gros fruits lui tendent les bras. Il faudra qu’elle revienne avec son père pour ramener quelques ananas, jaques et noix de coco. Seule et armée d’un simple panier, elle ne pourra rien faire de plus que lancer des regards gourmands à ces fruits qui paraissent bien mûrs. Elle se tourne donc vers les arbres dont les petits fruits jaunes, orangés, bruns, pendent en grappes, à sa portée.
Madeleine dispose délicatement au fond de son panier quelques caramboles, curubas et goyaves. Elle cueille ensuite une dizaine de kiwis qu’elle arrange tendrement par-dessus, comme de petits animaux immobiles dont elle ne peut s’empêcher de caresser le pelage doux. Puis, elle saisit de belles poignées de grenadilles, kakis et kumquats. Le seul contact de ces fruits dans ses mains et leur parfum lui évoque déjà leur goût sucré. Elle a soudain l’eau à la bouche.
Avant de quitter l’endroit, Madeleine ne peut s’empêcher de cueillir quelques fleurs d’allamanda, de canna et de flamboyant. Leur couleur or lui évoque tout à coup un détail de son rêve. Était-ce le soleil qui rayonnait ainsi au travers des branchages et scrutait chacun de ses gestes comme un grand œil braqué sur elle ? Elle ne saurait le dire, mais elle se souvient de ce jaune brillant qui habitait cette étrange forêt. Elle ramasse distraitement une poignée de branches fines tombées au sol qu’elle pose dans son panier au-dessus des fruits.
Madeleine défait le tissu qui maintenait ses cheveux et l’enroule autour des tiges des fleurs fraîchement cueillies. Elle fait tourner le bouquet entre ses doigts. Perdue dans la contemplation des fleurs, elle ne porte pas attention à ses cheveux qui tombent en longues vagues sur ses épaules, puis rebondissent le long de son dos. Elle revoit cette lumière si particulière qui semblait provenir des arbres et non du ciel. Le parfum des fleurs qui pénètre dans ses narines se transforme et lui évoque à nouveau celui, étrange, inconnu, de cette terre rêvée.
Un craquement lui fait tourner les yeux. Madeleine voit passer la petite silhouette de Nellie qui court en direction de la plage. Madeleine dépose les fleurs sur le haut de son panier et saisit les anses en soufflant.
— Nellie ! Attends-moi ! Où vas-tu ? lance-t-elle à l’enfant.
Madeleine se met en marche. Elle avance lentement. Sans doute, Nellie a-t-elle disparu dans un recoin de verdure, comme elle le fait si souvent. À quoi bon essayer de la suivre ? Madeleine pose son panier. Le retour sera long, pourquoi chercher à allonger son parcours ?
— Nellie ? Tu es là ? demande-t-elle à tout hasard.
À quelques mètres, le visage de la fillette apparaît entre les feuillages, un léger sourire danse sur ses lèvres brunes. Madeleine lui fait signe de la main et avance à nouveau dans sa direction. L’enfant ne se cache plus à présent. Elle sautille à quelques pas devant elle.
Madeleine baisse les yeux un instant pour changer le panier de main. Lorsqu’elle relève la tête, la fillette a encore disparu. Madeleine fait quelques pas en scrutant les environs. Déjà sous ses pieds, la terre laisse place au sable blanc et, avant de pouvoir discerner le bleu de l’océan entre les feuillages, le roulis des vagues émerge du silence.
Madeleine pose son panier dans les plis tortueux de racines d’un palétuvier. Peut-être Nellie est-elle sur la plage ? Ou alors elle est repartie se réfugier dans la forêt…
Un rire attire son attention. Madeleine marche en direction de la plage et découvre le jeune Erik jouant dans les vagues. Il n’a pas pris la peine d’enlever son t-shirt. Il est trempé. Ses cheveux noirs, raidis par l’eau, collent à sa nuque, à ses joues et masquent une partie de son visage. Madeleine ne sort pas du couvert des arbres et le regarde un instant.
Voilà donc sa méthode de pêche ! Elle ne peut s’empêcher de sourire en le regardant bondir de vagues en vagues. Les poissons émergent de l’eau dans des explosions aquatiques extraordinaires. L’enfant fait d’énormes sauts pour saisir ses proies qui, lorsqu’elles lui échappent, provoquent chez lui de grands éclats de rire. Elle est fascinée par toute cette joie.
D’où elle est, Madeleine ne peut comprendre les mots qu’il prononce. Elle perçoit, en tendant l’oreille, l’accent de sa langue natale. Il s’adresse aux poissons qui ondulent négligemment autour de lui en les pointant du doigt d’un air exagérément menaçant. Il a l’air d’un enfant ordinaire.
C’est peut-être la première fois, depuis l’arrivée du garçon sur l’île, qu’elle entend son rire. Jusque-là, elle expliquait son attitude morose en se répétant qu’il était un enfant renfermé, qu’il avait certainement vécu des moments difficiles, qu’il avait besoin de temps pour établir des liens de confiance avec eux… Le sourire de Madeleine tombe lentement.
L’enfant qui est là-bas dans l’eau a l’air serein. Il se permet de rire aux éclats. Il est heureux parce qu’il est seul. Il garde sa joie et son univers, il ne les partage pas. Même pas avec elle. Encore moins avec elle… Elle a pourtant essayé de lui montrer qu’il n’avait rien à craindre d’eux et surtout pas d’elle.
Les épaules basses, Madeleine décide de faire demi-tour, de retourner au campement, de s’occuper l’esprit dans une autre tâche qui la distraira de cette tristesse qui pourrait l’envahir si elle la laissait faire. Elle s’est toujours demandé si son père avait raison de constituer ce groupe. Au début, il s’agissait d’adultes qui avaient donné leur accord. Bien sûr, il y a Nellie, mais elle est née ici. Ce n’est pas pareil. Et puis, Erik est arrivé… Un orphelin des rues… Il avait d’autant plus besoin que l’on s’occupe de lui…
Perdue dans ses pensées, Madeleine sursaute en découvrant le visage de Nellie émergeant d’un taillis. Ses cheveux, sorte de broussaille végétale, paraissent faire partie de la flore environnante. Elle l’observe en silence, son étrange sourire dansant encore sur ses lèvres.
— Nellie, tu m’as fait peur ! Tout va bien ? Tu voulais me dire quelque chose, ma chérie ?
L’enfant braque ses yeux d’un vert profond, presque lumineux, sur Madeleine et acquiesce timidement. Elle sort lentement du bosquet où elle s’était cachée. Des brindilles s’animent écartant les branches et laissant émerger sur le sentier le corps végétal de la fillette. Sa peau a bruni depuis la première fois qu’elle l’a vue. Sa nature s’affirme de plus en plus. Bientôt, des plis caractéristiques viendront marquer irrémédiablement son petit corps. Ensuite, elle sera figée au sol, interdite de mouvement, enfermée dans son propre corps de bois, comme le sont ses parents… Ses cheveux prendront de la force et elle se déploiera vers le ciel en une abondante pluie de feuillage… Madeleine a le cœur serré en imaginant tout cela. Elle s’efforce de sourire en déclarant :
— Je t’écoute, ma toute belle.
La fillette regarde autour d’elle, comme si les mots pouvaient être entendus de quelqu’un d’autre, comme si elle s’apprêtait à confier un lourd secret :
— Tu l’as vue, n’est-ce pas ?
— Vu quoi ? répond Madeleine, interloquée.
Le sourire s’élargit sur les lèvres brunes de Nellie :
— La forêt ? Tu l’as vue, n’est-ce pas ?
— En effet, je viens de la traverser. Pour cueillir quelques fruits. Tu le sais, ma belle, hein ? Tu m’as suivie en cachette, petite coquine !
— Non, non ! Je te parle de l’autre forêt… Celle du nord. La forêt de la légende !
— Je ne vois pas de quoi tu parles, Nellie, ment Madeleine, mal à l’aise tout à coup.
— Si, je suis sûre que tu sais ! Tu l’as vue, toi aussi… Mes parents me l’ont dit. Ils ne mentent jamais.
— Tes parents ? Mais, ma puce, ils ne parlent pas… rétorque Madeleine d’une voix douce.
— À moi, si, ils parlent ! De toute façon, je m’en fiche que tu me croies ou pas. Ils m’ont dit que tu avais vu la grande forêt… Je veux juste savoir si elle était belle ? Hein ? Je suis sûre que oui ! Dis-moi juste ça. Allez ! supplie la fillette.
Madeleine examine l’enfant, hésite, puis se surprend finalement à répondre :
— Elle est très belle. Magnifique. Les arbres sont immenses. Le ciel paraît si loin. Et…
— Oh ! s’exclame l’enfant, avec un air de profonde admiration. Je vois sa lumière dans tes yeux ! Tu en as de la chance… J’aimerais la voir, un jour, moi aussi…
— Mais, Nellie, comment… ?
La fillette sourit, mais ne répond pas. Elle observe encore un instant Madeleine, en pointant ses grands yeux surnaturels sur elle, puis disparaît à nouveau entre les feuillages.
Chapitre I
Une lumière vive filtre à travers les rideaux épais, éclairant faiblement la pièce d’une affreuse lueur brune. Quelle heure peut-il être ? Elle n’ouvre pas immédiatement les yeux et profite de ce moment, entre veille et sommeil, où les rêves sont encore emprunts de réalité, tandis que le réel se débat comme une ombre lointaine et, doucement, nous happe, contre notre volonté, vers le souvenir d’une vie étrangère.
Déjà, le songe s’échappe. Il efface toute trace de sa présence derrière chacun de ses pas. Elle ne garde de lui que quelques images, des couleurs et cette impression qu’il était beau, lumineux, doux. Pas de cauchemar. Victor ne lui est pas apparu cette fois. Plus depuis longtemps. Elle a son gardien qui tient les mauvais rêves à bonne distance. Quelle analyse en ferait sa sœur, elle qui accorde volontiers une signification aux songes ? Volonté inconsciente ou mauvaise augure ?
Annabelle tourne le dos à la fenêtre et remonte le drap jusqu’au-dessus de sa tête. Doucement, les sensations refont surface et, avec elles, la conscience de ce qui l’entoure. Le contact de la couverture de laine un peu rêche posée sur son corps, le parfum qui flotte sur le coussin voisin, l’orientation de la fenêtre lui rappellent qu’elle est chez Lucas.
Elle sourit et, les yeux fermés, cherche du bout des doigts le corps de son amant. Elle tend un bras et ne ramène à elle qu’un drap vide qu’elle serre contre elle en souvenir de l’étreinte passée. Derrière ses paupières closes, la nuit renaît, des silhouettes s’étreignent dans la pénombre. Elle rappelle le souvenir des promesses murmurées au cœur de la nuit. Dans sa poitrine, quelque chose s’emballe, un organe en sommeil depuis longtemps, depuis toujours, qui s’éveille tout à coup.
Annabelle a bien remarqué ce battement nerveux qui lui coupe le souffle, qui pourrait la faire défaillir parfois s’il n’était pas là pour la retenir. Depuis leur premier baiser, ce battement qui la tétanise et qui la baigne de joie ne cesse de s’amplifier. Elle a bien essayé de maîtriser ce phénomène, mais rien à faire. Chaque apparition de Lucas, le seul son de sa voix, la caresse de son regard ou pire, son absence, sont une source de bonheur et de tourment tout à la fois. Rien à faire donc. Seulement s’abandonner à ce sentiment, assouvir ce besoin d’être près de lui, dans ses bras. Jour et nuit.
Annabelle ouvre les yeux et s’étire longuement. Elle goûte le repos et le bonheur. Ce sont deux états nouveaux qu’elle découvre avec une étonnante aisance. Ne s’était-elle pas convaincue qu’elle ne connaîtrait jamais ni l’un ni l’autre ? Qu’elle n’était pas vouée à la joie ? Pourtant, maintenant…
Elle s’assoit et regarde autour d’elle comme pour s’assurer qu’elle est bien éveillée. Le lit est vide, le soleil est haut. Quelle heure est-il ? Tard certainement. Elle passe une main un peu engourdie sur son visage, dans ses cheveux courts et devine qu’ils ont encore adopté un mouvement étrange dans les plis du sommeil.
— Luke ? lance-t-elle à tout hasard, consciente qu’il n’y aura pas de réponse. S’il était encore dans la maison, il serait contre elle en ce moment. Il l’empêcherait de quitter le sanctuaire de la chambre. Ou bien, elle l’entendrait se mouvoir dans la pièce voisine. Mais la journée a commencé et il doit être parti pour la scierie depuis longtemps.
Au bout d’une seconde de silence, Annabelle n’y tient plus et sort du lit. Le parquet un peu froid sous ses pieds nus la fait frissonner. Elle attrape un pull d’homme oublié la veille par terre et l’enfile. Il est trop grand, tombe sur ses genoux et recouvre ses mains. Machinalement, Annabelle porte les manches trop longues à son visage. Elle respire le vêtement un long moment. Le pull de laine se transforme alors : il devient un trésor, une étoffe de soie, qui évoque la douceur d’un corps. C’est comme si le parfum de Lucas pouvait rendre sa présence tangible tout à coup.
Elle se tourne vers la fenêtre. Le rideau s’ouvre sur un panorama à couper le souffle. Lucas habite presqu’au sommet d’un versant de colline orienté vers l’ouest. Selon les couleurs du ciel, le positionnement du soleil, le paysage change par touches légères. Lucas, voit-il encore les longues ondulations des feuillages aux mille nuances de vert et de brun qui s’étendent à perte de vue pour s’échouer au loin dans le bleu du ciel, ou bien est-ce l’océan qui se dessine sur la ligne d’horizon ? Voit-il encore les dessins que compose le soleil au crépuscule au cœur des nuages ? Se sent-il encore prisonnier ici, dans cette forêt qui les a réunis ?
Annabelle a vu ce paysage évoluer au fil de deux saisons. Déjà. Elle a vu les feuillages rosir puis disparaître dans le vent. Elle a vu la neige gonfler dans le ciel gris, et tomber des semaines durant, épaisse, glacée. Mais, cette fois, Annabelle n’a pas ressenti sa morsure. L’an dernier, elle avait cru mourir, seule devant sa cheminée à essayer de maintenir la chaleur d’un maigre feu et, cette année, tout a été doux auprès de Lucas. L’hiver a été une saison ordinaire. La vie s’est poursuivie, dans une insouciance cotonneuse.
Peut-être que la chance lui sourit enfin ? Qui sait ? Si elle faisait un vœu… Si elle croyait suffisamment en ces questions de destinée, elle ferait un vœu et ce serait celui-ci : figer ce moment de vie. Elle ne demanderait rien de plus. Aucune richesse, aucune ambition autre que cela : la présence de cet homme à l’abri au cœur de cette forêt. Rien de plus. Si elle ne craignait pas que le simple fait de le formuler pût anéantir les chances de le réaliser, elle oserait faire ce vœu.
Mais il est impossible que l’ombre ait disparu. Elle est certainement quelque part, tapie, à attendre pour dresser un nouveau malheur sur son chemin. Les choses ne peuvent en être autrement pour les êtres comme Annabelle. Il y a des dons que l’on paie toute sa vie…
Un frisson parcourt lentement l’échine de la jeune femme. Elle reconnaît cette sensation qui l’accompagne partout, de ne pas être légitime, de voler sans doute ce qui doit revenir à quelqu’un d’autre. La solitude lui avait paru, un temps, la seule issue à envisager pour poursuivre sa vie dans la sérénité. La forêt d’Utoh semblait le refuge idéal. Puis, elle a rencontré Lucas et tout a changé. Dans leurs bras vides, ils ont mis chacun leurs secrets et leurs solitudes. Ensemble, ils ont trouvé un équilibre miraculeux qui les a pris tous deux par surprise. À présent, vivre sans lui n’est plus envisageable.
Annabelle se met à faire le lit distraitement. Elle tire le drap, puis la couverture et s’arrête à nouveau devant la fenêtre. Elle enfouit son visage dans la laine du pull qui s’imprègne déjà de son odeur à elle. La présence de Lucas s’atténue sur le vêtement. Annabelle ne peut empêcher la question de s’inscrire dans son esprit : en sera-t-il de même dans sa vie ? Lucas, pourrait-il un jour lui tourner le dos ? Elle fait taire cette pensée avec une inexplicable confiance et se lance à la recherche de ses vêtements.
Le sol est jonché de leurs affaires, abandonnées au hasard, dans les recoins de la chambre, oubliées dans le silence de la nuit. L’étreinte les a rendus aveugles et sourds, comme à chaque fois qu’ils sont en présence l’un de l’autre. Plus rien n’a d’importance que ce bonheur d’être avec cet autre étrange et merveilleux. Les bras chargés, Annabelle sort de l’étroite chambre où le lit occupe presque toute la place.
Sur le vieux sofa, dans la pièce principale, elle dépose ses trouvailles. L’accoudoir le plus proche reçoit un à un les vêtements de Lucas, délicatement repliés au préalable. Enfin, avant que la jeune femme ne disparaisse dans la salle d’eau, le large pull qui recouvrait sa nudité s’envole rejoindre ses comparses dont la seule occupation consistera maintenant à attendre leur propriétaire.
La porte de la salle de bains claque sur le corps d’Annabelle qui se réfugie à la hâte dans la cabine de douche. Le printemps revient, mais sa présence ne se révèle qu’au milieu de la journée. Le froid revient avec la nuit et s’agrippe à la terre jusqu’à tard le matin. L’hiver a du mal à céder sa place dans cette région.
L’eau coule déjà lorsqu’Annabelle ferme le battant de la douche. Elle pivote sur elle-même pour attraper le savon et se mousser. Après s’être cognée une fois ou deux aux parois toutes proches, elle s’étonne d’avoir pu occuper cet espace en compagnie de Lucas. Qu’il puisse y tenir seul est déjà incroyable ! Les hommes de la presqu’île ont tous une carrure massive. Lucas et son père ne dérogent pas à cette règle.
L’eau chaude coule sur le corps d’Annabelle. La sensation est douce. Elle ferme les yeux. Une lourde fatigue fond sur elle lentement. Elle sent son poids sur ses épaules. Et si elle retournait se coucher. Pourrait-elle dormir alors ? Peut-être, mais pas seule… L’image de son compagnon se dessine immédiatement dans son esprit. Elle le revoit lorsqu’il était contre elle, dans cette même pièce, il y a quelques jours, quelques heures…
Et si elle faisait un tour à la scierie ? Une minute. Elle pourrait juste passer, bercée par le vent, sans reprendre forme humaine, pour le voir un peu, le frôler. Et s’il sentait sa présence ? Elle n’y tiendrait pas : il faudrait qu’elle lui apparaisse, qu’elle se blottisse dans ses bras… Un sentiment d’urgence saisit tout à coup Annabelle. La pulsation reprend dans ce lieu jusqu’alors immobile et muet. Elle se rince, sort rapidement de la douche, s’essuie nerveusement et renfile le sweat noir et le jeans bleu foncé de la veille.
En traversant le coin cuisine, elle remarque, sur la table, un crayon débouché, une tasse et calée dessous, une feuille de papier. La pulsation s’accélère dans sa poitrine à cet endroit où le cœur exerce son battement vital. Des mots y ont été inscrits, certainement à cette heure où le jour et la nuit partageaient l’horizon en un mince filet de lumière. Annabelle reconnaît immédiatement l’écriture : Anna, tu dormais bien, je n’ai pas voulu te réveiller. Je suis en forêt. Si tu veux rentrer, je te retrouverai chez toi. Je t’embrasse (partout).
Il est sorti. Il n’est pas à la scierie. Il est en forêt… Elle se souvient tout à coup qu’il ne travaille pas aujourd’hui, qu’ils avaient prévu de passer la journée ensemble. Il n’est sûrement pas parti depuis longtemps. Dans une heure ou deux au plus, il sera de retour. Elle pourrait l’attendre ici ou chez elle… ou alors…
Annabelle avale un verre de jus de fruit et sort. Elle n’a pas pris de veste hier lorsque Lucas est venu la chercher et le regrette ce matin. Mais, bientôt, cette question ne comptera plus. Pour sentir le pincement du froid, il faut avoir un corps de chair et de sang, seulement Annabelle s’apprête à le dissoudre dans l’immense étendue d’air invisible qui l’entoure. Bientôt, sa veste sera aussi utile que ses yeux ou ses mains.
Elle s’éloigne de la maison de Lucas. Encore quelques pas et la distance sera suffisante. Les rafales qu’elle s’apprête à invoquer pour le retrouver risquent de faire ricocher une branche ou une pierre sur la cabane. Elle s’avance au milieu des arbres et s’immobilise lorsqu’elle ne distingue de la maisonnette que le reflet du soleil sur une vitre, au loin. Alors, elle lève le visage vers le ciel. Immédiatement le vent lui répond et caresse son visage. Elle sourit au salut de cet ami et ferme les yeux.
L’air s’achemine vers elle, venant de tous côtés. Il lui rapporte la présence des êtres qui l’entourent. Un à un, l’air frôle de manière imperceptible les corps et en imprime le parfum, comme une image fidèle révélant son identité. Annabelle attend patiemment, évalue les signaux qui lui reviennent. Elle en reconnaît certains, humains ou créatures qui parcourent les environs sous une forme ou une autre.
Il faut qu’elle cherche plus loin pour sentir enfin la présence de celui qu’elle connaît si bien maintenant. Le corps d’Annabelle est encore ancré dans ce coin reculé de la presqu’île, mais sa volonté s’étire sur des kilomètres. Tout est si facile ici. Ses pouvoirs sont tellement plus forts dans cette forêt. Elle n’aurait jamais imaginé faire de telles choses là où elle vivait auparavant, dans cette ville qui a des allures d’autre monde aujourd’hui. Au fond, peut-être avait-elle déjà ces pouvoirs ? Mais ici, elle est libre de les utiliser. La peur n’est plus là.
Annabelle se concentre à nouveau sur les parfums que lui ramène le vent. Il tourbillonne autour d’elle avec de plus en plus de force. Elle s’éloigne du village où elle est bien sûre de ne pas trouver Lucas et s’élève vers les collines désertées de la forêt. Enfin, elle sent sa présence, s’approche et le retrouve au nord, seul. Il a l’odeur boisée de cette créature immense qu’il ne lui dissimule plus. C’est comme si la forêt l’auréolait de son parfum lorsqu’il était sous la forme de l’animal géant. Aussitôt, Annabelle se dissout et suit le courant qui lui a apporté la présence de Lucas et qui maintenant la guide vers lui.
Quelques secondes lui suffisent pour le rejoindre. Il est immense. Les rayons de soleil qui filtrent à travers les feuillages posent de temps en temps des reflets de cuivre étincelants dans le pelage de la bête qui court à perdre haleine. Il est seul. Du moins, le croit-il encore. Les autres sont loin et la majorité sous leur forme humaine profitant de leur matinée en famille.
Elle s’approche de la créature en tourbillonnant. Il ralentit et lève le museau vers le ciel pour humer l’air. Après avoir poussé un grognement de contentement, il reprend sa course entre les troncs millénaires. Annabelle le suit en s’enroulant parfois dans son pelage roux. À ce contact, elle sent un frisson parcourir la bête.
Arrivés au bord d’une falaise, la forêt s’ouvre soudain sur l’étendue bleue de l’océan. Annabelle avance, happée par le vide. Elle pourrait s’élancer au loin, parcourir la surface de l’océan jusqu’à ce point inaccessible où l’eau et l’air paraissent se toucher. Elle tourbillonne un instant au-dessus des vagues. La ligne d’horizon l’appelle mais elle ne se sent pas capable d’aller plus loin. La forêt réclame sa présence. Un lien invisible semble la lier à cette terre. Elle ne résiste pas et revient docilement vers les bras tendus de cette mère bienveillante.
Sentant à nouveau sa présence, Lucas prend son élan et bondit dans le vide. Elle le suit et reprend forme humaine au moment d’entrer dans l’eau. Un cri lui échappe : l’eau est glacée. Au milieu des vagues, elle le cherche un instant. C’est lui qui la retrouve. Il a repris forme humaine et s’empare de sa bouche en sortant brusquement de l’eau. Elle s’enroule autour de lui en répondant à son baiser.
Lucas nage vers une crique toute proche en emportant son précieux fardeau. À peine a-t-il atteint le sable sec qu’il commence à décoller les vêtements humides du corps de la jeune femme. Une vague immense les interrompt en les submergeant, puis une autre. Surpris, ils se séparent à la hâte et quittent la crique brusquement envahie par les flots. Lucas redevient créature pour escalader la falaise. Ses griffes lui aménagent un chemin aisé à travers la roche. Il arrive rapidement à flanc de falaise et suit la jeune femme redevenue aérienne à travers la forêt.
Pendant la course de la bête, l’air joue de son souffle à travers son pelage. Arrivée devant chez elle, elle reprend forme humaine à quelques pas de la créature qui halète le souffle court. Elle approche et tend sa main qui disparaît en s’enfonçant dans la fourrure épaisse. Annabelle plonge son visage dans le poil doux. Lucas ne bouge pas. Elle respire à plein poumon l’odeur entêtante de ce corps étrange et familier.
Les minutes s’écoulent dans l’immobilité des retrouvailles. Mais une averse brutale fond sur eux. La créature se redresse alors sur ses pattes arrière. En quelques secondes, Lucas redevient homme sous les yeux d’Annabelle. Il serre les mâchoires nerveusement sous le coup de la douleur qu’entraîne chaque transformation. Sans un mot, il se penche vers Annabelle, la soulève dans ses bras et l’emporte à l’abri.
Chapitre II
Allongés dans les bras l’un de l’autre, Lucas regarde les flammes ondoyer dans le foyer. Il reconnaît ce mouvement, léger, papillonnant, car cette chaleur qui virevolte face à lui trouve son écho à l’intérieur de sa poitrine. Un étrange sentiment de bien-être a remplacé la colère depuis qu’Annabelle fait partie de ses nuits. Il ne saurait dire s’il est heureux, tant cet état est neuf pour lui. Il ne peut mettre de mot sur ce sentiment, mais il est là, miraculeusement présent, comme une fleur qui aurait percé un désert d’asphalte.
Sa compagne est allongée face à l’âtre. Il ne voit pas son visage. Ses cheveux fins et courts caressent son menton. Une épaule mince émerge de la lourde couverture qui recouvre leurs deux corps. Elle se soulève à intervalles réguliers, bercée par le souffle du repos. Dans la pièce obscure, le reflet des flammes joue sur ce morceau de peau sans paraître troubler son sommeil.
Il a appris à reconnaître le rythme de sa respiration. Dans le silence, son souffle est une présence qui délivre les émotions d’Annabelle : le calme centré lorsqu’elle lit, penchée sur son ordinateur, l’inspiration irrégulière et puissante qui se cherche au milieu des baisers dans l’ombre des draps froissés, jusqu’à ce flot long et invisible qui s’insinue au cœur de la forêt et qui porte tout son être réduit à son seul parfum.
Les bras de Lucas sont enroulés autour du corps de cette femme qui a bouleversé sa vie. Il s’interdit tout mouvement, de peur de la réveiller. Tout est précieux chez elle jusqu’à son sommeil. Contre lui, il sent la chaleur de sa peau. Il a envie de parcourir son corps, de la posséder encore. Et il le fera… Plus tard. Lorsqu’elle sera éveillée. Pour l’heure, il essaie de penser à autre chose, au risque de se trahir lui-même. Il pose les yeux sur le foyer.
Face à lui, les flammes dansent comme de petits êtres cruels autour de la bûche. Leurs pieds incandescents s’appuient sur un sol de bois mort, brûlé, rougi, dont la nature initiale a disparu, absorbée par ces dévoreurs minuscules et insatiables. Les flammes tournent autour de cette bûche jusque-là épargnée par leur appétit destructeur. Elles ondulent, chahutent le morceau de bois, puis coulent une fois sur l’écorce. La victime offerte résiste à peine. Au deuxième assaut, les flammes fondent sur leur proie qui s’effrite tout à coup, puis s’effondre dans l’âtre, vaincue.
Lucas pose ses lèvres dans les cheveux d’Annabelle. Ce geste est venu sans y réfléchir. Il le regrette aussitôt. Il ne voulait pas la réveiller et il a suffi de cela pour que la jeune femme bouge légèrement. Il se fige. Peut-être va-t-elle se rendormir ? Les minutes défilent dans le silence. Annabelle se retourne finalement très lentement et se blottit face à Lucas en posant sa joue contre son torse.
— Rendors-toi, ma belle. Je ne voulais pas te réveiller, excuse-moi, murmure-t-il en resserrant son étreinte.
Annabelle ne répond pas. Elle ne se rendort pas non plus. Il sent ses paupières closes contre lui et sa bouche qui cherche sa peau. Ses mains jusque-là repliées dans une position de repos s’ouvrent et se posent sur son corps. Ses doigts s’acheminent dans son dos et remplacent le contact de la couverture rugueuse par de douces caresses.
— Tu n’as plus sommeil ? souffle-t-il.
La jeune femme soulève son visage. Ses yeux reflètent la lueur des flammes de manière étrange, à moins qu’ils n’émettent leur propre lumière. Cela n’étonnerait pas beaucoup Lucas : tout ce qui a trait à Annabelle est source de surprise. Sa présence, son pouvoir qui grandit et s’affirme de manière extraordinaire depuis qu’elle est arrivée. Et le plus ahurissant : elle est dans ses bras en ce moment et depuis des mois ! Chaque nouvelle journée auprès d’Annabelle est un jour prodigieux.
Elle le regarde longuement sans prononcer un mot. Tout à coup, elle se hisse jusqu’au visage de Lucas, comme pour le dévisager de plus près. À quoi pense-t-elle en ce moment ? Elle se penche sur sa bouche, pose ses lèvres sur celles de Lucas sans chercher à l’embrasser. Elle reste ainsi une seconde sans bouger, sa bouche et tout son corps collé au sien. Leurs yeux sont scellés de la même manière. Lucas devine un sourire dans le regard de la jeune femme.
Il n’y tient plus et s’empare de sa bouche. Ses mains serrent ce corps qui doit être à lui. Il la fait rouler sur le dos et l’emprisonne en calant son propre corps sur le sien. Ils sont tout près du feu à présent. La chaleur est plus vive, mais c’est celle de ce corps, frémissant d’impatience sous lui, qui occupe toutes ses pensées.
Les yeux mi-clos, Lucas regarde Annabelle relancer le feu sur le point de s’éteindre. Dans l’âtre, les petits êtres se redressent faiblement en sentant l’odeur du bois qui approche. Annabelle attise leur appétit en faisant souffler une brise légère dans les cendres encore brûlantes. Les flammes répondent à l’appel du vent et se jettent sur la nouvelle bûche offerte.
La lumière revient dans la pièce révélant le corps nu d’Annabelle. Elle se retourne et adresse un sourire tendre à Lucas. Une vive chaleur se répand tout à coup dans l’abdomen du jeune homme. Derrière elle, le feu se réanime brusquement, nimbant son corps d’une auréole de lumière. Il ne voit plus son visage. Elle n’est plus qu’une silhouette noire dont les contours rappellent ceux d’Annabelle. L’ombre ondule, dos à la lumière du feu, rampe lentement et approche.
Lucas ne tremble pas. Il sourit. Il ne peut s’en empêcher. Ce sourire a assigné sa résidence sur sa bouche. Il est le reflet de cette chaleur qu’il ressent et qui a remplacé la noirceur glacée qu’il s’était accoutumé à ressentir dans les bras des autres. Toutes ces autres qui lui avaient promis de l’amour et qui ne rendaient sa solitude que plus évidente.
Annabelle est tout près. Lucas lui ouvre la couverture en signe d’accueil. Elle se réfugie aussitôt dans ses bras. Il la serre contre lui en massant son corps frissonnant pour lui donner de cette chaleur qui brûle encore sa peau à lui après le moment qu’ils viennent de partager.
Contrairement aux autres, à toutes les autres, Annabelle ne lui a jamais fait aucune promesse. Elle ne s’encombre pas de paroles. Ses bras sont des mots. Sa bouche ponctue les phrases que formule son corps. Elle dispose d’un pouvoir effrayant : à tout moment, elle peut disparaître, ne devenir qu’un souvenir inaccessible. Il tremble de chacune de ses absences. Et pourtant, depuis des mois, elle est là, chaque nuit et chaque jour, quand les contraintes de la vie le leur permettent. Elle est là et rien ne compte que cela.
— Anna ?
— Hum… gémit-elle doucement.
— Je voulais te demander… Tu sais, il y a bientôt le barbecue annuel…
Il fait une pause et écoute la respiration de sa compagne. Elle est immobile, silencieuse.
— Tu dors ? demande-t-il doucement.
— Non, répond-elle dans un murmure.
— Je voulais savoir : mon père…
— Tu te souviens du barbecue de l’an dernier, l’interrompt-elle en levant la tête tout à coup, un grand sourire aux lèvres.
Lucas la regarde un moment avant de répondre. La danse des flammes se reflète sur le visage d’Annabelle, dans ses pupilles dorées qui brillent comme jamais. Elle paraît en ce moment plus irréelle, comme sortie d’un livre de sortilèges.
Bien sûr qu’il se souvient ! Il se souvient de chaque instant passé auprès d’Annabelle. Lors de ses premières apparitions, il savait déjà qu’elle était différente. Que jamais il ne rencontrerait quelqu’un comme elle. Il savait sans comprendre pourquoi, que par elle, quelque chose de bon adviendrait pour la forêt peut-être, mais pour lui surtout.
Il y a l’histoire officielle : elle était l’étrangère, venue d’un autre pays renouer avec un mode de vie plus proche de la nature. Mais pour lui, il y a l’autre histoire, celle qu’il se raconte quand elle n’est pas là, pour ne pas oublier. Son histoire à lui seul. Son miracle. Elle est venue de nulle part, créée pour lui, apparue un jour en pleine forêt. Le ciel l’avait posée là et la forêt avait guidé Lucas jusqu’à elle. Il l’avait vue disparaître sous ses yeux. Mais avant, elle avait posé un regard plein de tendresse sur sa monstrueuse face de bête.
Il devait en être ainsi. S’il l’avait vue ailleurs et sous la forme d’un homme, tout aurait peut-être été différent. Il aurait agi comme il agissait avec les autres : il aurait voulu la charmer et alors que serait-il advenu ? L’aurait-elle bouleversé comme cette première fois dans la clairière où, minuscule, elle n’a pas craint de poser sa main dans le pelage d’un géant aux crocs acérés ? Ce jour-là, il avait reçu sa douceur avec toute la violence que son instinct bestial pouvait ressentir. Ce jour-là, sa vie avait pris un tournant décisif.
— Pour m’en souvenir, je m’en souviens, répond-il.
— Je ne voulais pas venir, tu sais… Jusqu’au dernier moment, je m’étais convaincue que je n’irais pas…
— Et moi, j’étais certain que tu viendrais…
— Vraiment ?
— Oui, tu peux demander à mon père. Il doit s’en souvenir. Ça l’avait agacé que je fanfaronne jusqu’avant ton arrivée en maintenant que tu viendrais.
Annabelle pose sa tête sur le torse de Lucas. Elle écoute sa respiration, muette tout à coup. La main de Lucas erre un moment sur sa nuque. Il aime cet endroit, à la naissance de son dos, dans le creux de sa mince chevelure, cet endroit qui révèle à la fois la fragilité et la féminité d’Annabelle.
— Ce jour-là, en te regardant parler à mes cousins, j’ai décidé de tout te dire…
— Ah oui ?
— Oui. À quoi ça servait de te cacher notre secret alors que nous connaissions le tien ? Tu avais le droit de savoir pour nous. Et puis, je sentais que je pouvais te faire confiance.
Annabelle se soulève et pose un regard plein de gratitude sur Lucas. Il sent le battement de son cœur résonner dans sa poitrine et créer un écho dans la sienne. Il se dresse sur un coude et se saisit un long moment de sa bouche.
— Anna… commence-t-il en se séparant d’elle à regret. Mon père veut nous inviter.
Il s’interrompt. Annabelle le dévisage sans dire un mot. Son visage exprime la surprise et a retrouvé cette expression de réserve qu’elle arborait comme une armure, à son arrivée, il y a un an.
— Je ne savais pas comment t’en parler… souffle-t-il. Ça fait un moment qu’il m’en parle… J’avais un peu éludé sa proposition, mais il revient à la charge depuis quelques jours… Je soupçonne Sabine d’être là-dessous… essaie-t-il de plaisanter.
Il reprend après une pause :
— Je ne t’oblige pas, tu sais. Tu te doutes que ça ne me met pas à l’aise non plus. Si tu ne veux pas…
— Non, Luke, ce n’est pas ça. Je suis un peu surprise, c’est tout. Je ne veux pas contrarier Paul. C’est très gentil de vouloir nous inviter. Mais ça fait un peu bizarre… conclut-elle en cachant son visage contre le torse de Lucas.
— Hé, Anna, ça va ? Tu dors ? murmure-t-il en déposant un baiser dans ses cheveux.
Elle se soulève sur un coude et le regarde en plissant le nez :
— Ça ne va pas le déranger, tu crois ?
— C’est mon père qui l’a proposé. Il me dit qu’il ne t’a pas vue depuis longtemps, que ça lui ferait plaisir… Il paraît que je te garde pour moi tout seul… Et puis, il veut mieux connaître celle qui a transformé son fils. Transformé son fils… Il est très fier de son jeu de mots.
Annabelle regarde un instant Lucas, les yeux perdus dans le vague. À quoi peut-elle penser en ce moment ? Une ombre passe sur son visage. Était-ce de la peine ? Aussitôt un sourire vient éclairer un peu plus son regard :
— Il t’a dit quand ?
— Je ne sais pas. Je lui demanderai demain…
Lucas tourne son visage vers les flammes. Il laisse errer ses doigts sur la joue de sa compagne, le long de sa nuque, puis ferme les yeux en sentant la bouche d’Annabelle se poser sur son torse.
Chapitre III
Il se laisse bercer par le mouvement des vagues. Elles le guident lentement vers la plage. Avant d’atteindre la terre ferme, leur mouvement s’alourdit. Elles gonflent, suspendent un instant leur impulsion, comme si elles hésitaient à faire ce dernier pas et, finalement, s’écrasent mollement sur le sable fin. Le ressac l’éloigne une fois, deux fois et le ramène vers la plage, plus près, toujours plus près. Il ne lutte pas, abandonnant sa volonté à l’élément marin. Il faut s’y résoudre : c’est l’heure du retour.
L’azur du ciel se mêle à celui de l’océan. Tout est bleu autour de Victor. Il ignore les ténèbres dont il sait qu’elles peuplent les profondeurs et se laisse emporter vers la lumière. Il approche de la terre dont les senteurs boisées commencent déjà à rivaliser avec l’air salé qui caractérise le vent du large.
Il profite encore un instant de cette sensation de légèreté et d’abandon. Puis, ses pieds se posent sur le sable. Il émerge d’un nuage d’écume. Son corps s’étire hors des flots. Victor avance jusqu’à cet endroit que les vagues n’atteignent jamais et s’allonge sur le sable chaud.
Dans le ciel, il n’y a pas un nuage. Le soleil, libre de toute entrave, étend ses rayons à l’infini. Il tend l’oreille, à l’affût du moindre bruit.
Pour l’instant, seul le ressac des vagues vient briser, à intervalles réguliers, le silence. C’est un refrain qui roule en boucle dans son esprit, comme l’écho d’un deuxième cœur. Il ferme les yeux, satisfait de pouvoir encore profiter un peu de sa solitude.
Par la pensée, il vogue à nouveau vers ce lieu qui a ouvert son horizon. La mystérieuse forêt d’Utoh l’appelle jusque dans ses rêves. Les arbres immobiles murmurent des choses au vent, des promesses d’insouciance et de pouvoir. La forêt ne quitte plus ses pensées et son souffle se mêle à celui de cette fille. Elle l’attend, elle aussi. Elle prononce son prénom dans son sommeil. Est-ce son imagination ou peut-il encore entendre sa voix dans l’air qui l’entoure en ce moment ?
En réponse, une brise tiède vient jouer dans ses cheveux et le ramène sur la plage. Il ouvre les yeux et se redresse sur un coude. Devant lui, l’océan s’étend à perte de vue. Les vagues poursuivent leur roulis perpétuel. Un sourire rêveur s’abandonne sur les lèvres de Victor.
L’heure approche. Elle est presque là. Il touche du bout du doigt ce moment où la forêt sera son domaine. La fille, Annabelle, sera à ses côtés. Il construira sa propre communauté. Que feront-ils alors de toute cette puissance ? Les idées se bousculent autour d’un thème : vengeance. Un frisson d’impatience danse le long de son dos, jusqu’au creux de sa nuque.
Oui, l’heure approche. Tout est en place.
Le sourire de Victor tombe. Tout est en place et il ne peut plus repousser le moment de parler aux siens. Comprendront-ils ce besoin de rejoindre cette forêt lointaine ? Non, bien sûr. Car, il faut l’éprouver d’abord. Il faut aller à la rencontre de cette presqu’île, fouler la terre parcourue de larges racines, se mouvoir entre les troncs millénaires, voir onduler les feuillages épais au bord du ciel. Ensuite, le besoin naît, à l’insu de soi, de revenir, de rester, de ne plus quitter ce lieu. L’appel devient un cri. L’obsédante clameur s’impose dans l’esprit des êtres que la forêt choisit.
Et Victor en est sûr : la forêt désire sa présence. Roger, qui était pourtant avec lui les premières fois, n’a pas ressenti cela. Mais lui si. La forêt l’a choisi. Elle l’appelle, lui répète que sa place est auprès d’elle. Comme une maîtresse inassouvie, elle lui souffle des promesses qui tournent dans son esprit à le rendre fou.
Non, ils ne comprendront pas, mais certains auront peut-être la curiosité de le suivre et alors… Ils ressentiront peut-être l’appel. Et s’il ne se passait rien pour eux non plus ? Le sourire de Victor s’étire sur ses lèvres. Alors, il aura la preuve qu’il ne s’agit que de lui, et d’elle, qu’ils sont les auteurs uniques et prédestinés d’une œuvre décisive… Le frisson s’empare à nouveau de Victor.
Il se lève, passe une main sur ses vêtements pour en ôter le sable et se dirige vers la cabane dissimulée par la végétation exotique. Noyée sous une pluie de larges feuilles de bananiers, une grande case de bois, prolongée d’une dizaine d’autres plus petites, émerge du sentier. Les fruits et les fleurs poussent en harmonie autour de l’habitation. Il hésite un instant à se réfugier dans sa chambre et dirige finalement ses pas vers la salle commune.
À peine apparaît-il dans l’encadrement de la porte-fenêtre, qu’un cri de joie l’accueille :
— Victor !
Madeleine est assise face à sa mère. Les pois qu’elle écossait roulent sur la longue table de bois brut. La mère de la jeune femme lève les yeux et lui adresse un sourire doux. Sans prononcer une parole, elle se penche à nouveau sur le plateau d’osier couvert de riz. Victor s’installe aux côtés de cette dernière et plonge les doigts dans les grains.
Il en verse une poignée devant lui qu’il se met aussitôt à trier.
Florence interrompt le mouvement mécanique de ses doigts et pose une main dans les cheveux de celui qu’elle a appris à considérer comme son fils. Victor lève les yeux vers elle. Un sourire erre sur les lèvres de la femme aux courts cheveux blond gris. Elle le sonde du regard, comme si elle pouvait lire dans son âme avec son amour de mère. Il y a de la joie dans ses yeux et de la fierté. Sa main glisse de ses cheveux à sa joue, s’y attarde un instant, puis retombe au milieu des grains de riz pour reprendre son labeur.
Au bout de quelques minutes de silence, Madeleine demande :
— Tu as faim ?
— Oui, répond Victor en levant à peine les yeux de son ouvrage. Il feint de concentrer toute son attention sur le tas de riz qui est devant lui, dont il extrait justement une petite pierre.
— Erik a fait un carry hier. Il est vraiment doué. Il en reste un peu. Je vais t’en réchauffer.
Madeleine se lève et se dirige vers la cuisine. Le silence retombe sur Victor et Florence qui travaillent un long moment côte à côte sans s’accorder un regard.
Madeleine réapparaît portant une assiette fumante qu’elle dépose devant Victor. Elle attrape des couverts dans un tiroir, les lui tend et lui sert un grand verre d’eau avant de s’asseoir face à lui. Il la regarde faire sans bouger et lui lance un sourire satisfait lorsqu’elle s’immobilise enfin. Elle lui adresse en réponse un regard curieux. Il baisse les yeux sur son assiette, mal à l’aise devant l’expression de tendresse qui se dessine sur les traits de la jeune femme.
Il mange distraitement en prenant soin de ne pas croiser son regard. Il sent qu’elle attend qu’il lui parle. Elle souffre encore de la distance qui s’est installée entre eux. S’y fera-t-elle un jour ? Par le passé, il a déjà exigé d’elle qu’elle tire un trait sur ses espérances. Depuis, elle a docilement revêtu un masque d’amour fraternel. Mais il n’est pas dupe et donne le change par respect pour Roger, son mentor, son père adoptif et le père biologique de Madeleine. Elle est belle pourtant, avec ses longs cheveux blonds qui tombent en cascade le long de son corps galbé, de sa peau dorée. Elle ferait rêver n’importe quel homme mais les apparences et les sentiments ne lui suffisent pas. Tout cela ne lui a jamais suffi. Il veut plus, tellement plus…
Il a toujours aspiré à autre chose. Cet atoll est un lieu de vie paradisiaque. Mais il s’agit encore d’une apparence, éphémère : la montée des eaux réduisant d’année en année le périmètre de l’île. Lorsqu’ils ont pris conscience de l’urgence de quitter cette cachette, de trouver une autre résidence, tous se désespéraient. Tous, sauf lui. C’est avec enthousiasme qu’il s’est mis en quête d’un nouveau refuge.
Passionné de légendes, il avait recherché les endroits mythiques dont parlent les livres. Il en a découvert certains au cœur de déserts de glace et de feu, d’autres inaccessibles ou dévastés. Puis, par hasard ou par chance, il avait abordé cette terre vaste rattachée au continent par un étroit bras de terre. La forêt d’Utoh est vite devenue une obsession. Outre la conviction qu’il avait avant et qui lui a permis de poursuivre ses recherches avec tant d’acharnement, il a pu éprouver que ce lieu est bel et bien pourvu d’une mystérieuse puissance.
— Tu ne manges pas ?
La question de Madeleine le ramène brusquement dans la salle commune. Sa fourchette est suspendue au-dessus de son assiette depuis plusieurs minutes. Madeleine le regarde l’air inquiet. Il n’est pas dans les habitudes de Victor de rêvasser.
— Tout va bien, Vic ?
— Oui, oui, ça va, répond-il sobrement.
— Sûr ?
— Ne t’en fais pas. Juste un peu de fatigue. Il faut que je me repose. Je suis parti longtemps.
— C’est vrai…
Madeleine prononce cette dernière phrase dans un soupir, en baissant les yeux. Il y a quelque temps, il aurait fait le tour de la table. Il lui aurait offert son épaule. Il l’aurait rassurée, l’aurait serrée dans ses bras. Mais, aujourd’hui, il n’a pas le courage de jouer ce rôle et de lui donner de faux espoirs pour qu’elle retrouve le sourire un instant. Sa prestation serait de toute façon lamentable. Il a la tête ailleurs, un ailleurs lointain mais bien réel.
Victor se lève en adressant à Florence un sourire pincé :
— Je vais dormir un peu.
Il se tourne vers la porte-fenêtre. Au dehors, le mur de verdure qui entoure l’habitation lui évoque cette forêt lointaine qui occupe sans cesse ses pensées. Il sort et, au lieu de se diriger vers la petite case qui lui a été attribuée, se tourne à nouveau vers le sentier menant à la plage. Une brise douce joue dans ses cheveux. Il essaie de repousser la mèche qui lui barre obstinément le front. Elle retombe aussitôt.
— Victor ?
Madeleine est dans l’encadrement de la porte. Le soleil fait briller ses longs cheveux blonds. Ses yeux azur sont brillants des larmes qu’elle va encore verser pour lui.
— Tu ne vas pas dormir ?
— Pas tout de suite. Je veux encore profiter du soleil. Où est ton père ?
— Tu es mieux placé que moi pour le savoir…
Il ne fait pas un geste vers elle. La brise caresse à nouveau son visage, comme une main invisible sur sa joue. Il sourit en pensant à cette fille, cette pépite cachée, ce mystère au cœur du mystère. Il revient à lui et s’aperçoit que Madeleine lui rend son sourire comme s’il lui avait été adressé, à elle, alors que la source de sa joie est si loin… Il se retourne et s’éloigne vers la plage.
Ils étaient enfants, presque jumeaux en âge et d’aspect, blonds tous deux avec de fragiles yeux bleus, lorsqu’ils se sont rencontrés. Lui qui avait été rejeté par la société des hommes, comment aurait-il pu s’éprendre d’une femme ordinaire ? La tendresse qu’il avait d’abord éprouvée pour la fillette s’est vite transformée en aversion lorsqu’il a compris ce qu’elle était et surtout, ce qu’elle n’était pas. Il ne le lui a jamais révélé la véritable raison de sa froideur à son égard, par respect pour son père. Roger lui avait sauvé la vie. Il se pensait redevable toute sa vie. Mais, maintenant, tout est différent. Maintenant, un avenir loin de cette île se dessine pour lui. Maintenant, le vent qui souffle lui promet des lendemains à la hauteur de ses attentes…
Le soleil baisse à l’horizon en teintant de rouge l’océan et le ciel. C’est un spectacle auquel il est habitué. Pourtant son émerveillement est à chaque fois intact. L’heure approche. Roger a toujours mis un point d’honneur à rentrer avant la nuit tombée. Victor soupçonne Florence d’avoir instauré cette règle, il y a longtemps, lorsqu’elle a compris que son compagnon était si particulier. L’amour est un frein à la liberté. Florence le sait bien et, ne pouvant le séparer de son élément, a soigneusement placé des barreaux autour de son cher Roger pour le garder auprès d’elle. Après toutes ces années, il est trop tard pour lui faire ouvrir les yeux.
Un mouvement à la surface de l’eau attire son attention. Un léger clapotis se fait entendre, puis son mentor se dresse lentement et s’avance au milieu des vagues. Il a le soleil dans le dos. Victor ne distingue donc de lui pour le moment que la silhouette d’un homme approchant en balançant ses larges épaules nues. Peu à peu, il devine les traits de l’homme qui l’a sauvé, recueilli, élevé comme son fils. En ce temps, Roger aurait encore pu faire de grandes choses. Il lui était apparu, la première fois, comme un dieu des profondeurs marines : grand, avec de longs cheveux blonds flottant autour d’un visage aux traits parfaits. Roger aurait pu exploiter ses capacités, mais, guidé par ses sentiments, il est passé à côté d’un avenir qui ouvre à présent les bras à Victor. C’est son tour et il ne laissera rien ni personne l’entraver. Ni Madeleine, ni même Roger, ne l’empêcheront d’avancer.
— Tiens, tiens, qui voilà ?
Victor laisse s’envoler la poignée de sable qu’il tenait au creux de sa paume et se lève pour saluer Roger. Ils se serrent la main. Les rayons du soleil couchant enflamment les cheveux gris de Roger. Il arbore un large sourire en contemplant Victor.
— Quand es-tu revenu ? Je ne me suis pas aperçu de ta présence.
— Nous nous sommes peut-être croisés. Je suis rentré il y a quelques heures à peine.
Ils se dirigent vers le campement en silence. Après quelques pas, Roger s’arrête :
— Vic, tu es parti longtemps cette fois. On s’est inquiétés…
Roger s’interrompt, puis reprend après un silence :
— Tu y es retourné, c’est ça ?
— Roge…
— Fils, il faut que tu comprennes qu’on est une famille et que c’est normal qu’on s’en fasse pour toi. Depuis qu’on est rentrés de cet endroit tu t’es muré dans le silence. Et puis, un matin tu as disparu. Tu nous as fait très peur…
— Il fallait que j’en aie le cœur net…
— Donc, tu étais bien là-bas…
Victor se tourne vers l’océan pour calmer son agacement. Tant de passivité, si peu d’enthousiasme, alors que ce moment devrait être une fête ! Le soleil n’est plus qu’un mince halo à la surface de l’eau. Il essaie de canaliser la colère qui monte en lui en focalisant son attention sur ce panorama.
— Nous avons poussé la plaisanterie un peu loin cette fois, reprend Roger d’une voix douce. Il faut savoir accepter la défaite, tourner la page et passer à autre chose. Cet endroit n’est pas pour nous. Nous trouverons un autre lieu pour nous accueillir tous. Roc est d’ailleurs sur une piste : une île volcanique plus au sud…
— Je ne suis pas d’accord avec toi.
— Comment ça ?
— Tu ne l’as pas senti ? Enfin, cet endroit n’est pas qu’un lieu de vie à mes yeux… Tu ne l’as pas senti ? Il y a une force qui émane de cette forêt. Tu ne t’es pas senti plus fort en abordant ces côtes ?
— Je ne sais pas, Vic… Quelle importance ?
— Cet endroit est fait pour nous ! C’est là que nous devons aller !
— Nous n’y avons pas notre place.
— Bien au contraire ! Une des nôtres vit déjà là-bas !
— On ne sait pas ce qu’elle est et… elle n’est pas des nôtres.
— Ce n’est qu’une question de temps…
— Tu as l’air bien sûr de toi… Elle ne sait même pas que nous existons. À moins que… tu lui aies parlé ?
— Non, pas encore.
— Pas encore ?! Vic… Est-ce que tu as pensé à Maddy ?
Le silence retombe comme un mur entre les deux hommes qui se toisent longuement.
— Roger, je suis conscient… reconnaissant de ce que tu as fait pour moi et je ne veux blesser personne, tu le sais. Mais cet endroit m’attire comme un aimant. Je ne peux m’empêcher…
— Cet endroit ou cette fille ?
— Pour être honnête, je ne sais pas… Les deux peut-être. Une chose est sûre, il faut que j’y retourne.
— Et que fais-tu des autres ?
— Les autres ? Tu veux dire… le troupeau ? Ce ne sont que des animaux ! Il n’y a rien à craindre d’eux.
— Ils sont nombreux. Ils ont l’air établis depuis longtemps, organisés…
— Ils ne sont pas un problème.
— Pas un problème ?! Et les humains alors ? Que fais-tu d’eux ?
— De ce que j’ai pu voir, ils constituent une minorité. Ils seront faciles à déplacer.
— À déplacer ?! On ne déplace pas des humains par dizaines sans attirer l’attention ! Ça ne me plaît pas, Victor. Non, ça ne me plaît pas du tout !
Les deux hommes sont à présent dans la pénombre. Roger reprend après un silence :
— Tu es libre et tu n’es plus un enfant. Si tu décides de partir, je ne te retiendrai pas. Je te demanderai seulement de nous prévenir et de ne pas commettre d’imprudence.
— Je te préviendrai.
— Bien.
Roger avance vers la case. Au bout de quelques pas, il lance sur un ton léger :
— Et si nous allions manger ? Ils doivent nous attendre.
— Vas-y, je te rejoins. Je n’ai pas très faim.
Victor discerne la silhouette de Roger qui s’éloigne, les épaules basses. À nouveau seul, il lève les yeux au ciel. Ce sont les mêmes étoiles qui veillent ici et là-bas… S’il pouvait s’élever dans le ciel et contempler cet endroit, assister encore à sa transformation, sentir le souffle du vent, ce souffle qui porte son parfum…
Il se dirige dans le noir en suivant le son des voix d’abord, puis les lueurs qui filtrent à travers les feuillages. Le repas a commencé. Il y a quelques semaines encore, il se serait emporté qu’ils ne l’aient pas attendu. Il serait entré dans la salle commune et aurait laissé gronder un nouvel accès de colère. Mais peu lui importe ce soir. Il ne les rejoindra pas.
Victor se dirige vers l’étroite pièce qui lui sert de chambre. Il se glisse sous la moustiquaire et s’étend sur la mince couchette. Des sons étouffés lui parviennent du repas qui se déroule sans lui à quelques mètres : les couverts s’entrechoquent. Il identifie les voix mais le sens des mots ne parvient pas jusqu’à lui. Dans son esprit, il repasse la conversation qu’il vient d’échanger avec Roger. Il n’essaiera plus de le convaincre. Ni lui, ni les autres. C’est inutile. Il est temps pour lui de partir. Seul.
Dans la salle commune, les voix deviennent des murmures. Un rêve emporte Victor dans l’endroit qu’il se promet de rejoindre bientôt. Là-bas, quelqu’un l’attend et lui ouvre les bras. Il s’endort en souriant.
Chapitre IV
Presque fini. Serai là pour 19 heures.
Elle pose les yeux sur le message de Lucas et pianote aussitôt sa réponse. Les mots se succèdent en un flot ininterrompu qui vient briser le silence de la journée. Elle se relit, évalue longuement les signes posés maintenant les uns à la suite des autres sur l’écran de son téléphone. Composés en phrases, ordonnés selon l’ordre rigoureux d’une grammaire, ils lui paraissent soudain inutiles, inappropriés.
Elle relit une fois encore ces mots, puis les efface un à un en se les répétant avant qu’ils ne disparaissent. Elle se les remémore pour les déposer dans ses mains tout à l’heure. Alors seulement, elle lui donnera ces mots, comme un cadeau, lorsqu’il viendra. Les mots se poseront sur la bouche de Lucas dans le murmure d’un baiser. Elle les inscrira sur sa peau. À ce moment-là, ils trouveront un sens. Elle ouvrira le dialogue, impatiente de recevoir une réponse.
Annabelle sourit et se résout finalement à la simplicité : OK, à tout à l’heure. Au moment d’appuyer sur la touche Envoyer, ses yeux se posent quelques lignes plus haut sur les chiffres qui évoluent au rythme du temps qui passe. Bientôt 18 heures. Il est temps pour elle aussi de songer à arrêter de travailler pour se préparer.
Le sourire d’Annabelle tombe. Elle sauvegarde, éteint son ordinateur et se lève en soupirant. Le grand soir est arrivé. Ce soir, ils vont dîner chez Paul. Sabine sera là elle aussi. Évidemment, ce sont des amis, des personnes pleines de bienveillance qui vont les recevoir. D’ailleurs, Annabelle apprécie énormément le père de Lucas. Mais elle ne parvient pas à se défaire de l’impression qu’elle est sur le point de livrer en pâture quelque chose d’intime.
Il lui avait semblé plus facile de parler de son pouvoir devant les semblables de Lucas, il y a un an. Il ne s’agissait alors que d’elle. Mais, cette fois, elle avance avec quelque chose de plus précieux : les bras de Lucas autour d’elle, son regard enveloppant et ce sourire fragile qui est venu se poser sur sa bouche marquée par le malheur jusqu’alors. Quelque chose se comprime dans l’abdomen d’Annabelle. La sensation ne la quitte pas, lui tordant copieusement les entrailles depuis que la date est fixée.
Elle se dirige vers sa chambre à pas lents. Est-ce cette appréhension qui la rend si lasse ? Comment va-t-elle passer la soirée si elle se sent déjà fatiguée ? Elle aurait dû faire une sieste cette après-midi… Il n’est plus temps maintenant. À moins que…
Annabelle se rafraîchit rapidement et retrouve sur le lit, solennellement étalée, la tenue qu’elle avait préparée ce matin. Elle qui, d’ordinaire, s’habille simplement, avait eu conscience qu’il lui faudrait faire, cette fois, un effort de présentation. Tentée un instant par un chemisier bleu au col rond et aux manches légèrement évasées, elle avait retrouvé, au fond d’un tiroir, une robe noire, la seule qu’elle possède. C’est cette tenue qu’elle avait choisie, dépliée lentement, l’ouvrant comme une fleur fragile. Le temps passé dans l’obscurité du tiroir n’avait pas eu raison d’elle : la robe était intacte.
Annabelle enfile sa tenue en se rappelant du jour où le vêtement avait émergé pour la première fois de l’ombre d’un paquet. Sa sœur avait souri fièrement en la lui offrant :
— Ça changera un peu de tes éternels jeans !
C’était une robe toute simple, droite, avec les manches tombant à mi-bras et dont le col est légèrement arrondi en un discret décolleté. Sa sœur avait bien choisi.
Le miroir renvoie l’image d’une jeune femme élégante, mais Annabelle reconnaît au-delà de cette apparence trompeuse, le reflet de l’appréhension au fond de son regard, dévoilant son manque d’assurance. Elle essaie de redresser ses épaules qui retombent aussitôt. Elle joue avec ses cheveux pour leur donner un aspect plus étudié. En vain. Comment font les autres filles ? se demande-t-elle en baissant les bras. Une telle robe mériterait une longue chevelure pour donner de l’envergure à la silhouette, une démarche saccadée, portée par de hauts talons. Il faudrait aussi ajouter sans doute le brillant de quelques bijoux. Le résultat serait alors plus glorieux…
Annabelle tourne le dos au miroir et agrémente sa tenue d’un gilet et d’un collant, noirs tous les deux. Une manière, s’avoue-t-elle en les enfilant, de masquer un peu plus sa présence à l’intérieur de ces vêtements qui iraient sans doute mieux à une autre.
Elle allume l’écran de son portable. 18h32. Un livre l’attend sur son chevet. Elle l’attrape et s’allonge sur le lit en se frottant les yeux. La lumière est encore vive dehors. Annabelle tourne le dos à la fenêtre. Le roman qu’elle tient dans ses mains est lourd. Où en était-elle ? Ses doigts partent à la recherche du marque-page, mais déjà ses paupières s’abaissent. Une fois. Deux fois. Ses yeux se ferment avant même qu’elle en ait conscience.
Le livre lui échappe des mains. Il semble vouloir se blottir contre elle. Elle ne peut pas dormir. Pas le temps. Mais le matelas est si moelleux. On dirait qu’il adapte chacune de ses fibres à la forme du corps d’Annabelle… Elle est bien tout à coup dans cet écrin de douceur. Avec un sourire de contentement, elle soulève ses paupières et découvre, stupéfaite, qu’elle a quitté sa chambre, assise à présent dans la clairière qu’elle connaît si bien. Il fait nuit. Elle est face à un feu. Elle peut ressentir sa chaleur, comme en ce jour où elle a révélé son secret aux mystérieux habitants de la presqu’île. Mais, cette fois, face à elle, il n’y a ni Lucas, ni les autres créatures. Il n’y a que Paul.
Le maire de la ville pose sur elle un regard plein de tendresse. Ses pupilles dorées brillent intensément. Il ne dit rien, puis, tout à coup, les mots émergent du silence. C’est la voix de Paul qui résonne dans la clairière, mais ses lèvres ne bougent pas. Un écho donne à ses paroles un accent spectral :
— Annabelle, chère Annabelle… La forêt te chérit. Tu es son enfant. Tu es parmi nous comme parmi les tiens. Tu es précieuse, si précieuse…
Annabelle écoute sans répondre. Elle se sent si bien. Plus de fatigue, plus de peur. La chaleur du feu dans cette forêt est un baume qui la rassure.
— La forêt d’Utoh a besoin de toi. Nous avons besoin de toi. Si tu pars, nous sommes perdus… poursuit Paul.
— Tout va bien, Paul. Je n’ai pas l’intention de partir, vous savez, sourit Annabelle.
— Un danger approche. La soif du pouvoir peut causer de telles folies… Tant de souffrances inutiles… soupire le père de Lucas en plongeant son regard dans les flammes.
— Je ne comprends rien, Paul… Quel danger ? Quel pouvoir ?
— Chère Annabelle, c’est pour cela qu’il fallait que ce soit toi… Souviens-toi seulement de cela : un danger approche, qui viendra déformer la ligne d’horizon…
Un bruit de moteur vrombit brusquement. Dans un sursaut, Annabelle ouvre les yeux et se soulève. Elle reste un instant assise, perdue dans le souvenir de son rêve, le cœur battant. Ces mots, Paul les avait plus ou moins prononcés l’an dernier lorsqu’ils s’étaient retrouvés dans la forêt pour parler enfin de leurs secrets respectifs. Cette rencontre s’était bien déroulée. Pourquoi s’en souvenir maintenant ? Dans ce rêve, il y avait quelque chose sur le visage de Paul, au fond de son regard, quelque chose de grave, qui ne lui appartenait pas…
Dehors, une portière claque, puis des pas lourds se font entendre. Annabelle jette un œil à l’écran de son portable. 19h04. Lucas. Elle bondit, enfile à la hâte ses bottines plates à lacets. Les marches craquent. La porte s’ouvre. Cela fait plusieurs semaines qu’il ne frappe plus avant d’entrer. Cette maison est devenue la sienne, de la même manière que celle de Lucas est devenue un peu celle d’Annabelle.
Dans l’ombre du couloir, elle l’observe à la dérobée. Il pose une veste noire sur le dossier du canapé. Lui aussi a fait un effort vestimentaire : il porte une chemise blanche et un pantalon à pinces qu’elle ne lui connaissait pas. Par habitude, il a replié les manches sur ses avant-bras. Elle regarde ses mains larges et noueuses ajuster sa chemise, la ceinture de son pantalon, puis disparaître dans des poches trop courtes. Elle a subitement envie de se blottir contre lui. Comme s’il lisait dans ses pensées, il tourne la tête dans sa direction. Elle s’approche et se livre à son regard.
Il s’immobilise à quelques pas d’elle et l’observe en silence, l’air surpris.
— Ça ne te plaît pas, soupire Annabelle en se précipitant dans sa chambre. Ce n’est pas grave. Je vais mettre autre chose. J’en ai pour une minute…
— Surtout pas !
Lucas apparaît dans l’encadrement de la porte et lui ouvre les bras.
— C’est la première fois que… Je suis juste surpris. Reste comme ça ! Tu es très belle !
Sa phrase à peine terminée, il est déjà contre elle. Du bout des doigts, il suit le dessin des coutures de la robe. Annabelle frémit et s’approche pour réclamer un baiser.
— Non, non, je risque de froisser…
Elle sourit, l’attrape par le col de la chemise. Le chaste baiser qu’elle dépose sur ses lèvres trouve vite un écho chez son compagnon. Elle le repousse doucement.
— Nous sommes en avance…, rétorque Lucas en la ramenant contre lui.
— En partant maintenant, au mieux, nous arriverons à l’heure, murmure la jeune femme en s’éloignant à regret.
Elle le prend par la main et le guide vers la cuisine.
— Viens. J’ai fait du pain et un gâteau pour ce soir.
— Hum… répond-il en la déshabillant du regard.
Annabelle baisse les yeux, un sourire au coin des lèvres et enroule le pain dans un chiffon. Avec précaution, elle dépose le paquet au fond de sa sacoche, puis le gâteau par-dessus et se dirige machinalement vers la porte. Lucas hausse les épaules, attrape sa veste et la suit en feignant un long soupir.
La jeune femme s’approche, lève une main vers la joue rasée de frais de son amant. Voit-il dans son regard les émotions contradictoires qui la tiraillent en ce moment ? Rester ou partir. Tourner encore le dos au rythme du monde ou écouter cette voix qui lui crie Il faut ! Elle lui dit tout cela sans émettre le moindre son. Un sourire de tendresse apparaît sur les lèvres de Lucas et, dans ses yeux, la même résignation.
Il ne s’approche pas d’Annabelle. Il sait que s’il le fait, il ne pourra pas se détacher d’elle. Alors, il l’accompagne vers sa camionnette. Lorsqu’il démarre, l’autoradio se met en marche et une mélodie doucereuse emplit le véhicule. Annabelle croit reconnaître les premières notes. La voix suave d’une femme gonfle tout à coup en crescendo. Le chant s’envole au rythme de la musique sur des vagues oniriques.
— J’adore ce morceau ! s’exclame Annabelle en posant une main sur son cœur. Ses yeux se plissent, comme si cela lui permettrait de mieux percevoir l’intensité des sonorités.
— Je sais, répond Lucas en lui adressant un clin d’œil complice. J’ai reçu l’album aujourd’hui.
Lucas regarde la route, perdu un instant dans ses pensées. Puis, il reprend sans quitter des yeux le ruban d’asphalte qui se déroule devant lui :
— Quand j’écoute ce groupe, j’ai l’impression de te voir, juste au moment où tu deviens… Tu sais… Tu es là et la seconde d’après… Pfft ! C’est con, hein ?
Lucas tourne vers elle un bref regard, puis se tourne à nouveau vers la route en serrant les mâchoires. Annabelle pose une main sur sa cuisse pour lui rappeler qu’elle est là, près de lui, qu’elle ne le quittera pas, malgré ce qu’elle peut devenir… L’absente, l’immatérielle, l’insaisissable… Pour lui, elle ne sera pas cela… Sa tête glisse doucement sur l’épaule de Lucas. Il pose un baiser dans ses cheveux tout en poursuivant les gestes machinaux de la conduite.
La camionnette s’arrête devant la grande maison de famille des Mo-Louis. Cette maison de bois blanc, construite il y a des années, a vu grandir les ancêtres de Lucas : avant sa naissance, Paul, son père, vivait déjà avec ses parents sous ce toit. Cette vie en communauté avait perduré après son mariage avec la mère de Lucas et avait pris fin avec la mort brutale de sa grand-mère. Son grand-père en était devenu fou de chagrin et avait disparu un jour. Personne n’était parti à sa recherche. Ils avaient compris, comme cela arrive parfois, que la nature avait repris possession de lui.
Lorsque Lucas lui avait raconté cette histoire, Annabelle s’était imaginé que le vieil homme s’était donné la mort afin de rejoindre son amour perdu.
— C’est très romantique, mais ce n’est pas tout à fait ça, lui avait répondu Lucas. Comment t’expliquer ? C’est arrivé parfois…
Après un court silence, le regard perdu dans le vague, il avait repris :
— Mes grands-parents étaient tous les deux, comme moi… Leur relation était fusionnelle. D’un côté, ils s’aimaient comme le font les humains : les rancards, les fleurs, les enfants, les disputes aussi… Mais leur amour se révélait aussi à travers leur côté animal : ils étaient fidèles, extrêmement protecteurs l’un envers l’autre. De manière instinctive, brutale… Des âmes sœurs, en somme. Quand ma grand-mère est morte, quelque chose s’est rompu pour mon grand-père, comme s’il avait perdu le lien qui maintenait l’homme à la bête. Il aurait pu rester homme et se réfugier dans le travail ou dans l’alcool. Mais c’est vers la bête que son esprit a penché. Peut-être est-il encore en vie aujourd’hui, quelque part, au fond de cette forêt…
Lucas était resté rêveur à cette idée.
— Tu veux dire que vous avez le choix ? avait demandé Annabelle. Vous pouvez décider de rester humains ou animaux… pour toujours ?
— Non, ce n’est pas si simple. Nous sommes enchaînés à ces deux natures. Il m’est arrivé de vouloir fuir ma vie d’homme… avant… Je suis parti loin, longtemps, plusieurs fois, mais toujours, à un moment donné, il fallait que je reprenne forme humaine. C’était plus fort que moi. Alors que je n’avais qu’une envie : tout laisser tomber et courir jusqu’à tomber d’épuisement… Non, on ne peut pas se débarrasser de cela comme d’un vieux vêtement que l’on ne voudrait plus endosser… Ça ne se décide pas, ça arrive, c’est tout.
Il s’était encore perdu dans ses pensées. L’ancien Lucas, colérique, malheureux, était encore à fleur de peau. Annabelle s’était blottie contre lui et après quelques baisers, lui avait déclaré :
— Nous aussi, nous sommes pareils… Hein ? Pas humains, je veux dire…
Elle avait rougi en réalisant, après-coup, l’aveu que sous-entendaient ses paroles. Il n’avait pas prononcé un mot, mais avait déposé un long baiser d’une infinie tendresse sur ses lèvres. De la part de Lucas, une telle douceur valait toutes les déclarations du monde.
Chapitre V
Il scrute l’horizon, assis sur le sable. De longues vagues d’air venues de l’océan lèchent la surface de l’eau, avancent sur la plage, tournent jusqu’à lui et le bercent dans un ballet de fraîcheur salée. Les larges feuilles du bananier sous lequel il s’est installé dessinent des ombres fantomatiques à ses pieds. Elles deviennent des silhouettes qui dansent au rythme de la brise, tantôt amicales, tantôt hostiles. Elles sont immenses, lui ouvrent les bras pour mieux le repousser s’il risque un geste vers elles. Erik les regarde le narguer d’un air morne.
C’est le moment de la journée qu’il aime le moins : ces après-midi interminables… Tout le monde est groggy par le travail du matin. Tout le monde recherche l’ombre et un impossible repos. Les autres semblent s’être faits à ce climat, mais, pour lui, cette chaleur est insupportable. Elle lui rappelle tout ce qu’il a perdu. Il possédait si peu pourtant…
Il se souvient du vent. Qu’est-ce que le vent sinon le rien réduit à sa plus simple expression… ? Seulement, dans son pays, il régnait en maître. Il était le souffle de vie, la respiration. Il enflait, bousculait, gonflait le tissu des tentes, pénétrait jusque dans le ventre des femmes. Erik avait entendu les contes que racontaient les nomades autour du feu, les soirs de fêtes. Il avait entendu dire que les enfants qui naissaient alors étaient comme les autres et parfois, en grandissant, se révélaient pourvus d’étranges pouvoirs. Il était de ceux-là, comme ces enfants des légendes, dont on raconte l’histoire durant les veillées nocturnes.
Il se souvient du vent, de son murmure continuel et de son hurlement qui se levait souvent la nuit pour rappeler aux vivants que leur temps était compté, mais pas le sien. Non, pas le sien. Oui, Erik se souvient de lui, cet invisible éternel qui parcourait la terre de ses ancêtres et dont la voix ici ne chante plus à ses oreilles.
On respirait là-bas, ou alors sa mémoire déforme-t-elle les souvenirs et a-t-il façonné une image de son pays, idéale, dénuée de réalité ? Pourtant cela ne fait pas si longtemps… Un an ? Deux ? Trois peut-être ? Il ne sait plus. Le temps ne laisse pas de marque ici. Mais il lui semble bien que sur cette île, la chaleur est plus forte, irrespirable. La lumière est plus vive, l’air brûlant.
Comme tous les jours, à cette heure, Erik se poste à l’abri des arbres et attend le soir qui couvrira la terre de sa fraîcheur bienfaisante. Comme tous les jours, il se rappelle les dunes du désert. Mais devant lui, il n’y a que les vagues de l’océan qui s’écrasent sur le sable blanc. Le vent du large lui confirme ce qu’il sait déjà : ces vagues, à quelques pas, qui réverbèrent si bien la lumière écrasante du soleil, sont chargées de chaleur. Ce matin lorsqu’il pêchait, l’eau était déjà tiède. Une baignade, à cette heure, ne lui apportera donc aucun soulagement.
Quoi qu’il en soit, il n’a pas le cœur de jouer dans les vagues. Comme tous les jours, c’est l’heure où, immobile dans la chaleur, le souvenir revient le hanter. Erik se recroqueville un peu plus sur lui-même. Il ne trouve pas sa place dans cette communauté. Comment le leur dire ? Et à quoi cela servirait-il ? Il a d’ailleurs déjà essayé et qu’ont-ils répondu ?
— Ça viendra. Il te faut du temps.
Il avait alors baissé les yeux pour ne pas leur faire cadeau de ses larmes et, dans son dos, ils avaient ajouté :
— Les enfants s’adaptent vite.
Ils ne l’ont pas écouté, alors il n’a plus rien dit.
Derrière lui, au milieu des arbres, un léger craquement se fait entendre tout à coup, puis un autre. Quelqu’un est là, non loin, à l’ombre du bois. Sans doute Nellie. Elle rôde toujours, comme un petit animal insouciant. Erik tend l’oreille. Les pas se rapprochent. Dans sa direction. Ce n’est pas Nellie.
Brisant le rythme régulier du ressac des vagues, une voix qu’il reconnaît immédiatement, demande dans son dos :
— Erik ?
— Oui ! Je suis là ! lance l’enfant sans se retourner, en regrettant déjà d’avoir répondu. Et s’il n’avait rien dit ? Combien de temps aurait-il pu se cacher ? Y a-t-il seulement une cachette fiable sur cette île ?
L’autre s’approche lentement et s’arrête à quelques pas de lui :
— Madeleine te cherche. Elle voudrait préparer les poissons que tu as pêchés ce matin. Il faut que tu ailles l’aider.
Erik lève les yeux vers Victor en marmonnant.
— Tu dis ? lance aussitôt Victor d’un ton sec.
— Rien. J’y vais, répond le garçon en se levant.
Une longue mèche brune et ondulée glisse sur son visage, lui barrant la vue. Erik défait le ruban noir qui maintient ses cheveux attachés et l’enroule lentement en une queue-de-cheval qui lui tombe entre les omoplates. Il fait alors face à Victor. Le jeune homme est immobile face à l’océan, comme fasciné par la contemplation de l’immensité bleue. Il semble avoir oublié la présence de l’enfant.
Erik fait quelques pas, puis se tourne vers Victor :
— Tu ne viens pas ?
Victor ne répond pas, ne fait pas un mouvement. Pourtant, Erik en est sûr : il l’a entendu. L’enfant marque un temps d’arrêt, hésite, puis demande finalement :
— Tu veux y retourner, hein ?
— Non, si tu veux savoir, je ne veux pas y retourner, je vais y retourner, répond Victor sèchement.
— T’as de la chance…
Victor se tourne vers Erik. Il a toujours cette froideur inscrite au fond des yeux, mais, cette fois, il s’y mêle un peu d’étonnement :
— Tu es bien le seul à le penser.
Ils échangent un long regard. Est-il possible d’avoir les yeux si bleus à tel point qu’ils paraissent blancs ? Glacés. Glaçants. Dès leur première rencontre, Victor avait mis le garçon mal à l’aise, lui, plus que les autres. Et cela n’a pas changé après tout ce temps.
— Je vais retrouver Madeleine.
Il n’a pas fini sa phrase que Victor lui tourne déjà le dos pour faire face à nouveau à l’océan.
Erik se dirige à travers la végétation, les mains dans les poches. Partir. Jamais il n’aurait cru que cela se produirait et pourtant il doit avouer qu’il envie Victor. Malgré toute la défiance qu’il nourrit vis-à-vis de lui, s’il le pouvait, il aimerait le suivre. Mais Victor n’accepterait jamais de l’emmener, de s’encombrer d’un enfant. Il n’a d’ailleurs demandé à personne de l’accompagner, même pas à Roger ou à Madeleine.
La forêt du nord avait fait l’objet de longues discussions, il y a plusieurs mois. Une presqu’île. Coupée du monde, à l’exception d’un bras de terre. Si mince soit-il, ce couloir était la promesse d’une fuite possible… Erik avait écouté les descriptions de Roger et de Victor. Par la pensée, il avait parcouru les routes qui zigzaguaient entre les arbres, le long des collines. Il avait cru aux promesses. Mais les deux hommes étaient rentrés un jour murés dans le mutisme, ce jour qui devait marquer le point de départ de leur migration à tous.
Il avait compris peu à peu, en écoutant les bribes de murmures, ici et là, que le lieu était occupé par d’autres créatures, hostiles. Qu’il fallait chercher ailleurs. Il avait dû se résoudre, comme les autres, à cette fatalité qui repoussait encore ses chances de fuir ce lieu. Mais, souvent, la nuit, une autre forêt que celle-ci lui rendait visite. Une forêt faite de plantes qu’il n’avait jamais vues, même dans les livres. Il savait que ce ne pouvait être un autre endroit que cette forêt du nord. Il savait que là-bas, le vent soufflait aussi, libre. Il avait entendu sa voix dans ses rêves, douce, violente, d’une brutalité sauvage et tendre.
Erik repousse ces pensées en soufflant : la case se révèle déjà entre les feuillages. Dans la salle commune, Madeleine est penchée au-dessus de la table. Ses longs cheveux blonds tombent sur ses épaules, offrant un rempart protecteur aux regards indiscrets. Tout le monde sur l’île sait qu’elle tient un journal. Tout le monde respecte ce secret. Madeleine est dévouée pour tous. L’écriture est le seul espace qu’elle refuse de partager, la seule activité qui lui appartienne à elle seule.
Immobile à l’entrée de la pièce, Erik toussote doucement. Madeleine se redresse aussitôt en posant une main sur les pages couvertes d’encre.
— Excuse-moi. Victor m’a dit que tu voulais me voir, lance Erik. Je peux repasser plus tard, si tu veux.
— Pas du tout ! Viens, Erik ! répond Madeleine, soulagée que ce soit lui. L’expression de méfiance brusquement apparue sur son visage disparaît lorsqu’elle le reconnaît. Elle ferme le petit cahier, glisse son stylo entre les spirales et dépose le tout dans un tiroir de son secrétaire au fond de la pièce, dont la clé ne la quitte jamais.
— Ma mère a vidé les poissons tout à l’heure. Je pensais que nous pourrions les préparer… si tu veux. Tu es tellement doué en cuisine !
— OK. Et… elle est où ta mère ?
— Avec mon père, je crois.
Erik brûle de lui demander pourquoi, dans ce cas, elle n’a pas fait en sorte de passer ce moment avec Victor. Il est clair qu’elle apprécie nettement plus la compagnie du beau blond sournois que la sienne. Pourquoi ne le laisse-t-elle pas tranquille ? Pourquoi ne cherche-t-elle pas à retenir Victor ? À l’empêcher de partir ? Lui répondrait-elle s’il lui demandait tout cela ? Saurait-elle lui expliquer pourquoi ils sont tous parqués ici ? Qu’attendent-ils ? Et pourquoi se bornent-ils à le garder ici, lui ? Sous prétexte qu’il est un enfant ? Mais il se débrouillait très bien avant…
Non, elle ne comprendrait pas. Elle le jugerait sans doute cynique, injuste, alors qu’ils l’ont trouvé et accueilli parmi eux, hébergé, nourri, tout cela au sein de leur famille. Une fois encore, il garde le silence, mais toute cette bienveillance l’insupporte de plus en plus. Évidemment, c’était une chance de les rencontrer. C’est ce qu’il a cru au début, quand il a décidé de les suivre. Evidemment, il ne ressent plus la douloureuse morsure de la faim maintenant… Mais il a l’impression d’avoir troqué ce confort contre sa liberté alors que…
— Victor va partir…
Les mots sont sortis de sa bouche comme s’il pensait à voix haute. Il réalise aussitôt l’impact que cette courte phrase peut avoir sur Madeleine et lève les yeux vers elle avec appréhension. Elle porte à bout de bras un long plat couvert de filets de poisson frais qui reste, comme son sourire, suspendu dans le temps et l’espace.
— Qu’est-ce que tu as dit ? demande-t-elle lentement.
— Rien, rien.
— Si, dis-moi : pourquoi dis-tu que Victor va partir ?
— C’est lui qui me l’a dit…
— Ah…
— J’ai dû mal comprendre. Sûrement… Tu sais, j’ai encore des soucis avec votre langue…
— Tu parles très bien, Erik. Tu es un garçon très intelligent, répond Madeleine en déposant avec précaution le plat sur la table. Peu importe… Nous nous y mettons ?
Madeleine enroule ses cheveux en un large chignon, les attache fermement et disparaît dans la cuisine. Erik la suit sans un mot. Il la retrouve les mains dans l’eau, un savon glissant entre ses doigts. Il attrape le savon avant qu’il ne tombe au fond du seau et l’observe à la dérobée en se lavant les mains à son tour : elle a endossé à nouveau son masque de sœur sourire. La pauvre… Il s’en veut immédiatement d’avoir cette pensée. C’est de la reconnaissance qu’il devrait éprouver, pour elle en particulier, et pas cette espèce de mépris moqueur.
Avant, il était sur ses gardes sans cesse. La faim était une odieuse compagne qui le sortait du sommeil en pleine nuit parfois, le tiraillait tout le jour. Boire n’avait jamais été un problème. Il remplissait une bouteille d’eau qu’il gardait continuellement sur lui. Maintenant il n’en a plus l’usage, mais il l’a gardée tout de même, cette bouteille qui l’accompagnait partout, son seul bien.
Boire n’était pas un problème, non, mais manger… L’argent qu’il mendiait parvenait rarement à le rassasier. Souvent, il fallait voler. Des fruits dans les vergers. Du pain sur les étals. Le plus souvent, il prenait le temps d’observer, d’agir avec discrétion. Mais il arrivait qu’il doive faire vite. Courir. Changer de lieu, encore et encore, pour ne pas être reconnu, arrêté. Un voleur était sévèrement puni dans son pays, même s’il ne s’agissait que d’un enfant.
Il ne devrait plus avoir peur maintenant. Pourtant il garde toujours dans ses poches une poignée de sable ou de terre qui lui servait à confondre ses poursuivants. Contre les occupants de cette île, c’est une protection bien inutile, mais il ne peut se résoudre à abandonner cette habitude qui lui a sauvé la vie bien des fois… Il ne peut pas non plus s’empêcher d’éprouver de la méfiance envers ses hôtes, même envers la tendre Madeleine.
C’est la curiosité qui l’a mené à les suivre au début. Il pensait être le seul. Il désespérait d’être tellement seul et il les a vus émerger des flots, un jour, comme deux monstres marins. Le vieil homme et Victor. Le sable qui volait en tourbillons autour de lui s’était dispersé sur la plage déserte. Ils s’étaient avancés vers lui et, sans un mot, avaient planté leurs yeux d’un bleu surnaturel droit dans les siens. Le face-à-face muet avait duré longtemps. Puis Roger avait parlé :
— Tu es seul ?
Erik avait acquiescé. Il n’aurait pas dû, mais la surprise lui avait ôté toute capacité de réflexion.
— Il y a une île là-bas.
L’homme avait pointé du doigt un endroit au loin, sur la ligne d’horizon azur.
— Nous sommes quelques-uns, réunis, sur cette île. Tous, comme toi. Viens. Tu seras en sécurité avec nous.
— Je… je ne suis pas comme vous !
— Cette tempête de sable n’avait rien de normal, il me semble. Et tes yeux…
— Qu’est-ce qu’ils ont mes yeux ?
— Crois-moi : tu es comme nous… d’une certaine manière. Même si nos pouvoirs diffèrent, nous devons veiller les uns sur les autres. Alors, viens, mon garçon.
Il avait fini par les suivre et le voilà à présent sur cette île avec l’impression de devoir y rester pour toujours… L’eau coule sur ses mains. Il les enroule dans un chiffon. Madeleine sourit toujours, mais ne dit rien, perdue dans ses pensées. Elle pense certainement à Victor. Erik aussi pense à Victor.
D’une certaine manière, il aimerait être comme Victor. Non pas méchant et calculateur, mais libre. Il pourrait parcourir le monde comme bon lui semble. L’océan serait sa maison, son refuge. Il serait nourri et protégé. Mais il n’est que lui, Erik, un pauvre petit orphelin. Et puis, s’il avait le pouvoir de s’envoler loin de cette île maudite, où pourrait-il bien aller ?
Chapitre VI
Ils sont là maintenant, devant cette grande maison, main dans la main. Paul apparaît avant qu’ils n’atteignent la porte. Un large sourire étire sa bouche et ses yeux en une expression de joie presqu’enfantine.
— Ah les jeunes ! Bienvenue ! Entrez, entrez ! Sabine est à l’intérieur. Elle vous a mijoté plein de bonnes choses. J’ai le regret de vous dire que je l’ai aidée un peu, mais, dans l’ensemble, ça devrait rester mangeable.
Paul éclate de rire en les guidant dans une vaste pièce faisant office de salle à manger et de salon. Devant eux, une table est élégamment dressée. Un épais bouquet de fleurs sauvages trône au centre de la table. Toutes les couleurs rivalisent d’éclat dans un harmonieux désordre. Annabelle s’avance. Elle contourne la table et s’arrête devant la seule assiette sur laquelle est posée une fleur violine au cœur immaculé. Les autres assiettes sont vides. Annabelle prend la fleur et, dans un geste inconscient, l’approche de ses lèvres. Une senteur légère monte jusqu’à ses narines. Il lui évoque moins le parfum d’une fleur que celui d’une personne. Quelqu’un qu’elle a aimé, qu’elle aime encore… Sa mère peut-être, ou sa sœur ? Lucas ? Non. Une silhouette se dessine dans son esprit, mais une silhouette sans visage, qui lui ouvre les bras. Elle brûle de s’y blottir…
— Ça ne me surprend pas…
Annabelle, abasourdie, lève les yeux. La vision s’estompe aussitôt, comme un nuage de fumée. À sa place, elle découvre Sabine, face à elle, ses longs cheveux blond ivoire ramenés en chignon. Elle la regarde en arborant un large sourire. Annabelle acquiesce en reposant la fleur sur la table.
— J’étais sûre que vous apprécieriez ces fleurs, reprend Sabine en lançant un regard appuyé à Paul. Bon, installez-vous, c’est presque prêt. Paul, peux-tu leur offrir quelque chose à boire en attendant ?
Lucas se dirige aussitôt vers l’entrée :
— Je reviens : j’ai oublié les bières !
La porte claque derrière lui. Annabelle se souvient avoir emporté quelque chose elle aussi. Elle ouvre la sacoche qu’elle tient en bandoulière.
— Tenez, j’ai apporté du pain et un gâteau.
Elle tend ses deux contributions à Sabine qui les prend, l’air surpris :
— Oh, c’est très gentil et ça a l’air délicieux…
— Je vais mettre les bières au frais.
Lucas traverse le salon, un pack de bière dans une main, et disparaît dans une pièce voisine.
— Et moi, je vais poser tout ça dans la cuisine. Merci, Annabelle.
Portant avec précaution ses deux paquets, Sabine disparaît à la suite de Lucas.
Restée seule dans le salon, Annabelle se tourne vers Paul qui la dévisage, avec un sourire figé.
— Hum… merci pour cette invitation…
Paul la coupe et lance à mi-voix :
— Non, non… C’est moi qui dois te remercier… Je suis tellement heureux de vous recevoir. Je…
Paul ne poursuit pas sa phrase, interrompu par Lucas et Sabine qui entrent dans la pièce les bras chargés de victuailles.
— Ce repas était vraiment délicieux, déclare Annabelle.
Lucas range la vaisselle avec Sabine dans la cuisine. Restée seule à table face à Paul, un silence gêné s’installe entre eux. Sous ses doigts, elle sent quelque chose de doux. La fleur violine repose à côté de ses couverts. Elle l’attrape doucement et en fait rouler la tige entre ses doigts. Le parfum se diffuse à nouveau, léger.
— En fait, ça nous fait infiniment plaisir de vous accueillir… commence le père de Lucas en jetant un œil vers la cuisine. Il fait une pause et, devant le regard interrogatif de la jeune femme, poursuit à voix basse :
— Ça paraît peu de chose, mais… voir Lucas sourire… sourire vraiment… parce qu’il est heureux… et partager tout cela avec vous, en ce moment !
Il passe une main sur son visage et masse doucement ses paupières. Après une gorgée de vin, il poursuit :
— Je ne pensais plus qu’il me serait donné de voir ça…
Annabelle reste un instant muette. Dans la pièce d’à côté, les paroles qu’échangent Sabine et Lucas sont couvertes par le son de la vaisselle et de l’eau qui coule.
— Je ne sais pas quoi vous dire… souffle la jeune femme.
— Ne prends pas cet air désolé, Annabelle ! Au contraire, souris ! Je suis heureux moi-même, malgré les apparences… Je ne sais pas ce que Luke a pu te dire… S’il t’a parlé de sa mère, de sa révélation…
— Un peu, si…
Annabelle jette un œil vers la pièce voisine et baisse aussitôt les yeux, comme si elle craignait de trahir un secret. Paul lui épargne d’en dévoiler plus en poursuivant :
— Je n’ai rien vu venir, peut-être n’ai-je rien voulu voir… quoi qu’il en soit tout est arrivé très vite pour Luke. Sa mère… elle n’aimait pas cette vie, elle n’aimait pas ce que j’étais… Elle a toujours craint que Luke devienne… comme moi… Je l’avais convaincue que ça n’arrivait qu’à peu de nos jeunes, mais c’est arrivé à notre enfant. Elle a alors considéré que je l’avais trahie, qu’il n’était plus son fils et elle est partie…
— C’est une histoire terrible…
Paul regarde ses mains croisées devant lui. Annabelle poursuit :
— Et vous ne savez pas ce qui lui est arrivé ? Je veux dire… à sa mère.
Paul hoche la tête négativement.
— Elle n’a jamais donné aucune nouvelle ? Ni essayé d’en prendre de son fils ?
— Elle savait ce qu’il était devenu. Je suppose que ça lui suffisait… Ça a été un moment très dur pour Luke. À compter du départ de sa mère et de sa révélation, il n’a plus jamais été le même… Et puis, tu es arrivée…
Il lève les yeux vers Annabelle et sourit en voyant la fleur tourner entre ses doigts.
— Sais-tu ce que représente cette fleur ?
— Non, je ne m’y connais pas en fleurs, ou en plantes en général, répond Annabelle en faisant une moue désolée.
— C’est une fleur très rare. Elle ne pousse qu’ici. Tu peux chercher partout dans le monde, tu ne trouveras ces fleurs que dans cette forêt. Quelques spécimens seulement à chaque floraison.
— Vraiment ? Il y en a pourtant beaucoup dans la clairière, vous savez, là où nous nous sommes parlé la première fois… Et puis, je suis sûre d’en avoir vu autour de ma maison.
— C’est curieux…
— Pourquoi ?
Paul ouvre la bouche pour lui répondre, mais c’est la voix de Sabine qui s’élève :
— Parce que c’est une fleur pleine de symboles, déclare la compagne du maire en avançant dans la pièce, et qu’il en pousse de plus en plus depuis deux hivers. Rappelez-moi, Annabelle, depuis quand êtes-vous arrivée ici ?
— Hum… deux ans…, répond la jeune femme, interloquée.
— Deux ans, deux hivers ! souffle Sabine en adressant un sourire triomphant à son compagnon.
— Quel est le rapport avec moi… ? demande Annabelle.
— Rien. Des histoires à marcher sur la tête ! répond Lucas qui sort de la cuisine à son tour en essuyant ses mains avec un chiffon.
— Peut-être que ces fleurs sont plus nombreuses parce que je disperse leur pollen en m’envolant ? Qui sait ? propose Annabelle. Elle regarde Sabine et Paul à tour de rôle en attendant une réaction.
— Ces fleurs sont très spéciales…, commence Paul. On raconte qu’elles incarnent l’esprit qui habite ce lieu. Il semblerait que nos ancêtres parvenaient à dialoguer avec cet esprit par l’intermédiaire de cette fleur.
— Comment ? interroge la jeune femme.
— La mémoire s’est étiolée au fil du temps, jusqu’à être perdue. Le souvenir est devenu peu à peu un conte…
— Papa, tu ne vas pas recommencer… soupire Lucas, exaspéré. Il s’assoit aux côtés d’Annabelle et enroule un bras autour de ses épaules.
— Luke, souffle Annabelle avec douceur, nous sommes la preuve vivante que les choses ne sont pas aussi simples qu’elles le paraissent. J’aimerais entendre cette histoire. Ça me rappelle celles que me racontait ma mère.
Lucas baisse les yeux, visiblement contrarié. La jeune femme suit son regard et reste un instant rêveuse en contemplant la petite fleur aux pétales de soie qui repose au creux de sa paume. Elle demande :
— Vous parliez d’un esprit. Sait-on quelque chose sur lui ?
Paul sourit et continue :
— On se souvient de bribes d’histoires que l’on récite aux jeunes pour les préparer à leur nouvelle vie…
Sabine l’interrompt et se lance dans une tirade passionnée :
— Il s’agirait en fait d’un esprit dualiste, incarnant l’équilibre de toutes choses…
— Je t’ai déjà parlé des deux sœurs ? poursuit Paul. Annabelle acquiesce.
— Les deux faces d’une même pièce, complète Sabine. Deux forces opposées et en même temps, complémentaires, inséparables.
— Et que disaient-elles, ces deux sœurs ? Parlent-elles encore ?
— J’avais des visions autrefois, mais depuis quelque temps… déclare Paul d’un air soucieux.
— Leur message, en gros, est qu’il faut préserver la vie et accepter la déchéance des choses, continue Sabine, envisager l’existence comme un cycle en renouvellement pour…
— Et quel est notre rôle là-dedans ? Hein ? Excepté, bien sûr, ne pouvoir quitter cet endroit et y courir sur des kilomètres à quatre pattes !
Lucas a pris la parole, perdant patience à l’écoute des propos de son père :
— C’est bien joli tout ça, mais c’est sans aucun rapport avec notre réalité !
— Luke, nous avons déjà parlé de ça…
— Toi, as-tu déjà entendu ou vu quelque chose qui puisse attester de ces histoires ?
— Non, mais…
— Nous subissons un héritage révolu ! Ça devrait cesser ! S’il y a eu un jour une raison de nous faire ainsi, cette raison n’existe plus ! Pourquoi est-ce que ça ne cesse pas ?!
Paul pousse un long soupir et se tourne vers Annabelle :
— J’ai la foi, en quelque sorte, en tout cela. En notre nature. En notre mission. Il faut avoir confiance. Tout est bien ainsi et tout arrive comme il faut que ce soit.
— Mais quelle mission, voyons ? C’est complètement idiot ! Allez, viens Anna. On s’en va, ça suffit !
— Nous ne serons jamais d’accord sur ce point. Mais je reste persuadé que nous avons notre place ici, pour protéger cette forêt. Je sais que tu ne crois pas à tout ça. Mais j’ai la conviction – je ne pourrai pas expliquer pourquoi – j’ai la certitude que le moment venu, nous aurons un rôle à jouer… Nous ou nos enfants… Cet héritage est maintenu pour une raison…
Paul tourne le dos à Lucas et fait face à Annabelle pour terminer à mi-voix :
— Nous avons tous un rôle à jouer… Tous, même toi…
— Ça suffit ! Laisse-la en dehors de ça !
— Luke, elle est venue à nous. Nous n’imaginions pas que quelqu’un comme elle puisse exister ! Elle n’est pas là par hasard et tu le sais mieux que personne.
La colère semble s’effacer brutalement des traits du jeune homme qui se tourne vers Annabelle :
— Nous allons rentrer.
Il se détache des bras d’Annabelle, serre la main de son père et adresse un salut de la tête à Sabine avant de sortir.
Annabelle hésite quelques secondes à le suivre.
— Je suis désolée…
Paul la coupe immédiatement :
— Non, ce n’est pas de ta faute…
— Si ! Je n’aurais pas dû insister pour entendre cette histoire. Et j’ai gâché la fin de cette soirée…
— Surtout pas ! Tu n’as rien à voir là-dedans, Annabelle ! Nous avons échangé plus de mots ce soir qu’au cours de ces dix dernières années. Il faudra encore un peu de temps pour s’apprivoiser et tenir tout un repas sans se sauter à la gorge !
Ils échangent un sourire. La jeune femme le remercie et se dirige vers la porte. Sabine enroule un bras autour du sien et l’accompagne jusqu’au van dont le moteur tourne déjà.
— Merci, répète Annabelle.
— Merci à toi. Pour Paul. Pour Lucas, répond Sabine en serrant un instant la jeune femme dans ses bras.
Avant de la laisser partir, Sabine glisse quelque chose dans la main d’Annabelle, quelque chose de fin et de doux. Elle lui adresse un étrange regard dans la pénombre et retourne vers Paul qui l’attend sur le pas de la porte.
Annabelle se dirige vers le véhicule pour rejoindre son compagnon. À la lumière des phares, elle reconnaît entre ses doigts la tige de la fleur. Elle se tourne vers la maison. La porte est fermée, Sabine et Paul ne sont plus là. Avant d’entrer dans le van, elle glisse la fleur, dans une poche de sa sacoche, entre les pages d’un carnet.
Chapitre VII
La musique commence comme un murmure. Quelques notes de piano. Les touches sont à peine frôlées. Puis, un souffle émerge du silence, c’est la voix de la chanteuse ou celle d’un ange. La musique enfle. Des lames électro fondent ici et là, donnant une saveur moderne au morceau. La voix revient entourée d’un halo lumineux. Un écho léger lui répond, aérien et résonne dans le silence. Seules quelques notes se répètent encore, portées par un souffle invisible, laissant durer ce moment où l’on sent que la musique va mourir. Puis, plus rien.
Elle ose un regard vers son compagnon. Lucas est concentré sur la route. Il n’a pas ouvert la bouche, pas fait un geste vers elle depuis leur départ de chez son père. Annabelle devrait y être accoutumée, pourtant cette fois, elle ne sait comment interpréter ce mutisme. Elle finit par prendre la parole :
— Tu m’en veux ?
— De quoi ? répond-il en lui lançant un regard surpris.
— De ce qui s’est passé ce soir. J’ai insisté pour que ton père aborde ce sujet… Excuse-moi…
— Non, ce n’est pas de ta faute. C’est mon père et cette espèce de croyance qu’il a. Je ne comprends pas. Je n’accepte pas. C’est trop de souffrance pour nous. Pour nous tous. Pourquoi tout cela aurait un sens ? On serait des marionnettes dans les mains d’un esprit ? C’est n’importe quoi !
— Je ne sais pas… Je suis d’accord avec toi, d’une certaine manière, mais… j’envie ton père. Croire lui fait du bien. Ça a l’air d’alléger un poids sur ses épaules. Il ne se pose pas de questions. Mais moi…
— Quoi ?
— Ça ne me suffirait pas… Comme toi, je voudrais comprendre.
— Anna, j’ai peur qu’il n’y ait rien à comprendre…
Après une pause, Annabelle reprend :
— Comment Sabine sait-elle tout ça ?
— Sa mère était une des nôtres.
— Mais elle… elle n’est pas…
— Non, Sabine est tout ce qu’il y a de plus normal.
— Comment a-t-elle su pour vous ?
— Sa mère ne lui a jamais caché sa nature et notre existence. Depuis son enfance, elle savait plus de choses qu’aucun de nos jeunes. Sauf qu’au regret de sa mère et au sien, elle n’a jamais subi de transformation. Elle est restée quand même proche de nous. C’est par elle que nous savons qu’il y en a d’autres, comme nous dans le monde. Au hasard de ses voyages, elle entendait parler de communautés reculées vivant dans des régions préservées depuis des générations. Elle en a recensé une dizaine, en a même rencontré certains.
— C’est fou !
— Oui, fou… répond Lucas l’air sombre tout à coup.
Il s’interrompt un court instant, perdu dans ses pensées, puis reprend :
— Un matin – ma mère était partie depuis un moment – je rentrais après plusieurs jours d’absence… Je suis tombé nez à nez avec Sabine, en tenue légère, dans le salon de la maison de famille…
Annabelle fixe la route. Lucas n’en dit pas plus. Il n’en a pas besoin. La scène se joue devant ses yeux : l’expression de surprise sur tous les visages. Puis, les mots qui s’élèvent, forts, violents. Les portes qui claquent. Les larmes peut-être aussi…
— Ils ont l’air d’être heureux, souffle Annabelle.
— Ils le sont. Mon père avait le droit de refaire sa vie. Évidemment. Mais découvrir qu’il n’était plus seul, qu’il avait tourné la page, alors que moi… L’idée m’était insupportable. Et les voir… Ils étaient heureux, oui… C’est à cette époque que je suis parti vivre dans ma cabane.
Lucas arrête le moteur devant la maison d’Annabelle. Elle sort du van, un sourire au coin des lèvres.
— Qu’est-ce que j’ai dit de drôle ? demande Lucas en claquant la portière derrière lui.
— Rien, mais je m’aperçois que depuis quelque temps, tu ne la vois plus beaucoup ta cabane…
— Si ça t’ennuie, je peux y retourner…
— Surtout pas !
Annabelle s’approche, glisse sa main dans la sienne. Il s’y cramponne aussitôt.
— Non, je t’en prie, reste.
Elle a murmuré ces derniers mots en se lovant contre lui. Lucas caresse son visage du bout des doigts. Il se penche vers elle, l’observe un long moment.
— Je pourrais te prendre au mot.
Avant que leurs bouches ne se rencontrent, elle répond d’une voix à peine audible :
— Prends-moi au mot dans ce cas : reste.
Aussitôt, il l’embrasse en resserrant son étreinte. Annabelle se débat doucement et murmure, en retenant un éclat de rire :
— Attention, tu vas froisser ma robe !
Un léger sourire se dessine sur les lèvres du jeune homme :
— Elle est très jolie cette robe, mais… je crois que je l’ai assez vue pour aujourd’hui…
***
Elle est allongée dans la clairière, comme lors de leur première rencontre. Dans la forêt, le sol est couvert de neige, mais le manteau blanc s’arrête à la lisière. Le soleil entre dans la clairière, baigne l’endroit de ses rayons, formant un puits de lumière, une frontière visible entre la nuit et le jour, entre l’hiver et un irréel printemps.
Il est dans l’ombre sous les branches nues des arbres. Il la regarde. Au centre de la lumière, elle paraît en être la source. Elle a les yeux fermés et un léger sourire aux lèvres. Comme la première fois, il approche, attiré, irrésistiblement. Les branches humides se plient en silence, d’autres craquent sous ses pas. Peu importe. Il ne se soucie pas du bruit. Il est là pour elle et elle le sait. Elle l’attend.
Il entre dans la clairière. Ses yeux sensibles mettent un instant à s’habituer à la luminosité. Il fait un pas et remarque alors qu’au lieu de l’herbe verte, le sol est couvert de ces fleurs violines. Il y en a partout. Un parfum fort, charnel, s’en dégage qui ajoute un peu plus de chaleur à ce lieu préservé du froid et de la nuit.
Il s’approche d’Annabelle. Elle s’assoit, lève son visage vers le ciel, les yeux toujours fermés mais avec un plus grand sourire.
— Tu en as mis du temps.
Il ne peut pas lui répondre, pas sous cette forme. Il s’approche encore et pose son museau sur son épaule. L’odeur des fleurs est sur elle aussi. Elle lève ses mains et enfonce ses doigts dans son pelage d’hiver.
— Comme tu es doux, comme tu es beau, murmure-t-elle en enfonçant son visage dans le poil épais.
Il reprend forme humaine et étend ses bras autour de ses épaules. Il est nu mais il n’a pas froid. Il fait si doux dans cet endroit, comme dans une serre préservée des rigueurs du temps.
Elle caresse son torse de ses lèvres. Il la soulève à la recherche de sa bouche. Elle s’agrippe à son cou et lève les yeux vers lui. Il s’apprête à l’embrasser mais quelque chose l’arrête. Elle lui sourit avec douceur et pose ses mains sur ses joues. Elles glissent doucement le long de son cou et s’arrêtent sur ses épaules. Annabelle est tout près, il sent son souffle sur son visage. Il frissonne à ce contact.
C’est bien elle et pourtant ses yeux sont différents. Ils brillent plus intensément de cet éclat doré qu’il connaît bien, mais, en son centre, sa pupille au lieu d’être brune comme à l’ordinaire, est de la même couleur que les fleurs, violine. Elle ne se formalise pas de son silence, se love contre lui. La laine du châle pique un peu sa peau. Il sent aussi qu’elle ne porte pas d’autre vêtement. Son corps réagit immédiatement à ce contact, malgré l’inquiétude qui le fait hésiter devant son étrange regard.
— Je t’aime, Lucas. Ne me quitte pas. Jamais. J’ai tellement, tellement besoin de toi.
Elle pose ses lèvres sur les siennes. Quelle que soit la couleur de ses yeux, c’est bien sa bouche à elle. Ses lèvres la reconnaissent et lui répondent. Elle fait un mouvement et fait glisser le châle de ses épaules. Comme il le présumait, elle est nue et considère un instant l’effet que cette vision produit chez lui. Sans lever les yeux, elle colle sa bouche à son cou, sa poitrine à son torse et ses mains à cette partie de lui qui ne sait dissimuler son désir.
Lucas ouvre les yeux. Il est revenu dans le petit lit où Annabelle dort, serrée contre lui. La lumière filtre déjà à travers les rideaux épais. Il est sans doute temps pour lui de partir travailler, mais il prend quelques minutes pour la regarder, cette étrange jeune femme qui est venue de si loin pour lui redonner goût à la vie. Il a envie de prolonger son rêve dans cette réalité-ci, mais elle dort si bien et il pense à tout le travail qui l’attend encore. Il éteint le réveil qui ne sonnera pas ce matin.
Il se détache de son corps lentement et se lève en prenant mille précautions. Sous ses pieds, le plancher craque. Lucas s’immobilise aussitôt et se tourne vers Annabelle en retenant sa respiration. Elle ne bouge pas. Il passe la porte, qui grince légèrement et sort en tendant l’oreille. Aucun mouvement dans la chambre.
En un pas, il est dans la petite salle d’eau qui fait face à la chambre. Sur le lavabo, sa brosse à dents l’attend dans un gobelet en plastique blanc auprès de celle d’Annabelle. À côté du savon, il retrouve son gant de toilette et d’autres ustensiles du quotidien qui se sont fait une place sur les étagères de sa compagne. Lucas sourit et rafraîchit son visage. Il faudrait qu’il se rase mais il n’en a ni le temps, ni l’envie. Pourtant tout est là aussi : la mousse à raser et le rasoir pour homme qu’il a oublié là, sur le bord du lavabo, depuis plusieurs semaines.
Il retrouve ses vêtements dans le salon et s’habille à la hâte. Sur le plan de travail de la cuisine, un morceau de pain l’attend. Il le coupe en deux, pose sur une face un morceau de viande et tartine l’autre de moutarde. L’odeur du pain frais lui fait monter l’eau à la bouche. Il mord dans son sandwich avec appétit et, en mâchant, enfile son blouson. Une bouteille de jus de fruit sous le bras, il sort.
Des rayons de soleil dorés percent la cime des arbres. Le ciel est bleu, mais le froid de la nuit est encore à fleur de terre. Le printemps s’approprie peu à peu le jour, alors que, la nuit, l’hiver est encore là, tapi. Il ne se résout pas à commencer son grand sommeil. La nuit, il ouvre encore sa bouche glacée pour chasser la chaleur du jour, profitant du sommeil des vivants pour geler leurs corps. Ce n’est plus une morsure insupportable, mais un pincement sourd qui pousse à chercher, dans le sommeil, la couverture salvatrice ou les bras chauds de l’amante.
Lucas remonte la fermeture de son blouson et soulève son col. Il ne peut s’empêcher de penser à la chaleur qui repose dans le sommeil de la petite chambre à quelques mètres. Il n’aurait pas froid dans les bras d’Annabelle. Elle ne le repousserait pas s’il venait maintenant réclamer ses caresses. Il fait quelques pas vers son van d’un pas hésitant. Ce soir. C’est ce qu’il fera ce soir…
Sur son chemin, une touche de couleur au milieu de la végétation endormie attire soudain son attention. Une fleur. Sans y réfléchir, il se penche pour la cueillir. Ses pétales sont constitués de fines nuances de mauve autour d’un cœur duveteux et blanc. Il se rappelle son rêve : les fleurs, les yeux d’Annabelle. C’est la même fleur qui était chez son père hier…
Lucas soulève la fleur légère et minuscule jusqu’à son nez. Au début, il ne sent rien puis doucement un effluve de printemps sucré se dégage de la fleur arrachée, comme un dernier souffle de vie. Il reconnaît ce parfum. C’est le même que dans son rêve. Est-il possible de sentir un parfum dans un rêve ? Sans doute, l’a-t-il déjà senti par le passé ? Pourtant, il est sûr de faire ce geste pour la première fois.
Il laisse la fleur glisser entre ses doigts et tomber, inerte, au sol. Il se dirige vers son van, se met au volant, en se tournant pour attraper sa ceinture, il jette un œil par la fenêtre et remarque un autre point violet, puis un autre. Il ressort de son van pour faire le tour de la maison. Un frisson lui parcourt l’échine, mais cette fois, ce n’est pas à cause du froid. Les fleurs poussent partout et leur nombre paraît plus dense au pied de la maison. Il n’en avait jamais vu autant et surtout pas à cette époque de l’année.
Il se remet au volant et démarre. Sur la route, les paroles de son père résonnent à ses oreilles :
« Le moment venu, nous aurons un rôle à jouer… »
Le moment venu… Anna… Lucas se répète qu’il ne croit pas à tout cela, que ce ne sont que de vieilles légendes, des superstitions révolues. Mais il ne peut s’empêcher de trembler : s’il devait arriver quelque chose à Anna…
Quelque chose se comprime dans sa poitrine. Il hésite à faire demi-tour, ralentit. Non. Il va se mettre en retard. Et puis, pour quelques fleurs, c’est complètement idiot de se laisser aller comme ça ! Des images de la veille qui lui ont sans doute inspiré son rêve lui reviennent – la robe d’Annabelle, sa bouche, son corps… – et apaisent un peu ses craintes.
Il retrouvera Annabelle ce soir. Tout va bien. Il se souvient des paroles de l’étrange Annabelle de son rêve : Je t’aime, Lucas. Ne me quitte pas. Jamais. J’ai tellement, tellement besoin de toi.
Non, jamais il ne quittera cette femme. Et si quelque chose devait advenir ici ou ailleurs, il donnerait tout pour la protéger. Tout jusqu’à sa propre vie. Rien ne lui arrivera, se répète-t-il en accélérant. Rien. Jamais.
Chapitre VIII
— Vous pouvez vous rhabiller.
Il contourne son bureau, s’assoit et se met à griffonner quelques mots à la hâte sur son papier à en-tête.
— Alors, Docteur ?
L’homme est maintenant assis face à lui. Il attend qu’il prenne la parole l’air anxieux.
— Un bon rhume.
— Mais cette toux ?
— Avec le froid et l’humidité que l’on a encore, votre emphysème se manifeste davantage.
— Ça va s’aggraver ? C’est ça ?
— Vous avez certainement été plus gêné pendant la période hivernale. Mais non, ce n’est pas le froid qui aggrave votre emphysème, ce seraient plutôt les cigarettes que vous fumez encore…
— Roh, Docteur ! À peine cinq ou six par jour ! J’ai sacrément réduit !
— Nous en avons déjà parlé. Vous savez donc quoi faire pour que cette toux s’atténue. Pour ce qui est du rhume, je vous ai noté ici un traitement de fond pour calmer ça.
L’homme prend la feuille de papier, la plie et replie avant de la glisser dans une minuscule poche intérieure de son blouson. Il n’y a pas jeté un œil. Peut-être l’ordonnance ne sortira-t-elle jamais de cette poche ? L’homme se lève et lance par-dessus son épaule un rapide « Merci, Docteur ! » avant de sortir.
Une fois seul, il regarde l’heure. 12h40. Il se lève pour appeler le patient suivant. La salle d’attente est vide. Son estomac gronde soudain. Il comprend qu’il va pouvoir s’accorder une vraie pause déjeuner. Peut-être avec Déborah… Il retourne dans son cabinet, en ferme soigneusement la porte et compose son numéro de mobile. Elle décroche aussitôt :
— Dr Wattem, j’écoute.
— Déb, c’est moi !
— Tom, chéri ! Ça va ?
— Ça va, oui. J’ai terminé pour ce matin. Tu veux qu’on mange ensemble ?
— Je me dirige vers la cantine. Tu veux m’y rejoindre ?
— OK, j’arrive.
— Super, à tout de suite. Je t’embrasse.
— Moi aussi.
Il s’apprête à sortir de son bureau mais une pensée l’arrête. S’il essayait de joindre Lucas ? Il a disparu une nouvelle fois. Il lui a laissé des messages auxquels son ami n’a évidemment pas pris la peine de répondre. Nora y est pour quelque chose à coup sûr. Luke disparaît toujours après une dispute avec Nora. Sauf que cette fois, les semaines se comptent en mois…
Tom regarde l’heure. Il peut bien prendre une minute pour une nouvelle tentative… Le mobile de Lucas est éteint. Tom raccroche aussitôt. Inutile de laisser un autre message. Il reste pensif un instant. Ses yeux se posent sur le numéro de la scierie inscrit à la ligne du dessous dans son répertoire. Son doigt glisse sur l’écran du smartphone de Luke à Luke Travail. Une première sonnerie retentit. S’il n’est pas là, peut-être son père aurait-il des nouvelles à lui donner. Une deuxième sonnerie se fait entendre. Puis, quelqu’un décroche :
— Oui ?
— Monsieur Mo-Louis ?
— Lui-même, enfin, son fils. C’est de la part ?
— Luke ?
— Oui…
— Hé, Luke ! C’est Tom !
— Salut Tom ! Ça va ?
— Ça va ? C’est à moi qu’il demande ça…
— Ben…
— Luke, ça fait plusieurs semaines ! Je suis passé chez toi ! Je t’ai laissé des messages ! Et aucun signe de vie ! Je commençais à m’inquiéter sérieusement !
— Excuse-moi. Oui, j’ai vu tes messages… Mais je ne pensais pas que tu t’inquiéterais comme ça… Désolé, vieux. Je bosse beaucoup en ce moment…
— Même la nuit ?
— Heu… disons que je ne suis pas beaucoup chez moi non plus…
— Sans blague ! En même temps, vu la tête qu’elle faisait… pas la peine d’être devin…
— Quelle tête ? De quoi tu parles Tom ?
— Écoute Luke, je te la fais brève : j’ai croisé Nora il y a quelques semaines. À l’épicerie. Elle a fait mine de ne pas me voir. Je ne sais pas ce que tu lui as fait… ou pas d’ailleurs ! Mais elle avait l’air sacrément en pétard ! À tel point qu’elle a pris des vacances sur le continent, paraît-il…
— Je te crois sur parole et je m’en contrefous !
— Peu importe en effet. De toute façon, c’est mieux comme ça, pour elle, comme pour toi. Je voulais juste m’assurer que tu étais en vie… et ça a l’air d’être le cas. C’est plutôt une bonne nouvelle, tu vois, parce que j’ai un stock de bière qui attend d’être bu… disons, ce soir ?
La réponse ne venant pas, Tom répète :
— Ça te botte ? Hein ?... Luke ? T’es toujours là ?
À l’autre bout du fil, derrière le silence, Tom discerne un bruit entre le râle et le toussotement.
— Hé, Luke ! Ça va ? s’écrie-t-il.
— Oui, répond Lucas, la voix vibrante.
— Mais qu’est-ce qui t’arrive ?
Cette fois, c’est un éclat de rire sonore qui lui répond.
— Tu te marres ? Mais… je rêve ! Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce qu’il faut que je m’inquiète ?
— Non, non, Tom ! Ça va, répond Lucas en parvenant à se calmer.
— Alors quoi ? Je cherche à te joindre depuis des semaines… des mois ! Je m’attends au pire et je te trouve… joyeux ? Luke… est-ce que tu as bu ?
— Mais non, voyons ! Écoute, Tom, je suis désolé que tu te sois inquiété comme ça. Mais ça va. Tout va bien. Je t’assure.
— Comment ça Tout va bien ? Tu me fais carrément flipper là ! Tout va bien ? Jamais rien ne va avec toi ! Tu me fais une blague ? C’est vraiment pas…
— Tom ! Oui, ça va bien. Très bien même. Calme-toi ! Tu vas avoir besoin d’un médecin si tu continues.
Tom ne goûte pas la plaisanterie et reste silencieux en attendant la suite. Lucas, après un long soupir, se décide à avouer :
— Bon, en fait, je vois quelqu’un depuis quelque temps… pas Nora… quelqu’un d’autre…
— Tu… tu vois quelqu’un ?… Toi ?… Depuis quelque temps ?
— Hum… Oui, répond Lucas en se raclant la gorge, mal à l’aise tout à coup.
— Ben merde !
Tom reprend après un silence :
— Ne te méprends pas, je suis content, très content pour toi… Mais je ne pensais pas que ce soit possible un truc pareil… Toi… avec une fille… la même… pendant plusieurs semaines ! Mais, au fait… c’est bien une fille ?
— Tom !
— Juste une question… C’est… ? Non, non, ne me réponds pas ! Je sais !... J’hallucinais déjà de la voir chez toi la dernière fois. Je ne devrais pas être plus étonné maintenant… Hein, c’est elle ?
— Annabelle.
— Oui !… Ben merde !... Je suis vraiment content ! Je t’assure ! Mais… Ça alors ! Et… t’es amoureux ? Non ! Non, ne me réponds pas ! Je crois que je ne suis pas encore prêt pour ce type de confidences. Là c’est sûr, j’aurais vraiment besoin d’un médecin…
— Bon, Tom, t’as fini ton monologue ?
— Oui. Enfin, je crois…
C’est à son tour de laisser échapper un rire nerveux.
Alors, on se voit pour boire ces bières ? demande Lucas d’un ton léger.
— Hein ? Ah oui, les bières… Oui, bien sûr, répond Tom.
— Ce soir ? Chez Anna ?
La porte du cabinet s’ouvre à ce moment-là. Une femme entre. De longs cheveux bruns flottent jusqu’à la ceinture de sa blouse blanche. Elle a les bras chargés d’un plateau sur lequel sont couchés, bien alignés, deux sandwiches et deux verres d’eau. Elle déplace un dictionnaire médical sur un coin du bureau de Tom et y dépose le plateau. Il la regarde faire et articule un « Merci ». En réponse, elle tape du bout du doigt le cadran de la montre à son poignet.
— Tom ?
La voix de Lucas le ramène à sa conversation.
— Pardon… Heu… Déb est avec moi. Nous allons déjeuner…
— OK, je te laisse manger. À ce soir chez Anna ?
— Qui ? Ah oui… Je vois ça… Je t’envoie un message pour confirmer. Salut.
Tom raccroche et lève les yeux vers le visage de sa femme qui évite soigneusement son regard et s’assoit face à lui.
— Je pensais qu’un patient t’était tombé dessus… Je t’ai pris un sandwich, avec des crudités. Il en restait un seul. Celui que tu préfères. Bref. Je me suis dit : le pauvre, il va avoir faim… Et, en fait…
— C’est adorable, merci. Excuse-moi pour le retard. J’ai enfin réussi à joindre Lu…
— Cette espèce de connard prétentieux et misogyne ? l’interrompt sa femme.
— Oui. Lui. Oh… Déb… Tu exagères, tu sais : Lucas n’est pas… prétentieux…
Sa femme ne relève pas la tentative d’humour de son mari. Elle lui lance un regard excédé et prend un sandwich qu’elle se met à mâcher nerveusement. Tom attrape le sien et l’imite.
Au bout de quelques minutes, il prend la parole :
— Deb, calme-toi…
— Me calmer ? Me calmer ! Tu me proposes de déjeuner, je t’attends… Tu sais pourtant que nous n’avons jamais beaucoup de temps… Et je te trouve au téléphone avec…
Elle mord nerveusement dans son sandwich.
Tom soupire. Sa femme ne pardonnera sans doute jamais à Lucas son attitude lors de leur première et unique rencontre. Une fois leur diplôme en poche, ils avaient travaillé en tant qu’assistants dans des cabinets spécialisés, sur le continent, le temps de mettre suffisamment d’argent de côté pour venir vivre ici. Tom était nostalgique de cette forêt qui l’avait vu grandir. Déborah voulait découvrir les paysages qu’il lui décrivait si souvent. Ils voulaient se marier, emménager dans une petite maison et fonder une famille là-bas. Leur mariage avait été célébré en ville, en petit comité. Leurs parents étaient présents avec quelques amis et voisins. Lucas, pourtant invité, n’était pas venu.
À peine un an après, le petit hôpital d’Utoh devait faire face à des départs de médecins. Certains prenaient leur retraite, les autres ne cachaient pas vouloir s’installer dans de grandes villes du continent pour gagner plus et exercer dans de meilleures conditions. La mère de Tom l’avait appelé pour l’avertir. C’était sans doute trop tôt, mais ils furent retenus tous les deux. Leurs collègues de l’hôpital les accueillirent à bras ouverts, rassurés de retrouver si vite de jeunes recrues. Tom avait élargi sa spécialité de pédiatre à la médecine générale. Déborah avait pu maintenir son activité de spécialiste en ophtalmologie et s’était vite constitué une clientèle parmi la population vieillissante de la région. Leur salaire était bien inférieur à ce qu’ils auraient pu obtenir ailleurs pour le même statut, mais c’était sans doute le prix à payer pour élever des enfants au sein de ce cadre préservé. Ils s’installèrent dans une maison avec un jardin et trois chambres. Tout aurait pu être parfait… Mais il y avait Lucas et son caractère… Tom, armé de son inépuisable optimisme, avait tenu à lui présenter Déborah. Elle avait été polie. Il avait été insolent. Tom avait abrégé la rencontre et n’avait plus jamais mis sa femme et son ami en présence.
Cinq ans étaient passés et la rancune était toujours là chez Déborah.
Tom saisit son verre d’eau et reste un instant silencieux. Il l’approche de sa bouche et déclare avant de boire :
— Je vais passer le voir un peu ce soir, si ça ne te dérange pas.
Déborah fait non de la tête sans lever les yeux vers lui.
— Allons, ne m’en veux pas, chérie. Je n’ai pas eu de nouvelles depuis un moment et…
Comment lui expliquer qu’il serait au-dessus de ses forces de tourner le dos à ce grand imbécile…
— Qu’est-ce qu’il lui a fait à cette pauvre Nora, cette fois ?
— Je crois que c’est bel et bien fini avec elle…
— Je l’espère pour elle. Mais n’en sois pas si sûr, pour une raison incompréhensible, elle s’accroche à ce sale type…
— J’ai peur que ça devienne plus compliqué maintenant…
Elle adresse à son mari un regard interrogatif. Il est dans ses pensées et mâche en souriant.
— Plus compliqué ? Est-il possible que cette situation soit plus compliquée ?
— Oh, que oui… ricane Tom.
— Et pourquoi ?
— Hé bien. Luke vient de m’apprendre qu’il… C’est dingue ! Je m’attendais à le retrouver – comme c’est déjà arrivé – au plus mal, hargneux, agressif et…
— Et ? le relance Déborah.
— Pas du tout ! Il était… en forme.
— Et Nora ?
— Nora ? Ah oui, Nora. Elle est au courant, c’est certain. C’est certainement pour ça qu’elle a fermé quelque temps son salon…
Déborah s’impatiente :
— Tom, tu te souviens que je suis là ? De quoi tu parles ?
— Pardon, chérie. Hé bien, Luke… Il n’est plus… un cœur à prendre !
— C’est ça ta nouvelle ?
— Oui !
— Parce qu’il avait un cœur ? Pour ça, oui, c’est une nouvelle !
— Déb ! Tu vois ce que je veux dire…
— J’en ai peur, oui. Et si l’heureuse élue n’est pas Nora, de qui s’agit-il ?
— Il semblerait que ce soit Annabelle…
— Qui ?
— Tu sais, cette fille… L’étrangère.
— Vraiment ?
— En même temps, deux solitaires un peu bizarres. C’est étrange mais c’est aussi d’une implacable logique…
Ils méditent tous deux cette nouvelle en silence.
Déborah regarde sa montre.
— Ça va être l’heure. Je vais devoir y retourner.
— Déjà ?
— Hé oui.
Elle se lève, finit son verre d’eau, puis remet en place ses cheveux et sa blouse. Toujours dans le même ordre. Il se lève pour l’embrasser. Il adore quand elle passe la main dans ses cheveux. Ce geste est comme un détonateur : il a besoin de la tenir dans ses bras. À chaque fois, cela lui évoque la jeune femme assise au premier rang à la faculté. Il ne voyait alors que ses longs cheveux bruns au premier rang et ses mains qui les enroulaient parfois en chignon. Il est tombé amoureux d’elle avant même de voir son visage.
Il enroule ses bras autour de sa taille fine. Par habitude, elle lui tend sa bouche.
Mais il l’embrasse plus longuement cette fois. Elle le repousse gentiment.
— Il faut que je retourne à mon cabinet, Tom.
— Tu n’as pas encore quelques minutes ?
Elle le regarde intensément :
— Tu veux… ? Ici ?
Elle sourit, pose un baiser sur les lèvres de son mari.
— Nous reprendrons cette discussion ce soir, ça te va ? Il faut vraiment que je file.
Il lui rend un sourire triste, vole un dernier baiser et ouvre les bras pour la laisser partir.
Chapitre IX
Les vagues dansent. Elles ondulent en approchant de la terre, brisant la rigueur linéaire que leur impose l’horizon. Les vagues dansent. Elles célèbrent une fête. Elles chantent leur joie. Elles répètent leur refrain et l’emportent au-delà des frontières. La musique de l’eau parcourt la terre. Bientôt, le monde entier saura.
Il est parti. Ça y est. Il est parti.
Erik regarde encore les vagues qui viennent jusqu’à lui. Elles paraissent pareilles à hier. Même ressac, même couleur bleu pâle. Savaient-elles déjà ? Sans doute. Elles répétaient leur danse d’aujourd’hui. Elles étaient dans les coulisses d’une fête dont il ignorait tout. Maintenant, il sait…
Roger les a réunis ce matin et leur a annoncé la nouvelle. Dans le silence qui a suivi, tous les regards se sont tournés vers Madeleine. Avec son habituel sourire, elle s’est levée et a quitté la salle commune. Elle s’est isolée dans sa case et n’en est pas sortie depuis. Erik, quant à lui, a laissé les adultes parler. Il est parti discrètement, s’est réfugié sur cette plage pour observer l’horizon.
Victor est parti. Pour de bon, cette fois. Il les a tous quittés. Abandonnés à leur sort. Doit-il se réjouir ou se lamenter ? Erik hésite.
Sans Victor, la vie sera plus douce bien sûr. Erik a pu s’en rendre compte : il a été absent si longtemps ces dernières semaines. Mais, cette fois, l’absence de Victor est définitive et cela lui rappelle sans cesse qu’il est toujours là, lui.
Erik scrute l’horizon, bien conscient de ne pouvoir distinguer Victor. Il est parti à des kilomètres de là, au nord, très tôt, alors qu’il faisait encore nuit. Y aura-t-il un signe – un bateau, n’importe quoi ! – qui l’emporterait lui aussi, loin de cette île ? Peu importe où, mais dans un endroit où il n’aura pas cette impression d’être pris au piège… Existe-t-il un tel lieu sur terre ? Il ne connaît que son pays… Voudrait-il y retourner ? Erik soupire. Il doit bien s’avouer que non. Alors où ?
Il se souvient du visage de Victor lorsqu’il parlait de cette vaste forêt entourée par la mer. C’était comme s’il parlait d’une femme dont il serait tombé amoureux. Les mots sortaient de sa bouche, pleins de lumière. Il voulait les convaincre tous que leur avenir était là-bas. Tout le monde commençait à le croire, et puis, Roger a finalement décidé que, non, ce n’était pas le bon endroit. Victor s’est alors muré dans un silence terrifiant. Lui qui était capable de telles colères pour tout et pour rien, ne disait maintenant plus rien. Tous s’étaient demandé combien de temps cela allait durer, ou s’il devenait fou… Mais Erik avait compris que l’amour de Victor pour cette terre lointaine était toujours là, enfoui dans son silence, allumant une inquiétante lueur au fond de ses yeux incolores.
La vie avait repris son cours sur l’île. Chacun poursuivait ses tâches comme à l’ordinaire. Ils oubliaient tous, mais pas Victor. Il avait pris sa décision. Et les rêves ont commencé… Presque toutes les nuits pour Erik. La forêt… Elle lui est apparue cette nuit encore : des arbres immenses partout, des falaises escarpées comme d’anciens remparts où règne le vent dont le souffle puissant couvre le fracas des vagues en contrebas.
L’air y est frais, a dit Victor un jour, et les hivers rudes. Erik n’a jamais connu ni le froid, ni la neige. Il a bien entendu une histoire, une fois, sur des flocons qui dansaient autour d’une montagne. Il y avait une illustration dans le livre. L’image l’avait marqué. Comme il aimerait un jour voir danser des flocons ! Victor verra tout cela. Tandis que lui, Erik, est toujours là…
L’enfant se lève et fait quelques pas en ressassant des questions qui ne le quittent pas depuis le matin : pourquoi Victor est-il parti ? Cette forêt, est-elle si merveilleuse pour qu’il les abandonne tous comme cela ? Pourquoi ne les a-t-il pas tous emmenés ? Roger avait parlé d’autres occupants. Si Victor y va, alors pourquoi pas eux ? Pourquoi s’entêtent-ils tous à vivre ici comme des prisonniers ? Pourquoi ne pas le suivre au bout du compte ? Une brusque bourrasque fait tourbillonner du sable autour de lui. Erik observe ce spectacle en se demandant si la danse des grains de sable ressemble à celle des flocons de neige…
Que faire maintenant ? Madeleine est certainement encore enfermée dans sa case. Généralement, ils font ensemble une heure de lecture, d’écriture ou de calcul le matin, avant de commencer les tâches domestiques. Mais il y a fort à parier que sa leçon du jour n’aura pas lieu. Erik oriente ses pas, non pas vers la salle commune, où l’attend peut-être Madeleine, mais vers les arbres parlants. Il hausse les épaules. Ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’il fera l’école buissonnière. Il tourne le dos à l’océan qui joue encore sa rengaine cruelle.
— Oui, Victor est parti ! Et alors ? s’exclame Erik en s’éloignant, la tête rentrée dans les épaules.
Il n’y aura pas de poisson au repas. Les autres trouveront bien autre chose à manger ! Il n’a pas envie de pêcher. Il a besoin d’être auprès des deux arbres. Les questions seront toujours là. Elles resteront sans réponses.
Mais, auprès d’eux, Erik le sait, le calme reviendra.
C’est un endroit où il ne vient pas souvent, pourtant c’est peut-être là qu’il se sent le mieux sur cette île. Du haut de ces 9 ou 10 ans – il n’est plus très sûr de son âge – il sait, sans que personne ne le lui ait dit jamais, que ce lieu a quelque chose de spécial, de sacré. La végétation forme un cercle parfait de plusieurs mètres de diamètre autour des arbres parlants. Sur cet espace, la terre s’est, au fil des saisons, couverte de fleurs dont les couleurs abondent jusqu’à leurs troncs, s’emmêlant dans leurs racines, avec un respect plein de tendresse.
Ce lieu est le témoignage muet d’un hommage : celui de la nature à deux de ses créatures dont la perfection a dépassé ses espérances. L’enfant le sait – il n’y a pas d’âge pour s’incliner devant ce genre d’évidences. À sa manière, il exprime ce respect qu’impose le lieu : cette fois encore, son cœur s’ouvrira en présence de ces deux arbres. Il s’assiéra entre les fleurs, face à eux, pour contempler de temps en temps leurs visages immobiles. Il sentira cette joie, ténue et rare, d’être auprès d’amis. Et puis, il jouera dans le silence, s’imprégnant de leur aura calme et sereine.
À son arrivée ici, Roger lui avait présenté tous les habitants de l’atoll et lui avait raconté l’histoire de ces arbres. Ils avaient été un homme et une femme autrefois. Roger les avait rencontrés avant qu’ils ne se figent dans la posture qu’ils ne peuvent plus quitter aujourd’hui. Leurs gestes étaient déjà d’une grande lenteur alors, annonçant leur sort à venir. Ils avaient choisi cet endroit de terre légèrement sablonneuse où un espace naturel s’était dessiné au cœur du bois si dense par ailleurs. Le lieu les attendait. Le couple végétal s’y était établi attendant que le temps fasse son œuvre.
Aujourd’hui, ce sont des arbres pourvus de branches élancées et d’un abondant feuillage ménageant une ombre douce sur ce lieu irréel. Leurs racines sont profondément ancrées dans le sol. Ils étaient seuls et errants, maintenant ils sont puissants et indélogeables. Ce pourrait être deux arbres ordinaires s’ils n’avaient gardé, inscrite dans leurs troncs, la marque singulière de leur ancienne condition : deux silhouettes enlacées se dessinent finement dans les plis du bois. Les bras de celui qui a été homme s’enroulent avec tendresse autour de la taille de sa compagne. Les traits de leurs visages, serrés l’un contre l’autre, sont encore reconnaissables. Un mince sourire sur les lèvres, ils ont l’air en paix, figés dans cette écorce de bois.
Roger avait dit aussi que ces arbres étaient les parents de Nellie, l’enfant végétale. À son arrivée, Madeleine voulait qu’ils deviennent amis, Erik et elle.
— Tu n’es plus seul. Ici tu peux jouer comme tous les enfants, sans t’inquiéter. Tu es en sécurité, avait-elle dit.
Mais Erik a-t-il eu un jour le loisir d’être un enfant ? Ce sont des choses que l’on n’apprend pas quand on a passé trop de temps à se cacher et à craindre le regard de l’autre.
Et puis, elle lui fait peur, cette petite, avec sa manière étrange de l’observer. Dès le départ, il a eu l’impression qu’elle lisait au-delà des mots qu’il prononçait, au-delà de ses pensées, jusque dans ses silences. Son aspect aussi le met terriblement mal à l’aise : sa peau brune parcheminée déjà comme un vieux morceau de bois coupé, ses cheveux dressés comme des bâtons autour de sa tête et ses yeux immenses d’un vert surnaturel.
Comment devenir ami avec une enfant dont le destin est voué à devenir une statue de bois ? Comment devenir ami avec quelqu’un qui ne sera peut-être plus là demain ? Peut-être Nellie sera-t-elle belle lorsqu’elle reposera auprès de ses parents, dans sa forme végétale ? Elle ne lui fera plus peur alors, mais il ne sera plus temps d’être son ami… Erik soupire. La solitude… elle ne l’a jamais déçu, elle, ni quitté, se souvient-il.
Il avance doucement entre les arbres. Les arbres parlants sont tout près. Il les a entendus, une fois. Une seule. Il ne l’a dit à personne. Mais il est sûr de les avoir entendus. Il ne l’a pas dit parce que Nellie avait dit une fois aux autres que ses parents lui disaient des choses. Victor s’était moqué d’elle si méchamment que d’épaisses larmes de chagrin avaient roulé sur les joues brunes de la fillette. Elle avait disparu pendant des jours. Personne ne s’était interposé pour la défendre. Personne n’avait osé contredire Victor. Et personne n’avait cru Nellie. Erik non plus. Jusqu’au jour où ils s’étaient adressés à lui…
Ça avait commencé comme un murmure. Dans quelle langue s’étaient-ils exprimés ? Il ne s’en souvenait pas. Tout à sa surprise, il avait seulement retenu les mots : Enfant du vent, que fais-tu ici ? Penché sur ses osselets, il avait le dos tourné et avait frissonné lorsque les paroles s’étaient élevées au milieu du silence. Puis, plus rien. Pas un mouvement, pas un mot. Leurs yeux étaient seulement posés tristement sur lui.
Depuis, à chaque visite, Erik leur adresse quelques mots. Il n’attend pas de réponse. D’ailleurs, ils ne lui répondent jamais ou parfois un murmure, un souffle peut-être. À moins que ce ne soit son imagination ou seulement le bruissement léger du feuillage, porté par le vent, au-dessus de sa tête.
Le lieu s’ouvre enfin devant lui. Un tapis de fleurs serpente le long du sol jusqu’aux pieds du couple d’arbres. Erik s’approche et retrouve, dans le creux d’une racine, six cailloux de taille et de formes égales. Ses osselets sont là, comme toujours. Il ne les emporte jamais dans sa petite case, de peur de se les voir confisquer. Qui ferait cela ? Pas Madeleine. Ni Roger. Victor aurait pu le faire, mais il est parti.
Peut-être Erik pourra-t-il enfin sortir son jeu de sa cachette ?
Lorsqu’il se redresse en serrant ses osselets dans le creux de sa main, Erik tend l’autre vers l’un des deux visages de bois. Il caresse timidement la joue de ce qui semble avoir été une femme, puis pose ses doigts sur l’épaule de son compagnon inanimé. Toujours les mêmes gestes…
— Bonjour, c’est moi. Vous allez bien ? murmure-t-il comme s’il craignait de les réveiller trop brusquement.
Il leur parle dans la langue d’ici, celle qu’il a apprise et qui lui donne un drôle d’accent pour qu’ils le comprennent, pour qu’ils sachent qu’il peut les comprendre lui aussi… Erik les observe un instant, immobile. Encore une fois, rien ne se produit. Si ce n’est le calme, le silence qui s’insinue jusque dans son petit corps.
Erik s’accroupit à leurs pieds :
— C’est pas la joie au camp, vous savez. Victor est parti. Ça y est. Bon débarras !
Le garçon se met à lancer ses pierres une à une.
— Madeleine est triste. Les autres, je ne sais pas. Le vieil homme, euh, Roger… Il avait l’air de s’y attendre. Moi, je crois que je m’en fiche. Je l’aimais pas, Victor.
Les pierres s’entrechoquent au rythme des lancers. Un souffle fait frissonner l’enfant qui redresse lentement la tête tandis que les pierres tombent au sol et se perdent au milieu des fleurs. Les deux visages de bois sont penchés sur lui dans une expression sévère :
— Enfant du vent, les forces s’éveillent.
Les mêmes mots sortent des deux bouches ouvertes, d’une voix gutturale, avec lenteur, comme si chaque mot leur demandait un effort extraordinaire. C’est presque un chant qui s’élève tout à coup :
— Ton semblable. Il sera bientôt là.
Après un long silence, le couple végétal s’exclame :
— Pars avec lui !
Erik n’ose intervenir. Il les regarde, à genoux, les yeux écarquillés et ne sait s’il doit rire ou pleurer d’assister à cet éveil. Après un nouveau silence, l’expression des deux visages change en une moue de désespoir. Dans un râle de douleur, les voix reprennent :
— Protège-la. Le mal approche. Elle a besoin de ton aide.
Ils s’interrompent, puis se figent.
— Qui ? Qui a besoin de mon aide ? De qui parlez-vous ? intervient Erik, incapable de supporter ce nouveau silence.
Au bout de longues minutes, les deux visages s’animent à nouveau et soufflent un mot avant de reprendre leur position habituelle et de s’immobiliser :
— Utoh…
L’enfant attend un peu qu’ils reprennent la parole, mais les deux êtres face à lui ne bougent plus.
— De qui parlez-vous ? Il va arriver quelque chose à quelqu’un ? insiste Erik pour essayer de leur faire prononcer encore quelques mots.
Mais rien ne vient. Rien ne viendra plus.
— Je ne sais pas de qui vous parlez ! Et puis, qu’est-ce que vous voulez que je fasse, hein ? Je suis coincé ici ! Je peux rien faire… sanglote Erik tout à coup.
Les deux visages sont tournés vers lui, dans leur habituelle expression d’insupportable sérénité. Ils regardent les larmes couler sur les joues de l’enfant. Ils ne sont plus à présent que deux arbres inutiles et muets.
Chapitre X
Ses doigts dansent sur le clavier. Encore quelques lignes et elle aura terminé. Elle finalise une proposition pour, peut-être, accueillir un nouveau client, si son dossier est retenu. La date de remise est fixée au lendemain, avant midi. Il ne lui reste qu’à se relire avant de l’envoyer. C’est un de ses contacts qui l’a mise au courant de cette consultation. Elle vit correctement et met un peu d’argent de côté quand elle le peut. Mais elle a besoin de s’occuper l’esprit en ce moment.
Une voiture approche. Le bruit du moteur est léger, les roues ne crissent pas brutalement sur le chemin de terre. Ce n’est pas la camionnette de Lucas. Avant de fermer son document, elle tape quelques notes en dernière page qu’elle surligne de rouge en mémo pour le lendemain avant d’appuyer sur le bouton Arrêter de son PC. Elle entend des pas, puis des coups frappés à la porte.
— J’arrive, j’arrive ! lance-t-elle d’une voix chantante.
Tom se tient devant elle, une bouteille de vin sous le bras. Il arbore ce sourire qu’elle a tout de suite apprécié chez lui, franc, sincère. Elle est heureuse de cette visite. Il lui avait fait une bonne impression lors de leur première rencontre. Annabelle est contente de le revoir. Et puis, grâce à cette visite, Lucas rentrera tôt ce soir. Ils vont manger ensemble, ce qui ne leur arrive plus depuis quelques jours. Il rentre furtivement par la porte restée ouverte et se glisse épuisé sous ses draps. Il n’a pas toujours la force de la réveiller, souvent il se laisse bercer par sa respiration et s’endort contre elle pour partir au petit matin avant qu’elle ait seulement ouvert les yeux. Elle a le sentiment de ne pas l’avoir vu depuis longtemps et d’être parfois aimée la nuit par un fantôme qui s’évanouit le jour lorsqu’elle veut l’étreindre.
— Bonjour, Annabelle… Heu, Lucas t’a prévenue, j’espère ?
— Oui, bien sûr. Entre, je t’en prie.
— Merci. Il n’est pas là ?
— Pas encore rentré, non. Il finit tard en ce moment. Mais il ne devrait plus tarder.
— OK. Tiens, j’ai apporté du vin. Tu veux que je l’ouvre, ça le fera venir.
— Bonne idée ! acquiesce Annabelle.
Tom se tourne vers le comptoir du coin cuisine et y dépose la bouteille. Annabelle se dirige vers un tiroir d’où elle sort un tire-bouchon. Tom se met à l’œuvre tandis qu’Annabelle sort d’un placard trois verres à pied qu’elle dépose sur la table basse, devant la cheminée, puis se tourne vers le foyer. Elle y superpose quelques bûches, du petit bois et du carton, ménage les espaces. Elle gratte ensuite des allumettes et les place au cœur de cette pyramide. Le feu prend doucement : de longues flammes lèchent le carton, puis le petit bois. Elles semblent avoir plus de mal à saisir les bûches épaisses et lèchent longuement l’écorce avant de faiblir. Annabelle reste immobile, fascinée par la danse des flammes et s’anime de temps à autre pour souffler sur les braises rougeoyantes. La lumière éclaire son visage par intermittence, puis, au bout d’une longue minute, une flamme surgit et s’attaque au bois de la bûche. Annabelle se retourne satisfaite.
Tom l’observe en silence. Il s’est assis sur le canapé, un sourire sur le visage. Il remplit deux verres de liquide rubis et en tend un à Annabelle. La jeune femme s’assoit sur le fauteuil le plus proche. Tom lève son verre :
— J’espère que ça te plaira.
— Santé !
— Santé ?
— C’est une expression de chez moi… quand on trinque…
— Ah ! Je croyais que tu faisais allusion à mon travail…
— Non, pas du tout ! sourit Annabelle. C’est juste une expression… C’est ce qu’on dit dans mon pays… Je croyais… Enfin, c’est pas grave…
Gênée, Annabelle trempe ses lèvres dans le verre et garde un instant le nectar sur la langue pour en savourer tous les arômes.
— Délicieux ! s’exclame-t-elle.
Tom sourit, satisfait, et demande après avoir bu une gorgée de son verre :
— Il prend bien ton feu ?
— Je commence à avoir le coup de main.
Ils contemplent un instant les flammes. Annabelle se penche pour ajouter du petit bois dans l’âtre.
— Et dire qu’il y a bientôt deux ans, je ne savais pas faire de feu…
— Nous aussi, nous avons appris en nous installant ici, quand nous avons eu notre maison avec cheminée. Avant, à moins d’être scout, les occasions de faire un feu étaient plutôt rares…
Annabelle continue en regardant les flammes. Elle est soudain comme perdue dans ses pensées :
— Nous avions une cheminée étant enfants… C’est ma sœur qui s’en chargeait toujours… J’adorais la regarder faire. Et puis, nous avons déménagé…
Elle revient à elle et se tourne vers Tom en souriant :
— Tu n’as pas eu de mal à trouver ?
— Quoi donc ?
— Ici. Ma maison.
— Oh non, pas du tout !
Il sourit et continue :
— Pour tout te dire, nous connaissons bien cette maison avec Lucas…
— Il ne m’a jamais dit ça…
— Nous avons fait le pied de grue quelques soirées devant cette maison quand on était gamins…
— Ah bon, mais pourquoi ?
— L’ancienne propriétaire, Madame Poole… Nous nous étions mis en tête que cette vieille ermite était une sorcière… Ça nous a valu quelques belles parties de rigolades et quelques belles frayeurs aussi…
— J’ai du mal à te croire…
— On avait nos cachettes. Il fallait en changer souvent parce que la Vieille poule avait l’esprit vif… continue Tom.
Il se tourne vers la fenêtre.
— Évidemment la nature a changé un peu l’endroit, mais il nous est arrivé de nous cacher au niveau de la souche là-bas. Bon, tu ne la vois pas d’ici, mais tu regarderas à l’occasion, au pied du noyer, là, il y a une souche. Elle doit y être encore. Je ne vois pas comment elle aurait pu disparaître. Tu verras que je ne te raconte pas d’histoires. Hé bien, on s’asseyait dessus avec Luke. On était bien installés derrière un buisson. C’était un groseillier. Est-ce qu’il est encore là ? Je ne sais pas. Sans doute. Du coup, on était super bien installés et on grignotait en attendant de voir un chat noir se changer en hamster ou que sais-je !
Un bruit de moteur se fait entendre dehors.
— Tiens, tu vas pouvoir demander à Lucas !
Annabelle sourit, pose son verre sur la table basse et se lève comme un ressort. Lorsqu’elle ouvre la porte, le moteur s’arrête de tourner. Lucas se penche sur le siège passager pour attraper quelque chose et sort en faisant claquer sa portière. Il enfile sa veste et s’approche d’Annabelle. Il a le visage fermé et soucieux. Lorsqu’il pose les yeux sur la jeune femme, à chaque pas qui le rapproche d’elle, son expression s’adoucit. Elle ne bouge pas, reste devant l’entrée en le regardant approcher de cette démarche lente et puissante qu’elle aime tant et qu’elle n’avait pas eu l’occasion d’admirer depuis trop longtemps.
Il arrive devant elle et se penche sur sa bouche. Avant de toucher ses lèvres, il murmure :
— Il est déjà là ?
Elle hoche la tête, affirmative. Il se penche un peu plus et murmure encore :
— Tu vas bien ?
Elle hoche à nouveau la tête. Il la regarde en silence une longue seconde. Ses yeux sont rivés aux siens. Il la frôle presque mais prend le temps, avant de la toucher, de respirer son odeur. Il se penche sur son épaule et caresse le cou de la jeune femme de ses lèvres. Les yeux fermés, elle ouvre ses bras et ancre ses mains à ses épaules. Il trouve sa bouche et le temps s’arrête. Une scène se joue alors dans leurs esprits. Une scène qu’ils sont seuls à voir, qu’ils ont attendue, désirée tout le jour.
Un bruit les ramène à la réalité : la porte s’entrouvre en grinçant. Des coups frappés contre le battant viennent les interrompre. Tom a une main comiquement posée sur les yeux et murmure avant de refermer rapidement la porte sur lui :
— Hé, les amis, je ne sais pas vous, mais, moi, j’ai soif…
Lucas regarde son ami disparaître en retenant un éclat de rire. Il est heureux. Cette conviction fait bondir une nouvelle fois le cœur d’Annabelle. Il est heureux d’être ici, dans ses bras… Elle a soudain envie de rire elle-même à cette idée, soulagée que l’absence, le travail, le temps n’aient pas encore fait leur œuvre sur leur bonheur. Elle a envie de le serrer dans ses bras et d’oublier tout ce qui les entoure. Mais ce n’est pas le moment pour cela. L’heure viendra. En attendant, elle se résout à se séparer de lui et entre à sa suite.
***
Tom referme la porte en souriant et se dirige vers le fauteuil où l’attend son verre. Dehors, des pas résonnent. La porte s’ouvre. Lucas entre. Il tient Annabelle par la taille et la couve du regard. Ils sont à la fois si différents et tellement semblables. Elle est petite, menue, fragile. On dirait qu’elle pourrait se déchirer comme une feuille dans les bras de ce géant. Mais leurs yeux brillent comme le feu dans l’âtre, d’une intensité commune. Ils partagent cette singularité qui leur donne de la force, semble-t-il.
Pendant un court instant encore, ils sont seuls et Tom invisible. C’est comme s’ils n’avaient pas quitté le perron. Il y a sur leurs visages les vestiges de cette ombre qu’il connaît bien. L’ombre qui se dresse entre les amants et le monde, qui les isole, qui leur donne le sentiment que leur vie est suspendue à un baiser. Lucas et Annabelle sont aveugles à tout ce qui n’est pas eux. Et, à chaque pas qui les rapproche du canapé, la conscience revient qu’ils ne sont pas seuls, qu’il faudra attendre la nuit pour étreindre le corps de l’autre, car, pour le moment, Tom est là.
Lucas approche. Il tend la main à son ami avec un large sourire. Tom le regarde, surpris : il ne lui avait pas vu cette expression depuis bien longtemps. Il a l’air heureux, certes. Mais, au-delà de la joie, il y a autre chose. Au fond de ses yeux. De l’insouciance. Voilà ce qu’il retrouve et qui avait disparu depuis ce brutal accès de fièvre.
Depuis cette maladie qui avait failli emporter Lucas et qui le lui avait rendu si différent. L’homme qui lui serre maintenant la main arbore le sourire franc et épanoui de son ami d’enfance. Tom est transporté un instant sous le grand chêne, dans la cour d’école, il y a une éternité.
— Hé, vieux ! Ça va ? commence Lucas.
— Bien et toi ? Enfin, je te demande ça pour la forme, parce que tu as l’air…
Tom s’interrompt et regarde le couple.
— J’en reviens pas ! Annabelle, il faudra m’expliquer un jour quand même…
La jeune femme éclate de rire et se rassied à califourchon devant la cheminée. Lucas s’assoit sur un fauteuil, près d’elle, et pose une main sur son épaule. Elle sourit et lui tend un verre de vin. Lucas lève son verre :
— À la tienne, mon pote. Et arrête de me regarder comme ça ! On dirait que t’as vu un revenant !
— Presque… presque, en fait ! Et c’est le médecin qui te parle là ! Ta dernière nuit de sommeil date de quand ? Parce que c’est bien beau l’amour, mais t’as une sale gueule, Luke ! déclare Tom en riant.
— J’aimerais bien que ce soit ça, sourit Lucas en passant une main sur la joue d’Annabelle.
— Luke travaille beaucoup en ce moment, intervient la jeune femme.
— Tu travailles la nuit aussi ? le taquine Tom.
— C’est un peu compliqué à la scierie… Tu as entendu parler des manifestations qui se déroulent sur le continent ?
— Oui. Mais ça dure depuis un moment, non ? Et puis, quoiqu’il arrive, la loi passera. Le gouvernement veut faire des économies. Il n’écoutera pas la population.
— S’il s’agissait d’une catégorie plus aisée et d’une autre couleur de peau, le gouvernement tendrait un peu l’oreille… Enfin, avec leurs conneries, on est bien dans la merde à la scierie !
— Pourquoi ?
— Les gars sont partis. Beaucoup. On est une dizaine pour faire tourner la baraque, là. Ça devient compliqué. On prend du retard sur nos commandes.
— Ça me fait un peu peur tout ça, lance Annabelle en se tournant vers les flammes.
— Ce sera bientôt fini, ne t’en fais pas, Anna. Les gars vont revenir et…
— Ils feront tous bien la gueule parce qu’on leur aura sucré leur prime, intervient Tom.
— Merci pour ton optimisme !
— J’ai peur d’être réaliste, au contraire, Luke… Les autochtones de la région sont extrêmement choqués de ce qui est en train de se passer. Certains de mes patients m’en parlent, tu sais : on touche à leur histoire, à leurs droits…
— Foutaises ! On touche au porte-monnaie des gens et ils se mettent à employer de grands mots ! Cette prime, elle représente combien ? Une petite poignée de billets ? C’est le prix du silence ou celui de l’histoire selon le sens vers lequel penchera la balance !
— Et ton père, il en dit quoi de tout ça ?
— Il pense comme moi : on en bave aujourd’hui et, demain, ça ne changera pas notre quotidien…
— Excuse-moi, Luke, mais vous avez un niveau de vie correct. Pense à certaines familles qui attendaient cette prime pour finir le mois, pour pouvoir donner un petit plus au quotidien de leurs enfants… C’est dur ce qui est en train de se passer, conclut Tom.
— Et les manifestations ont l’air d’être de plus en plus violentes, intervient Annabelle. J’ai vu un reportage l’autre jour…
— Anna, ils montrent ce qu’ils veulent bien montrer à la télé. Et puis, le continent, c’est loin. Je les vois mal venir manifester ici, essaie de la rassurer Lucas. T’inquiète, hein ? Bon, si on passait à autre chose ? On ne va tout de même pas parler politique toute la soirée ? Sinon je repars bosser, hein ?! C’est tout ce que tu racontes, Tom ?
Tom sourit à son ami, étonné de le voir fuir une discussion animée pour le bien-être de cette jeune femme, lui qui a toujours recherché les conflits pour y épancher sa colère. Maintenant, Lucas Mo-Louis semble avoir trouvé un équilibre longtemps rompu. Annabelle a soigné la fracture. Il fallait que les grands yeux dorés de cette mystérieuse jeune femme se posent sur Lucas pour apaiser son humeur volcanique. Déborah aura du mal à le croire lorsqu’il lui racontera sa soirée.
Chapitre XI
— J’ai renvoyé les gars chez eux. La journée a été assez longue comme ça, annonce Lucas en poussant la porte du bureau.
— Tu devrais rentrer, toi aussi. Depuis quand n’as-tu pas vu Anna ?
— Papa, je la vois tous les soirs.
— Je reformule : depuis quand n’as-tu pas vu Annabelle à la lumière du jour ?
Cette fois, Lucas garde le silence. La nuit dernière, il l’avait trouvée endormie sur son clavier. Elle voulait l’attendre. Il l’a portée sur le lit et s’est lui-même endormi sur son épaule en quelques secondes.
Lucas ôte sa veste et s’installe à son bureau.
— Je mets à jour quelques chiffres et je file.
— Ça me va.
Ils échangent un bref sourire et se remettent au travail. Le silence envahit la pièce, tandis que, dehors, tout devient sombre.
Au bout de ce qui leur semble être quelques minutes, la porte du bas claque. 22h44. Ils lèvent les yeux en même temps de leurs écrans.
— Qui… ? Tu attends quelqu’un ? demande Paul à son fils.
Lucas hausse les épaules en secouant négativement la tête.
Des pas se font entendre dans l’escalier. Les pas d’une seule personne. Une femme entre, le visage fermé. Elle a pleuré, il y a peu de temps, faisant couler son maquillage sur ses joues. En a-t-elle seulement conscience ? Cela ne semble pas l’inquiéter. Lucas et son père échangent un regard. Elle commence brutalement :
— Lee est blessé. Gravement. Il faut que vous le rameniez.
Ignorant le silence gêné du père et de son fils, la femme continue en haussant le ton :
— J’irais, si je n’avais pas les petits. Je viens vous voir, parce que vous êtes censés nous protéger…
— Ici, mais…
— Vous êtes censés nous protéger ! C’est tout ! Vous ne pouvez pas nous tourner le dos parce que certains se sont sentis concernés par ce qui se passait en dehors de cette forêt, tandis que vous pouvez vous permettre de rester assis là bien au chaud !
— Laure… Tu sais que nous ne pouvons agir en dehors de cette forêt, que c’est même dangereux pour nous. Lee le savait, c’est son choix…
— Ils ne le ramèneront pas… lâche la femme dans un gémissement. Sa voix s’éraille.
— Je ne peux pas supporter de savoir qu’il est mal, si loin d’ici. Les blessures guérissent mieux pour les nôtres ici. Vous le savez, n’est-ce pas ? Il souffrira là-bas… longtemps… pire peut-être… mais ici… c’est sûr, il se remettra ! Vous devez l’aider, le ramener… Lui… lui et les autres… Ça a trop duré tout ça…
— Tu nous demandes quelque chose d’impossible, répond seulement Paul.
Un silence pesant s’installe dans la pièce. Les larmes se remettent à couler sur les joues de la femme. Elle essuie rageusement son visage et croise le regard de Lucas dont elle avait ignoré la présence jusque-là. Elle le regarde longuement.
— J’irai, Laure. Laisse-moi un ou deux jours et j’irai.
— Toi ?
— Oui, je te le ramènerai. Je te le promets, Laure.
— Tu es sûr ?
— Oui.
— Alors, un jour ou deux, hein ? C’est sûr ?
— Oui. Le temps d’organiser mon départ.
— D’accord… Merci ! Merci, Luke !
De nouvelles larmes coulent sur les joues de la femme. Elle les essuie pour afficher un sourire ému et souffle longuement pour calmer le sanglot qui monte encore dans sa gorge. Elle fait un pas en arrière, puis un autre et quitte finalement le bureau, les yeux humides. Le sourire reconnaissant qu’elle adresse à Lucas avant de laisser la porte se refermer, se change pour Paul en un regard mauvais.
— Pourquoi lui as-tu dit ça ? lance Paul après avoir entendu la porte claquer au rez-de-chaussée.
— Je ne sais pas, je…
— Elle t’a cru, Luke !
— Et elle a eu raison de me croire, parce que j’irai. J’irai vraiment. Je le ramènerai. Pour les autres, je ne sais pas ce que je pourrai faire. Sans doute rien. Mais Lee, je le ramènerai.
— Luke… soupire Paul.
— Papa, tu imagines si ça t’arrivait à toi ou à Sabine ?
Paul observe un instant son fils, songeur, et lance :
— Ou bien à Annabelle ?
— Oui… si ça lui arrivait, je ne pourrais pas rester là sous prétexte que… Non, je la comprends et elle a raison, nous ne pouvons pas rester les bras croisés à attendre. Nous devons faire quelque chose… au moins pour Lee.
Après un silence, Lucas reprend :
— Ça ne me prendra que quelques jours, je reviendrai avec Lee et les autres suivront peut-être…
— Je n’en suis pas aussi sûr…
— Sans blague ? Ça m’aurait beaucoup étonné que tu sois d’accord avec moi !
— Au contraire, je suis d’accord avec toi : il faut faire quelque chose… Mais je ne te laisserai pas partir seul : je viens avec toi. À deux, on aura peut-être plus de chance…
Il fait nuit, mais la lumière est encore allumée dans le salon. Annabelle est devant son PC. Il passe la porte. Elle se lève aussitôt pour venir vers lui.
— Ça va ?
Il défait sa veste sans répondre. Elle la lui prend des mains et l’accroche au portemanteau. Elle a les traits tirés d’avoir veillé et lui sourit doucement en retenant un bâillement. Comment lui dire qu’il va partir ? Il croyait avoir pris sa décision… Mais quitter ces quelques mètres carrés où se joue son bonheur, même pendant quelques jours, lui fait peur tout à coup.
— Il faut que je te dise quelque chose…
Elle l’embrasse et se dirige vers son ordinateur qu’elle éteint.
— J’ai faim ! Je t’ai attendu pour manger… J’en peux plus !
Elle se rapproche de lui, pose ses mains sur son torse et se hisse sur la pointe des pieds pour atteindre sa bouche. Elle lui donne un bref baiser, mais il la retient dans ses bras. Bientôt il devra se passer de ces étreintes. À cette idée, il se pose la question : est-il vraiment capable de partir, de s’éloigner de cet endroit, de cette femme ? Elle l’embrasse encore, mais, sous la pression de ses bras, de sa bouche, se recule tout à coup :
— Hé ! Chaque chose en son temps ! J’ai faim, mon beau monsieur ! Viens…
Elle le guide jusqu’à un tabouret. Il se laisse faire docile, incapable d’objecter quoi que ce soit. Elle se tourne vers une casserole encore sur le feu. En soulevant le couvercle, une odeur sucrée vient parfumer la pièce. Elle verse des portions généreuses dans deux assiettes creuses, les dépose au milieu des couverts déjà disposés sur le comptoir et s’installe en face de lui.
— Je t’ai fait de la soupe au potimarron avec plein de crème.
Elle lui tend une miche de son pain maison. Il la regarde faire sans parler et trouve le moindre de ses gestes extraordinaires. Il sourit et commence à manger en silence.
— Ça va, Luke ?
— Hum…
— Tu n’es pas très bavard ce soir…
— Je ne suis jamais bavard…
— C’est vrai… Mais tu as l’air contrarié… Encore le boulot ?
— En quelque sorte…
Il soulève une cuillère et la laisse retomber dans son assiette.
— Anna, tu sais que beaucoup de gars sont partis sur le continent…
— Oui, pour le mouvement des primo habitants… Tu m’as expliqué.
— Hé bien, jusque-là, on attendait qu’ils reviennent avec mon père… Mais… l’un d’eux a été blessé… nous venons de l’apprendre… Nous avons décidé d’aller le chercher.
Annabelle garde le silence maintenant. Elle le regarde sans paraître comprendre comme si l’idée d’une séparation, même momentanée entre eux, pouvait ne jamais exister. Comme il aimerait que ce soit le cas, pourtant…
— On ne sera pas partis longtemps, Anna. Ce sera l’affaire de quelques jours. Trois. Quatre au plus. On ne peut pas le laisser comme ça. Le seul fait de revenir ici pourrait le sauver. La forêt nous soigne. Nous sommes censés la protéger, mais elle nous protège elle aussi…
— Je comprends, répond-elle simplement avec un mince sourire.
— Si par la même occasion, nous pouvons convaincre les autres de revenir…
Il la regarde sourire pour fixer cette image dans sa mémoire et l’appeler intacte lorsqu’il sera loin d’elle. Puis, elle se lève, pose son assiette vide dans l’évier et s’approche pour poser un baiser sur sa tempe. Il enroule un bras autour de sa taille et l’attire contre lui.
— Viens avec moi… murmure-t-il. Ce sera plus facile avec toi à mes côtés.
— Je ne sais pas. Ça me fait un peu peur tout ça. Et puis, je ne t’aiderais pas là-bas, au contraire… Retrouver la foule, la société, l’air vicié… Je ne sais pas si je m’en sens capable…
Il baisse les yeux vers son assiette.
— Tu m’en veux ? murmure-t-elle à son oreille. Si c’est vraiment important que je sois là… Je peux m’arranger…
— Nan, ça ira. C’est juste pour quelques jours, hein ?!
— Ne t’en fais pas, je suis sûre que ça va bien se passer, souffle-t-elle d’un ton rassurant. Vous serez vite de retour. Et puis, si certains peuvent rentrer pour vous aider à la scierie, ce serait pas du luxe. Tu crois pas ?
Elle ouvre les bras et pose la tête sur son épaule. Oubliant son assiette, Lucas enfouit son visage contre le cou d’Annabelle et ferme les yeux en resserrant son étreinte. Ce parfum, il le reconnaît. Il en emplit ses poumons. Dans deux jours, il le rappellera à sa mémoire. Il s’y cramponnera comme un désespéré lorsqu’il abordera les côtes du continent, lorsqu’il parcourra les rues bondées de la grande ville.
Il faudra qu’il se souvienne alors qu’il est là, toujours ce parfum. Dans le vent qui souffle. Car le vent souffle aussi là-bas. Même léger, même ténu. Ce sera l’axe par lequel il se souviendra. Il faudra bien qu’il se répète alors qu’il est toujours là.
Annabelle passe les mains dans les cheveux de Lucas et, doucement, pose ses lèvres sur sa gorge. Il frissonne à ce contact, se laisse un instant parcourir par cette sensation, puis part lentement à la recherche de la bouche de sa compagne. Il l’embrasse longtemps, mettant dans chacun de ses gestes toute la tendresse dont il est capable.
Oui, il est toujours là, ce parfum. Et il porte en lui tout son bonheur.
Sans réfléchir, Lucas glisse à l’oreille de la jeune femme :
— Je t’aime.
Annabelle lève les yeux vers lui. Dans son regard, il lit l’appréhension du départ, la blessure de la séparation et il retrouve, comme dans un miroir, cet amour qui le rend fou. Elle l’embrasse et se love dans ses bras. Il entend les paroles d’Annabelle. Elle répète les mêmes mots trois fois frénétiquement, comme si elle avait gardé cela trop longtemps pour elle.
Il ferme les yeux pour bien se souvenir de cet instant et pose la tête contre sa poitrine. Oui, le bonheur est là encore au creux de sa main. Il en emporte une mince part avec lui et le retrouvera intact à son retour. Car c’est son tour à présent d’être heureux. Oui, c’est son tour. Il écoute le cœur qui bat pour lui dans la poitrine d’Annabelle. Les pulsations reformulent les mots sur une autre fréquence. Il en répète le rythme comme une chanson pour s’en rappeler là-bas.
Il marche dans la forêt. Il fait jour mais le ciel est chargé de nuages. Le sol est couvert d’une neige épaisse dans laquelle ses pattes s’enfoncent profondément. Il n’a pas froid sous son épaisse fourrure. Il sent son odeur, elle est tout près. Il s’approche de la clairière. Comme la première fois, elle y est étendue, seule. Elle ne sait pas qu’il est là, aucun son n’a trahi sa présence cette fois. Mais il en est sûr, elle l’attend. Quelques-unes de ces fleurs violines émergent de la neige qui recouvre le sol de la clairière en une couche plus fine. À travers les branchages nus, il distingue des taches au pied des fleurs. Il s’approche encore. Des branches craquent sous ses pattes. Elle devrait l’avoir entendu. Pourquoi reste-t-elle immobile ? Ses lèvres sont bleues. Ses yeux grands ouverts fixent le ciel. Autour d’elle, il remarque que ce qu’il avait pris pour des taches, est en fait du sang, beaucoup de sang, qui semble émerger du sol et colore la neige à une vitesse macabre. Annabelle tourne alors lentement le visage vers lui. La neige macule sa joue de blanc. Une larme cristalline coule et, lorsqu’elle touche la neige, dessine une large entaille écarlate au cœur du manteau blanc.
— Il est là.
Ses lèvres bougent mais le son de sa voix est différent, caverneux. C’est la voix d’une autre femme qui sort par la bouche d’Annabelle. Un frisson secoue Lucas qui est redevenu homme sans même l’avoir voulu.
— Qui ?
— Il guette ton départ.
— Mais de qui parles-tu, Anna ?
Elle lève à nouveau les yeux vers le ciel. Il suit son regard et contemple les nuages gris au-dessus de sa tête. Un soupir déchirant s’échappe des lèvres de la jeune femme, puis elle s’écrie d’une voix forte :
— Lucas… Si tu t’en vas, je suis perdue !
La voix résonne faisant trembler le sol qui s’ouvre tout à coup, engloutissant la neige et le corps d’Annabelle en même temps. Lucas s’élance, mais trop tard. Il tombe dans le cratère béant. Face au vide, il se réveille en sursaut sur la banquette du canapé. Annabelle est là contre lui, endormie. Il la serre un peu plus fort. Elle est là. Ce n’était qu’un cauchemar idiot. Il ferme les yeux en se raisonnant : il faut qu’il relativise la situation. Annabelle a raison, quelques jours de séparation, pour lui qui a vécu seul si longtemps, ce n’est pas si long !
Chapitre XII
Le serveur approche. Sur un plateau, il tient en équilibre des tasses et des verres qu’il distribue selon un itinéraire répété des centaines de fois. Elle le regarde faire. À chaque fois, il pose la commande devant le client sans jamais se tromper et sans jamais adresser un regard ou une parole. Un sourire s’affiche comme un automatisme lorsqu’il s’approche d’une table et s’efface dès qu’il lui tourne le dos. Elle reconnaît ce sourire. Elle l’adopte chaque jour face à ses propres clients. Elle en use aujourd’hui aussi. Depuis longtemps, elle en a fait son masque.
Elle regarde le serveur qui zigzague de table en table. Il est presque là. Peut-être sera-t-elle la dernière servie ? Sa table est l’une des plus éloignées du comptoir, mais c’est aussi la plus proche de la vitre et d’où elle est, elle peut observer à loisir la foule des passants dans la rue. Peu lui importe d’avoir un café moins brûlant que celui des autres clients, elle au moins peut assister à ce spectacle.
Il n’est pas encore midi et pourtant la rue ne désemplit pas. D’où viennent-ils, tous ces gens ? Où vont-ils ? Leur marche désordonnée, rapide, presque désespérée, la fascine. Et comme ils sont beaux : cette femme au téléphone qui sautille avec élégance sur ses talons hauts, ce groupe d’adolescents aux cheveux savamment désordonnés qui bavardent négligemment à l’arrêt de bus… Même cet homme obèse qui passe, le nez sur son téléphone, possède la démarche assurée de quelqu’un qui a sa place dans cet univers façonné par ses pairs.
Elle les regarde, admirative. La tête lui tourne un peu. Cela l’amuse. Le mouvement de la ville lui est devenu étranger. Elle a l’impression de revenir en arrière, à cette époque où elle avait tout à construire, tout à prouver. La vie lui ouvrait les bras, la berçait de mille promesses. Aujourd’hui, elle sent à nouveau ce frémissement au creux de son ventre. Une nouvelle chance va lui être donnée.
Elle quitte des yeux la foule des marcheurs. Dans le café, l’ambiance est calme, posée. Une musique filtre d’entre les tentures, douce, légère. La décoration est cosy et moderne, un peu chic aussi. Elle aime cet endroit, s’y sent bien.
Aucun mouvement ne vient trahir la tranquillité de ce lieu. Les clients parlent à voix basse, pianotent sur des écrans et sirotent du bout des lèvres le contenu de leurs tasses. Seul le serveur est debout, navigant avec aisance d’une table à l’autre.
Elle le suit des yeux, distraitement. Lui ne regarde personne, répète les mêmes gestes mécaniquement, concentré seulement sur sa tâche. Son plateau se vide et semble être son seul point de repère. Nora le regarde. Quelque chose retient son attention dans l’attitude de cet homme. Est-ce sa manière d’esquisser ce sourire vide ? Ou simplement la façon dont sa veste tombe sur ses épaules ? Lorsqu’elle a passé commande tout à l’heure, il y avait eu ce bref échange de regards…
Alors, ses grands yeux bruns peut-être ? Ou bien sa bouche ? Elle est sûre de pouvoir le séduire. C’est comme un défi à elle-même. Lorsqu’elle a passé commande tout à l’heure, elle a senti que ce serait possible. Elle a senti ce pincement dans sa poitrine aussi, ce pincement qui l’alerte toujours du manque de ce corps qu’elle n’a pas serré depuis si longtemps.
Oui, il a quelque chose de Lucas. Mais il n’est pas Lucas.
Nora tourne la tête face à la vitre. La foule est toujours là, masse mouvante à l’improbable destination. Elle regarde tous ces gens qui ont leur itinéraire propre et qui donnent chacun une impulsion différente à cet ensemble captivant.
Lucas… Peut-être faut-il l’oublier ? Elle n’a pas de nouvelles de Victor depuis trop longtemps. S’il avait réussi, il l’aurait certainement appelée, il l’aurait prévenue. Tous ses efforts ont été vains finalement. Elle s’était donné pourtant du mal et avait été si patiente… Peut-être est-il temps de tourner la page ? Est-ce cela sa nouvelle chance ? Commencer une vie sans Lucas, loin de Lucas, dans le confort de cette ville ?
— Et un cappuccino pour la charmante demoiselle !
— Merci…
Elle quitte des yeux le spectacle de la rue en soupirant. Face à elle, le serveur la regarde avec un sourire charmeur. Oui, il a quelque chose de Lucas, quelque chose de magnétique dans le regard. Il la fixe. Au fond de ses yeux, il y a tant de brun. C’est comme une ombre qui masque un horizon lumineux. Point d’issue. Le paysage se ferme dans un univers opaque où se jouent certes de séduisantes caresses, mais point de matin dans ce monde, seulement la nuit.
Oui, il a quelque chose de Lucas, mais où est cette espèce de lueur qui la fait frémir lorsqu’il posait les yeux sur elle la nuit ? Même les vagues d’alcool ne parvenaient pas à éteindre cet or irréel caractéristique des habitants d’Utoh et qui donnait à Lucas un je-ne-sais-quoi d’insaisissable.
Nora est née à Utoh, mais elle n’a pas hérité de ce regard. À un moment donné de sa jeunesse, elle avait vécu cela comme un signe d’exclusion. Et puis, elle avait passé outre. Tous les habitants à Utoh n’avaient pas ces yeux, et alors ? Cela ne l’avait pas empêchée de mêler son corps à celui de Lucas et c’est tout ce qui comptait. Oui, c’est tout ce qui comptait… Jusqu’à son arrivée à elle. Annabelle Quibem. Sortie de nulle part avec ses yeux de chat. Elle lui avait volé Lucas…
Maintenant, face à ce serveur, Nora se demande si, finalement, ce n’est pas mieux ainsi : elle n’a jamais été faite pour vivre là-bas, dans cette forêt. Elle est faite pour cette vie, pour le confort, l’insouciance. Nora dévisage le serveur. Il ne baisse pas les yeux, reste là, apparemment de plus en plus à son aise. Un dialogue muet se poursuit dans cet échange de regards. Elle se demande si elle parviendrait à oublier Lucas dans les bras de ce serveur.
Il reste là à attendre un mot de Nora, un mot qui ne vient pas, et lance finalement :
— Vous voulez que je remporte le café ? Il va refroidir. J’en apporterai un chaud en attendant que votre petit ami…
— Vous pouvez laisser le café. J’attends une amie et elle va arriver, répond Nora en prenant un air détaché.
— Ah… Pas de petit ami ?
— Non, pas de petit ami, répond Nora, amusée par la tournure de la conversation.
— Alors… poursuit-il en baissant les yeux.
— Nora ! Ouf, me voilà enfin ! Pardon, je voudrais m’asseoir, chantonne une voix de femme derrière le serveur.
Ce dernier s’efface et retourne derrière le comptoir. Nora le regarde s’éloigner en balançant ses larges épaules. De dos, ainsi, on dirait Lucas. Un Lucas élégant, rendu sociable par la ville. Un Lucas qui s’éloigne après avoir recherché brièvement sa présence.
— Il est pas mal, hein ? lance Nicole, en s’asseyant face à Nora.
— Mouais…
— Quoi mouais ? Il est canon ce type ! Qu’est-ce qu’il te disait ?
Nora adresse à son amie un regard éloquent.
— Oh, merde ! Pourquoi est-ce que c’est toujours toi qui prends les plus beaux ! Si j’étais pas ta copine, je te détesterais ! s’exclame Nicole dans un éclat de rire sonore. Il t’a filé un rancard ?
— Non… répond Nora en jetant un œil vers le comptoir.
Le serveur parle avec le barman sans la quitter des yeux. Lorsque leurs regards se croisent, il lui adresse un sourire.
— Ouah ouah ouah ! Il regarde par là. Et c’est pas moi qu’il regarde, ce con ! Putain ! Il te dévore des yeux ! Tu vas coucher, ma belle ! Crois-moi, tu vas coucher !
— T’es con !
— C’est clair et net ! Ce mec te veut et tu vas pas te faire prier ! Si tu ne lui files pas ton numéro, c’est moi qui le lui donne !
— T’es folle ! se met à rire Nora.
— Nora, la folle, c’est toi, si tu laisses passer un type pareil ! L’autre soir, OK, le gars, il avait l’air un peu louche… Et puis, Simon, il est lourd. Mais, là, il a l’air sympa ce mec. Et… merde ! Il est canon ! Non, là, Nora, je t’interdis de rentrer seule ce soir ! Je t’interdis de passer la nuit chez moi, ce soir ! Tiens ! Je t’ordonne de rester jusqu’à ce qu’il ait fini son service et tu t’envoies en l’air où tu veux avec lui, mais que je ne te revoie pas avant demain matin !
— Chuuut !
— Quoi chut ?! s’amuse Nicole et passant les mains dans ses cheveux et en regardant autour d’elle. Personne ne m’a entendue. Si ? Et alors ?
Nora sourit et baisse les yeux sur sa tasse. Elle plonge sa cuillère dans la mousse crémeuse.
— Alors ? Qu’est-ce que t’attend ?
— OK, je bois mon cappuccino et je vais le voir.
— Si t’y vas pas dans les cinq minutes, j’y vais !
— Je vais y aller, t’inquiète ! sourit Nora. Et, sinon, ça a été ce matin ?
— Ouais… J’aimerais bien me payer des vacances comme toi… C’est vraiment cool d’avoir son salon, d’être son propre patron ! Tu veux pas m’embaucher ?
— Je doute que tu te plaises dans ma brousse…
— Ouais, si y’a pas de resto, je risque de m’emmerder ferme. Ça craint…
Nicole sirote son café pensivement. Elle sort son téléphone et pianote brièvement un message. Ses cheveux blonds mi-longs tombent en une pluie d’or sur son visage. Elle glisse une mèche légère derrière son oreille en rangeant son téléphone.
— Fini ! J’y vais… lance Nora en adressant un clin d’œil à son amie.
Elle se lève et se dirige vers le comptoir. Le serveur s’approche immédiatement.
— Je vais payer nos cafés.
— Vous partez déjà ?
— Mon amie doit retourner travailler…
— Et vous ? Si vous avez encore un peu de temps, je vous offre un café… ou un thé ?
— C’est tentant, mais je ne vais pas rester là toute seule…
— Je vous proposerais bien de vous inviter à déjeuner, mais je finis vers 14 heures… Ça fait un peu long à attendre… même avec un café, lance le serveur en se mettant à taper sur l’écran de la caisse.
— Je peux faire un tour par le centre commercial… répond Nora avec aplomb. Je peux revenir après…
— Oui ? Et, à 14 heures, je vous emmène au japonais qui est là, juste en face ! s’exclame le serveur en déposant un ticket devant Nora. Vous connaissez ce resto ? On raconte qu’il est super bon. Ce sera la fin de leur service. On sera tranquille…
— Bonne idée, acquiesce Nora.
Elle pose sa monnaie sur le comptoir, griffonne son numéro sur le ticket que saisit aussitôt le serveur, radieux, et se tourne vers la table où l’attend Nicole. Son amie la regarde de loin avec de grands yeux, pleins d’admiration. Nora avance, rayonnante. Elle sourit et repense à cette nouvelle chance qui se met sur sa route. Pourquoi pas après tout ?
Une sonnerie l’interpelle. Elle la reconnaît sans le vouloir, même étouffée, elle sait que cela vient du fond de son sac à main. Encore une sonnerie. Elle retrouve le mobile qui vibre contre son portefeuille. Avant de le sortir du sac, elle déchiffre le numéro qui s’affiche. C’est un numéro qu’elle ne connaît pas. Elle s’arrête au milieu du café. Quelque chose se tord en elle. Elle a mal au cœur tout à coup. Victor. Ce ne peut être que lui. Il ne l’appelle jamais du même endroit. Toujours des numéros inconnus.
Elle décroche :
— Allô ?
— Vous avez bien travaillé, Nora. Ils arrivent.
— Qui ils ?
— Lui et son père. Vous savez quoi faire. Gardez-le aussi longtemps que possible. J’ai besoin d’une semaine peut-être deux…
— Je sais… Je sais, soupire Nora.
Le téléphone reste un instant collé à son oreille, tandis qu’à l’autre bout du fil, Victor a déjà raccroché. Elle range l’appareil en tremblant un peu. Son sourire est tombé, perdu.
Nora rejoint son amie et s’assoit, comme un pantin, face à elle.
— Ça va ? T’en fais une drôle de tête, demande Nicole.
— Non, rien, ne t’en fais pas. Il faut que j’y aille. Toi aussi, non ? On y va ? Je te raccompagne, si tu veux.
— Oui, je veux bien. Mais qu’est-ce qu’il t’a dit le serveur ?
— Oh, il m’a proposé de déjeuner… Sympa ?! lance Nora en affectant un air léger. Son amie acquiesce, perplexe.
Les deux femmes sortent du café et marchent jusqu’au salon de Nicole sans échanger une parole. Ou alors, si son amie lui a parlé, Nora ne s’en est pas aperçue. Une fois seule, elle marche dans les rues, longtemps, sans se soucier de sa destination. Elle ne voit plus rien. Tous les visages sont devenus anonymes. Le calme est saccadé de voix étrangères qui s’élèvent créant un brouhaha assourdissant ponctué de coups de klaxons.
Elle accélère le pas. Où va-t-elle ? Pour l’instant, elle ne le sait pas. Mais, demain, il faudra retourner là-bas et faire face à la souffrance des siens. Demain, elle fera semblant de souffrir comme eux et elle attendra, fébrile, qu’il revienne… Qu’il lui revienne…
Au milieu des bruits de la ville émerge un silence. Dans ce silence, elle entend les cris, les cris de l’homme, le bruit des coups. Elle revoit la ruelle et ces crapules qui s’étaient laissées convaincre pour quelques billets. Elle pensait avoir oublié. Elle pensait pouvoir oublier. Demain, elle devra faire semblant de ne rien savoir, de s’indigner encore face à la violence de la ville. Elle devra se réjouir qu’ils viennent chercher celui que les brutes sans visage ont roué de coups l’autre jour. Mais il faut croire que Victor avait raison : il fallait que le sang coule pour les convaincre de se déplacer…
Nora sait déjà que les cris vont revenir la hanter cette nuit. Elle revivra la scène et ne pourra pas l’empêcher. Elle ne se bouchera pas les oreilles. Comme l’autre jour, elle écoutera bien chaque mot, les supplications et les menaces. Elle sursautera en entendant les os se briser, entre deux appels à l’aide. Et puis, elle laissera le temps aux agresseurs de s’enfuir. Le silence reviendra. Alors seulement, elle sortira de sa cachette et elle regardera à nouveau le sang maculer le sol, contemplera les plis difformes du corps étendu.
Elle avait cru que tout cela n’avait servi à rien, que cette souffrance avait été inutile. Mais, ce soir, les cris deviendront musique, une musique cruelle, brutale, nécessaire, qui, demain, lui ramènera Lucas…
Chapitre XIII
Appuyé au bastingage, il entend des pas approcher. Puis, une silhouette se dessine à ses côtés. Il ne quitte pas des yeux les vagues que forme le bateau sur son passage. Peut-être que s’il ignore encore cette présence, il lui sera possible de profiter un peu plus du silence, de se perdre tout à loisir dans ses pensées, de s’enliser davantage dans le remords d’être parti…
— Ça va, Luke ? demande son père.
— Oui, ça va, ça va…, soupire Lucas.
Paul s’interrompt. Ils se sont à peine parlé depuis leur départ. Sans doute, hésite-t-il à poursuivre ses investigations. Il sait bien que poser trop de questions à son fils est un exercice périlleux. Mais, aujourd’hui, Lucas n’a pas envie d’une dispute. Son père doit l’avoir senti puisqu’il continue :
— Un souci avec Anna ?
— Non.
— Elle t’en veut d’être parti ?
— Non.
— On sera vite revenus. Tu auras bien l’occasion de te faire pardonner…
— C’est pas ça…
Lucas s’interrompt un instant. Il hésite, puis reprend :
— Non, Anna est géniale. Elle était malheureuse que je sois parti, mais elle n’a rien dit pour me retenir. Elle a compris que c’était important. Non, c’est pas ça…
Lucas fixe un instant les vagues qui lèchent avec violence la coque du bateau comme pour venger l’entaille qu’il creuse incessamment à la surface de l’eau.
— Papa, je fais des rêves bizarres en ce moment…
Lucas tourne la tête vers son père qui le dévisage silencieusement.
— C’est-à-dire ? demande Paul.
— Je rêve d’Anna, mais… On dirait que c’est elle, mais… ses yeux ont cette couleur étrange et sa voix…
— Et qu’est-ce qu’elle te dit ?
— Ça y est, tu me regardes avec cet air… C’est juste un rêve, OK ?! Si je ne peux pas t’en parler…
— Si si. Vas-y. Je t’écoute.
— Bon, je te passe les moments où c’est vraiment Annabelle…, plaisante Lucas pour apaiser l’inquiétude qui transparaît déjà dans les yeux de son père.
— Et je t’en remercie… sourit Paul.
— La voix me dit de ne pas partir. Que c’est une mauvaise idée. Que quelque chose ou quelqu’un approche qui pourra lui faire du mal…
— À qui ? l’interrompt Paul
— Ben ! À Anna ! À qui d’autre ? C’est Anna qui me dit ça, même si elle n’a pas l’air comme d’habitude. C’est un rêve. Les choses ont toujours l’air bizarres dans les rêves…
— Bien sûr, répond Paul en affectant un air détaché. Et qu’est-ce qu’il se passe ?
— Il y a du sang.
— Du sang ?!
— Oui, partout. Il sort de la terre et absorbe Annabelle… C’est étrange, non ?
— Étrange, oui… souffle Paul, l’air sombre.
Son père reste longtemps silencieux, puis il déclare :
— Je sais, Lucas, que tu ne crois pas à toutes ces choses, mais…
— Papa…
— Écoute seulement ça, Luke, et je ne t’en parlerai plus !
Après avoir soupiré ostensiblement, Lucas baisse la tête, vaincu. Décidément, il n’a pas envie de se disputer aujourd’hui.
— La forêt choisit ses gardiens et, parmi eux, son messager. Ces rêves sont sa manière de dialoguer. Voilà plusieurs mois que je n’ai plus aucune vision… Pourquoi ne me parle-t-elle plus ? Mystère. Peut-être t’a-t-elle choisi parce que tu es mon fils, ou bien, le compagnon d’Annabelle…
Ces dernières paroles font frémir Lucas qui lève brusquement les yeux vers son père, prêt à répliquer. Mais l’expression qui se dessine sur le visage de Paul lui fait ravaler ses mots : un léger sourire flotte sur ses lèvres, son regard est perdu vers la forêt qui s’éloigne.
— Je ne veux pas qu’il lui arrive quelque chose, murmure Lucas en baissant les yeux.
— Et il ne lui arrivera rien. Aie confiance, Luke, répond son père en posant une main sur l’épaule de son fils.
Ils ont quitté le port depuis à peine une heure, pourtant les odeurs de la ville lui donnent déjà la nausée. Deux des leurs les attendaient sur le quai lorsque Lucas et son père ont abordé sur les côtes du continent. Les hommes les guident maintenant, comme deux sentinelles silencieuses dans le dédale des rues grises. Cela fait bien longtemps que Lucas n’a parcouru ces rues. La foule qui les entoure accentue à chaque pas son sentiment d’isolement. Il essaie de se souvenir que c’est lui qui a choisi de venir, mais la même question tourne dans sa tête depuis le départ : que fait-il ici ?
Il rappelle l’image d’Annabelle, comme pour se souvenir qu’il n’est plus l’enveloppe vide qu’il croyait être avant, comme un rempart contre la colère – cette ancienne compagne – qui le guette déjà. Il revoit les grands yeux d’Annabelle lorsqu’il l’a quittée, la veille. Ils étaient un peu rouges, bordés de larmes.
— Ça ira, ne t’en fais pas ! avait-elle dit en ménageant sur sa bouche un mince sourire.
Après un long baiser, il avait fait démarrer la voiture. Le sourire d’Annabelle avait disparu. Il avait suivi des yeux sa silhouette dans le rétroviseur jusqu’à ce qu’elle disparaisse entre les arbres. La route s’était ouverte pour lui et la forêt s’était refermée sur Annabelle.
Ils traversent une zone industrielle désaffectée et arrivent devant un hangar abandonné. Ils y entrent comme dans une forteresse : des hommes surveillent chaque issue. À l’intérieur, les occupants, tous des habitants d’Utoh, sont installés à même le sol, autour de maigres feux de camp qui parviennent mal à réchauffer la vaste salle.
Rapidement, un groupe se forme autour d’eux pour saluer leur venue. Un homme s’approche et tend une main que le père de Lucas serre chaleureusement :
— Paul ! Enfin ! Ça va faire plaisir à tout le monde de vous voir ! Le moral était un peu en berne ces derniers jours, mais…
— Sam, nous sommes venus pour Lee, l’interrompt Paul. Laure s’inquiète, elle nous a demandé de le ramener. D’ailleurs, il est peut-être temps de rentrer pour tout le monde…
— Mais, enfin, Paul ! Nous ne pouvons pas arrêter ! Nous y sommes presque ! Dans quelques jours, il va y avoir un grand rassemblement ! Nous devons être là ! Si nous partons maintenant, c’est comme si tout ça n’avait servi à rien ! Tu te rends pas compte ! Nous devons rester jusqu’au bout ! »
Des murmures s’élèvent pour appuyer ces paroles.
Paul reprend :
— Calme-toi, Sam. Je ne suis pas venu pour créer des tensions. Pour l’instant, je veux seulement savoir où est Lee. Si tu ne veux pas nous suivre, laisse chacun décider, peut-être que d’autres voudront venir. Nous partirons demain. Ça laisse le temps à tout le monde de réfléchir. OK ?
Sam toise Paul un instant, puis tourne le dos au groupe en haussant les épaules.
— Bon, où est Lee ? demande Paul.
— Suivez-moi.
Tout près, un homme leur fait signe. Il se dirige vers un escalier étroit dissimulé sous une bâche en toile. L’escalier aboutit dans une pièce au sous-sol. Deux hommes aux yeux dorés sont assis devant une porte métallique. Des cartes sont étalées à terre. Ils interrompent leur partie pour saluer Paul et ouvrent la porte.
Le battant métallique se déplace en un grincement sonore et dévoile une pièce sombre d’où émerge une forte odeur, moite et aigre. Puis, à la lumière des torches, des dizaines de pupilles jaunes s’allument face à eux. Les créatures sont là, dorment ou tournent en rond. Toutes passent quelques heures à l’abri des regards.
— Lee est là-dedans ? demande Paul avec stupeur.
Ses yeux croisent un instant ceux de son fils. Lucas reconnaît cette expression sur le visage de son père, d’ordinaire, elle s’adresse à lui : de la colère, de la déception aussi. Mais, aujourd’hui, ce n’est pas lui qui génère ces sentiments chez Paul. Ce sont ces hommes et ces femmes, son peuple, sa communauté pour qui il a voué sa vie, alors que sa femme et son fils lui ont tourné le dos. Quelque chose se tord dans le ventre de Lucas. Est-ce cette odeur ou une pointe de remords à l’idée de ce qu’il a pu faire endurer à son père ? Il n’a pas le temps de répondre à cette question.
— Venez !
L’homme passe devant, ils entrent à sa suite. Les silhouettes des créatures qui se déplacent autour d’eux font danser des ombres contre les murs couverts de rouille. L’homme s’arrête devant une silhouette étendue à même le sol et recouverte d’une couverture. Un homme est là-dessous. Il se tord et gémit sous la lumière de la lampe. Paul s’agenouille et découvre le visage de celui qu’ils sont venus chercher. Lucas devine des bandages couverts de taches sombres enroulés autour de ses bras et de ses mains jusque sur sa poitrine.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, bon sang ? demande Paul en serrant les dents. Sans attendre, il s’agenouille auprès du blessé et sort d’un sac une boîte au contenu sombre. Avec le manque de lumière, Lucas ne parvient pas à identifier de quoi il s’agit, mais, lorsque son père en soulève le couvercle, une senteur vient couvrir la puanteur de la pièce. Ça sent la terre, la mousse et le bois coupé. Ça sent un peu aussi le parfum qui annonce la présence d’Annabelle lorsque le vent souffle là-bas…
— Il était seul et ils l’ont tabassé… commence une voix derrière eux.
— Qui ? lance Paul brusquement.
— Nous avons dit à sa femme qu’il avait été pris au piège dans une émeute, mais, en fait, il a été pris à partie, un soir, par un groupe de petites frappes.
— Quand on l’a retrouvé… il était sacrément amoché, mais…
Paul ouvre les bandages de Lee, enduit ses mains d’une espèce de pâte sombre et en dépose d’épaisses couches sur les plaies suintantes. Un cri s’échappe des lèvres de Lee et résonne dans la pièce silencieuse. Tous les regards sont tournés vers Paul qui souffle :
— Ta femme m’a donné cet onguent pour te soulager. De la terre d’Utoh. Comme ça, tu seras capable de faire le chemin pour rentrer demain. D’accord ?
Lee acquiesce en grimaçant. Il arrête la main de Paul et gémit :
— Je ne me suis pas transformé, Paul. J’ai fait bien attention, tu sais.
— Ils ont eu de la chance, ces connards, que tu aies gardé ton sang-froid… Ça va aller maintenant. On va te ramener.
— Chez moi ? demande le blessé, incrédule.
— Oui, on te ramène chez toi, Lee.
— J’avais peur de crever dans ce trou lugubre…
— Demain. On part demain, mon gars. Repose-toi, le voyage sera certainement éprouvant, mais, dans quelques jours, tu seras avec ta femme. Elle t’attend, tu sais.
Lee sourit faiblement et ferme les yeux.
Paul referme le pot lentement, se lève et lance à l’assemblée qui l’entoure :
— Nous rentrons. Demain. Tous. Vous ne pouvez pas rester ici. Pas dans ces conditions !
Son regard balaie la pièce avec autorité. Parmi les créatures qui les entourent, beaucoup baissent la tête docilement.
***
Le revoir et sentir son cœur se briser à nouveau. Le revoir et sentir l’espoir revenir malgré tout. Victor l’a rappelée ce matin.
— Lucas doit partir aujourd’hui, avait-elle commencé, désespérée de ne savoir comment le retenir, effrayée à l’idée de décevoir Victor.
— Tout se déroule comme prévu, a-t-il seulement répondu avec une assurance qui avait donné des frissons à Nora.
Bientôt tout sera terminé, se répète-t-elle. L’autre va s’en aller. La vie reprendra son cours. Et les bras de Lucas s’ouvriront à nouveau pour elle. Et si ce n’était pas le cas ? S’il ne revenait pas ? Alors, le mal sera rendu. Il souffrira comme elle a souffert, comme elle souffre encore. Comme elle souffrira peut-être toujours. Et elle se consolera un peu de cela : le mal sera rendu.
Elle commençait à se laisser convaincre, à se laisser imprégner par la certitude que le départ de Lucas était réel et définitif. Le calme revenait. C’était une sensation bien agréable. La passion de ses sentiments, comme une vague qui se retire, s’atténuait et laissait son esprit paisible. Elle commençait à se sentir à nouveau sereine et calme. C’est alors que Victor l’avait rappelée. Dès le départ, il ne lui a pas caché ses intentions. Il ne voulait qu’une chose : cette fille. Ils avaient en commun cette volonté de les voir séparés. Il fallait que se mettent en place les circonstances de leur séparation.
Aujourd’hui, ce sera chose faite.
Et demain, Nora retrouvera sa place dans ses bras.
Pour le moment, elle le regarde et résiste à l’envie de s’approcher. Il erre dans le hangar, tourne en rond. Elle s’étonne des changements dans son apparence : sa démarche souple est devenue élégante, légère, son regard sombre est comme empli de chagrin. L’orage a disparu.
Elle repense au serveur de l’autre fois. Il lui ressemble beaucoup aujourd’hui. Il paraît plus lisse, plus doux. C’est un homme ordinaire. La bête est domptée. À n’en pas douter, c’est l’œuvre de cette étrangère. Il a l’apparence de Lucas, mais un Lucas amoindri, docile. Elle lui en veut plus encore pour cela à cette fille. Elle l’a abîmé, sali. Où est passé le Lucas colérique, brutal, sombre, ivre de rage ? Celui qui lui faisait si peur et qui la faisait trembler de désir ?
Elle s’approche. Leurs regards se croisent. Aussitôt, l’ombre revient dans les yeux de Lucas, la colère aussi. Elle s’efforce de ne pas sourire, de ne pas montrer sa joie. Oui, c’est bien lui. L’autre n’a pas réussi à le changer vraiment. Il est toujours là. Ce Lucas-là est à elle, à elle seule. Il n’avait pas disparu, il l’attendait, tapi dans un recoin de sa peau et voilà qu’il s’éveille à son approche… Son Lucas !
— Alors, venu soutenir le mouvement ? souffle-t-elle.
— Qu’est-ce que tu fais là, Nora ?
— Tu te souviens de mon prénom. Je ne sais pas ce que je dois en penser…
— Rien du tout ! Qu’est-ce que tu fais là ? répète Lucas sur la défensive.
— J’occupe mon temps pour oublier un sale moment, figure-toi. Mais ça me fait plaisir de te voir aussi, répond-elle sans perdre son sourire. Et toi, qu’est-ce que tu fais là ?
— Nous sommes venus chercher Lee. Lee Brown.
— Oui, le gars blessé. Ils l’ont installé au sous-sol, il paraît, à la chaufferie, pour qu’il ait assez chaud. Dans son malheur, c’est bien le seul qui réussisse à avoir chaud ici.
Lucas serre les mâchoires et cherche des yeux une issue, un motif pour lui échapper. Nora s’amuse de son silence et continue :
— En parlant d’avoir chaud… Tu es venu tout seul ?
Lucas se renfrogne. Visiblement, il n’aime pas la tournure que prend la conversation :
— Je suis venu avec mon père…
— Tiens, encore une nouveauté… Et l’étrangère, tu l’as mise où ? Peur de reprendre goût à la civilisation ?
— En quelque sorte, marmonne Lucas.
— Mais elle ne craint pas de te voir t’éloigner. Elle a confiance… C’est bien, ricane Nora. Mais, tu sais, je ne suis pas sûre qu’elle ait tout à fait raison… lance Nora en faisant un pas vers Lucas.
Chapitre XIV
Combien de temps avait-il dit ? Trois ou quatre jours. À peine le temps de s’apercevoir de son absence. Mais, lorsqu’il est parti, lorsque son van a disparu derrière les arbres, lorsque le roulement familier du moteur s’est atténué dans le silence, tout de suite, un vide immense s’était refermé sur Annabelle. Elle s’était accrochée à cette durée. Trois ou quatre jours, autant de nuits. Une éternité de vide et d’absence…
Elle s’était préparée, elle l’avait attendu. Puis, le repas avait refroidi. Elle s’était dit qu’il avait sans doute un peu de retard. Et les heures avaient commencé à défiler. L’insupportable attente avait laissé place à l’incertitude. C’est ensuite l’inquiétude qui a grandi en elle insidieusement. Il ne répondait pas à son téléphone. Elle n’avait d’abord pas osé appeler Sabine.
Puis, lorsqu’elle avait eu le courage de composer son numéro, la compagne de Paul ne l’avait pas rassurée :
— Annabelle, je suis confuse ! Je pensais que Luke t’avait contactée, et je n’y ai pas pensé moi-même… Ils vont bien, ne t’en fais pas ! Mais leur bateau a eu un souci. Impossible de déterminer ce qui a pu se passer. Il s’est brisé apparemment. Ce sont de petites navettes, pas du tout prévues pour encaisser des rouleaux de la taille de ce qui leur est tombé dessus. Incompréhensible ! Ça n’était jamais arrivé… Et à cet endroit-là encore moins… Enfin, bref ! Paul, Lucas et Lee aussi, ils vont bien tous les trois. Mais, avec tout ça, ils vont avoir un peu de retard. Le temps de trouver un autre bateau. Ça prendra quelques jours m’a dit Paul. Il était un peu sous le choc… Il ne savait pas encore. Mais ils vont bien…
Annabelle était sortie de cette conversation abattue. Et le temps avait continué sa course sans se soucier de ses larmes. Les questions sont venues, sans aucune réponse : est-ce que Lucas allait bien ? Sabine lui avait-elle dit la vérité ? Pourquoi ne l’appelle-t-il pas ?
Cela fait maintenant une semaine qu’il aurait dû être là. Toujours aucune nouvelle. Chaque matin amplifie cet état de malaise fébrile qui l’avait accompagnée la veille jusqu’aux portes du sommeil. Chaque matin, ses yeux sont encore fermés et les questions reviennent à la surface de ses pensées encore embrumées par l’ombre évanescente de la nuit.
Les paroles de Madame Poole, sa propriétaire, qui l’avait appelée la veille lui reviennent en mémoire :
— Vous avez entendu cette histoire ? Mon Dieu, Monsieur le maire aurait échappé à la mort de justesse ! Vous vous rendez compte ? Quelle histoire, mais quelle histoire !...
Annabelle se frotte les yeux et sort du lit à la hâte. Comme de coutume, elle se dirige vers le coin cuisine pour préparer son petit-déjeuner. Elle ouvre le frigo, examine son contenu et le referme, écœurée. Depuis quelques jours, l’appétit comme la joie semblent avoir déserté sa maison. Tant mieux, cela retardera sa prochaine visite à l’épicerie. La dernière fois, il y a quelques jours, même Dorothea, la caissière, avait perdu son sourire devant le manque d’activité.
— La forêt s’est vidée, on dirait, avait-elle lancé à Annabelle en regardant à travers la paroi vitrée du magasin. Y a pu personne ici. Ça me donne des frissons, pas vous ? J’avais jamais eu cette impression, mais on dirait que le village est mort avec tous ces habitants partis…
Annabelle avait quitté la petite épicerie, incapable de retenir les larmes qui coulaient sur ses joues malgré elle. Elle avait pédalé jusque chez elle secouée de sanglots et s’était blottie dans un fauteuil des heures durant, jusqu’à s’y endormir, écrasée de chagrin.
Une sonnerie émerge du silence lui faisant ouvrir les yeux. Quelle heure est-il ? Elle se précipite sur son portable. Le numéro qui s’affiche lui est inconnu.
— Oui ? murmure Annabelle d’une voix éraillée par l’assoupissement.
— Anna ! C’est moi. Comment… ?
— Luke ? lance Annabelle. C’est toi ? Tu as une drôle de voix.
— Oui, c’est moi. Tu… ?
— Je t’entends mal. C’est quoi ce bruit autour de toi ?
— Attends, je ferme la porte de la cabine… Voilà. C’est mieux ?
— Qu’est-ce qui se passe, Luke ? Je m’inquiète…
— J’aurais dû t’appeler plus tôt, lance Lucas dans un soupir. J’ai perdu mon téléphone quand le bateau a coulé…
— Oui, Sabine m’a raconté. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— On était sur le point de rentrer. Le bateau quittait le port et une vague a retourné le bateau. Une seule vague. On n’a rien compris…
— Et vous allez bien, hein ?
— Oui, oui. Ça a été compliqué de retrouver la terre ferme… Nager sur une si longue distance avec Lee… Enfin, ça va, oui. On a eu de la veine…
— Et les autres passagers ? Je n’ai trouvé aucune info dans les journaux, à croire que…
Annabelle entend un grincement, puis au milieu du vacarme extérieur, une voix de femme souffle tout près du combiné :
— Va falloir que tu raccroches, mon chéri. Le groupe avance. On risque de les perdre… Abrège, OK ? Je t’attends dehors.
Le grincement résonne à nouveau, la porte se referme, étouffant les bruits de la rue. Lucas soupire :
— Anna, il faut que je fasse vite… Mon père a trouvé un moyen de rentrer ce matin. Il ramène Lee.
— Et toi ? demande Annabelle la gorge serrée.
— Je ne rentre pas tout de suite… Dans quelques jours… Une décision doit être annoncée par le gouvernement. Il faut que je reste pour veiller sur ceux qui sont encore là et m’assurer qu’ils reviendront bien après, quelle que soit cette décision… La situation est pire que je ne pensais ici. Je ne pouvais pas les laisser comme ça… Bon, il faut que j’y aille…
Lorsqu’il raccroche, dans le silence de sa maison, Annabelle ne parvient pas à se réjouir d’avoir eu enfin cet appel qu’elle attendait. Un malaise grandit. Cette voix… Elle l’a reconnue sans parvenir à mettre un visage dessus. Annabelle passe en revue les quelques femmes dont elle a fait connaissance depuis son arrivée ici. C’était une voix de femme jeune. Pas Sabine, qui attend elle aussi le retour de Paul. Clothilde, peut-être ? Non, elle est dans le sud du pays pour ses études. Annabelle réfléchit encore. La solution est là mais elle la laisse lui échapper encore quelques instants. Et puis, elle s’en approche, comme à regret… Le malaise grandit un peu plus. Au bout d’une heure à ressasser, elle finit par accepter de s’avouer ce qu’elle avait, au fond, aussitôt deviné : Nora est auprès de Lucas.
Elle reste longtemps dans son canapé, enroulée dans son châle de laine noire, à observer le feu qui crépite dans la cheminée. Son ordinateur est encore allumé. Sur l’écran en veille, des spirales colorées tournent inlassablement. Les yeux d’Annabelle passent lentement de l’âtre à l’écran, puis de l’écran à l’âtre. Dans ce mouvement hypnotique, elle perd un instant la mémoire. L’oubli bienfaisant la berce. Elle a presque envie de sourire.
Les heures deviennent des jours et l’attente se fond dans la lumière et dans l’ombre qui se succèdent à la fenêtre. Annabelle erre dans sa maison comme un spectre. Chaque matin, elle découvre avec effarement le lieu où elle est tombée de sommeil la veille, sans souvenir de ce qui l’a amenée là, comme sous le coup de l’ivresse. Le lit parfois, le canapé souvent ou l’angle de la table, le bord d’une chaise ou celui, plus tendre, du tapis…
Elle n’ose plus ouvrir son frigo : la moindre nourriture qu’elle se force à ingérer ne daigne même plus lui apporter un peu de réconfort. Tout devient amer jusqu’au sommeil où les cauchemars ne cessent de la poursuivre. L’idée lui vient parfois de rejoindre Lucas… Mais il faudrait pour cela qu’elle ait le courage d’affronter ce qu’elle craint, cette espèce de soupçon malfaisant qui s’est fait une place dans le silence de Lucas. Ce doute terrifiant lui rappelle, avec un peu plus de force chaque jour, qu’elle est seule. Comme avant…
Les fantômes du passé que son compagnon maintenait à bonne distance sont là, eux aussi, à nouveau. Ils se glissent le long des murs, murmurent jusque dans ses rêves. Ils insinuent la solitude autour d’Annabelle. Ils en emplissent tout l’espace. Et cette fatigue qui ne la quitte pas la rend tout bonnement incapable de penser. Les larmes coulent de plus en plus souvent sans qu’elle puisse les empêcher face au mutisme désespérant de son téléphone.
Annabelle ne compte plus les jours. Elle est à peine capable de garder les yeux ouverts sur son écran pour travailler, entre le sommeil qui l’appelle incessamment et les larmes qui brouillent sa vue. Le doute, insupportable, inconcevable, il y a encore si peu de temps, devient doucement, insidieusement, une réalité, puis une terrible évidence : Lucas ne reviendra pas.
Les fantômes du passé ne cessent de chanter cette rengaine aux oreilles d’Annabelle. Elle aimerait ne pas entendre. Mais le refrain tourne et elle se surprend à le fredonner elle-même. Oui, Lucas ne reviendra pas. Pas comme elle l’entendait. Il ne reviendra pas dans cette maison. Il ne sera plus là pour elle. Il est là-bas et ne donne plus de nouvelles. Il est là-bas, avec l’autre…
Bien sûr, elle pourrait aller sur le continent pour parler, pour en avoir le cœur net. Mais il faudrait du courage et elle se sent si lasse. Non, elle reste là, avec ses larmes. Elle rappelle l’ancienne Annabelle, celle d’avant Lucas, et se répète : vivre seule, c’est pour ça que je suis venue ici. Tout est bien, se convainc-t-elle entre deux sanglots.
Un matin, elle s’envole, survole la cime des arbres et se laisse attirer par l’étendue bleue. Elle se laisse flotter un instant au-dessus des vagues et reprend forme sur la plage. Le soleil se lève à peine et, dans le ciel les premiers rayons s’emmêlent dans les nuages de brume. La nuit cède la place au soleil et le ciel décline toutes les nuances de couleurs de l’orange pâle au bleu nuit. Un bref instant, Annabelle se laisse porter par cette vision. Un sentiment de plénitude l’envahit. Elle reste longtemps à observer le ciel et l’éclat lointain des étoiles encore visibles.
Au milieu de toute cette paix, une voix vient lui rappeler sournoisement : il n’est pas là, il n’est plus là et s’il revient il ne viendra plus jamais vers toi… Annabelle se met à marcher. Devra-t-elle partir ? Elle ne s’y résout pas. Cet endroit est sa maison, son refuge. Avec le temps, sans doute, l’absence sera plus supportable. Sans doute.
Non, vraiment, elle ne peut pas passer le restant de sa vie à pleurer un homme qui ne veut plus d’elle. Et comme pour se prouver le contraire, dans son esprit, des images passent lentement. Annabelle accélère le pas, essuie les larmes au coin de ses yeux, ferme son esprit, comme un coffre, et pose son regard, loin, sur l’océan.
Elle emprisonne ses pensées sur cette vaste étendue. Le bleu du ciel et de la mer se mêlent au loin. La ligne d’horizon disparaît au milieu de l’azur qui apaise son esprit. Elle prend une grande inspiration d’air iodé. Même ses crampes d’estomac semblent se calmer. Est-elle en train de tomber malade ? Cela ne lui est jamais arrivé jusque-là, alors comment le savoir ?
Après de longues minutes, elle tourne le dos aux vagues, prête à rentrer. Elle doit se remettre au travail. Cette situation ne doit pas nuire à son activité. Il faut qu’elle garde la tête froide. Mais une voix l’interpelle :
— Attends.
Elle se retourne. Il y a un instant, elle en est sûre, elle était seule. Elle frissonne à l’idée qu’elle a failli se faire surprendre par négligence. Mais, face à elle, il n’y a que l’océan qui brille sous les rayons du soleil. Personne. Elle a dû rêver. Elle parcourt encore des yeux la plage et s’apprête à s’éloigner quand la voix reprend, venue de nulle part :
— Reste !
Elle s’approche du rivage sans voir personne. À peine commence-t-elle à se demander si elle devient folle que les vagues se mettent à bouillonner à quelques mètres de la plage. Quelque chose se forme, une silhouette, entourée d’une écume épaisse. Annabelle croit d’abord à l’émergence d’un scaphandrier d’un autre temps au milieu de ce bouillonnement. Mais, lorsqu’il s’atténue soudain, elle comprend que c’est le corps d’un homme qui se dresse au milieu des vagues. Les gouttes d’eau, au lieu de couler, montent le long de son corps, pour se fixer et se cristalliser sur lui avant de disparaître, comme absorbé par chaque grain de peau.
L’homme lève la tête vers Annabelle, repousse d’un geste machinal la longue mèche blonde qui lui barre le visage et pose sur elle un regard bleu acier. Elle reconnaît ce visage et fait un pas en arrière. Dans l’eau jusqu’aux genoux, Victor avance vers elle. Il porte un costume trois-pièces noir et une chemise blanche au col ouvert. Ses vêtements, ses cheveux, sa peau sont trempés, mais, à chaque pas, l’eau ruisselle le long de son corps et lorsqu’il arrive sur le sable, il est complètement sec. Il reste un moment silencieux, visiblement satisfait de l’étonnement d’Annabelle.
— Ça n’aura pas été facile…
Un large sourire se dessine sur ses lèvres. Un sourire victorieux. Annabelle le regarde sans répondre, hébétée. Il reprend en ajustant le col de sa chemise :
— J’ai dû être patient, tu sais, mais…
— Je ne comprends rien. Qu’est-ce qui vient de se passer ? Qu’est-ce que vous faites là ? l’interrompt Annabelle.
— Ah… Oui… Je ne pensais pas te surprendre à ce point tout de même… Pas toi, voyons !
Il lâche un petit rire, pose quelques instants son regard glacial sur Annabelle et retrouve aussitôt son sérieux :
— On s’y est mal pris l’autre fois… Ça fait un petit moment que je veux te parler. Mais tu ne viens pas souvent sur la plage et tu n’es presque jamais seule… L’autre molosse, je doute qu’il soit ouvert au dialogue…
Cette allusion à Lucas rend aussitôt Annabelle mal à l’aise. Elle interrompt à nouveau Victor :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— On peut se tutoyer, tu sais… entre semblables…
— De quoi… ?
— Je sais ce que tu es…
— Je ne le sais pas moi-même.
— Je sais ce que tu es pour la simple et bonne raison que je suis comme toi. Pas une bête, comme l’autre gros toutou. Je navigue pas mal et j’en ai vu des êtres… Mais eux… Se changer en bête, c’est tout de même d’une originalité déconcertante, non ? Par contre, c’est la première fois que je vois quelqu’un comme toi…
— Comment sais-tu tout ça ?
— Tu es l’air, n’est-ce pas ? Pour faire simple, disons. À mon tour de me présenter : je suis l’eau… sur la terre, dans le ciel…
Il lève une main et une pluie fine traverse la plage, passe au-dessus de la tête d’Annabelle, s’y attarde un instant pour cesser aussitôt. Il tend la main vers l’étendue bleue derrière lui.
— Tout ceci est… mon royaume et en même temps le reflet de moi-même. Je peux être partout si je le veux. Tu te doutes que j’ai pu voir des choses passionnantes par ici…
— Comment ?
— C’est simple : n’es-tu jamais venue sur cette plage ? Ne t’es-tu jamais baignée dans ces eaux ? Ne t’es-tu jamais transformée pour fuir une averse ?
— Tu m’espionnais ?
— Tu te croyais seule et tu as laissé libre court à ta véritable nature. Nous sommes faits ainsi, il n’y a pas de honte à avoir.
— Tu peux venir sur terre. Tu aurais pu venir me voir, me parler. Pourquoi ne pas l’avoir fait ?
— Ç’aurait été d’un banal ! Si j’étais venu vers toi de façon ordinaire : Salut, ça va ? Je peux contrôler l’eau et toi ? Ç’aurait été vraiment mieux, tu penses ?
— Pourquoi n’avoir rien dit à la scierie alors ?
— J’ai bien failli mais ce n’était pas le moment. Et tu n’étais pas seule. Je t’ai découverte par hasard et depuis, oui, je t’observe. J’attendais le bon moment pour me montrer comme tu t’es montrée à moi, sans artifices. Je voulais que tu me voies sous mon vrai visage. Et nous y voilà !
Il reste un moment silencieux à la toiser.
— Qu’est-ce que tu veux ? lance Annabelle tout à coup.
— Te parler, t’expliquer ce que nous avons essayé de faire. Nous ne pensions pas qu’une des nôtres serait déjà sur place, sinon… nous aurions agi autrement.
— Je ne suis pas des vôtres… Et pourquoi… nous ?
— Nous sommes nombreux. Je vis avec un petit groupe au sud. Mais il y en a d’autres ailleurs. Malgré ce que tu peux ressentir, tu n’es pas si seule, tu sais…
Annabelle fait un pas en arrière. Victor recule lui aussi vers les vagues.
— Hé, je ne veux pas te faire peur. On a pour habitude de ne pas laisser seuls nos semblables. Ensemble, on est plus forts… Tu sais maintenant. Je suis venu pour toi. J’ai des réponses à te donner. À toutes ces questions qui te hantent. Maintenant, tu sais qui je suis et où me trouver…
Avec un sourire charmeur, il fait encore quelques pas en arrière et au moment où ses pieds touchent l’eau, son corps fond comme un château de sable qui s’effondrerait sous le mouvement des vagues.
Annabelle le regarde disparaître et entre dans la forêt d’un pas hâtif. Elle ne se transforme pas, préférant rentrer à pied. La sensation du regard de Victor sur elle ne la quitte pas. Lorsqu’elle rentre dans sa maison, elle attrape un morceau de pain qu’elle mâche distraitement en répondant à quelques mails de clients inquiets.
Cette nuit-là, ses yeux restent secs. Elle pense à Victor, à ces semblables qu’il a évoqués. Annabelle le revoit prendre corps et disparaître au milieu des flots, comme un film qu’elle passerait d’avant en arrière. Vivre seule. C’est pour ça qu’elle est venue ici… pour vivre loin du regard des humains ordinaires… Vivre seule. Elle pensait que cela serait son destin, mais s’il y en a d’autres…
Peu à peu, une sensation grandit en elle. Il y en a d’autres, comme elle et sa sœur… Elles ne sont pas seules, elles ne savaient seulement pas… Les questions tournent dans sa tête, mais, ce soir, elles ne lui font pas peur. Ce soir-là, Annabelle s’endort d’un sommeil profond bercé d’espoirs oubliés.
Chapitre XV
Elle ouvre les yeux en grimaçant : ses crampes d’estomac la tiraillent avec de plus en plus de virulence. Elle se lève, s’enroule dans un large gilet, relance le feu qui s’est éteint dans la cheminée. En passant devant le comptoir de la cuisine, elle attrape un morceau de pain qu’elle se met à grignoter pensivement en allumant son PC.
Annabelle reprend quelques mails, effectue des mises à jour. Elle se surprend à réussir à travailler ce matin. Les heures passent. Elle quitte son écran pour boire un peu et attrape un nouveau morceau de pain qu’elle déguste rêveusement en regardant les flammes danser dans l’âtre. Il fait doux aujourd’hui. Dans quelques jours, demain peut-être, elle n’aura plus besoin de s’inquiéter de la chaleur dans sa maison. Le printemps est bien là et sa douceur commence à s’imposer.
La lumière qui filtre à travers la fenêtre l’appelle, mais elle hésite à sortir. Mettre un pied dehors serait une tentation d’aller là-bas, de traverser la forêt pour appréhender l’absence de Lucas et poursuivre sa marche jusqu’à l’océan, jusqu’à Victor. Annabelle se recroqueville dans son canapé. Toutes ces questions… Elle pourrait savoir, comprendre. Peut-être s’est-elle trompée tout ce temps ? La vie qu’elle s’impose n’est peut-être pas celle qu’elle devrait vivre.
Son esprit lui envoie une image qui appelle aussitôt une sensation : au creux de sa paume, le souvenir de la peau de Lucas lui revient comme s’il était là en ce moment… Oui, elle s’est trompée. La vie de solitude qu’elle s’imposait ne rimait à rien, puisque c’est auprès de Lucas que tout prenait sens. Chaque minute passée auprès de lui devenait un moment précieux composé d’une suite de détails ordinaires, insignifiants, merveilleux.
Annabelle se lève comme pour fuir les larmes qui s’accrochent déjà à ses paupières. Elle sort et se dirige à pied en direction de l’océan. Au bout de quelques pas, elle lève les yeux au ciel et s’envole. Victor, sentira-t-il sa présence si elle survole les eaux ?
Elle s’arrête et reprend forme dans une crique non loin du lieu de leur rencontre de la veille. Elle longe la plage et appelle d’une voix hésitante :
— Victor ?
Un clapotis lui répond aussitôt et le visage de Victor apparaît entre les vagues. Il prend corps et se redresse avec le même costume que le jour précédent. Il avance vers elle lentement. Annabelle regarde les empreintes que laissent ses pieds nus dans le sable comme une preuve de la réalité de l’apparition.
— Je savais que tu reviendrais, commence-t-il d’un air satisfait.
— Tu m’as dit que tu avais des réponses à me donner…
— Que veux-tu savoir ?
— Ce que nous sommes.
— Je te dirai ce que je sais. Mais qu’aurai-je, moi, en échange ?
Il plonge son regard acier dans ceux d’Annabelle qui reste muette, désarçonnée. Il sourit. Sur son visage, il n’y a aucune bienveillance, seulement la satisfaction d’être en position de force. Après un bref moment, il continue :
— Pose-moi tes questions.
— Ma mère me racontait toutes sortes de contes. Elle disait que nous étions l’incarnation d’être légendaires…
— Nous ? Ta mère aussi avait le don ? Ou bien était-ce tes deux parents ?
— Non, ma mère seulement.
— Quel don avait-elle ? L’air aussi ?
— Tu n’as pas répondu à ma question. Nous n’allons pas aller loin si tu réponds à mes questions par d’autres questions…, lance Annabelle.
Victor lâche un éclat de rire :
— C’est vrai. Chacun son tour… Bien, tu m’interrogeais sur nos origines. Je dois avouer, pour autant que j’en sache, qu’elles sont assez obscures. Nous n’avons jamais eu de société, de territoire. Quelques individus ont marqué l’histoire. Les hommes se souviennent de grands bouleversements climatiques. Mais il s’agissait de certains des nôtres qui, assez puissants, ont voulu agir… Ne fais pas cette tête. Nous représentons une entité versatile : la Nature n’a pas de morale. Elle ne respecte rien : elle crée. Et pour créer encore, elle détruit. Voilà tout. Nous sommes les fruits de ces créations. Je ne suis pas un mystique, mais il faut se rendre à l’évidence, nous ne sommes pas faits pour vivre comme de simples humains…
Annabelle reste pensive.
— Maintenant, dis-moi, quel était le don de ta mère ? reprend Victor.
— Elle avait un don pour faire pousser des végétaux à partir d’une graine vide, stérile…
— La vie, s’enthousiasme Victor. Passionnant ! Et où est-elle ta mère ?
— Non, non, c’est à mon tour de poser une question ! Sommes-nous nombreux ? Tu as dit que tu avais rencontré d’autres êtres…
— C’est vrai. Je te l’ai dit, je navigue beaucoup et, dans mes errances, j’ai vu beaucoup de choses… J’ai rencontré des êtres intéressants. Nous avons constitué une communauté avec certains. Mais c’est la première fois que je rencontre un être comme toi, si proche de la perfection…
Il s’approche et tend une main vers elle. Annabelle ne peut réprimer un mouvement de recul et pose une autre question pour lui faire oublier son geste :
— Quel genre d’être ?
Il répond avec assurance :
— Nous sommes beaucoup à maîtriser un élément. C’est presque le B.A.-BA. Mais devenir cet élément… Cela demande une force que tout le monde n’a pas… J’ai rencontré des êtres minéraux et végétaux. Ils étaient depuis si longtemps dans cet état hybride qu’ils en avaient oublié qui ils étaient. Nous en avons deux spécimens. Ils ne sont plus que des objets décoratifs maintenant. Ils me rappellent ce que je ne serai jamais : immobile, inutile. À quoi bon avoir le pouvoir de déplacer des montagnes si l’on s’en tient à l’acceptation et à l’immobilisme ? C’est du gâchis… À l’inverse, j’ai rencontré des êtres qui se sont intégrés au monde des humains, certains au point d’oublier qui ils sont ; ou de s’abaisser à devenir animaux de foire…
— Ce n’est pas facile de trouver sa place sur cette terre. J’ai l’impression parfois que je ne suis pas née au bon endroit. Que c’est une erreur, déclare Annabelle.
— Une erreur, toi ? Tu es libre. L’être libre par excellence !
Annabelle hausse les épaules, puis sourit :
— La liberté… Mais quand on a seulement cela, est-on vraiment heureux ?
Victor ignore la remarque d’Annabelle et reprend :
— Alors dis-moi : où est ta mère ?
— Elle est morte. J’étais adolescente. Elle m’a laissée… seule…
Annabelle allait ajouter « avec ma petite sœur » lorsque Victor l’interrompt :
— Morte ? C’est dommage… Elle avait un don extraordinaire ta mère… Générer la vie… Elle s’était concentrée sur des plantes seulement ou avait-elle essayé de réanimer… je ne sais pas… des bêtes ?
Ce brutal intérêt pour le pouvoir de sa mère conforte Annabelle dans le fait qu’elle a bien fait, au fond, d’éluder l’existence de sa sœur et de certains aspects de son passé. Elle change alors de sujet :
— Sais-tu pourquoi nous avons ces pouvoirs ? Est-ce que tout cela a un sens ?
Victor reste silencieux un instant, perdu dans ses pensées.
— Si ta question est : avons-nous été créés par quelque force supérieure dans un but bien précis ? Si c’est cela que tu veux savoir, ma réponse tient en un mot : non. Non, ma chère, nous n’avons pas été créés par une force supérieure qui nous guiderait comme des marionnettes. Non. Nous ne sommes pas des hommes non plus. Alors que sommes-nous, me demanderas-tu ? Hé bien, c’est très simple : la force supérieure, c’est nous.
À ces mots, Victor sourit fièrement. Annabelle secoue la tête :
— Tu n’es pas sérieux. Si c’était le cas, nous ferions quelque chose de ce monde plutôt que de nous y cacher.
— Je maintiens ma conviction : nous sommes des dieux. Et nous ne nous cachons pas tous, certains se sont soulevés contre cet… état des choses. Rien n’est immuable pour nous… Il suffit de…
— Mais, voyons, nous sommes mortels. De simples humains avec quelques particularités en plus. C’est tout.
Le visage de Victor s’assombrit soudain.
— Certes, cette carcasse, fort commode, est mortelle, dit-il en ouvrant les bras. Mais, contrairement aux humains ordinaires qui se plient le moment venu devant leur fatalité, nous avons le choix : nous éteindre ou nous mêler à notre élément. Alors, la mort n’a plus de prise sur nous. Je maintiens : nous sommes des dieux. Les êtres végétaux et minéraux dont je t’ai parlé avaient dépassé la limite de longévité d’une vie humaine lorsque je les ai rencontrés.
— Admettons, nous sommes des êtres… divins. Que sommes-nous censés faire ? Sauver le monde ?
Le regard de Victor se durcit soudain, mais un vague sourire flotte encore sur ses lèvres. Il ressemble à un diable qui trame un malheur. Il observe quelques secondes la ligne d’horizon.
— Tu poses là une question intéressante… J’ai en effet ma théorie : la nature a créé un ordre et des espèces vivantes fabuleuses. Mais une de ces créations se croit plus maline et cannibalise l’œuvre originelle. Nous sommes là pour restaurer l’équilibre.
— Que veux-tu dire ?
— L’homme détruit, salit tout ce qu’il touche. Nous sommes le bras d’une nature inerte et passive. Que l’homme comprenne qu’il est inférieur, qu’une autre espèce le domine, qu’il doit se soumettre ou disparaître.
— C’est une théorie un peu radicale, tu ne trouves pas ?
— Je pense que le temps presse au contraire. Bientôt, il faudra que nous sortions de l’ombre…
Elle ouvre les yeux en sursaut. La lumière est vive dehors. Combien de temps a-t-elle dormi ? Elle essuie les larmes qui perlent au coin de ses yeux et se lève. Elle s’est endormie dans le canapé. Son ordinateur s’est mis en veille sur la table basse face à elle, un voyant clignote sur le clavier. Elle se souvient de la soirée qu’elle a passée à essayer de travailler pour lutter contre les larmes, contre les images qui assaillaient son esprit. Le silence de Lucas résonne dans sa tête en une insupportable litanie. Elle porte ses propres mains à son visage pour frotter ses paupières et remarque le tremblement de ses doigts. Annabelle fait quelques pas vers la cuisine, se ravise et sort.
Il fait déjà chaud dehors. Le vent souffle dans ses cheveux en bataille et lui apporte le parfum de Victor. Le parfum de l’océan et du soleil. Il est tout près, il l’attend. Même s’il la met mal à l’aise, quelque chose dans sa présence la réconforte. Il est capable des mêmes choses qu’elle. Il a parfois un discours extrême qui lui fait peur, pourtant, depuis quelques jours, elle se surprend à rechercher sa présence.
Annabelle s’envole et reprend forme sur une plage. Comme à chaque visite, elle n’attend pas : il apparaît immédiatement au milieu des flots et vient à elle. Il feint la surprise de la revoir si vite, mais arbore, en même temps, un air satisfait. Elle ne se sent pas capable de partager sa joie et en éprouve une pointe de culpabilité tant elle lui est reconnaissante de la distraire pendant quelques heures du poids qui l’oppresse.
Comme à chaque fois, il se met à parler. Annabelle se tourne vers l’horizon et contemple les vagues, presque insensible, enfin, aux images qui la poursuivent jusqu’ici. Victor lui dit une fois encore ce qu’il est convaincu qu’ils pourraient être. Annabelle sourit en l’écoutant. Pour elle, tout cela est un beau rêve. Sa vie est ici, faite de simplicité, dans cette forêt. Elle attend Lucas malgré elle. Mais elle sent qu’elle ne peut confier cela à Victor. Il ne comprendrait pas. Il n’est pas un ami, mais un semblable, un allié, comme il se plaît à dire. Il est dans une quête de pouvoir, dans une colère, qu’elle ne comprend pas. Il en veut à tous : sa mère qui a rejeté ses pouvoirs, la communauté qui l’a accueilli, les humains qui l’obligent à vivre en anonyme.
— Parle-moi de ta communauté, l’interrompt-elle tout à coup.
— Que veux-tu savoir ? demande Victor, amusé par cet intérêt insatiable.
— Je ne sais pas… Qui ils sont ? Comment tu les as rencontrés ? Quels pouvoirs ils ont ?
— Ça fait beaucoup de questions pour quelqu’un qui ne sait pas quoi me demander ! s’exclame Victor en riant.
Il tourne la tête vers elle et la regarde longuement avant de poursuivre. Mal à l’aise, elle lance :
— Tu n’es pas obligé de m’en parler, si tu ne veux pas…
— Qui ils sont ? l’interrompt-il. Tous des êtres fantastiques. Il y a Roc, qui peut devenir minérale et Ombre, qui peut intensifier ou atténuer l’impact de la lumière sur elle…
— Tu veux dire qu’elle peut briller ou devenir…
— Briller ? Non, pas vraiment. Refléter la lumière plutôt, et devenir invisible. Roc et Ombre sont inséparables. L’autre duo, c’est Si et Phil, alias le chaud et le froid. Ils sont frère et sœur. Il y a les anciens amants aussi, deux arbres enlacés qui étaient des êtres vivants autrefois. Il y a Nellie aussi. Nous supposons qu’elle est leur fille, puisqu’elle est mi-humaine, mi-végétale. On n’en est pas certains, elle parle peu et, quand elle l’ouvre, ses propos sont incohérents. Mais elle leur ressemble beaucoup ! C’est pour elle et pour les amants que Roger a choisi de vivre sur l’île. Et puis, il y a le cadet du groupe, le dernier arrivé : Erik. Il fait des tours avec des grains de sable… Roger a insisté pour qu’il soit des nôtres. Mais ce n’est qu’un gamin… Et Roger, que tu as déjà rencontré. Il m’a recueilli et m’a appris à maîtriser mon pouvoir. Il vit avec sa femme et sa fille, qui sont les seules à ne pas avoir de pouvoir sur l’île.
— Ouah ! Vous êtes sacrément nombreux !
— Oui, nous sommes nombreux, plus nombreux que tu ne le pensais.
— Et, elle est loin cette île ?
— Quelques heures… en nageant vite…
— Mais comment fais-tu pour rentrer chez toi et revenir ici dans ce cas ?
— Je ne m’éloigne pas beaucoup, en fait, depuis quelque temps… répond-il en posant à nouveau un long regard sur Annabelle qui se raidit aussitôt.
Elle se tourne vers la ligne qui sépare le ciel de la terre, au loin, et lance d’une voix blanche :
— Mais ces gens, sur l’île, ils doivent se demander où tu es…
— Ils savent que je suis ici.
Annabelle lui lance un regard surpris et se tourne vers l’horizon, pensive.
— J’ai toujours cru que nous étions seules, avec ma mère. Que nous n’avions pas de raison d’être. Mais il y en a tellement d’autres…
— Tu n’es pas seule, tu le sais maintenant.
Victor s’interrompt et pose une main sur l’épaule d’Annabelle. Il y a sa veste bien sûr, mais elle sent le bout de ses doigts sur sa peau, au creux de son cou. C’est la première fois qu’il la touche. Sa peau est froide, comme celle d’un serpent. Lentement, très lentement, sa main se glisse au creux de sa nuque. Ses doigts s’enroulent autour de son cou.
Annabelle adresse un sourire gêné à Victor. Elle repousse sa main, doucement, et se lève. Ce contact était insupportable, lui rappelant celui que sa peau réclame. Victor se lève à son tour et lui adresse ce regard qui, dans les yeux de Lucas, enlève toute capacité à réfléchir, qui n’appelle que les caresses et l’oubli des corps. Annabelle baisse les yeux. Elle ne peut soutenir ce regard s’il n’a pas la couleur des yeux de Lucas. Dans les yeux de Victor, ce besoin violent de posséder l’autre sonne comme une agression, un écho à la colère qui anime continuellement cet être étrange.
Annabelle fait quelques pas et se tourne vers Victor. Elle le regarde en silence. Il est d’une beauté parfaite et il est pareil à elle : les mêmes pouvoirs, les mêmes secrets… C’est vers lui que son cœur devrait balancer. C’est vers un être tel que lui que son avenir l’appelle. Les mots tournent un instant dans son esprit, sans parvenir à la convaincre. Jusqu’alors, elle ne s’était jamais laissé souffrir ainsi. Mais l’idée de tendre les bras à Victor lui ôte toute volonté. Il lui faut sans doute encore du temps. Oui, un peu de temps… Il est certainement encore trop tôt pour envisager d’autres bras que ceux de Lucas.
Victor se lève, lui lance un étrange sourire, comme s’il avait lu dans ses pensées, comme si c’était peu de chose de lui laisser ce temps face à ce qu’il attend ensuite. Il s’avance vers la rive et, avant de disparaître, lance, sans se retourner :
— Lorsque j’ai découvert cet endroit, j’ai d’abord noté l’aura particulière de cette forêt. Tu l’as sentie toi aussi, j’en suis sûr. Il y avait ces créatures aussi. Et puis, tu m’es apparue…
Il s’interrompt un instant, puis poursuit :
— Avec toi à mes côtés, le monde pourrait enfin changer…
Chapitre XVI
— Non, je ne peux rien faire de plus ! Il va rentrer. Les autres aussi. Maintenant que le gouvernement s’est prononcé, ils sont tous prêts à le suivre. Je ne peux plus rien faire… Quoi ?! Euh… Ils ont prévu de prendre le car demain. Non, pas de navette… Avec l’accident, les trajets par la mer sont suspendus. Il ne reste que le car de tourisme… Oh, je ne sais pas… Moi, je viens en voiture… Ça fait plus d’une journée de route, en ne faisant aucune pause. Mais, en car, avec les arrêts et la vitesse… Je pense que… Quoi ?! Oui. D’accord… OK. Au rev…
Victor raccroche. Nora souffle, partagée entre l’agacement et le soulagement d’avoir terminé cette conversation. Face à elle, dans le chenal, les bateaux se croisent lentement. Ils sont minuscules et leur avancée silencieuse est à peine perceptible. L’idée furtive de bondir dans l’un de ces bateaux, de partir vers une destination inconnue la traverse un instant. Mais où pourrait-elle aller ?
Les paroles de Victor roulent encore à ses oreilles :
— Tout va bien, Nora ! J’avais besoin de temps. Vous m’en avez donné.
Il avait eu un ricanement sinistre. Comment un homme aux traits si charmants peut-il évoquer tant de noirceur ?
— Qu’il revienne, ce cher Lucas ! Il ne la retrouvera pas. Elle s’en va. Ce n’est qu’une question d’heures. À son retour, elle sera partie.
Nora devrait sourire : Victor a réussi, sa rivale s’en va. Pourtant, en ce moment, elle a envie de se cacher, comme si quelque chose de terrible allait arriver. Il est certainement trop tard pour l’étrangère. Quelle que soit sa destination, cette Annabelle est déjà perdue. Mais Nora se demande comment elle-même peut maintenant se protéger de Victor et si leur sordide association est terminée.
Il y a peu de temps, elle croyait toucher du doigt le bonheur, puis cette fille était arrivée et avait tout piétiné. Ensuite, Victor avait répandu à son tour le malheur dans sa vie. Et il y avait eu cet accident… Lucas avait failli mourir. Nora en a encore la nausée… Elle ne peut s’empêcher de penser que Victor, d’une manière ou d’une autre, a quelque chose à voir avec cela…
Nora se souvient de ce jour. C’était un matin ensoleillé, un matin où l’on n’attend pas une tempête. Elle n’avait pas voulu les accompagner. Lucas était parti avec la certitude d’avoir fait son devoir, avec un sourire impatient soudé à ses lèvres… Elle revoit cet insupportable sourire qui se dessinait déjà pour celle qui l’attendait là-bas ! Nora n’avait pas supporté cette expression de joie sur le visage de Lucas.
Car le visage de Lucas n’est pas fait pour la joie. Non, cela le rendait banal. Un grand gaillard heureux, voilà ce qu’il inspirait à Nora, ce jour-là. Lucas était fait pour les grands sentiments : la colère, la passion. Mais cette expression béate de passivité contemplative… Non, ce n’était pas lui !
Ce matin-là, Nora avait laissé partir un Lucas qu’elle ne reconnaissait pas. Comme elle s’était sentie vide ! Tout aurait pu s’arrêter là. Cette vision avait posé un voile bienfaisant sur ses sentiments. C’était le moment de faire la paix avec elle-même, d’arrêter cette folie. Lucas n’était pas ce qu’elle croyait. Ce n’était qu’un homme comme les autres. Ici, dans ce lieu de misère humaine, il devenait ordinaire. Un beau visage, un corps athlétique, comme il y en avait tant de par le monde.
Tout aurait pu s’arrêter là…
Il était parti et elle s’était sentie curieusement légère, soulagée. Elle s’était sentie prête à rappeler ce serveur qu’elle avait laissé en plan l’autre jour et qui lui avait laissé un message résigné. Elle imaginait dîner avec lui dans ce restaurant japonais. Elle se voyait déjà minauder pour se faire pardonner sa disparition et son silence. Elle savait qu’elle trouverait les moyens de le séduire. Elle était heureuse de rêver enfin à d’autres bras.
Oui, tout aurait pu s’arrêter là et laisser autre chose commencer. Mais, alors qu’elle s’apprêtait à tourner le dos à cette ancienne vie et à se lancer dans un avenir nouveau, une rumeur avait retenu son attention parmi les réfugiés dans le hangar. Elle avait entendu un groupe évoquer un accident. Certains étaient partis à la hâte. Un pressentiment s’était emparé de Nora et elle avait attendu.
Les heures avaient défilé au rythme d’autres rumeurs. L’évocation d’un malheur l’avait fait trembler longtemps. Le jour avait laissé place à la nuit et le sommeil s’était mis à fuir les esprits. Nora était de ceux-ci. Elle attendait sans bouger en fixant les flammes d’un feu. Des murmures autour d’elle présageaient le pire. Elle entendait les voix, mais refusait de comprendre.
Finalement, ils étaient revenus, plusieurs heures plus tard. Leurs vêtements étaient trempés et tachés de sang. Un homme portait Lee Brown. Le maire et Lucas suivaient derrière, d’un air morne. Ils semblaient épuisés, dévastés. Le bel élan qu’ils affichaient à leur départ s’était évanoui.
Nora avait observé Lucas longtemps, dans l’ombre. Il parlait avec son père, tout bas. D’où elle était, elle ne pouvait entendre ce qu’ils se disaient. Mais la conversation paraissait agitée. Les deux hommes n’étaient une fois encore pas d’accord. Lucas tenait tête. Nora le regardait rallumer cette flamme au fond de ses yeux. Elle était fascinée.
Et puis, l’apaisement était revenu entre les deux hommes. Le calme, les sourires. Au milieu des paroles murmurées, le maire avait prononcé un mot que Nora parvint, malgré elle, à déchiffrer. Un mot. Un prénom en fait, qui fit baisser les yeux à Lucas, qui fit ployer son cou de taureau. À nouveau, il regardait le sol avec cet air béat qui le rendait tellement ordinaire.
Nora était sur le point de se lever, de partir, de tourner le dos. Était-ce pour cela qu’elle avait attendu ? Pour voir revenir ce même étranger qu’est devenu celui qu’elle croyait aimer ? Elle se sentait envahie par cette sensation de gâchis et de ressentiment qui l’avait saisie immédiatement lorsqu’elle avait revu Lucas.
Mais le maire avait été plus rapide qu’elle. Il s’était levé, avait laissé son fils seul. Elle l’avait vu grimacer alors et s’isoler. Elle l’avait suivi en silence dans un recoin du hangar et l’avait regardé ôter sa veste. Malgré le manque de lumière, il était facile de distinguer la large plaie qui s’ouvrait jusque sous son épaule. Nora s’était éloignée, sans un bruit. Tout aurait pu s’arrêter là. Oui, tout aurait pu s’arrêter là, mais elle était revenue une heure plus tard avec un sac rempli de compresses et de médicaments.
À son retour, Lucas était au même endroit, recroquevillé contre le même mur, immobile, dans le noir, la tête baissée, comme inconscient. À la lumière de la torche, il avait ramené sa veste sur son épaule, d’un geste lent. Lorsque le tissu s’était posé sur la plaie, il avait pincé les lèvres pour retenir un cri de douleur. Puis, il avait levé les yeux. Il lui avait fallu quelques secondes avant de reconnaître Nora. Encore une fois, il avait essayé de repousser ses gestes. Il lui avait demandé de partir. Encore. Nora n’avait pas écouté.
Elle avait ôté la veste, ouvert avec de petits ciseaux le t-shirt déchiré et ensanglanté de Lucas. Sa peau était brûlante, ses yeux vitreux comme sous le coup de l’ivresse. Malgré ses plaintes, il avait laissé faire Nora, ce qu’il ne pouvait faire pour lui-même.
Une fois le pansement posé, Lucas avait bu l’eau et l’aspirine que lui avait tendues Nora. Il s’était laissé aller dans ses bras, comme un enfant et s’était endormi presque aussitôt.
Tout aurait pu se terminer ainsi, certes. Mais comment s’y résoudre lorsque les sentiments se consument encore et que les corps s’appellent ? Nora était restée toute la nuit auprès de Lucas.
Le lendemain, son père avait trouvé un moyen de partir avec le blessé qui était sorti comme un miraculé de ce naufrage, mais dont l’état semblait à présent s’aggraver. Il avait donné ses consignes aux autres : ils pouvaient assister à la dernière marche, mais, après, il leur faudrait rejoindre la presqu’île. La scierie ne pouvait fonctionner sans eux et il en allait de la survie de la forêt. Comme si la forêt attendait après eux pour continuer à se répandre, avait pensé Nora !
Lucas avait tenu bon face à son père, face aux autres. Même au téléphone avec cette idiote, il avait fait le fier. Mais, la nuit, la fièvre était revenue. Nora était certaine qu’il avait quelque chose de cassé, que sa plaie s’infectait, qu’il lui fallait des antibiotiques. Elle avait insisté pour qu’il aille voir un médecin, était prête à l’accompagner aux urgences… Mais, loin de son père, loin de l’étrangère, Lucas était redevenu Lucas et il était impossible de lui faire entendre raison.
Chaque nuit, Nora continuait ses soins, comme une infirmière de l’ombre. Elle se glissait près de lui à la lumière d’un feu qu’elle ménageait tout près pour calmer ses tremblements, changeait le pansement dont la plaie suintait un peu plus chaque jour. Il tenait le jour et, la nuit, sombrait un peu plus. Nora était là et il se cramponnait à elle en murmurant un prénom, chaque fois le même, celui de l’autre, que Nora prenait soin d’ignorer. Car, c’était elle qui était près de lui, pas cette fille qui le laissait souffrir sans bouger le petit doigt. C’était elle qui le tenait dans ses bras, qui calmait sa fièvre et réchauffait son corps glacé. C’était elle qui passait ses nuits, serrée contre Lucas.
Au bout du compte, ce prénom n’était rien. Rien qu’un mot lancé dans le silence d’un hangar, dans l’ombre de la nuit. Personne ne l’entendait, ce prénom, même pas elle. Car Nora n’y accordait aucune importance. Le pincement au cœur qu’elle éprouvait au début se faisait plus léger chaque nuit. Car qui était là pour lui encore ? Ne le lui avait-elle pas dit ? L’autre s’en va et il devra se faire à cette idée : bientôt, il devra s’y résoudre, il ne lui restera plus que Nora.
Sans doute, le soupçonnait-il déjà, car, au matin, il disait de moins en moins de choses. Le premier matin, il avait ouvert les yeux sur elle et l’avait repoussée en lui demandant de le laisser tranquille. Mais, comme toujours, elle n’avait pas écouté. La bouche de Lucas n’était pas faite pour les paroles, seulement pour les baisers. Non, elle n’avait pas écouté les paroles de Lucas. Elle était revenue la nuit suivante. La fièvre était encore là, rendant Lucas faible et muet.
Maintenant, il était réduit au silence, même au matin, vaincu par cette situation, par elle, par cette blessure qui ne guérissait pas. Les rôles étaient inversés. La proie maintenant ce n’était plus elle. Comme elle aurait aimé que cette situation se prolonge ! Certes, Lucas était trop faible pour les caresses, mais il était à elle ici. Ce hangar insalubre devenait un palais pour Nora, un palais où son bonheur pouvait enfin se réaliser…
Mais c’était sans compter sur tous les autres, ces ombres qu’elle ne voyait plus et qui les entouraient tout de même. Ils leur jetaient des regards accusateurs que Lucas ne voyait pas, perdu lui-même dans sa douleur, et dont Nora n’éprouvait aucune honte. S’ils ont cru un jour que Lucas appartenait à une femme, les voilà enfin devant l’évidente vérité : il était à elle, il avait toujours été à elle. La rumeur de sa liaison avec l’étrangère avait sans doute fait parler, alors que leur relation était restée secrète. Évidemment, Nora était une habitante d’Utoh, une ordinaire habitante. Elle n’avait pas ce soupçon d’exotisme qui avait rendu la liaison de Lucas avec l’autre si amusante. Mais, peu importe, le voile se levait enfin ! Et Lucas ne pouvait que se plier devant cette évidence !
— Nora…
La voix de Lucas. Peu importe le froid. Peu importe l’odeur. Peu importe la faim. Se réveiller avec le son de cette voix efface le manque de confort. Nora ouvre les yeux. Il fait à peine jour. Lucas est assis à côté d’elle. Ses cheveux sont collés à son front. Son visage est pâle. La lueur au fond de ses yeux semble s’atténuer un peu plus chaque jour, ne laissant place qu’à une crispation douloureuse. Ce pli de tristesse au coin de ses yeux… comme tout cela le rend beau !
Nora se soulève sur un coude et sourit. Autour d’elle, les autres vont et viennent, les bras chargés. Ils plient bagage. Le hangar se vide. Nora se souvient : c’est aujourd’hui qu’ils s’en vont. Son sourire tombe.
— Nora, on va partir dans quelques minutes. Le temps d’arriver à la gare routière… commence Lucas le souffle court.
— Luke, tu n’es pas en état de faire ce voyage. J’ai une amie qui peut nous accueillir tous les deux. Tu seras mieux qu’ici. Tu te remettras vite…
— La seule manière de me remettre, c’est de rentrer… Si je reste…
Lucas reprend après un long soupir :
— Tu m’as beaucoup aidé, Nora. Je te remercie pour tout. Mais il faut que l’on rentre…
Une quinte de toux l’interrompt.
— Oh, Luke ! Si tu m’avais écoutée… Si tu m’avais laissée t’emmener à l’hôpital… regrette Nora en tendant une main vers lui.
Il arrête son geste et ne répond pas. Il regarde un instant les autres s’affairer autour de lui. Nora remarque un sac à dos déjà prêt aux côtés de Lucas.
— Bon, je me prépare et je vais t’aider dans ce cas, lance-t-elle d’une voix chantante.
— Rentre si tu veux, Nora. Je ne peux pas t’en empêcher, c’est chez toi aussi. Mais, là-bas, je vais retrouver Annabelle…
— Et qu’est-ce qui te dit qu’elle t’a attendu, hein ? lance tout à coup Nora d’une voix atone.
— Pourquoi… ? Pourquoi tu dis ça, Nora ? souffle Lucas en grimaçant comme si cette idée pouvait lui être physiquement douloureuse.
— Oh, Luke ! pavoise Nora. Elle s’en fiche de toi, voyons ! D’ailleurs, elle est où en ce moment ? Qui te dit qu’elle n’en a pas eu assez et qu’elle n’est pas partie ?
Lucas garde le silence un instant, puis répond :
— Nora, si elle est partie… c’est qu’elle aura eu une bonne raison de le faire. J’ai confiance en elle.
Lucas tourne le dos et se lève lentement en tenant son bras meurtri. Le regard embué de larmes, Nora ne le voit pas disparaître. Elle est aveugle tout à coup et se replie en elle-même. Elle repense à Victor. Tous ces efforts… Tous ces efforts pour ça ?!
Elle croyait pouvoir contempler la souffrance de Lucas, lui rendre l’absence insupportable, le convaincre finalement que l’autre n’était rien, être l’alternative… Mais il a confiance en elle ! Il est prêt à attendre son retour ! Et, Nora en est sûre : si elle en a l’occasion, cette fille reviendra !
Si Victor savait cela, il serait furieux ! Nora en a la nausée. Il lui a assuré que l’étrangère serait partie, mais il ne lui a pas dit pour combien de temps. Si elle revenait ? Non, il ne faut pas qu’elle revienne. Comment contacter Victor pour le prévenir ? Comment lui dire qu’il faut qu’il la garde, qu’il l’enferme, qu’il rende son retour impossible ? Comment lui dire ? Nora n’a aucun moyen de le joindre. C’est toujours lui qui appelle d’un numéro à chaque fois différent…
Une pensée vient calmer ses sanglots : il faut qu’il rende son absence définitive… Un sourire commence à naître sur la bouche de Nora. Et si Victor l’avait tout simplement tuée ? Oui, il en est capable, elle en est certaine. Il y a suffisamment de violence en lui pour cela… Dans ce cas, aucun retour possible.
Dans l’ombre de ses mains, une autre image apparaît à Nora. Elle voit du sang. Ses doigts en sont maculés. Ce n’est plus le sang de Lucas qu’elle éponge avec douceur. Non, Nora voit le sang de l’étrangère qui coule à gros bouillons d’une plaie minuscule. Un couteau suffirait… Le sang forme une mare épaisse sur le sol. Et, dans tout ce sang, Nora dilue sa peine en une libation macabre. Elle reste un long moment, le visage baigné de larmes, à se repaître de cette vision.
Si Victor laisse cette fille lui échapper, si elle a le malheur de revenir à Utoh, Nora devra trouver le courage de mettre un terme à cette romantique attente. Quitte à ne jamais connaître l’amour de Lucas, autant être sûre alors qu’elle ne soit pas la seule à pleurer sur son sort !
Chapitre XVII
Au commencement était l’eau.
Au commencement étaient le silence et la plénitude de l’immensité bleue. Et dans ce silence – de ce silence – est apparue la vie. Car de l’eau découlent toutes les formes de vie. L’œuvre de création s’est opérée dans cet univers parfait sur des siècles et des années. D’invisibles mains ont assemblé une à une les cellules avec précision et rigueur. La vie s’est formée, a éprouvé ses premières forces, puis, peu à peu, a émergé des flots et s’est répandue sur la terre.
L’équilibre a été maintenu longtemps. Mais l’homme est apparu, fruit naturel de cette chimie. Ingrat et méprisant, il étouffe aujourd’hui son créateur sous les débris qui marquent son passage. Il affaiblit les forces qui l’ont forgé. Il écrase le géant qui l’a modelé. Cela aurait pu entraîner la chute de cette puissance muette, mais les mains invisibles se sont dotées d’un corps. Et maintenant, il est temps de ramener la vie à son point de départ, de revenir à la source de tout, de sauvegarder ce qui doit l’être. D’empêcher l’homme de détruire davantage.
Le jour se lève. Comment le devine-t-il dans cet univers aquatique qui laisse si peu de place à la lumière et à la chaleur ? Il le sait, il le sent. Comme il sait qu’elle va encore venir à lui, qu’elle est tout près, qu’elle va apparaître bientôt. Il se surprend à en éprouver une pointe d’impatience.
Un courant cherche à le faire dériver. Victor ne lutte pas et se laisse emporter au large quelques instants. Ses pensées, elles aussi, se dispersent et l’image de sa main au creux de sa nuque lui revient tout à coup. Pourquoi a-t-il eu ce geste ? Lorsqu’il repense à ce moment une étrange sensation le saisit, lui qui a toujours repoussé ceux qui l’entouraient, cherche aujourd’hui la présence d’un être plus solitaire que lui… Sa peau était douce…
Pendant un court instant, il a une pensée amusée pour ce chien qui est parti sur le continent sans se méfier. Dans peu de temps, Annabelle sera à lui et cet imbécile d’animal ne sera alors pour elle qu’un triste souvenir. Avec elle, ses projets ne connaîtront plus de limites, ils n’auront plus besoin de se cacher.
Car elle s’est laissé convaincre…
— Tu comprendras mieux qui tu es en étant au milieu des tiens. Il faut que tu les voies. Quand tu seras avec eux tous. Tu comprendras qui est ta vraie famille.
Il avait dit les mêmes mots que les jours passés, les mêmes phrases. Mais, cette fois – enfin –, elle n’avait pas gardé le silence :
— Laisse-moi une journée.
Ce sont les mots qu’Annabelle a lancés à Victor avant de disparaître.
Maintenant, malgré son corps immatériel, dissout, étiré à l’infini au cœur de l’élément aquatique, il sourit. Car demain, elle sera à lui. À lui. Bientôt, le monde sera dans leurs mains.
À eux deux, l’équilibre pourra revenir. Tout sera à nouveau comme les choses doivent être. Cela ne peut être autrement, car au commencement était l’eau, et de l’eau viendra le dénouement…
***
« Sa vraie famille… »
Le paysage défile. Elle suit le soleil dans une course à rebours. Les heures défilent à l’envers. Elle survole la forêt puis l’océan à la vitesse du vent. Elle laisse les courants contraires la bercer parfois, se laisse divertir et reprend son cap. Très vite, elle aborde les côtes de son ancien pays. Elle reconnaît les paysages, rien n’a changé. Il lui semble être partie depuis si longtemps et pourtant…
« Sa vraie famille… » Elle s’est sentie mal lorsque Victor a prononcé ces mots tout à l’heure. Avec de simples paroles, c’est toute sa solitude ici qui a éclaté, et l’absence des êtres qu’elle a perdus…
Annabelle a pris sa décision sans vraiment y réfléchir : elle irait à la rencontre de ces autres pareils à elle, mais d’abord, il fallait qu’elle revoie quelqu’un. Sa sœur. Le seul membre de sa vraie famille qui lui reste et dont Victor ignore encore l’existence.
Elle est partie très vite, sans manger. Une brûlure d’estomac l’avait arrêtée. Était-ce lié à la vision de son téléphone silencieux resté sur le comptoir de la cuisine ? Si elle n’était pas dans le ciel en ce moment, sous cette forme qui ne peut éprouver la douleur et la peine, alors sans doute verserait-elle encore des larmes pour Lucas. Mais, pour l’instant, le poids de ce cœur qui pèse trop lourd ne se fait pas sentir. Le voyage se poursuit dans la lumière du jour. Le temps s’étire. Toute notion de durée disparaît.
Au loin, Annabelle reconnaît déjà des monuments. Sa sœur est ici, tout près. Mille souvenirs lui reviennent en mémoire. Elle se rapproche des toits, s’engouffre dans une rue, puis une ruelle et, à l’ombre d’une cage d’escalier désertée, reprend forme humaine.
Avant de sortir, Annabelle reste un instant dans sa cachette aux aguets. Les vieux réflexes ont la vie dure ! Elle tend l’oreille. Aucun bruit, aucun mouvement ne trahit une présence. Non personne ne l’a vue. Elle sort, longe la ruelle, puis arpente la rue à grandes enjambées. Le bureau de sa sœur se situe à quelques mètres. Elle se poste devant un café et attend. Face à elle, de l’autre côté de la rue, les portes vitrées de la société restent fermées.
Elle regarde autour d’elle. Un sentiment de mal-être lui revient, celui même qui l’avait poussée à partir. Toutes ces habitations, toute cette activité, le bruit incessant, elle ne supportait plus cette vie. Il faut lever la tête haut pour voir le ciel. Elle se sent oppressée par toute cette agitation et ferme les yeux un instant pour se forger un espace autour d’elle, un espace qui n’appartient qu’à elle, un espace qui n’est visible de personne d’autre qu’elle…
Dans ce lieu imaginé, il y a des arbres, partout. À ses pieds, il y a des fleurs, violines au cœur de neige. Elle ne parvient pas à se remémorer leur parfum, mais elle sait qu’il la soulage comme un baume sur une plaie, comme une épaule où elle peut déposer sa peine. Elle voit sa petite maison, le soleil qui perce à travers les branches, faisant briller la végétation humide. Elle emplit ses poumons de l’air pur et frais qui caresse sa peau. L’odeur de la terre l’apaise. Lucas… Il ne manque que le contact de sa peau dorée…
Annabelle ouvre brusquement les yeux et frotte ses paupières. Son regard est attiré par les allées et venues d’un serveur dans un café. Elle le regarde longtemps naviguer, comme un pantin mécanique, des tables au comptoir. Annabelle attend un peu plus d’une heure. Puis, tout à coup, les portes vitrées s’ouvrent face à elle, laissant sortir des groupes d’employés en costume. Sa sœur ne devrait plus tarder. Et si elle restait déjeuner à son bureau aujourd’hui ? Alors elle entrera et s’annoncera à l’accueil. Peut-être ne travaille-t-elle pas aujourd’hui ? Annabelle s’en veut un peu d’être partie sans annoncer sa venue…
La porte s’ouvre et se ferme sans arrêt maintenant. Annabelle reste concentrée pour ne pas la manquer au milieu de cette foule qui s’éparpille de part et d’autre de la rue. Elle enfonce ses mains dans les poches de son blouson et fait un pas pour s’approcher quand elle la voit. Petite et menue, avec de longs cheveux bruns ondulés ramenés en chignon sur sa tête. Un homme et deux femmes l’entourent. Ils parlent, elle les écoute avec attention. Annabelle ne fait pas un geste, ne dit pas un mot mais, machinalement, comme si elle répondait à un appel muet, sa sœur tourne la tête vers elle.
Son visage fermé jusque-là s’ouvre en une expression de surprise, qui devient aussitôt un sourire chaleureux. Elle dit quelques mots aux personnes qui l’accompagnent. Ils se tournent dans la direction d’Annabelle, l’air surpris, la détaillent un instant avec curiosité, puis tournent les talons et reprennent leur marche. Annabelle, mal à l’aise, les salue d’un hochement de tête, mais ils ne la regardent déjà plus.
Elle a toujours eu l’impression d’avoir l’air incongru pour les gens de la ville habillés à la dernière mode. Aujourd’hui, peut-être plus encore. Elle a une mine affreuse et arbore son éternel trio : t-shirt, jean, baskets. Agrémenter sa tenue d’accessoires assortis a toujours tenu du casse-tête pour elle. Plus jeune, elle enviait ces filles qui avec un foulard savaient se donner des airs de reine de Sabbat.
Un instant, son vieux complexe se réveille sous le regard de ces inconnus. Ils passent leur chemin, continuent leur conversation, saluant sa sœur du bout des lèvres. Mais, cette fois, il n’y a pas la souffrance de ne pas se sentir conforme. Cette fois, ce qui la détache du cadre, c’est cette sensation de n’appartenir plus à ce monde-là. Celui des hommes, bien ordonné. Non, c’est fini tout cela. Elle a basculé. Elle a trouvé ce lieu qui la protège et où elle se sent bien. Annabelle sourit.
Sa sœur lui adresse un geste, regarde de chaque côté de la route et se lance au milieu du flot de véhicules, en trottinant d’un pas cadencé sur ses talons hauts. En quelques secondes, elle l’a rejointe et plante son regard dans le sien. Ses pupilles sont pailletées d’or, comme celles d’Annabelle, mais d’une nuance qui tend vers l’orangé. Les deux sœurs tombent dans les bras l’une de l’autre et restent un long moment à s’étreindre.
— Je suis si heureuse de te voir ! Je ne pensais pas que tu mettrais si longtemps à revenir. Mais te voilà… enfin ! Depuis quand es-tu là ? Tu t’es installée où ? Si besoin, tu sais que…
— Nita, je suis désolée… Je suis juste de passage… pour te voir et puis… il faut que je reparte…
— Encore dans ta forêt ?
Annabelle ne relève pas le ton sarcastique de sa sœur qui n’a jamais compris son choix de vie. Elle poursuit :
— Pas tout à fait… Il faut que je t’explique…
— On va se poser dans un café alors, on sera plus à l’aise pour parler. Je t’invite. T’es toute pâle, dis donc. Ça va ?
— Oui, ça va. Un peu fatiguée… à cause du voyage.
— Ah…
Elles s’installent à une table libre en terrasse.
— Raconte-moi alors.
— J’ai rencontré quelqu’un…
— Cool ! Il est beau ?
Annabelle sourit, gênée :
— Oui, mais… Ce n’est pas ce que je voulais dire… J’ai rencontré quelqu’un mais ce n’est pas de lui que je voulais te parler…
— Depuis combien de temps ?
— Plusieurs mois, un an, je crois, mais c’est compliqué en ce moment… Je crois que c’est… terminé…
— Ah pardon…
— Mais j’ai fait la connaissance de quelqu’un… de quelqu’un comme nous, Nita !
À ces mots, sa sœur se rembrunit.
— Il vit avec une communauté sur une île… où presque tous sont… Enfin, tu vois.
— Et tu vas vivre là-bas maintenant ?
— Non, juste les rencontrer. Ma maison, c’est Utoh, sourit Annabelle en lançant un regard autour d’elle. Je vais passer, au plus, quelques jours sur cette île et puis, je rentrerai…
— Fais bien attention à toi, Anna… souffle sa sœur d’une voix éteinte.
— Bien sûr ! À moins de me mettre dans une cuve étanche, que veux-tu qu’il m’arrive ? Enfin, Nita, je vais peut-être en savoir plus sur ce que nous sommes. Et surtout, surtout, nous ne sommes pas seules !
Sa sœur reste silencieuse et ses yeux semblent fascinés par le mouvement des véhicules et des passants dans la rue. Le sourire qui l’avait accueillie, a quitté son visage.
Annabelle reprend avec douceur :
— Anita, je voulais te voir avant d’aller là-bas. Je voulais que tu saches. Je pensais que, peut-être, tu voudrais… venir avec moi.
Sa sœur tourne la tête brusquement vers elle, outrée, comme si on venait de l’insulter :
— Je ne peux pas partir comme ça, Anna, j’ai mon travail ! Et puis, il y a Juan ! Qu’est-ce que je lui dirais ?
— Il ne sait pas… ?
— Bien sûr que non ! Tu es folle ! Comment lui dire ? Il ne comprendrait pas, il me quitterait… Oh, Anna ! Tu ne te rends pas compte ! continue-t-elle en baissant la voix. C’est dur… tellement dur ! Chaque jour est un combat pour… pour ne pas lui faire de mal… Après tout ce temps, je ne suis pas sûre encore de pouvoir le contrôler…
— Oh, Nita… Et si tu venais, tu apprendrais certainement des choses… comment faire avec ce pouvoir. Tu n’es pas un…
— Si, si, j’en suis un ! Pour toi c’est facile, ça a toujours été plus facile, mais moi… C’est tellement lourd à porter !
Sa sœur baisse ses paupières humides vers son sac pour en sortir un mouchoir en papier.
— Excuse-moi, Nita, je n’aurai pas dû t’embêter avec tout ça… Là-bas, c’est tellement plus simple de vivre… comme on est… J’aimerais partager ça avec toi, alléger tout ce qui pèse sur tes épaules…
— Ne t’en fais pas, Anna, ça va aller. J’ai l’habitude. Et puis, ça me fait tellement plaisir de te voir. Ça faisait longtemps… trop longtemps…
Le serveur s’approche. Anita ouvre la carte qui est devant elle.
— Alors qu’est-ce que tu veux manger ?
— Je n’ai pas très faim.
— J’espère que ce n’est pas de ma faute.
— Non, j’ai peu d’appétit en ce moment et j’ai bien mangé ce matin, ment Annabelle. Il faut que j’y aille de toute façon…
— Déjà ?
Annabelle hausse les épaules.
— Il m’attend. Tu viendras me voir ?
— Où ça sur ton île ou dans ta forêt ?
— Ce n’est pas mon île, je ne l’ai encore jamais vue. Et puis, je ne ferai qu’y passer. Tu auras plus de chance de me retrouver dans la forêt d’Utoh.
Elles échangent un sourire.
— Anna, franchement, tu me vois, moi, dans ta forêt ?
— Tu n’imagines pas comme tu y as ta place… soupire Annabelle.
À ces mots, le visage de sa sœur s’assombrit. Depuis la mort de leur mère, Anita a voulu envers et contre tout se sociabiliser, quitte à renier sa nature véritable, convaincue que leur différence les rendait inadaptées à vivre dans ce monde. À l’inverse, Annabelle a rejeté la société, sans révolte, sans s’imposer aux autres, en s’isolant de ce monde qui n’était pas fait pour elles. L’une et l’autre ont pris des chemins opposés sans pour autant se perdre de vue ou en éprouver de la rancœur. Ce constat s’impose une fois encore à elles aujourd’hui.
Annabelle s’approche pour dire au revoir à sa sœur. Anita la serre dans ses bras longtemps et n’ose pas lever ses yeux rougis lorsqu’elles se séparent. Elle suit Annabelle jusqu’à l’entrée d’une ruelle. Les deux sœurs se séparent sans un mot. Une brusque rafale emporte Annabelle. Anita la suit des yeux un instant en essuyant ses joues. Elle lève une main pour faire un signe au souffle invisible qui s’éloigne, puis, se ravise et se dirige vers son bureau.
Chapitre XVIII
Il les observe, immobile. Chaque clignement d’œil lui paraît inutile, il essaie de lutter sans y parvenir. Chaque craquement, chaque pépiement alentour, le fait sursauter et lui fait tendre un peu plus l’oreille. Ont-ils bougé ou prononcé un son pendant un maigre intervalle d’inattention ? Cela fait deux soirs qu’il n’a pas rejoint sa case. S’il tourne le dos, il en est certain, ils bougeront, ils prononceront ces phrases qui lui permettraient de comprendre…
Mais rien ne vient. Rien ne viendra peut-être jamais plus, et pourtant… Il est intimement persuadé qu’il faut croire, que quelque chose va bouleverser son quotidien. Bientôt. Erik est tellement sûr que tout cela n’est pas arrivé par hasard… que tout cela n’est pas le fruit de son imagination… Les êtres végétaux ne seraient jamais sortis de leur immobilité si quelque chose de grave ne se tramait. Quelque chose qui le concerne. Lui et son semblable. Mais qui ? Un autre enfant ? Qui est-il ? Ce mystérieux Utoh peut-être ? Comment viendra-t-il à lui ?
Il observe longuement les visages immobiles qui se contemplent avec un sourire doux. Mille questions tournent dans sa tête quand un bruit lui fait tendre l’oreille. Ce ne sont pas les oiseaux. Quelqu’un vient. Il hésite un instant à se cacher mais ne fait pas un geste : dans cet endroit, même s’il y est malheureux, il n’a aucune raison de s’enfuir.
Madeleine apparaît entre les feuillages.
— Erik ! Te voilà enfin ! On te cherchait partout ! Qu’est-ce que tu fais là ? On commençait vraiment à s’inquiéter !
Erik la regarde approcher sans bouger. Sans répondre non plus. Comment pourrait-il lui expliquer ? Soudain, quelque chose attire son attention. Il met un doigt sur sa bouche, intimant le silence à Madeleine. Celle-ci, surprise, se tait aussitôt.
D’autres pas se font entendre.
Cette fois, Erik se lève et se poste face à l’origine du bruit. Avant de voir émerger sa silhouette, il reconnaît la voix de Victor. Il se raidit et lance un regard à Madeleine. Le visage, habituellement doux de la jeune femme, s’est fermé. Depuis quand est-il revenu ? Erik le croyait parti pour toujours…
— Tu vas voir. Ils sont juste là.
Il n’est pas seul. Erik jette un œil vers Madeleine qui est devenue livide. À qui peut-il bien parler ? Il n’a pas le temps d’émettre des hypothèses. Victor émerge de la végétation dense. Il arbore un sourire qu’il perd en croisant le regard du garçon. Il ignore crânement Madeleine, qui reste, quant à elle, sans voix.
— Tiens ! Je ne devrais pas avoir l’air étonné de te voir là, moucheron.
— C’est moi qui suis étonné de te voir là, Victor, rétorque l’enfant.
Comme toujours lorsqu’il est en présence d’Erik, Victor a l’air terriblement contrarié. Il pince les lèvres et lance un regard noir au garçon. Puis, un murmure émerge du silence. Ce n’est pas la voix, gutturale, des êtres végétaux qui sont toujours immobiles dans le dos d’Erik. Non, c’est une voix douce, comme l’est celle de Madeleine. Mais ce n’est pas la voix de Madeleine.
Une silhouette se dessine derrière Victor. Une jeune femme s’avance et se poste aux côtés du jeune homme blond. Elle est à peine plus grande qu’Erik. Ses cheveux sont coupés très courts. Elle est habillée en noir, de la tête aux pieds. Sa peau est très pâle et ses yeux… Erik se rappelle avoir croisé un regard aussi intensément doré. Il y a tellement longtemps… Il est surpris de s’en souvenir encore.
La voix de Victor le ramène à l’instant présent :
— Je t’ai parlé de lui. Le plus jeune… Erik.
— Oui.
Elle plonge son regard dans celui d’Erik. Il y lit de la curiosité, un peu de joie, une profonde tristesse et beaucoup de force. Il est troublé. Que fait une fille pareille avec ce sale type de Victor ? La fille esquisse un sourire et lève les yeux vers Madeleine qui la détaille, visiblement mal à l’aise.
— Et voici Madeleine, la fille de Roger… Tu sais, Roger, tu l’as rencontré l’an dernier. Tu te souviens de lui ?
— Bien sûr, je me souviens.
L’inconnue s’approche en tendant une main à Erik.
— Enchantée, je m’appelle Annabelle, Annabelle Quibem. Je suis très heureuse de faire votre connaissance, commence-t-elle.
Erik presse une seconde sa main, presque aussi menue que les siennes. La jeune femme se tourne ensuite vers Madeleine qui ignore son geste et demande à Victor :
— Est-ce que je peux te parler ?
— Le moment est mal choisi…
— Je ne crois pas, non. Je ne savais pas que tu étais revenu… que tu reviendrais… Il n’y aura peut-être pas d’autre moment pour te parler… Il vaut mieux que ce soit moi, d’ailleurs, plutôt que mon père…
Victor hausse les épaules, en levant les yeux au ciel. Il se tourne vers la jeune femme en noir :
— Anna, je te laisse une minute. Ça ne te dérange pas ?
— Pas du tout. Je retourne vers la plage.
Victor et Madeleine disparaissent, laissant seuls la nouvelle venue et Erik. Avant de rebrousser chemin, l’inconnue reste un moment à regarder les deux arbres face à elle. Le garçon en profite pour la détailler. Elle est étrange, perdue, comme tous les habitants de cette île. Soudain, quelque chose passe sur le visage de la jeune femme, comme si un dialogue muet était en train de s’opérer entre elle et les êtres végétaux immobiles. Une émotion impalpable passe de cette fille aux arbres. Erik le sent, car cette émotion le traverse lui aussi à chaque fois qu’il vient ici. Lentement, comme à regret, elle quitte l’endroit et se dirige vers la plage toute proche.
Sans comprendre pourquoi, Erik se met à la suivre à quelques pas de distance. Annabelle se retourne de temps à autre, un léger sourire sur les lèvres. Il affecte à chaque fois de regarder ailleurs, mais continue de marcher derrière elle. De son côté, la fille marche lentement, elle sait qu’il est là et ne cherche pas à lui échapper. La présence d’Erik ne semble pas la déranger.
Annabelle arrive sur la plage et s’assoit sur le sable. Elle se perd dans la contemplation de l’océan. Le sourire est toujours là au coin de sa bouche, dénotant avec l’expression de tristesse qui ne quitte pas ses yeux. Erik s’approche et s’installe à ses côtés. Elle ne l’y a pas invité, mais il sent qu’elle ne le lui reprochera pas. Elle est venue avec Victor, mais elle n’est pas comme Victor.
Au bout de longues minutes à feindre de regarder les vagues, il se tourne vers elle et lui demande avec une assurance surjouée :
— Alors, c’est quoi ton truc à toi ?
— Mon truc ? répète Annabelle, amusée.
— Ben oui ! Qu’est-ce que tu sais faire ? insiste le garçon. Si Victor t’a amenée ici, c’est que t’as un truc… Tu vois ce que je veux dire, non ?
— C’est Erik ton prénom, hein ?
Le garçon acquiesce. La jeune femme sourit et regarde la ligne d’horizon, face à elle. Aussitôt une brusque rafale fond sur l’enfant, s’enroule autour de lui, réussissant presque à le soulever de terre. Un éclat de rire s’échappe de la bouche d’Annabelle devant l’air surpris du garçon. Elle le repose à terre doucement.
— Et toi, c’est quoi, ton truc ? demande-t-elle à son tour tandis que le vent s’apaise aussi vite qu’il est apparu.
L’enfant la regarde sans répondre. Les paroles des deux êtres végétaux résonnent à nouveau à ses oreilles : Enfant du vent. Les forces s’éveillent… Il arrive… Comment aurait-il pu deviner que son semblable serait une fille… ? Cette fille !
Annabelle le regarde, attendant qu’il dévoile son pouvoir.
— Si tu ne veux pas me montrer… ce n’est pas grave, tu sais. À ton âge, moi aussi…
Erik se concentre alors, une brise se lève, légère. La plage autour d’eux semble se mouvoir au rythme des vagues tout à coup. Puis, le sable se soulève en un voile fin et se met à danser doucement autour d’Annabelle. Elle regarde, un long instant, le spectacle autour d’elle, surprise et silencieuse, puis tourne lentement la tête vers Erik.
— Ouah ! C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui soit exactement comme moi… C’est fou ! Victor m’avait parlé du sable, mais…
— Victor est mauvais… Il ne sait rien.
Annabelle ignore sa phrase, toute à sa surprise. Elle continue :
— Un autre comme moi ! C’est fou ! Jamais je n’aurais imaginé !
Elle prend la main d’Erik. Abasourdi, il la regarde faire et se surprend même à vouloir presser cette main si douce qui lui rappelle qu’il est encore un enfant et que ce geste devrait lui être ordinaire. Il l’a vu faire tant de fois, par le passé, lorsqu’il était dans les rues : un geste de confiance, réconfortant. Erik détournait les yeux sur les enfants qui marchaient aux côtés de leurs parents. Il ne voulait pas voir ce à quoi il n’avait pas droit. Il ne regardait pas, ni l’amour des mères, ni les assiettes débordantes. Il fuyait la faim et sa propre solitude.
Annabelle continue :
— Je pensais bien que ce serait extraordinaire de venir ici. Mais… toi ! Comme je suis heureuse de te rencontrer ! Non, Victor n’a rien compris, ça non ! Il croyait que tu manipulais le sable, mais, en fait, tu es l’air, comme moi !
— Heu, non, je ne suis pas l’air. Je manipule le vent, c’est tout.
— Et c’est quoi ce petit accent ? Tu viens d’où ? demande-t-elle sur le ton de la plaisanterie.
— Amérique du Sud.
— Ouah ! Ça en fait une trotte…
— Je sais…
— Et tu arrives à y retourner ? Parce qu’à ton âge… Tu as quel âge ? 8… 9 ans ?
Erik hausse les épaules. Il a oublié le jour de son anniversaire. On ne le lui a pas fêté depuis si longtemps… L’orphelinat ne respectait déjà pas les bonnes dates, lorsqu’ils n’oubliaient pas tout simplement… Et puis, il s’en est enfui et a perdu la notion du temps.
— Tu arrives à couvrir une telle distance ? Quand j’étais petite… continue Annabelle.
— De quoi… ?
— Hé bien, quand j’étais petite, je n’allais jamais très loin…
— De quoi tu parles ? Je ne comprends rien.
— … En même temps, je n’avais pas le droit de trop m’éloigner, alors je n’ai jamais essayé de partir sur de longues distances… Mais…
— Attends ! Qu’est-ce que tu dis ? l’arrête Erik. S’éloigner ? Je ne peux pas partir d’ici. Ils m’ont emmené et je suis coincé maintenant…
— Oh. Tu n’as jamais essayé de… ? s’interrompt Annabelle.
Elle observe un long moment Erik avec un sourire vague, perdue dans ses pensées.
— Pardon ! Je suis désolée… Si personne ne t’a expliqué… C’est un peu normal… reprend-elle.
Elle pose une main sur l’épaule d’Erik en plongeant son regard dans le sien. Encore une fois, Erik la laisse faire, comme un petit animal sauvage qui décide de se laisser apprivoiser.
— Comment es-tu arrivée ici ? Le bateau ? demande Erik.
— Non, pas du tout, j’ai suivi Victor.
— Dans l’eau ?
— Non, Erik, avec le vent…
Erik garde le silence. La jeune femme sourit.
— Regarde. Je suis sûre que tu es capable de le faire aussi. Ferme ton esprit à tout sauf à l’air qui nous entoure. Sens le flotter autour de toi, en toi et… deviens-le.
Il regarde Annabelle disparaître sous ses yeux.
— Concentre-toi, entend-il Annabelle lui demander.
Le vent est là, autour de lui. Il tourne lentement. Erik prend une grande inspiration. L’air est en lui à présent.
— Erik, deviens l’air… Maintenant.
Devenir, l’air. Erik s’approprie cet élément qui lui était extérieur jusque-là. Il se laisse bercer par le souffle du vent qui tourne encore autour de lui. Il ferme les yeux avec l’impression de s’élever. Il se sent si bien.
— Mais… qu’est-ce qui m’arrive ? s’exclame-t-il en ouvrant les yeux, ou plutôt, comme s’il pouvait voir tout à coup à travers ses paupières. Son corps s’évapore sous l’impulsion d’une force invisible. Il sent ses mains, ses bras, ses jambes, sans parvenir toutefois à les voir encore.
Erik entend la voix d’Annabelle qui résonne autour de lui :
— Ne t’en fais pas. Je suis là. Je t’accompagne. Tu ne risques rien. Concentre-toi.
Le sol s’éloigne lentement. Il ne parvient pas à mesurer la distance qui le sépare de la plage, mais sa taille seule ne suffirait plus à lui faire toucher les pieds par terre. Il s’élève encore mais il n’a pas peur. Plus il se rapproche des nuages et plus il se sent en sécurité. Il regarde autour de lui. L’île paraît petite, il en fait le tour d’un seul coup d’œil. Cette vision l’amuse. Il distingue des silhouettes qui se déplacent sur la plage de l’autre côté de l’île. Ce ne sont que des points, mais il est sûr de reconnaître Roc et Ombre.
— Suis-moi.
La voix d’Annabelle s’élève. Elle semble tout près. Un souffle d’air le guide jusqu’à la plage. Il se laisse bercer un instant puis se résout à le suivre.
Au bout de quelques minutes, lorsqu’il reprend forme, Annabelle est à nouveau face à lui. Un sourire flotte sur son visage. Ses yeux sont fixés sur lui mais le regard de la jeune femme est perdu dans le vague. Il ne la connaît pas et pourtant, il se sent capable de lui donner ce qu’il est incapable d’accorder à aucun de ceux qui vivent sur cette île : cette part de confiance qu’il ne croyait pouvoir confier à personne. Pendant cette fraction de seconde, avant qu’elle ne reprenne ses esprits et que son sourire ne devienne plus franc, plus chaleureux, il oublie ses derniers doutes : elle est bien celle que les arbres ont annoncée, celle qu’il attendait.
Chapitre XIX
C’est l’heure cruelle où le temps la rattrape, où l’oubli lui échappe. Cette heure où il n’y a pas d’autres bras que les siens pour se refermer sur son corps. Cette heure qui lui rappelle qu’elle est seule et qu’elle n’est rien sans lui. Même ici.
Qu’espérait-elle au fond ? Qu’espère-t-elle toujours ? À son âge, elle découvre encore que la vie n’est pas un bonheur uniforme, mais une palette de nuances, toujours surprenantes qui saisissent l’observateur à son insu. Elle s’était projetée. Elle avait cru qu’il y aurait de la surprise, de l’enthousiasme et que cette sensation de vide la quitterait. Elle croyait – oh, comme elle avait voulu croire ! – que cette île serait une alternative au bonheur qu’elle avait perdu dans sa forêt…
Et maintenant… Comment trouver le sommeil, seule dans cette pièce étroite et inconnue ? Une fine natte sur le sol lui prodigue un confort spartiate. Pourtant, ce n’est pas cela qui l’incommode vraiment. Son corps baigne dans une fatigue écrasante. Une brûlure lui irradie l’abdomen. Manger lui est pénible et le peu de nourriture qu’elle est parvenue à ingérer ce soir ne fait à présent qu’accentuer son malaise.
Mais ce n’est pas encore cela qui la fait le plus souffrir. Non, ce n’est pas cela. C’est cette impression qui revient, qu’elle connaît si bien – trop bien – qui la poursuit. Cette impression qu’elle pensait avoir fait fuir pour toujours. Mais le gouffre s’est rouvert depuis que celui qui l’en préservait n’est plus là. Oui, le gouffre s’est rouvert. C’est un trou béant dans sa poitrine. Ce soir, Annabelle est sûre qu’il suffirait d’un peu de lumière pour que ce néant lui soit visible.
Elle ferme les yeux. Le sommeil va venir avec son lot de cauchemars. Elle le sait. Les fantômes sont là, cernés de noir. Ils attendent de plonger dans son esprit endormi pour la tourmenter encore. Des images de la journée passent derrière ses paupières et la guident vers un repos qu’elle n’aura sans doute pas cette nuit encore.
Victor lui avait vanté la beauté de son île et les pouvoirs de ses pairs. Ils l’ont tous regardée avec défiance. Leurs yeux allant d’elle à Victor et de Victor à elle. Il ne fallait pas être un fin stratège pour comprendre qu’elle n’avait pas choisi le bon ambassadeur pour se présenter ici. D’autant que Victor s’est vanté de faire venir un être rare, extraordinaire. Ses paroles insistantes l’ont mise mal à l’aise et n’ont fait qu’accentuer le regard noir de ces semblables auprès de qui elle aurait seulement voulu paraître sympathique.
Ce soir, elle se sent plus inutile, plus ordinaire, plus anonyme que jamais. Elle a perdu sa force, elle a perdu Lucas. Elle ne voulait pas dormir ici, voulait rentrer chez elle, mais Victor a insisté et la fatigue a eu raison de ses refus. Il voulait qu’elle dorme avec lui. Pour ne pas déranger, disait-il. Le taciturne Roger est intervenu alors en proposant la case du jeune Erik, au grand soulagement d’Annabelle.
Le garçon est parti dormir auprès de la blonde Madeleine. Quelle chevelure ! Et quel dédain dans ses yeux ! Erik a cédé sa petite pièce à regret. Il voulait dormir avec Annabelle, prétextant que sa chambre était assez grande pour eux deux. C’est Madeleine, cette fois, qui s’y est opposée, pour le confort de l’invitée.
Si s’éloigner de Victor ne dérangeait pas Annabelle, quitter l’enfant l’avait ennuyée. S’il était là, il lui aurait tenu compagnie et sa voix dans la nuit, empreinte de cet accent d’ailleurs, aurait chassé ses idées noires. Erik ne l’a pas quittée de la journée. Lorsque Victor l’a rejointe, il les a suivis, à bonne distance, mais toujours là.
Quel drôle d’enfant ! Il lui ressemble – la même défiance vis-à-vis des autres – et en même temps, il transparaît de lui une telle douceur… Le regard qu’il n’a cessé de porter sur elle lorsqu’il a compris qu’ils avaient le même pouvoir… Elle a eu l’impression de revoir sa sœur à son âge : la même admiration, la même attente, le même besoin d’attention.
Un bruit se fait entendre dehors, interrompant ses pensées. Annabelle croit d’abord s’être trompée. Mais le panneau qui fermait la case glisse tout à coup et s’ouvre sur la nuit. La lueur d’une bougie laisse apercevoir une silhouette qui se faufile à l’intérieur sans un bruit. Annabelle se dresse sur un coude pour observer son étrange visiteur. Ce n’est pas Victor. Ni Erik. La silhouette est petite, recherche un coin pour s’asseoir semble-t-il et masque la flamme de la bougie formant de grandes ombres mouvantes sur les parois de la case.
Le corps semble être celui d’un enfant mais ses cheveux sont étrangement dressés sur la tête, en longues tiges ondulées et rigides. L’être pose la bougie et se tourne vers Annabelle. Malgré la pénombre, elle peut voir des yeux luire face à elle comme deux flammes vertes.
— Bonjour, murmure une voix cristalline.
— Bonjour, répond machinalement Annabelle.
— Je suis Nelliagarmothéus.
— Qu’est-ce… ?
— C’est mon nom. Je m’appelle Nelliagarmothéus. Tu peux m’appeler Nellie. Tout le monde m’appelle Nellie. Tu as rencontré mes parents ce matin, continue l’enfant en s’approchant. Ils m’ont dit qu’ils t’avaient vue. Je n’ai pas osé venir avant. Il y avait trop de monde. Je n’aime pas le monde. Ils dorment presque tous maintenant. Alors… Il fallait que je te voie… Ce n’est pas tous les jours que nous recevons un héritier de la Forêt…
— Non, je… je ne suis héritière de rien du tout… rétorque Annabelle.
L’enfant ne répond pas, garde un long moment le silence. Ses pupilles émeraude restent fixées sur Annabelle. L’enfant ressemble à une créature mythologique à la lueur de la bougie, dont la fine lumière irradie dans son dos et fait monter des ombres sur les parois de la petite pièce. Les cheveux de la fillette semblent s’animer en d’effrayants reptiles sur les murs lorsqu’elle s’approche.
Nellie s’assied aux côtés d’Annabelle. Les traits de son visage se dévoilent à présent. C’est une enfant au visage doux mais dont les yeux trahissent une espèce de sagesse précoce. Chez Erik, Annabelle avait perçu l’âme d’un enfant solitaire, la blessure que laissait déjà cette solitude dans son jeune cœur. Mais, chez Nellie, il n’y a rien de tout cela. Au fond de ses yeux, il y a une expression mystérieuse de savoir serein, de compréhension paisible qui dépasse les mots, dont la présence s’est simplement établie dans ce petit corps.
L’inquiétude qui inondait l’esprit d’Annabelle est chassée par l’aura de la fillette. La jeune femme s’imprègne de cette sensation de bien-être comme une vieille amie qu’elle retrouve après des semaines d’absence. Sa brûlure à l’abdomen est toujours présente, mais la douleur la plus intense, celle qui gangrenait son âme, s’est envolée. Elle pourrait pleurer de gratitude sur les genoux de cette enfant providentielle, mais se retient de faire un geste qui pourrait faire disparaître cette heureuse apparition.
— Ne t’en fais pas. Mes parents m’ont dit qu’il fallait se réjouir… lance la fillette comme si elle lisait les pensées d’Annabelle.
— Pourquoi m’as-tu appelée héritier de la Forêt ? Je suis juste une habitante d’Utoh… même pas une native… l’interrompt Annabelle.
— Pas n’importe quelle habitante ! Tu fais partie de ceux que la Grande Forêt appelle. Tu es de ses enfants. Mes parents ont été honorés de te voir…
— Honorés ? C’est un peu exagéré… Ce n’est que moi…
L’enfant sourit et pose une main sur la joue d’Annabelle, lui intimant par ce geste, le silence :
— Oui, Annabelle Quibem. Je sais cela. Tu n’es que toi et c’est merveilleux de n’être que toi…
Les yeux de la fillette se ferment un instant, masquant la lueur verte qui en émane dans l’ombre.
— Je vois la Forêt… Quelle beauté ! Et tu es là aussi, toi aussi… Souffle de vie… murmure-t-elle d’une voix spectrale.
L’enfant rouvre les paupières et pose un regard reconnaissant sur Annabelle :
— Merci, souffle Nellie.
— Mais de quoi ?
— De m’avoir permis de la voir. Au moins, je l’aurai vue une fois… Il faut que tu dormes à présent. Tes rêves seront doux, j’y veillerai, ne t’en fais pas. Ce soir, tu partageras ma joie… murmure la fillette.
Sa voix se perd dans un écho de plus en plus lointain. Annabelle sombre tout à coup dans un sommeil paisible.
***
—Annabelle, réveille-toi. Annabelle. Ils dorment tous encore. Il faut que je te parle…
— Erik ?
— Chut, ne fais pas de bruit ! Il faut que tu saches…
Le garçon s’interrompt, tend l’oreille un instant avant de poursuivre.
— Victor est mauvais… On ne se connaît pas et tu n’es pas obligée de me croire… Mais il ne faut pas lui faire confiance. Victor est mauvais !
Annabelle s’assoit en se frottant les yeux et pose sur le garçon un regard interrogateur.
— Je suis venue ici avec Victor, mais ça ne fait pas de lui mon meilleur ami, tu sais, murmure Annabelle en s’étirant. Il m’a confié son secret, m’a invité à vous connaître… C’est un personnage étrange, mais je ne pense pas que ça fasse de lui quelqu’un de mauvais…
Erik rassemble son courage et continue. Peut-être passera-t-il pour un fou, mais elle est sans doute la seule à qui il peut confier cela :
— Tu ne le connais pas depuis assez longtemps et puis, va savoir pourquoi, il veut t’avoir avec lui… Tu sais, les deux arbres d’hier ?
— Oui, répond Annabelle.
— Hé bien, même s’ils ont l’air immobiles… Il y a quelques jours, leurs visages se sont tournés vers moi. Ils m’ont parlé, m’ont annoncé ta venue. Ils m’ont appelé Enfant du vent et ils ont dit – ça ne peut pas être une coïncidence – qu’un être semblable à moi viendrait ici. Je n’ai jamais rencontré personne qui sache contrôler le vent… et te voilà !
— Je ne comprends rien à ce que tu dis… rétorque Annabelle sur un ton qu’elle essaie de garder léger.
— Mon semblable, c’est toi ! Et ils m’ont parlé de quelqu’un d’autre… Je ne sais pas qui c’est… Mais, toi, tu le connais peut-être…
— Qui ? demande Annabelle, interloquée.
— Utoh.
Le visage d’Annabelle pâlit soudain.
Erik le remarque et poursuit :
— Ils ont dit qu’il était en danger. Ils ont dit que tu aurais besoin de moi pour le sauver… Tu le connais, n’est-ce pas ?
— C’est une plaisanterie ? Parce que si c’est une plaisanterie, Erik, elle n’est pas drôle, lance Annabelle en essayant de se lever.
— Non ! Je t’assure que non ! la retient Erik en se redressant comme un ressort. C’est ton amoureux ?
— Qui ? Utoh ? Non ! répond brusquement Annabelle, dont les yeux se perdent un moment dans le vague.
— Victor a dû te dire que je viendrais et…
— Je déteste Victor et il ne m’aime pas beaucoup plus ! Moins je lui parle, mieux je me sens, crois-moi ! rétorque le garçon.
— Dans ce cas, tu as dû entendre Roger prononcer ce nom…
— Je suis un enfant, mais je ne suis pas un imbécile : la première fois que j’ai entendu parler de ce type – Utoh – c’était quelques jours avant ta venue, par la bouche des deux arbres !
Annabelle le regarde en silence, l’air soudain grave. À quoi peut-elle bien penser ?
— Et que t’ont-ils dit alors, ces arbres, à propos d’Utoh ?
— Qu’il fallait faire vite. Qu’un danger approchait. Que je t’aiderai à le sauver. Tu le connais, hein ?
Le regard de la jeune femme se perd à nouveau dans ses pensées. Ses yeux sont humides comme si elle allait pleurer.
— Oui, je sais qui est Utoh. C’est troublant que des arbres à l’autre bout du monde t’aient parlé d’elle…
— Elle ?
— C’est le lieu d’où je viens. C’est une forêt très ancienne…
Erik garde un instant le silence, surpris.
— Une forêt ? Quel danger peut… ?
— Paul et les autres… l’interrompt Annabelle, à voix basse.
— Quoi ?
— Ce n’est pas une forêt ordinaire, continue la jeune femme en s’adressant à nouveau à Erik. Ses gardiens ne sont plus là pour la protéger… Il faut que…
— Les arbres n’ont pas parlé de gardiens… Ils ont dit que toi et moi saurions la sauver.
Annabelle l’observe en silence. Que ne donnerait-il pour lire dans ses pensées !
— Mais quel danger… ?
— Il faut que tu partes et…
Ils échangent un long regard. Une boule se forme dans la gorge du garçon. Comment lui dire qu’avant de sauver une forêt, si ancienne soit-elle, il a besoin d’être sauvé, lui. Il n’a pas le temps de prononcer ces mots, la voix de Victor se fait entendre dehors.
— Viens !
Erik fait sortir Annabelle de la petite case. Ils traversent le bois en courant jusqu’à la plage.
— Annabelle, il faut que tu quittes cet endroit. Rentre chez toi. C’est là-bas que tu dois être.
— Viens avec moi, Erik, lance Annabelle à bout de souffle.
La voix de Victor se rapproche. Il les appelle et semble furieux.
— Vite ! Va-t’en, Annabelle, va-t’en ! lance Erik.
— Et toi ?
— Plus tard… Je vais te ralentir. Va chez toi, voir si tout va bien. Je te rejoindrai. Allez ! supplie-t-il en la poussant vers la rive.
La jeune femme paraît perdue.
— Tu me rejoins, OK ? Au nord. Je te guiderai…
Le garçon acquiesce. Annabelle hésite encore un instant, puis se dissout sous les yeux d’Erik. À ce moment-là, Victor apparaît entre les arbres.
— Nooooon !
C’est un cri de bête qui sort de sa bouche. Son visage est déformé par la rage. Il se tourne vers Erik :
— Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce que tu lui as dit ? Pourquoi est-ce qu’elle s’en va comme ça ? hurle Victor.
Erik se met à courir en criant :
— Elle est partie, voilà ! Laisse-moi maintenant !
Il est surpris de sentir couler des larmes le long de ses joues tant les sentiments se mêlent en lui : la joie, la peur, la peine, la colère. Victor ne tarde pas à le rattraper. Il plonge sur lui. L’enfant tombe lourdement sur le sol, écrasé par le corps de son poursuivant. Victor se redresse et le retourne face à lui en le maintenant par le col de son T-shirt. Il répète lentement, en essayant de maîtriser la colère qui monte inexorablement en lui :
— Qu’est-ce que tu lui as dit ? Pourquoi elle est partie ?
Erik se débat. Sur le visage de Victor, en croisant son regard, le garçon croit déceler chez lui, un instant, une pointe de détresse. Devant ce spectacle, Erik a, malgré la situation, une soudaine envie de rire. Un sourire se dessine qui s’affaisse lorsque Victor lève un poing menaçant. Une voix de femme hurle au loin :
— Non, Victor ! Arrête !
Est-ce Annabelle qui a finalement rebroussé chemin ? Peut-être vient-elle le chercher ? Il aurait dû partir, lui aussi. Il aurait dû la suivre… Erik entend des pas et distingue une silhouette qui accoure derrière Victor.
— Victor, non ! Lâche-le ! supplie la voix de Madeleine.
Non, ce n’est pas Annabelle. Elle est bel et bien partie. Et lui est encore ici… Prisonnier. Et s’il ne parvenait pas à disparaître, à la suivre dans le ciel, comme il l’avait fait hier ? Peut-être que, sans elle, il n’y arrivera pas…
— Pourquoi l’as-tu fait partir ? demande encore une fois Victor.
Erik le regarde et lève les yeux vers le ciel pour ne plus le voir. S’il savait comme ses questions lui importent peu ! Elle est partie. La seule qui pouvait le comprendre… Son semblable… De nouvelles larmes coulent sur les tempes de l’enfant.
— Tu as tout gâché ! Tout gâché ! hurle Victor en écrasant son poing sur le visage de l’enfant. Une sourde douleur rayonne dans chaque parcelle du crâne d’Erik avant de laisser place à l’ombre et au silence.
Chapitre XX
C’est encore le matin ici et pourtant des heures sont passées depuis son départ de l’île. La forêt est toujours là et sa maison aussi. Rien n’a changé pendant ces quelques jours d’absence. Les objets n’ont pas bougé. Le même désordre ordinaire l’accueille, comme si de rien n’était. Et pourtant, quelque chose a bien changé. En elle.
Que s’est-il passé tout ce temps ? Elle est partie si vite, sans se retourner. Il n’y avait que le vent et l’urgence d’arriver avant que le pire ne survienne. Et maintenant ? Rien. Elle ne s’est posé aucune question. Elle est juste partie. Elle a tourné le dos à l’enfant et s’est envolée. Tout est allé si vite. Le garçon lui a transmis son message et sa peur. Elle a fait le plus vite possible et la voilà, face à son quotidien avec toutes ses forces mobilisées et inutiles.
La plage, sa fuite, Victor, Erik, les êtres végétaux, même cette jeune femme blonde, au milieu de ses objets familiers, ces souvenirs prennent soudain un aspect irréel. Hier, elle abordait une île paradisiaque. Elle se demande maintenant pourquoi elle en est partie ? L’enfant avait peut-être tord. Il lui a peut-être menti. Mais pourquoi ? L’allusion à Utoh était tout de même troublante. Et Erik avait l’air sincère.
Comment a réagi Victor ? Pourvu qu’il ne s’en soit pas pris à l’enfant… Non. Erik est certainement déjà en route… Son cri résonne encore à ses oreilles alors qu’elle fonçait droit vers le ciel. Elle ne s’est pas retournée. Elle s’en veut maintenant de ne pas avoir eu au moins un regard pour lui…
Mais Erik a dit qu’il la rejoindrait. Si dans un jour ou deux, il n’est pas là, il faudra y retourner. Pour au moins s’assurer qu’il va bien et qu’il n’est pas venu parce qu’il ne le souhaitait finalement pas. Annabelle a envie de pleurer et pourtant tout va bien : la forêt est comme à son départ, abondante, magnifique. Le calme printanier s’épanouit autour d’elle. Mais elle a envie de pleurer car dans le silence de sa maison, auprès de l’absence de Lucas, elle perçoit maintenant les cris du jeune Erik.
Annabelle saisit machinalement son téléphone. La batterie est faible, mais l’écran s’allume. Des notifications s’affichent. Elle a reçu de nombreux appels en absence, des messages de Paul et d’un numéro inconnu. Elle compose le numéro du maire en s’accrochant à l’idée qu’il ne répondra pas, qu’elle n’entendra sa voix que sur messagerie, cette voix qui lui rappelle tant celle de son fils. Il lui suffira alors de dire qu’il faut revenir, être attentif, que quelque chose risque d’arriver ici… Mais Paul décroche à la première sonnerie :
— Allo ? Annabelle ? C’est toi ?
— Heu, oui, répond-elle, prise de court.
— Mais où étais-tu bon sang ?!
— Je…
— Peu importe, tu es là ! Tu vas bien ?
— Oui…, ment-elle en se demandant depuis quand elle n’a pas été capable de faire un vrai repas.
— Bon, c’est l’essentiel.
— Euh, Paul ?
— Oui ?
— Il y a un autre numéro qui a essayé de m’appeler…
— Mémorise-le, c’est certainement le nouveau numéro de Luke. Il s’est payé un petit mobile avant de rentrer. Tu savais qu’il avait perdu le sien lorsque nous avons eu l’accident ?
— Oui, répond Annabelle dans un souffle, Sabine m’a…
— Anna, reprend Paul, Lucas a réussi ! Il a ramené tous les habitants ! C’était il y a quelques jours.
Annabelle reste figée à l’évocation de ce prénom familier, qu’elle a murmuré tant de nuits, il y a si longtemps, trop longtemps…
— Il voulait te faire la surprise… Il m’a dit qu’il était venu chez toi et qu’il n’avait trouvé personne. Il a eu peur que tu sois partie… Il est très mal d’être resté éloigné si longtemps de la forêt. Je suis passé le voir hier encore, il n’est pas bien, pas bien du tout. J’ai eu l’impression de replonger des années en arrière… lance Paul, la voix un peu éraillée tout à coup. On a essayé de te joindre… Enfin, bref. Tu es là. Tout va s’arranger maintenant… Anna, il a été blessé…
— Pardon ?!
— Rien de grave ! Ne t’en fais pas. Il ne m’a rien dit quand j’ai voulu ramener Lee. Si j’avais su, je ne l’aurais jamais laissé là-bas… Enfin, il devrait se remettre vite ici, mais il refuse les soins… Heureusement, avec toi, je suis sûr qu’il sera plus raisonnable. Va vite le voir, ça va le rassurer. La forêt fera le reste… Excuse-moi, Annabelle, je dois filer. C’est un sacré foutoir à la scierie, tu sais ! Tu voudras bien me tenir au courant pour Luke ? Quand tu l’auras vu ? OK ?
Elle pose son téléphone et s’aperçoit qu’elle a oublié de rapporter à Paul les paroles d’Erik à propos de la forêt. Elle le rappellera tout à l’heure.
Ce n’est plus aussi urgent : les gardiens sont revenus, se persuade-t-elle en sortant.
Dehors, le soleil est encore haut. Elle lève les yeux au ciel. Les nuages s’y entrelacent en fines touches duveteuses. Le vent se lève, léger. Il tournoie par vagues irrégulières, comme s’il s’imprégnait de toute l’appréhension d’Annabelle. Les feuilles s’animent au contact de la brise qui les frôle. Un chant se lève qui vient des arbres et insuffle un peu de courage à la jeune femme. Elle disparaît, portée par le vent qui la guide vers la maison de Lucas.
***
Vide. La douleur n’est plus là. Ou bien est-elle partout, tant et si bien que baigné par elle, cerné de toutes parts, elle a cessé de générer un quelconque effet sur lui. Elle est là. Elle a fait de son corps son empire. Et lui a baissé les armes. Elle le sait, cette douleur, et maintenant, elle règne en maître sur chaque partie de son être. Il s’abandonne.
Il se sent comme dans une ivresse définitive et se laisse baigner dans cet état d’inconscience bienfaisante. Il ne ressent plus rien. Tout ce qui faisait souffrir son cœur est recouvert de ouate. La peine est encore là, il le sait bien. Mais il y a, entre elle et lui, ce rempart qui le protège et qui l’emporte un peu plus loin à chaque instant. Il navigue sur des eaux de plus en plus claires, vers un point qu’il distingue à présent. Cette destination, il l’avait tant souhaitée avant de connaître Annabelle et maintenant que sa compagne a disparu, elle lui ouvre miraculeusement les bras.
Il avait encore quelques forces hier. Était-ce hier ? Il ne sait plus. Le jour et la nuit ont la même lueur, faible et moribonde, à travers ses paupières closes. Il avait quelques forces lorsqu’il est revenu ici, dans cette forêt. Le voyage avait été affreux, long et tortueux. Chaque cahot du car accentuait sa douleur, mais il avait tenu. Car il était convaincu de la retrouver. Il n’avait aucun doute, mais…
Il l’avait cherchée, appelée, attendue des heures durant. En vain. La maison était là, close et vide. Il avait vu par les volets restés ouverts ses affaires encore soigneusement rangées sur les étagères. L’ordinateur était sur le petit bureau, éteint et plié. Là-bas, une botte, orpheline, reposait en travers du couloir. Une tasse avait été oubliée sur le comptoir de la cuisine, juste à côté de son téléphone.
Tout indiquait qu’elle allait revenir. Pas de signe de lutte ou de départ précipité. Alors, il avait attendu. Tout le jour. Toute la nuit. Son père était venu. Il avait refusé de le suivre, mais n’avait pas eu la force de l’empêcher de le ramener chez lui de force. Chez lui. Dans cette maison qui devait être chez eux. Un liquide chaud coule encore au coin de ses yeux. La fièvre le rend incapable de tout mouvement. Ne pouvant écraser ses larmes, il les laisse se perdre une nouvelle fois dans les plis des draps qui ne portent même plus son odeur à elle.
Son père lui a assuré que, maintenant, de retour dans la forêt, il allait guérir. Mais son état ne s’améliore pas. Il se maintient dans ce cocon d’inconscience maladive où la douleur a le pouvoir de le protéger de la peine d’avoir perdu Annabelle. Pourtant, il sent la douceur tiède d’une force approcher de son corps, essayer par vagues lentes de chasser la douleur et le mal qui l’ont déjà envahi.
Mais son corps et lui sont désormais deux entités distinctes. La volonté l’a quitté. Et il regarde œuvrer cette lumière invisible, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre, d’un autre corps, d’un autre homme, d’une autre vie. Une vie où il avait cru à l’amour d’une femme, où chaque geste du quotidien était empreint de magie, où maintenant il ne reste plus rien. Où l’absence ne laisse que du vide. Maintenant, tout est empli de rien. C’est absurde, mais c’est l’impression exacte qu’il a aujourd’hui de sa vie : tout est empli de rien.
Jusqu’à ce bruit, là-bas. Un frôlement, un craquement. Encore cette lumière sans doute. Il ne parvient plus à parler. Sa bouche n’émet plus que du silence. Il voudrait lui dire : Va-t’en ! N’as-tu rien d’autre à faire que de maintenir ici un moribond qui n’attend que le trépas ? Tu n’aurais pas dû la laisser s’en aller ! Maintenant qu’elle est partie, laisse-moi rejoindre ce ciel qu’elle parcourt si souvent. Ce corps ne me retient plus, il n’y a que toi… Et tu n’aurais pas dû la laisser s’en aller…
Le bruit se rapproche, en s’appropriant une voix. La voix appelle, murmure son prénom. Désolé, a-t-il envie de répondre, mais il n’est plus cet homme-là. Tu peux bien appeler ! Tu gaspilles ton énergie !
La voix s’approche encore dans le noir. À travers ses paupières closes, il sent la chaleur d’un souvenir. Oh, Lumière, tu as été bien cruelle de choisir cette voix ! Tu ne parlais pas jusqu’ici. Pourquoi maintenant ? Pourquoi cette voix ? Parce que tu sentais que c’était la fin ? C’est ta dernière carte ? Comme tu es cruelle de me faire ça…
La voix est là, contre l’oreille du corps qu’il a quitté mais qui le rappelle maintenant. Oh, cette voix ! On pourrait vraiment y croire. On dirait bien sa voix à elle… Et voilà qu’elle supplie :
— Oh, Luke… Qu’est-ce qui s’est passé ?
La voix souffle les mots au-dessus de son corps. Le piège est habile. La lumière a, cette fois, trouvé un merveilleux appât pour l’obliger à revenir, à se raccrocher à cette vie. Il voit bien les ficelles et pourtant, il commence à avoir envie d’y croire un peu. Cette voix… l’entendre encore… Sentir la présence d’Annabelle, les yeux fermés. La douceur des mots qu’elle prononcerait serait comme une caresse. Éprouver cette sensation une dernière fois… La tentation est trop grande. Il se laisse berner et se rapproche pour mieux entendre.
Peu à peu, Lucas réinvestit son corps. Il a mal à nouveau. La douleur résiste et le déchire pour le convaincre de lâcher prise. Il n’a plus de force, c’est elle finalement qui va l’emporter… Elle va encore gagner face à lui et Annabelle va lui échapper à nouveau… Il acceptait son sort, il y a encore une minute et maintenant, il observe à contrecœur sa propre fin. Mais quelque chose le retient… Quelque chose de léger et de puissant, sur lequel la douleur n’a pas de prise… Cette dernière se débat, refuse la défaite, mais tous ses coups sont vains.
Sur sa poitrine, Lucas sent la chaleur d’une main. Cette peau sur la sienne, il la reconnaîtrait entre mille. S’il ouvrait les yeux, il en aurait la preuve… Mais c’est encore trop tôt. Et puis, il voit, à travers ses paupières closes : la lumière est là et lui sourit. Il sent sa chaleur et comprend par ce langage muet, que la douleur va cesser, qu’il pourra à nouveau se mouvoir. Les forces vont revenir. Alors il ouvrira les yeux et croisera son regard.
C’est comme une promesse que lui fait cette lumière et qu’il accueille maintenant. La douleur s’évapore déjà un peu. Dans le noir, il perçoit une couleur, une flamme faite d’or qui grandit, irradie la pièce. Ses yeux sont encore fermés et la flamme devient brasier. Il est au centre d’un magma qui le ramène avec douceur à la vie. Il est au cœur de ce regard qui a déjà vaincu sa colère et qui le raccroche une nouvelle fois à l’essentiel. Il entend la pulsation régulière de ce cœur qu’il connaît et qui l’aime.
Il n’est plus seul. Un corps se blottit contre le sien.
Ses mains ne peuvent encore presser cette taille, mais il sait que c’est elle. Il reconnaît chaque parcelle de ce corps qu’il a aimé tant de fois. Sa chaleur, sa présence, son parfum… Oui, c’est elle. Tout est clair maintenant. Il ne pouvait pas en être autrement. Il fallait que ce soit elle, qu’elle soit là, pour qu’il accepte de guérir. La forêt peut bien faire son œuvre maintenant. Annabelle est revenue.
Chapitre XXI
— Je vais t’aider.
Erik est face à elle. Ses pieds sont enfouis dans le sable jusqu’aux chevilles. Il ne parvient pas à se dégager. Annabelle lui tend la main.
— Viens, je vais te sortir de là. Ça va aller.
Il attrape sa main sans hésiter, s’y agrippe fermement. Elle le tire vers elle, mais n’arrive pas à le faire bouger. Au contraire, ses pieds s’enfoncent un peu plus. Le garçon, calme jusque-là, adresse à Annabelle un regard où pointe l’inquiétude.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je ne comprends pas, mais ne t’en fais pas. Je vais te sortir de là.
Elle réfléchit un instant et lui explique, comme elle l’avait fait sur la plage :
— Écoute, tu vas te concentrer et essayer de t’envoler avec moi, OK ?
— J’ai peur…
— Ça va bien se passer. Vas-y. Pense au ciel que tu veux atteindre. Pense à l’air. Deviens l’air. Et vole. Vas-y !
Elle fait un pas en arrière et regarde le garçon d’un air encourageant. Une force invisible l’invite à reculer un peu plus. Le garçon lève les yeux au ciel, puis les referme. Il murmure :
— Je n’y arrive pas…
Il tend les bras et les resserre aussitôt contre lui.
— Je n’y arrive pas ! lance-t-il d’un ton affolé.
Il regarde désespérément Annabelle qui recule encore sans le vouloir. Ses pieds quittent la terre, son corps se soulève sans se transformer, s’envole haut, toujours plus haut. Le garçon la regarde s’éloigner et se met à sangloter.
— Je n’y arrive pas, Anna ! Ne me laisse pas ! Annaaaa !!
Annabelle se réveille en sursaut. Le jour se lève à peine et une mince lueur, à travers les rideaux épais, commence à changer le noir en teintes pastelles dans la chambre. Elle a encore sommeil, mais lorsqu’elle ferme les yeux, le visage d’Erik en larmes l’appelant à l’aide réapparaît. Elle décide de se réveiller et se détache doucement des bras de Lucas.
Il dort profondément. Elle le regarde sans bouger dans la pénombre. Il est là, contre elle. Il est revenu. Elle essaie de faire entendre raison à son cœur qui cogne à tout rompre dans sa poitrine. Est-ce l’émotion provoquée par son cauchemar ou l’émoi d’être contre Lucas qui entraîne cet organe à se manifester aussi brutalement ?
Sous sa main, Annabelle sent la poitrine de Lucas se soulever à intervalles réguliers. Sa peau est à nouveau douce et tiède. Il n’est plus brûlant de fièvre. L’homme qu’elle a trouvé tout à l’heure – combien de temps a-t-elle dormi ? – lui ressemblait si peu. Elle a eu peur. Il avait l’air si mal. Un pansement signale l’endroit de la blessure dont lui a parlé Paul. Que lui est-il arrivé ? Une pointe de culpabilité vient jouer douloureusement dans sa poitrine. Est-ce que tout cela serait arrivé si elle avait suivi Lucas sur le continent, si elle avait été moins égoïste ? Mais alors, elle n’aurait pas pu parler avec Victor, rencontrer les autres…
Elle retient un sanglot.
Il n’est plus temps de s’en vouloir. Le visage de Lucas a retrouvé une expression de tranquillité propre au sommeil. Il va mieux. Il est bel et bien revenu. Le mal s’en est allé et la force réinvestit ce corps qu’elle aimerait serrer encore. Paul avait raison : la forêt agit sur ses gardiens comme une médecine. Peut-être que lorsqu’il ouvrira les yeux, Lucas sera tout à fait rétabli. Et alors, que se passera-t-il ? Annabelle refuse d’y penser. Pas après ce cauchemar. Elle se lève en frissonnant et enfile son blouson qu’elle retrouve par terre, au pied du lit.
Avant de sortir de la chambre, Annabelle lance un regard sur le corps endormi. Son cœur lui fait signe encore qu’il ne faut pas qu’elle quitte cet endroit, que sa place est ici. Mais il ignore ce qu’elle sait… Lucas n’est plus à elle… Sa présence ici s’est déjà trop prolongée. Non, il ne faut plus espérer. Il faut partir, encore.
Annabelle se rappelle une voix, celle de cette femme qui a passé tout ce temps auprès de Lucas. Il y avait dans sa voix l’assurance de la propriétaire. Il est à elle. Si elle revenait d’ailleurs, elle serait furieuse et Annabelle n’aurait pas l’énergie de supporter sa colère et encore moins, peut-être, le regard de dépit de Lucas…
Il vaut mieux partir maintenant et emporter tout cet amour. C’est un doux fardeau qu’elle veut sauvegarder. Cette femme pourrait lui hurler dessus, l’humilier, mais Annabelle ne veut pas mettre de colère dans son bonheur. Il ne doit pas être entaché par une dispute. Le temps est passé pour lui, mais elle veut en garder un souvenir intact. Dans les bras de Lucas, il y avait de la douceur. Toute l’évidence de la joie. C’est cela qu’elle veut garder et c’est pour cela qu’il faut partir maintenant.
Elle attrape un pull tombé à terre et le serre contre elle un instant. Il porte encore, pour quelques heures, l’odeur de cet autre qu’elle n’a plus le droit d’étreindre. À la lumière du jour, une discrète tache de sang sur la manche lui rappelle l’épreuve par laquelle Lucas est passé, seul. Au fond, elle l’a un peu abandonné aussi. Tout cela n’est que justice, s’avoue-t-elle, le cœur lourd.
Lucas va mieux. C’est le plus important. Elle appellera Paul tout à l’heure pour le rassurer, pour délivrer le message d’Erik aussi, pour qu’il soit prêt s’il se passe quelque chose. Le visage d’Erik couvert de larmes dans son cauchemar réapparaît aussitôt dans son esprit. Et s’il lui était arrivé quelque chose ? Il faut qu’elle le voie, qu’elle s’assure au moins qu’il va bien. Et s’il veut la suivre alors… Cette fois, elle ne partira pas sans lui.
Elle traverse le salon. Sur la table, un morceau de pain retient son attention. Elle a faim malgré cette brûlure qui la tiraille. La vue de ce pain la fait soudain saliver. Elle en coupe une fine tranche et sort en grignotant lentement. Elle tourne le dos à la maison de Lucas et, face au soleil brillant, frotte ses yeux du plat de la main pour en chasser le sommeil et les larmes.
Il faudrait qu’elle voie quelqu’un, pense-t-elle en marchant. Jusque-là, elle n’avait jamais eu besoin de voir un médecin. Sa mère avait pris soin d’elle et lui avait appris quelques remèdes à base de plantes pour soigner des plaies ou des infections légères. À la mort de sa mère, Annabelle avait transmis ce savoir à sa sœur. Mais en grandissant, elles devenaient plus fortes et n’avaient pas eu recours à ces potions. Son corps ne l’avait pas trahi jusqu’à présent, mais, aujourd’hui, rien ne la soulage.
Maintenant il faudrait voir quelqu’un. Elle connaît Tom, mais s’il détectait chez elle une anomalie… Que pourra-t-elle dire ? Aller le voir et risquer de dévoiler son secret ou se taire et laisser ce mal grandir ? Elle se sent prise au piège. Est-elle en train de mourir ? Vers qui se tourner alors ? Lucas ? Non, il ne faut plus rien attendre de lui… Sa sœur ? Inutile de l’inquiéter. Et puis, que pourra-t-elle faire ? Victor ? Impossible ! Elle ne s’est jamais sentie libre de lui parler avant, alors pourquoi se confierait-elle maintenant ?
Elle repense à son rêve, à Erik. Cela fait bientôt deux jours qu’elle est revenue et toujours aucune nouvelle de lui… Peut-être s’est-il perdu ? Ou n’a-t-il pas réussi à venir jusqu’ici ? Ses cris résonnent encore à ses oreilles. Il faut qu’elle en ait le cœur net… Elle accélère le pas.
Annabelle marche en direction de la plage. Une brise légère l’accompagne. L’a-t-elle appelée ou le vent a-t-il pris l’initiative de modifier son itinéraire pour faire route avec elle ? Elle ne saurait le dire. Cette présence invisible vient la conforter dans sa décision : l’enfant a certainement besoin d’elle. Dans quelques heures, elle sera rassurée.
***
Était-ce un rêve ? Des images se superposent, flottent et lentement, retrouvent un ordre. Tout cela a-t-il bien eu lieu ? Depuis quand rêve-t-il ? Son retour ici ? Avant ? Peut-être que le voyage sur le continent faisait partie du songe ? Il essaie de tourner dans le lit. Non, la douleur est là encore, ténue, pour lui rappeler que l’accident a bien eu lieu. Son épaule lui fait encore mal, mais il peut la bouger, à présent, sans avoir envie de hurler. La forêt a bel et bien un pouvoir qui a agi sur lui – comme sur Lee, il y a quelques jours ou quelques semaines, il ne sait plus. Il a perdu la notion du temps, mais cela n’a aucune importance : il a retrouvé la seule chose qui comptait.
— Anna ? souffle-t-il dans le noir. Il cherche du bout des doigts son corps dans le lit, tout en sachant déjà qu’elle n’est pas ici. Sa présence même lorsqu’elle est transformée en ce souffle impalpable a quelque chose de tangible, de concret. Si elle était là, il ne se poserait pas la question, il la prendrait tout simplement dans ses bras.
Il ouvre les yeux. Il faut qu’il la voie maintenant, qu’il la trouve, qu’il goûte encore la saveur de sa bouche, de sa peau. Une espèce d’urgence le saisit. Quelque chose lui dit qu’il devrait encore rester allongé, laisser à son corps un peu de repos. Mais le désir est trop grand. Il pivote sur lui-même en grimaçant et parvient à se mettre assis dans le lit.
Une mince lumière filtre à travers les rideaux et depuis la pièce voisine. Quelle heure est-il ? Combien de jours a-t-il déliré ? Il perçoit encore la sensation étrange de s’être coupé de la réalité, d’avoir flirté avec une autre dimension, de s’être égaré un peu trop dans une zone où la conscience commençait à ne plus lui appartenir. C’est comme un souvenir vague, évanescent, qui s’évanouit maintenant à mesure qu’il cherche à le saisir.
— Anna ? répète-t-il en essayant de lancer sa voix un peu plus fort, un peu plus loin dans la maison pour atteindre celle dont il recherche la présence.
Il tend l’oreille en passant une main de bois sur son visage. Tout son corps est engourdi par le repos. Il fait glisser ses jambes le long du matelas. Arrivées au bord du lit, elles tombent lourdement, attirées par le sol. Ses pieds touchent le parquet. Une sensation de froid monte doucement sur sa peau jusqu’au creux de son dos.
Il pousse sur ses mains pour faire basculer le poids de son corps sur ses jambes et reste quelques secondes en équilibre sur ses genoux fléchis. Cette blessure lui a fait plus de mal qu’il ne l’aurait pensé, mais Annabelle est revenue et ce sera bientôt un mauvais souvenir. Il se rassoit, patiente, masse ses jambes avant de parvenir à se lever. Il avance à pas lents et atteint finalement le salon. Sur le canapé, il remarque immédiatement un foulard oublié par Annabelle. Oui, elle est là. Elle est venue. Il ne manque que son corps maintenant…
— Anna ?
Elle était bien là, il y a peu de temps. Où a-t-elle pu passer ? Elle n’a pas dû partir longtemps. Il se glisse dans l’entrée et ouvre la porte. Un vent frais lui arrache un frisson. La porte se referme. Elle était là, il y a peu de temps. Son parfum embaume l’air, mais la sensation s’éloigne.
Elle va revenir. Il suffit d’attendre. Les minutes s’égrainent. Lucas saisit son portable et compose son numéro. Il est immédiatement accueilli par sa voix sur la messagerie. Le souvenir d’une angoisse encore vive lui noue le ventre en lui rappelant tous les appels passés ces derniers jours et laissés sans réponse.
Il compose un autre numéro. Son interlocuteur, cette fois, décroche aussitôt :
— Luke ? Comment tu vas ? Je suis content d’entendre ta voix ! Tu as pu te lever ? lance Paul d’une voix où perce le soulagement.
— Oui…
— Tu te sens mieux ?
— Oui, mais…
— Ouf ! C’que je suis content ! Anna est passée te voir ? Elle est extraordinaire ! Tu te rends compte ? L’effet a été quasi immédiat ! Quand je te disais qu’il y a un lien fort entre elle et la forêt ! Tu te…
— Papa ! l’interrompt Lucas tout à coup.
— Oui ?
— Elle est bien revenue alors ? C’était pas un rêve ?
— Mais non, je l’ai eue au téléphone hier matin.
— Et qu’est-ce qui s’est passé ? Elle était où ? Pourquoi elle avait disparu tout ce temps ?
— Euh… En fait, je ne le lui ai pas demandé… Elle était revenue, c’était le plus important, non ? Pourquoi ? Il y a un problème ?
— Je ne sais pas. Je me suis réveillé et elle a encore disparu…
— Allons, ne t’en fais pas ! répond Paul dans un éclat de rire. Elle a dû faire une course. Si je la vois, je te passe un coup de fil. En attendant, repose-toi pour l’accueillir le plus en forme possible. OK ?!
— Oui, tu as sans doute raison.
— Je passe te voir après le boulot avec de quoi grignoter. Essaie de dormir encore. À tout à l’heure, fils.
— Ouais, salut, papa et… merci.
— C’est normal. Repose-toi. À tout à l’heure ! lance Paul d’une voix chaleureuse avant de raccrocher.
Lucas pose son téléphone. Son regard tombe sur le foulard de sa compagne. Où est-elle ? Ses yeux s’égarent dans l’ombre de la chambre. Dormir encore, alors qu’il ne sait pas où elle est… Non, il a assez dormi. Il reviendra avec elle et pourra alors trouver le repos. Pour l’heure, il faut qu’il retrouve Annabelle.
Lucas ouvre la porte et fait quelques pas jusqu’à son van. Où sont ses clés ? Une brise vient danser autour de lui, interrompant ses pensées et lui murmurant quelque chose. Oui… S’il veut la retrouver, il faut qu’il prenne d’autres chemins, des sentiers qu’il lui faudra dessiner et que son véhicule ne peut emprunter.
Il avance, pieds nus, jusqu’au couvert des arbres. Annabelle est tout près. Son parfum lui échappe, mais, en franchissant une courte distance, il sent qu’il pourra retrouver l’odeur de sa peau, légère et, néanmoins, suffisamment présente pour le guider jusqu’à elle. Il a besoin d’aiguiser ses sens, de retrouver cette forme qu’il s’est interdit d’endosser durant tout le temps qu’il a passé sur le continent.
Il s’agenouille dans la terre. Un effluve monte jusqu’à ses narines qui le grise déjà. Il est revenu dans cet endroit fait pour lui. Ce lieu qu’il considérait jusqu’ici comme une prison, il le perçoit maintenant comme des bras protecteurs qui se referment sur son corps meurtri. La douleur s’aiguise à mesure que son corps se transforme. Un cri lui échappe, long, déchirant et se perd dans le lointain. Il résonne encore lorsque la bête s’élance avec une aisance presque jouissive sur la piste d’Annabelle.
Chapitre XXII
La mer est haute. Les vagues roulent paisiblement à quelques mètres des arbres et affleurent les falaises qui délimitent la crique dans un écho doucereux. Le soleil décline à l’horizon. Mais il n’est pas l’heure encore qu’il prenne les teintes orangées du soir. Il faudra attendre quelques heures pour cela. Et alors, elle aura rejoint le garçon.
Annabelle s’avance sur le sable, à quelques pas des vagues. Elle se prépare à prendre son envol, lorsque la silhouette de Victor émerge lentement des flots. Annabelle recule, surprise, un peu gênée. Elle espérait pouvoir l’éviter, ne pas avoir à lui parler, mais il s’approche, tête basse, sans chercher à croiser son regard. Lorsqu’il lève les yeux, c’est pour fixer les arbres qui bordent la plage.
— Tu es partie très vite, commence-t-il. J’avoue que j’ai été un peu… contrarié que tu t’enfuies, comme ça…
Annabelle garde le silence. Elle sait que ce qu’elle va dire ne va pas convenir à Victor, qu’il est déjà furieux. Lorsqu’elle aura parlé, il le sera plus encore. Victor est mauvais. Les paroles d’Erik prennent maintenant tout leur sens dans l’esprit d’Annabelle…
— Victor, je suis désolée mais… il fallait que je revienne. J’ai eu peur qu’il ne se soit passé quelque chose ici…
— Tu es sûre que c’est la seule raison ? Que t’a dit le garçon pour que tu partes si vite ?
— Rien, je t’assure, ment Annabelle, de moins en moins à l’aise. Est-ce qu’Erik va bien ?
— Peu importe ! Je t’accueille ! Je te confie nos secrets ! Je te montre notre lieu de vie ! Et tu pars comme ça ?!
— Victor, ma vie est ici. Je ne pouvais pas rester… Et puis, là-bas, personne ne veut de moi… Tu as bien vu ? Et ça n’a pas d’importance, puisque je suis bien ici. Nous étions convenus que je les rencontre c’est tout. C’est vrai que je suis partie sans prévenir… Je suis vraiment désolée…
— Ce n’est pas que tu sois partie. C’est la manière dont tu es partie. L’île sera bientôt recouverte par la mer. C’est Roger qui empêche le phénomène de progresser sur l’atoll. Il y dépense toute son énergie. Alors qu’ici…
Victor s’interrompt un instant. Son regard englobe la forêt avec un sourire mauvais. Il évite toujours de regarder Annabelle comme si quelque vérité pouvait émerger de cet échange muet.
— … Ici, la terre est si riche en énergie ! Elle décuple nos forces. Nous sommes faits pour vivre ici ! Nous y sommes plus puissants. C’est notre juste place. J’ai essayé de l’expliquer à Roger, mais il ne veut rien entendre ! Il dit que c’est un lieu trop exposé… continue-t-il en oubliant Annabelle, comme s’il se parlait à lui-même.
— Si tu veux vivre ici, Victor, il suffit de consulter les gardiens… Peut-être voudront-ils accueillir les autres aussi… ?
— Oh, Annabelle, douce Annabelle… l’interrompit-il en ricanant. Je suis un peu déçu… Tu n’as pas compris ? Pas encore ? Il n’est pas question de demander la permission à qui que ce soit. Cette terre nous revient de droit.
— Mais les gardiens…
— Voyons, ce ne sont que des bêtes ! Ils sont à peine plus puissants que les hommes. Alors que nous…
— Tu me fais peur, Victor. C’est fini l’époque des conquêtes. On ne prend pas une terre comme ça, parce qu’on l’a décidé. Je parlais des gardiens qui ont toujours vécu ici, qui sont les protecteurs de ce lieu. Il faut les consulter si tu veux vivre ici en bonne intelligence. Surtout après ce qui s’est passé l’an dernier…
— En bonne intelligence… Alors, non, tu n’as encore rien compris… L’an dernier, nous avons joué le jeu de Roger qui voulait leur en mettre plein la vue. Tu as vu où ça nous a menés ? Non, je suis convaincu qu’il y a une solution plus simple, plus radicale et qu’avec toi, ce sera réalisable… Roger est trop frileux… Et il n’a pas le quart de ta puissance. Nous, nous sommes jeunes ! Il nous suffit d’un peu d’audace, Annabelle !
— Victor, j’ai choisi cette forêt pour y vivre tranquille. Et les gens d’ici participent à ce bien-être. Ils m’ont accueillie malgré ce que je suis…
— Malgré ? Oh, Annabelle ! Malgré ?! Mais ils devraient être à genoux devant toi ! Qu’un être comme toi leur fasse l’honneur de vivre parmi eux… ! C’est comme ça que tu devrais parler ! Mais ne t’en fais pas, c’est comme ça qu’ils parleront bientôt…
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Il n’est pas question de…
— Quoi encore ? Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi borné ! D’habitude, les autres sont réconfortés de nous trouver !
— Victor…
— Mais toi, non ! Non ! Tu veux rester seule et tourner le dos à ce que tu es ! Vivre dans l’ignorance ! Selon tes principes !
— Ce n’est pas ce que j’ai dit…
— Ce n’est pas ce que tu as dit, mais tous tes actes, toutes tes décisions sont conditionnées par ces petites pensées égoïstes !
— Je ne suis pas… souffle Annabelle en baissant des yeux gonflés de larmes.
— Ta place est avec tes semblables que tu le veuilles ou non ! Il le faut pour toi, comme pour nous ! Nous sommes des êtres puissants et nous gagnons en puissance en étant réunis. Chaque membre que nous trouvons nous rend plus fort face aux hommes. Nous avons besoin les uns des autres.
— Face aux hommes ? gémit Annabelle en retenant ses larmes. Mais, moi, Victor, je ne veux pas m’opposer aux hommes. Je veux juste vivre loin d’eux pour être en paix… pour qu’ils ne sachent pas… pour me protéger…
— C’est ce qu’on t’a appris, hein ? Se cacher. Faire bien attention. Mais ce sont des conneries tout ça ! On se cache depuis trop longtemps ! Tu es bien gentille, Annabelle. Oui, bien gentille ! Te rends-tu seulement compte que s’ils connaissaient ton existence, ils auraient de moins bons sentiments à ton égard que tu n’en as pour eux ?
— C’est pour ça qu’il faut se cacher ! lance-t-elle tout à coup. C’est pour ça que je suis venue ici, pour vivre en dehors de tout ça…
Victor fait un pas en arrière, puis lui tourne le dos, comme pour réprimer l’accès de rage qui déforme ses traits. Après quelques secondes, il reprend sur un ton plus doux :
— Je comprends. Oui, je comprends. Il y a ce… cette bête…
Victor pousse un long soupir en regardant la ligne d’horizon. Puis, il se retourne vers Annabelle avec un sourire bienveillant qui dénote avec le visage déformé par la colère qu’il affichait il y a un instant encore.
— Il faut que tu comprennes, Annabelle, que tu n’as aucun avenir avec lui…
Annabelle resserre les bras autour d’elle comme pour se protéger des mots qui vont venir. Ils seront pires que tous ceux qu’il a prononcés jusqu’ici. Cet entretien est un cauchemar. Quand va-t-elle se réveiller ? Victor continue, un sourire fielleux sur les lèvres :
— Je ne te parle pas d’amour, non ! Je t’épargnerai mon opinion sur ce sentiment illusoire et entravant… Ce que je veux te dire c’est que ce sont des créatures éphémères ! Ils sont voués à disparaître, eux et tous leurs efforts d’adaptation à la société des hommes ! Société éphémère elle aussi ! Nous, Annabelle, c’est nous qui sommes l’avenir ! Pas eux. Tu es partie trop vite… Je t’ai fait venir sur l’île pour que tu comprennes que le temps n’a pas d’effet sur nous, si nous en décidons ainsi. Nous sommes éternels. Je voulais que tu éprouves cette sensation…
Annabelle fait quelques pas vers l’océan. Les larmes ont cessé de couler sur ses joues ou alors ne les sent-elle plus ? Elle reprend en fixant le mouvement des vagues :
— Je ne comprends pas tes paroles, Victor, et je ne veux pas les comprendre. Je revenais seulement pour voir Erik, m’assurer qu’il va bien. C’est un môme paumé. Il est un peu comme moi à son âge. Je crois qu’il est malheureux avec vous… Victor, c’est pour parler de lui que je venais… Je voudrais lui proposer une autre vie… s’il veut bien m’écouter…
Les yeux d’Annabelle se mettent à lui piquer, sa voix se brise. Elle baisse les yeux et essuie son visage. Victor s’approche, pose une main sur l’épaule de la jeune femme et souffle d’une voix douce :
— L’enfant a choisi en son temps. Il est avec nous. Maintenant, c’est à toi de choisir.
Il s’approche encore et murmure à l’oreille d’Annabelle :
— Alors que veux-tu ? Vivre ici avec un pauvre type qui ne te mérite pas et laisser le garçon croire que tu l’as abandonné ?
Il est si près à présent qu’elle peut sentir son souffle dans ses cheveux. Il pose une main sur sa joue humide de larmes et soulève son visage vers le sien.
— Il sait, lui, que sa vie est auprès de ses semblables. Il souffre de ton départ. Nous en souffrons tous…
Annabelle lève les yeux vers Victor et se perd un instant dans ses pupilles azur.
— Ta vie est avec Erik… avec nous…
Il pose ses deux mains sur ses joues. Doucement, il essuie les larmes qui s’accrochent encore aux paupières d’Annabelle. Il se penche doucement vers elle.
— Tu es faite pour de grandes choses. Nous avons besoin de toi… J’ai…
Il ne poursuit pas. Ses lèvres frôlent déjà celles d’Annabelle qui fait aussitôt un pas en arrière.
— Non, Victor…
— Ne fais pas ça, Annabelle… Ne me repousse pas… Il faut que tu te rendes à l’évidence…
Un craquement à la lisière de la forêt lui fait brusquement tourner la tête. Ses mains se détachent lentement du visage d’Annabelle. Ses traits se durcissent. Il se tourne vers les arbres. Un rugissement éclate et aussitôt un fauve bondit sur la plage.
— Ouvre les yeux, Annabelle ! Nous sommes faits pour autre chose que… ça ! Regarde ce pourquoi tu tournes le dos aux tiens ! hurle Victor en reculant.
La jeune femme reprend ses esprits comme si elle sortait d’une transe. Lucas… Il est venu. Il court vers eux en grondant. Lorsqu’il arrive à leur niveau, il se place entre Annabelle et Victor, en montrant les crocs. Victor recule encore en souriant :
— Tu me comprends, animal, lorsque je te parle n’est-ce pas ?
Lucas émet un grognement sonore en signe de réponse. Victor affiche un air mauvais qui fait soudain peur à Annabelle.
— Oui, tu me comprends, alors écoute bien : Annabelle est – quoiqu’elle dise, quoiqu’elle fasse – vouée à vivre avec ses semblables. Elle…
Lucas ne le laisse pas terminer : il se dresse et propulse ses pattes avant sur Victor. Annabelle pousse un cri. Mais le corps de Victor se dissout immédiatement et le coup de Lucas se perd dans le vide. Victor reprend forme un peu plus loin. Il regarde Lucas avec mépris maintenant. Annabelle pose une main tremblante dans le poil de l’homme-ours qui, surpris, retombe sur ses pattes avant.
— Annabelle, dis à ton animal de compagnie de se tenir tranquille, veux-tu ? Je ne suis pas une vulgaire proie que l’on course comme un lapin en forêt. J’apprécierai un peu de courtoisie… Aller, viens avec moi maintenant. Cette situation commence à être ridicule.
Lucas jette un regard vers la jeune femme qui le rassure aussitôt :
— Non, Victor, je ne vais nulle part.
— Allons, ça suffit ! Cette plaisanterie a assez duré ! s’exclame brutalement Victor.
Il souffle et continue à mi-voix :
— Soyons pragmatiques. Tu me diras merci plus tard…
L’eau se met à monter brutalement. Alors qu’ils avaient les pieds au sec, il y a quelques secondes, elle leur arrive soudain aux genoux. Annabelle se tourne vers Lucas en criant :
— Luke, va-t’en ! Vite !
Il n’a pas le temps de faire un pas en arrière : une énorme vague s’écrase sur lui et le plaque au sol. Annabelle s’évapore et suit, depuis la surface, la silhouette de la bête qui se débat sous l’eau. La mer se retire brusquement à son niveau d’origine, emportant sa proie dans les profondeurs. Sous l’eau, Lucas, effrayé, reprend rapidement forme humaine. Il fait des gestes désespérés et de plus en plus frénétiques. L’air commence à lui manquer et, malgré ses efforts, il ne parvient pas à revenir à la surface. Sur la plage, Victor observe la scène, un sourire satisfait sur le visage.
Sans reprendre forme humaine, Annabelle décide d’intervenir et descend lentement vers Lucas. S’il ne peut pas revenir à la surface, peut-être parviendra-t-elle à venir à lui ? Elle passe la ligne d’eau sans, pour autant, se mêler à l’élément liquide. Très vite, elle devient une bulle d’air au milieu de l’océan. Elle avance vers Lucas. Il tend une main vers ce puits de lumière salvateur et glisse finalement d’un élément à l’autre. Une fois à l’abri, il prend une forte inspiration et perd connaissance.
Il est trop tôt pour qu’Annabelle reprenne forme humaine : Victor a compris sa manœuvre et lance des vagues contre elle avec violence. Annabelle résiste, hisse son précieux fardeau à la surface et survole le sable quelques mètres pour déposer le corps de Lucas aux abords de la forêt. Là, elle reprend forme humaine et se tourne vers l’étendue bleue. La silhouette de Victor se découpe au milieu des vagues qui s’écrasent sur la plage avec violence. Son corps se dissout mais il lui lance avant de disparaître :
— Tu veux revoir le garçon ? Alors, il faudra venir le chercher. Te rends-tu compte que tu ne pourras pas tous les sauver ?
Victor disparaît et l’océan retrouve son calme. Les vagues se brisent à un rythme à nouveau régulier sur la plage. Victor ne réapparaît pas. Le regard d’Annabelle est fixé sur la ligne d’horizon. Elle s’attend à le voir revenir à tout moment, comme une ombre meurtrière. Un affreux pressentiment grandit en elle. Les choses ne vont pas s’arrêter là. S’il s’en prenait à Erik ? Il faut qu’elle le prévienne ! Elle s’apprête à prendre son envol lorsqu’une main s’enroule autour de sa cheville. Elle sursaute et baisse les yeux sur Lucas qui s’est redressé sur un coude, secoué par une violente quinte de toux.
Elle ne peut pas le laisser, mais Erik… Elle lève les yeux au ciel et envoie un message au garçon par la voix du vent. Ce message parviendra-t-il jusqu’à lui ? Saura-t-il l’entendre ? Ces questions, qui resteront peut-être sans réponses, lui donnent un peu plus mal au cœur.
Elle s’agenouille et aide Lucas à se redresser. Annabelle le regarde intensément. Elle tremble encore en pensant à la violence de ce qui vient de se produire.
— Tu vas bien ? demande-t-elle en remarquant un peu de sang sur son bras, à l’endroit de sa blessure qui n’a pas encore eu le temps de cicatriser. Lucas acquiesce. Elle le hisse pour l’aider à se mettre debout et enroule un bras autour de sa taille.
— Rentrons.
Chapitre XXIII
Ils arrivent devant la maison d’Annabelle sans avoir échangé un mot. Sur le chemin du retour, ils ont avancé lentement, sursautant à chaque craquement de branche, s’attendant à voir Victor ressurgir derrière chaque arbre. Ils se sont soutenus l’un et l’autre en silence dans la forêt et maintenant, devant sa maison, une gêne s’empare d’Annabelle. Il faut qu’elle se détache de ce corps. Il le faut, puisque l’espoir n’est plus permis.
Doucement, son bras se déroule de la taille de Lucas. Elle le laisse passer le premier. Il s’avance en commençant à grelotter. Il est trempé et un vent froid n’a cessé de souffler sur eux pendant leur marche. Ses larges mains s’enroulent autour de son torse comme si elles essayaient de rappeler la chaleur du corps d’Annabelle. Il s’écroule sur le canapé. Il n’a plus de fièvre, mais paraît éreinté par cette épreuve. La jeune femme se précipite dans la salle d’eau. Ses mains tremblent lorsqu’elle pose une serviette sur les épaules de Lucas.
Elle se tourne ensuite vers la cheminée et commence à faire brûler un feu. Très vite, une douce chaleur se répand dans la pièce. Les tremblements de Lucas s’espacent. Annabelle s’assoit à ses côtés. Au bout de longues minutes, Lucas se redresse lentement et demande :
— Qu’est-ce qui s’est passé, Anna ?
Elle baisse les yeux, sans répondre. Les larmes sont là. Elle les a retenues jusqu’ici, mais un flot lourd monte dans le corps d’Annabelle. Qu’est-ce qui s’est passé ? Il y a eu Victor, à l’instant. Et puis, Erik, hier. Toi ce matin. Et tous ces jours de solitude… Cette voix auprès de toi, charmante, que tu as suivie pour me laisser à nouveau dans le silence…
Les larmes coulent à présent. Il faut qu’elle arrête de pleurer, qu’elle lui dise tout, pour qu’il comprenne… Les larmes coulent encore. Et les mains de Lucas sont là elles aussi. Elles écrasent les larmes, une à une, comme autant d’ennemis. Les larmes coulent de plus belle. Annabelle devrait trouver au moins la force de lui dire qu’il ne faut pas, qu’il y a l’autre fille, qu’elle n’a plus le droit d’être si près de lui. Les larmes coulent et c’est du bout des lèvres à présent que Lucas tente de tarir ce flot incontrôlable.
Il est à genoux, contre elle. Sa bouche est si près de la sienne, trop près. Il faut qu’elle se libère de son emprise, qu’elle soit raisonnable pour eux deux. Il lui suffirait d’utiliser son pouvoir, de disparaître, de devenir un souffle d’air qui flotterait au plafond. Alors, elle pourrait dire les mots sans craindre les larmes, car le vent ne pleure pas. Elle n’aurait pas alors à repousser ses caresses.
Mais elle reste là, les bras ballants, incapable du moindre mouvement. Les lèvres de Lucas, humides de ses larmes, s’approchent un peu plus. Il faut qu’elle réagisse. Mais son corps est pétrifié, par la peur qu’elle vient d’éprouver et celle plus forte encore qu’elle a traînée tout ce temps avec elle, à se persuader que plus jamais – plus jamais ! – elle n’éprouverait la sensation des baisers de Lucas.
Annabelle ferme les yeux pour ne plus voir la réalité telle qu’elle est devenue, pour oublier que, s’il arrive, ce baiser sera le dernier. Elle ferme les yeux pour goûter une dernière fois à ces sensations : les mains de Lucas sont à présent autour de sa taille. Ses doigts cherchent dans les plis de ses vêtements cet espace qui leur permettra de retrouver sa peau et lorsque ce sera fait, il faudra qu’à son tour, elle se mette en quête de la peau de Lucas. Il ne pourra en être autrement. Elle ferme les yeux et, sur sa bouche, le baiser arrive.
Lucas pose ses lèvres sur celles d’Annabelle. Juste une pression au début. Et puis doucement, sa bouche s’entrouvre, avide, à la recherche, d’autre chose. Annabelle sait. Elle n’ose répondre, mais son corps réplique déjà, dans ce langage qui n’appartient qu’aux corps. Il la déshabille très vite et ouvre à peine ses propres vêtements. Elle est nue en quelques instants. Sans attendre, il s’empare de chaque parcelle de sa peau.
Annabelle ferme à nouveau les yeux pour donner à ce moment un air d’éternité, pour se laisser croire que c’est encore pour toujours. Ils roulent sur le sol glacé, mais peu importe, ils sont brûlants de leurs retrouvailles. Lucas prend possession de son corps lentement. Il fait durer le moment où éclatera leur plaisir et où il devra se séparer d’elle. Il reste longtemps au cœur d’elle-même comme si c’était maintenant qu’il était vraiment revenu, comme si c’était là sa véritable destination.
Mais il ne peut contrôler la vague qui monte en elle, qui lui fait resserrer son étreinte brusquement en un long gémissement secoué de spasmes. Non, il ne peut contrôler cela et laisse éclater sa propre joie en la serrant à son tour un peu plus contre lui, en respirant son parfum, comme il le fait à chaque fois, à ce moment de leur union. Cette fragrance toute particulière qui est une légère variation de ce qu’elle est d’ordinaire et qui symbolise tant pour lui, lui avait-il dit un jour. Ils restent un long moment ainsi, enlacés, immobiles, occupés seulement à laisser les pulsations de leurs deux cœurs se ralentir doucement.
— Anna, souffle Lucas, qu’est-ce qui s’est passé ?
La tête collée à la poitrine de son amant, Annabelle se laisse bercer encore un instant, au son du cœur qui palpite contre son oreille. Ses paupières trop lourdes s’étaient fermées. Le sommeil commençait à alourdir son corps. Ces mots viennent interrompre le chant envoûtant du silence.
Et maintenant, les larmes ne sont plus là pour l’empêcher de répondre. Elle ne se sent pas capable de parler pourtant. Elle ne trouve plus les mots. Ils se sont égarés quelque part entre son corps et celui de Lucas. Ils ont peut-être roulé trop loin pour qu’elle les retrouve jamais. Et puis, il y a de nouveaux mots sur ses lèvres, pleins de la douceur de la peau de Lucas.
— Il y en a d’autres comme moi, murmure-t-elle lentement sans bouger, en enroulant un peu plus ses bras autour de lui.
— Comme toi ?
— Oui, des êtres qui… changent, qui deviennent des éléments… Tu as vu le pouvoir de Victor…
— Hum…
— Victor et Roger… L’entrepreneur… Ils sont… comme moi. Et…
— Le vieux aussi ? Mais c’est quoi ce délire ? lance Lucas en essayant de se redresser. Annabelle l’en empêche. Elle le garde contre elle. Elle a failli le perdre trop de fois ces derniers temps.
— Il y en a d’autres avec eux, poursuit-elle. Je suis allée là-bas… Là où ils vivent. Une petite île perdue au milieu de l’océan, au sud… Ils sont une dizaine…
— Putain ! Une dizaine ?! s’exclame Lucas à mi-voix. Et qu’est-ce qu’il foutait là, ce type ? Il n’a rien à faire ici !
— Ils ne sont pas tous comme lui, Luke. Et puis, je ne sais pas ce qu’il veut. Moi ? Cette forêt ? Il dit que je dois rejoindre mes semblables. Il dit aussi que cette forêt est un lieu puissant pour nous, qu’il veut s’y établir… Erik avait raison… soupire Annabelle.
— Erik ? C’est qui celui-là ?
— Un gosse, répond la jeune femme en retenant une miraculeuse envie de rire. Un gamin qui vit là-bas. Il est comme moi… Je veux dire : exactement comme moi.
Annabelle se redresse sur un coude. Elle lève les yeux vers Lucas. Sur son visage à lui, il n’y a que de l’inquiétude. Elle perd son sourire et poursuit :
— Luke, c’est pour lui que je voulais repartir. Pour Erik. Victor… Je ne m’attendais pas à le trouver là… C’est un peu long à expliquer, mais si je suis revenue, c’est grâce à Erik. Ce gamin savait des choses sur la forêt. Sans jamais y être venu. Sans jamais les avoir entendues ailleurs. Il m’a dit de me méfier de Victor. Je suis partie grâce à lui… et je l’ai laissé là-bas… Luke, il savait… et je suis persuadée qu’il ne m’a pas menti. Il est comme moi, tu sais. C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui soit exactement comme moi ! Il peut contrôler le vent et disparaître avec lui.
— Alors pourquoi ne t’a-t-il pas suivie ?
— Parce que c’est un môme et qu’il ne maîtrise pas bien ses pouvoirs… Il m’a dit qu’il me rejoindrait, mais je ne suis pas sûre qu’il y parvienne… Il faut que j’aille le chercher, Luke. J’ai peur… que Victor s’en prenne à lui pour se venger de moi. J’ai peur qu’il ne l’ait déjà fait et d’avoir perdu trop de temps…
— Et toi ? S’il s’en prenait à toi ? Tu y penses, Anna ? Ce type est un malade ! Un malade avec des pouvoirs de fou !
Lucas resserre son étreinte. Il a peur lui aussi. Annabelle revoit son corps se débattre sous l’eau. Victor a failli le tuer et s’il le pouvait, elle en est sûre, il recommencerait. Au cœur de cette forêt, ils sont protégés, mais si elle franchit les rives de l’océan, si elle s’aventure sur le territoire de Victor… Il le sentira et alors que fera-t-il ?
Elle plonge son visage contre le torse de Lucas. Que faire ? Elle a peur bien sûr, mais rester ici sans rien faire… attendre sans savoir ce qu’il se passe pour Erik… Non, elle ne peut pas supporter cela. Il faut qu’elle le retrouve, quoiqu’il en coûte…
— Luke, il faut que je ramène Erik. Ici, il sera en sécurité…
— Écoute, Anna. Je t’ai suivie. J’avais peur de t’avoir perdue. Et puis, je l’ai vu poser ses mains sur toi… Ça m’a rendu fou…
Il s’interrompt un instant.
— Je ne veux pas qu’il te fasse du mal, Anna… Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée et si je te perdais…
— Il a failli te tuer, murmure-t-elle en relevant le visage. Il voulait te tuer… Il voulait vraiment te tuer… Il en est capable. Je sais que je peux ramener Erik. Il m’attend peut-être. Il faut que je fasse ça pour lui…
Il la regarde en silence. C’est comme si elle avait ouvert une nouvelle blessure dans la poitrine de Lucas. Lui qui était jusqu’ici un prédateur, le plus grand prédateur de la forêt paraît tout à coup frêle, fragile. Il a cette blessure à l’épaule dont la marque écarlate est encore vive. L’ombre de la fièvre qui l’a étreint il y a quelques heures encore est là, elle aussi. Il y a toute la fatigue qui s’est posée autour de ses yeux sans doute à cause du voyage. Il y a aussi encore cette angoisse d’avoir frôlé de si près la mort.
Une vague de tendresse fond sur Annabelle. Vivre sans lui, elle en est capable. Sans ses bras, sans son amour, elle aurait mal, mais elle y parviendrait tout de même. Les jours n’auraient plus de saveur, mais la vie pourrait se poursuivre. Les jours succéderaient aux autres dans une morne rengaine. Mais vivre dans un monde où Lucas n’existerait plus… Un frisson vient glacer chaque vertèbre du dos d’Annabelle.
Il y a ces mots bien sûr. Elle s’en souvient un peu maintenant. Si elle les disait, elle pourrait se libérer de lui et le libérer en même temps d’elle. Le doute n’existerait plus, mais la fatigue viendrait creuser un peu plus les yeux de Lucas et la peine voûter ses épaules. Non, il faut faire durer ce moment. Après toutes ces épreuves, il faut rallumer la flamme dans les yeux de Lucas. Ce qui devra advenir ensuite, adviendra…
Annabelle se souvient des mots. Ils restent dans sa gorge. Elle les ravale. Ils viennent ajouter au mal qui tiraille son corps. Elle est capable de supporter cela. Ils sont mieux là, dans sa gorge, dans ce coin de son cœur où s’entassent les regrets. Ici, ils ne feront de mal qu’à elle.
Je sais, Luke… Il y a l’autre fille. Je ne me rappelle plus de son nom et je ne veux pas te l’entendre prononcer. S’il existe une formule magique pour que ma vie s’arrête, ce serait certainement cela : entendre par ta bouche son prénom à elle, y percevoir l’intonation secrète d’un baiser oublié, d’une tendresse à peine voilée… Non, je ne pourrai pas supporter cela.
Tu vois, je croyais que tes bras étaient faits pour moi. Je ne devrais pas être là en ce moment. Je n’aurais pas dû nous laisser espérer encore… Il faut que tu rentres chez toi, que tu la retrouves. Je n’aimerais pas, moi, te savoir si loin. Je n’ai pas aimé cela quand tu es parti et vois ce que nous sommes devenus… La distance a séparé le nous en toi et moi. Rentre chez toi, mon amour.
Je serai invisible. Je ne te dérangerai pas dans ta nouvelle vie. Tu ne me verras plus, même si je reste ici, car je n’ai nulle part où aller. Tu ne sauras pas que je viens te voir parfois, que dans le souffle du vent qui frôle ton visage, ton cou, ta main, il y a moi. Avec le temps, tu oublieras m’avoir rencontrée, tu oublieras jusqu’à mon secret, je n’aurai plus peur que tu le lui révèles durant une nuit de caresses. Tu oublieras peut-être aussi que tu m’as aimée.
Moi, je te garderai toujours comme la preuve que je suis capable de cela : d’être pour quelqu’un le centre de quelque chose, d’être importante à ce point que j’ai eu l’impression pendant des semaines, des mois, toute une vie, j’ai eu cette impression d’être le soleil dans le ciel.
J’ai aimé ! Oh, comme je t’ai aimé, Lucas !
Je n’ai plus ma place dans tes bras maintenant, mais laisse-moi te serrer encore une minute. Laisse-moi faire durer un peu cet instant… Je vole encore un peu de ce bonheur pour me souvenir, quand je serai seule, la chaleur de tes bras…
Non, elle ne lui dira pas cela. Annabelle ferme les yeux. Quelque chose lui fait mal tout à coup. A-t-elle senti son cœur s’arrêter de battre ? Oui, comme un écho, il y a eu un silence déchirant dans sa poitrine qui la laisse à présent à bout de souffle. Ce fragment de seconde a duré une éternité. Elle rouvre les yeux sur le visage de Lucas et lui offre un sourire léger.
Les mots resteront là, dans ce coin de sa mémoire. L’étreinte durera le temps qu’il faudra. Si cela doit s’arrêter tout à l’heure face à Victor ou demain, après un appel de cette fille, hé bien, soit ! Il y a ce mal qui la ronge aussi. Peut-être est-ce lui qui emportera Annabelle ?
Elle sourit tristement, toujours muette. Oui, les mots resteront là. Non-dits. Ils auront une existence inachevée comme cette histoire d’amour qu’elle tient du bout des doigts et qui lui échappe davantage à chaque seconde qui passe… Elle pose sa tête contre la poitrine de Lucas. Son cœur lui rappelle une musique qui parlait de toujours. Elle écoute les battements réguliers pour ne plus entendre le silence. Encore quelques secondes…
— Anna, il faut que nous parlions de tout ça à mon père. Il saura quoi faire. Je vais l’appeler, d’accord ?
Annabelle lève le visage et acquiesce, la gorge serrée. L’étreinte va prendre fin. Ça y est. Sans pouvoir se contrôler, elle sent ses doigts s’enrouler un peu plus autour du corps de Lucas. Ne pas pleurer. Ne pas pleurer. Et sentir les larmes monter, inexorablement.
— S’il te plaît, reste un peu encore, poursuit-il. Pour te reposer. Tu partiras demain, à l’aube si tu veux, pour aller chercher le garçon. Tu veux bien, mon amour ? Tu seras prudente, hein ?
Les larmes aux yeux, Annabelle acquiesce.
— Tu m’as manqué, tu sais… tellement… souffle Lucas en s’emparant à nouveau de sa bouche.
Chapitre XXIV
Il s’est replié là où plus rien ne peut l’atteindre. Dans ce lieu, la lumière, le vent, les odeurs, les sons n’ont plus aucun sens. Maintenant, autour de lui, il n’y a plus que le noir et le silence, et cette pression intense qui pèse sur son être dissout. Il est seul, loin du bouillonnement de la surface. Rassemblé en une bulle compacte dans les ténèbres, il laisse la vibration de sa colère se détacher de lui en lançant de lointains échos au cœur des abysses.
Maintenant, il devient l’eau profonde et le silence l’envahit. La mémoire lui échappe. Dans ce lieu, le temps et l’espace deviennent de lointaines notions dénuées de signification. Il n’y a que le noir sourd où il peut s’accorder une parenthèse d’oubli. Peu à peu, colère et rancœur se séparent de lui. Elles s’éloignent un instant et reviendront, il le sait, lorsqu’il remontera à la surface. Elles s’accrocheront à nouveau à son corps, comme une seconde peau. Mais, pour l’heure, il se laisse bercer par cette sensation d’absence.
Il n’est plus et, en même temps, il est tout. Il est le courant qui fait danser les algues brunes. Il connaît les moindres interstices des roches sous-marines. Il accompagne la danse légère et lente des quelques poissons aveugles qui errent dans les profondeurs. Il est l’eau salée des mers et des océans, l’eau douce des fleuves et des rivières qui se jettent incessamment en lui. Il se souvient aussi de la pureté des neiges éternelles qui nourrissent ses ruisseaux, au sommet des terres du monde.
Oui, il est tout cela, pas seulement un homme en colère. Il est l’eau douce et tiède sur les jambes des enfants qui jouent à l’ombre de l’été. Il est aussi la vague qui écrase le bateau imprudent. Au crépuscule des tempêtes, il s’approprie le bois des navires et la vie des hommes, comme un butin ordinaire. Il est tout cela et pas seulement l’homme qu’elle a repoussé… Il faut qu’il oublie, qu’il oublie jusqu’à son nom.
Il se souvient d’un homme, un homme aux cheveux blonds, presque blancs comme ceux d’un sage trop jeune, un homme aux grands pouvoirs. Il se souvient lui avoir promis une vengeance bientôt. Elle se prépare déjà dans l’énergie qui se rassemble autour de lui. Dans le silence, il sent s’éloigner la colère et venir la joie. Il se souvient des paroles dans la bouche de l’homme. Non, elle ne pourra pas tous les sauver. Lorsqu’il redeviendra cet homme, alors, elle comprendra. Elle n’aura pas d’autre choix que de comprendre.
Mais, pour l’heure, il reste ainsi : immense, infini, immobile. Il écoute l’épaisseur du silence et retourne en lui-même. Il se souvient encore de ce jour où tout a commencé, où il est devenu ce qu’il est aujourd’hui. Mais il ne savait pas et il a eu si peur. Tout cela paraît si loin, mais la sensation de sa transformation, de son impuissance, de son désarroi est encore vive pourtant. À chaque fois qu’il y pense, c’est comme s’il revivait cet instant.
Il ressent à nouveau la terreur de voir son corps disparaître, de perdre cet ancrage qui le liait à une réalité qu’il avait appris à accepter. Il entend encore les cris de sa mère et l’affolement qui résonnait dans la ruelle sombre, ce jour-là. Il avait compris, plus tard, qu’il ne s’agissait que de la réaction d’ordinaire impuissance d’une humaine témoin de la transformation miraculeuse d’un enfant qu’elle ne méritait pas.
C’est désapprendre qui avait été le plus dur : accepter que son corps puisse être ici et là-bas, sans pour autant se perdre. Ne pas être visible, mais avoir toute sa réalité pourtant. Accepter ce lien avec ce liquide ordinaire et omniprésent. La peur avait été une entrave terrible. Il avait fallu accepter de se laisser errer des kilomètres et des heures durant, à l’aveugle, comme un noyé à qui la mort échappe, qui a conscience de sa situation désespérée et qui ne peut rien faire.
Il avait dû apprendre à accepter tout cela et à accueillir ce don qui s’imposait à lui. Il avait dû abandonner la peur sur le bord d’un ruisseau et se laisser bercer. Il n’a compris tout cela que plus tard et s’en était voulu alors de s’être laissé souffrir tout ce temps. Il avait pleuré dans son errance, il avait été terrifié. Il avait erré, bousculé par des eaux folles, longtemps, jusqu’à la mer qui lui avait ouvert les bras et l’avait conduit à Roger.
Cet homme providentiel avait pris la place de ce père inconnu qui était parti trop tôt. Sa compagne, Florence, avait voulu occuper l’espace laissé vacant par sa mère, celle qui était restée immobile face à son fils disparaissant dans les flaques que grossissait la pluie d’automne. Celle qui n’avait pas fait un geste, qui ne s’était pas agenouillée pour retenir son enfant d’une manière ou d’une autre. Celle qui l’avait laissé lui échapper. Et en souvenir de cette femme indigne, Victor avait repoussé tout l’amour que lui offrait Florence.
Sur l’île, il avait appris à envisager d’autres possibles, à maîtriser son pouvoir et à s’approprier son élément. Auprès de Roger, il avait pris la pleine mesure de ce qu’il était. Il avait acquis une identité. Il n’était pas un enfant de la ville, anonyme, malingre. Il était un être rare et extraordinaire. Son destin s’était imposé à lui. Il avait fallu du temps pour qu’il comprenne cela, que quelque chose l’avait guidé jusque Roger, pour qu’il sache qui il était. Maintenant, il sait que cette forêt sur son chemin est une nouvelle étape pour qu’il accomplisse l’œuvre à laquelle il est voué.
Il entend un écho dans sa mémoire. Annabelle… L’écho le traverse, résonne et le ramène dans une temporalité plus récente. Annabelle… Il a cru qu’elle ferait partie de ce plan magnifique. Mais il s’est trompé, comme il s’était trompé pour Madeleine qui n’avait jamais révélé de don. Il s’était laissé émouvoir par sa beauté d’adolescente. Mais elle n’était finalement pas devenue cette compagne fantastique qu’il pensait trouver en elle. C’est au tour d’Annabelle de le décevoir profondément. Comment a-t-elle pu ne pas comprendre ? Elle, si brillante, si extraordinaire ! Il avait cru que ce pourrait être elle, qu’elle le suivrait… Encore une erreur. Ne pourra-t-il un jour avoir une compagne à sa mesure ?
Après tous ces efforts, lui préférer cette bête… Une vibration puissante se dégage de la bulle et se répand tout à coup dans l’océan. Il a bien failli réussir à faire de cet animal gênant un souvenir… Et il y serait parvenu sans l’intervention d’Annabelle, mais… Nora a échoué – il n’en attendait pas moins d’elle – et l’animal est revenu auprès d’Annabelle. Impossible de se venger d’elle – elle est trop puissante – mais il y a d’autres moyens de faire souffrir les êtres…
Il faudra qu’il se venge de Nora aussi, qu’il lui montre enfin à quel point elle est indigne de lui. Elle dont les yeux brillaient d’envie le premier soir lorsqu’il est venu à elle. Elle était seule, désespérée d’avoir été rejetée par l’homme-bête et l’avait vu apparaître comme une alternative au bonheur. Elle s’était laissée berner par ses traits agréables et avait cru qu’elle pourrait se libérer de l’animal dans ses bras. Il l’avait laissée approcher, espérer et s’était amusé de repousser ses avances lorsqu’elle avait enfin osé faire un geste vers lui.
Oui, il se vengera de cette incapable de Nora et d’Annabelle aussi. Il n’a jamais laissé une femme l’entraver. Il faut qu’elle comprenne de quel côté elle doit être, l’importance de tout cela, leur importance à eux… Cette forêt doit être à lui. Sa vie, il en est sûr, n’a été faite que pour le mener ici. Envers et contre tout, il en fera son royaume. Il y puisera l’énergie pour prendre sa revanche sur ce monde qui ignore ceux qui détiennent le vrai pouvoir. L’équilibre va être rétabli. Une sourde détermination se renforce en lui. S’il doit renoncer à Annabelle, il aura la forêt… Non, décidément, elle ne pourra pas tous les sauver…
***
Elle ouvre les yeux, catastrophée. Endormie ! Elle s’est endormie ! Quelle idiote ! Elle tourne la tête vers Erik. Il n’a pas bougé. Ne sachant si elle doit en éprouver du soulagement ou de la peine, Madeleine laisse errer son regard vers le rideau qui marque l’entrée de la case. La toile flotte au rythme de la brise légère qui berce l’île. La lumière du soleil encore haut filtre avec douceur dans la petite pièce. S’il fait jour, c’est qu’elle ne s’est pas assoupie longtemps. Quelle heure peut-il être ? Certainement pas encore l’heure du repas. Son père ou sa mère seraient venus la chercher pour essayer encore de la convaincre de laisser un instant Erik pour venir manger avec eux tous dans la salle commune.
Son regard revient vers l’enfant. Il est dans la même position depuis bientôt deux jours. Madeleine n’a pas quitté son chevet une minute, ne dormant que par intervalles courts, aux aguets. Le poids de la fatigue commence à peser sur ses paupières. Il faudra sans doute qu’elle accepte de se faire relayer pour faire une vraie nuit, ce soir ou demain. Impossible de continuer comme cela plus longtemps. Quelle aide pourra-t-elle apporter à Erik si elle n’est pas capable de se soutenir elle-même ?
Une pointe de culpabilité revient alors lui presser la poitrine. Lorsqu’elle a surpris Victor, elle aurait dû l’empêcher de frapper Erik. Rien ne justifiait son geste. Elle aurait dû retenir sa main, lui parler, lui dire n’importe quoi. Elle aurait dû lui donner tout cet amour qu’elle éprouve encore pour lui. Elle aurait été libérée de ce fardeau qui lui fait regretter l’absence de Victor et, en même temps, pleurer le mal qu’il a fait encore. Mais, non, elle a préféré une fois de plus le silence et l’immobilité, et les conséquences, cette fois, sont dramatiques.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? se demande-t-elle encore en se recroquevillant pour étouffer un long soupir. Depuis deux jours, elle veille l’enfant en espérant qu’il revienne à lui et qu’il lui explique quels mots ont pu entraîner un tel déchaînement de violence. Cette Annabelle y est pour quelque chose, Madeleine en est sûre. Il ne lui avait pas semblé qu’elle puisse être malveillante, mais peut-être s’est-elle trompée après tout ? Elle ne la connaît pas et n’a pas fait l’effort de faire un pas vers elle. Mais pourquoi s’en prendre à l’enfant ?
Et puis, comment Victor a-t-il pu s’amouracher de cette fille ? Parce qu’il n’y a pas d’autre explication, il faut être honnête, il est amoureux d’elle. Il n’aurait pas eu ce visage sinon. Cette hargne qui a explosé sur ses traits avant de lancer son poing sur le visage d’Erik, avant de disparaître. Les yeux de Madeleine se remettent à lui brûler. Et si c’était la dernière fois qu’elle voyait Victor. Restera-t-elle sur ce souvenir de lui ? Si c’est le cas, alors le destin est plus cruel qu’elle ne le pensait…
Bien sûr, il y avait eu des jours heureux, insouciants, où Madeleine avait cru que ce serait elle… Qu’elle pourrait mettre dans les yeux de Victor les quelques étoiles qu’il faisait naître dans son jeune cœur à elle. Il y avait eu ce baiser, une fois. Une seule. De cela, elle se souviendra toute sa vie. C’est grâce à cela qu’elle a tenu tout ce temps avec un sourire sur les lèvres. Non, Victor n’est pas celui qui a frappé Erik. Il y a de la douceur en lui. Cette douceur qu’il avait sur les lèvres ce fameux jour s’était répandue jusque dans ses mains, ses bras.
Il l’avait embrassée une fois, sans un mot. Il l’avait serrée dans ses bras, longtemps. Il n’avait rien dit. Ce n’était pas utile, elle avait compris. Elle le connaissait assez pour qu’il n’y ait pas besoin de paroles… C’était leur premier baiser et il avait un goût d’adieu. Elle n’avait pas le don. C’était la seule raison. Elle n’était qu’elle et ce n’était pas suffisant pour lui.
Madeleine avait accepté qu’il ne soit jamais à elle et s’était faite à l’idée qu’ils ne partageraient guère plus qu’une tendre amitié. Les absences se faisaient plus longues, plus régulières, mais il revenait. Elle avait une confiance un peu irrationnelle en cet état des choses. La vie s’écoule avec tant de douceur sur l’île, comment imaginer une autre réalité ? Et puis, il est revenu un jour avec l’image de cette forêt qui ne le quittait pas. Il était là sans plus l’être vraiment. L’inquiétude avait commencé à se faire une place dans l’esprit de Madeleine. Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser, malgré ses espoirs déçus, que c’était pour le mieux. Jusqu’à la venue d’Annabelle…
Connaissant son caractère tempétueux, Madeleine se serait attendue à ce que Victor s’attache à quelqu’un de plus affirmé, à son image, tandis que cette fille était d’une discrétion étonnante. Elle aurait pu se fondre dans le paysage au point d’être oubliée. Seuls ses yeux dénotaient : brillants, lumineux, fascinants. Lorsque Madeleine avait croisé le regard d’Annabelle la première fois, elle avait cru entrevoir un autre monde.
Peut-être est-ce simplement cela qui a captivé Victor ? Cette pointe de magie dans les yeux d’Annabelle. Son père lui avait dit un jour que l’intensité du regard des êtres qu’ils représentaient pouvait indiquer le degré de leur puissance. Madeleine n’avait jamais vu une telle lueur, excepté dans le regard de Victor. Oui, c’est sans doute cela qui a attiré Victor vers cette fille. Il est avec elle maintenant et une autre vie s’ouvre à lui.
Madeleine se redresse en soupirant. Elle ignore les larmes qui pointent au coin de ses yeux et reprend le linge posé sur le sol. Elle le plonge dans l’eau fraîche et le passe sur le visage de l’enfant. Avec précaution, elle tamponne le coin de l’œil enflé et cerné maintenant d’une large ombre bleu noire. La marque est apparue très vite, allant de l’œil à la tempe d’Erik. Au début, Madeleine avait craint qu’il ne perde la vue ou que le cerveau ne soit atteint. Mais son père avait été formel : l’enfant s’est évanoui, sous le choc. Rien de plus. Ils avaient évité le pire. Mais cela fait bientôt deux jours et Erik n’a toujours pas ouvert les yeux.
Endormi comme cela, il paraît si éloigné de l’enfant qu’elle a surpris il y a quelque temps, jouant dans les vagues. Il pourrait sembler paisible, heureux, s’il n’y avait cette marque… Comment imaginer que ce garçon solitaire, secret, ait pu provoquer une telle violence de la part de Victor ? Comme elle a hâte de voir ses yeux se rouvrir ! Il ne faudra pas qu’elle le harcèle de questions. Il aurait besoin de repos, de temps. Peut-être ne voudra-t-il tout simplement pas parler… Il faut qu’elle ait cela en tête. Les réponses ne viendront alors jamais.
Une brise venant de la plage, à l’odeur chargée de sel, s’engouffre tout à coup dans la case en soulevant le rideau qui masquait un peu l’aveuglante lumière du jour. Madeleine bondit pour remettre en place le lourd tissu. Mais le vent est entré et roule maintenant autour de l’enfant. Le souffle s’attarde au-dessus du petit corps, se suspend, puis meurt en se déposant sur Erik dont les cheveux s’envolent brusquement et viennent se coller sur son visage humide. Madeleine abandonne le linge dans le bol d’eau et attrape les mèches noires avec précaution pour les disposer à nouveau sur l’oreiller de fortune.
— Anna…
La voix d’Erik a émergé du silence, comme un soupir. Madeleine n’est d’abord pas sûre que ce soit lui qui ait parlé. Elle tend l’oreille pour s’assurer que ce n’est pas quelqu’un posté dehors. Mais le murmure revient, accompagné d’une légère grimace sur le visage de l’enfant :
— Anna…
— Erik ?
Les yeux du garçon s’entrouvrent. L’œil qui a reçu le coup reste, malgré ses efforts, à moitié clos.
— Anna ? souffle-t-il encore en essayant de soulever sa tête.
— Qui ? Non, non, Erik, s’exclame Madeleine en empêchant son geste. Il faut que tu restes allongé. Tu as subi un gros choc. Ça fait bientôt deux jours que tu t’es évanoui. Prends ton temps, mon bonhomme.
— Où est Anna ? lance Erik, avec une soudaine agitation.
Madeleine garde le silence un instant et répond, mal à l’aise :
— Erik, elle est partie.
— Oui, elle est partie… répète le garçon, visiblement soulagé.
— Tu te souviens ? Elle est partie, juste avant que Vic ne te…
— Et Victor ? Il est où, Victor ? demande-t-il, inquiet, tout à coup.
Madeleine pince les lèvres ostensiblement. Elle l’ignore, mais elle se doute…
— Il est parti, lui aussi. Peu de temps après…
— Où ça ?
— Je ne sais pas, Rik. Je ne sais pas, bonhomme.
Madeleine baisse les yeux. Lorsqu’elle les relève, c’est pour empêcher Erik de toucher son visage. Il grimace lorsqu’il tâte sa paupière enflée.
— Non, non. Ça va passer. N’y touche pas.
— Qu’est-ce que j’ai ?
— Victor a levé la main sur toi. Tu te souviens ?
Erik acquiesce.
— Roger est furieux contre lui. Il ne veut plus le voir ici. Victor est parti. Il n’est plus réapparu depuis. Je ne pense pas qu’il essaiera de revenir, finit-elle avec une pointe de tristesse dans la voix. Tout va bien. Tu es en sécurité, Erik. Tu n’as pas à t’en faire. D’accord ?
— Mais Annabelle ?
— Elle est partie. C’est du passé tout ça. N’y pense plus.
— Il faut que… lance Erik en essayant à nouveau de se lever.
Madeleine l’en empêche en posant deux mains fermes sur ses épaules.
— Allons, allons…
— Il faut… Madeleine, il faut que je la retrouve… s’exclame-t-il en fixant Madeleine avec un sérieux inhabituel dans des yeux d’enfant. Elle va avoir besoin de moi… Si je suis en sécurité, elle ne l’est pas. Il va la retrouver ! Il va s’en prendre à elle ! Et à la forêt !
— De quoi parles-tu, Erik ?
— Tu ne vas pas me croire… Ça ne sert à rien… Tu ne vas pas me croire, si je te le dis… répond le garçon d’un ton boudeur qui fait sourire Madeleine malgré elle.
— Allons, allons, ce doit être le coup que tu as reçu… J’avais peur, tu sais, et je dois avouer que ça me rassure presque de voir que tu n’as rien perdu de ta belle énergie !
Erik semble se calmer à ces mots. Madeleine sourit.
— Voilà, repose-toi. Ça ira mieux très vite. Heureusement, tu es un garçon solide.
Erik repose sa tête sur la natte et tourne le visage vers Madeleine. Une expression de sérénité se dégage de lui tout à coup et une étrange lueur brille dans ses yeux.
— Madeleine, il faut que je la retrouve… Il faut que je parte… Je suis désolé…
Erik ferme les yeux. Une brusque rafale de vent s’engouffre dans la case, tournant dans la petite pièce, faisant trembler les parois légères.
— Erik, qu’est-ce que… ? Ouvre les yeux, bonhomme ! Qu’est-ce que… ?
Madeleine n’a pas le temps de terminer sa phrase : sous ses yeux, le corps du garçon se dissout et, lentement, disparaît. La jeune femme bondit hors de la case désormais vide en appelant désespérément :
— Erik ? Oh, mon Dieu ! Erik ?
Elle s’interrompt, haletante. Aucune réponse ne lui parvient. Il n’y a que le vent qui s’enroule autour d’elle et s’éloigne brusquement. Madeleine se met à crier, d’une voix suppliante, brisée par les sanglots, qui la rendent aveugle maintenant :
— Au secours ! Papa ! Maman ! Au secours ! Erik… il a disparu !
Chapitre XXV
Il fait nuit noire lorsqu’un bruit la sort de son sommeil. Elle se redresse dans le lit. Au même moment, une large main se pose sur sa bouche. Elle sursaute puis se calme aussitôt en reconnaissant Lucas dans la pénombre. Le bruit se fait entendre à nouveau. Ce sont des coups frappés à la porte. Lucas se penche sur son oreille :
— Je vais voir… Ne bouge pas d’ici.
Malgré ses mises en garde, à peine est-il sorti de la chambre, qu’elle en sort à son tour. Si c’était encore Victor ? S’il venait en pleine nuit achever ce qu’il avait commencé la veille ? Lucas allume dans le salon et se dirige vers la porte qu’il ouvre brusquement. La tension qui raidissait ses épaules s’apaise aussitôt :
— Mais… t’es qui, toi ? Qu’est-ce qui te prend de frapper comme ça, chez les gens, à cette heure ?
Annabelle s’approche lentement, interloquée.
— Tu sais pas parler ? Hein ? Qu’est-ce que tu fais là ? répète Lucas.
Après un court silence, une voix, dehors, répond timidement :
— Je cherche quelqu’un…
Un léger accent roule jusqu’Annabelle qui s’approche encore, le cœur battant. Lucas est appuyé contre le chambranle de la porte. Elle ne peut voir, avec sa carrure, à qui il s’adresse.
Pourtant cette voix… Se pourrait-il que ce soit… ?
— Tu cherches quelqu’un ? À cette heure-ci ? Et ça t’est pas venu à l’idée qu’en pleine nuit…
Annabelle pose une main sur le bras de Lucas. Il se pousse légèrement, laissant apparaître la silhouette du visiteur qui se découpe, menue, dans la nuit.
— Erik !
Annabelle se faufile au dehors et prend l’enfant dans ses bras. Elle l’éloigne aussitôt et examine son visage, comme si elle doutait que ce fut vraiment lui. Il porte les mêmes vêtements que lors de son départ. La même mèche ondule le long de sa joue. Il la ramène machinalement derrière ses oreilles, dévoilant une trace de coup, bleue et gonflée montant de son arcade sourcilière à sa tempe. Annabelle passe une main sur la joue au-dessous de laquelle la marque lui raconte ce qui s’est passé lorsqu’elle a quitté l’île. Des larmes apparaissent sur ses joues et, presque en même temps, brillent dans les yeux d’Erik.
— Ça va, Anna, essaie-t-il de la rassurer.
— C’est lui qui… ?
Le garçon acquiesce.
— Tu as mal ?
— Non.
Il la regarde avec cette assurance qui défie son jeune âge et qu’elle avait déjà surprise sur l’île. Cette assurance qui l’avait convaincue, il y a trois jours, qu’il fallait fuir et revenir ici.
— J’ai eu peur de m’être perdu, continue-t-il avec un sourire espiègle. Mais je t’ai trouvée, Anna ! J’y suis arrivé ! T’as vu ça ?
En réponse, Annabelle se contente de sourire. Les mots sont coincés dans sa gorge avec ce sanglot qui l’étrangle. Qu’a-t-elle fait ? Après Lucas, Erik… Où s’arrêtera Victor ?
— Tu m’as appelé, Anna. J’ai senti quelque chose de toi… Comme si tu me parlais dans ma tête. C’est comme si je n’avais qu’à te suivre… Et j’y suis arrivé !
Annabelle est abasourdie : son message est parvenu à Erik, au-delà des mers, et le garçon a su la rejoindre. Elle prend à nouveau l’enfant dans ses bras.
— Heu… Excusez-moi… Qu’est-ce qu’il se passe, là ?
À l’entrée de la maison d’Annabelle, Lucas les regarde les bras repliés sur son torse, sans comprendre.
— Luke, je te présente Erik, ce garçon dont je t’ai parlé. Viens, Erik, entre. Viens te mettre au chaud. Tu as faim ? Soif ?
Elle prend le garçon par les épaules et le guide à l’intérieur.
L’enfant arrête Annabelle :
— Anna, non. Il faut que tu saches… Victor est furieux…
— Oui, je sais… soupire Annabelle.
— Et si nous en parlions à l’intérieur ? propose Lucas.
— Il est là, Anna, continue l’enfant qui a retrouvé tout son sérieux. Il va encore faire du mal…
Annabelle et Lucas échangent un regard inquiet.
— De quoi tu parles ?
— Victor… Il est au large. Il prépare quelque chose… Une vague, je crois… énorme !
Annabelle fait quelques pas dehors. Elle se concentre et sent en effet, dans le souffle qui vient à elle, quelque chose d’inhabituel approcher. Le vent lui apporte de sombres nouvelles…
— Erik a raison, s’exclame-t-elle, le souffle court. Victor met ses menaces à exécution… Une vague immense arrive… dans notre direction.
Elle passe une main sur son visage, pour retenir le cri qui lui tord les entrailles et qui ne saura la soulager de toute l’angoisse qui afflue en elle tout à coup. Lucas est le premier à réagir :
— OK, je vais prévenir mon père et les autres. Nous allons mettre à l’abri les habitants. À l’hôpital. C’est sur les hauteurs. Si on a de la chance, ça sera suffisant…
Il bondit vers la forêt, s’arrête et revient vers Annabelle.
Il prend son visage dans ses mains.
— On s’y retrouve, Anna, OK ?
Annabelle hoche la tête et se blottit contre lui en tremblant. Lucas se dégage aussitôt, l’embrasse et disparaît dans l’ombre des arbres.
Annabelle reste un moment à observer ce point de la nuit où Lucas a disparu. Elle ne bouge pas. Si elle reste bien immobile, peut-être que tout cela se révélera être un rêve, juste un rêve. Affreux, mais passager. Une bourrasque salée la fait brutalement réagir. L’enfant ne dit rien. Il s’approche lentement, semblant partager ses pensées.
— La vague arrive trop vite…
Annabelle reste pensive un instant et dit comme pour elle-même :
— Pas assez de temps… Pas assez de… À moins que…
Elle se tourne vers Erik :
— Tu vas te mettre à l’abri. Tu as entendu Luke ? Il faut aller à l’hôpital…
— Que veux-tu faire, Anna ?
— Rejoins les autres à l’hôpital, Erik, lance-t-elle en faisant à son tour quelques pas vers l’ombre.
— Et toi ? insiste le garçon.
— Ils n’arriveront jamais à mettre les habitants à l’abri si je ne fais rien. Ils ont besoin d’un peu de temps… Je vais essayer de ralentir la vague… Et toi, tu vas te mettre à l’abri.
— Non, Anna, je ne suis pas venu jusqu’ici pour me cacher au milieu d’inconnus. Je veux t’aider ! Je peux t’aider ! Je suis venu jusqu’ici, non ? Et puis, les arbres, ils l’ont dit… Tu te souviens ? Il faut que je sois avec toi. Ils l’ont dit, Anna !
Annabelle dévisage Erik. Il a l’air déterminé et elle n’a ni le temps, ni le courage d’insister davantage. Elle pousse un long soupir :
— Suis-moi.
***
Il avance dans la nuit, rapide, silencieux. À bout de souffle, il court le plus vite possible. L’obscurité n’est pas un problème. Il distingue chaque branche, chaque pierre. Aucun obstacle ne l’effraie, seul cet air anormalement iodé parvient à faire frissonner la carcasse de l’animal géant qu’il est devenu. Le danger s’approche. Est-il possible de passer aussi brusquement du bonheur de retrouver la femme que l’on aime pour plonger soudain dans l’horreur d’une telle catastrophe ? Lucas chasse ces idées qui risquent de lui faire perdre courage et accélère.
En quelques minutes, il arrive devant la grande maison blanche. Aucune lumière ne filtre par les volets clos. Il reprend forme humaine et se précipite à la porte :
— Papa ! Ouvre-moi ! Vite ! Papa !
Presque aussitôt, une lampe s’allume à l’étage. Des bruits de pas dévalent les escaliers. Paul ouvre la porte, l’air hagard.
— Luke, qu’est-ce qui se passe ?
— Papa, il faut évacuer le village ! Vite !
— Mais qu’est-ce qui se… ?
— Un raz de marée… ! Aide-moi à prévenir tout le monde !
— Et… Annabelle ?
— Je lui ai dit de se mettre à l’abri, à l’hôpital.
Paul observe son fils un instant, puis se tourne vers sa compagne qui est apparue à ses côtés :
— Sabine, prends ton téléphone. Préviens les autres qu’ils nous rejoignent et qu’ils mettent le maximum de personnes à l’abri. Ensuite, file à l’hôpital. Je t’y retrouverai.
Sabine acquiesce et se précipite à l’intérieur.
— Commençons par les habitations les plus proches. Séparons-nous et avançons vers le village.
Lucas se transforme immédiatement et descend la colline par la gauche, suivi par son père qui disparaît sur l’autre versant.
***
Annabelle et Erik se matérialisent au bord d’une falaise, à ce point de la presqu’île qui fait face au large. C’est par là que la vague va arriver. C’est là que la vague va frapper. Tout est calme encore, mais ils le sentent tous les deux : quelque chose approche. Un souffle sinistre. Une ombre dans l’ombre de la nuit. Ils perçoivent sa présence au loin. Elle approche, leur murmure le vent, elle approche pour tout détruire. Comme pour confirmer cette nouvelle, un souffle, une haleine noire s’échappe de l’horizon et vient s’enrouler autour d’eux.
Des larmes salées coulent sur les joues d’Annabelle. Est-ce le vent venu de la mer qui gifle son visage ou cette incontrôlable appréhension qui fait pleurer ses yeux ? C’est lorsque la petite main d’Erik se réfugie dans la sienne qu’elle s’en aperçoit et essuie son visage du revers de sa main libre.
Le jour va bientôt se lever sur l’océan. Le ciel rosit à peine à l’horizon. Une brume épaisse semble stagner au loin posée sur la surface des flots. C’est une brume inhabituelle, un fantastique nuage d’écume où s’attardent les rayons d’un soleil encore jeune. Ce pourrait être une vision extraordinaire, si le vent du large ne leur en rapportait la violence. Face à eux, c’est un mur d’eau qui approche. Il est encore à plusieurs kilomètres et paraît dérisoire mais sa progression est rapide, fulgurante. Dans une heure, tout au plus, il frappera la forêt d’Utoh.
— Allons-y.
Annabelle grimace un sourire qui se veut confiant et croise le regard d’Erik. En cet instant, il n’a plus rien d’un enfant. Il semble déterminé à affronter ce danger qui se dirige droit vers eux. C’est lui qui disparaît le premier. Annabelle lance un regard derrière elle. Les feuillages s’agitent désespérément. La forêt est en alerte. Avant de s’élancer à son tour vers le ciel, le visage de Lucas passe devant ses yeux. Il faut qu’elle réussisse, pour le protéger, pour sauver tous ceux qui vivent dans cette forêt devenue son foyer.
Elle s’envole. Il faut qu’elle soit forte pour eux tous, pour que la vie reprenne dans ce lieu qui l’a accueillie, pour tous ces étrangers qui sont devenus ses amis. Il faut qu’elle mette de côté la peur qui fait trembler son corps, qu’elle la laisse sur le bord de cette falaise comme une charge inutile. Elle s’envole. Plus de larmes. Elle est l’air et le vent ne pleure pas. Le vent avance, impalpable. Rien ne l’arrête. Rien. Pas même cette vague.
Erik est là, à ses côtés. Il tourne autour d’elle tout près et lutte admirablement contre les courants violents qui précèdent le raz-de-marée. Ils se faufilent et approchent de ce qu’ils découvrent comme étant un monstre hurlant fait d’eau et animé d’une énergie destructrice effrayante. Annabelle reste un instant, immobile, terrifiée, face à ce spectacle, face enfin au véritable visage de Victor.
Tout ce qui la gênait chez lui jusque-là, et qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer prend sens tout à coup. Si elle ne sentait pas la présence d’Erik à ses côtés, elle pourrait perdre le contrôle, redevenir humaine et se laisser engloutir par ce mur d’eau qui lui donne le vertige. Mais Erik est là. Elle se concentre et joint ses forces à celles du garçon.
Ensemble, ils convoquent vents et tempêtes. Ils rassemblent l’air qui les entoure, détournent le vent qui accompagnait jusque-là la vague, lui insufflent leur énergie et le lancent contre la vague. Une fois, deux fois, des centaines de fois. Une bataille désespérée des éléments commence au large, à l’insu des hommes : celle de la tempête contre le raz-de-marée.
Soudain le temps semble s’arrêter, quelque chose se fige : le vent et la vague, d’égales forces, paraissent ne plus pouvoir avancer ou reculer. Les minutes défilent dans la lumière du matin, lentement. Tout pourrait s’arrêter là, dans ce présent suspendu. Mais quelque chose approche. Annabelle sent sa présence, qui vient de la terre. C’est une présence immatérielle dont, une fois encore, elle ne discerne pas l’identité, mais qu’elle connaît, d’une certaine manière, intimement. Elle reconnaît son parfum, le vent qui vient d’Utoh en est empli.
Le parfum se joint aux forces d’Annabelle et d’Erik, leur redonne un peu de ce courage qui allait leur manquer. C’est comme un soupir désespéré qui porte l’angoisse de tous les habitants réunis sur les hauteurs de la presqu’île. Dans ce souffle, il y a un peu de leurs voix à tous. Ou est-ce la voix des arbres qui siffle aux oreilles d’Annabelle ? Ou de ces fleurs qui ont bravé l’hiver pour paver de couleur le sol de la forêt ?
Annabelle n’a pas le temps de trouver une réponse à ces questions qui l’étourdissent un peu. La vague, devant la puissance grandissante de la tornade, perd en force et en taille, mais, mue par son élan, avance toujours. Les côtes se dessinent au loin, Annabelle et Erik redoublent d’effort. Les minutes défilent à nouveau, brusquement, comme des secondes. Maintenant, la jeune femme en est sûre : ils ne pourront éviter le drame. Ils n’auront gagné que du temps…
À quelques kilomètres des côtes, sans se consulter, ils suspendent leurs efforts. Le vent ne souffle plus. Il faut préserver la forêt, désormais trop proche. Annabelle et Erik joignent leurs forces dans une dernière tentative, en formant un mur invisible. La vague approche, immense encore. Elle s’y écrase dans un terrible fracas d’écume, recule, puis frappe à nouveau. Une fois, deux fois. Sa vitesse lui a donné trop de force : à la troisième tentative, le mur cède.
La vague, en s’écrasant, explose et se multiplie en une centaine d’enfants, de moindre taille, mais qui, à leur tour, menacent les terres. Maintenant, Annabelle et Erik longent les côtes et essaient désespérément de calmer les courants. En vain. Alors que les premiers rayons du soleil viennent se poser sur les côtes d’Utoh, les vagues s’écrasent sur les falaises, roulent sur les plages et s’insinuent au cœur de la forêt.
Chapitre XXVI
Il frappe à une nouvelle porte. Les trois hommes qui l’accompagnent font le tour de la maison en cherchant une autre entrée. Une vieille femme entrebâille le battant et glisse un œil méfiant par l’ouverture.
— Un problème ?
— C’est le moins qu’on puisse dire, lance Lucas en soupirant. On évacue le village, madame. Il faut faire vite. Vous habitez seule ?
— Oui, mais…
Il appuie sur le battant de la porte qui sans plus d’effort, s’ouvre en grand. La vieille femme ne lui offre qu’une faible résistance.
— Je suis désolé, mais nous n’avons pas le temps pour les effets personnels. Suivez-moi.
Il saisit la femme dans ses bras et l’emporte jusqu’à une camionnette où s’entassent déjà une dizaine de personnes.
— Je crois qu’on a fait le tour, s’exclame un homme derrière lui.
— Oui. On est bons là, confirme Lucas en leur tournant le dos. Montez à l’hôpital.
— Euh… tu viens pas ?
— Je vous rejoins, répond laconiquement Lucas en adressant un regard noir à son interlocuteur qui baisse docilement les yeux.
— D’accord. On démarre, les gars. Tout le monde est à bord ?
L’homme prend le volant et lance un dernier regard à Lucas qui l’ignore. Il laisse la camionnette s’éloigner. À l’arrière, les habitants hébétés se serrent en silence, bercés par les cahots de la route, sans comprendre ce qui leur arrive. Les autres ont-ils pu avertir tout le monde ?
Lucas lève les yeux au ciel. Le vent souffle de plus en plus fort. Les arbres les plus robustes résistent aux bourrasques mais des branches, des feuilles et même parfois des plaques de tôle s’envolent. Il ne peut s’empêcher de penser à Annabelle. Est-ce elle qui fait cela ou seulement la vague qui approche inexorablement ? Il est temps pour lui de retrouver sa compagne, d’être auprès d’elle si… Il retarde encore cette pensée, se transforme et s’engage vers la colline en haut de laquelle est situé le petit hôpital.
Il y est venu peu de fois. Jamais pour se faire soigner bien sûr, seulement pour y voir Tom. Ce matin, alors qu’il fait encore presque nuit, sous la lumière artificielle des néons, il est surpris de voir circuler une foule devant les marches du bâtiment blanc. Des gens entrent, d’autres sortent. En petit groupe ou en famille. Certains errent seuls en scrutant l’horizon, sceptiques.
Les arbres, le manque de lumière ne permettent pas de discerner le danger qui approche. Et pourtant, il sera bientôt là. Dans le vent, l’invisible menace a inscrit son sinistre parfum. Et il est de plus en plus étouffant dans les narines de la créature rousse. L’hôpital constitue un abri trop maigre : si la vague arrive avec suffisamment de vitesse, elle les atteindra à coup sûr. Malgré la distance, ils ne sont pas assez loin, pas assez haut.
Lucas reprend forme sous le couvert des arbres et avance à la recherche d’un visage connu. Un peu à l’écart, il retrouve des membres de sa meute qui se consultent à la suite de l’opération de sauvetage. Au centre du groupe, Paul fait le décompte des maisons visitées. Lorsqu’il aperçoit son fils, il s’interrompt et s’approche. Il a ce geste inhabituel qui trahit son inquiétude : il le prend dans les bras et laisse son regard s’attarder sur le visage éreinté de son fils.
— Quelles nouvelles ? demande Lucas, mal à l’aise, en faisant un pas en arrière.
— Tous les habitants de la presqu’île sont là… Enfin, c’est ce que nous espérons. Certaines maisons n’ont pas été atteintes. Faute de temps ou parce qu’un voisin sait que les occupants sont absents. Des personnes n’ont pas répondu sans que l’on sache pourquoi. On ignore s’ils sont en déplacement… C’est de la folie cette situation !
Paul prend son fils par le bras et l’emporte quelques mètres plus loin :
— Tu as des nouvelles d’Annabelle ? La vague n’est pas encore là… Mais le vent… Pourquoi souffle-t-il si fort ? demande aussitôt Paul à voix basse.
— C’est ce que je me demandais aussi… J’espérais qu’elle serait ici, en fait…
Lucas et son père échangent un regard sombre.
— Non, Luke, elle n’est pas là. Elle est là-haut, lance Paul en levant brièvement les yeux au ciel, et j’aimerais savoir ce qui se passe.
— Elle n’est pour rien là-dedans ! répond Lucas sur la défensive.
— Je sais, Luke. Je m’exprime mal. Excuse-moi. Je suis inquiet, très inquiet. Pour nous, mais aussi pour elle. Je voudrais comprendre…
— Ce qui se passe, l’interrompt alors Lucas, c’est qu’un fou furieux a décrété que cette forêt était à lui… Que pour notre plus grand malheur, il a un pouvoir sur l’eau… Qu’il est prêt à tuer pour cette terre. Nos vies ne valent rien pour lui.
Lucas fait une pause et regarde autour de lui. L’angoisse qu’il a mise de côté depuis son réveil, associée à la fatigue, commence à prendre le dessus. Il pousse un long soupir pour essayer de freiner sa course dans sa poitrine. Déjà, elle noue ses liens autour de son cœur. Il sent la pression de l’étouffante sensation de cette peur revenir, parce que si Annabelle n’est pas là, il va encore perdre tout son courage…
— Hé bien, s’il est prêt à tuer pour cette terre, nous aussi ! s’exclame Paul.
— On ne peut rien contre lui… soupire Lucas, désemparé tout à coup. Papa, il veut cette forêt, mais il veut Annabelle aussi… avoue-t-il à contrecœur. Ce gars considère que les seuls qui doivent être sauvés, ce sont les êtres qui ont leurs dons…
Lucas tourne le dos, la tête dans les épaules, et s’éloigne en marchant vers l’hôpital. Non, son père n’a pas dit qu’Annabelle risquait de le trahir, mais, au fond, lui l’a pensé. Après la scène à laquelle il a assisté avec Victor sur la plage, il n’y a pourtant pas de doute possible… Annabelle n’a pas pu le rejoindre. Elle ne peut pas l’aider en ce moment… Mais, alors, où est-elle ?
— Luke ! Luke !
Paul le rappelle, sur ses talons. Lucas se retourne et fait face à son père en serrant les dents. Il faut qu’il le laisse seul, jusqu’à ce qu’elle revienne. Il ne peut plus supporter la moindre parole.
— Quoi encore ?
— Écoute… demande Paul en levant à nouveau les yeux vers le ciel.
— Je suis désolé ! Voilà ! C’est ce que tu voulais entendre ?! Maintenant, je peux… ?
— Non, Luke, écoute ! Écoute, bon sang ! Tu n’entends rien ?!
Comme son père, comme toutes les personnes qui l’entourent, Lucas tend l’oreille. Un grand silence se fait tout à coup au milieu de la foule réunie au pied de l’hôpital. Il faut un peu de temps à Lucas pour comprendre qu’il n’y a, en fait, plus rien à entendre maintenant que le silence. Un frisson glacé lui parcourt lentement l’échine lorsqu’il comprend : plus rien ne bouge autour d’eux. Les arbres sont immobiles. Les branches ont cessé de craquer frénétiquement. Plus rien ne bouge jusqu’aux hommes debout face au ciel gris. Le temps semble suspendu. Le vent a cessé de souffler.
Dans ce silence, soudain, Lucas éprouve d’abord une espèce de sérénité fragile. Il se sent en paix, comme soulagé. Est-ce terminé ? Si le vent ne souffle plus, c’est qu’Annabelle va réapparaître d’un instant à l’autre. La vie va donc reprendre. Il aura affolé tout le monde avec la crainte d’une vague imaginée. Ils le prendront tous pour un fou. Encore. Et alors ? La vie va reprendre. Il va retrouver Annabelle. Le reste importe si peu…
Il sonde le ciel, la cime des arbres. Ses sens sont en éveil. Il essaie encore de se convaincre, de s’accrocher à cet infime espoir. Mais Annabelle ne réapparaît pas. Nulle part, il ne perçoit sa présence. Son parfum dans l’air a disparu. Il observe la lisière des bois alentour, espérant voir la silhouette de la jeune femme se dessiner.
Les minutes passent. Pourquoi ne revient-elle pas maintenant ? Son estomac se noue. Il essaie de rejeter l’inquiétude qui vient peser sournoisement au fin fond de son être. À ses côtés, son père fixe un point au loin, l’air grave. Lucas suit son regard.
Lentement un murmure grandit, venant des côtes. Lucas et son père échangent un regard. Le murmure s’approche, ponctué de craquements. Puis, brusquement, le temps reprend sa course. Tout va très vite : dans un vacarme assourdissant, l’eau émerge des bois, recouvrant tout. En quelques secondes, malgré les cris d’impuissance des habitants, des arbres millénaires se couchent et disparaissent dans un nuage d’écume et de boue.
***
La fatigue est montée peu à peu, vite remplacée par l’épuisement, puis par cette sensation que quelque chose va lâcher, comme lorsqu’on retient sa respiration trop longtemps sous l’eau et que la surface paraît encore si loin. Il a dû se hâter de revenir vers la terre ferme et ses forces l’ont abandonné. Il s’est laissé tomber sur un rocher, à fleur d’eau. Il a mis quelques instants à revenir à lui, à oser ouvrir les yeux. Mais il était impossible de passer outre la tempête qui continuait à hurler derrière son dos.
Maintenant, Erik n’ose plus bouger son corps meurtri et reste recroquevillé sur la vision de sa main où le sang – son sang – coule à flots sur la roche humide. Il est immobile, à genoux, et il écoute. Annabelle est encore là-haut. Il entend le souffle du vent qu’elle maintient encore face à la vague, face aux milliers de vagues, face à la montagne d’eau… Combien de temps tiendra-t-elle avant de sombrer à son tour devant Victor ?
Erik entend, dans son dos, les hurlements assourdissants de la vague qui avance encore. Bientôt, elle sera là, à n’en pas douter. Il entend dans l’écho qui ricoche contre les falaises, toute la hargne qui ne transparaissait jusqu’alors que dans les yeux de Victor. Ce froid glacial étincelait auparavant au fond de son seul regard, mais, maintenant, il emplit tout l’espace. C’est comme si Erik était perdu à présent dans les yeux de Victor, comme s’il était prisonnier d’un monde terrifiant contre lequel il pensait pourvoir lutter.
L’océan gronde au-dessus de son épaule, à quelques mètres, comme s’il s’adressait à lui, comme s’il lui formulait de sombres reproches, comme s’il lui lançait des incantations maléfiques. Bientôt, le malheur sera sur Erik, promet Victor. L’enfant s’enferme un instant dans cette pensée. Que lui fera-t-il lorsqu’il aura fondu sur cette forêt ? Le tuera-t-il ? Non, il le gardera bien vivant et il le laissera assister à la mort de tous ces inconnus innocents, à la mort d’Annabelle…
Oui, cela lui ressemble davantage. Il fera preuve de cette cruauté pour le punir. Il va faire du mal, à elle d’abord, puis à tous les autres. Il est trop puissant. C’est le prix du sang qu’il faut lui payer, il n’entendra rien d’autre que cela. La mort et le sang. Le sang qui coule déjà en longs filets de la paume d’Erik. C’est le début de l’offrande que Victor attend. Comme un animal affamé et sauvage, l’océan semble se lécher par avance les babines devant ces gouttes qui dessinent de fines lignes ocre dans la faible lueur du jour naissant.
Comme un reflet, la couleur des yeux d’Annabelle passe dans l’esprit d’Erik, interrompant ses pensées. Cette lumière qui lui a donné le courage de quitter l’île, devient un soleil qui lui redonne un peu de force. Il se souvient des paroles des arbres… Il était orphelin et à présent… Erik se relève lentement, les jambes flageolantes. Il fait à nouveau face à la mer. À quelques mètres au-dessus de lui, des tourbillons aériens se heurtent encore et encore à l’océan déchaîné provoquant à chaque fois une explosion d’écume.
C’est alors qu’il s’aperçoit du silence. Les vagues restent suspendues un instant, puis s’animent à nouveau, gonflent et roulent vers les terres. Le mur invisible qui protégeait la forêt se déchire sous les yeux d’Erik. Le garçon s’envole en gémissant de douleur. Dans le ciel, les nuages s’estompent et un rayon de soleil perce sur ce spectacle qui lui donne le vertige. Quelque chose attire l’attention du garçon à plusieurs mètres au-dessus des flots déchaînés. Une ombre brune apparaît, la chute est lente, comme un oiseau sans ailes.
Erik se précipite aussitôt, s’enroule autour du corps inanimé d’Annabelle et l’accompagne le plus doucement que ses forces le lui permettent encore, jusqu’au sol. Elle a perdu connaissance. Une vague les suit quelques instants puis s’écrase avec fracas sur les falaises. Erik se croit sauvé, s’apprête à poser Annabelle, mais l’eau continue son avancée. Elle le rattrape, frôlant le corps de la jeune femme, comme si la vague cherchait à l’attraper. Après quelques vaines tentatives, elle dépasse le garçon, dévastant à chaque mètre davantage la forêt et enlevant à Erik tout lieu de refuge.
Il n’est plus maintenant qu’à quelques mètres au-dessus de la surface de l’eau. Il faut qu’il se rapproche encore. Le sol n’est plus qu’un vaste lac, mais il n’a plus le choix, il ne pourra plus tenir longtemps. Les dernières forces d’Erik l’abandonnent tout à coup. Il reprend forme brusquement, un instant suspendu avec Annabelle toujours évanouie au-dessus de l’eau qui semble avoir fini sa course destructrice, puis tombe.
Il se redresse immédiatement dans l’eau qui lui arrive à la taille. Il regarde autour de lui, aux aguets. La force du courant l’oblige à chercher un appui pour ne pas être emporté. Il s’agrippe à un morceau de bois flottant et cherche des yeux le corps d’Annabelle. Il la retrouve un peu plus loin et attrape sa main qui allait disparaître dans l’eau. Il la ramène vers lui et la hisse sur un rondin.
Après quelques minutes d’immobilité, il se met à pousser son équipement de fortune sans savoir où aller. Mais il doit bien y avoir un endroit qui n’a pas été touché par l’eau. Cette nuit, l’homme qui était avec Annabelle parlait d’un hôpital sur les hauteurs. Il faut qu’il le retrouve. Il ne peut pas rester ici. Victor peut être n’importe où. S’il décide de s’en prendre à eux… Ni lui, ni Annabelle ne sont plus capables de se défendre.
Le courant porte Erik vers le centre de la presqu’île, à travers la forêt dévastée. Au milieu des débris de bois, les vestiges d’une habitation émergent soudain, puis une autre. Le faible espoir de trouver de l’aide ici disparaît très vite. L’endroit est désert. Tout le monde a fui. Mais ce n’est pas encore le pire : Erik s’aperçoit à chaque pas que l’eau monte.
Il arrive bientôt à un niveau où l’eau le recouvre jusqu’au menton, il ne peut plus avancer. Il cale le rondin pour voir s’il peut encore faire un pas, peut-être y a-t-il une marche qui le soulèvera ? Mais le sol se dérobe au contraire. Il se retrouve un instant la tête sous l’eau et commence à paniquer avant de retrouver un appui.
Erik cherche à faire demi-tour, mais le courant l’emporte. Annabelle glisse. Il a du mal à se maintenir lui-même à la surface, il ne pourra pas tenir longtemps. La peur commence à monter, quand il entend un clapotis. Erik se tourne en tout sens persuadé qu’il s’agit de Victor qui approche. Mais il découvre, à plusieurs mètres, des hommes en barque qui passent en pagayant lentement. Cette vision lui paraît un instant irréelle. Puis, une fois la surprise passée, Erik se met à crier. Il glisse, boit la tasse, reprend pied et pousse un nouveau cri désespéré. Il panique à présent, s’ils ne l’entendent pas, c’en est fait de lui.
Au bout de ce qui lui semble être une éternité, une large main le soulève et le hisse sur le canot. Hors de l’eau, au contact de l’air, il se met à grelotter frénétiquement.
Dans un réflexe de protection, il se blottit contre le corps d’Annabelle que les hommes viennent de déposer à ses côtés. Sans plus oser jeter un regard sur cette eau qui a bien failli le tuer, Erik se laisse bercer par le mouvement du bateau. Les hommes échangent des mots qu’il ne comprend pas. Lorsqu’il entend le mot hôpital, ses forces l’abandonnent. Il ferme les yeux.
Chapitre XXVII
Les cris de la nature déchaînée, meurtrie, mêlés à ceux des hommes ont maintenant cessé. Il arpente désormais en silence les zones isolées où l’eau s’est retirée. Ils ont eu trop peu de temps pour mettre tout le monde à l’abri. Il a fallu se rendre à l’évidence après le choc de la vague. Des habitants se sont certainement trouvés pris au piège. Trouver les survivants. C’est ce qu’il faut faire maintenant. Viendra ensuite le moment de compter les morts.
Pour ne pas penser à cela, pour ne plus penser à l’absence de sa compagne, Lucas accélère le pas, en tête d’un petit groupe. Il marche comme un automate, sans même s’apercevoir des mouvements de son corps. Annabelle reste introuvable. Ce silence et le spectacle de la forêt dévastée le rendent fou. Il doit rester concentré sur le rythme de ses pas, s’il ne veut pas sombrer. Il avance donc, le regard plongé dans la contemplation de la terre boueuse. S’il perd sa concentration, ses jambes ne vont plus le soutenir, mais il ne doit pas tomber, l’a sermonné son père avant de se séparer, les autres comptent sur lui.
L’eau avait presque atteint l’hôpital, déchaînant une vague de panique assourdissante. Et puis, elle s’était repliée, rappelée par les côtes. Le père de Lucas avait joué son rôle : il avait ramené le calme, organisé les secours, répartissant les hommes-ours en groupe, par secteurs de recherche. Parmi eux, se sont mêlés spontanément des hommes volontaires. Lucas a tout de suite soupçonné son père de lui attribuer un groupe uniquement constitué d’humains ordinaires pour l’empêcher de se transformer, pour l’empêcher de commettre quelque imprudence.
Anna… Ne pas penser à ce silence. Le vent ne souffle plus. Ne pas penser, ne pas penser… Lucas regarde le sol dans lequel ses pieds s’enfoncent et disparaissent, comme attirés. Cette vision lui laisse une impression morbide. Il avance en essayant de ne pas penser à la douleur qui secoue les muscles de ses jambes à chaque nouveau pas. Mais il faut marcher, avancer, pour peut-être trouver… quoi ? Il ne sait plus. En tout cas, rien pour l’instant. Que le silence.
Le groupe avance doucement, sans dire un mot. Depuis quand marchent-ils ? Une heure, une minute ? Il ne saurait le dire. Il n’a plus la notion du temps et, dans ce désert qu’il ne reconnaît pas, il n’a plus aucun repère. Même le ciel arbore un gris inhabituel qui masque la course du soleil.
— Écoutez !
Un homme à l’arrière arrête le groupe, la main levée, l’oreille tendue. Il fait signe de monter une pente. Tout le monde le suit aussitôt. Ils arrivent à ce qui fut sans doute une maison, il y a peu de temps, et qui ressemble à présent davantage à une cabane bancale. Là, ils découvrent deux enfants perchés sur le toit en tôle d’un garage éventré. L’eau n’a pas stagné à leurs pieds, mais a charrié de nombreux débris. En les voyant, les enfants dont les murmures auraient pu passer inaperçus, se mettent à pousser des cris.
— Ne bougez pas. On va vous aider à descendre, lancent des hommes pour leur éviter une imprudence.
Durant les minutes qui suivent, le groupe aménage un accès jusqu’aux enfants qui leur tendent les bras aussitôt. Sur leurs joues, de longs sillons bruns marquent l’emplacement des larmes qui ont été versées récemment. Mais, au fond de leurs jeunes yeux, on peut lire à présent le soulagement d’être sauvé.
Une fois au sol, Lucas leur demande :
— Vous étiez seuls ? Il n’y avait personne avec vous ? Un adulte ?
Les enfants se regardent sans répondre. Leurs visages sont semblables, on ne peut douter de leur lien de parenté. L’un des hommes s’accroupit devant les enfants et prend la parole, d’une voix douce :
— Je crois que c’est la maison d’une vieille dame ici…
Les deux enfants échangent un nouveau regard. C’est le plus jeune qui prend la parole :
— C’est mamie…, répond-il les yeux brillants. Elle nous a aidés à monter là-haut et puis…
Le garçon s’interrompt, en haussant les épaules. Il lève les yeux vers son frère qui l’ignore et garde le regard fixé au sol, en laissant couler de grosses larmes.
— Venez avec nous, les mômes, on va vous mettre à l’abri…
— Non, il faut qu’on attende nos parents et peut-être que mamie… lance l’aîné sans lever les yeux.
— Moi, j’ai perdu Doudou… ajoute le cadet avec une moue boudeuse.
— Les enfants, on vous emmène à l’hôpital, là-haut, continue l’homme. Vous serez à l’abri et vous allez peut-être retrouver quelqu’un…
— Et Doudou ?
Les hommes échangent un regard et retiennent un sourire. La candeur est comme un baume au milieu d’une telle désolation. L’homme reprend :
— À l’hôpital, il y a une boutique, je crois, on trouvera certainement quelque chose, OK ?
Il n’a pas besoin d’en dire plus : une petite main se blottit dans la sienne. L’homme lève les yeux vers Lucas.
— Ramène-les. Inutile de les faire crapahuter avec nous.
L’homme acquiesce et prend aussitôt le chemin du retour avec les enfants.
Lucas tourne le dos et reprend la marche avec le reste du groupe. Le silence se referme à nouveau sur eux. Que vont-ils devenir ? Il pense à ces enfants bien sûr, mais eux… On peut reconstruire des maisons, mais une forêt… Ils sont perdus. Lucas essaie de se ressaisir. Ce n’est pas le moment de sombrer. Il faut tenir…
Il entend un murmure, un peu plus bas. Une voix de femme. Anna. Les paroles sont inaudibles d’où il est. Mais, oui, il y a quelqu’un. Lucas fait signe aux autres et accélère le pas. Son cœur se met à battre très vite dans sa poitrine, tout à coup, puis ralentit à mesure qu’il se rapproche. Il ne voit pas encore la femme, mais ne reconnaît pas sa voix… Non, ce n’est pas Annabelle.
Le groupe débouche sur une allée. Pour passer, ils doivent contourner un arbre qui s’est couché. Lucas en passant découvre des traces de goudron au sol et comprend qu’ils sont au bord de la route. Un peu plus loin, une femme couverte de boue tourne frénétiquement autour de ce qui était avant une maison de bois. Elle se baisse, attrape un objet dans la terre, fait quelques pas et le pose dans une flaque, un peu plus loin, où s’entassent déjà des dizaines de choses de formes et de tailles hétéroclites. Elle ne remarque pas le groupe qui avance vers elle et se penche pour saisir un autre objet.
— Madame ? Madame ? Venez, on va vous mettre à l’abri.
Elle ne lève pas les yeux, occupée à ôter la boue de ce qui apparaît avoir été une tasse.
— Venez, madame.
— Il faut ranger… l’interrompt-elle. Quand mon mari va revenir, il ne va pas être content. Alors ça, pas du tout. Vous avez vu ce fouillis ?
— Nous venons pour vous aider, madame… Il faut vous mettre à l’abri, au chaud.
— Excusez-moi, messieurs, mais j’attends mon mari. Si vous voulez vous rendre utiles, aidez-moi à y voir un peu clair. Ce serait bien aimable.
Lucas se tourne vers les autres qui haussent les épaules, impuissants.
— Et il est parti où votre mari ?
— Quand l’eau… Il est tombé par là… Mais c’est un très bon nageur… Il ne va plus tarder et je peux vous dire qu’il ne va pas être content. Alors ça, pas du tout… Il est très à cheval sur l’ordre, la propreté…
Les hommes échangent un regard.
— Madame, votre mari vous attend certainement à l’hôpital. C’est là que l’on accompagne tous les rescapés.
— Vous pensez ? Il serait là-bas ? Ça ne m’étonnerait pas de lui, en même temps… soupire-t-elle en souriant à ses mains couvertes de terre. Me laisser poireauter comme ça à la maison…
La femme laisse échapper un bref éclat de rire et se tourne vers la maison.
— J’arrive tout de suite, messieurs. Je vais prendre quelques affaires.
— Non, non ! On y va maintenant !
— Il me faut des affaires, voyons…
— On doit partir, madame. Et puis, on ne sait pas dans quel état est votre maison. Quelque chose peut vous tomber dessus. Allez, madame, il faut qu’on se dépêche. S’il y avait une autre vague… »
Ils doivent argumenter encore quelques minutes avant que la femme, résignée, accepte de les suivre. Sur les marches de l’hôpital, Lucas retrouve Tom qui examine un homme. Lucas se dirige vers lui :
— Tom, je peux te confier cette dame. Elle a l’air, disons… un peu sonnée…
— Luke ! Te voilà enfin ! Je m’occupe de cette dame, oui, mais toi… tu dois aller en salle d’attente, au premier étage…
— Qu’est-ce qui se passe ? lance Lucas d’un ton las.
— Des hommes l’ont ramenée… Pendant ton absence… Il y a quelques heures… Annabelle…
Tom n’a pas le temps de finir. Lucas s’élance dans l’escalier.
***
Il se réveille en tremblant. Il est allongé, enroulé dans une couverture en laine marron trop fine pour le réchauffer. Ses vêtements sont encore humides. Il grelotte, resserre la couverture autour de ses épaules et se frotte les yeux. Où est-il ? Il s’assoit et regarde autour de lui. Il est dans une grande pièce aux murs blancs, avec des brancards, des lits de camp, des gens installés, comme lui, à même le sol. Certains parlent à voix basse, d’autres pleurent ou gémissent. Le plus petit murmure résonne dans la pièce, créant un bruit de fond permanent et insupportable.
À quelques pas, un enfant dort dans les bras de sa mère. Il a l’air si calme, si paisible. Rien ne peut l’atteindre, il est protégé au creux de ces remparts. Il n’éprouve ni la peur, ni la peine, ni l’étouffante sensation d’être pris au piège entouré d’inconnus. Erik aimerait tant être cet enfant. Il aurait chaud dans les bras de sa mère. Il n’aurait plus peur. Mais il a perdu ce contact depuis tant de temps. Se souvient-il seulement de son visage ? Il revoit une silhouette aux cheveux tressés enroulés en un chignon haut s’éloignant, tandis que les murs de l’orphelinat se refermaient autour de lui. Les années sont passées et la blessure est toujours là. Se remet-on un jour de ces blessures invisibles ?
Il reste immobile un instant à observer le visage de l’enfant.
Soudain quelqu’un venu de nulle part le saisit par l’épaule :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Erik sursaute. Perdu dans sa rêverie, il n’a pas vu l’homme approcher. Il est penché sur le corps d’Annabelle, à ses côtés. Elle est toujours inconsciente. L’homme secoue le garçon qui regarde alternativement Annabelle et lui d’un air hébété. Il met un instant à le reconnaître. C’est cet homme qui était avec Annabelle cette nuit. Il ne se souvient pas de son prénom. L’homme répète :
— Erik, qu’est-ce qui lui est arrivé ? Où étiez-vous ? Qu’est-ce que vous avez fait tout ce temps ?
À chaque question, l’homme approche toujours plus près son visage déformé par la colère de celui d’Erik. Le garçon cherche à s’éloigner, mais l’homme le maintien fermement par le bras. Lorsqu’il se met à se débattre en sanglotant, l’homme le relâche aussitôt en semblant s’apercevoir enfin de la peur qu’il a engendrée. Erik se met en boule, ose un regard vers Annabelle et s’approche doucement du corps immobile, comme un animal craintif. Il lui attrape une main qu’il serre contre son visage humide.
— Erik, pardonne-moi. Tu te souviens de moi ? Tu es venu nous trouver cette nuit, avec Annabelle. J’ai besoin de savoir ce qui s’est passé. Ça pourrait peut-être l’aider.
À ses mots, le garçon lève les yeux lentement vers lui et murmure :
— C’est de ma faute… On n’aurait pas dû y aller. J’aurais dû l’en empêcher… La vague était trop forte…
— Où étiez-vous ?
— Au large… pour qu’elle n’atteigne pas les côtes, mais nous n’avons pas réussi à la repousser… Juste la ralentir…
Les yeux du garçon se posent sur le visage d’Annabelle.
— Elle a fait une chute… C’était si haut… J’ai essayé d’amortir, mais je n’en pouvais plus… Elle est tombée dans l’eau. J’ai cru qu’on allait mourir tous les deux et… C’est de ma faute… de ma faute… Je suis désolé… Je ne veux pas qu’elle meure…
Ses dernières paroles sont à peine audibles à travers ses sanglots.
La colère de Lucas tombe tout à coup. Il lance d’un air qui se veut confiant :
— Je n’aurais pas dû m’emporter. Excuse-moi, Erik. Ça va aller pour Anna, j’en suis sûr. Et puis, je pense que si vous n’aviez rien fait, nous ne serions peut-être plus beaucoup à pouvoir parler de cela… Tu verras, ça va aller…
Chapitre XXVIII
— Ça va aller, Luke…
Tom arbore un large sourire.
— T’as une sale gueule, mon pote, je veux dire, plus que d’habitude… Il faudrait que tu songes à te reposer un peu !
Les deux hommes échangent un sourire. Lucas demande :
— Tu as examiné Anna ? Elle va bien ?
— Elle a subi un choc. Le garçon n’a pas su m’expliquer ce qui s’était passé. Après un épisode pareil, ça se comprend… Mais ne t’en fais pas, elle va bien. Laisse-lui le temps de reprendre ses esprits. Ensuite… il faudra vraiment lui demander de trouver un autre moyen de transport que le vélo…
— Hein ?
Lucas regarde Tom sans comprendre.
— Luke, je ne vais pas t’apprendre ces choses-là… Anna… hé bien… elle est… enceinte.
Le visage de Lucas s’assombrit aussitôt. Dans son esprit, passe un instant le regard glacial de Victor, ses cheveux blonds, son air suffisant. Est-ce encore son œuvre ?
— Ça n’est pas possible, Tom. On se serait aperçu de quelque chose… Ou alors c’est… très récent…
Le temps d’un battement de cœur – une éternité – Lucas appréhende la réponse de son ami.
— Tout dépend de ce que tu entends par récent… J’estime sa grossesse à trois ou quatre mois environ. Quand je l’ai examinée, j’ai eu – je sais pas – un flash ? Je lui ai fait une prise de sang. Outre quelques anomalies bénignes, ça m’a permis de détecter sa grossesse. Je n’ai pas eu le temps d’affiner. Mais avec un peu plus de temps, je pourrai être plus précis. En tout cas, je suis formel, Luke : elle attend un bébé.
Trois mois. Cela semble si loin. Tant de choses se sont passées depuis… Il y a trois mois, il était encore à la scierie, à faire des heures pour rattraper le retard qui s’amoncelait. Il ne pensait pas encore à partir sur le continent pour ramener ses hommes au travail. Il était encore là. Annabelle l’accueillait chaque soir, chaque nuit. Elle ne connaissait pas Victor. Elle était à lui. Elle a toujours été à lui.
Il a envie qu’elle se réveille maintenant et qu’elle lui sourie. Il l’emmènerait au cœur de la forêt, loin de cet hôpital rempli de douleur, dans un endroit où Victor ne l’atteindra plus jamais. Il la couvrirait de baisers. Il l’aimerait de tout son corps. Trois mois…
Lucas lève les yeux vers Tom :
— Tu es sûr de toi ? On prenait nos précautions… C’est pas possible…
— Luke, d’une manière ou d’une autre, quand ça doit arriver, la vie trouve son chemin. On n’est jamais à l’abri d’un… d’une surprise.
Ils se regardent un moment en silence. Un sourire finit par se dessiner sur le visage de Lucas.
Au même moment, un bruit terrible se met à résonner dans la vallée. La terre tremble quelques secondes. Puis le silence laisse place aux cris. À l’intérieur de l’hôpital, ceux qui peuvent se déplacer se ruent sur les fenêtres pour comprendre ce qui a pu se passer. Lucas pose une main sur le bras d’Erik qui se tourne aussitôt vers lui en sursautant :
— Reste auprès d’elle. Je vais voir ce qu’il se passe.
— Luke, Déb est sortie…, murmure Tom, soudain très pâle.
— Je vais voir. Ne t’en fais pas… répond Lucas.
Il sort de la pièce en courant. Tom le suit des yeux un instant, perdu dans ses pensées, puis se dirige mécaniquement vers un lit où l’appelle un patient.
***
Elle ouvre les yeux et se soulève sur un coude.
— Luke ?
Elle a entendu sa voix. Tout est flou autour d’elle, comme si elle regardait à travers une vitre opaque. Puis, peu à peu, la mise au point se fait. Elle distingue les parois de la pièce, les murs blancs. Le bourdonnement qu’elle entendait partout, se découpe en murmures, en gémissements, en pleurs. Elle entend les paroles soufflées au creux de l’oreille de l’enfant, qui se réveille tout près. Les formes deviennent des êtres, hommes et femmes, assis, étendus, sur des chaises, sur des lits, par terre. Elle comprend qu’elle est elle-même étendue sur le sol, au pied d’un lit de camp, enroulée dans une couverture de laine rêche.
Elle cherche à s’asseoir mais quelque chose est posé sur son bras. C’est un bras d’enfant. Erik. Il est assis presque contre elle, laissant un étroit passage entre eux et un autre lit de camp. Elle ne voit pas son visage. Il a ramené ses genoux contre lui. Sa tête repose au creux de ses bras enroulés autour de ses jambes. Est-il possible qu’il se soit endormi dans une position aussi inconfortable ? On dirait qu’il pleure. Elle pose sa main libre sur la sienne.
— Erik, ça va ?
Le garçon soulève le visage, surpris.
— Anna… Tu es réveillée ? Tu vas bien ?
— Je crois, oui.
Elle se hasarde à essayer de sourire. Mais, face à elle, le garçon fond en larmes :
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— J’ai eu tellement peur Anna ! Tellement !
— Qu’est-ce qui s’est passé Erik ?
— Tu ne te souviens pas ?
Il regarde autour de lui et se met à murmurer :
— La vague approchait… Je n’en pouvais plus. Je suis revenu sur la falaise et puis… tout à coup, plus rien. J’ai eu l’impression que la vague devenait immobile. J’ai espéré qu’elle ferait machine arrière, mais non… Je t’ai vue tomber. J’ai eu peur que tu meures… écrasée sur le sol, ou par la vague… J’ai essayé de te rattraper mais… Je n’avais plus de forces… C’est là que je t’ai laissé tomber dans l’eau…
Les sanglots du garçon reprennent de plus belle.
— Erik, je vais bien.
Les larmes continuent de couler sur son visage, mais il esquisse un mince sourire. Annabelle demande :
— Et la vague ? Ça s’est arrêté ? Victor, où est-il ?
— L’eau est entrée dans la forêt. Elle a atteint le village. Mais je crois qu’ils ont eu le temps de mettre beaucoup de monde à l’abri.
Annabelle s’assoit contre lui et le prend dans ses bras. Il pose aussitôt la tête contre sa poitrine et se remet à pleurer. Elle resserre son étreinte. Elle a envie de pleurer elle aussi.
Au bout de longues minutes, les pleurs d’Erik se calment. Son corps est devenu lourd sur elle et sa respiration plus régulière. Il s’est sans doute endormi. Elle s’adosse plus confortablement contre le mur et laisse la fatigue l’envahir. Ses paupières sont lourdes à nouveau. Elle ramène la couverture sur sa poitrine en prenant soin de couvrir aussi les épaules d’Erik et ferme les yeux.
— Ce repas était vraiment délicieux, déclare Annabelle.
Elle est revenue dans la grande maison de bois blanc de Paul. Dans la cuisine, elle entend des bruits de vaisselle et les voix de Lucas et de Sabine. Si tout cela était vrai, elle ne pourrait se retenir de courir le retrouver, de l’avertir, de lui dire qu’il faut que le temps s’arrête à ce jour, parce qu’après… après, tout sera détruit… Mais elle reste assise avec une irrésistible envie de sourire. Comme elle se sent bien…
Sous ses doigts, elle sent quelque chose de doux. Une fleur violine repose à côté de ses couverts. Sur la nappe immaculée, le contour délicat du végétal se détache avec intensité. Annabelle fait rouler la tige fine entre ses doigts et porte la fleur à ses lèvres. Le parfum emplit ses narines. Ce parfum… Si seulement ce rêve pouvait être réel.
— En fait, ça nous fait infiniment plaisir de vous accueillir, commence le père de Lucas en jetant un œil vers la cuisine. Ça paraît peu de chose, mais… voir Lucas sourire… sourire vraiment… parce qu’il est heureux… et partager tout cela avec vous, en ce moment !
Paul passe une main sur son visage et masse doucement ses paupières. Il s’apprête à saisir son verre de vin pour s’éclaircir la gorge. Annabelle pose une main sur son bras, interrompant son geste :
— Paul, il faut que vous sachiez… Tout cela n’est pas…
Annabelle soupire. Le père de Lucas la regarde avec un sourire paisible sur le visage. Il ne se formalise pas de ses paroles et poursuit sur un ton léger :
— Annabelle, je sais ce que tu vas me dire… et plus encore. Tu es si précieuse… Aie confiance et réveille-toi.
Un cri la réveille en sursaut. Combien de temps a-t-elle dormi ? Elle a l’impression d’avoir seulement fermé les yeux et se sent toujours aussi lasse. Le cri résonne dans le couloir de l’hôpital. Elle se redresse à présent. Erik relève la tête, le visage ensommeillé, il la regarde sans comprendre ce qui se passe.
— Partez ! Partez !
Le cri se rapproche. Un homme apparaît enfin dans l’encadrement de la porte. Il a le visage d’un dément. Ses vêtements sont recouverts de boue. Il articule :
— Un glissement de terrain ! Tout s’écroule ! Partez vite !
Sa voix déraille, il observe la salle, les yeux exorbités, et reprend sa course. Ses cris résonnent encore quelques secondes. Autour d’eux les gens murmurent. Certains se lèvent, d’autres hésitent à bouger. Annabelle repousse doucement Erik et se relève doucement. Elle a l’impression que son corps se dénoue et que chaque muscle qu’elle actionne libère une douleur. Elle grimace. Erik se lève, la suit dans le couloir, l’air grave.
— Lucas est là-bas… murmure-t-elle.
— Anna, tu as failli mourir. Je ne peux pas te laisser y retourner ! Il faut que tu restes à l’abri. Il veut que tu restes à l’abri.
— Je sens qu’il est là-bas… Il a besoin de moi Erik ! s’exclame brusquement Annabelle, l’air sombre.
Agacé, Erik baragouine quelques mots dans sa langue d’origine et reprend de manière audible :
— Par où veux-tu commencer ?
— Pas cette fois, Erik. Non. Toi, tu restes ici.
— Nous le trouverons plus vite à deux. Et si tu as besoin d’aide… ?
— Reste ici et avertis-moi s’il revient.
Annabelle sort aussitôt, ne laissant pas à Erik le temps de répondre. Elle marche d’un pas hâtif dans le couloir qui la mène vers la sortie. L’établissement n’est pas grand mais le passage est bondé. Les rescapés s’entassent partout. Malgré la poussière qui les recouvre, elle reconnaît certains visages. Les regards sont perdus. Personne ne fait attention à elle. Elle avance d’un pas décidé au milieu de ces ombres.
Dehors, elle croise Tom qui raccroche vivement son téléphone en se parlant à voix basse.
— Tom ?
Elle n’ose lui demander comment il va tant il a l’air épuisé.
— Anna ! Mon Dieu, Anna ! Tu es réveillée ! Tu as fait une belle peur à ce pauvre Lucas ! Comment tu te sens ? Pas d’étourdissement ?
Sans attendre sa réponse, il attrape la jeune fille par le menton et oriente son visage vers lui. Le médecin observe ses pupilles, palpe sa nuque.
— Tu as mal là ?
— Ça va, Tom, ne t’en fait pas. Je cherche Lucas. Tu sais où il est ?
— J’aimerais te dire qu’il est en train de boire un café, quelque part dans le bâtiment. Mais il a disparu quand il y a eu cette déflagration.
Tom s’interrompt, baisse les yeux et passe une main sur son visage.
— Tom, c’est toi qui devrais te reposer un peu maintenant.
— Ce n’est pas ça. Ça va, mais…
— Mais quoi ? Qu’est-ce qui se passe Tom ?
— Déb, ma femme… elle est toujours pendue à son téléphone d’habitude. Mais depuis ce bruit terrible… je n’arrive pas à la joindre… L’eau est descendue presque aussi vite qu’elle est venue. Déb a voulu passer par chez nous pour prendre du matériel qui lui manquait… des livres, des souvenirs… dans la précipitation, nous étions partis avec presque rien cette nuit… Je n’ai pas pu la retenir… Quand elle a une idée en tête… Enfin, bref. Depuis… elle devrait être revenue…
— Tom, ne t’inquiète pas. Ça va aller.
L’incertitude sur son visage vient contredire ses paroles. Elle ne poursuit pas et fait quelques pas pour s’éloigner.
— Où vas-tu, Anna ? lance Tom tout à coup.
— Il faut que je retrouve Lucas.
Tom semble chercher ses mots. Elle lui tourne le dos, n’attendant pas ses mises en garde. Elle entend derrière elle :
— Sois prudente, Anna et, si tu croises Déb, tu veux bien lui demander de décrocher son téléphone ?
Annabelle se retourne et essaie de lui adresser un sourire confiant. Elle s’aperçoit alors qu’elle est suivie de loin par Erik. Elle lui laisse le temps de la rattraper. Ils marchent sans échanger un mot, avancent vers les arbres et restent pétrifiés devant le spectacle qui s’offre à leurs yeux : la forêt est dévastée. En contrebas, la ville a disparu sous une masse informe de boue. La route qui sillonnait à travers les arbres est impraticable. Annabelle retient un haut-le-cœur, elle s’appuie contre un tronc encore debout et laisse échapper un long soupir. Erik s’approche doucement et la prend dans ses bras.
— Anna, tu as froid ? Tu trembles comme une feuille.
Elle le repousse légèrement et essuie les larmes sur son visage.
— Il faut que je retrouve Lucas.
— Je reste dans les parages pour t’avertir si je le vois revenir. Fais attention à toi.
Elle acquiesce et sourit. Après avoir jeté un regard méfiant vers l’hôpital, elle disparaît dans un souffle d’air.
Chapitre XXIX
Il parcourt l’étendue boueuse qui était autrefois sa ville. Le paysage est impossible à reconnaître. Il est perdu, et plus encore après la nouvelle que vient de lui annoncer Tom. Annabelle attend un enfant… son enfant ! Il va avoir un enfant ! Héritera-t-il… ou elle… du don de sa mère ? Mais, s’il est comme lui… comme son père… ? Alors, il lui apprendra tout très tôt. Il ne le laissera pas face à l’ignorance de sa nature. Il lui montrera comment voir la forêt avec les yeux d’une créature. Et s’il gagnait leur pouvoir à eux deux ? Cela serait-il possible ? Cette probabilité lui donne un instant le vertige. D’un coup, il balaie ses craintes et se laisse envahir par la joie. Quoiqu’il arrive, cet enfant sera merveilleux !
Il avance prudemment sur le sol instable, en même temps, il se sent léger, si léger. Depuis qu’Annabelle lui a ouvert les bras, tout paraît plus simple et sa vie va maintenant devenir celle d’un père pas vraiment ordinaire, mais cet enfant a de fortes chances de ne pas l’être non plus. Que font les gens dans ces situations-là ? Peut-être devrait-il épouser Annabelle… Il sourit à cette idée. Cette question était encore inconcevable, il y a quelque temps et maintenant il envisage cet engagement avec enthousiasme.
Il marche à pas prudents aux côtés d’une dizaine d’hommes.
Perdu dans ses pensées, il ne s’aperçoit pas tout de suite qu’ils ont changé de direction pour se précipiter vers une maison dont seule une partie du toit apparaît encore à la surface du sol. Il s’apprête à les rejoindre quand son attention est attirée par autre chose. Un bruit léger et sourd derrière lui. Il s’en approche et découvre, prise au piège par la coulée de boue, en contrebas, une voiture. Seul un morceau de capot est visible mais il en est sûr, il y a quelqu’un à l’intérieur. Il essaie d’atteindre le véhicule. La pente est douce mais le sol est glissant. Il n’a aucune prise.
À quelques mètres, derrière lui, les hommes sont entrés dans la maison. Aucun ne fait attention à lui. De maigres arbres encore debout le dissimulent, il décide de changer d’apparence. Quelques secondes lui suffisent pour se transformer en bête. Alors, d’un bond, il descend et parvient à se positionner à la hauteur du véhicule enlisé. Ses pattes arrière s’enfoncent dans la terre meuble, lui conférant une stabilité temporaire. Il ne perd pas un instant et se met à gratter la terre. Les mouvements saccadés de ses pattes font bouger la voiture qui glisse légèrement sur la pente, puis s’immobilise à nouveau.
Il parvient à dégager rapidement une partie du pare-brise couvert de boue. Il ne distingue d’abord pas l’intérieur du véhicule. Puis, un mouvement et les coups faibles d’une main sur la vitre, lui confirment qu’il y a une personne en vie dedans. Il donne quelques coups à son tour et, sans faire de véritable effort, la vitre cède et vole en éclat.
Il faut faire vite : sous ses pattes, le sol se dérobe à présent. Une silhouette se hisse sur le capot de la voiture qui glisse lentement le long de la pente. Il ouvre la gueule et saisit le corps entre ses crocs. S’il serrait un peu plus fort, il sentirait le goût du sang qui palpite dans ce corps. Il s’aperçoit qu’il a faim et que son dernier repas date d’avant ce drame. Il voit le pain encore chaud qu’Annabelle tient dans ses mains blanches de farine. Cette vision ramène l’esprit de Lucas à la réalité et il se souvient qu’il n’a pas fait tout cela pour se nourrir, qu’il doit sauver cet humain.
La voiture s’enfonce encore. Il a de plus en plus de mal à maintenir son équilibre et aperçoit un arbre non loin, dont le large tronc est emprisonné dans la boue. Ses branches épaisses émergent du sol. Cela constituera un abri suffisant. D’un mouvement leste, il propulse le corps vers cet îlot de fortune. La personne s’envole comme une plume et tombe sur les branches dont certaines se brisent à l’impact. Il se demande un instant si l’humain est toujours en vie. Le corps glisse mollement vers la terre. Brusquement, un bras se tend et s’enroule autour d’une branche, puis une jambe.
Le visage se soulève et s’oriente vers la voiture, cherchant des yeux son étrange sauveur. Les deux êtres s’observent un bref moment. C’est une femme. Elle ne peut le reconnaître sous cette forme, mais il cherche tout de même à prendre la fuite. Il tourne nerveusement sur le capot de la voiture à la recherche d’une issue. Il est descendu trop bas pour réussir à remonter à son point de départ. Il ne peut prendre d’élan et, malgré sa force, ne pourrait atteindre le sommet de la pente. L’éboulement a repris de plus belle et entraîne la voiture en contrebas. C’est lui, à présent, qui est pris au piège. Il n’a pas le temps de bondir sur un tronc d’arbre et perd l’équilibre. La voiture se retourne. Son ombre roule sur lui avant que le véhicule ne s’écrase sur son corps dans un grincement sinistre. Un gémissement meurt dans sa gueule. La douleur rayonne, explose dans chaque parcelle de son corps. Puis, vient la boue qui ajoute son poids étouffant sur son corps brisé. Très vite, la peur, le mal, tout s’évanouit, et disparaît.
***
Elle se cramponne fermement aux branches qui la maintiennent à plusieurs centimètres au-dessus du sol. Le vent caresse son visage doucement. Elle ferme les yeux et empli ses poumons d’air. Il y a quelques minutes elle croyait qu’elle allait mourir, enfermée dans sa voiture, sous une montagne de terre. Et la voilà pendue à un arbre, à l’air libre, vivante. Elle ne sait pas quelle réaction adopter : rire ou pleurer. Elle se demande si elle n’a pas rêvé cette terrible scène. Peut-être a-t-elle seulement réussi à sauter de sa voiture et à se hisser à cet arbre lorsque le sol a commencé à s’ouvrir sous ses roues ?
Cette explication, quoique plus rationnelle, ne la convainc pas. Elle est restée trop longtemps enfermée dans le véhicule à passer d’un siège à l’autre en hurlant. Ses forces l’abandonnaient. Elle commençait à croire que c’était fini. L’air devenait plus rare. Mais ce qui l’avait vraiment effrayée, c’était l’obscurité et le silence. Son téléphone était tombé lorsque sa voiture avait été emportée. Elle ne l’avait pas retrouvé en tâtonnant dans le noir. Et puis, soudain, alors qu’elle perdait espoir, il y avait eu ce craquement sur la tôle, puis la lumière avait éclaté dans l’habitacle. Elle était sortie, aveugle, vers son sauveur. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir, devant elle, un fauve immense. Lorsqu’il avait saisi son corps dans sa gueule elle avait bien cru que son heure était venue. Elle n’avait pas osé faire le moindre mouvement. Elle avait juste fermé les yeux et attendu que les mâchoires se resserrent. Tout avait été si vite. À peine avait-elle émis l’idée que s’endormir du manque d’air dans la voiture ensevelie aurait été plus lent mais tellement moins douloureux que dévorée par cette créature, qu’elle s’était sentie s’envoler dans les airs pour retomber aussitôt contre les branches de cet arbre.
Tout ce temps, elle avait gardé les yeux fermés et ne les avait ouverts que pour voir cette branche et s’y agripper fermement.
Elle avait enroulé un bras, puis une jambe autour, avait essayé de hisser son corps, mais une terrible douleur à l’épaule l’en avait empêchée. Son bras gauche pendait donc, inutile au-dessus de la terre mouvante qui s’écoulait encore par endroits sous elle. L’arbre tiendrait-il longtemps ? Ses racines étaient-elles suffisamment profondes pour lui garantir un soutien jusqu’à l’arrivée des secours ?
Maintenant, autour d’elle, plus rien ne bouge, excepté le sol qui poursuit sa course lente. Sa voiture a définitivement disparu sous la boue, emportant avec elle son improbable sauveur. Cette bête s’était sacrifiée pour elle. À cette pensée, des larmes se mettent à couler sur ses joues et le peu de courage qu’elle avait encore l’abandonne. Elle pose sa joue contre la branche et ferme les yeux. La peur, l’angoisse de mourir enterrée vive l’envahissent. Son corps se met à trembler pour évacuer le stress. En tant que médecin, elle est consciente des réflexes physiologiques qui agitent son corps. Son esprit revient à Thomas, il doit tellement s’inquiéter. Quand le retrouvera-t-elle ?
Un vent terrible se met à souffler soudain et manque de la déséquilibrer. Elle réajuste ses appuis. Un gémissement attire son attention, plus bas, là où sa voiture a disparu. Elle croit d’abord qu’il s’agit d’un enfant. Mais c’est une femme qui tombe à genoux dans la boue. Déborah croit reconnaître l’étrangère, aperçue quelques fois en passant en ville. Cette dernière enfonce ses mains dans la terre détrempée et tire quelque chose en se parlant à elle-même, semble-t-il. Déborah voit ses lèvres bouger, mais la jeune femme est trop loin pour qu’elle puisse comprendre ses paroles dont le ton semble désespéré. Déborah essaie de se redresser sur un coude pour voir ce qu’elle cherche à déterrer et discerne finalement un bras. C’est à lui que se cramponne Annabelle. Malgré ses efforts, elle ne semble pas réussir à le dégager. Elle plonge donc ses mains dans la terre et lance frénétiquement des poignées de boue autour d’elle.
Au bout de plusieurs minutes, Déborah voit apparaître une tête et des épaules recouvertes par un morceau de pare-chocs. Elle reconnaît la nuque de taureau de Lucas. Annabelle essaie à nouveau de le tirer vers elle mais il est coincé sous la voiture. À plusieurs reprises, elle tire le bras vers elle en se redressant, mais elle ne parvient qu’à tomber encore et encore. Finalement, elle s’immobilise au-dessus du corps. Ses sanglots redoublent. Déborah ne parvient pas à comprendre la litanie de gémissements qui sortent de sa bouche mais de nouvelles larmes lui montent aux yeux devant ce spectacle lamentable.
Puis, lentement, le silence revient. Annabelle essuie ses larmes, recouvrant de boue ses joues déjà sales. Elle passe frénétiquement ses mains sur le visage de Lucas, puis sur ses épaules. Elle suit la courbe du seul bras qui émerge de la terre et s’immobilise, tête basse.
Déborah se penche pour mieux la voir. La branche craque, et, sans se briser, la déséquilibre. Un cri lui échappe. Aussitôt Annabelle lève les yeux et remarque Déborah. Brusquement le visage de l’étrangère change, le désespoir qui se peignait sur ses traits se transforme en une franche hostilité. Elles se regardent un long moment. Déborah pourrait lui demander de l’aide. Sans pouvoir l’atteindre, Annabelle irait chercher quelqu’un.
Mais la jeune femme baisse les yeux sur Lucas. Brusquement, le vent se remet à souffler. Déborah resserre aussitôt son étreinte autour de la branche qui se secoue de façon inquiétante. Malgré le vent qui siffle à ses oreilles, elle entend des voix au-dessus d’elle, en haut de la pente. Déborah rassemble ses forces et se met à crier pour signaler sa présence. Très vite, des visages apparaissent, regardent dans sa direction. Les voix envoient des messages qu’elle a du mal à saisir. Mais elle retient l’essentiel :
— On va vous sortir de là. Bougez pas !
Une corde descend la pente. Elle s’y agrippe, l’enroule autour de sa taille, puis se redresse prudemment sur la branche pour pouvoir la nouer.
Annabelle a sans doute vu les sauveteurs. Déborah réalise qu’elle devrait lui faire signe pour patienter en attendant qu’ils puissent l’atteindre. Mais, en contrebas, Déborah ne distingue plus rien : Annabelle a disparu et la boue glisse dans le vide laissé par le corps de Lucas. Déborah se tourne un peu plus pour s’assurer qu’elle n’a pas rêvé. Par où auraient-ils pu partir ? Comment Annabelle a-t-elle pu dégager Lucas ?
Perdue dans ses pensées, Déborah glisse et tombe sur la terre meuble. La douleur à son épaule rayonne dans tout son corps. Elle reste un instant immobile dans la boue, incapable de bouger, figée par l’intensité de la douleur.
— Madame, ça va ?
Elle se relève péniblement, enroule son bras valide autour de la corde et se met à avancer lentement. Elle a parfois du mal à décoller ses pieds de la boue. Au plus fort de l’inclinaison de la pente, épuisée, elle glisse et ne parvient pas à se redresser. Ses sauveteurs la hissent sur quelques mètres avant de la saisir.
— Vous pouvez marcher ? On va vous aider. Tenez, appuyez-vous sur mon épaule.
Un des hommes lui tend la main. Il est âgé, son visage est marqué par la fatigue, mais il a l’air déterminé. Elle glisse sa main noire de boue dans la sienne.
Sur le chemin qui les mène à l’hôpital, Déborah entend les hommes parler :
— Il est tombé tu crois ?
— Peut-être qu’il a entendu autre chose et qu’il est allé voir ce que c’était.
— Il nous aurait prévenus.
— Pas sûr. Pas très bavard, ce gars-là.
— Ouais, mais on rentre sans l’fiston et son père, lui, on risque bien de l’entendre…
Chapitre XXX
Le vent s’engouffre sous le couvert des arbres. Les feuillages s’animent brutalement puis retombent et s’immobilisent. Cette barrière végétale offre un mince abri à Annabelle. L’hôpital est à quelques mètres. Elle se matérialise dans l’herbe détrempée, à genoux, recroquevillée sur le corps de Lucas. Lorsqu’elle ouvre ses bras, le corps du jeune homme glisse sur le sol.
Ses mains tremblent de façon insupportable. Elle les cale sous ses bras et observe Lucas un instant. Il est immobile, couvert d’une épaisse couche de boue. Il y en a jusque dans sa bouche. Cette vision lui donne la nausée. Par endroits, la terre séchée prend des teintes rougeâtres ou s’ouvre sur des plaies béantes.
Impuissante, désespérée, elle lève le visage vers le ciel. Une brise lente caresse son visage et s’éloigne à la recherche d’Erik.
Elle n’a pas le courage de s’éloigner de Lucas. L’air trouvera l’enfant et il comprendra. Bientôt, il sera là. Elle se sent faible. Elle est certaine que son corps n’a plus la force de la porter. Elle ne souffre d’aucune blessure et pourtant elle a physiquement mal tout à coup. Et si elle mourait maintenant. Peut-on décider de cela ? Peut-on choisir de ne plus continuer à vivre ? Est-il possible de mettre fin à cette souffrance ? Elle s’allonge contre le corps de Lucas, pose la tête contre son épaule sanguinolente. Peu importe. Plus rien n’a d’importance maintenant. Elle ferme les yeux et soudain le vent cesse de souffler.
— Anna !
Elle a entendu les pas. Elle a entendu le feuillage s’ouvrir. Une main s’est posée sur son épaule. Elle a reconnu la voix de l’enfant. À contrecœur, elle ouvre les yeux et lève un visage couvert du sang de Lucas vers lui. Il la regarde, puis ses yeux tombent sur le corps du jeune homme. Son regard s’embrume. Il a compris. Elle ne peut supporter ce regard compatissant. Ce n’est pas fini, elle le sait. Elle l’a déjà fait. Ça doit avoir fonctionné cette fois encore.
Deux hommes accompagnent le garçon. Ils passent le rideau de feuillage et déposent aussitôt un brancard à terre aux côtés de Lucas. Annabelle se redresse pour les laisser porter le corps sur la toile immaculée. L’un d’eux lève vers elle un regard interrogatif. Un bref instant, Annabelle reste figée devant l’éclat doré de ses yeux. Lucas posera-t-il encore un tel regard sur elle ? À la pensée qu’ils seront peut-être fermés pour toujours, un frisson la fait trembler à nouveau. Elle a si froid tout à coup. Elle enroule ses bras autour de ses épaules et suit les deux hommes qui se dirigent vers l’hôpital.
Ses jambes flagellent. Erik pose une main sur son bras.
— Viens.
Le garçon ouvre la marche, elle le suit, comme une enfant, en le tenant par la main. Ils entrent dans l’hôpital et traversent des couloirs bondés de réfugiés. Ils pénètrent dans une pièce très semblable à celle dans laquelle s’était réveillée Annabelle, il y a quelques heures. Les deux hommes posent le brancard à même le sol et fond rouler le corps de Lucas sur une couverture.
Le brancard vide est maintenant maculé de profondes taches brunes et ocre.
Annabelle tombe à genoux et s’approche du visage de Lucas. Elle tend une main pour caresser sa joue lorsqu’un bras s’interpose. Un médecin se précipite sur le corps du jeune homme en murmurant quelque chose. Elle se recule et attend en suivant des yeux chaque geste du spécialiste.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
Les mots surgissent derrière Annabelle. Ils se rapprochent et sifflent à ses oreilles.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?!
Annabelle se retourne lentement. Nora est derrière elle. De longues mèches de ses longs cheveux hirsutes sont collées à ses joues. Son visage déformé par la colère a quelque chose de fantomatique.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ?! crache-t-elle en direction d’Annabelle. La rage semble lui faire sortir les yeux de la tête. Annabelle baisse les yeux vers Lucas sans répondre.
— Si tu lui as fait du mal… je te tue ! menace Nora à voix basse.
Annabelle reste muette, figée dans la contemplation de l’examen du médecin dont les gestes s’enchaînent de manière mécanique. Elle pourrait appeler à elle l’air pour qu’il envahisse les poumons de cette femme et qu’elle se taise. Mais à quoi bon ? La peine qu’Annabelle ressent elle-même, ne l’éprouve-t-elle pas un peu aussi, cette Nora, au-delà de ses paroles et de sa colère ? Les larmes brûlent encore ses paupières lorsque le médecin se lève, tourne les yeux vers Annabelle un instant et lance en direction de Nora :
— Pour répondre à votre question, commence le médecin, il me semble que cette personne a sauvé la vie du fils de Monsieur Mo-Louis.
Nora émet un sifflement d’agacement et bat en retraite aussitôt.
— Merci, commence Annabelle, puis poursuit sur un ton hésitant – comme si les mots une fois prononcés pouvaient avoir une mauvaise influence sur l’état de Lucas – il va bien, c’est vrai ?
— Je ne vais pas vous mentir, répond le médecin en regardant Nora s’éloigner. Il a perdu beaucoup de sang, il faudrait lui faire une transfusion mais nos réserves sont presque épuisées. Il a plusieurs fractures. Autant vous dire que son réveil risque d’être long et douloureux. Il respire avec difficulté. Sa poitrine a dû être comprimée sous un poids conséquent. S’il s’était agi de quelqu’un d’autre, je vous dirais qu’il n’en a pas pour longtemps… Mais, avec sa constitution physique, disons qu’il s’accroche. Une chose est sûre : si vous ne nous l’aviez pas ramené…
Après un silence, le praticien poursuit :
— Il faut que je trouve Paul pour lui dire que son fils est là.
Il pose une main sur l’épaule de la jeune femme. Lorsqu’elle lève les yeux vers lui, elle croise deux pupilles dorées. L’homme lui sourit. L’a-t-elle déjà rencontré ? Sous cette forme ou sous une autre ? Elle ne s’en souvient pas. Mais son intuition lui dit que oui. Elle ne reconnaît pas ce visage mais ce regard la rassure. L’homme s’éloigne.
Annabelle cherche Erik des yeux. Il ne doit pas être loin. Autour d’elle, aucun visage connu. Elle se penche sur le visage de Lucas et pose un baiser sur ses lèvres. Il est vivant. Elle a réussi. Il n’en saura rien. Il ne lui reprochera pas de l’avoir ramené. Elle est heureuse et épuisée. Elle s’allonge contre son amant. Son corps est collé au sien. Elle sent sa chaleur et le mouvement lent de sa respiration, lui qui était glacé et immobile dans la boue, il y a quelques minutes encore. Elle enroule ses doigts autour de sa main et ferme les yeux.
Elle lève les yeux de l’écran. Il faut qu’elle sorte faire quelques courses pour le repas de ce soir. Lucas ne va pas rentrer avant deux ou trois heures. Elle n’est pas pressée, enfourche son vélo et s’élance tranquillement vers la petite ville. Le ciel est dégagé, l’air est doux. Elle se sent bien. On dirait un jour d’été. L’image de la vague lui revient un instant, comme un lointain souvenir. Elle sourit et pense à Lucas. Il sera de retour bientôt. Comme elle a hâte de le voir, de retrouver ses bras. Elle a l’impression d’avoir été séparée de lui depuis longtemps.
Lorsqu’elle arrive devant la boutique, elle a une curieuse impression. Quelque chose sur le parcours a changé, mais elle est incapable de savoir quoi. La distance lui a paru très courte aussi. Comme si elle venait seulement de quitter sa maison et avait été propulsée tout à coup devant la boutique. Étrange. Elle hausse les épaules, chasse ces pensées et, toute à son bonheur, entre.
Il n’y a personne à l’intérieur. En fait, elle aime autant n’avoir à croiser personne et parcourt les allées, le cœur léger. Elle remplit son panier et s’approche de la caisse. Là encore, il n’y a personne. Elle dépose ses achats sur le tapis et regarde autour d’elle. Où est Dorothea, la caissière ? Elle ne se rappelle pas l’avoir déjà vue ailleurs qu’à son poste. Elle fait quelques pas autour de la caisse, pour patienter, faisant mine de chercher la femme du regard. Puis, elle remarque, à même le sol, une main qui dépasse du coin d’un rayonnage. Elle s’approche lentement et reconnaît la caissière. Annabelle porte une main à sa bouche, prise soudain de nausée. Elle contemple un instant le corps sans vie. Il n’y a pas d’eau autour d’elle et pourtant, le corps est complètement trempé.
Sans avoir eu le sentiment de bouger, Annabelle se retrouve dehors. Elle découvre, stupéfaite que la forêt a changé de visage : plus un arbre n’est debout, les maisons ont disparu, ne laissant que des décombres. Elle en est sûre, il y a un instant, tout paraissait normal. Maintenant, tout n’est que boue et désolation. Elle parcourt le village déserté. La moindre trace de construction humaine – les routes, les habitations, le dessin de l’asphalte sur le sol, les lignes électriques… – tout a disparu.
Annabelle s’avance au milieu des décombres, à la recherche d’un signe de vie. Au bout de quelques pas, elle découvre des corps inanimés, déformés par les tourments de la noyade. Elle ne parvient pas à crier, ni à pleurer. Ses pas la font avancer mécaniquement. Elle ne saurait dire comment elle parvient à tenir debout tant ses jambes tremblent.
Au détour d’un amoncellement de pierres, elle remarque le van de Lucas, renversé, sur le bas-côté. Elle s’avance d’un pas hésitant, ouvre une portière avec appréhension. Le véhicule est vide. Annabelle le contourne et découvre le corps sans vie de Paul. Non loin, Lucas est étendu, face contre terre. Erik est à ses côtés, son visage est figé en une expression de douleur. Un hurlement inhumain sort de la bouche d’Annabelle. Elle tombe à genoux, en larmes, et appelle à l’aide. Un rire lui répond et résonne dans la forêt.
— Tu n’as plus le choix. Pour vivre ici, il faudra composer avec moi. Cette forêt m’appartient maintenant. Ne t’avais-je pas dit que tu ne pourrais pas tous les sauver ?
Derrière Annabelle, quelqu’un marche. Elle entend des bruits de pas. Elle se retourne et reconnaît Victor. Il pointe sur elle son regard azur et sourit. Au-dessus de lui, une vague gigantesque gonfle et s’approche. Le temps d’un battement de cœur, la vague est sur elle.
Elle ouvre les yeux, suffocante. Elle reconnaît les murs blancs de l’hôpital. Tout lui revient en mémoire. Victor, la vague, Lucas. Elle tourne la tête. Il est là, tout près, les yeux clos mais vivant. Ses doigts sont toujours en contact avec ceux de Lucas, sa main est chaude.
Combien de temps a-t-elle dormi ? Ce n’était qu’un cauchemar. Elle ferme les yeux. Et si elle avait rêvé tout ce qui s’est passé depuis la nuit dernière ? Et s’il n’y avait pas eu de vague ? Et si elle n’avait pas trouvé Lucas mort sous une masse de terre humide… Et si tout cela n’était qu’un rêve affreux ? Elle va ouvrir les yeux maintenant et ils seront dans leur lit. Il dort à ses côtés. Il est juste endormi, et il ne souffre pas. Elle essaie de se convaincre qu’en ouvrant les yeux toutes les images qui défilent derrière ses paupières s’évanouiront.
Ses yeux restent fermés. Son corps lui crie ce qu’elle ne veut pas croire, ce qu’elle voudrait oublier. Son dos est endolori d’avoir dormi à même le sol. Elle a mal à ses mains, à ses doigts d’avoir gratté la terre. Elle sent l’odeur du sang, de la douleur et des larmes. Non, elle n’est pas dans son lit. Tout près, des chuchotements attirent son attention. Elle garde les yeux fermés et écoute.
— Ça va, chérie ? Je m’accorde une petite pause et j’y retourne. Qui veut grignoter un petit quelque chose ?
— Merci, non.
— Et toi, mon garçon ?
— Je n’ai pas très faim, monsieur.
Annabelle reconnaît la voix fluette et l’accent d’Erik. Elle plisse les yeux. Dans la pièce, une veilleuse répand une faible lumière depuis le dessus de la double porte. Dehors le ciel s’assombrit. Est-ce la nuit qui tombe ? Annabelle se soulève. Face à elle, assis aux pieds de Lucas, Tom lui sourit.
Elle se tourne vers Erik qui sans dire un mot se réfugie dans ses bras.
Tom pose une main sur l’épaule d’une personne toute proche. Avec le manque de lumière, Annabelle n’avait pas porté attention à Déborah. La femme de Tom la dévisage en mâchonnant un morceau de pain.
Tom demande d’une voix douce :
— Ça va, Anna ?
Elle acquiesce tristement :
— Moi oui, mais lui… demande-t-elle en baissant les yeux vers Lucas.
— Il lui faut un peu de temps pour se remettre. Mais il va bien. En fait, il va de mieux en mieux. Ses ecchymoses commencent déjà à s’atténuer. Il se réveillera bientôt.
— Des ecchymoses… mais le médecin, l’autre… parlait de fractures…
— Anna, j’ai réexaminé Luke quand je me suis aperçu qu’il était là. J’en ai parlé avec mon confrère, Richard. Il a convenu qu’il s’était trompé. La fatigue sans doute…
Tom arbore un large sourire. Annabelle observe le visage de Lucas. Quelqu’un l’a nettoyé, il n’y a plus de trace ni de boue ni de sang sur son visage et sur son cou. Il a l’air en effet plus serein, comme s’il était juste endormi. Soulagée, elle pose sa tête sur celle d’Erik qui n’a pas quitté ses bras.
— Maintenant, il faut manger ! lance Tom en se levant. Je vais vous chercher quelque chose.
Déborah dévisage toujours Annabelle. Lorsque Tom sort de la pièce, elle glisse de son siège et se poste devant la jeune femme. Ses yeux sont immenses. Son visage est tout près. Elle dit à voix basse :
— Je sais ce que j’ai vu… Et tu étais là. Et lui aussi. Il ne bougeait plus. Il y avait de la boue partout. Partout. Et du sang. Il était blessé. Gravement. J’en suis sûre. Je sais ce que j’ai vu. Tu étais là, n’est-ce pas ? J’en suis sûre. Hein ?
Annabelle écoute mais ne répond pas. Déborah l’englobe un instant de ses grands yeux, se penche un peu plus vers elle et poursuit tout bas :
— Et la bête ? Où est-elle passée ? Parce qu’il y avait une bête énorme, tu sais. Oui, tu le sais. Mais tu ne l’as pas vue là-dessous. Elle était là, j’en suis sûre, elle m’a sauvée. Tu aurais dû la voir, toi aussi. Mais c’est Lucas que tu as trouvé. Et tu le savais. Tu savais qu’il était là. Exactement là. Comment l’as-tu su ? Et comment as-tu fait pour venir ? Toute seule, sans aide, dans ces conditions. Comment l’as-tu ramené ici ? Je pose beaucoup de questions, hein ? Et toi, tu ne dis rien. Tu veux savoir mon avis : c’est bizarre. Mais je sais ce que j’ai vu…
Elle s’interrompt un bref moment et tourne son visage vers le corps inerte de Lucas.
— C’est bizarre, très bizarre, mais…
Annabelle suit le regard de Déborah. Erik a entendu, il a compris. Elle a tout vu. Elle sait. Il resserre son étreinte autour d’Annabelle. La jeune femme déplace sa main libre sur la poitrine de Lucas, comme pour le protéger de ce regard. S’il prenait l’envie à Déborah de parler elle pourrait fuir avec Erik, mais qu’adviendrait-il de Lucas et de ses semblables ? Ils ne peuvent vivre ailleurs qu’ici… Sans lever les yeux vers Déborah, elle demande :
— Pourquoi ? Pourquoi vous me dites tout ça ?
— J’étais enfermée dans cette maudite voiture. Il faisait noir. Je respirais encore correctement, mais je savais que ça n’allait pas durer… Tom… Je croyais ne plus jamais le revoir… Je croyais que c’était fini. Et puis, cette créature est arrivée, a brisé la vitre. Il y avait de l’air frais sur mon visage tout à coup et la lumière. En fait, j’allais vivre. Je te dis tout ça maintenant et je me tairai ensuite… Pourquoi ? C’est ce que tu veux savoir, hein ? Parce que je crois que… que c’est lui qui m’a sauvée. Mais qui croirait à une histoire pareille, hein ?!
Avant le retour de Tom, Déborah a retrouvé sa place, son mutisme et son immobilité. Mais son regard reste étrangement rivé sur Annabelle et Lucas.
Chapitre XXXI
Si c’est un rêve, elle ne veut pas se réveiller. Pas maintenant. La douleur, la peur ont disparu. Depuis quand n’a-t-elle pas ressenti une telle sérénité ? Une éternité. Elle était petite, minuscule. Son pouvoir s’était-il déjà révélé alors ? Elle ne sait plus. Peu importe. Les bras l’enlacent comme en ce temps lointain dont on dit que les enfants ne gardent aucun souvenir. Pourtant elle reconnaît ce parfum, la douceur du tissu contre sa joue, la chaleur de la peau. Oui, c’est un rêve, car sa mère ne peut plus être là. Elle garde les paupières closes luttant pour ne pas se réveiller. Elle est à l’abri pour le moment. La peine et la souffrance sont maintenues au loin.
— Annabelle.
Une voix résonne, gutturale. Une voix de femme qu’elle ne reconnaît pas. Mais elle se blottit davantage contre ce corps qui la rassure. C’est sa mère, à n’en pas douter, et elle rêve. Sa voix n’est pas comme dans son souvenir, mais sa mémoire peut bien lui faire défaut, après tout ce qu’elle vient de traverser.
— Annabelle… Je sais que tu as beaucoup souffert…
— Reste avec moi, maman. J’ai tellement besoin de toi.
— Mon enfant, je ne peux pas.
Annabelle sent les larmes lui monter aux yeux. Elle resserre son étreinte.
— Maman, ne me laisse pas. J’ai peur qu’il revienne et qu’il fasse du mal à ceux qui ont survécu. J’ai si peur… C’est ma faute tout ça…
— Annabelle, tu es forte. Tu n’as pas besoin de moi. Tu as sauvé la majeure partie des habitants du village. Grâce à toi, ils ont eu le temps de se mettre à l’abri. Si tu n’avais pas été là, nous étions tous perdus…
— Nous ?
Annabelle se dégage des bras maternels et découvre une femme qui a les traits de sa mère mais qui n’est pas elle. De longs cheveux blancs coulent le long de son dos et ondulent sur le sol. Son corps est enroulé dans un épais tissu brun. La femme lui adresse un sourire plein de tendresse et fixe sur elle des yeux verts qui brillent d’une étrange lueur violine.
— Annabelle, mon enfant…
— Qui êtes-vous ? parvient-elle à articuler, en tombant à genoux, partagée entre la crainte et la fascination.
— On me donne de nombreux noms. Tu connais l’un d’eux…
— Utoh… répond Annabelle comme si cela était une évidence tout à coup. Ce n’est pas…
— Peu importe ce qui est possible ou non à présent.
L’apparition pousse un long soupir, baisse les yeux vers le tissu qui entoure son corps et en sort une main couverte de sang.
— Que vous arrive-t-il ?
— Je meurs, Annabelle. Il m’a frappée, cet enfant maudit… Je nourrissais tant d’espoir… J’ai été trop indulgente… Il m’a frappée, alors que je l’aimais tant…
L’être grimace et tourne un visage suppliant vers la jeune femme.
— Annabelle, fais pour moi ce que tu as fait pour ta mère en son temps, ce que tu as fait pour Lucas hier : sauve-moi.
— Comment savez… ?
— Je connais mes enfants. Je sais ce dont tu es capable aujourd’hui et les prodiges que toi et les tiens accomplirez encore… Aujourd’hui est souffrance, mais demain est promesse. Fais cela pour moi. L’avenir de mes héritiers, des habitants de ce lieu que tu aimes et que j’incarne, repose sur tes épaules.
— Mais c’est un rêve…
L’être tourne vers Annabelle un regard incandescent et lance d’une voix tonitruante, sans pourtant desserrer les lèvres :
— Sauve-moi ou tout cela aura été fait pour rien !
La voix résonne encore à ses oreilles lorsqu’elle ouvre les yeux. Lucas et Erik dorment paisiblement à ses côtés. Elle reste un moment immobile à fixer le plafond. Tout semblait tellement réel… Elle savait que c’était un rêve et pourtant elle a du mal à croire à présent qu’elle n’a pas bougé de cette salle d’attente aménagée à la hâte en dortoir.
Le parfum de sa mère semble flotter encore dans l’air qu’elle respire, puis s’estompe peu à peu, remplacé par l’odeur des corps entassés autour d’elle. C’est comme si elle la perdait une nouvelle fois. Un sanglot se forme dans sa gorge. Et, tandis que les larmes coulent, un gémissement lui échappe. Elle plaque une main sur sa bouche et se lève avec précaution, pour ne réveiller personne. C’en est trop, après ce qui vient d’arriver à Lucas, elle a l’impression que son cœur pourrait éclater de chagrin.
Il fait nuit dehors, mais une lueur blanche filtre par les fenêtres, faisant deviner l’ombre des corps endormis dans la pièce. Annabelle passe la porte battante, traverse un couloir, dévale une succession de marches avant d’aboutir enfin dans le parc de l’hôpital. Des nuages de brume passent devant l’astre nocturne. Au milieu des étoiles, trône une lune d’une parfaite rondeur. Annabelle observe le paysage qui, sous la lumière diaphane, paraît inchangé. C’est comme si le fantôme de la forêt planait encore sur ces terres désolées, avant de disparaître à jamais au matin.
Annabelle lève le visage vers le ciel et contemple les étoiles. Elles sont innombrables. Un voile étincelant s’étire sous ses yeux à l’infini. Elle reconnaît quelques constellations, s’amuse à marcher, le nez en l’air, à la recherche de signes, de formes, de tracés. Elle est si petite face à une telle immensité. Quelle distance la lumière a-t-elle parcouru pour venir jusqu’ici ?
Elle se sent soudain à la fois une et distincte face à cette immensité. Elle est témoin d’un spectacle qui la dépasse et en même temps, elle en fait partie intégrante. Cette vision l’apaise et la terrifie tout à la fois. Elle a le vertige et se perd un instant dans ce sentiment fugace de bien-être saisissant.
Annabelle fait quelques pas et observe l’horizon. Autour d’elle, la forêt paraît clairsemée mais encore intacte. La mer est d’huile au loin. Elle reste un long moment face à ce spectacle, consciente que tout cela est illusion. Tout ce qu’elle croit voir, les arbres feuillus à perte de vue, les toits de la ville, tout cela n’existera plus demain matin. Tout cela n’existe déjà plus. Comme en écho à ses pensées, la lumière faiblit. Annabelle cherche la lune des yeux, un nuage de brume doit la masquer. Mais il n’y a rien dans le ciel, seulement l’obscurité qui vient tout recouvrir. La lune a disparu. Puis un mince croissant refait surface au cœur de l’ombre, qui grandit lentement pour retrouver sa rondeur. Annabelle observe ce spectacle, immobile. Une lueur terne émerge à présent de l’astre. Brusquement, la sphère prend une teinte ocre, comme une large pupille tachée de sang pointée sur elle.
Alors qu’elle pensait les avoir oubliées, les paroles de l’apparition lui reviennent en mémoire :
— Annabelle, fais pour moi ce que tu as fait pour ta mère en son temps, ce que tu as fait pour Lucas hier…
L’enfant maudit, Victor, il est toujours là, quelque part. Si elle sauve la forêt, lancera-t-il encore une vague ? Que feront-ils alors ? Demain est promesse, a dit l’être. Comment cela se pourrait-il ? Si elle sauve la forêt… Utoh les sauvera-t-elle ? Aujourd’hui est souffrance, mais… Les choses peuvent-elles vraiment aller plus mal ?
Annabelle contemple encore quelques instants cette vision pour la graver dans sa mémoire. Elle se sent étrangement sereine. Un frisson la ramène à la réalité. Elle tourne le dos et se dirige vers l’établissement. Lorsqu’elle s’allonge, elle jette un œil dehors : la lune pleine et basse illumine à nouveau la nuit paisiblement, d’une douce lumière immaculée. Oui, comme pour Lucas, la vie reviendra pour la forêt et pour la petite ville. Forte de cette certitude, Annabelle ferme les yeux en souriant.
— Annabelle, ça ne sert à rien d’attendre comme ça. Il va bien. Il a besoin de repos, mais il va bien. Son réveil risque de prendre encore du temps. Tu ne peux pas passer tes journées ici. Je ne veux pas te mettre dehors, mais…
Tom a l’air désolé. Annabelle lui épargne l’effort d’en dire plus. Bien sûr, elle sait tout cela : il faut qu’elle parte, sa présence ne va rien changer maintenant à l’état de Lucas. Elle est restée à errer dans les couloirs de l’hôpital et à revenir inlassablement au chevet du jeune homme depuis trop longtemps. Les jours ont défilé. On a attribué à son compagnon un lit de camp trop court, dans une petite chambre, dont les fenêtres s’ouvrent sur une vaste étendue de bois brisé et de terre séchée.
Cette vue lui est insupportable. Oui, il est temps de partir.
Tom voudrait ajouter qu’il est désolé, mais que l’hôpital est bondé. C’est inutile, Annabelle sait bien tout cela : les blessés ont besoin de place et les soignants de repos. Pour les autres, aussi nombreux soient-ils, malgré le choc, malgré l’appréhension et les cauchemars, il faut se résoudre à sortir, à affronter le paysage désolé et à reprendre la vie là où elle s’est arrêtée, même si personne ne sait plus trop par quel bout la saisir.
Des maisons ont été miraculeusement épargnées par la vague. Depuis quelques jours, les habitants s’y regroupent en attendant de retrouver on ne sait quel lendemain. Certains parlent de reconstruire, d’autres de partir, d’autres encore gardent le silence en ne sachant quelle position adopter. Annabelle fait partie de ceux-là.
Elle regarde les gens passer, perdus, désorientés. Et elle se laisse aller à suivre cette pente douce de vacuité inutile et passive en pensant que Paul aurait su quoi faire. Il aurait donné un rôle à chacun. Il aurait insufflé de la force aux autres en les encourageant seulement avec l’un de ses merveilleux sourires. Mais il n’est pas là. Personne n’avait osé prononcer le mot, mais tout le monde se doutait : il avait disparu après le glissement de terrain et personne ne l’avait revu depuis.
De nombreux hommes-ours avaient été piégés après la glissée de boue qui avait tristement redessiné les reliefs de la presqu’île. Très peu étaient revenus d’une expédition de sauvetage lancée à la hâte par le maire de la petite ville ravagée. Annabelle, toute à sa joie d’avoir sauvé Lucas, n’avait réalisé que plus tard – trop tard – le nombre de ceux qu’elle n’avait pu secourir. Depuis, elle se laissait sombrer doucement dans un état de sommeil éveillé en essayant d’oublier l’horreur dont elle ne pouvait qu’assumer la lourde responsabilité.
— Il y a la maison des Mo-Louis pas très loin, continue Tom en posant une main sur son épaule, comme pour s’assurer qu’elle écoute bien ses paroles. Tu y seras bien, Anna. Je t’enverrai quelqu’un dès que Luke ouvrira les yeux. Ou mieux : je viendrai te chercher moi-même ! On est d’accord ? Et puis, il faut que tu te reposes…
Tom l’accompagne maintenant jusqu’à l’entrée de l’hôpital. Doute-t-il qu’elle ne s’en aille sinon ? Ils retrouvent Erik qui attend sur les marches. Annabelle est presque étonnée de le voir là. Elle avait oublié jusqu’à sa présence. En croisant son regard, elle se surprend à éprouver une pointe de remords, elle qui avait l’impression de ne plus rien ressentir depuis quelques jours. Sans un mot, Erik lui tend la main qu’elle saisit aussitôt pour se donner le courage de faire ce pas vers l’extérieur. Ils s’éloignent ensemble sans un mot.
Au bout de quelques pas, une fois hors de vue, ils s’envolent et rejoignent la petite maison d’Annabelle. Elle voulait voir ce qu’il était advenu de ses affaires, et, là, même Erik reste figé devant le spectacle de ce lieu qu’ils avaient quitté intact avant la vague, avant le drame.
La porte est grande ouverte, comme une invitation à entrer malgré tout. Certains meubles ont été renversés. Mais, dans tout ce malheur, ils ont un peu de chance : l’eau est entrée, mais pas la boue. Il faut réparer, redresser, sécher, ranger, mais rien n’est perdu ou suffisamment altéré pour être abandonné.
Sans se consulter, Annabelle et Erik se mettent à nettoyer la maison pour pouvoir y dormir à la nuit tombée. Lorsque Erik retrouve dans un placard un paquet de chips, des boîtes de conserve, cabossées mais entières, et quelques canettes de jus de fruits, ils se sentent comme des rois. À la nuit tombée, ils dégustent leurs trouvailles devant un feu de cheminée et s’endorment repus à la lueur des flammes, enroulés dans quelques couvertures de laine sèches.
Il fait encore noir lorsqu’Annabelle se réveille, le cœur battant. À côté d’elle, Erik se débat dans son sommeil. Elle le prend doucement par les épaules, le serre contre elle et murmure à son oreille :
— Erik, calme-toi. Tout va bien, tout va bien.
Le garçon ouvre les yeux en sursaut :
— Il est là ! Où est-il ? demande-t-il aussitôt, à mi-voix, avec affolement.
— Qui donc, Erik ? demande Annabelle en sachant pourtant à qui il fait allusion. Il n’y a personne ici. Que toi et moi. Calme-toi…
— Pas là… Et s’il revient quand même ? J’ai peur, Anna… Je ne veux pas y retourner… Tu ne vas pas m’abandonner, hein ?
— Erik, il n’est pas question que je t’abandonne. Tu restes avec moi. Et tu n’as pas à avoir peur. OK ? On est tous les deux. S’il revient… On trouvera un moyen. On l’empêchera de faire du mal. Pour l’instant, dors. Tout va bien. Je suis là…
La voix d’Annabelle se perd dans la nuit. Au bout de longues minutes, la respiration à nouveau régulière de l’enfant la guide, à son tour, vers les rives douces d’un sommeil sans rêve.
Annabelle entre dans la chambre. Tom est assis sur le lit et se lève aussitôt pour lui laisser la place. Lucas est adossé contre un oreiller épais, ses yeux sont grands ouverts. Son visage affiche un large sourire. Lorsqu’il la voit, il ouvre les bras en grimaçant.
Annabelle ne s’attendait pas à cela. Personne ne l’avait prévenue. Pourtant, elle vient tous les jours. Tom espérait sans doute qu’elle arrive pour lui faire la surprise. Elle se jette dans les bras de Lucas, sans parvenir à retenir ses larmes. Leurs bouches se retrouvent aussitôt.
Il l’écarte de lui brusquement :
— Pardon, ça tire un peu ici et là, dit-il en se massant le côté droit.
Tom l’interrompt :
— Tu as eu quelques belles bosses, mon pote. Il va falloir te modérer pendant quelque temps.
Lucas cède à un furtif éclat de rire qui s’interrompt en un gémissement de douleur :
— Et moi qui avais prévu de courir un 100 mètres en soirée… C’est dommage !
Puis il se tourne vers Annabelle :
— Et toi, ma belle, tu vas bien ?
Ses prunelles dorées et leur intensité avaient manqué à la jeune femme. Elle s’approche avec précaution, de son visage, de ses lèvres, les frôle à peine. Elle se perd un instant dans la simple sensation de son souffle sur sa bouche. Puis d’un mouvement léger, Lucas se rapproche et l’embrasse à nouveau.
Elle voudrait lui répondre que c’est lui qui compte, qu’il était mort lorsqu’elle l’a trouvé, il y a quelques jours. Le sang, son sang, se mêlait à la boue et cette vision restera toujours gravée dans sa mémoire. Elle voudrait lui dire qu’elle s’est sentie mourir jusqu’à ce qu’un médecin de ses semblables la ranime en lui disant qu’il était vivant. Tous ces jours passés à contempler son visage immobile devenaient insupportables. Elle est heureuse, elle voudrait que les autres sortent, elle voudrait l’aimer tout de suite pour être sûre que ce n’est pas un rêve et si c’en est un alors ce sera merveilleux de retrouver quelques instants la sensation de ses bras. Elle veut profiter de ce moment auquel elle croyait ne plus jamais avoir droit.
Mais il se recule à nouveau. Un voile d’inquiétude passe sur son visage. Il se tourne vers Tom :
— Elle va bien Tom, hein ? Et le bébé ?
— Tout va bien, Luke, ne t’en fais pas.
Annabelle s’écarte à son tour, jette des regards interrogatifs à Tom et Lucas qui paraissent avoir compris cet échange. Un sourire apaisé vient se poser sur les lèvres de Lucas, tandis que Tom baisse aussitôt les yeux, l’air gêné.
— Mais de quoi vous parlez ? Luke… ?
— Tu n’es pas au courant ? Tom, tu ne lui as pas dit ?
— À vrai dire… Je n’en ai pas eu ni le temps, ni l’occasion… Et puis, avec ce qui t’était arrivé, Luke… Je voulais attendre le bon moment, que tu ailles mieux…
— L’occasion de me dire quoi ? Luke… quel bébé ?
ÉEpilogue
La Première Sœur :
— C’est allé trop loin.
La Seconde Sœur :
— Je trouve au contraire que ça commence à devenir intéressant…
La Première Sœur :
— Après tous ces efforts, nous n’allons tout de même pas les laisser s’entre-tuer ? Ma sœur, souviens-toi, nous sommes si près du but…
La Seconde Sœur :
— Bien sûr… Mais tu sais à quel point j’aime la détermination de Victor ! Laisse-moi une dernière fois, essayer de le faire nôtre.
La Première Sœur :
— Je crains que ce soit peine perdue… Tu n’obtiendras rien de lui. Et puis, nous sommes si proches de réussir…
La Seconde Sœur :
— Je sais tout cela, ravale donc tes sarcasmes ! Mais je reste convaincue... Non... Il a un rôle à jouer ici, auprès de nous ! Il doit être des nôtres ! Et s’il refuse d’entendre raison… Alors, je saurai quoi faire… En attendant, laisse-moi essayer.
La Première Sœur :
— Va, ma sœur. Mais il n’a pas la foi.
La Seconde Sœur :
— Aucun d’entre eux ne l’a ! Ils ne savent pas ! Ils ne savent rien !
La Première Sœur (dans un soupir) :
— Tu comprends ce que je veux dire…
La Seconde Sœur :
— Oui, bien sûr. Il est puissant, mais contrairement aux autres, il est plus proche des humains qu’il ne le voudrait…
La Première Sœur :
— Et c’est malheureusement ce qui risque de le perdre…
La Seconde Sœur :
— À moins que…
REMERCIEMENTS
Merci aux amis d’hier et de toujours qui ont jeté un œil curieux sur L’Air, le premier tome de ce roman, qui se sont égarés au cœur de mes pages, qui n’ont pas voulu en sortir et qui ont attendu résolument la sortie de ce nouveau volume.
Merci aux impatients qui m’ont gentiment interrogée pour avoir des indices sur cette suite, qui assistaient au décompte des chapitres que je terminais de semaine en semaine, qui essayaient de me soutirer des détails et que je me suis beaucoup amusée à faire languir.
Merci aux inconnus qui m’ont contactée pour le seul motif de me dire qu’ils s’étaient attachés à mes personnages. J’espère que vous serez heureux, comme je l’ai été moi-même, de retrouver Annabelle, Lucas et bien d’autres, ici.
À vous tous et aux nouveaux lecteurs, je souhaite à nouveau un bon voyage au cœur de la forêt d’Utoh…
©2020 Faralonn éditions
42000 Saint-Etienne
www.faralonn-editions.com
Première éditions :© Les Éditions d’Utoh, 2019.
Réédition Faralonn éditions Février 2020
ISBN : 9782381310077
Dépôt légal : Février 2020
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective- et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information - toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.
Table des matieres
Prologue 7
Chapitre I 16
Chapitre II 25
Chapitre III 33
Chapitre IV 44
Chapitre V 53
Chapitre VI 62
Chapitre VII 70
Chapitre VIII 78
Chapitre IX 88
Chapitre X 96
Chapitre XI 105
Chapitre XII 114
Chapitre XIII 123
Chapitre XIV 133
Chapitre XV 144
Chapitre XVI 154
Chapitre XVII 164
Chapitre XVIII 173
Chapitre XIX 181
Chapitre XX 191
Chapitre XXI 199
Chapitre XXII 208
Chapitre XXIII 217
Chapitre XXIV 226
Chapitre XXV 237
Chapitre XXVI 246
Chapitre XXVII 256
Chapitre XXVIII 264
Chapitre XXIX 273
Chapitre XXX 281
Chapitre XXXI 291
Epilogue 301
REMERCIEMENTS 303