Ils marchèrent pendant quatre jours.Le ciel était plus bas, chargé de nuages filants qui semblaient glisser sur leurs têtes sans jamais pleuvoir.La terre était molle, par endroits spongieuse, comme si elle avait absorbé trop de larmes.— Ce sol a écouté trop de douleurs, dit Salimata.— Non, répondit Komi. Il porte ce que les gens refusent de regarder.Et elle avait raison.Car au cinquième jour, ils atteignirent un territoire étrange.Ni ville, ni village.Mais des abris épars.Des morceaux de murs couverts de dessins incohérents.Des symboles superposés.Des visages aux yeux vides.Et des voix…… qui chantaient sans ordre.Un homme tournait en rond au pied d’un figuier.Il chantonnait un air saccadé :— « Le ciel est tombé dans ma soupe, mais je n’ai pas de cuillère… »Puis il riait.Pas méchamment.Ni avec ironie.Mais avec cette tendresse qu’ont les enfants quand ils découvrent un secret qui ne les concerne pas vraiment.Plus loin, une femme dansait les bras levés, les pieds fix
Ils quittèrent le village des fous à l’aube, les bras encore chargés de gestes désordonnés, les cœurs remplis d’échos déformés, mais réels. Sur leurs pas, des voix continuaient de résonner dans le vent, comme si la terre refusait désormais de taire ceux que l’on avait voulu faire taire.Devant eux, le paysage changeait à nouveau.Plus aucun sentier sec.Le sol s’alourdissait.Il devenait plus dense, plus sombre.Par endroits, les pieds s’enfonçaient.— Un marécage, souffla Komi.— Mais pas un marais hostile, répondit Isma. Il est… patient.Ils s’enfoncèrent dans cette lenteur.Pas à pas.Les arbres étaient rares.Mais les herbes hautes murmuraient des secrets en se frôlant.Le ciel était gris, non de colère, mais de souvenir.Et dans l’air… quelque chose flottait.Pas un chant.Pas encore.Mais une absence qui voulait devenir présence.Ils savaient désormais reconnaître cela.Au troisième jour de marche, ils virent les premières maisons.Basses.Presque engluées dans la terre.Certain
La route s’élargissait maintenant.Les herbes s’étaient faites rares.Et le sol, autrefois tendre, devenait dur.Pavé.Ligne droite.Sans le moindre détour.— On approche d’une ville, murmura Komi.— Mais pas n’importe laquelle, dit Naya. Celle où tout le monde parle en même temps.Et elle avait raison.Au loin, les premières silhouettes de bâtiments apparurent.Carrés.Gris.Élevés sans musique.Une ville de vitesse.De néons.De klaxons.De bruits sans âme.Ils avancèrent, les pas ralentis par l’asphalte.Le vent ne parlait plus.Il rebondissait contre les murs.Sans parvenir à rentrer.Ils entrèrent par un marché.Coloré, plein de voix, mais sans écoute.Des haut-parleurs hurlaient des prix.Des passants se croisaient sans se regarder.Des enfants couraient, mais personne ne répondait à leurs rires.— Il y a tout, dit Isma. Mais rien ne s’entend.— Le chant ici… n’a pas de place, murmura Salimata.Ils s’assirent près d’un kiosque abandonné.Des affiches se superposaient, criardes,
Ils avaient laissé derrière eux le béton, les klaxons et les enseignes lumineuses.Devant eux, le monde s’ouvrait à nouveau.LargeLent.Respirant.Le vent reprenait ses droits.Et les arbres recommençaient à chuchoter.Mais cette fois, il n’y avait pas de sentier, ni de direction.Seulement un chemin ressenti.Naya marchait en tête, son visage tourné vers une intuition invisible.Elle ne parlait pas.Mais ses pas disaient : Je sais où nous allons. Même si je ne sais pas pourquoi.Ils marchèrent deux jours entiers.Traversèrent des prairies silencieuses, évitèrent des villages endormis, contournèrent une forêt grise où l’air semblait figé.Puis, au troisième soir, ils virent l’eau.Un lac.Immense.Pas bleu.Pas noir.D’un gris calme, comme s’il gardait des secrets sans violence.Et sur sa rive, une maison.Petite. En pierre.Presque avalée par les roseaux.Et devant la porte… une silhouette.Assise sur une chaise en bois.Immobile.La femme était vieille.Très vieille.Peut-être cent
Ils marchèrent encore.Le lac s’éloignait dans leur dos, calme et lisse, comme s’il voulait garder intact le reflet du mot libéré.Devant eux, la terre devenait poudreuse.La lumière plus diffuse.Comme si l’air lui-même hésitait à se souvenir du soleil.Ils avancèrent, les visages baignés d’un silence particulier : un silence vide. Non pas lourd comme l’oubli, mais léger comme l’effacement.Et bientôt, ils atteignirent un hameau.Pas abandonné.Habité.Mais par qui ?Ils ne virent aucun adulte.Seulement des enfants.Partout.Assis sur des pierres.Allongés sous les arbres.Jouant sans règles, courant sans rires.Leurs visages n’étaient ni tristes ni heureux.Ils étaient… neutres.Comme lavés de tout passé.— Ils ne nous voient pas ? demanda Isma.— Si, répondit Komi. Ils nous regardent. Mais comme on regarde une pierre nouvelle.Un petit groupe s’approcha.Une fille, deux garçons, un plus petit derrière.Ils les fixèrent.Et la fille demanda :— Vous venez de l’avant ou de l’après ?
Ils marchèrent en silence.Encore.Toujours.Depuis le départ du village sans souvenirs, aucun mot n’avait été nécessaire.Chacun portait en lui le chant à peine né de ces enfants à peine éveillés.Un chant fragile, comme un feu dans les paumes.Et ce chant, ils le transportaient avec soin.Comme s’il suffisait d’un souffle trop fort pour l’éteindre.Mais le vent les poussait doucement vers un autre lieu.Un lieu plus ancien.Plus secret.Un lieu dont les arbres eux-mêmes semblaient avoir peur de parler.Le sol devint plus pierreux.Moins de sable, plus d’ardoise, de roche vive.Le ciel était couvert, bas.Et le vent, qui d’habitude murmurait, semblait retenir sa respiration.Komi posa une main contre un rocher.— C’est tiède… comme une peau.Isma s’agenouilla et posa l’oreille contre le sol.— Il y a… comme une vibration.— C’est vivant, dit Salimata.Et Naya ajouta, doucement :— C’est un lieu qui écoute depuis très longtemps.Ils continuèrent à marcher, jusqu’à atteindre un gouffre
Ils sortirent de la grotte chargés d’un silence dense, comme si leurs corps s’étaient transformés en coquilles résonnantes.Le sol était sec.Les roches rugueuses.Le ciel, vaste.Et l’air… différent.Pas chaud.Pas froid.Présent.Le vent ne soufflait pas, il suspendait.Comme s’il attendait.— Ce vent n’a pas besoin de direction, dit Komi.— Il est comme une parole qui n’a pas encore trouvé sa bouche, répondit Naya.Ils marchèrent, le paysage s’élevant sous leurs pas sans qu’ils le remarquent.Et bientôt, ils comprirent : ils grimpaient une colline.Pas très haute.Mais ouverte.Nue.Aucune végétation, sauf quelques herbes rases.Et au sommet : rien.Rien… sauf le vent.Ils s’arrêtèrent là.Sans même s’être concertés.Un cercle naturel de pierres entourait l’endroit.Pas un sanctuaire bâti.Un sanctuaire ressenti.Et dès qu’ils y posèrent le pied, le vent se leva.Pas violent.Pas tempétueux.Mais chargé.Il leur frôlait les joues avec une précision presque tendre.Comme une voix mu
Ils redescendirent de Tioral les cœurs allégés, les pas amples, les souffles comme élargis.Le vent, cette fois, ne les poussait plus.Il les accompagnait.Comme un ami discret, devenu familier.Le sol se fit plus doux.L’air plus tiède.Et très vite, une sensation étrange envahit chacun d’eux.Ils ne l’avaient pas encore vue…Mais ils savaient : la vallée était proche.Ce n’était pas une intuition.C’était un appel.Une vibration très ancienne.Comme une corde tendue dans leurs ventres, que le sol effleurait à chacun de leurs pas.Le paysage s’ouvrit sans prévenir.Ils passèrent un coude de colline, puis un bosquet de palmiers, et là…… elle était là.La vallée.Large.Verte.Intacte.Pas un toit.Pas une route.Seulement des arbres.Des centaines.Peut-être des milliers.Alignés par leur propre logique.Chaque arbre semblait… vivre pour un autre.Et dans l’air, un silence si profond qu’il résonnait.Pas le vide.Un silence habité.— C’est ici, souffla Naya.— On dirait qu’ils nous o
Ils marchaient depuis deux jours sans croiser âme qui vive.Le paysage avait changé.Les arbres étaient devenus plus rares, plus noueux.Le ciel semblait plus proche.Et l’air, plus dense.Pas étouffant.Chargé.Comme si les pierres, les herbes, la terre elle-même retenaient leur souffle.À chaque pas, le silence s’intensifiait.Non pas vide, mais attentif.Ils sentaient qu’ils s’approchaient de quelque chose.Quelque chose de haut.Et soudain… elle fut là.Une tour.Plantée au centre d’une plaine nue.Ni forêt autour.Ni collines.Juste elle.Étrange.Brute.Presque organique.Elle semblait née de la terre, plutôt que bâtie.Pas de porte visible.Pas d’escaliers.Aucune ouverture.Juste cette masse haute, droite, impossible à ignorer.Et pourtant… étrangement invitante.Ils s’approchèrent.Chaque pas vers elle semblait plus lourd.Comme si la tour pesait sur l’air lui-même.Ou sur leurs épaules.Sur leurs pensées.Et en arrivant à sa base, ils virent une inscription gravée dans la pi
Le matin se leva sans hâte, étirant ses couleurs comme on déploie une couverture sur un corps endormi.Les enfants, encore enveloppés dans les souvenirs vibrants de la montagne d’échos, marchaient d’un pas calme, presque méditatif.Leur silence n’était plus pesant.Il était plein.Plein de ce qu’ils avaient déposé là-haut.Plein de ce qu’ils ne savaient pas encore nommer.Et dans l’air, une douceur.Un parfum de terre, de mousse, de promesse.Ils ne savaient pas où ils allaient, mais ils savaient que quelqu’un les attendait.Et ils avaient appris, désormais, à faire confiance au chant du monde.Au milieu de la journée, ils atteignirent une vallée.Fermée.Paisible.Presque retenue.Comme un lieu qui ne veut pas trop s’offrir.Le sentier descendait doucement, bordé de fleurs pâles, de pierres rondes.Et au fond, une maison.Ou plutôt, une forme.Faite de bois, de tissus, de silence.Elle ne ressemblait à aucune autre.Elle semblait tissée d’absence.Et pourtant, tout en elle disait : e
Le vent avait changé de ton.Plus sec.Plus franc.Comme s’il voulait leur dire que ce qu’ils s’apprêtaient à vivre ne serait pas une traversée douce, mais une confrontation.Les enfants marchaient côte à côte, mais chacun enfermé dans sa propre pensée.Il y avait quelque chose dans l’air.Pas une odeur.Pas une vibration.Un appel.Une urgence tranquille.Comme quand on sent que le temps du détour est passé.Et que, désormais, il faut monter.La montagne apparut à l’horizon dans une brume presque dorée.Étrangement simple.Sans neige.Sans pics.Sans menace.Mais elle imposait le respect.Pas par sa hauteur.Par son présence.Elle ressemblait à une épaule ancienne posée sur le monde.Et quand ils posèrent le pied sur son flanc, quelque chose en eux se figea.Comme si elle les écoutait.Déjà.Avant même le premier mot.Ils avancèrent lentement.Le sol était rocailleux mais pas hostile.Chaque pierre semblait placée là pour une raison.Comme les notes d’une partition muette.— Cette mo
Le chemin qui suivit la rivière était lumineux.Pas tant par le soleil, mais par l’intérieur.Quelque chose en eux avait bougé.Une retenue relâchée.Une fissure devenue passage.Ils marchaient côte à côte, sans se parler, mais plus proches que jamais.Et à l’approche du crépuscule, alors que le ciel se teintait d’un orange doux comme la peau d’un fruit mûr, ils aperçurent une forme étrange au loin.Rectangulaire.Silencieuse.Une maison.Ou du moins… ce qu’il en restait.Elle n’avait pas de toit.Ni porte.Ni fenêtres.Juste quatre murs de pierre, couverts de mousses et d’empreintes.Et un silence épais, pas hostile… attentif.Ils entrèrent.Et aussitôt, sentirent que ce lieu n’était pas vide.Il écoutait.— C’est une maison ? demanda Komi.— C’est un écho, répondit Naya.— Elle n’a pas de toit… parce qu’elle appartient au ciel aussi.Salimata s’approcha d’un mur.Elle y vit des marques.Des lettres.Des traces de mains.Et au centre, une phrase gravée, presque effacée :“Ici, aucun
Ils avaient marché toute la matinée, la brise tiède sur leurs visages et les fleurs de l’homme encore tièdes dans leurs poches.Chacun d’eux gardait le silence, non par fatigue, mais par respect pour ce qu’ils venaient de vivre.Ils sentaient que quelque chose se préparait.Un moment.Un lieu.Un face-à-face.Et comme souvent, ce fut la nature qui les guida.Le sentier descendit doucement, bordé d’arbres fins et hauts comme des silences dressés.Puis le vent s’arrêta.Et devant eux, elle apparut.La rivière.Elle était là.Immobile.Mais pas asséchée.Pétrifiée.L’eau, translucide, semblait suspendue dans son propre mouvement.Des vagues arrêtées en plein geste.Des gouttes figées au bord des rochers.Le lit de la rivière brillait d’un bleu glacé.— Elle ne coule plus, dit Salimata.— Depuis quand ? murmura Komi.Un écriteau de bois penchait au bord du sentier, gravé d’une main ancienne :"Je suis la rivière de ce que l’on ne s’avoue pas.Je ne coule que lorsque le cœur se parle à lui
Ils avaient quitté la ville au petit matin, les poches remplies de silences brisés et les cœurs vibrants de cette vérité qu’ils n’avaient pas cherché à imposer, mais simplement à révéler.Le vent était doux.L’air, plus léger.Ils marchèrent sans se presser.Comme s’ils attendaient que le monde lui-même leur souffle la prochaine rencontre.Et il le fit.Au détour d’un sentier bordé d’herbes hautes et de pierres moussues…Ils virent un jardin.Mais sans sol.Sans clôture.Sans limite.Un jardin humain.Au centre du champ, un homme.Assis sur un tronc renversé.Tête basse.Dos voûté.Et sur ses épaules, ses bras, son cou…des fleurs.De toutes les formes.De toutes les couleurs.Elles ne semblaient pas posées sur lui.Elles poussaient.De sa peau.De ses pores.Comme si son corps entier portait une terre silencieuse, fertile de mots qu’il n’avait jamais dits.Ils s’approchèrent en silence.L’homme leva les yeux.Son regard était profond, mais pas triste.Plutôt… saturé.Comme une mer pl
Ils quittèrent la colline au lever du jour, le silence encore accroché à leurs peaux, comme une rosée invisible.Ils marchèrent longtemps, les souvenirs d’ombres encore chauds dans leur poitrine.Le monde autour d’eux reprenait forme : les chemins, les herbes hautes, le ciel vaste.Et soudain, à l’horizon…Une cité.Colorée.Chaleureuse.Vibrante.Des murs recouverts de fresques.Des toits qui scintillaient au soleil.Et surtout…des voix.On chantait là-bas.Partout.Dans les ruelles, sur les marchés, aux fenêtres.Les enfants couraient en rimes.Les marchands criaient leurs prix en mélodies.Les vieillards conversaient en chœurs graves et doux.C’était… beau.Éblouissant.Presque irréel.Les enfants furent accueillis avec joie.Des colliers de fleurs.Des fruits offerts.Des danses improvisées.Et des sourires.Beaucoup de sourires.— C’est trop beau, chuchota Komi.— Peut-être, répondit Naya, que c’est ça… le piège.Ils passèrent la première journée comme enveloppés.La ville les b
La nuit était tombée douce, sans heurt, comme un drap léger posé sur la peau du monde.Les enfants avaient marché sans trop parler.Leur souffle seul servait de rythme, ponctué par le chant discret des insectes et les craquements tendres des herbes sèches sous leurs pas.Au loin, une lueur.Pas un feu.Pas une maison.Un halo.Flottant.Vibrant.Comme une invitation discrète.Ils avancèrent, attirés sans savoir pourquoi.Et découvrirent une colline.Petite.Ronde.Presque nue.Mais tout en haut, une silhouette.Une jeune fille.Seule.Debout, face au ciel.Les bras levés.Son ombre s’étirait derrière elle, gigantesque, projetée par une lumière invisible, comme si le soleil couchant s’était logé en elle.Autour d’elle, d’autres ombres.Qui bougeaient.— Ce sont… des gens ? chuchota Komi.— Non, répondit Isma. Regarde bien… il n’y a que ses gestes.Et pourtant, l’ombre derrière elle dansait à plusieurs.Des formes humaines.Des scènes entières.Un père.Une femme.Un enfant recroquevill
Ils sortirent de la caverne au moment où le ciel se teintait d’ocre et de pourpre.Le vent avait changé.Pas plus fort.Plus… présent.Comme s’il reconnaissait leur passage.Comme s’il murmurait : Bienvenue à ceux qui sont revenus.Mais rien autour d’eux ne semblait vraiment différent.Les arbres étaient toujours là.La poussière, la lumière, les pierres.Et pourtant, dans leur regard…Tout avait basculé.Le monde ne leur apparaissait plus comme une carte à lire, mais comme une page à écouter.Chaque brin d’herbe vibrait.Chaque silhouette au loin portait une note suspendue.Ils ne marchaient plus en quête de réponses.Ils marchaient avec.Avec le chant.Avec ce qu’ils étaient devenus.Avec ce qu’ils avaient à transmettre.Et c’était peut-être cela, le plus effrayant.Et le plus doux.Ils atteignirent un village au troisième jour.Un petit hameau oublié, niché dans une vallée de terre rouge.Les enfants y jouaient.Les adultes y travaillaient en silence.Personne ne chantait.Personne