©2019 Faralonn éditions
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ISBN :9791096987726
Dépôt Légal : Mars 2019
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Dominique LEFEBVRE
Les gens qui savent, trouveront des incohérences,
Les historiens, contesteront les dates, les descriptions et les lieux,
Les Dieux, nieront leur rôle,
Est-ce important ?
Ce n’est qu’un roman.
Merci à tous ceux qui l’apprécieront comme tel et à ceux qui m’ont encouragé pour l’écrire.
Dominique
Albert Einstein a inventé le concept du « trou du ver », une théorie de l’existence de raccourcis espace-temps sous forme de tunnels dans l’univers.
L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan décrit une sorte de tunnel situé dans « l’hyper-espace » : « Ainsi vous entrez dans le trou de ver dans une direction et vous irez dans le futur. Allez dans la direction opposée et vous retournerez dans le passé ».
UN
an 840. Il est dit que le monde chrétien doit continuer de trembler. La haine contre les Francs qui ont exterminé nombre de guerriers saxons, des « païens », au nom de Dieu, est toujours vivace.
Il est vrai que Charlemagne a eu la « main lourde » à Verden (1) en Germanie, en faisant décapiter plus de quatre mille d’entre eux, qui, après s’être fait baptisé se sont ensuite parjurés. La Loi du fer de Dieu. Telle est la dénomination de ce crime.
Ce Carolingien avait-il le droit d’interdire à tout un peuple de prier les dieux anciens et de leur offrir des sacrifices, alors que le Dieu unique qu’il veut imposer a lui-même été sacrifié ?
Les récits de ce massacre de Verden ont attisé, par solidarité, une haine des Francs et un désir de vengeance. Les Vikings veulent faire trembler le monde chrétien et que la loi du fer d’Odin ravage les cités d’Occident et plus particulièrement les abbayes et leurs occupants.
Une certitude renforce leur conviction : le jour où les hommes du Nord trahiront la foi de leurs ancêtres alors l’heure du Ragnarök, (2) la fin du monde, sera venue. Ce sera le temps du crépuscule des Dieux.
Dans la pénombre de l’aube, la mer n’est plus la seule à venir fouler une plage au nord de l’embouchure de la Seine.
Un à un, la quinzaine de langskips, (3), courant sur leur erre, s’échoue sur le sable de la grève.
Une nouvelle fois se manifeste la meute de l’enfer surgie des flots, ces Danois qui assaillent l’empire carolingien … des pirates. Mais les peuples ayant survécu à un tel raid d’envahisseurs ne les appellent pas ainsi, ces hommes venus du Nord, ces géants. Non ! Ces barbares ont pour nom : VIKINGS. Des guerriers habitués à ces raids fréquents et meurtriers, qui, par leurs coups de main audacieux, cherchent à s’emparer des richesses amassées principalement dans les monastères et abbayes. Leur honneur bafoué par le roi franc est aussi leur excuse pour assouvir leurs désirs : se venger, mais aussi voler les chrétiens et les écraser. Les Vikings appareillent du Danemark, longent les côtes, remontent les fleuves, débarquent et se livrent, presque impunément, à des pillages ravageurs.
Les bourgs et édifices religieux implantés le long des côtes sont leurs principales proies, leur défense étant négligée par le royaume et laissée à la responsabilité de faibles puissances locales.
Seul le raclement des coques sur le sable aurait pu être entendu. Les hommes ont pris soin d’éviter le choc des armes et les rames ont été précautionneusement rangées à l’intérieur des bateaux avant l’échouage.
Immédiatement, plusieurs guerriers montés sur des petits chevaux aux sabots emmitouflés de chiffons, ont quitté le bord pour s’enfoncer dans les terres afin de neutraliser une éventuelle sentinelle, voire un témoin importun de leur arrivée. Tels des commandos, ils veulent bénéficier de l’effet de surprise.
Le reste de la horde les suivra dès que les autres chevaux auront été débarqués des drakkars dans lesquels ils sont entravés le long de la coque. Ceux-ci piaffent d’impatience et malmènent le plancher des navires en heurtant le bois de pin de leurs sabots. Les bateaux, au faible tirant d’eau, sont remontés ensuite de quelques dizaines de mètres sur la grève. Seul est perceptible un doux grincement sur le sable. Ils seront prêts à être repoussés à la mer pour fuir plus vite cette contrée si l’opposition des Francs vient à être trop forte. Leurs mats ont été maintenus dressés, les voiles en lin coloré sont, elles, repliées sur la grande vergue perpendiculaire au mât. Leur remise à l’eau dépend néanmoins de la prochaine marée haute prévue à la fin du jour. Les gaffes sont prêtes à les déplacer lors du départ. Tout est prévu pour ces navires qui sont aussi manœuvrables en marche avant qu’en marche arrière.
Chaque bateau, long de 20 mètres et large de 4 mètres environ, débarque une quarantaine de guerriers. Les boucliers multicolores, imbriqués les uns dans les autres et fixés au plat bord en rangées continues, sont repris un à un par chacun des Vikings déjà armés de haches ou d’épées.
Au retour des premiers éclaireurs une heure plus tard, la meute des guerriers est prête à fondre sur cette petite cité repérée lors d’une expédition précédente mais jusque là épargnée car le nombre de guerriers d’alors était trop faible pour l’investir.
Même si le maître des lieux propose le paiement d’un tribut pour éviter la mise à sac, le besoin de victuailles et de butin est aujourd’hui trop pressant pour accepter une telle transaction.
La belle saison va sur sa fin et il est temps pour eux de regagner leur fief au Danemark. Les débarquements successifs en divers points de la côte du territoire Franc et les pillages qui s’en sont suivis, n’ont pas été suffisamment fructueux et certains de leurs navires de commerce utilisés pour cette guerre disposent encore de beaucoup de place disponible.
Trois cents guerriers environ sont là, rassemblés, des pillards avides d’en découdre avec la populace et les hommes d’armes encore endormis de cette cité toute proche. Des pirates du Nord, habitués à braver les forces de la nature. Des hommes libres, de fiers combattants à l’allure farouche qui inspire à elle seule le respect des adversaires. A cette force brutale s’ajoute la peur qu’elle suscite. Nombreux sont les récits de déferlement de tant de ces troupes de Vikings sans pitié, maniant sans faiblesse des armes lourdes et broyant leurs ennemis mais aussi femmes, vieillards, capucins, soldats et enfants. Qui peut aujourd’hui les contenir ? Aucun souverain n’avait pu jusqu’alors s’opposer efficacement et surtout durablement à leurs expéditions sans avoir à payer un tribut pour que telle ou telle ville soit épargnée.
Equipés de longues épées et haches de guerre, vêtus de cottes de maille ou de fourrures, un bouclier rond au bras, coiffés de casques leur masquant parfois le haut du visage, ils représentent pour leurs adversaires l’incarnation du mal. Des visages rongés par la barbe, des cris gutturaux inhumains. Une horde en mouvement qui a tout pour susciter la peur, voire la panique.
Les guerriers dirigés par leur chef de guerre Harald KHUNGAR lui-même entouré de sa garde rapprochée, sa « hirdh », (4) partent à l’assaut de la bourgade.
Telle une invasion de fourmis brunes, cette cohorte sinistre s’avance dans la pénombre du matin.
Harald est un fier guerrier de quarante-cinq printemps. Il est né dans un clan installé en bordure de mer, près de Hedeby(5), et son destin ne pouvait être que de se lancer régulièrement sur cette mer. Sa carrure d’athlète inspire le respect. Un torse puissant et des épaules larges, couvert de fourrure et de cuir, une large ceinture de cuir cloutée, des muscles noueux, un visage sévère, un nez droit, le menton volontaire, de fines lèvres surmontées d’une moustache tressée, de longs cheveux bruns soignés, des yeux noirs et surtout un regard perçant qui ne laisse aucun espoir de pitié pour l’adversaire qui croise son chemin. Hormis qu’ils arborent cheveux et moustaches blonds, les guerriers d’Harald semblent tous sortis du même moule, seuls leurs armes et leurs effets vestimentaires les différencient. Leurs cris de rage n’en forment qu’un, tel le grondement de l’orage. Un monstre s’avance.
D’effrayants soldats les précédent, les « berseks » (6), préférant combattre à mains nues, drogués pour ne ressentir aucune pitié. Ces fauves sont en tête de la meute, plus rudes encore que les guerriers qui les suivent, saoulés pour certains afin de n’être effectivement que des animaux en furie. Vêtus de peaux d’ours ou de loups, ces précurseurs ne semblent ressentir ni la douleur, ni la peur. Leur rage est telle qu’ils s’entretuent parfois entre eux, ivres d’une folie furieuse où les mène leur transe. Ce ne sont pas des guerriers mais des démons lâchés sur la cité. Effrayants, ils provoquent la panique parmi les défenseurs qui voient fondre sur eux ces êtres inhumains, certains le corps peint, l’écume aux lèvres, les yeux fous, gueulant leur rage. Odin leur accorde une certaine invulnérabilité et des pouvoirs surhumains qui les dispensent des protections habituelles des autres guerriers.
Les haches des soldats vikings qui suivent ce « fer de lance » s’abattent sur les quelques guerriers francs qui tentent de barrer le chemin à la horde. Aucune alarme ne retentit, et les Vikings s’égaillent par toutes les ruelles de la cité en quête de rapines. Un archer franc réussi à décocher plusieurs flèches, mais seul un « berseks » s’effondre sous ses traits avant qu’un autre ne décapite ce défenseur et empale sa tête pour qu’il puisse continuer à monter sa garde, les yeux aveugles ouverts sur la dévastation. Les villageois sont pour la plupart massacrés. Malheur à ceux qui ont le sommeil trop lourd ou qui courent moins vite que les assaillants. Peu ont le temps de s’emparer d’une arme pour défendre leurs biens. Les barbares sont là et la peur alliée à la surprise de leur brusque arrivée annihile toute possibilité d’opposition concertée. La bravoure de tel ou tel signifie simplement sacrifice ou cause perdue d’avance. Certaines femmes s’emparent elles-mêmes de tout ce qui leur tombe sous la main pour se préserver elles ou leurs filles. Ce ne sont que luttes dérisoires animées par le chagrin et la terreur. Certaines se suicident pour éviter les souillures.
A l’aube tout est dit et déjà les Vikings ont rassemblé dans quelques attelages la somme de leur butin. Vivres, outils, armes, étoffes et bijoux sont disposés dans des chariots. Les bœufs qui y sont attelés seront eux-mêmes embarqués. Peu d’hommes ont été emmenés en esclavage. Quant aux femmes, pelotonnées les unes contre les autres, elles suivent le convoi jusqu’à la côte, encadrées par des guerriers qui déjà s’arrogent des droits sur l’une ou l’autre, lorsque leur envie de viol n’a pas été totalement satisfaite. Les pertes sont faibles.
Seuls une dizaine de guerriers et deux chevaux ont rougi de leur sang cette terre de conquête. Leur honneur est sauf : ils sont morts les armes à la main ou submergés par un groupe de soldats francs qui eux-mêmes n’ont pas eu le loisir de fêter cette brève victoire avant de périr sous les coups des assaillants.
La horde se regroupe sur la grève, ne laissant derrière elle que des cadavres agonisant au milieu des flammes, de pendus, d’égorgés et de femmes trop vieilles, souillées malgré tout ou éventrées. Les hommes d’Église ont payé le plus lourd tribut. Enfants et vieillards n’ont pas été épargnés. Des barbares. Non ! Des Vikings ! Aucune des victimes n’était à leur mesure. Le sillage de feu est visible de la grève et sera l’ultime empreinte du mal qui a sévi dans ce bourg.
Chacun connaît la tâche à accomplir : regrouper les chevaux, partager les charges, esclaves et butin dans les différents drakkars, rassembler les équipages, pousser les navires à la mer.
Les « berseks », épuisés par l’effort physique fourni pendant leur fureur, ne sont plus que des épaves hébétées, parfois totalement nues, guidées vers les bateaux pour y panser leurs blessures et reprendre contact avec la réalité du moment.
Avec bravoure Harald a mené sa troupe et peut s’auréoler des lauriers de cette victoire, certes facile. Il peut s’attribuer ce succès et celui-ci compense les maigres butins antérieurs.
Il ramène ses hommes avec un minimum de pertes. Les guerriers vaincus au combat ont été honorés pour ceux dont les dépouilles ont été récupérées lors de la fuite. Ils ont rejoint le Walhalla dans l’un des drakkars, incendié pour l’occasion et englouti par les flots en emportant leurs corps. Leur vœux de mourir l’épée à la main a été exaucé et ils vont être accueillis en héros au banquet d’Odin. (7)
DEUX
Le retour au Nordland se déroule sans problème. Harald est ragaillardi et offre son visage aux rafales de vent venant du large. Ses pensées pour Karen, son épouse, le devancent. La mer reste calme et permet un cabotage sans histoire jusqu’au retour au pays, au milieu de l’automne. Le temps du repos du guerrier est venu, chacun devra se métamorphoser en fermier pour quelques mois.
Les guerriers y seront accueillis à leur arrivée par le jarl (8) Valdemar TORVAGSON et le clan rassemblé sur la grève, près d’un hameau situé près d’Hédeby.
C’est ainsi que la plupart des guerriers, dont Harald, envisage ce futur proche. Pour cette expédition, le jarl Valdemar, avait exigé que ses deux fils, Ivar et Thorvald, participent aux raids annuels sous le commandement d’Harald, afin qu’ils acquièrent auprès de celui-ci l’expérience dont ils manquent, et puissent par la suite pouvoir mener eux-mêmes des incursions identiques en territoires ennemis. Pour devenir l’élite des guerriers, il leur faut faire la démonstration de leur bravoure et seul Harald peut contrecarrer leur ambition et la renommée qu’ils veulent s’attribuer eux-mêmes.
Ce sont de jeunes guerriers en train d’acquérir leur maturité. Thorvald, le plus jeune est encore imberbe. Ivar, lui, a déjà ce physique, les traits caractéristiques et la carrure des hommes du Nord : longs cheveux blonds et moustache tombante. Ils ont avec courage tenu leur place dans les combats, mais Harald, pour garantir leur sécurité comme le lui a demandé son jarl, a veillé que chacun bénéficie de l’appui de guerriers plus aguerris à leurs côtés. Ils ont hérité de leur père l’arrogance et le mépris. Imbus de leur position de fils de roi, ils se considèrent supérieurs aux autres guerriers et déjà plusieurs altercations les ont opposés à certains d’entre eux pour l’appropriation d’éléments du butin. Harald, fin diplomate, a tempéré les ardeurs des uns et des autres, mais par défi ces jeunes loups ont contesté certaines de ses décisions, mettant insidieusement en doute l’expérience de leur chef. Pour maintenir son statut, Harald a usé de son autorité pour recadrer les deux prétentieux.
Au retour au Nordland, confortés par le fait qu’Harald devait se soumettre à l’autorité de leur père, ils avaient exigé plus que leur part du butin et s’étaient arrogé la gloire du raid fructueux de fin d’expédition, qui en définitive, ne leur revenait pas.
— Valdemar, tes fils ont effectivement participé au pillage de la dernière cité franche, et ont obtenu équitablement esclaves, victuailles et métaux précieux. Ils peuvent subvenir à leurs besoins tout l’hiver.
— Mes fils m’ont rapporté que tu n’avais pas fait de bons choix avant le pillage de cette cité et que tu n’avais pas écouté leurs conseils judicieux pour qu’ainsi le fruit de tes expéditions soit plus important.
— Tes enfants devraient apprendre à grandir avant de me juger. Ils ont des talents de combattants, mais je doute qu’un jour ils aient celui de meneur d’hommes. Leur présence à bord des bateaux a perturbé l’état d’esprit et à maintes reprises je suis intervenu car l’unité de la bande risquait d’être mise en péril par tes deux fils. Il leur faut mûrir et obtenir l’adhésion de la troupe qu’ils auront à mener au combat.
— Père, Ivar et moi, n’avons fait que souligner objectivement les carences d’Harald, dont certaines décisions étaient de mauvais choix en ce qui concerne les cités à piller. Quant à ses interventions, il n’a fait que favoriser certains à notre détriment, souvent dans le but de nous diminuer aux yeux des autres guerriers, et vraisemblablement pour atteindre votre propre autorité. Nous, nous ne souhaitions que faire fortifier la renommée de notre clan et donner à notre nom le rang qui lui appartient au cours de cette expédition.
— Valdemar, tes deux fils sont deux serpents. Leurs propos sont empreints de poisons et ils n’amèneront que haine et discorde lorsqu’ils auront à te succéder. Ils ont bafoué nos vertus. Ils devraient réserver leur énergie à travailler notre terre plutôt que de se croire des Vikings, car jamais ils n’en seront s’ils continuent à agir ainsi. Peut-être peuvent-ils prétendre faire partie des berserks, mais on n’en a jamais vu vêtus de peaux de serpents.
Ivar et Thorvald se saisissent chacun de leurs armes et tentent d’embrocher Harald, qui esquive cet assaut et s’empare de sa hache.
Valdemar intervient avant que la confrontation ne se poursuive. Confiant en ses fils, il se montre complice de ceux-ci et propose qu’un duel entre Harald et ses deux fils outragés, se déroule devant le clan rassemblé, et ce, dans le but de montrer à chacun que l’on ne peut impunément défier le roi et sa famille. Il ne fait aucun doute pour lui qu’Harald sera défait et qu’après cet exemple, personne n’osera plus se dresser contre son autorité.
— Le différend se règlera dans deux jours et le clan entier est tenu d’assister à ce duel. Je fais confiance à Odin pour que de cet affrontement émerge la vérité et que la mort sanctionne celui qui use de perfidie.
Telle fut la décision de Valdemar qui par celle-ci, veut tirer avantage de ce conflit pour asseoir encore son autorité.
— Harald ! Valdemar est fourbe et ses fils sont de la même engeance. Tu devrais refuser ce duel. Tu as respecté ton engagement vis-à-vis du roi. Tu as offert un butin non négligeable à ton souverain, partagé entre toutes les familles de tes guerriers. Tu as été loyal et patient avec ces deux vantards. N’accepte pas ce combat qui de plus est inégal. Tu devrais demander au Thing (9) qu’un deuxième guerrier se batte à tes côtés et je pourrais être celui-là.
Thornsen essaye de persuader celui qui a tant partagé avec lui et qu’il suit aveuglément dans toutes les expéditions depuis qu’ils sont aptes à y participer. Il a vu son ami devenir peu à peu le meneur d’hommes qu’il est aujourd’hui et avoir ce charisme qui a fait de certains des légendes rapportées par les sagas.
— Thornsen, tu es mon ami et je sais que les manœuvres de Valdemar n’ont d’autre but que de renforcer sa domination sur le clan, m’évincer et ainsi pouvoir accorder à l’un de ses fils le rôle de chef d’expédition pour les années à venir.
— Alors pourquoi rejeter la requête d’au moins être deux à combattre ses fils ?
— Ils m’ont provoqué et je me suis laissé emporter par ma colère. Je les ai discrédités tous les deux par mes propos. Il est juste que j’assume seul la responsabilité de mes mots.
— Et Karen, qu’en dit-elle ?
Son mari risque habituellement sa vie contre un ennemi en expédition et elle s’est résignée comme toutes les épouses de guerrier à vivre avec cette peur, mais aujourd’hui, cette vie, il va la mettre en jeu contre des hommes de son propre clan. Valdemar était un grand guerrier, et ses faits d’armes étaient reconnus, mais le pouvoir l’a perverti et ses décisions sont souvent devenues arbitraires et partiales. Il est cupide et favorise sa famille et ses fidèles.
— Karen est de ton avis, mais elle sait qu’elle ne me fera pas fléchir. Nous nous respectons mutuellement et elle connaît mon code de l’honneur, qui même s’il n’est pas écrit, est une ligne de conduite qui a été celle que mon père m’a inculquée lorsque lui aussi avait à mener un équipage ou à faire face à l’adversité. Il est mort fidèle à ces préceptes que ses aïeux lui avaient eux-mêmes transmis. Elle a voulu me faire renoncer à ce duel mais a compris qu’il était vain d’insister. J’ai conscience du chagrin que je lui fais, car tard dans la nuit, j’ai entendu ses sanglots qu’elle cherchait malgré tout à étouffer. Plus tard, elle est venue me rejoindre et m’a offert son corps pour me témoigner encore qu’elle partage mes engagements, même si elle ne les approuve pas tous. Ce sont les lois de notre peuple, Thornsen, tu les connais toi aussi.
TROIS
Le jour de l’affrontement, un espace « sacré » est délimité à proximité immédiate du village. Le soleil est déjà haut dans le ciel et diffuse un peu de chaleur automnale. Les hommes du clan sont rassemblés autour de cette enceinte improvisée. Harald et les deux fils de Valdemar ont été accompagnés par les hommes du clan. Ils ont traversé le village et ont rejoint en silence l’espace désigné où chacun a été équipé. Ils sont armés d’une lourde épée à double tranchant qui n’est pas l’arme favorite d’Harald, et un bouclier rond en bois assure leur protection. Ils sont torse et tête nus. La sueur qui perle déjà à leur front n’est pas l’œuvre du soleil mais de la tension qui les anime, et qui est palpable même au sein de l’assemblée réunie autour des combattants. L’heure n’est plus aux mots, mais aux actes.
Les deux frères, un rictus aux lèvres, sont confiants. Ils ont préparé ce duel et ont mis au point un plan d’attaque. Ayant été selon eux outragés, le droit de porter le premier coup leur revient. Ils sont encouragés par les partisans du jarl. Quelques voix s’élèvent en faveur d’Harald, mais la majorité de l’assemblée est silencieuse car elle n’approuve pas cette parodie, jugeant ce duel trop inégal et en défaveur d’Harald.
Les deux fils du jarl chargent simultanément Harald, épées brandies. Les lames s’abattent sur le bouclier qu’il leur oppose fermement. Immédiatement, celui d’Harald se fend et il est obligé de saisir rapidement le second bouclier auquel il a droit. Pour vaincre ces deux adversaires, Harald sait qu’il doit à tout pris éviter qu’ils ne l’affrontent de concert. Sa seule chance est de briser l’alliance des deux jeunes Vikings. Il veut leur enlever l’initiative et de toutes ses forces il se lance contre Thorvald, qui, surpris par cet assaut, tombe sur les fesses et dans sa chute, qu’il tente d’amortir en lançant ses bras en arrière, il laisse sans protection son torse et son visage. Un sifflement d’épée, et le jeune guerrier hurle en essayant en vain de contenir ses entrailles qui sortent d’une plaie béante au ventre. Un serpent sanglant se déroule sur le tapis de peaux de bête sur lequel se déroule le combat. Des cris s’élèvent de l’assemblée. Même si les Vikings sont habitués à composer avec la mort et à la donner, lorsqu’un membre de leur clan qu’ils côtoient chaque jour se meurt devant eux, une grande émotion les étreint. Valdemar est livide et les encouragements pour l’un ou l’autre des combattants se sont tus. Odin doit assister au duel, car les croassements des corbeaux troublent le silence qui fige les Vikings présents. Seuls deux hommes animent la scène et captent l’attention de tous. Thornvald est hors de combat, mais Harald ne peut l’achever, car Ivar, aveuglé par le chagrin d’avoir vu son frère tomber de la sorte, s’est jeté contre lui. Les deux adversaires sont séparés par leurs boucliers respectifs. Les yeux fous, Ivar veut châtier celui qu’il hait et qui vient de blesser à mort son frère. Le combat est acharné. Les épées fendent l’air, les boucliers garnis de fer qui s’entrechoquent accentuent le fracas du combat. Harald est plus rompu à de tels corps à corps que son adversaire dont les forces s’émoussent au bout de quelques minutes. Il n’est animé que par sa haine qui l’aveugle et finit par le rendre imprudent. La tactique qu’il avait mise au point avec son frère est caduque. Il n’a pas l’expérience du chef de guerre qu’est Harald et peu à peu il commence à chanceler sous les coups d’épée de celui-ci. L’idée de fuir l’effleure, mais il la rejette instantanément, sachant qu’il ne vivrait plus qu’avec la honte, et que certainement son père n’aurait aucun pardon pour lui. Égaré dans ces pensées, aveuglé par la sueur qui maintenant lui brûle les yeux, Ivar est moins présent dans le duel et ses esquives commencent à être in extremis.
Harald perçoit cette baisse dans l’ardeur d’Ivar, et profitant que celui-ci ouvre sa garde pour un nouvel assaut, il lui porte un coup d’épée en diagonale qui lui ouvre une large plaie en travers de la poitrine. Ivar chancelle et perd toute prudence. Il oscille, les bras ballants et il n’a aucune parade à opposer à l’ultime attaque d’Harald, qui, d’un coup d’épée horizontal lui fend la gorge de part en part provoquant un geyser de sang. De lourdes gouttes giclent et s’abattent aux pieds des Vikings et de leur jarl qui se pressent autour de l’arène.
Harald, par respect pour ses adversaires, les achève tous deux.
Vainqueur, il se tourne vers Valdemar. Le roi vient de perdre ses deux fils. L’homme qu’il a devant lui est devenu en quelques instants un ennemi qui voudrait l’écraser. Il a la force de caractère pour enfouir son chagrin, mais sa résolution est déjà prise. Harald paiera pour la mort de ses deux fils. Le jarl doit se plier aux lois ancestrales, mais on ne le défie pas impunément.
Sa femme est effondrée et hurle sa douleur. Des regards de haine se croisent. Un fossé s’est creusé et ne pourra jamais être comblé. Harald se doute que ce combat ne sont que les prémices d’une longue lutte et il espère Valdemar malgré tout assez sage pour que l’engrenage de la vengeance ne se mette pas en œuvre.
QUATRE
Une trêve imposée par l’hommage à rendre aux deux fils de Valdemar s’instaure. L’heure n’est pas aux hostilités mais à la préparation du voyage funéraire.
Un drekki (10) en mauvais état a été remis à flots pour la cérémonie de funérailles des deux fils du roi. Leurs corps, enveloppés dans des linges en lin, ont été déposés sur le pont du bateau au milieu de leurs armes et de leur part de butin de la dernière expédition. Leurs chiens, tués pour la circonstance, sont couchés entre les corps et sept servantes ont été sacrifiées pour les accompagner dans la mort. Elles n’étaient pas volontaires et deux ont tenté de fuir leur sort néfaste mais ont été rapidement maîtrisées. La mort a fait taire leurs hurlements. Que valent les gesticulations d’esclaves face aux traditions ?
Le drekki est halé au large par un second bateau où Valdemar et sa famille ont pris place. Alors que les bateaux se trouvent à bonne distance du rivage, la corde de halage est coupée et le bateau de Valdemar se place bord à bord avec le bateau funéraire. C’est au souverain qu’incombe le geste de mettre le feu au bûcher constitué sous les cadavres, tandis que sa femme s’effondre en pleurs à genoux. Le feu embrase peu à peu le pont, puis la structure du bateau. Les flammes s’enroulent autour des vestiges du mât. L’épave ravagée s’enfonce progressivement dans la mer qui mouille peu à peu les flammes et seule une fumée dense révèle désormais l’emplacement où les cendres humaines et celles du bateau se mêlent pour ensuite être dispersées par les courants marins.
Lorsque Valdemar débarque sur la grève, toute la haine qu’il éprouve pour Harald transparaît. Celui-ci est bien conscient qu’elle s’exprimera rapidement à son encontre.
CINQ
2008, il est 23 heures. Tess, la quarantaine, petite blonde à la bouche mutine et aux yeux noisettes, arpente les quais du port de Boulogne-sur-Mer. Touriste, promeneuse tardive ?
Non ! Dressée sur ses hauts talons, elle est l’une de celles que Piaf appelait une ombre de la rue. Elle a pour elle un physique envié par tant de femmes qui se torturent pour s’en approcher. Les méandres de la vie l’ont amenée à cette vie de paria. Montrée du doigt, mais aussi fruit désirable. Pour ne pas sombrer, elle a choisi cette vie, profitant par la même occasion de la manne que cette activité particulière pouvait lui apporter comme revenus et confort dans sa vie. Plus d’une fois en regardant les clapotis de l’eau au bord des quais, la tentation de plonger dans les eaux sombres du port l’a effleurée, mais elle n’a jamais succombé à ce funeste projet. Lorsque les idées noires s’imposent trop à elle, elle dilapide un peu de ses économies glanées la nuit et s’offre une évasion dans une ville où elle ne sera pas jugée sur son comportement et pourra donner l’illusion d’être une femme insouciante qui profite de la vie.
Le port est toujours animé la nuit. La ville vit. Un marin la salue sans arrière-pensée et ils échangent un sourire. Elle fait partie de ce peuple qui s’anime le soir. Derrière elle passe un véhicule de Police toute sirène hurlante. Les patrouilleurs viennent d’embarquer deux étrangers sans papiers. Ils n’ont pas trop envie de s’embarrasser de paperasse et puis il y a trop de cette engeance en ville. Une fois encore ils vont conduire leurs prises à bonne distance en les menaçant de tous les maux s’il leur prenait l’envie de revenir à Boulogne. Les aiguiller vers Calais est selon eux une bonne option, et s’adressant aux pauvres hères ils argumenteront que là-bas il sera plus facile de trouver le moyen de traverser la Manche. Donnant bonne mesure à leur mise en garde, ils obligeront leurs victimes à se défaire de leurs chaussures, qu’ils emporteront et jetteront lors du trajet retour. Satisfaits de leur « action préventive », ils se gargariseront que leur patrouille s’est déroulée sans histoire.
SIX
Dès la fin des cérémonies funéraires, Valdemar prend à témoin le clan rassemblé pour celles-ci et signifie à Harald qu’il sollicite une réunion du Thing pour demander réparation. Il argue qu’Harald n’a pas été loyal lors du duel qui l’a opposé à ses fils. Tous ceux qui ont assisté au duel savent que cette affirmation est fallacieuse mais aucun n’oserait contredire le monarque qui ne manque pas de partisans prêts à confirmer cette allégation.
Harald suspecte son roi de lui tendre un traquenard qui n’aura pas la violence et l’issue d’un duel, mais dont les coups seront beaucoup plus difficiles à parer. Il est vrai que le souverain y a plus de pouvoirs que les jurys qui y siègent. Harald ne peut attendre aucun appui extérieur, car son clan est un univers en soi, possédant son propre code guerrier.
Les trois hommes libres qui composent le Thing sont de fidèles partisans de Valdemar. Le jarl s’exprime le premier et immédiatement, en fin manipulateur, persuade rapidement le jury qu’une sentence impitoyable doit être prononcée à l’encontre d’Harald pour avoir, selon lui, enfreint les règles du combat et mutilé le cadavre de l’un de ses fils en le décapitant.
Harald plaide l’emportement et l’intensité du duel qui lui ont fait perdre toute retenue. Il sait que son jarl peut recourir au « droit de vengeance », mais doute qu’il mettra sa vie en jeu pour assouvir celle-ci.
Valdemar affirme que ce cas est un Obotamal (11), estimant qu’Harald l’a gravement offensé en massacrant ses fils.
Le Thing malgré sa partialité n’a pas répondu favorablement à cette demande. Les membres du jury ont assisté au combat et ne peuvent argumenter dans le même sens que Valdemar. Même s’il n’y a pas de code de loi fixe, le contexte fait force de loi et l’opposition entre Harald et son Jarl risque de nuire à l’harmonie de la communauté. En fixant un arrangement monétaire élevé, le Thing s’assure qu’Harald ne pourra régler cette compensation et sera contraint au bannissement. La source de désordre sera éliminée et Harald sera englouti dans le néant pour longtemps.
Son honnêteté a desservi Harald et enlevé tous scrupules à ses juges qui le condamnent au bannissement pour cinq ans, tout en simulant l’indulgence en lui proposant le paiement du Wergeld, soit le « prix de l’homme » (12), aux profit des ascendants des deux jeunes guerriers.
Harald ne peut régler la demande de réparation exorbitante qui lui est imposée, seul le bannissement s’impose à lui en raison du rang social des victimes.
Prenant à témoin le clan rassemblé, il ne peut s’empêcher de proclamer que le verdict est injuste et que désormais, exclu du clan qui l’a vu naître, il n’y est plus qu’un étranger.
Valdemar, déçu par la sentence, le toise et voulant réaffirmer sa posture de roi, harangue le clan et l’invite à n’apporter aucune aide ou soutien à Harald jusqu’à son départ et, se tournant vers lui, lui susurre qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir pour lui nuire et effacer toute trace de lui dès que son bateau aura disparu à l’horizon.
SEPT
Chassé de son clan, Harald ne peut retrouver son honneur qu’en se lançant dans un voyage périlleux, même si la saison qui s’annonce lui est défavorable. Mais fier, il sait qu’affronter ce nouveau défi lui permettra de mettre en exergue sa bravoure. Si les Dieux le prennent sous leur protection, peut-être découvrira-t-il plus au sud un nouveau territoire à coloniser pour y séjourner ces cinq années à venir et des richesses à s’approprier. Il ne dispose pour cette expédition que d’un seul navire de combat et une trentaine d’hommes aguerris. Il espère pouvoir accomplir un raid en remontant l’un des cours d’eau qui traversent le territoire franc. Il n’envisage pas de piller un gros bourg, mais plutôt de multiplier les débarquements pour effectuer des razzias sur de petits objectifs peu défendus.
Harald n’a pour l’heure pas le choix d’attendre un moment favorable pour appareiller, et même si les mauvaises saisons s’annoncent, aucun délai ne lui a été accordé par son jarl. Aussi, dès la sortie du fjord, la tempête a saisi la barque viking, le fier dragon qui en orne la proue peut cracher toutes les flammes de l’enfer, il est bien impuissant face aux foudres plus puissantes de Thor (13). Ils partent en fin d’automne, époque qui généralement, pour lui, aurait dû être synonyme de repos auprès des siens.
Les guerriers de sa garde rapprochée qui accompagnent Harald ont déjà affronté de tels éléments déchaînés. Ils n’en sont pas à leur première expédition de pillage.
D’eux-mêmes ils se sont portés volontaires pour suivre ce chef qui les a menés maintes fois à l’aventure et a mérité leur confiance. Il les a malgré tout harangués, ces hommes, invités à réfléchir avant de s’engager à ses côtés. Il n’a pas besoin de forcer leur volonté à se rallier à lui, leur loyauté est sans égale. Un seul but : vaincre, piller, et jeter aux pieds de ce vil monarque et des anciens du « Thing », le fruit de l’expédition « rachat » et obtenir ainsi le droit légitime de vivre en paix auprès de sa femme et éviter ces cinq années de bannissement. Olaf et Snorri, deux fidèles compagnons lui ont bien conseillé de renverser le despote et les suppôts qui le soutiennent, mais Harald est un guerrier loyal et n’est pas homme à destituer son jarl et à ne pas respecter les règles ancestrales du « Thing », même si la sentence a été injuste à son égard. Si le clan avait à reconnaître en lui son futur jarl, ce serait aussi parce qu’il a justement respecté ces lois qui régissent son peuple.
Son drekki de 25 mètres n’est pas l’un des plus beaux « langship », Harald n’était pas homme à exposer une éventuelle richesse. Le dragon qui ouvre la mer est à la fois élégant et épouvantable pour tous ceux qui sont témoins de son passage.
Harald est donc reparti vers le sud, vers les territoires lointains et riches.
Aujourd’hui, sans roi et à la tête d’une troupe de fidèles, peu nombreux mais vaillants, il part en quête de trésors, animé par la vengeance et décidé à retrouver à son retour un honneur bafoué.
Il s’éloigne de sa terre qui peu à peu se dilue dans l’horizon derrière lui. Cette terre qu’il chérit plus que tout, qui est le berceau de ses ancêtres. Né au bord de la mer, comment imaginer qu’il n’ait pas été bercé comme chaque Viking par cette envie de prendre la mer et de partir à l’aventure comme tous ses compagnons. Il a laissé derrière lui, son épouse Karen, fille d’Erik le pêcheur, qui lui ne quitte plus la base depuis qu’il a perdu un bras en chassant le morse.
Avec Karen, il a projeté de se sédentariser dès qu’ils auraient trouvé un territoire riche où s’installer, tel le Vinland (14), découvert il y a peu et où la vigne et le blé poussent à profusion, mais les sauvages de ces contrées lointaines, tout aussi belliqueux que ses compagnons, ne sont pas des voisins fréquentables pour une famille désireuse d’oublier les combats et de se transformer en fermiers.
« Je reviendrai !! » Tel est le leitmotiv qui anime Harald. « Chacun de mes juges regrettera d’avoir brisé ma vie, de m’avoir obligé à abandonner mon épouse. Je ne veux pas être que le guerrier banni qui entraîne ses plus fidèles compagnons dans une quête folle pour retrouver un honneur sali par d’autres. Je demanderai justice. Je reviendrai… ». Il n’a pas voulu emmener sa femme pour cette expédition risquée et ignore que rien ne sera plus comme avant. Valdemar s’est vengé sournoisement...
Il a commandé, dès le départ d’Harald, de faire égorger Karen par Bjorn le sanglier, le chef de sa garde rapprochée et quelques hommes de main alors qu’elle s’occupe à tanner des peaux de chèvres près de sa maison. Avant de commettre ce crime abominable ils en ont profité pour la violer comme ces esclaves femelles dont ils rudoient les corps pour toujours se prouver qu’ils en sont les maîtres. Tous les biens de la famille ont été volés et partagés entre les membres du clan. Même le bracelet d’ivoire finement ciselé qu’il lui a offert une nuit de solstice d’été, emporté par l’un des soudards, et avec lui tous les souvenirs de tendresse qui ont animé le cœur d’Harald.
Erik, handicapé n’a rien pu faire pour protéger sa fille, et n’a même pas eu la possibilité de confier sa dépouille outragée aux Dieux du Nord pour qu’ils lui rendent son honneur de femme. Il attend patiemment le retour d’Harald pour satisfaire une vengeance qu’il est bien incapable d’accomplir lui-même.
Harald exilé sur cette mer n’est plus qu’un être insensible, un marin et un guerrier. La mer c’est aussi son univers, il en avait entendu le souffle dès sa naissance et enfant il guettait avec les femmes le retour des hommes partis en expéditions, il a ressenti leur souffrance d’attendre à jamais le brave que la mer a gardé ou qui est mort au combat dans une contrée lointaine où les walkyries (15) sont venues le chercher pour l’emmener au Walhalla. (16)
Les Dieux aujourd’hui ne semblent plus lui être favorables, ils lui ont refusé leur soutien pour obtenir justice et maintenant Thor malmène son drakkar et il s’en remet à son dragon pour se protéger contre les mauvais esprits.
Harald se sent prêt à affronter ces Dieux que pourtant il vénère « Je veux te revoir, ma femme…, je veux te fouler à nouveau, ma terre…, je veux un avenir moins sombre pour mes hommes et moi-même. Tu peux m’abrutir, Thor ! Tu ne vaincras pas ma volonté… ce futur… »
Ayant préféré la vitesse à la charge, déjà bien conséquente du fait de leur nombre et des équipements guerriers, l’équipage ne dispose que d’un minimum de vivres, composées de gruau, pain dur, viande boucanée et poissons séchés, juste de quoi gagner la côte de Normandie si la tempête ne le retarde pas trop. Cette frugalité ne peut que les inciter à gagner au plus vite les terres convoitées. Mais si la nourriture est restreinte, Harald s’est assuré que ses hommes disposent de tout l’armement nécessaire et ils ont emporté lances, épées et haches ornées, leurs biens les plus précieux. Leurs boucliers, renforcés d’un ombilic de cuivre, ont été disposés sur le bordage du bateau comme autant de fleurs aux couleurs multicolores.
N’ayant pas voulu longer les côtes pour éviter d’être repérés trop tôt, c’est au milieu d’une mer d’écumes, au gré des remous, que les Vikings manœuvrent le drakkar à sept ou neuf nœuds à l’heure. Ils se battent déjà contre cet élément mouvant, cet ennemi invincible. Le bateau est le jouet du vent qui, plus d’une fois, le déroute de sa course. Harald est un navigateur né, il tient d’une main ferme l’aviron de gouverne, fixé au tribord arrière, tandis que ses compagnons rament, noyés par les embruns. Il n’avait pas hissé la voile, car le vent aurait eu tôt fait de la lui arracher et son fin drakkar épouse les vagues grâce à sa flexibilité. Ce vent est celui des tempêtes qui font disparaître des armadas. Des ondes de craquements se répercutent dans toute la coque, le bateau fléchit de l’avant à chaque vague, puis amortit de l’arrière, les rivets de fer qui fixent les bordages de chêne qui se chevauchent assurent la robustesse du dragon de bois. Il vole sur la mer, glisse dans ces vagues monstrueuses, en absorbe l’énergie. Les hommes soufflent, leurs dents grincent, parfois une lueur de panique se lit dans leur regard, mais Harald sait que chacun assumera son rôle et fera face à la mort si le marteau de Thor venait à les frapper. Dans cet espace de vie limité des chevaux ont été malgré tout embarqués. Ils sont nerveux et leurs sabots martèlent le plancher. Animaux et équipage vivent dans une promiscuité permanente.
Les nuages amoncelés dans le ciel, entretiennent ce vent qui souffle avec force, soulevant de hautes lames, chassant le drakkar par l’arrière, le poussant à la vitesse de 8 nœuds vers son destin.
L’eau envahit régulièrement le bateau, par mauvais temps, en raison de la faible hauteur de ses bordées. Les hommes écopent continuellement et Harald ne peux plus s’orienter, aucun astre n’étant visible dans ce ciel trop envahi de nuages. Chacun s’imagine à la surface d’une marmite de soupe en ébullition. Tous sont abrutis par la tempête, les embruns qui fouettent, le vent qui rend fou……
La mer grossit davantage et le duel s’accentue entre ces guerriers et la mer. Dès qu’une vague élève sa tête blanche d’écumes, prête à s’abattre sur l’équipage, Harald manœuvre ce jouet qu’est devenu son bateau, pour modérer l’impact des gifles de la mer.
Ses compagnons, solidement cramponnés, s’attendent au pire mais gardent cet air de défiance attaché à leur fierté de guerriers-marins. Le drakkar se soulève, glisse encore, écrasant la vague, l’aplatit sous lui. Cramponné au gouvernail, décidé à rester debout face aux éléments, Harald est éprouvé par les paquets de mer, ces masses d’eau qui s’écrasent dans le bateau, dans un fracas d’arbres abattus. Il évite de toutes ses forces que le drakkar ne se présente de travers aux vagues.
Ses plus fidèles compagnons se succèdent au poste de barreur pendant les trois jours que dure la tempête. Tous livrent une lutte acharnée contre cette colère de la mer et du ciel. Leurs vêtements sont trempés et poisseux de sel. Leurs chevilles parfois attachées par une corde à leur bateau pour éviter d’être emportés. Lutte d’un titan, d’un Dieu, contre de farouches guerriers déterminés à aller jusqu’au bout de leurs efforts. Les chevaux qu’ils ont emmenés, plus paniqués encore que les hommes ont depuis longtemps été libérés de leurs étraves pour éviter de mettre en péril l’équipage et le drakkar, et ainsi libres, ils se sont jetés d’eux-mêmes à la mer, recherchant une sécurité que les eaux ne leur apportèrent pas.
Au terme de ces trois jours, la mer redevient calme, les hommes sont à bout, exténués, prêts peut-être à renoncer s’ils n’avaient respecté, voire craint leur chef. Ils ont lutté jusqu’au bout, dans cette promiscuité permanente et se sont entêtés jusqu’à l’épuisement total de leurs forces. Ils ont vaincu la nature monstrueuse, un adversaire hors mesure.
Thor n’était en fait qu’assoupi, il n’a pas renoncé à écraser ces petits êtres qui prétendent parcourir son domaine sans y laisser leur obole. Il n’a pas réussi à écraser le dragon, il lui faut des vies, alors il saisit de nouveau son marteau et après une accalmie de quelques heures, il réanime la tempête. De petits nuages envahissent le ciel, puis d’épaisses nuées noires venues du Nord. Le vent les agglomère aux quatre coins de l’horizon jusqu’à former un dôme menaçant. De gigantesques rafales balayent l’étendue et l’ouragan se déchaîne, levant des vagues de dix mètres de haut, zébrées de filaments d’écume. Les hommes attachés ne peuvent plus ramer, la barre ne peut plus être maintenue, Harald lui-même s’est attaché au milieu de ses hommes. La tente qui ne pouvait que les protéger des embruns s’est depuis longtemps envolée, tous grelottent de froid sur les bancs de nage et la peur se lit dans leurs regards, creusant leurs visages burinés et barbus.
Des hommes sont projetés par les flots hors du drakkar, et même s’ils sont d’excellents nageurs, il est impossible de revenir en arrière pour les récupérer, le bateau est ivre et il devient impossible à Harald d’arracher ses hommes à l’emprise de la mer. Il distingue l’un ou l’autre naufragé nageant de toutes ses forces pour rejoindre le bateau, mais la distance augmente à chaque seconde et les vagues suivantes deviennent les linceuls de ceux qui sont ainsi emportés. Combien disparurent, qu’importe, la fin est proche, de moins en moins d’hommes sont en mesure de tirer sur les rames, le mât de pin est brisé et la voile a été emportée. Seule la tête de dragon se dresse encore fièrement. Alors Thor abat une dernière fois son marteau, ivre de victoire, il gagne une nouvelle fois. La vague qu’il dresse engloutit le drakkar, le cou du dragon se brise, la coque se disloque et les quelques survivants sont jetés à la mer. Les fourmis vikings viennent d’être écrasées.
Satisfait d’avoir châtié, lui aussi, Harald le Viking, et semble-t-il étourdi lui-même par tant de vacarme, Thor se retire, et tels des draps que l’on déchire, les nuages s’ouvrent sur un ciel qui rapidement se dégage, le vent tombe et un brillant clair de lune éclaire la mer.
Accrochés à des éléments de bois, les naufragés tentent désespérément de survivre, victimes de cette folie divine.
Combien sont-ils étreignant dans un fol espoir, l’un un morceau de mât, l’autre une planche de plat-bord ? Harald quant à lui s’accroche à la tête du dragon qui n’est plus qu’un monstre aux ailes brisées.
Il distingue bien quelques têtes émergeant sporadiquement au gré de la houle. Bien peu de survivants.
Une légère brume stagnant au raz de l’eau empêche de distinguer au-delà de quelques dizaines de mètres. La mer n’est heureusement pas encore glaciale, mais la fraîcheur de l’eau va néanmoins bientôt les ankyloser, et avoir raison de leur énergie restante.
Il distingue un appel, peut-être un « adieu » de l’un ou l’autre de ses hommes. Il croit reconnaître Sigwald, Hilmar ou Murdas. Il ne peut rien pour ses fidèles compagnons.
Seul Odin peut les sauver, mais a-t-il envie de mécontenter Thor ?
Tout est donc perdu. Fatigués de se battre pour survivre, déjà quelques rudes guerriers ont ouvert leurs bras à la mort, sans bravoure, sans arme, impuissants à vaincre un tel élément. Les walkyries n’ont pas ménagé leur peine pour emmener tous ces braves.
Les caprices de la mer et d’un Dieu acariâtre ont anéanti les espoirs de justice d’Harald. La désillusion le gagne et l’espoir de s’en sortir s’amenuise d’heure en heure, ponctué parfois par le hurlement d’agonie de l’un de ces Vikings.
L’un d’eux a été repoussé par les vagues très près de lui, c’est Thornsen, un homme vigoureux, sans pitié, loyal, un combattant de toujours. Ce guerrier sorti vainqueur de maints combats, tant à la hache, qu’à l’épée, voire à mains nues, est aujourd’hui si vulnérable dans ce désert mouvant. Sa carrure est la même que celle d’Harald, mais c’est la peur d’un enfant désespéré qui peut être lue dans les yeux de ce fidèle guerrier.
La proximité de ce compagnon redonne un peu d’énergie à Harald. Tous deux s’encouragent à espérer l’impossible. Mais qui peut se soucier de pauvres hères abandonnés à leur sort ? Leur destinée n’est plus aujourd’hui qu’une disparition inéluctable, être avalés par la mer ? Combien de temps ont-ils attendu ainsi leur mort ?
Pour mieux les engloutir, la mer s’est faite aussi douce qu’une femme qui a envie d’amour. Elle les attire, les invite à se laisser aller en elle, à se fondre en son sein.
Doucement la torpeur envahit ces deux naufragés, dont le sort paradoxalement n’a pas encore été scellé. Thor, en se rendormant, a ignoré leur volonté de vivre encore, à moins qu’Odin ait eu pitié d’eux.
D’abord, il y eut ce point à l’horizon de cet univers mouvant. Un drakkar ! L’adrénaline qui ravive l’espoir. Mais non ! Ce n’est pas la forme de l’habituel coursier des mers qu’ils connaissent. Thornsen, épouvanté en voyant grossir l’apparition, le désigne comme le serpent de Midgard (17) : Jormungand, (18) un monstre que Thor lui-même n’a pas vaincu. Et c’est bien cela, un monstre fumant, un dragon remarquable et immense, sans tête, plus gros que les plus grosses baleines jadis affrontées dans les mers glacées du Nordland, mais c’étaient des titans connus, chassés pour se nourrir. Ce monstre-là vient sur eux, noir, bouchant l’horizon, sans retenue. Il va les engloutir. Il fend la mer.
— Nous allons être broyés et avalés.
Drôle de destin pour ces deux hommes habitués aux rudesses de la vie et des combats. Des rustres insensibles à la pitié, des vainqueurs jusqu’alors, devenus en quelques heures des proies, des hommes impuissants, destinés à une mort inéluctable : de simples hommes.
Le monstre les a épargnés Une bête inconnue qui a remué les flots, qui a créé une chaîne de vagues qui les a repoussés loin de son passage. Elle ne les a pas écrasés, pas même vus, simplement ignorés. Elle a traversé la mer à une centaine de mètres d’eux, dans un énorme fracas de tonnerre et une puanteur inconnue. Ils n’oublieront jamais cette vision de cauchemar, cette énormité, maintenant partie à l’autre bout de l’horizon.
Un soleil s’est levé et avec lui, un peu d’espoir, mais pour combien de temps.
Leur vie dépend aussi de leurs forces physiques. Bien qu’excellents nageurs, ils ne vont pas survivre bien longtemps encore accrochés à leurs esquifs. Ils se sont délestés de tout ce qui pouvait les alourdir. Ils n’ont sur eux que des lambeaux de vêtements.
HUIT
Un deuxième monstre est apparu un peu plus tard, plus petit, coloré de bleu, il va lui aussi dans leur direction. Oui, il est bien plus petit et des hommes s’agitent sur son dos.
Il ressemble un peu, mais si peu, à leurs drakkars. Pas de dragon, pas de voile.
Quel animal ces hommes ont-ils asservi, et qui sont-ils ? Amis ou ennemis ?
Survivre, ils veulent survivre, alors ils agitent leurs bras, crient des mots que peut-être ces hommes pourraient interpréter comme des cris d’hostilité, qu’importe. L’idée vint même à Harald que ces hommes allaient voir en eux des êtres maléfiques sortis de la mer, en tout cas, c’est ce que lui aurait cru. Etrange, dès qu’ils les aperçoivent, les hommes tendent leurs bras vers eux et le monstre bifurque lui aussi dans leur direction. Ils s’approchent et les naufragés distinguent des hommes aussi burinés qu’eux, mais dans des vêtements étranges, couleur or et luisants. Ils ne comprennent pas les interjections qu’ils entendent et ont des difficultés à comprendre que les gestes de ces hommes ne sont destinés qu’à leur venir en aide.
Ces hommes les aident à monter sur ce qui semble en définitive être un bateau, mais bien différent de leur « drekki ». Pas de voile ni de rames, et une odeur épouvantable, l’haleine putride d’un dragon, mais celui-là est enfermé dans le ventre du bateau. Ils n’ont pas encore déterminé quelle énergie le fait avancer et où sont les rameurs et les gardiens du monstre.
Personne n’a prêté attention aux quelques vestiges du drakkar et même la tête de dragon, en partie immergée a été ignorée des marins. Elle s’échouera peut-être sur une plage, mais dans quel état la retrouvera-t-on ? Ils ignorent qu’elle sera broyée par l’hélice de l’un de ces énormes navires marchands qui parcourent la Manche.
Ces marins ne leur font pas peur. Ils ne sont pas hostiles, aucune arme n’est apparente. Difficile de dire qui est leur chef. Ils parlent tous, mais aucun mot n’est reconnu. Thornsen et Harald se rendent néanmoins rapidement compte qu’il s’agit vraisemblablement de pêcheurs, de nombreux poissons sont disposés dans des caisses, des sortes de coffres d’une matière inconnue.
Ils ignorent s’ils vont être traités en prisonniers ou en esclaves, mais la liberté de mouvement que leur laissent ces hommes, leur permet, le cas échéant de leur fausser compagnie, si une quelconque hostilité à leur égard venait à se manifester. Ils n’ont plus d’arme, mais il leur reste leurs poings et l’habitude de combats au corps à corps.
Plusieurs hommes s’évertuent à leur faire comprendre quelque chose. Ils s’aident de gestes, de signes, impossible de percer le secret de ce langage. Par la suite quelques mots du vocabulaire de ces marins eurent un écho chez eux, mais se révélèrent insuffisants pour se comprendre. Tant d’incohérence annihile tout dialogue.
Alors, prostrés dans leur coin, Harald et Thornsen, sirotent le jus chaud que ces pêcheurs leur ont offert, un jus noir au goût amer, un jus qui les ressource, de même que ce qui leur semble être des tranches de galettes de blé et des fruits inconnus.
Un accord tacite s’est instauré entre les deux naufragés : surtout ne pas se dévoiler tant que les hommes de ce clan ne seront pas identifiés. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Qui sont les vrais intrus sur cette mer ?
Les vêtements dont on les a couverts ont été confectionnés dans un tissu coloré et lisse au toucher, les coutures en sont parfaites et les attaches sont robustes, de plus ils sont chauds et permettent à leur corps de reprendre de la vigueur. Les chaussures enveloppantes dont on les a dotés sont imperméables à l’eau. Mais quelle est donc cette civilisation créatrice de ces choses inconnues ?
Pour l’équipage de la « Marie Gracieuse », ces deux naufragés ne sont que des fous, qui, comme tant d’autres étrangers kosovars, afghans, irakiens, syriens, ou autres viennent d’un pays misérable ou en guerre au Moyen-Orient, en Europe centrale et dorénavant en Afrique, fuyant celui-ci pour un « eldorado » bien hypothétique. Qu’ont-ils donc tous à vouloir gagner l’Angleterre, en traversant un couloir parcouru par tant de pétroliers, cargos et autres ferries ?
Ils ont bien tenté de baragouiner un peu avec eux pour en apprendre un peu sur leur périple, constituer un fait divers dont peut être les médias se feront l’écho. Mais ces deux hommes bourrus sont si étranges et si peu amènes, qu’ils ont fini par les cantonner dans un coin du pont et se sont décidés à les remettre aux autorités portuaires à leur retour à Boulogne. Ils se sont ensuite consacrés de nouveau à leur pêche.
A l’invite des occupants du chalutier, les deux compagnons entreprennent le déchargement de la cargaison de poissons au retour au port. Ils disposent les cageots de raies, limandes, merlans et autres espèces connues d’eux sur le quai, à l’imitation des autres pêcheurs. Tous sont affairés, c’est pourquoi, il leur est facile d’un commun accord de s’éloigner et de s’enfoncer dans l’une des rues les éloignant du port.
NEUF
Aucun cri ne trouble leur départ et c’est ainsi que deux ombres rejoignent tant d’autres pauvres hères qui parcourent la région en n’ayant pour seul but que de franchir la Manche.
Pour Harald et Thornsen, seul le Nordland (19) pourrait représenter ce but ultime, mais tels des enfants dans les montagnes russes, ils ne maîtrisent pas la situation et toutes ces choses inconnues qui apparaissent ou disparaissent à leurs yeux sont autant de découvertes, d’épreuves, de panique ou d’éblouissements. Cette ville est étrange et merveilleuse, mais l’activité y est folle et les hommes semblent aussi empressés et dispersés que les abeilles d’une ruche paniquée. Il est facile d’échapper aux regards de tels hommes.
— Où sommes-nous et que nous est-il arrivé ? Ils ont beau se poser mutuellement la question, ni l’un, ni l’autre ne peut formuler une quelconque réponse à leurs inquiétudes.
— Sommes-nous au Walhalla ? Quel est ce monde et cette civilisation inconnus ?
Ils n’ont pourtant pas navigué, puis dérivé si longtemps pour se retrouver sur une côte où une telle ville fantastique aurait jusqu’alors échappé à leurs raids et dont l’existence serait restée ignorée de toutes les hordes vikings assoiffées de conquêtes et de pillages.
Il y a là un mystère difficile à éclaircir.
Après maints détours dans les rues de cette ville-mystère, Thornsen et Harald s’accordent un repos dans un petit jardin verdoyant où plus loin des enfants jouent sous la surveillance de femmes.
Ils ne peuvent tous deux être devenus fous. Il doit y avoir une explication à toutes ces étrangetés. La colère de Thor ? Elle les a foudroyés, a broyé la vie de tout un équipage, mais là, sur la terre ferme, personne ne leur montre d’hostilité. Seule la situation est inquiétante ou plutôt inhabituelle. C’est cela, oui, aucun repère ne les aide à se situer. Ils sont deux hommes n’appartenant pas au monde où ils ont pris pied.
Pour eux, l’essentiel est de survivre. Il leur est déjà arrivé de se retrouver isolés de la troupe, lors de combats. Lorsque dans leur empressement à poursuivre l’ennemi, ou simplement leur fougue, ils se sont laissés emporter par leur élan. Mais là le danger était connu et à force de tailler dans les adversaires, ils ont toujours réussi à rejoindre la horde sans y laisser plus qu’un bout de chair et un peu de sang, autant de marques de bravoure. Une fois même Thornsen se souvient avoir failli être décapité lorsque le mari d’une gueuze qu’il violait était revenu contre toute attente pour défendre sa ribaude. Trop aveuglé par sa colère, l’homme avait proprement lui-même découpé son épouse d’un coup de hache, n’ayant pas prévu l’esquive du Viking. Il n’avait pas eu à regretter sa bévue, embroché immédiatement par le poignard de Thornsen.
C’étaient des adversaires réels, des situations et un monde tangible. Le contraire de ce qu’ils vivaient actuellement.
— Je ne veux pas m’éloigner de la mer ! La décision de Thornsen est irrévocable et Harald sait son ami borné.
— Je ne veux pas m’enfoncer plus encore dans ces terres et cet univers inconnu ! Retournons au Nordland et revenons avec d’autres compagnons explorer ce territoire. L’information que nous détenons vaut, à elle seule, ton rachat. Viens, Harald ! Attendons la nuit, nous nous emparerons d’un bateau et à la voile nous regagnerons notre terre. En attendant, cherchons de la nourriture, d’autres vêtements et quelques objets de ce monde pour justifier nos affirmations.
Thornsen supplie son chef de l’écouter. Il le voit plus déstabilisé encore que lui-même. Il a pris pour eux deux la plus sage des décisions, car que peuvent espérer deux conquérants vikings sans arme et loin de leur base ? Il sait son chef tiraillé par sa volonté de revenir en héros et son désir de ne pas fuir devant l’inconnu.
Harald admet que tous les arguments de Thornsen sont fondés. Quelle folie de poursuivre sa quête ! Tant de pensées contradictoires se bousculent dans sa tête. Retrouvera-t-il son honneur uniquement en ramenant une telle information ? Pourra-t-il situer ce pays ? Et surtout, ne sera-t-il pas considéré comme un lâche de n’avoir pas évalué les forces des ennemis de ce territoire alors qu’il a le loisir de les observer sans être inquiété par eux ?
— Non, Thornsen ! Tes conseils sont judicieux, mais quitter ce pays pourrait être interprété par le Thing, à la solde du jarl, comme une fuite sans fondement devant l’adversaire. Je ne pourrais expliquer la perte du drakkar et de tous nos compagnons. Ils se sont déjà montrés plus vicieux à mon encontre. Je pense néanmoins que la meilleure solution pour nous deux est que tu regagnes le Nordland suivant le plan que tu as ébauché. Pour ma part je resterai jusqu’au prochain solstice d’été dans cette contrée. Je trouverai un refuge, le temps pour toi de retourner au pays et de lever une autre troupe, forte en hommes et armement, capable d’asservir et de conquérir cette ville. S’il le faut rameute d’autres hordes des contrées voisines. Le butin ne peut être que conséquent. Harald s’enflamme à inventorier tout ce qu’ils pourraient emporter. Au terme de cet inventaire, c’était une armada de drakkars que Thornsen devrait guider jusqu’ici.
Chaque matin avant l’aube, je me posterai au Nord du port, sur la plage, en bordure de la mer pour vous voir arriver, puis, lorsque vous débarquerez je guiderai les chefs de hordes jusqu’aux richesses. Les femmes que nous avons croisées sont si différentes des nôtres. Elles sont très belles, certes moins robustes et nous n’aurons aucun mal à en capturer bon nombre comme esclaves.
De même pour ces hommes vigoureux qui s’affairent sur le port ou sur les bateaux. D’autres semblent par trop fragiles, plus frêles que nos femmes.
Il nous faut nous organiser pour préparer ton départ. Tu auras besoin de vivres, d’eau, et il te faut une embarcation capable de rejoindre notre contrée. Prenons un peu de repos car ces derniers jours ont été éprouvants et il te faudra affronter seul les éléments. Je pense que le cabotage te permettra de rejoindre notre clan.
DIX
Harald et Thornsen s’accordent la nuit suivante pour récupérer l’énergie que toutes les péripéties des jours écoulés ont absorbée.
Au matin, les deux compères gagnent le port, à la recherche d’une barque facile à manœuvrer à la voile ou à la rame. Aucun Nökkvi (20) n’est amarré. Une multitude de bateaux, rien de semblable à ceux qu’ils connaissent. Ils sont de nouveau tous deux surpris que la majorité des embarcations ne possèdent ni voile, ni rame. Ils sont dans l’expectative. Comment Thornsen pourra-t-il rejoindre le clan ?
Ayant arpenté les quais, les deux Vikings finissent par remarquer des embarcations susceptibles de servir leur dessein.
— Je pense que ce « skuta » (21) fera l’affaire pour ton retour. Une personne s’y active, il nous faut guetter et nous emparer de l’embarcation lorsqu’elle aura quitté son bord.
— Ne nous faisons par remarquer à demeurer à proximité, il nous faut également chercher les vivres et des vêtements appropriés pour ton retour et trouver le moyen de déterminer la position de notre base de départ. Le plus judicieux est d’attendre la tombée de la nuit et de nous orienter en fonction de la lune et de l’étoile polaire.
— Harald, je veux pouvoir convaincre le jarl ou des chefs de tribus voisines de l’existence de cette cité. Il me faudrait des preuves de son existence ou tout au moins emporter quelques objets démontrant qu’elle regorge de richesses. Tu imagines que si je révèle au clan que des chariots de métal se déplacent sans animal pour les tirer, avec des hommes à l’intérieur, que les bateaux n’ont pas de rame ou de voile, que les habitants portent des étoffes colorées et inconnues, si différentes de celles que nous connaissons et tant d’autres curiosités merveilleuses ou inquiétantes, personne ne me croira.
— Je te comprends, Thornsen, moi aussi tout à l’heure en passant devant une habitation, j’ai vu des richesses exposées. J’ai voulu tendre la main, mais une barrière invisible m’a empêché de l’avancer vers les bijoux. Tout est si surprenant. L’un de ces chariots dont tu parles a hurlé tout à l’heure lorsque je suis passé devant et l’homme à l’intérieur gesticulait comme un fou.
Ensemble, ils parcourent les rues de la ville, s’extasiant de tout. A la nuit tombée, alors qu’ils sont toujours en quête de larcins à accomplir, des lumières ont commencé à s’allumer un peu partout, sans flamme. Ces feux persistants ponctuent la nuit et permettent de voir comme en plein jour. Cette magie les inquiète et ils se résolvent à différer à nouveau le départ de Thornsen ainsi que la collecte d’objets à emporter. Ils se réfugient en bordure de mer, livrés à la brise marine, mais qu’importe, la mer pour eux est une alliée connue depuis toujours.
La fraîcheur matinale les surprend. La mauvaise saison arrive et ce rythme des saisons n’a pas été modifié par leur mésaventure.
Il leur faut trouver des vivres, c’est une priorité. Peu d’échoppes offrent des aliments connus d’eux. De plus ils se sont vus refoulés par des gardes qui les ont repoussés à l’extérieur d’un immense hangar de commerce éclairé même en plein jour. Ces hommes d’une carrure identique à la leur, les ont chassés avec fermeté, exprimant des propos incompréhensibles pour eux, mais les grimaces de dégoût qui se lisent sur leurs visages révèlent leur hostilité. Ils auraient facilement éliminé de tels adversaires, mais leur instinct leur dicte de tempérer leur ardeur et de faire « profil bas ».
Ils prennent alors la décision de tenter leur chance dans une plus petite échoppe. Au hasard de leur pérégrinations, tard le soir, ils ciblent une petite épicerie de nuit, sans tenir compte de l’être insignifiant, pour eux, occupé à ranger des légumes dans un coin du local. Une mélodie est perceptible, d’où vient-elle ? Encore une étrangeté. Les musiciens sont invisibles. Ils se ruent sur des pains, des pommes, et des bouteilles disposées sur des étagères. Les bras chargés de ces victuailles dont certaines leur échappent, ils bousculent en courant le commerçant qui tente désespérément de leur interdire la sortie et s’enfuient, indifférents aux cris de l’épicier, bien impuissant à les retenir.
Quelques badauds éberlués regardent hébétés ces deux simili-clochards, baragouinant une langue bizarre, qui dans leur course de chiens fous, perdent, l’un une pomme, l’autre une bouteille qui se fracasse au sol.
Encombrés par leurs rapines comme tant de fois lors de leurs raids de pillage, ils enfilent de multiples rues pour finir essoufflés dans un îlot de verdure où quelques citadins s’attardent aujourd’hui pour y respirer la chlorophylle. Les deux compères ne prêtent nulle attention aux sirènes de police qui, au loin, annoncent l’arrivée de la cavalerie appelée par le commerçant.
La Police ne prend même pas la peine d’enregistrer la plainte du commerçant, ni encore moins de rechercher les voleurs inconscients, car les enquêteurs ont vite persuadé la victime qu’un vol aussi insignifiant ne mérite pas de les distraire de leurs tâches dites prioritaires, mais connues d’eux seuls. Argumentant à l’appui de cette première affirmation que la possibilité de retrouver ces deux immigrés est plus que ténue. Le nombre constant, voire croissant d’immigrés déambulant sans logis dans la région ne permet plus un investissement de leur part, comme avant l’ouverture des frontières. Un argument fallacieux, mais il suffit à faire renoncer le commerçant de déposer la plainte qu’il voulait légitimement faire enregistrer. Il est assuré néanmoins que ces faits seront portés sur « la main courante » à leur retour, une trace restera mais comment sera-t-elle rattachée à d’éventuels méfaits postérieurs des protagonistes ?
Prenant des habitués de son commerce à témoin, il maudit ces voleurs, inquiet néanmoins que dorénavant il peut être cambriolé pour des vols de victuailles de première nécessité sans que la police ne garantisse sa sécurité. Du coup, il maudit aussi les policiers, la justice, le monde entier, regrettant lui aussi « l’ancien temps » où la vie était plus tranquille et plus sûre. Il votera désormais en fonction de ses nouvelles aspirations.
Tout était mieux avant, mais certainement pas au temps des Vikings, mais ces temps là sont si loin.
Deux jours supplémentaires se révélèrent nécessaires pour permettre à Thornsen de rassembler les victuailles nécessaires au périple ; quelques objets extraordinaires glanés ici ou là au cours de leurs pérégrinations dans cette cité, trésors qu’il pourra exhiber à son retour au Nordland ; mais aussi et surtout pour choisir le moment opportun à la nuit tombée, pour s’emparer d’une embarcation et soumettre son occupant qui s’apprêtait à quitter son bateau. Les deux compères ont fini par se résoudre à contraindre le propriétaire du voilier repéré, de le piloter lui-même hors du port et d’accompagner Thornsen pour le voyage retour, bon marin, mais incapable de diriger sans y être formé un tel esquif. L’homme est déjà âgé et ne fera certainement pas un bon esclave, mais son expérience de navigateur sera profitable pour le clan. Les bâteaux sont si différents et il y a tant d’instruments incompréhensibles pour eux que cet homme sera précieux pour expliquer leur maniement. Ils l’ont quelque peu bousculé et menacé, mais il n’est pas inquiet car il pense que l’homme qui l’accompagne le laissera libre lorsqu’il lui aura permis de rejoindre la côte anglaise. Il n’a pas compris le langage de ces deux hommes hirsutes mais les coups ont été suffisamment persuasifs pour qu’il se montre docile. Ils ne lui ont pas laissé l’initiative de récupérer son téléphone portable dans son véhicule stationné sur le quai et par gestes ils l’ont dissuadé de saisir un objet autre que ceux destinés aux manœuvres. Il espère que son épouse s’inquiétera de son absence et alertera un service de police qui déclenchera des recherches et mettra fin au détournement de son voilier.
Harald a libéré les amarres qui retiennent le bateau au quai et a regardé l’embarcation glisser dans le bassin puis s’engager dans le goulet pour rejoindre ensuite la mer. A pied, il a parcouru le quai, puis la jetée, pour longtemps regarder la silhouette du voilier gagner le large où il a fini par disparaître. Un sentiment d’abandon et de solitude a envahi Harald, ombre solitaire face à la mer, les yeux noyés de larmes à force de fixer l’horizon. Longtemps le Viking reste inerte livré au vent marin et n’a repris vie que tard dans la nuit. Mille feux allumés partout dans la cité brillent devant ses yeux l’invitant à entrer dans cet univers lumineux mais si mystérieux pour lui. Aujourd’hui, il est seul.
ONZE
Le rythme de vie de la cité est double, telle est la conception qu’Harald s’en fait rapidement. Il ne mit que quelques semaines pour identifier les deux types de population qui animent cette ruche. Certains sont actifs le jour. Ils produisent, s’affairent au profit de tous. Les autres tout aussi nombreux, s’agitent la nuit, parmi eux il y avait de dangereux errants qui profitent de ces heures sombres pour s’approprier la rue. Le peuple de la nuit est beaucoup plus fascinant, mais aussi inquiétant dans sa majorité. Des deux populations de la cité, ce peuple noctambule est celui qu’il faut le plus craindre. Les proies sont certes plus vulnérables, mais les prédateurs sont eux très actifs. Comme cette cité et sa population sont bizarres !
Ayant fait rentrer ses jeunes enfants, ce peuple abandonne à la rue ses jeunes adultes mâles et femelles.
Telles sont les pensées d’Harald, il continue à analyser à sa façon sa situation, ses projets et tire profit de ses observations et de ses entreprises. Ruminer ces pensées est un moyen pour lui de se sentir vivant et indispensable à son clan. Il justifie ses actions et conforte sa volonté de rester tel qu’il était à son arrivée dans cette cité.
« Pour apaiser mes sens, je n’ai aucun mal à capturer de très jeunes femmes isolées, vêtues légèrement et grimées de couleurs. Elles empruntent tard le soir ces chemins isolés au Nord de la cité. Il suffit pour moi de les guetter dans l’ombre et de les ceinturer à leur passage. Elles doivent se croire assez fortes pour affronter la nuit, elles ne sont en fait que des oisillons incapables de voler, mais qui se croient déjà capables d’entreprendre la migration. Elles n’osent se rebeller après quelques coups destinés à les mater et à les faire taire. Je les dépouille de leurs quelques hardes et prends possession de leur ventre. Il y a plus de peur que de haine dans leurs regards. Elles n’ont pas appris à survivre, aussi je ne leur laisse pas la vie sauve. Même capturées comme esclaves par mon peuple, elles ont un corps trop gracile pour être engrossées, et je ne tire aucun profit de leur capture dans ma situation. Je constate le remue-ménage que la mort de ces femmes crée dans la zone où j’opère et je prends bien soin d’éviter des habitudes. Je connais ce secteur, j’ai observé ses habitués, les gens dont il faut se méfier, les proies potentielles, les opportunités à saisir. Je suis le chasseur. J’évite les errants opérant en bandes. Ils sont trop dangereux. Je ne sais pas ce qu’ils cherchent. Ils vivent ici tout comme moi, en parasites. »
Comme un loup solitaire, Harald a rapidement assimilé que pour rester invisible aux yeux de ces gens, il lui faut se faire le plus discret possible et ainsi vivre à leurs dépens. Il a également compris qu’il a l’obligation de demeurer dans l’ombre, contrairement aux premières heures de son arrivée en cette ville avec Thornsen. Plus question de rapines tapageuses ou de confrontation avec les autochtones.
Habitué à chasser l’hiver, il a aiguisé un sens de l’observation qui lui est bien utile pour étudier tous ces hommes qui s’agitent. Les plus hautains et les mieux habillés ne le voient pas du tout, ils ne sont pas dangereux. Des proies faciles pour la horde quand elle viendra. D’autres s’affairent, ils créent l’animation. Ces gens le voient, sont parfois intrigués, de la vigilance est même perceptible chez eux, mais aucune agressivité n’est exprimée. Ils font vivre la cité.
Harald finit par comprendre les raisons de leur comportement à son égard, ils se méfient des errants. A quelle tribu ou clan appartiennent ces autres ombres ?
Trop malingres pour être des guerriers comme lui, ils sont plutôt typés comme ces marchands que certains clans ont rencontrés lors d’expéditions lointaines vers Byzance ou Constantinople. Leurs yeux ne reflètent qu’égarement, mais parfois leurs regards peuvent être sournois et vils.
Harald n’est attiré ni par les uns ni par les autres. Encore moins par ces vagabonds, parfois jeunes et à priori vigoureux, accompagnés de chiens efflanqués et qui n’ont plus aucune flamme d’espoir dans leur regard. Leurs pas traînants et leurs cris d’ivrognes qui les font remarquer, provoquent un rejet de tous et en particulier de ceux qui craignent d’attirer l’attention. L’observation de ces miséreux lui permit néanmoins de recueillir quelques informations pour se nourrir, trouver un gîte de fortune, mais aussi obtenir quelques pièces de métal simplement en tendant la main. Ces oboles remises aux commerçants permettent d’obtenir un peu de nourriture, de quoi patienter tous ces jours d’attente nécessaires au retour de Thornsen.
Thornsen, qu’est-t-il devenu ? Est-il parvenu à rejoindre le clan ? Voilà des jours et des jours qu’Harald guette chaque matin son retour. Des heures à s’user les yeux sur la ligne d’horizon, une mer sans voiles de « drakis », uniquement parcourue par ces monstres de toutes tailles sillonnant la mer sans que les vagues ou les intempéries ne perturbent leur route.
Harald survit sans peine dans ce nouveau monde. Une ombre parmi les ombres. Il ressemble à un vagabond, mais il est encore Viking. Il a cette force de caractère et l’espoir d’un futur qui n’animent plus les épaves traînantes qui parcourent les rues.
Il a pris l’habitude, ainsi qu’un vagabond dont volontairement il se tient à l’écart, de solliciter un peu de nourriture à l’arrière de ce qui semble être une auberge, rue Folkestone. Un peu de soupe chaude, de la viande et du pain leur sont frugalement distribués. De quoi néanmoins réchauffer le ventre. L’aubergiste s’estime charitable.
Le temps s’écoule monotone, d’adaptations en habitudes. Tout peut être accepté, tant que la confiance dans le retour de Thornsen demeure.
Les confrontations sont rares, chacun s’évite et Harald s’adapte à sa solitude forcée. Les jardins qu’il visite lui procurent quelques légumes et son besoin en viande lui est fourni par la capture de quelques chats trop confiants. Les robinets des cimetières lui permettent de s’approvisionner en eau. Harald survit en saisissant toute opportunité, que ce soit pour se nourrir, s’abriter, se vêtir, mais aussi assouvir ses sens sur les malheureuses imprudentes qui s’aventurent sur son territoire qu’il a établi au Nord de cette ville. Il occit également les errants importuns ou les individus trop curieux qui attachent leurs pas aux siens. Il a gardé sa vigilance de guerrier et a conscience qu’il ne peut être l’objet d’une attention particulière par quiconque. Il profite des cheminements qui traversent la zone qu’il a choisie, des cabanes vides, des ruines existantes. Quelques mois lui ont suffit pour connaître les caches possibles, le tracé des chemins qu’il arpente quotidiennement, leur destination et leur origine. Chaque matin il passe au pied d’une colonne de pierre au sommet de laquelle un géant de bronze regarde lui aussi la mer mais n’attend certainement pas Thornsen.
Harald s’est imaginé qu’il s’agit d’un dieu. Mais jamais il n’a vu quelqu’un lui offrir une offrande. Il a fini par supposer qu’il n’est là que pour dissuader d’éventuels envahisseurs. (22)
DOUZE
L’attaque le surprit. Trois errants envieux de sa bonne fortune, lui barrent, un soir d’hiver, l’accès arrière aux cuisines d’un restaurant ouvrant sur la rue Folkestone.
Une sinistre impasse, encombrée de caisses, de poubelles et de voitures stationnées, autant de cachettes où trois gaillards aux regards vicieux attendent les habitués ayant jeté leur dévolu sur la perspective de s’approprier la distribution des restes du commerce. Deux agitent des gourdins et le troisième est armé d’une lame de métal de bonne taille capable d’étriper. Le vagabond qui a précédé Harald gît sur le sol de la ruelle et les nombreuses ecchymoses qui marquent son visage démontrent qu’il a été rapidement dissuadé d’aller ce soir-là quémander la pitance salvatrice. Il pleurniche, une loque humaine insignifiante quand un chien aboie trop fort.
Pour Harald, qui ne comprend rien aux paroles crachées par le meneur du groupe d’agresseurs, il ne fait aucun doute pour lui qu’il est en présence de concurrents voulant s’approprier la manne charitable de l’aubergiste. Comme une proie cernée par des loups, il sait immédiatement qu’il risque sa vie, seul contre ces fauves.
Le vagabond geint à ses pieds, tassé sur lui-même, un bras tendu vers lui pour solliciter un secours qu’il ne lui accordera pas. Harald ne s’apitoie pas sur lui-même, encore moins en faveur d’un faible. La victoire sur cette loque a été facile pour ces brutes, et Harald jauge très vite ses adversaires. Ceux-ci pensent que l’agression du vagabond et leur attitude menaçante seront dissuasives et qu’Harald évitera toute confrontation. Ils ont raison sur un point. Ne disposant d’aucune arme et seul face à trois gaillards résolus à en découdre, il sait qu’il n’est pas de taille à vaincre sans risque pour lui. Alors adoptant une attitude piteuse, il feint le renoncement et tourne les talons pour gagner l’entrée de la ruelle sous les quolibets et les sarcasmes incompréhensibles pour lui des trois compères.
L’aubergiste distribue les restes de son commerce à ces trois nouveaux venus. Pour lui, ce ne sont pas les habitués choyés, qu’importe ! Seule la « bonne action » compte, et cela tranquillise sa conscience.
Ressortant de la ruelle et leur méfiance dissipée, Harald, leur laisse prendre un peu d’avance mais se manifeste à ces trois opportunistes dans un passage de la Place des victoires. Les bâtons ont été jetés. Il fallait qu’ils se montrent humbles devant les cuisiniers et ces accessoires dans leurs mains auraient dissuadé le plus volontaire des « saint-bernard » de leur offrir un croûton de pain. Le couteau est enfoui au fond d’une poche et cette arme a fait de son propriétaire la cible privilégiée et prioritaire d’Harald qui, lui, a récupéré l’un des gourdins. Ainsi armé il s’estime à égalité face à ces trois demi-barbares.
Ignorant ce qu’est un homme que nous appelons « civilisé », et n’ayant pas la retenue d’un tel homme, dénué de sentimentalisme, c’est sans pitié qu’il frappe sans sommation à coups sourds celui qui semble être le chef. Ce dernier ne peut esquiver les coups qui lui font éclater le crâne et son visage. Ses deux complices assistent sans réagir à la destruction de la face de leur compagnon en un magma effrayant. Devant cette bestialité, révélant une couardise, ils fuient ce tueur implacable qu’ils ont maintenant face à eux. Il vient d’un autre monde et sa furie à lui est bien supérieure à la sauvagerie dont ils sont, eux, capables.
Les poursuivre ne vaut pas la peine, seul le couteau présente un intérêt, aussi Harald fouille sa victime pour s’en saisir ainsi que quelques vivres jetés par les fuyards.
Conscient qu’il ne faut pas rester sur les lieux de ce fait d’armes, Harald s’empresse de les quitter.
Il prend la fuite sous l’œil éberlué du vagabond qui s’est réfugié dans ce passage pour panser ses blessures et qui, lui, aura bien du mal à expliquer comment s’est déroulé le pugilat et justifier qu’il n’y est pour rien. D’ailleurs les enquêteurs qui le questionneront n’obtiendront que peu de renseignements sur l’auteur du meurtre et il en fut de même pour le personnel du « homard furieux » qui fut bien en peine de donner une description même succincte de l’un ou l’autre des mendiants venant régulièrement quémander un peu de nourriture. Donner quelques miettes à ces pauvres hères était pour eux comme nourrir des oiseaux, un plaisir personnel qui leur donnait bonne conscience. Mais quant à donner une description du plumage de l’oiseau et de son espèce… c’est une autre paire de manches.
Tueur dans ce monde, Harald n’a aucun état d’âme, il était lors de cette altercation redevenu le Viking conquérant qu’il a toujours été, pourfendeur de tous ceux qui se dressent sur son chemin.
TREIZE
Il appartient au commissaire Lemoine de résoudre avec les hommes sous son commandement la majorité des exactions, crimes et délits commis dans la cité et sa région.
Elle est toujours imprévisible, cette vermine qui grouille dans son secteur. Il en a recensé des méfaits et c’est toujours une tâche fastidieuse d’identifier l’individu presque toujours étranger à l’origine des faits. Pour ce crime-là, c’est encore plus corsé, la sauvagerie du meurtre, il l’a déjà vécue, mais que l’auteur de celui-ci ait pris le temps de voler la lame, selon le vagabond blessé, et ait dédaigné les pièces d’identité, vraies ou fausses, cela le laisse dans l’expectative.
La description de l’auteur des faits n’a pas permis d’avancer. C’est un être anonyme, vêtu comme tous les autres vagabonds, un physique qui l’identifie comme tel. Un homme invisible.
Trop de meurtres, parfois consécutifs à des viols non résolus s’accumulent sur les bureaux des enquêteurs. Tous ont été perpétrés dans la sauvagerie. Les monstres qui hantent les rues se fondent dans la masse qui erre en quête d’une hypothétique traversée de la Manche. Qui sont les bons et les méchants ? Ses policiers ne peuvent se limiter à traquer les ombres au « faciès de sale gueule » sans risque d’embarquer tout le monde : criminels et pauvres bougres.
« Je n’ai jamais eu conscience à cette époque, que j’étais un fauve lâché dans cette ville. Je devais apparaître pour mes victimes, comme une bête malfaisante, alors que j’occupais simplement un territoire, comme les loups de ma contrée d’origine.
J’ai tué ainsi une quinzaine de personnes, hommes et femmes confondus, tant pour me défendre que pour satisfaire une pulsion en ce qui concerne les femmes. Je n’ai eu aucun égard pour ces personnes car depuis toujours la pitié ne m’anime pas. Les femmes des contrées autres que la mienne sont des butins et les hommes des adversaires, des êtres sans envergure comme les moines ou des soldats à abattre. Ici, les repères ne sont pas les mêmes, mais la population au milieu de laquelle je me cache n’est pas un peuple ami. Je suis un chasseur, pendant la période froide. Je sais guetter le gibier, me faire ombre pour surprendre mes proies, je sais aussi être valeureux lorsqu’il faut parfois affronter l’ours ou tuer le morse. Ma chasse ici est différente, mais il me faut survivre et pour cela, je suis seul à décider qui est un obstacle et qui est la proie. »
QUATORZE
Seul, livré à lui-même, Harald n’avait que très rarement vécu un tel isolement et pourtant des gens circulent autour de lui. Il est au milieu d’une cité. Il ne s’était trouvé dans cette situation d’isolement moral que lorsqu’il partait chasser seul quelques jours dans les forêts obscures de son monde.
Sans arme, hormis un couteau pliable récupéré sur l’une de ses victimes, seulement animé par son courage et sa volonté de surmonter cette épreuve que les Dieux lui imposent, il erre sans but, dans l’attente déjà obsédante du retour de Thornsen. De nombreux jours déjà se sont écoulés. La belle saison est arrivée et ayant quitté sa contrée, nombreux sont les Vikings qui doivent être partis en expédition. L’attente ne devrait plus être longue. Il lui tarde d’apercevoir l’armada et ses frères et de les voir débarquer.
« Du shit ? » L’interpellation le surprend, de même que le sens des mots prononcés. Harald erre sans but rue Napoléon, en bordure de la cité de la colonne, dans l’intention de rejoindre Wimille (23) où il occupe un refuge provisoire. Devant lui un homme, jeune, basané, s’est dressé et lui barre le passage. Il a le visage en lame de couteau, le regard sournois quand il s’adresse à lui. Ne sachant que répondre, Harald le repousse. Driss, vexé, ne tolère pas qu’on le touche et se dresse sur ses ergots.
— Eh, toi, t’es qui toi pour me toucher ? Tu me cherches ? Et la litanie des provocations se répand, encore et encore, accompagnée de gestes nerveux et menaçants. Driss n’est pas méchant, mais il aime voir la crainte que son attitude inspire si souvent aux « honnêtes gens ». Hélas pour lui, Driss ignore qu’il n’est qu’un lionceau qui s’agite autour d’un vrai lion, pour l’instant placide. Harald feint l’indifférence et préfère s’éloigner de cet excentrique bouffon. L’ego de Driss ne l’entend pas ainsi et il poursuit sa danse de saint Guy autour de cet homme qu’il croit faire fuir ou tout au moins impressionner, alors que l’autre est plus imposant que lui.
— Arrête de japper et de t’accrocher à moi, le chien ! Formulée en vieux Danois, cette mise en garde d’Harald n’eut aucune influence sur le jeune homme.
Contre tout autre adversaire, Driss serait reparti peut-être meurtri, ou pourquoi pas auréolé de sa victoire. Pour Harald, il n’était qu’une mouche trop insistante, que l’on chasse, que l’on essaye d’attraper pour tester sa rapidité mais surtout que l’on écrase par dégoût. Driss ne fut pas écrasé, il fut massacré, abandonné aux mouches dans cette zone où il avait tant régné et qui aujourd’hui accueille son corps brisé. Le sang suinte de son nez, de ses oreilles et de sa bouche.
Pauvre Driss, ton corps sera même profané par Fabien, l’un de tes clients habituels qui récupérera ainsi de quoi « s’envoyer en l’air en compagnie des éléphants roses » pour deux mois au moins, ainsi que quelques billets bienvenus, ton téléphone portable, ta montre, ta superbe et clinquante chevalière et une chaîne de cou en or capable de tracter si nécessaire ta belle BMW dans laquelle tu étais si fier de te pavaner pour éblouir les « meufs ».
Harald n’aura même pas un regard pour cette dépouille, ni pour le charognard qui déjà s’accroupit au-dessus du cadavre pour s’approprier toutes ses possessions.
— Un crime crapuleux, commissaire, un règlement de compte entre dealers.
Voilà comment ce crime fut présenté à l’inspecteur Ferbu par la première équipe d’intervention de la police appelée sur les lieux par une riveraine qui fermait ses volets ce dimanche à 22 heures dans cette petite rue du quartier de la colonne et qui avait remarqué un ivrogne allongé sur le trottoir, mais c’est surtout l’insistance d’un chien à renifler l’individu qui semblait s’être vidé sous lui qui l’avait incitée à appeler les pompiers. Ceux-ci ont rapidement constaté le décès et avaient alerté la police. Les constatations sur les lieux du crime n’infirmèrent pas cette première déduction, surtout que ce phénomène de guerre entre gangs pour l’appropriation d’un territoire, le commerce de la « beuh » (24) ou la folie d’un drogué en manque, multipliaient les crimes de sang à vitesse grand « V ». La victime avait été dépouillée de tout et Driss n’avait été identifié que parce qu’il avait été récemment interpellé par le commissariat de Boulogne à l’occasion d’un cambriolage, dans une résidence secondaire, où par hasard il avait été « serré » alors qu’il récupérait les auteurs du méfait. L’oraison funèbre fut brève !
— Retirez sa fiche, ou plutôt son accordéon de fiches, ça allégera le fichier !
Pour Ferbu, transmettre l’information à son supérieur, équivaut, en pratique policière, à lui « refiler le bébé » et commencer, en ce qui le concerne, à l’oublier. Quelques rares cheveux et indices furent envoyés au L.I.P.S (25) pour exploitation, mais sans conviction de la part des enquêteurs. Cela fera encore un crime non résolu qui plombera les statistiques. Et dire qu’il faudra encore jongler pour que le député affirme sourire aux lèvres que la délinquance est en baisse dans le Boulonnais.
Le commissaire Lemoine qui a la charge du secteur de Boulogne rumine, quant à lui, des pensées négatives tout en motivant ses subalternes à assurer le travail ingrat de recherches de renseignements auprès du voisinage immédiat du lieu du crime, des fréquentations de ce petit délinquant. Il fallait relancer « les balances » (26). Prier, pourquoi pas ! Mais qui ? Et puis ce n’était pas la foi qui accaparait les pensées du commissaire et depuis « belle lurette ». Il a discrètement joint Michèle, une médium de sa connaissance, mais elle doit commencer à « taper dans les gamelles », car s’il accorde du crédit à ses visions, ces crimes seraient l’œuvre d’un envahisseur barbare.
Mais si on veut être réaliste, les barbares sont légion désormais sur le territoire.
Des hommes pour qui la vie humaine n’a que peu de valeur et qui tuent pour quelques dizaines d’euros, voire pour un regard mal interprété.
— Commissaire, les spécialistes de la police technique recueillent à chaque fois une multitude d’empreintes et d’indices sur les lieux des crimes, mais aucune correspondance dans le système d’identification informatisé ne nous permet d’identifier le ou les tueurs. S’il est seul, comme celui partiellement décrit par le vagabond, il est inconnu de tous les services, il n’a jamais été contrôlé ou interpellé et ainsi malheureusement ses empreintes ne sont répertoriées dans aucun fichier. Il ne semble pas s’inquiéter d’être recherché. Soit l’individu nous provoque, soit c’est un fou primaire débarquant d’une zone tribale « paumée » qui ignore tout des enquêtes judiciaires et n’est guère plus évolué que les envahisseurs qui autrefois déferlaient sur l’Europe et revivent aujourd’hui dans nos livres d’histoire. Les bras ballants, Lemoine se dit qu’après la médium, voilà que ses subalternes craignent le retour d’Attila et de hordes de Huns venus ravager le Boulonnais. Rien ne lui sera donc épargné ! Déjà que l’année passée plusieurs patrouilleurs ont été sanctionnés pour avoir pris l’habitude de « ramasser » des errants au hasard et de les avoir abandonnés à quelques dizaines de kilomètres de la ville, en rase campagne et leur enjoignant de ne pas revenir à Boulogne. Le porte-parole d’une association qui se targue de défendre ces sans papiers avait dénoncé les faits sur différents médias et les fonctionnaires avaient subi les foudres du ministère.
— Patron, la BAC (26) à appréhendé Fabien Delautre, il y a une dizaine de minutes à la sortie d’une bijouterie de la rue du pot d’étain.
— Ouai ! Et alors, en quoi ça me concerne ?
— Ben ! « L’ostrogoth » essayait de « fourguer » des bijoux qui vraisemblablement n’appartenaient pas à sa grand-mère, et depuis que nous « pressons » cet orfèvre douteux, il coopère plus volontiers avec nous.
En fait il n’a pas pris beaucoup de risques à nous signaler le Fabien, car celui-ci est un vrai « bâton merdeux ». Il aurait déjà par le passé tenté de lui chaparder quelques montres sur un présentoir. Bref, Fabien a été éconduit par le bijoutier et les collègues alertés par l’extraordinaire esprit civique de celui-ci, ont récupéré le suspect quelques dizaines de mètres plus loin.
C’est un consommateur assidu de « shit » et l’état dans lequel il se trouve encore à 10 heures ce matin, témoigne qu’il avait encore déjeuné ce matin d’un croissant « aux herbes ».
Je pense qu’il faudra quelques heures encore pour qu’il sorte convenablement de son état d’extase, mais il sera intéressant de converser gentiment avec lui car outre les bijoux qu’il tentait de vendre, il est également en possession d’un téléphone portable qu’il affirme avoir découvert sur un cadavre il y a trois semaines. Or en listant les noms des contacts de ce cellulaire on y retrouve toute la tribu de la famille de Driss Laouffi, notre cadavre de la rue Napoléon, de tous nos habitués de la zone du chemin vert et de la moitié du Maghreb.
— Intéressant. Prévenez-moi immédiatement lorsque ce Fabien sera redescendu sur terre.
Une visite médicale plus tard, et le consommateur de shit, aussi frais qu’un hareng oublié par la marée est enfin en état d’être auditionné, mais, selon le praticien, pas longtemps, surtout dans le calme et sans la lampe dans les yeux. Son « baveux » (27) lui a fait comprendre qu’il lui fallait être coopératif s’il ne voulait pas endosser le meurtre de ce pauvre Driss parti au paradis des « milles vierges » impatientes de l’accueillir.
— Tout ça pour ça ! Tout ce que ce drogué est en mesure de nous fournir, c’est une description sommaire de l’assassin tant il était obnubilé par la perspective de s’emparer des biens de Driss. Son témoignage concorde avec celui du clochard du passage de la rue Folkestone, mais le portrait du criminel s’applique à tellement d’individus étrangers ou autochtones que le plus simple serait de recenser ceux à éliminer.
Il n’avait jamais vu ce citoyen auparavant, il est vrai qu’il ne distingue pas grand-chose autour de lui et que ses réflexions ne sont plus limitées aujourd’hui qu’à sa consommation de drogue et aux moyens de se la procurer. Son cerveau est un vrai gruyère. On ne tirera pas grand-chose de plus de ce Fabien. Le Parquet le remettra en liberté demain, en fait c’est un pauvre type. Le priver de sa liberté de mourir à petit feu ne servira pas à grand-chose.
— Il faut néanmoins pouvoir le localiser rapidement car si on arrive à mettre la main sur un suspect, je voudrais pouvoir le confronter à ce dernier, même si à ce moment-là ce sera plus le suspect qui risque de reconnaître le témoin. Enfin restons optimistes, sinon il ne nous restera qu’à louer un car pour aller prier à Lourdes.
Voilà que je redeviens très pratiquant moi ! Je vais finir par faire une neuvaine.
— Allo, Commissaire Lemoine ? Je suis Isa, du labo de police scientifique de Lille. Nous avons traité les échantillons prélevés sur les lieux du crime sauvage perpétré derrière le restaurant de la rue Folkestone à Boulogne et que vos enquêteurs nous ont transmis à votre demande. Nous pouvons être affirmatifs quant au fait que le témoin vagabond peut être mis hors de cause. Son ADN (28) n’a pas été retrouvé sur le cadavre, et l’inverse est également vrai. Par contre nous avons comme vous l’aviez sollicité, effectué une recherche comparative des différents ADN découverts sur les lieux du crime. Un élément intéressant a été mis en évidence, en l’occurrence une correspondance de l’ADN découvert sur le cadavre et qui doit être celui du meurtrier, avec celui découvert sur plusieurs des corps de jeunes filles violées et d’autres crimes de sang sur votre secteur au cours des mois écoulés, en particulier celui du jeune dealer.
— Plusieurs cheveux mis sous scellés dans cette enquête, appartiennent à votre criminel.
Fort de ces renseignements Lemoine rassemble son personnel et distribue les tâches, mais même consciencieux, les enquêteurs restent dubitatifs et les pistes sont ténues.
— Bon sang, notre tueur et violeur de femmes, n’est pas un psychopathe autochtone, mais un maniaque venu de je ne sais où. Il va nous falloir solliciter Interpol et demander si un rapprochement pourrait être effectué avec un malfrat déjà cerné dans l’un des pays de notre communauté européenne. Tu parles d’un travail de titan pour l’identifier, espérons avoir la chance qu’il ait déjà été interpellé par le passé. Il massacre hommes et femmes sans se soucier des indices biologiques qu’il laisse derrière lui, ce doit être un sauvage sorti tout droit du trou du cul du monde.
— Il nous faut impérativement garder un lien avec le clodo témoin du dernier meurtre, identifier le maximum de migrants et vagabonds, et soumettre les portraits de ces affreux pour qu’il reconnaisse éventuellement notre tueur.
— C’n’est pas gagné avec les moyens dont on dispose et pas question d’en obtenir d’autres. Mais l’arrestation de ce criminel devient notre mission prioritaire. Faites du porte à porte s’il le faut.
Les crimes perpétrés par Harald firent plonger négativement les statistiques d’affaires non résolues et l’insécurité dans le Boulonnais. Les crimes firent la « Une » des journaux nationaux.
Pendant quelques jours, les journalistes s’appesantirent sur la multiplication des crimes que les milieux politiques d’extrême droite attribuèrent aux sans-papiers. Des polémiques s’étalèrent dans les journaux. Les biens pensants « prenant pitié » réclamèrent des moyens pour aider les clandestins et réprouvèrent « la chasse » à ces immigrés perdus. Les hommes politiques de certains partis exploitèrent la misère.
La peur gagna un peu plus la population locale : « Qui allait les défendre contre ces sauvages qui envahissaient leurs rues ? ». A leur insu, ils réanimaient un état d’esprit qui déjà inquiétait leurs ancêtres Francs lorsque débarquaient les Vikings pour venir les piller et les tuer.
Certains se rassurèrent en se disant qu’après tout, certains se trucidaient entre eux. Ils firent pression sur leurs élus pour chasser ces immigrés, les envoyer chez les autres, leur faciliter leur passage pour l’Angleterre, les faire disparaître, tout au moins à leurs yeux, oublier surtout leur existence.
Lemoine, lui, croisait les doigts espérant qu’aucun « canard » (29) ne soupçonnerait la présence d’un tueur en série. Les prédateurs potentiels étaient nombreux, personne ne soupçonnait qu’un criminel avait la paternité de nombre des meurtres.
QUINZE
Le Viking, inconscient de cette gesticulation médiatique et politique, aurait répondu : « Mais où sont donc vos guerriers Francs ? Qu’êtes vous donc devenus ? Un peuple de couards ? Quelle importance ont donc ces morts ? » Il aurait eu confirmation de la facilité à conquérir ce territoire par la horde qu’il attend impatiemment.
Et puis, rapidement malgré tout, un fait divers en effaçant un autre, la presse, faute d’élément nouveau, est allée ronger un nouvel os, notre terre en exhume tant. Les journalistes doivent avoir des âmes de paléontologues.
Une torpeur nouvelle se réinstalla sur la région.
Harald lui, continue à survivre et à guetter quotidiennement le retour de Thornsen. Prudent, il évite dorénavant les rues où il a accompli ses macabres exploits et il s’est cherché une autre source de nourriture que les restes donnés derrière l’auberge.
Il s’aligne comme d’autres, presque chaque soir pour une distribution de soupe, certes moins riche que celle du restaurant, mais tout aussi chaude. La chaleur vient aussi des personnes qui distribuent la nourriture, mais il se garde bien de se laisser amadouer par l’un ou l’autre de ces bénévoles et ne se dévoile à aucun d’eux. Rester anonyme est une priorité. L’impossibilité mutuelle de se comprendre est une barrière qu’Harald exploite. Il ne fait rien pour révéler qu’il ne comprend pas la langue et ne cherche pas à s’y initier. Il refuse de se soumettre. Il saisit simplement l’opportunité de survivre, et même habillé de haillons qu’il renouvelle difficilement au gré d’une distribution de vêtements, il reste fier et se refuse d’admettre qu’il dépend de ces bonnes volontés et vit de ces subsides.
Et laquelle de ces bonnes volontés aurait subodoré que parmi ces errants se cache un tel homme ?
Il s’est progressivement adapté à sa situation. Toute la saison hivernale, il s’est réfugié dans une vieille bâtisse désaffectée accolée à un jardin délaissé pendant cette saison. Il a vite compris pourquoi d’autres errants récupéraient des cadres de bois léger, en réalité du carton, pour se prémunir du froid. Il en a bourré les ouvertures de son refuge et s’est ainsi garanti un illusoire confort. Il a pris la précaution de changer régulièrement d’abri.
Le froid est un ennemi plus dangereux que l’homme, Harald s’est trouvé occasionnellement en concurrence avec d’autres errants. Il lui est arrivé à plusieurs reprises de céder le terrain, lorsque le rapport de force était en sa défaveur ou que l’abri convoité n’en valait pas la peine. Mais à deux reprises, Harald, par opportunisme, jugeant l’occupant trop faible lui a pris la vie pour s’installer à sa place. Il a abandonné les carcasses de ses victimes dans des déblais et la découverte des cadavres a été cause de nombreuses spéculations de la part des services de police. Seules les investigations sérieuses des enquêteurs de la police technique ont permis par la suite d’attribuer ces meurtres au même tueur mystérieux. Mais le fauve avait déjà quitté son territoire de chasse lorsqu’un ratissage sérieux y a été organisé. Il a remarqué à plusieurs reprises ces hommes harnachés voyageant dans un moyen de transport bien reconnaissable avec sa lumière bleue sur le dessus et des runes sur les flancs, mais surtout il y a ces sons assourdissants qui accompagnent leur venue. Ces hommes en habits identiques qui observent les environs et dont il est préférable de fuir le regard scrutateur.
Le jour, la recherche de nourriture est une occupation primordiale. Et lorsqu’il s’est assuré sa pitance quotidienne, Harald erre dans la ville, observe, enregistre les habitudes de certains corps de métier. Il constate que certains sont visibles le matin, d’autres le soir, certains partent en mer en fonction de la marée, qu’ils utilisent tel ou tel bateau, que les enfants sont regroupés dans tel bâtiment, qu’à certains moments, il y a beaucoup de monde près de ces maisons et qu’elles sont désertes la nuit. Il a compris en voyant certains errants, qu’en tendant la main, des personnes vous glissent parfois une pièce d’un métal qu’il dédaignait autrefois, mais qui semble-t-il a une certaine valeur car il permet de commercer. Au fil du temps, il s’est constitué une réserve de pièces auxquelles rarement s’ajoutent des images sur papier qui semblent également pouvoir être utilisées dans les transactions. Il n’a pas encore tenté d’utiliser ainsi ses richesses amassées.
Le bord de mer et le port sont les deux pôles qui attirent quotidiennement Harald. La mer vivante est un véritable aimant, elle doit lui amener son salut. Elle a toujours été présente. Le manque de Karen a ouvert un gouffre en lui. Tout le surprend. Chaque jour lui amène son lot de découvertes. Une fête en plein hiver à engendré l’apparition d’une multitude de poupées rouges partout. Des poupées à l’effigie de vieux hommes à barbe blanche. Les gens semblaient plus joyeux. Des myriades de lumières étoilaient les rues, les maisons.
SEIZE
Comme les vieux guerriers impotents voués à rester au Nordland, Harald en est réduit à l’inaction et à l’observation. Insidieusement, sans en prendre conscience, il a commencé à remarquer cette femme, souvent présente dans le quartier du port. L’allure altière, elle semble attendre quelqu’un car elle reste parfois longtemps à demeurer sans autre raison dans le secteur à arpenter les rues. Elle ne semble pas craindre la nuit et doit être connue, car nombreux sont les hommes qui s’approchent d’elle et parfois partent en sa compagnie.
De jour en jour, Harald en vient à être d’abord intrigué par cette femme, puis quelque chose fait qu’il la recherche, une vision qui le réconforte et finit par l’attirer. Il l’a cherchée le jour, en vain. Qui est cette « femelle » adulte, qui toise ainsi les hommes ? Des cheveux blonds et courts, un fin visage, joli, rehaussé de couleurs. Des vêtements qui lui collent au corps et puis surtout deux jambes interminables, musclées et si fines, dévoilées en grande partie aux regards et enfoncées dans de hautes bottes de cuir noir.
Presque chaque soir, Harald s’accorde un rendez vous virtuel avec cette femme. Il cherche ce qui l’attire en elle. Son attitude provocante ?
Plusieurs fois leurs regards se croisent, mais elle ne le voit pas.
Harald a perçu qu’il ne pourrait dominer cette femme comme il l’aurait fait d’une jeune femelle esclave. Elle semble être de la trempe de celles qui te crachent au visage lorsque tu t’accapares leur corps.
Cette femme, Harald est revenue la voir des semaines durant. Il a fini par comprendre que les différents hommes qui l’accompagnaient ne le faisaient qu’après lui avoir remis quelque chose. Une chose l’a néanmoins intrigué plus encore : il ne l’a jamais vue sourire.
Mais à force de la regarder, l’envie de la posséder a fini par l’obséder. La tendresse ne fait pas partie de sa vie, mais seul dans ce monde, un besoin de douceur féminine, non pas volé à une victime, mais partagé avec une femme, commence à le transformer en bête affamée. Il n’a pas envie de viol, mais que la femme lui offre son corps comme Karen.
Comment exprimer cette envie et que proposer à cette femme pour qu’elle accepte ce que son instinct de mâle réclame ? Son aspect contraste avec celui de ceux qui retiennent son attention et partent avec elle. Harald, lui, n’a aucun moyen de l’apprivoiser.
La réponse à ses questions, bien qu’évidente, mit longtemps à se faire dans son esprit. Cette femme faisait commerce de son corps et les hommes la payaient pour avoir le droit de la « couvrir ».
Lui qui prenait les femmes de force, sans égard pour elles, n’aurait jamais cru que des femmes puissent accepter de copuler avec d’autres hommes et soient payées pour cela. Cette femme le faisait-elle par plaisir ou par nécessité ? Son homme accepte-t-il ce partage ?
Ce n’est qu’au bout de trois mois environ, que Tess intriguée par le comportement de ce géant brun, barbu, qui n’a de cesse de l’observer, s’est décidée à l’interpeller, pour lui demander si quelqu’un l’avait chargé de la surveiller. Elle doit se rassurer également, car elle sait que des jeunes femmes ont été agressées dans la région. Elle préfère montrer sa détermination face à cet individu, plutôt que d’être prise au dépourvu.
— Pourquoi me « reluques-tu » ainsi depuis pas mal de temps ?
Harald est déstabilisé par cette femme qu’il a plaisir à regarder, mais qui aujourd’hui le prend de front et le surprend par sa hardiesse.
Il ne comprend pas très bien les propos de Tess, mais les yeux de cette dernière le transpercent et il baragouine des mots incompréhensibles, accompagnés de gestes d’apaisement pour ne pas effaroucher cette femme.
Tess, habituée à la nature masculine, discerne rapidement que cet homme n’est pas ce qu’il paraît. Ces yeux ne sont pas ceux d’un homme qui vit dans le renoncement. Ce n’est pas l’un de ces « clodos », qu’il lui arrive de chasser quand ils se permettent des familiarités à son égard, parce que pour elle aussi, son univers est la rue.
Il n’y a pas besoin de longs discours, pour que le désir soit perçu chez l’autre et Tess est submergée par cette envie d’elle qu’elle lit dans le regard de cet homme.
Alors elle biaise :
— Oui, l’homme, je suis une « pute » et si tu veux être mon client, tu devras me respecter et pour cela non seulement tu devras me payer, car je ne fais pas l’aumône mais aussi être un peu mieux « fagoté » et propre que tu ne l’es aujourd’hui. Je ne refuse pas le client, mais exige un minimum d’hygiène.
Harald a compris partiellement les conditions exposées par Tess et avant qu’elle ne lui tourne le dos, il exhibe un sachet dans lequel il a rassemblé les richesses qu’il a amassées ces quelques mois. Interloquée, Tess prend en main le sachet et inventorie le contenu de celui-ci. La somme est suffisante pour une « passe », et par un signe de tête, elle confirme à Harald qu’il aura droit à ce câlin qu’il mendie de son regard de basset d’Artois. (30)
— Reviens dans trois jours, avec ton trésor, en plus ça te laissera le temps de te laver méticuleusement et de te transformer en milord et moi de « capter » que ma clientèle devient de moins en moins huppée. Eh oui, je vieillis. J’ai besoin de m’acheter un beau bouquet de pivoines encore ce soir.
Trois jours, Harald a bien compris qu’il lui faut patienter trois jours. Patienter, ça il sait être patient. Ce qu’il a moins bien compris, c’est le côté hygiène. Tess a bien essayé de lui expliquer sa demande, il reste perplexe.
Le jour fatidique, il a devancé l’arrivée de la femme, rue du calvaire, où le rendez-vous avait été fixé vers 21 heures. Pour se présenter à elle, il a changé d’oripeaux, s’est trempé le corps dans la mer faute d’avoir disposé d’eau douce.
Pas facile la baignade et le changement de fringues sur une plage où l’on est rarement seul. Des badauds sont intrigués, des enfants s’esclaffent, des vieilles sont intéressées. Harald aurait bien éliminé tous ces parasites, mais il est l’intrus et fait profil bas. Et puis sur le plan « parasites », il commence sérieusement à être embêté par ceux qui gîtent sur lui. Il s’est tressé moustache et barbe et dessalé le visage à un robinet des quais. Tel quel, il serait désiré par de nombreuses femmes de son clan.
Tess, elle, a momentanément oublié ce rendez-vous et elle ne remarque pas immédiatement Harald lorsqu’elle s’installe dans sa zone d’activité. Peu de clients se manifestent ce soir-là et elle se demande si elle ne va pas rentrer chez elle plus tôt au lieu d’insister à arpenter le trottoir.
Lorsqu’enfin elle l’aperçoit, rencogné dans une entrée d’immeuble, elle s’avance vers lui, et se résigne à satisfaire l’accord tacite proposé trois jours plus tôt. Il lui tend spontanément le sachet de pièces et fier de lui, s’accorde le droit de poser les mains sur sa taille. Tess a un mouvement de recul et un bref instant elle perçoit dans le regard d’Harald un mélange de colère et de déception, qui rapidement se dissolvent dans une incompréhension.
Harald ne comprend pas, il s’est apprêté pour cette rencontre, comme il l’a fait pour s’unir à Karen. Il verse aussi une obole et pourtant cette femme semble encore réticente à l’accueillir.
Tess, qui depuis pas mal d’années déjà se prostitue est non seulement intriguée par cet homme mûr, mais également désarmée. Comment un homme qui sollicite aujourd’hui ses services, peut-il être aussi maladroit et spontané ? Elle a remarqué l’effort succinct qu’il a fait pour se rendre plus présentable, mais décemment elle ne se sent pas le courage de lui accorder ce qu’il attend d’elle. Un errant ! Tess est une véritable forteresse, aux murs épais et inébranlables et pourtant quelque chose la touche et elle finit par se résoudre à assumer son rôle de « pute ». Presque du zèle, car elle doute qu’une de ses consœurs aurait accepté un tel client. Elle ne comprend pas elle-même ce qui la pousse à avoir pitié de ce mâle affamé au regard si mélancolique.
Se refusant de réfléchir encore, ce qui la pousserait peut-être à faire machine arrière, elle attrape la main de cet homme perdu, en extase devant elle, et l’emmène jusqu’à son appartement à quelques rues de là. Elle préfère ne pas se poser de questions sur l’indulgence dont elle fait preuve envers cet homme perdu auquel elle accorde une « passe ».
DIX-SEPT
— Doucement, l’homme, on ne me bouscule pas, on ne prend pas ainsi le corps d’une femme. M’avoir payée ne te donne pas ce droit. Tu n’as pas dit un mot. Qu’est-ce que tu pues… ! Mais qui es-tu donc ? On dirait un animal, un loup égaré, un fauve qui n’avait envie que de copuler. Tu sais, j’en ai eu des hommes : des tendres disposés à raconter leur vie pour m’attendrir ou pour compenser leur manque de câlins. Des mal-baisés, des obsédés, des vicieux dont il fallait se méfier. Mais jamais un « gus » comme toi, un « homme-animal », sauvage, avec des yeux d’homme incompris qui a renoncé néanmoins à tout échange. Tu as fait comme eux. Tu as exhibé ton argent. Tu m’as achetée. Je voudrais savoir si tu as acheté la fornication ou un souvenir de réconfort. Viens, l’étranger ! Laisse-moi t’emmener, laisse-moi te donner ce que tu cherches !
Tess a installé Harald au bord du lit. Il est là, l’air pitoyable, perdu à ne pas savoir quoi faire face à cette femme qui le bouscule de questions incompréhensibles. Cette femme pleine d’humanité et de tendresse. Une « femme-mère ». Et puis, elle l’a épouillé, et lavé patiemment, longuement, avec une douceur qu’il n’a plus connue depuis Karen. Et lorsqu’il fut lavé de toute la souillure des jours passés, elle l’a amené vers le lit qui lui parut si doux, si différent des couches où il avait naguère honoré sa femme et surtout des litières qui l’accueillent aujourd’hui.
Il bénéficie d’une attention particulière de la part de Tess, mais il l’ignore et Tess, elle, ne se pose pas la question de ce privilège qu’elle lui accorde.
Après s’être mise nue, Tess, n’a pas eu à faire naître son désir de mâle, tant il est déjà fort. Harald est affamé de bestialité. Voir cette femme nue et offerte, a ranimé en lui toute son animalité. Son instinct le pousse à violenter cette femme, la prendre de force comme tant d’autres qu’il a forcées avant elle, mais la douceur de Tess a dompté quelque peu la bête et pour la première fois peut-être, il cède sa place de dominant.
Tess lui flatte la verge.
La caresse exquise qu’elle s’applique à lui donner, la douceur de sa bouche quand elle l’engloutit a vite fait de briser sa résistance et il grogne de plaisir dans la gorge de cette femme. Ce plaisir inconnu le prend au dépourvu. Piteux et vaincu par elle dans ce premier combat, il s’abandonne à cette femelle qui lui a donné une jouissance qu’aucune autre ne lui a jamais procuré.
Gênée par cette vulnérabilité qu’elle avait perçue chez son partenaire, après cette jouissance bestiale et si rapide de cet inconnu, Tess craignait une réaction d’orgueil de ce taciturne mâle.
Elle aurait pu considérer, comme souvent, que le travail était fait et que ce grand bonhomme qu’elle venait en plus de laver comme un bébé, devrait se contenter de cette prestation. Il en avait eu pour son argent et cela sans qu’il l’ait touchée. Combien d’hommes avait-elle eus ainsi ? Il n’avait même pas vu le préservatif qu’habilement elle avait utilisé, puis escamoté. Nombreux se sauvaient dès la petite chose accomplie, inquiets d’avoir si vite joui sans avoir pu honorer convenablement la dame, sûrs de s’être fait avoir, mais rassurés que personne ne le saurait. De l’argent vite gagné pour Tess comme pour ses compagnes de la rue. Une « pipe » et voilà le client satisfait.
— Je suis une femme blindée, qui vend son corps pour de l’argent. Une femme sans sentiment, absente pendant ces copulations tarifées. Et pourquoi je te parle ainsi ? Peut-être devrais-je m’enfermer comme toi dans le silence, « baiser » avec toi, un esprit mort dans les bras d’un inconnu ? Te parler, me soulage, tu n’as pas l’air de me comprendre et ainsi tout me semble plus facile pour te confier mes propres égarements, ma honte de moi souvent, ma solitude au milieu des autres.
— Suis-je idiote, es-tu comme moi perdu dans ce monde ? Pourquoi brises-tu ma carapace ?
Tess, pauvre Tess, des années de tapin et te voilà à t’attendrir sur une brute inconnue ! Son étonnement est celui d’un adolescent qui à force de masturbations vient pour la première fois de se faire éclabousser par son propre sperme et se demande comment il va cacher toutes les taches dispersées à ses parents.
Tu le regardes. Il est devenu tellement vulnérable et si différent des autres, que tu te sens obligée de voler à son secours pour lui redonner son âme et sa fierté d’homme. « Sœur » Tess.
Alors avec douceur, tu te loves contre lui, tu te couches doucement sous lui et tu l’invites en toi. De tes doigts tu le guides. Ses yeux te percent, étonnement, voyages, absences, que d’images défilent dans ses yeux ! Peut-être de la reconnaissance pour toi, mais cela te fait mal et puis comble de bonheur, lorsqu’il coule avec douceur en toi, tu y lis « la rencontre ». Lui et toi. Toi une femme de rien, haïe des autres femmes, vite oubliée par les hommes qui passent. Et lui cet homme errant, solitaire et mystérieux. Mais tu ne sais pas qu’il est un loup…
Assouvir son désir de posséder une femme, violemment, lors des raids, et sans égard pour les femelles des ennemis, tel était le comportement d’Harald, mais il pouvait être attentif et surtout plus doux avec Karen.
Harald n’a jamais donné plus qu’un peu de tendresse à son épouse mais n’a jamais eu aucun respect pour les autres femmes. Karen n’exprime que peu ou pas ses émotions. Il l’a choisie au sein de son clan pour être la mère de ses enfants, sa compagne, celle qui s’occuperait des tâches incombant aux femmes.
Elle lui a démontré qu’elle souhaitait cette destinée. Elle n’a jamais été intéressée par le maniement des armes et aurait été bien en peine de défendre son foyer. Harald est suffisamment craint pour garantir vis-à-vis des autres l’intégrité de son logis.
Il n’a pas encore eu de descendance et a failli dans son rôle de protecteur que tout époux doit garantir à sa femme. Il ignore les outrages que son départ a entraînés, les souffrances que Karen a subies et finalement une mort atroce. Ses émotions envers sa femme ne sont effectivement jamais allées au-delà de la tendresse. Son esprit n’est pas ouvert à un sentiment plus profond. Mais brute dans un monde de brutes, Harald se veut néanmoins loyal envers sa compagne.
Celle qui vient de lui donner un plaisir physique jusqu’alors inconnu, un plaisir si doux, venant du plus profond de lui, l’a rendu soudainement démuni. Il la devine habituée à donner ce plaisir aux hommes de passage, mais il a aussi perçu une attention particulière à son égard. Cette femme se montre attentive à lui. Elle n’a pas fait qu’accepter sa semence en elle, non ! Elle a tendu un fil invisible entre eux, un lien plus fort qu’aucune chaîne matérielle. Elle lui a parlé, l’a caressé, s’est montrée prévenante. Ils ne le savent pas ni l’un ni l’autre, ils sont désormais liés. Leurs âmes se sont reconnues, contrairement aux cellules qui se divisent pour construire un homme, elles ont fusionné pour ne créer qu’un MOI.
— Où est ton refuge ?
Tess pressent déjà la réponse à cette question, qu’elle a accompagnée des gestes universels de dormir, et pourtant, par le simple fait de la formuler, elle désire montrer à cet homme perdu qu’elle lui donne l’opportunité de lui offrir autre chose que son corps.
Harald a perçu le sens de la question. Que dire à cette femme ? Qu’il n’a aucun gîte fixe, qu’il s’aligne le soir pour quémander un peu de nourriture. Qu’il grelotte parfois à dormir sans abri, tel un animal chassé de son terrier.
Qu’a-t-il fait de sa fierté de Viking, un conquérant qui s’accaparait tout il y a si peu de temps ? Il était chef de guerre dans cette autre vie. Mais depuis peu, sa fierté est érodée par l’inaction et la peur de l’abandon, de l’oubli par les siens. Le roi maudit a peut-être interdit qu’on le rejoigne désormais.
— Là !
C’est ce qu’il finit par baragouiner, en désignant du doigt l’extérieur. Cet aveu achève de l’anéantir, de le livrer à cette femme à qui il n’aurait prêté aucune attention auparavant, un simple défouloir sexuel, au mieux : une esclave.
Ses sens apaisés, il s’était mis à inspecter visuellement le domicile de cette femme. Ayant capté ses regards, Tess lui propose de visiter son appartement. Un petit 80 m2 qu’elle a meublé avec goût et où elle ne tolère aucun désordre. Les clients qu’elle amène dans son logis n’en connaissent que la chambre, la seule pièce qu’elle s’est refusée à personnaliser et qui n’invite pas à s’attarder. Elle n’a d’ailleurs jamais retenu quiconque après qu’il ait terminé « sa petite affaire ». Les autres pièces la trahissent, elles sont décorées avec coquetterie et révèlent son côté féminin, mais également sa sensibilité et sa solitude. Elle a bien tenté de les rendre gaies par le choix des tapisseries, peintures et rideaux. Seuls quelques bouquets de fleurs qu’elle renouvelle régulièrement amènent un peu de vie. Encadrées aux murs du salon, quelques photos : des chevaux galopant, crinières au vent mais se heurtant au cadre de l’image, un lion couché, des loups blancs et puis la photo d’une petite fille sur les genoux de Tess, une belle enfant blonde de 4 à 5 ans. Le mobilier de pin est fonctionnel. Une télévision et un ordinateur constituent le confort de l’appartement et sont les principales distractions de la maîtresse des lieux, encore qu’elle n’est pas dépendante d’elles. Oui, un appartement intime et modeste.
— Mes souvenirs sont cloîtrés dans ma tête. De rares photos qui ont échappé à l’autodafé de mon passé me sourient de temps en temps lorsque je les extirpe du coffret où elles sont enfermées. Seul le portrait de ma fille partie trop tôt s’offre encore à ma vue.
Tu sais, moi aussi j’ai vécu dans la rue, lorsque le destin m’y a jetée. J’ai eu plusieurs vies jusqu’à ce jour. Une vie d’enfant gâtée par deux parents attentifs aujourd’hui disparus. Une vie d’épouse insouciante ; une vie de femme trahie, humiliée puis bannie ; une vie de mère douleur pleurant sur une enfant partie trop tôt ; une vie de putain qui me marque pour toujours et me conduit encore et encore à arpenter les rues cherchant à susciter le désir physique des hommes. Cette vie ne me laisse en fait qu’une impression malsaine de souillure. Mon corps a encore envie d’être aimé, mais les hommes n’ont envie que de me « baiser ». Mon époux m’a souillée et paradoxalement je me suis abandonnée dans cette fange, offrant mon corps à des inconnus, une course irraisonnée en avant. N’ayant retiré que du mépris pour moi-même de mon comportement, j’ai continué à me punir de n’avoir pas réussi à retenir mon homme, mais pour survivre encore matériellement, j’ai décidé de rejoindre les filles de la nuit et comme elles j’ai commencé à arpenter le trottoir. Alors comme celles droguées par la cigarette ou l’alcool, qui souffrent de cette dépendance, je suis, moi, une droguée du cul et je me paye des fleurs pour effacer la honte de ma faiblesse et je peux malheureusement te dire que j’ai fait la fortune de la fleuriste du coin. Tu vois, je vis, je ne me dégoûte pas, je vis ! Tu sembles ne pas tout comprendre, qu’importe et tant mieux, je n’aurais pas dit tout cela à un confident trop proche. Je ne m’intéresse plus à ce qu’il y a au-dessus de la ceinture des mâles. Tu fais exception, ce que je suis idiote ! Il y a longtemps que je ne suis plus « un peu » jolie et que je ne cherche plus à l’être. Mon corps est plus vieux que moi, mes seins n’ont pas supporté l’absence de soutien pendant ma période difficile où je ne dormais pas chaque jour dans un lit non occupé. Mes jambes ne font plus « trembler Hollywood ! ». Je compense. Je sais faire la cuisine et rendre mon appartement douillé pour m’enfermer. Et puis, pour m’accrocher néanmoins à mon époque, je feuillette de temps en temps le monde par le biais de mon ordinateur. Je me contente de l’affection d’un chat qui vient se manifester de temps en temps à ma porte et pour lequel je laisse devant ma porte une soucoupe avec un peu de lait. J’ignore s’il vient pour ce lait ou pour les quelques caresses que je lui prodigue. Un vaste petit monde. Je t’y emmènerai. Oui, je sais, idiote que je suis ! Tu ne captes pas tout ce que je te dis. Je te rends plus ahuri encore. Viens manger, lâchons les freins, j’ai décidé de ne plus réfléchir à ce que je fais. Peut être est-ce encore une bêtise, tant d’années à vouloir s’en sortir et malgré mes grands airs, t’accorder ma confiance.
Bref, j’ai oublié de te dire qu’aujourd’hui je vis une vie sans vie. Mais tout d’abord, et j’en suis désolée, je vais t’attifer autrement.
Accompagnant le geste à la parole, Tess ramasse les vêtements d’Harald, qu’elle enfourne dans des sacs qu’immédiatement elle emmène au local où sont disposées les poubelles. Elle rassure son invité en ouvrant une armoire où s’alignent des vêtements masculins. Elle est restée dépositaire des fringues de son mari, qu’elle ne s’est jamais résolue à « fourguer » (30) à Emmaüs.
— Au moins ils te serviront et ne m’en veux pas si pendant quelques temps tu traîneras un parfum de naphtaline.
Saoulé par ce discours, dont il n’a compris que quelques mots, Harald ne sait pas quoi faire. Cette femme le surprend, elle semble se confier à lui par ses expressions, ses regards, ses monologues. Il apprécie sa présence. Il l’a tant regardée avant de l’approcher. Il peut désormais la contempler à loisir. Que lui répondre, et avec quels mots ? Il en connaît si peu de cette langue. Difficile pour un Viking autodidacte par nécessité d’entretenir après quelques mois de rue, une conversation dans un nouveau dialecte. Pourtant il ne veut pas que cette rencontre s’achève pour des incompréhensions mutuelles. Lui aussi, tout comme Tess, cède au destin. Il accepte le repas chaud qu’elle lui prépare : une sole, une purée de pommes de terre, le tout arrosé d’un vin rouge pas assez corsé mais qui parvint quand même à lui tourner un peu la tête après qu’il en eût repris et repris.
Elle débarrasse et après s’être dépouillée de son costume de femme d’intérieur, elle l’a amené dans la chambre et ils ont rapidement fait l’amour avant de s’endormir l’un contre l’autre, épuisés par leur rencontre.
DIX-HUIT
Harald quitte l’appartement avant les premières lueurs de l’aube, sans bruit, sans réveiller son hôte. Comme chaque jour, il va se « planter » sur la plage au nord du port, et y reste jusqu’à ce que la mer vide de toute armada le désespère d’attendre encore. Thornsen reviendra-t-il et est-il parvenu à rejoindre le Nordland ? Combien de temps Harald s’accordera-t-il encore à attendre d’autres frères d’armes ?
— Je pensais qu’hier n’était qu’une illusion. Telle est la première pensée de Tess lorsqu’à sa porte elle voit réapparaître Harald.
— Ton absence de ce matin rétablissait un certain équilibre ou tout au moins une logique. Est-il possible qu’il existe un avenir pour une aventure sans fondements ? Mais il n’y a pas nécessairement une logique à toutes choses. Tu es revenu. Es-tu comme ces chats qui disparaissent et réapparaissent parfois pour rappeler leur existence à un maître qui n’a pas su totalement les apprivoiser ? Je ne supporterais peut-être pas cette situation. Je suis si seule ! … Tu es, semble-t-il, une bouée que l’on vient de me jeter et je suis tentée d’être la tienne. Tu ne peux encore le comprendre, il me semble t’avoir attendu tant d’années. J’étais morte vivante. Je ne sais pas pourquoi TOI plutôt qu’un autre. Tu es la bonne nouvelle qu’on n’attend plus. Viens, installe-toi, dans ma folie je m’abandonne. Je veux être ton esclave, mais tu dois ignorer le sens de ce mot. Tu n’as pas le statut d’un homme à avoir un jour disposé de personnel à ton service.
Tess aurait été bien surprise d’apprendre que nombreuses ont été les esclaves qui ont eu à se plier aux désirs du Viking, et sans aucun état d’âme de sa part.
— Je te parle et te laisse ivre de mes mots et même de mes maux, t’obligeant à entendre ces divagations que très certainement tu ne comprends pas. Tu ne me connais pas et tu n’en as certainement pas envie. Aujourd’hui je suis une adolescente de 15 ans, étourdie par une sorte de « coup de foudre ». N’ai-je donc pas été assez brûlée par l’Amour pour m’y faire prendre encore ?
— Oui, installe-toi et déjeunons ensemble. Laisse-moi prendre quelques initiatives. Mange ce qui te tente et puis reste si tu le désires.
Harald est très attentif au déferlement de mots jaillissant des lèvres de Tess, il n’en saisit pas l’essentiel, mais les expressions du visage de Tess lui permettent de percevoir que cette femme cherche à s’ouvrir à lui.
Revenant du port, ses réflexions aboutissaient toutes au même bilan : avant cette rencontre, il s’isolait de plus en plus, lui qui n’avait jamais apprécié la solitude. L’obligation de s’y réfugier le rend de plus en plus aigri.
Toi, la femme que j’ai observée de longues heures, tu m’ouvres ton monde. J’ai été tenté de te fuir, retrouver ce « pseudo-confort » à n’être qu’une ombre cachée, anonyme. Je ne comprends pas l’attraction qui m’aspire vers toi. Je devrais avoir peur de me livrer, mais je puise au contraire un réconfort de sentir ta présence.
Plongé dans ces pensées, Harald observe néanmoins cette femme qui s’occupe des tâches ménagères, elle le fascine ainsi que son univers où sont disposés tant d’objets dont il ignore l’utilité et pour certains il se demande quel est l’artisan qui les a conçus et dans quelle matière? Les mois passés dans la rue ne lui ont pas donné accès à l’acquisition de ces informations. Harald se rend compte qu’il est bien vulnérable dans ce monde où tant de choses matérielles, de coutumes des habitants, du fonctionnement de la cité lui sont étrangers. Il pressent que cette femme peut l’aider à se familiariser à ce nouveau monde, ce que seul dans la rue il ne pourrait obtenir.
Dès que Tess allume la télévision, Harald a le regard « scotché » à l’écran, subjugué par toutes ces images qui arrivent et se renouvellent. Une accumulation de couleurs, de beautés, mais aussi de violences et de douleurs se succèdent. Tess regarde les informations, Harald, lui, découvre une boîte magique, l’œuvre d’un chaman (31). Tess est-elle magicienne ? Qu’est-ce que cela ? Cet objet fantastique…
Tess, attentive aux informations visuelles qui défilent à l’écran, n’a pas prêté attention aux réactions d’Harald. Habituée à vivre seule, elle a comme à l’accoutumée concentré toute son attention vers le téléviseur. Pourtant au bout d’un assez long moment, elle reprend conscience de la présence d’Harald dans son logis.
Elle est stupéfaite de le voir hypnotisé par l’écran, son visage traversé par de multiples émotions.
Elle éteint brusquement la source de tant d’extravagances pour Harald.
— N’as-tu donc jamais vu de telles images ? Mais d’où viens-tu donc ?
Puisque le destin a décidé notre rencontre et que pour moi il n’y a pas de hasard, il semble que je doive non seulement t’accueillir mais aussi te civiliser. Cette tâche implique que toi et moi nous fassions connaissance, pas uniquement fusionner nos âmes et nos corps, mais aussi partager nos histoires et dévoiler nos personnalités.
Cet engagement amène immédiatement une pensée parasite à Tess :
— Et à moi que m’apportes-tu ?
La réponse est là, évidente. Ce n’est certes pas la sécurité, même si Harald est un homme vigoureux et encore jeune, non c’est autre chose, même si Tess se refuse d’y croire déjà. Harald anime ce qu’elle a toujours cherché, qu’elle avait pensé avoir trouvé par le passé, mais qu’il est impossible de prévoir ou de créer : le sentiment d’Amour. On peut le fortifier, l’entretenir, mais le créer : nada. Un regard peut le faire naître. Un moment, une situation, un lieu peuvent être propices à son installation. Mais jamais on ne peut décider de tomber amoureux. C’est là la seule vérité qui crée le besoin pour Tess de garder Harald chez elle. Elle ne le sait pas encore, ou plutôt elle s’efforce de colmater la brèche qui s’ouvre dans sa carapace, mais elle l’aime déjà à sa façon et jamais elle n’a éprouvé un tel amour, sans artifice, sans parade préalable. Pour l’instant, elle ne savoure que le bien-être de la présence d’Harald, une source de jouvence.
Inéluctablement, pauvre Tess, tu souffriras de l’aimer d’un Amour qui ne fera que fortifier.
Tout ne fut pas simple. Outre les quelques mots de français ânonnés par Harald, le dialecte qu’il emploie est incompréhensible pour elle. Faute d’avoir pu formellement obtenir le simple prénom d’Harald, elle s’est résolue dans un premier temps à l’appeler Bob (elle a toujours souhaité avoir un ami se prénommant ainsi). Il a accepté de bonne grâce d’être ainsi baptisé et répond donc à ce prénom de Bob.
Pour le voisinage, Tess le présente comme son ami de cœur et prétend qu’il vient d’Allemagne, ce qui coupe toute tentative de conversation pour les personnes trop curieuses qui le croisent à l’occasion. Ce n’est pas trop gênant, car en définitive peu de monde se parle encore entre voisins. Et puis, Tess n’est quand même qu’une « pute » aux yeux des plus bigotes, alors un « gus » un peu plus présent que les autres, il n’y a pas de quoi trouver une grande moralité à ce couple qu’il est mieux d’éviter.
— Pour vivre heureux, vivons cachés.
Aujourd’hui comme hier, ce dogme épargnera au couple que des curieux s’immiscent dans le foyer qu’ils créent.
Lui donner un nom, fut certainement la chose la plus simple que Tess eût à faire. Elle l’a rendu présentable, rasé de près et coiffé. Du statut d’errant anonyme, il est passé, grâce à elle, à celui de « monsieur tout le monde », tout aussi anonyme. Avant de pouvoir se dévoiler à lui, il faut pouvoir dialoguer tout simplement. Se parler, oui, mais dans quelle langue ?
Mainte fois elle lui demande où est son pays d’origine. Des jours sans pouvoir répondre à cette question.
« Tu es de ces étrangers qui veulent gagner la Grande Bretagne, d’où viens-tu ? ». Les cartes et atlas qu’elle ouvre devant lui n’engendrent aucune réaction de sa part. Autant montrer à un martien la carte de la lune !
Les contours sont trop précis, Harald n’y retrouve aucun repère. A sa décharge, Tess ne lui montre que des cartes du Moyen-Orient ou d’Europe centrale. Elle ne l’imagine pas venant d’un Pays Nordique, un territoire plus proche, mais dont la position sur l’atlas ne peut selon ses déductions initiales correspondre au pays d’origine de Bob.
Le couple vit dans l’harmonie, cette fièvre qui anime les amants peu après la rencontre. Tess a renoncé provisoirement au « tapin » et disposant d’économies substantielles, elle n’aura pas à recourir de nouveau à ce moyen de subsistance pendant quelques mois. Il pourra, selon elle, travailler ponctuellement en tant que manœuvre sur le port si le besoin s’en fait sentir, mais pas dans l’immédiat, il faut d’abord qu’il soit plus « francisé » pour cela.
Elle s’attèle à lui apprendre la langue française. Des mots, nous sommes bien impuissants à communiquer sans eux. Mais même après quelques semaines d’efforts et parlant un peu de français, son invité ne peut toujours pas trouver dans le vocabulaire français, les mots correspondants à ses origines et son pays. Faute de mots, Tess a recours à l’image mais Harald n’identifie que quelques poissons sur les planches dessinées du dictionnaire.
L’image, c’était peut-être cela la solution. Torsk (32), tel est le mot utilisé par Harald pour désigner la morue, il fallait trouver quel peuple utilise ce mot pour désigner ce poisson.
Négligé pour ses premières recherches, ayant longtemps tardé à s’initier elle-même à cet outil moderne, Tess se décide à utiliser son ordinateur et se connecte sur le réseau mondial Internet. Elle tâtonne et « rame » plus qu’elle ne navigue sur cet outil.
Un moteur de recherche et une traduction instantanée, lui révèlent que le mot employé par Bob est Danois. D’abord interloquée, Tess se demande pourquoi un homme de ce pays vient « s’échouer » malgré tout si près de chez lui, alors que les errants sont plus souvent originaires de contrées situées bien plus à l’est de l’Europe.
La carte du Danemark qu’elle soumet à Harald anime un peu son intérêt. La forme d’un rivage, l’orthographe de certains noms, engendrent plus de réactions. Mais pour Harald quelque chose « cloche ». Tout est si détaillé. Il n’a pas l’habitude d’autant de précisions.
De jour en jour, chacun découvre l’autre et leurs univers respectifs. Harald apprend peu à peu le français qu’il baragouine un peu. Les dictionnaires bi-langue deviennent indispensables pour leurs échanges. Mais Tess éprouve plus de difficultés à comprendre qui il est, d’où vient-il, même si son pays d’origine semble maintenant identifié. Le comportement de cet homme est anachronique. Tout le différencie des « traînards » de la rue et elle ne voit aucune raison à ce qu’il émigre. Elle est certaine qu’il n’a pas choisi volontairement ce mode de vie. Que fait-il dans ma ville ? Est-il amnésique ? Y-a-t-il une part de folie ? Fuit-il la justice de son pays ? En définitive est-il dangereux ? Tess formule ces pensées mais ne ressent pas l’inquiétude que ces questions soulèvent. Harald se montre attentif à son égard et s’implique pour participer au fonctionnement du foyer.
Bob, quant à lui, a réussi à donner son véritable prénom à Tess et désormais il n’est plus « un chien perdu sans collier ». Elle a abandonné à contrecœur le diminutif qu’elle affectionnait et qui était attaché à leur rencontre.
Il reste malgré tout sans identité, n’a aucun droit, ni statut et Tess l’a mis en garde sur l’obligation qu’il a d’éviter les patrouilles de policiers qui le considéreraient incontestablement comme un « sans papiers » et scelleraient son destin en cherchant à l’expulser, même s’ils seraient confrontés au problème du pays de destination
Comme une enseignante, Tess s’investit et apprend à Harald à s’exprimer en Français. Patiemment, au bout de nombreux jours, elle peut enfin obtenir plus de détails de son compagnon quant au périple qui l’a amené jusqu’à elle, mais tous les renseignements qu’elle obtient n’engendrent que confusions. Il a fait naufrage avec un autre compagnon. Beaucoup d’autres hommes se sont noyés, pourtant la presse n’en a pas fait écho.
Ils ont été recueillis par des pêcheurs à qui ils ont faussé compagnie ici à Boulogne. Son compagnon est reparti au Nord et il attend son retour. Les Dieux qu’il cite appartiennent à la mythologie nordique. Tout cela est aberrant.
— Harald, tu dois m’aider à comprendre certaines choses. Pourquoi n’as-tu pas cherché à joindre ta famille par téléphone ou par courrier ? Pourquoi n’as-tu pas sollicité un secours pour la rejoindre en train ou par un autre moyen ?
— Tess, tout ce que tu me demandes n’a aucun sens pour moi.
Elle le harcèle quotidiennement de questions, mais ne pose pas les bonnes. Elle est partagée entre l’idée que son compagnon est un mythomane et la peur que les quelques éléments qu’elle a réussi à obtenir de lui soient vrais.
Elle est incrédule, mais, à moins que son compagnon soit un amnésique qui se fabrique un passé, cet homme qu’elle a accueilli chez elle pourrait être un guerrier du passé. Elle se demande comment elle peut admettre cette idée. Mais la description que donne Harald du bateau qui a fait naufrage, des hommes qui constituaient son équipage, du but de l’expédition, ne font qu’embrouiller ses réflexions. Tous ces éléments sont autant de pièces de puzzle, qui, rassemblées, ramènent aux connaissances qui lui restent de l’école, lorsqu’en histoire de France, elle étudiait les invasions barbares de la France. Elle ose à peine rechercher des images de ces envahisseurs sur le « net » et les soumettre à son compagnon. Elle appréhende sa réponse. Ses certitudes sur le temps, le monde seraient bouleversées. Ses mains pianotent et à l’écran apparaissent des peintures et des dessins de Vikings, de Saxons, de Celtes… Harald réagit immédiatement à la vue des peintures de drakkars et ses yeux s’écarquillent devant les images d’hommes qui ressemblent pour certains dans leur accoutrement et leurs aspects aux hommes qu’il côtoyait. En quelques instants, l’univers du couple a basculé. Tess a perdu nombre de repères et son compagnon, quant à lui, les yeux brillants, voit ressurgir enfin des éléments connus de son passé.
Désormais tout change pour le couple. Harald a repris l’initiative. Il presse Tess de chercher encore et encore des éléments sur les Vikings sur Internet.
DIX-NEUF
Les mois passent et aucun élément nouveau ne permet de faire progresser les enquêtes dont les dossiers stagnent sur les bureaux des enquêteurs au commissariat de Boulogne sur mer. Des recoupements ont été effectués avec des meurtres perpétrés sur toute la région Nord-Pas-de-Calais. Sans résultat. Les demandes effectuées auprès d’Interpol n’ont rien donné non plus. L’énigme égalerait presque celle de « jack l’éventreur » alors que les moyens d’identification sont bien plus performants. Le commissaire Lemoine laisse son esprit divaguer : Est-ce un copieur de ce « Jack l’éventreur », tueur insaisissable du siècle dernier, jamais appréhendé… ? Les élucubrations d’un cinéaste l’ont même fait voyager dans le temps, comme si cela était possible, quelle ineptie !
Ses supérieurs, les politiques, tous sont impatients qu’il résolve cette énigme, mais se rendent-ils compte qu’il n’est pas devin et ne peut interpeller ce criminel sans « un coup de pouce » du destin, une erreur du tueur, la chance. Lemoine joue sa carrière, il le sait. Personne ne voudrait être à sa place. Certains la briguent, eh bien il la leur donnerait bien volontiers, maintenant. Oui ! Mais ce n’est pas maintenant qu’ils la veulent ! S’il ne trouve pas rapidement le tueur, ce sera l’hallali contre lui, déjà qu’il ne s’est pas fait apprécier dans ses fonctions, étant plus timoré à sanctionner la racaille que les « honnêtes gens ». Il ne peut tout de même pas fabriquer un assassin !
Le temps s’écoule, pour les uns trop vite, pour d’autres trop lentement. Les enquêtes stagnent, on ne peut tout de même pas classer sans suite des dossiers de meurtres sous prétexte que toutes les investigations se sont avérées vaines. Les meurtres se sont arrêtés brusquement. Le tueur est-il mort, parti ou son cycle de méfaits est-il en sommeil pour quelques temps ? L’angoisse de l’appel téléphonique qui alertera sur un nouveau crime ne quitte pas le commissaire.
Tess se dépense sans compter pour civiliser son compagnon. Elle lui apprend les notions de français aussi patiemment qu’une mère le ferait pour son enfant.
Sans être autonome, il sait désormais se repérer en déchiffrant les noms des rues et non plus en s’orientant à l’instinct. Les lettres ne sont plus pour lui des runes.
Marchant dans la rue avec Tess, Harald associe ainsi le mot « Police » aux hommes assis dans leur « auto », puisque c’est le mot utilisé pour désigner leur charrette de métal. Il s’étonne auprès d’elle que leurs autos soient ainsi identifiées, car leurs trompes et leurs lumières attirent déjà l’attention. Elle lui fait remarquer qu’attirer l’attention semble être le but de ces dispositifs, même si des marques d’identifications auditives et visuelles peuvent aussi être utilisée pour d’autres véhicules, ce que confirme le racoleur d’un cirque dont la voiture passe au moment même près d’eux.
Tess lui a fait découvrir sa ville. Harald est curieux de tout. Il assaille sa compagne de questions.
— Où est ton chef ? Où siège-t-il ?
Tess doit adapter ses réponses en fonction de la culture d’Harald. Sinon comment détailler la hiérarchie administrative actuelle.
— Nous avons un chef local et aussi toute une chaîne d’autres chefs qui lui sont supérieurs, jusqu’au président qui est en quelque sorte l’équivalent du roi qui dirigeait ton pays et tous les clans qui y vivaient.
— Ton roi est-il aussi intransigeant que celui qui se faisait appeler Charlemagne ?
— Il y a longtemps que ceux qui nous dirigent n’ont plus cette envergure. Certains présidents sont plus dans la posture que dans l’action, et le peuple n’est pas dupe de ces faiblesses. Si ton peuple envahissait de nos jours notre pays, c’est plus que la Normandie que nous devrions lui concéder. Notre peuple a des difficultés à conserver sa culture et son identité. Ton peuple revendique aujourd’hui l’héritage viking, chez moi, on sacrifie volontiers nos racines au profit d’un idéal de mélanges de races sans passé commun.
Elle l’initie à l’argent et aux transactions, en particulier au travers des emplettes. Une victoire, il peut seul effectuer les menus achats à l’épicerie voisine.
Elle l’informe également de ses droits et de ses devoirs de citoyen et peu à peu, elle l’intègre dans la société. Elle lui fait perdre jour après jour, non pas son héritage viking, mais les instincts qui y étaient associés.
De longues heures, elle le saoule d’informations. Sur le port elle lui parle des ferries qui transportent des passagers de France vers les îles britanniques et inversement. Elle lui fait observer les avions qui traversent le ciel au-dessus d’eux et relient les peuples de la terre. Tout pour lui est extraordinaire.
Elle lui parle de cette terre :
— Tu es un marin, Harald, ton peuple a parcouru les mers et certains ont affronté l’océan. Le monde est plus grand que vous ne l’imaginiez à ton époque.
Tous les engins mécanisés le fascinent. C’est un enfant au milieu de jouets d’adultes.
Enfant, il l’est aussi en visitant l’aquarium Nausicaa de Boulogne, voyant vivre des poissons qu’il n’a jamais vus que morts sur les ponts des bateaux de pêcheurs de son clan.
Tess revit, main dans la main, le couple parcourt la ville et Harald n’est jamais rassasié d’apprendre et de découvrir.
Et même si son apparence a changé, il évite d’emprunter les chemins où il sévissait il y a peu et Tess ne s’interroge pas sur les réticences de son compagnon.
Lui, parle des mœurs de son peuple. Une plongée dans le passé, dans l’Histoire. Une vie rustique. Hier, Harald a appris à allumer la télévision avec la télécommande. Aujourd’hui, il fera défiler tant d’images sans suivre aucun programme et Tess s’en amusera sans s’impatienter de ce « zapping », et elle s’appliquera à régler son téléviseur forcément déréglé par toutes les manipulations opérées sur la télécommande. Elle ne s’en offusquera pas. La vie s’est installée chez elle.
Cloîtré dans l’appartement de Tess, le couple a aussi passé des heures, des nuits entières devant l’écran de l’ordinateur, devenu en quelques mois le filon de renseignements pour reconstituer des bribes du passé du Viking.
— Te rends tu compte, Tess, tu fais l’amour à une antiquité !
Les bibliothèques ont été arpentées. Tess s’est substituée à Harald pour lire à sa place tout ce qui a été écrit sur les Vikings. Les romans et revues s’accumulent à son domicile.
Ils « habitent » peu à peu ce monde si ancien que Tess ignorait jusqu’alors et qui est devenu pour Harald un monde perdu, où nous aimons tant nous aventurer enfant dans nos lectures, simplement pour frissonner.
Harald qui ne maîtrise pas encore suffisamment la langue, écoute religieusement la lecture faite par Tess des articles ou chapitres de livres qui pourraient leur permettre d’avancer dans leurs recherches.
Des photos de runes (33) gravées sur des pierres éveillent plus encore l’intérêt d’Harald. Il s’attèle à les recopier.
Il est en terrain connu et parvient à déchiffrer ces signes.
— Regarde, Tess ! Cette écriture peut sembler primitive pour le profane, elle ne l’est pas. Elle est simplement difficile à déchiffrer.
Tess pour qui cette écriture est abstraite, compulse diverses définitions des runes sur Internet et dans des encyclopédies, et les éléments qu’elle en tire confirment que la lecture de textes runiques est loin d’être simple tant cette écriture ancienne est complexe.
Ces signes gravés peuvent être lus de droite à gauche ou inversement, parfois même en boustrophédon (34). Pour comprendre cela, elle imagine que ces runes peuvent être gravées en quelque sorte comme les jeux de « mots fléchés ». Ainsi, si pour aujourd’hui une lettre désigne, un son, la rune, elle, cumule plusieurs aspects, elle peut effectivement symboliser un son, mais elle peut également porter un nom acrophone, (35) un mot de nos jours, abstrait lui-même, qui explique qu’un glyphe (36) peut être gravé pour représenter le premier son du mot qu’il représente. Les deux valeurs phonétiques et symboliques peuvent être utilisées séparément ou de façon complémentaire. Bref, Tess s’est perdue rien que dans les définitions des runes fournies par les diverses encyclopédies. Harald a été incapable d’aller plus avant dans ses explications, son vocabulaire français actuel étant encore trop limité, il veut néanmoins la convaincre.
— Mes frères vikings n’étaient pas des hommes illettrés. Ils savaient lire et écrire et les runes gravées dans le granit en sont les témoins, de même que les inscriptions runiques qui ont été conservées sur des bijoux, des armes, des coffrets, et bien sûr des pierres dressées, etc.…
Les runes en certaines circonstances ont été utilisées à des fins divinatoires.
Vos pseudo-devins qui les utilisent aujourd’hui, sont des manipulateurs, il faudrait qu’ils soient en osmose avec mes dieux et la nature pour être crédibles.
Le secret des runes est du ressort des volvas (37), les prophétesses du Wyrd, (38), c’est-à-dire du destin, qui lui-même est maîtrisé par les Nornes (39). Elles sont au-dessus des rois et ont pouvoir sur tout, même plus que les Dieux. Elles décident si tu dois vivre ou mourir. Elles ont le regard posé sur ton fil de vie.
Certains signes runiques peuvent exprimer plusieurs sons.
D’autres inscriptions contiennent des tournures poétiques, mais d’autres expressions paraissent obscures même pour moi, enfin certaines contiennent des conjurations ou des imprécations magiques. Mais la principale fonction de l’écriture runique fut toutefois de commémorer les défunts, un peu comme les épitaphes sur vos monuments funéraires. Il faut que j’en consulte et traduise un maximum afin d’y trouver éventuellement un secours pour moi, même un simple indice, un secret, peut être la formule pour éclairer ma situation ou la résoudre.
Les livres épuisés, le couple a loué toutes les vidéos et documentaires sur le thème des Vikings. Peu de films ont satisfait Harald, il y trouve très peu d’éléments de son passé. Les cinéastes se sont documentés pour réaliser leurs films, mais il est difficile de restituer un épisode de l’Histoire vieux de plus de dix siècles. Une série télévisée sur les Vikings, où le héros est prénommé Ragnar (40), a particulièrement captivé le couple, car la vie de ces hommes y est plus fidèlement rendue que dans d’autres films antérieurs.
Pour Harald, les exploits de ce fils du roi Sigurd, Danois lui aussi, sont une référence, une source de légendes. Seuls les documentaires touchent à la réalité, mais ne relatent souvent que les découvertes effectuées par les archéologues, les images qui défilent révèlent une vie éteinte, des « natures mortes » : un site d’un village enfoui mis à jour, des vestiges, des artefacts (41), des épaves de drakkars. Harald a retrouvé un peu de lui-même parfois au travers d’un guerrier dépeint dans un film, l’intensité d’un combat, l’intervention de la magie ou d’un dieu. Certaines scènes se révèlent justes, selon lui, elles ne font hélas qu’attiser son désir de retour. Ce retour au Nordland qu’il commence à formuler à Tess. Il doute fortement que Thornsen revienne. Tant les hypothèses d’échecs de son retour sont envisageables désormais.
— Je sais, petite femme que tu souhaites que je reste auprès de toi, mais mon épouse m’attend dans mon pays et je me dois de lui revenir et de retrouver mon honneur de Viking en payant ma dette à mon roi. Mon bannissement m’a amené à toi.
J’ignore comment cela s’est fait. Est-ce un dieu ou un fait extraordinaire qui m’a fait changer de monde ou traverser le temps ?
Harald lui relate à maintes reprises les péripéties du voyage qui l’a conduit à elle. Pendant de longues veillées, il lui raconte les raids qu’il a conduits, la brutalité des combats. Tess s’est efforcée de cacher l’émotion qui l’animait intérieurement à l’évocation des horreurs commises lors de ces expéditions. Harald a perçu que Tess, sans le condamner, n’approuve pas ces massacres souvent gratuits, ces gens emmenés en esclavage, ces pillages, la conduite de ses frères vikings, naturelle pour eux, barbare pour elle. Il s’abstient donc de lui confier que pendant les quelques derniers mois qui ont précédé leur rencontre, il s’est encore conduit en soudard si près d’elle. Il a peur de sa réaction depuis qu’elle lui a exposé comment vivait le peuple franc de nos jours, des lois qui régissent la société, des droits et obligations de l’individu. Un barbare comme lui a transgressé toutes les règles qui régissent le monde où il vit aujourd’hui.
VINGT
Telles des pièces de puzzle, je dispose mentalement de quelques éléments tangibles auxquels je peux me rattacher. Nos recherches confortent ces « balises souvenirs ». Tess et moi, avons pu déterminer que j’étais de ces Vikings qui ont sévi en Europe de l’Ouest il y a un peu plus de 1000 ans, et que ma terre d’origine devait se situer sur les côtes du Danemark actuel. Je suis apparu dans le monde de Tess sans aucun objet me rattachant à mes origines. Né nu une seconde fois en l’an 2008. Mon corps a été projeté dans cette nouvelle époque, mais ma culture est celle d’un Viking d’il y a dix siècles. Cette mésaventure, outre mes repères, m’a fait perdre amis et ennemis. Je suis moi-même une aberration.
Tess l’accompagne parfois le matin et scrute avec lui l’horizon, hélas vide de drakkars. Il n’a pas perdu espoir, même s’il lui arrive dorénavant de ne plus venir tous les matins.
Harald désigne la statue de Napoléon perché sur sa colonne de marbre.
— Qui est ce Dieu, Tess ?
— Ce n’est pas un Dieu, c’était un chef de guerre, un homme, il voulait envahir l’île que ton peuple a par le passée pillée et colonisé.
— C’était un barbare ?
— Non, pas comme les hommes de ton peuple, car son époque est plus récente que la tienne. Beaucoup d’hommes sont morts pour satisfaire ses ambitions. Il n’a jamais traversé cette mer, mais le souhaitait comme tant d’hommes qui sont bloqués en ville aujourd’hui.
Après nous être documentés sur Internet, il nous est apparu évident que nous aurions à organiser un périple dans plusieurs pays scandinaves. Malheureusement, nous avons naïvement pensé que ce déplacement allait tout résoudre, que je retrouverais mes racines. Quelle erreur.
Une expédition de trois mois, une véritable recherche archéologique dont l’outil de fouille principal est Harald lui-même, a amené le couple en Norvège, Suède, Finlande et pour finir au Danemark, point culminant de leur voyage. Un internationalisme scandinave étant de règle dans les armées vikings. Toute découverte ou objet exposé pouvant être l’élément qui se révélerait être la clé de l’énigme de la situation d’Harald. A chaque étape, conservateur, archéologues, historiens ont été mis à contribution. Des objets leurs ont été présentés, des commentaires formulés sur telle ou telle découverte dans un tumulus, ou une épave de bateau mise à jour.
Harald y identifie des traces de son peuple et de sa culture. Jelling (42) l’a attiré comme un aimant.
Il a la certitude d’être venu près de cette ville, mais éprouve des difficultés à situer où son clan était installé par rapport à celle-ci, tant les paysages ont changé.
Il se souvient simplement qu’il rejoignait ce bourg parfois à pied en un ou deux jours de marche, pour y commercer.
Il faisait de même avec le comptoir de Ribe (43), de l’autre côté de la péninsule du Jutland qui nécessitait lui trois à quatre jours pour le rejoindre.
Quand, par nostalgie nous retournons à nos racines, nos souvenirs nous étreignent, des images défilent liées à notre passé. Pour Harald ce retour aux sources s’est révélé être une pénible épreuve, car si pour nous il est encore possible de croiser des témoins de notre passé, revoir ce que nos yeux ont vu enfants, il n’en a pas été de même pour lui. L’âme viking est un étendard que brandissent les autochtones actuels de Scandinavie si éloignée de la flamme qui animait les Vikings du millénaire et il ne reste que des vestiges matériels de leur passage sur cette terre.
Devant moi sont exposés dans les musées des objets usuels que je connais bien, certains abimés, d’autres incomplets. Des parures, des armes parfois même l’un de nos « draki », mais dans des états de délabrement à faire pitié.
Combien de fois la nostalgie a-t-elle étreint mon cœur ? Je revois tous mes plus fidèles amis, mon clan s’animer, ma vie quotidienne d’autrefois. Je ne retrouve rien de personnel, juste une atmosphère, des souvenirs. Mais regarder tous ces objets, c’est comme visiter le grenier d’une maison dont tous les occupants sont morts ou disparus à jamais. Disparus, c’est bien le mot. Un leitmotiv qui revient sans cesse, mais dans la réalité le disparu c’est moi. J’ai failli plusieurs fois sombrer dans le renoncement. Je veux comprendre le pourquoi de la situation, mais aucune réponse ne m’apparaît et pourtant une force me pousse à persévérer et Tess entretient cette volonté, consciente que si elle me laisse m’abandonner, elle n’aura qu’une épave comme compagnon.
Ensemble, nous avons continué à chercher un indice pour comprendre ce qui s’était réalisé.
Dans une vitrine, patinée par le temps, il m’a semblé reconnaître un bracelet d’ivoire identique à celui que j’avais offert à Karen. Je ne connaissais pas l’orfèvre qui l’avait sculpté. Cette vision d’un objet similaire au cadeau fait à une femme inaccessible aujourd’hui m’a déprimé deux jours entiers. Des épées ravagées par la rouille sont disposées dans des vitrines. La mienne était le prolongement de mon bras, sur sa lame une fine ciselure d’anneaux entrelacés. C’était une épée Ulfberht, réservée à une élite viking. Elle gît maintenant au fond de la mer et jamais plus elle ne pourfendra d’autre adversaire. La hache que je maniais avec adresse a subi le même sort. Thor m’a livré nu à ce monde.
Tess en a tiré un point positif à cette similitude de ces objets : nous sommes proches de mon point de départ.
Elle a obtenu auprès du conservateur des informations sur les lieux de découverte de certaines pièces exposées dont ce bracelet.
Ils auraient été retrouvés dans une sépulture incluse dans un ensemble de tumulus dans la région de Jelling.
Nous nous sommes transportés sur ce site et cela a été pour moi une épreuve car dès que nous nous sommes engagés avec notre véhicule dans cette région, il m’a semblé reconnaître là un vallonnement, là la découpe d’un horizon, une impression de déjà vu. J’étais chez moi, sans en être vraiment persuadé. Mon instinct me le disait, mais le décor avait été modifié. C’était comme revenir dans une pièce que l’on a quittée le matin et qu’un décorateur fou aurait aménagée, décorée et tapissée différemment pendant une absence de quelques heures. Je deviens fou moi-même. Ce monde n’est pas le mien, je ne lui appartiens plus.
J’avais accepté les allégations de Tess mais sans vraiment partager ses conclusions. J’étais enthousiaste à la suivre dans cette prospection de mon passé, mais au fond de moi je ne recherchais pas la preuve de sa théorie de mon bond dans le temps, je pensais sincèrement que toutes ces recherches me ramèneraient chez moi et cet espoir n’était pas pour moi une utopie.
Je reste les bras ballants face à ce que sont devenues les terres où autrefois je vivais.
— Où est mon clan ?
J’ai parlé tout haut et cette exclamation surprend Tess. Elle m’enlace, non par pitié, mais simplement pour me ramener dans son monde, dans la réalité et quitter mes fantômes.
Nous sommes restés plusieurs heures à Jelling, à marcher sans but. Elle me laisse dans mes silences quand mon esprit part pour rejoindre mon univers et ses ombres. Elle est là et j’ai puisé dans sa force lorsque les larmes ont eu raison de mes derniers espoirs de retour.
Jelling n’a qu’entr’ouvert la boîte à souvenirs. Mais les traces des Vikings sont si dispersées. Au terme de nos confrontations avec les vestiges présentés dans les musées et sur les sites archéologiques, un sentiment de suivre des fantômes nous a étreints au point que nous nous sommes mis à douter de notre quête. Nous permettrait-elle de nous apporter les réponses à cette situation qui s’est imposée à moi ? Où vivait le clan auquel j’appartenais ?
Peu à peu j’ai pris conscience qu’il me faut me rattacher à ces quelques racines de mon passé. Les dieux m’ont joué un sale tour. Autrefois Viking, je suis aujourd’hui non plus un chef de guerre, mais une relique vivante perdue au milieu d’une foule où aucun homme n’a plus soif d’aventure, de conquête ou de découverte.
— Tu vois, Tess, je suis bon à être exhibé, moi aussi, dans un musée ! Lorsque je vois dans la boîte à images que certains actes accomplis par tes contemporains sont qualifiés d’exploits, je repense à nos expéditions, nos victoires sur l’ennemi ou les flots déchaînés. Nos luttes contre les éléments avec nos moyens d’alors, pour partir dans des expéditions aventureuses vers des horizons lointains et inconnus. Ton monde, Tess est un monde bien triste et les ambitions de tes congénères sont si insignifiantes.
Je n’ai pas non plus compris pourquoi dans votre imagerie, les faits d’armes de mes frères vikings sont autant mis en exergue. Des aventures ordinaires, pour l’époque, sont ainsi relatées comme de grandes épopées. La mémoire de mon peuple n’est pourtant constituée que de vestiges et de vies ordinaires. Seules les sagas les dépeignent comme des exploits extraordinaires, mais ces sagas sont ce que vos légendes sont pour vous : une histoire vraie auréolée de magique et fantastique. Les Vikings n’étaient en fait que des guerriers pillards pendant la bonne saison et souvent des fermiers le reste du temps. Des hommes rudes, rustres, des hommes de leur époque.
Ils ont arpenté de nombreux sites de pays scandinaves, où, constituées généralement en ensembles, des pierres dressées présentent des runes gravées. Certaines pierres gravées ne sont plus hélas qu’à l’état fragmentaire.
Souvent ces runes ne sont que des évocations à un Dieu ou en mémoire d’un guerrier ou d’un roi, l’idéal viking ou un récit d’expédition. Ces runes s’enroulent tels des serpents sur les pierres.
Un guide, féru de ces gravures, a échangé avec passion foule de renseignements sur les runes qu’il a étudiées et répertoriées dans les Pays Scandinaves, les îles anglo-normandes et l’Islande. Cette rencontre fortuite a été déterminante pour Harald qui a enfin réussi à retrouver où il avait vécu par le passé.
S’étant obstinés à rechercher le site d’Hedeby, l’information que celui-ci n’appartenait plus au Danemark mais à l’Allemagne, permit à Harald de situer correctement l’emplacement du hameau où sa famille vivait. De plus le nom n’était pas celui recherché. Situé à la base de la péninsule du Jutland, Hedeby se nomme aujourd’hui Haithabu.
Même si le site ne ressemble plus du tout à celui connu d’Harald. Il s’est imprégné de cette atmosphère impalpable mais si réelle qu’il était de nouveau chez lui. Les pieds plantés, il s’est laissé pénétrer par cette énergie qu’il a reconnue et qui n’existe que là où l’on ouvre les yeux la première fois.
Il s’est engouffré dans le musée de la ville, mais aucun vestige n’a éveillé le moindre souvenir. Les artefacts étaient identiques à ceux présentés dans les autres musées déjà visités. Ses principales découvertes se sont révélées être des runes gravées sur une des pierres dressées à proximité d’un tumulus où des fouilles récemment effectuées ont mis à jour plusieurs squelettes dont la datation remonterait au terme de l’époque viking. Ces runes ont fasciné Harald plus qu’aucune autre. Elles racontent qu’un jarl aurait été lâchement tué par l’un des guerriers de son clan qui ensuite a disparu en mer. Le texte décrypté mentionne que son nom est maudit et sera oublié à jamais et que le serpent Ragnarök gardera dans ses anneaux ce guerrier haï. Rares sont les textes qui diabolisent ainsi un homme. Qui sont les protagonistes de cette histoire, est-elle romancée ou s’agit-il d’une transcription d’un fait réel ?
Harald est resté un long moment dans l’expectative face à cette pierre. Inconsciemment ses élucubrations le font s’imaginer qu’il peut être ce guerrier honni.
— Mais pourquoi m’accuserait-on d’être régicide et non d’avoir tué les fils de ce roi ? Ma folle recherche me fait m’attribuer des actes qui ne sont pas les miens. Mes prospections me font prendre mon désir d’exister encore dans le passé, comme une réalité. Le seul rapprochement que je peux faire est la localisation de cette pierre implantée dans la région où mon clan était établi.
Une injonction accompagne cette épitaphe : « Que Thor venge celui dont l’offrande est sa mort ».
Presque obsessionnelle, l’histoire de ce Viking abhorré hante Harald de nombreuses semaines.
— Il faut que je sache, Tess !
Elle essaye bien de me convaincre qu’il s’agit d’une légende et que ce guerrier ne peut être moi, rien n’y fait. Des doigts accusateurs me désignent lors de mes nuits agitées, tel l’œil de Caïn de sa religion qui a fini par être celle de mon peuple et dont elle me révèle les évangiles un peu chaque jour, mais j’avoue les considérer comme des légendes. Je me réveille en « nage » (44), prêt à saisir une arme dont je ne dispose plus et en renversant tous les objets disposés sur ma table de nuit. Retrouver mon honneur ! Une quête qui aura occupé et qui semble encore vouloir accaparer la majeure partie de ma vie et de mon énergie. Hormis les runes de cette pierre, aucune autre saga, poème ou texte ancien ne fait référence à cet homme maudit. Je suis incapable de contredire Tess, sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une fable. Ce roi assassiné, s’il n’était qu’un chef local, a été oublié ou négligé par les historiens de l’époque, vraisemblablement parce qu’il n’a pas influé sur l’histoire de notre peuple et sa mort pourrait n’être qu’un fait divers local. Les runes mettent simplement en exergue l’arbitraire pour un Viking de tuer son roi.
— Autrefois, pendant les longues soirées d’hiver, je m’étais efforcé d’écrire et de lire ces runes données par Odin. Cette formation me permet aujourd’hui d’interpréter certains écrits à double sens. Il faut dépouiller certaines légendes de leurs enjolivures, rétablir le contexte et faire revivre tel ou tel héros viking. L’homme réapparaissait, brave, parfois vil, mais en tout état de cause moins auréolé de gloire que le guerrier dressé à l’avant de son drakkar de votre imagerie moderne.
A ne lire que de tels exploits, vous ne devriez pas comprendre comment des hommes si rudes ont fini par se civiliser. Certes le christianisme les avait gagnés à sa cause mais il n’y avait pas eu d’inquisition, pas de persécution. Notre peuple a dû s’abâtardir ou alors la sédentarisation a eu raison d’eux. Moi je pense que tous mes frères vikings ont quitté ce monde pour suivre leurs Dieux dans un autre univers, pour fuir un monde qui désormais les briderait. Le Ragnarök a eu lieu.
Chère Tess, tu es bien patiente, je vois bien que tu cherches à m’attirer et à m’installer dans ton monde, à me faire oublier ce passé agité. Tu sais pourtant au fond de toi, que cette errance ne trouvera son terme que lorsque l’énigme sera résolue.
Je me suis entêté à vouloir lire le maximum de runes gravées sur de nombreuses pierres dressées et éparpillées en divers sites danois. Je n’en ai tiré que frustration. Seule la pierre dont l’inscription m’a interpellé à Hedeby semble me concerner ou tout au moins provoque un écho chez moi. Je n’arrive toujours pas à me convaincre du contraire.
VINGT ET UN
Le retour à Boulogne a fini par s’imposer à nous. Il nous faudrait nous creuser les méninges pour extirper la solution qui nous échappe sans cesse.
— Harald, il nous faut certainement raisonner autrement que nous ne l’avons fait jusqu’à maintenant.
Apparaître à mon époque, n’est pas un fait normal, il nous faut donc nous tourner vers tout ce qui semble illogique ou surnaturel. Ce qui ne peut être expliqué comme la magie, les apparitions, les disparitions, les événements extraordinaires. Nous sommes nombreux à être fascinés par ce qui ne s’explique pas par la science. L’Église a, dans le passé, chassé les savants, les visionnaires et celles qu’elle désignait comme sorcières. L’étaient-elles vraiment ?
Aujourd’hui nous sommes attirés par ceux qui sont capables, selon eux, de prédire l’avenir par tous moyens. Peut-être pourraient-ils nous aider, mais j’en doute.
— Tess, je sais que certaines devineresses sont de puissantes visionnaires. Elles sont craintes, respectées et tirent les runes divinatoires à même le sol, pour demeurer perpétuellement en contact avec l’univers. L’une d’elles vivait un peu à l’écart de mon village, en lisière de la forêt. Je n’ai pas eu le temps de l’approcher pour lui demander mon avenir avant de partir, mais des membres de mon clan m’ont affirmé, même s’ils ne l’ont pas vu de leurs yeux qu’elle aurait été capable de ramener à la vie un guerrier décédé. Mythe ou réalité, je l’ignore. Son pouvoir était immense et je sais que dans de nombreux clans d’autres femmes étaient reconnues comme détenant des pouvoirs et des dons hors du commun pour la voyance et la magie. La magie et de telles femmes ne peuvent avoir totalement disparu. Je suis bien ici aujourd’hui, non par un tour de magie artificiel mais parce que des éléments surnaturels m’y ont projeté. Je n’ai pas la capacité de définir ce phénomène, mais il doit bien exister quelqu’un capable de le comprendre. Il faut que nous cherchions si sur les terres de mes ancêtres des femmes sont encore capables d’influencer l’avenir et le passé, s’ils maîtrisent toujours les énergies que les hommes d’aujourd’hui ignorent volontairement ou non.
— Harald, j’ai peur que nos voyantes d’aujourd’hui ne soient plus à même que d’évaluer le profit qu’elles vont réaliser sur le dos des « gogos ». La divination telle que tu la connaissais est de nos jours pervertie par l’argent et il sera très difficile de reconnaître une vraie voyante d’un escroc en jupon.
— Je pense que le plus sage pour nous sera d’entreprendre nos recherches là où je sais que mon clan vivait autrefois. L’une de ces femmes y vivait et je sais qu’au moins deux autres dispensaient un pouvoir analogue dans des clans voisins.
— Harald, ne nous dispersons pas, il nous faut pratiquer comme un généalogiste. Les descendants de ces hommes, s’ils existent, auront des noms peut-être bien différents de ceux de leurs ancêtres.
Tess tempère Harald prêt déjà à partir dans des recherches tous azimuts, mais sans organisation. Retrouver un nom analogue peut être possible, mais rien n’indiquera que l’individu qui le porte détiendra les pouvoirs qu’Harald recherche.
Mais dans le cas présent, Harald ignore le nom de famille que portait la volvas de son époque. Il ne la désignait que sous le nom craint de « la pensée d’Odin », vraisemblablement parce qu’elle s’habillait toujours de noir et que ses yeux noir de jais étaient ceux d’un corbeau.
Harald n’est capable d’ânonner que quelques noms de Vikings de son clan et le plus souvent il ne se souvient d’eux que par leurs prénoms imagés qui les désignaient.
— Harald, tu ne les connais pas.
Tess pense que cette quête est aussi utopique que celle de Don Quichotte de la Manche et de son fidèle Sancho.
— Malgré tout je veux tenter cette recherche. Elle sera fastidieuse, mais il ne sera pas dit que nous n’aurons pas donné « ce coup de pied à la montagne » pour n’avoir demain aucun remords de n’avoir pas tout tenté pour que tu rejoignes ton monde.
Tess et Harald se sont donc plongés dans les registres d’Etat-civil, les archives de bibliothèques, les musées, encore et encore, la foison d’articles sur Internet, les blogs et enfin les livres et revues sur l’histoire des Vikings. Leur quotidien est devenu viking. Des mois durant, tantôt à exploiter un indice, tantôt à mettre un pas dans le chemin du renoncement. Tess a contacté des associations ésotériques, en vain. Harald a rencontré plusieurs shamans plus ou moins fiables, sans résultat probant.
Nombreux sont ceux qui auraient renoncé, pas eux...
VINGT-DEUX
— Tess, je veux tenter une autre démarche. Il nous faut retourner au Danemark et privilégier nos recherches sur quelques noms dont l’orthographe s’approcherait de celle de membres de mon clan.
Achevant de dépenser les économies de Tess, le couple est retourné au Danemark et en Allemagne, en fonction de l’origine du clan d’Harald, et ils y ont photocopié de multiples actes de naissance, et mariage de familles dont les noms présentent une homonymie même incomplète avec des membres du clan d’Harald.
Puis l’idée est venue de Tess. Telle la walkyrie, messagère d’Odin, qui ramène le guerrier dans l’autre monde. En consultant les registres d’Etat-civil, elle a découvert une anomalie capitale pour la suite des recherches. Aucune transcription de décès ne figure pour certaines des personnes dont les noms avaient été relevés initialement. Les employés d’état civil, des mairies ne contrôlent pas toujours si au regard de certains actes de naissance figure une telle transcription. Il pouvait s’agir d’un oubli pour certains ou de négligence d’un employé peu scrupuleux. Tess et Harald ont donc accompli un travail de recoupement difficile, et ils constatèrent vite que les personnes révélées ainsi n’habitaient plus dans les villes détenant les actes de naissance, ni dans celle des mariages et qu’il fallait donc prospecter minutieusement pour retrouver leurs traces. Ils sont devenus détectives à plein temps. Des recherches longues, fastidieuses, épuisantes accaparèrent leur temps, mais une faible possibilité de réussite entretenait leur volonté. Pour réussir dans leur entreprise, ils contactèrent les agences de location, les déménageurs et même la Police, mais les « invisibles » comme ils avaient fini par les appeler, leur échappaient encore. La confirmation que leur théorie était bonne leur a été donnée après avoir consulté de multiples entreprises de Pompes funèbres. Aucune opération funéraire n’a été effectuée au profit de ces personnes. Même fictif aucun décès n’est répertorié pour quelques uns d’entre eux.
Les recherches poursuivies dans les archives des journaux locaux, finirent par démontrer que bizarrement, des morts violentes accidentelles ou criminelles sont survenues dans des périmètres proches de lieux de séjour de certaines des personnes objet de leurs recherches. Quelle conclusion en tirer, sinon que ces personnes semblent être celles qui peuvent répondre à l’énigme du temps, puisqu’elles aussi semblent être des anomalies. Certaines de ces personnes semblaient pouvoir être âgées de cent cinquante ans. Aucune photo ne permet d’identifier l’une d’elles. Il faut donc se résoudre à se présenter à la seule qu’il nous a été possible de localiser formellement et la confondre. Mais, acculée, quelle sera sa réaction ?
— Tess, il nous faut mettre au point un plan d’action qui interdise à la personne que nous affronterons de réagir comme ces « invisibles » le font jusqu’à maintenant : éliminer l’intrus qui s’approche trop d’elles, puis disparaître.
Je me présenterai chez ce Leif Raken que nous avons identifié à Lille et tu resteras en coulisse, non pas à proximité, car je pense qu’il saurait se déjouer de toi, mais prête à intervenir et susceptible de dévoiler son existence et cette menace seule doit pouvoir me servir de sauf conduit. Il demeure rue de la clé. Est-ce un présage ?
VINGT-TROIS
Dès le lendemain de la découverte du refuge de cet invisible, et ne sachant pas piloter son auto, Tess m’a conduit dans cette ville immense et m’a déposé sur une grande place ne voulant pas s’approcher trop près de l’antre de ce Raken. Une statue y est perchée également en haut d’une colonne, ce doit être une habitude actuelle.
— Vos idoles vous regardent de haut.
Nous avons convenu de nous contacter quatre heures plus tard. Si ce délai devait être dépassé, Tess doit envoyer anonymement dès que possible, le fruit de nos recherches à plusieurs quotidiens nationaux. Elle a tout organisé, m’a décrit ces préparatifs, mais j’avoue que tout cela me dépassait. J’ai revêtu des habits d’homme civilisé pour me fondre au milieu de tous ces gens qui vont et viennent en tous sens. A plusieurs reprises, j’ai demandé de l’aide pour m’orienter. On perd vite ses repères, même si je m’étais efforcé d’enregistrer l’itinéraire à emprunter. Il m’a fallu plus d’un quart d’heure pour situer le domicile de ce Leif Raken. Il avoisine quelques commerces vieillots aux vitrines moins tapageuses que celles des boutiques de la place où s’engouffre une foule de clients. Là, seuls quelques piétons déambulent et semblent plus vouloir regagner leur logis dans les quartiers de la vieille ville que de s’attarder à faire du lèche-vitrine. Je me suis placé sur le trottoir d’en face et j’ai observé les fenêtres des trois étages de la demeure de « l’invisible ». Une façade anonyme, presque lugubre.
Quelques minutes d’expectative et je me résous à manœuvrer le heurtoir, un marteau de Thor stylisé. Je ne me suis donc pas trompé d’adresse. Le bruit s’est propagé dans l’habitation et j’ai perçu qu’une personne, discrètement, s’est mise à m’observer au travers de l’œilleton percé dans la porte. Je me suis senti examiné et fouillé par un regard scrutateur et le résultat de cette observation s’étant révélé positif, la porte s’est enfin ouverte sur une vieille femme.
— Que voulez-vous ? Nous n’avons besoin de rien !
La porte ne s’est entrouverte que pour permettre à la gargouille de glisser son visage et de délivrer son message glacial et dissuasif. Ses yeux inquisiteurs détaillent Harald.
Stoïque celui-ci affronte le regard de cette femme peu amène.
— Je voudrais rencontrer le Viking Leif Raken !
Les yeux de la vieille se sont arrondis et elle semble totalement déstabilisée par cette demande si incongrue. Habituée à dissuader les visiteurs importuns, elle ne peut masquer son embarras devant cet homme si calme qui l’observe et semble si sûr de lui.
Elle ne peut que balbutier : « Il n’y a personne de ce nom ici. Vous divaguez ! »
Le trouble de la femme n’a pas échappé à Harald. Provocant, il hausse le ton afin que ses propos soient entendus par d’autres résidents de la demeure, qu’il pressent à l’écoute :
— Leif RAKEN, si vous m’entendez, et si votre souhait est de demeurer dans l’anonymat de cette cité, je vous invite à vous manifester car sinon je suis à même de vous nuire !
La vieille est affolée au point qu’elle ne sait si elle doit claquer la porte sur ce diable ou rentrer dans son gîte et se mettre sous la protection des siens.
L’interpellation d’Harald a été perçue et comprise par les plus proches occupants de la maison. Les murs ont répercuté l’écho de la mise en garde.
Des hommes sortent des pièces qui ouvrent sur le couloir d’entrée. Leurs mines sont fermées et ils semblent décidés à neutraliser Harald. Ils sont quatre. La vieille s’est réfugiée derrière eux. Ils s’avancent sans hésitation vers cet intrus qui vient les défier dans leur antre.
Leurs regards trahissent une volonté farouche d’écraser l’importun, identique à celle que lisait Harald dans le regard de ses guerriers.
Ils se toisent, chacun jaugeant l’autre. Harald est demeuré sur le trottoir et même si peu de personnes parcourent la rue, quelques regards se sont néanmoins tournés vers lui, les éclats de voix ayant attisé leur curiosité.
D’un regard circulaire, l’un des hommes a remarqué les curieux qui s’attardent. D’un geste, il tempère les ardeurs des trois autres brutes. Optant pour le dialogue, l’homme interpelle Harald et spontanément se présente comme étant la personne qu’il désire rencontrer.
Harald sait que son sort peut basculer dès qu’il franchira le seuil de cette demeure. Il sait qu’il n’a pas d’autre choix que de suivre cet inconnu qui l’invite à entrer. Ses acolytes peuvent très bien, sans attendre, l’occire dès que la porte sera refermée.
Sans délai, Harald s’exclame :
— Je suis un Viking du clan Torgvason, je suis vieux de plus de 1000 ans, je ne sais pourquoi les Dieux m’ont projeté à l’époque actuelle. Je viens en paix, chercher des réponses à certaines questions. Un lien nous uni. Je n’ai pas réussi à déterminer tous les éléments qui nous rattachent, mais c’est un secours que je viens chercher pas une confrontation. Mes recherches m’ont permis de découvrir que nombreuses sont les morts suspectes qui surviennent dans votre voisinage. Je pense qu’il s’agit pour vous de réactions de défense et ne vous juge pas pour cela. Je ne cherche que votre aide, acceptez de m’écouter. Si je suis dans l’erreur ou si vous ne pouvez rien pour moi, alors je partirai et vous n’entendrez plus parler de moi. Je ne vous ai pas menti, j’ai pris mes précautions avant de vous rencontrer, ce n’est pas une menace, simplement une assurance sur ma vie. J’ai sur moi un téléphone portable allumé et une liaison est réalisée depuis que je me suis présenté à vous.
Un interlocuteur écoute et enregistre notre conversation.
Leif Raken a compris le message et d’un geste a invité Harald à l’accompagner dans un salon où chacun s’installe autour d’une table. Les hommes qui se sont manifestés quelques instants plus tôt y prennent également place.
Le maître des lieux demande immédiatement à Harald d’expliquer l’objet de sa visite. Tous les regards convergent vers lui. La vieille a disposé une théière et des gâteaux secs, mais personne ne semble tenté par cette collation. Chacun attend qu’Harald expose les raisons de son intrusion dans leur quiétude.
— Mes recherches m’ont mené à vous. Vous seuls pouvez me ramener à mon point de départ. Je n’ai pas percé le secret de ce transfert, je n’ai pu que découvrir votre existence par de fastidieux recoupements. Je n’ai aucun doute sur le fait que la magie ou l’intervention de nos dieux favorise semble-t-il votre longévité. Si vous avez ce lien et l’attention d’Odin, j’ai besoin moi aussi de cette aide pour rejoindre ma famille. Ma quête n’est pas celle de l’immortalité.
Harald raconte par le menu sa vie depuis son arrivée dans ce monde contemporain. Leif garde le silence et, après quelques longues minutes de réflexion, il consent à répondre à l’homme qui vient inopinément de s’introduire dans le cercle fermé de ces hommes du Nord invisibles.
— Notre famille fait partie du Clan des Raken et j’en suis le guide. Bien avant que ta mère te mette au monde, nos pères qui étaient des marins guerriers et vivaient comme toi dans le Nordland, ont découvert, souvent par hasard, certaines anomalies de notre monde.
Certains parmi eux, shamans, ont fusionné avec la nature et les animaux, et capté les rouages de ces étranges phénomènes.
Harald, puisque depuis plusieurs années, tu t’interroges sur l’impossibilité d’être ici aujourd’hui, tu as certainement consulté des livres ou parcouru sur Internet des articles relatifs au « triangle des Bermudes » et autres zones mystérieuses de la planète. Eh bien, oublie ces fables, ou plutôt réfléchis autrement que tous ces pseudos experts qui ont pondu toutes sortes de théories sur ces phénomènes.
Le Temps ! Harald, le temps et, effectivement, la proximité d’une porte, une trouée dans l’espace et le temps, sont les seuls catalyseurs de ces disparitions. A cela s’ajoute parfois la volonté d’atteindre un but, mais ce n’est là qu’un élément plus aléatoire. La conjonction de ces éléments perturbe la stabilité de l’univers en certains points de celui-ci.
Ceux-ci sont mouvants, il n’y a pas de coordonnées fixes pour localiser telle ou telle porte — certaines sont aujourd’hui au fond d’une mer, demain en sa surface, d’autres au sommet d’une montagne, quelques jours plus tard au sein de celle-ci.
Voilà le paramètre qui fausse toutes les théories. Non seulement il est difficile de savoir à quelle époque une porte franchie nous transportera si nous n’interférons pas par notre volonté ou une aspiration, sur l’époque à atteindre, mais il est également difficile de déterminer à quel niveau vertical se trouvera la porte dans la zone considérée.
Ainsi, tu pourrais parcourir des siècles durant la surface du triangle des Bermudes, sans jamais franchir la porte qui s’y trouve, parce que lors de tes passages à proximité immédiate de celle-ci, tu serais soit trop haut ou trop bas. Les conjonctions sont rares.
Au fil des siècles, nous avons recensé presque une centaine de ces passages. Il y en a certainement d’autres.
Les hommes n’ont fait qu’être interpellés par les disparitions qui s’y produisent ponctuellement, principalement les proches des disparus. Beaucoup frissonnent par peur de ces phénomènes. Une longue attente est parfois nécessaire pour nous permettre à nous-mêmes de les franchir pour maintenir nos liens physiques avec le clan originel.
Mais nous faisons comme ces personnes actuelles qui attendent de longs moments l’ascenseur qui doit les amener à l’étage désiré. Les personnes qui disparaissent ne sont pas mortes.
Elles errent dans une autre époque, passée ou future. Elles vivent ce que tu vis aujourd’hui, Harald. Elles doivent comme toi, s’adapter, renoncer, mourir, parfois se suicider. Aucun de ces voyageurs n’est jamais venu à nous avant toi. Ta culture viking associée au soutien de ta compagne, son implication pour t’épauler dans tes recherches et te donner les outils, l’instruction pour enrichir tes connaissances, t’ont permis de mettre à jour notre secret.
Les échanges Homme/nature ont fortifié la conviction que nos grands ancêtres étaient investis du rôle de gardien de ces portes du temps et de l’obligation de garder secrètes ces révélations. Des membres de notre famille que tu nommes « invisibles » sont disséminés en différentes parties de notre globe et assurent ce rôle de gardiens des zones où les portes sont localisées approximativement. Ce dernier mot est important, car oui, nous n’avons pas la maîtrise des passages au travers de celles-ci. Comme tu l’as subodoré puis mis en évidence, notre famille vit en autarcie intellectuelle. Nous ne sommes pas éternels, nous renvoyons simplement nos morts pour que nos cendres se mélangent à celles de nos ancêtres, c’est pour cela que tu as présumé que notre longévité était anormale.
Nous nous suffisons à nous-mêmes et les échanges avec les autochtones sont réduits au minimum. Lorsque cela est nécessaire nous assurons justement des transferts dans le temps pour nous conformer à nos traditions, en particulier comme je te l’ai dit pour l’inhumation de certains des nôtres. Car contrairement à tes suppositions, nous ne vivons pas éternellement, nous prenons simplement l’identité de certains de nos anciens qui meurent et nous substituons à eux. Ces substitutions se perdent dans les méandres des administrations et nous jouons de ces complications et du manque de sérieux des fonctionnaires. Seuls les fouineurs comme toi peuvent découvrir nos manœuvres.
Nous ne pouvons nous permettre de dévoyer notre secret. Initier un étranger à notre clan, serait trahir nos règles ancestrales, et risquer ainsi que des hommes ou des femmes interfèrent sur le cours de l’Histoire. C’est pourquoi, Harald, nous ne pouvons satisfaire ta demande, même si nous pouvons admettre que ta requête est juste.
Tu n’as pas choisi l’avenir que tu vis aujourd’hui, mais revenir à ton époque pourrait modifier l’histoire de ton propre clan.
Dans ta quête, tu as, pour ton malheur, fait trop de recherches. Ta venue au vingtième siècle était, à ton insu, ta condamnation à y vivre et à y mourir. Tel est le destin des disparus. Ils vivent ou meurent loin dans le futur ou le passé de ceux qui les côtoyaient. Si nous avions eu connaissance de ton passage, puis que tes recherches te confronteraient à nous, nous t’aurions immédiatement éliminé pour éviter tes revendications. Aucun Viking du Nordland n’a cheminé et enquêté comme tu l’as fait. En aucun cas nous ne t’aurions ramené chez toi, car tu n’aurais pu expliquer à ton clan et à ton roi, les circonstances de ton retour et tu serais apparu comme un dément aux yeux de tous ou un lâche, toi qui étais déjà banni, revenir seul t’aurait condamné même aux yeux de tes proches et des épouses des membres de ton équipage perdu.
Lors de tes recherches tu as certainement, ces derniers mois, entendu parler d’enlèvements ou vu des reportages sur des disparitions imputées aux extra-terrestres. Tu as certainement partagé l’incrédulité de la majorité de la population. Vois comment nos sociétés actuelles considèrent ces faits. Imagine ensuite comment les tiens se méfieraient immédiatement de l’un des leurs, revenu de nulle part. Un mortel renvoyé seul, chez lui, par une divinité qui l’aurait dépouillé de tout. Sois raisonnable, Harald. Cette femme est un guide pour toi. Accepte son hospitalité. Elle t’offre son corps, son foyer et certainement de vieillir avec toi.
Oublie ta vengeance, résous-toi à ce que Karen te pleure un temps, puis finisse par partager la couche d’un autre guerrier. Ta vie est ici désormais.
Non, je te le répète, je ne t’aiderai pas. Tu en sais trop et trop insister, m’incitera à m’acharner à te détruire. Tu es un valeureux guerrier et j’aurais des scrupules à t’éliminer, même si te laisser vivre c’est malheureusement te condamner encore à errer dans ce monde si tu ne parviens pas à surmonter tes désirs de retour. Suis mon conseil, aime cette femme, consacre-lui désormais ton énergie. Elle t’a fait confiance, je le fais moi aussi aujourd’hui en te laissant quitter notre maison. Ce n’est pas moi qui te fais cadeau de cet avenir, ton passé reviendra ponctuellement te hanter et gâcher certains jours de ton futur. Crois-moi, il est impossible pour toi de retourner dans ce passé que tu crois si proche. Tu ne peux plus partir. Personne de mon clan ne t’y aidera. Oublie ces portes, oublie le temps !
Ebranlé par ce refus formel, Harald, petit à petit, ne peut qu’acquiescer aux arguments du patriarche des Raken. Mais avant de rendre les armes et se résoudre à vivre cette vie imposée par les circonstances, il lui faut une réponse à une question qui le taraude depuis des lustres. Cet homme peut certainement l’éclairer sur le destin de son ami Thornsen. En formulant cette question, Harald pressent que de la réponse dépendront, pour beaucoup, ses futures décisions.
— Réponds-moi, Leïf, mon ami Thornsen a-t-il réussi à rejoindre le Nordland ? Je sais que sa volonté de retrouver le clan, lorsqu’il m’a quitté, était aussi forte que celle qui m’anime aujourd’hui.
— Tu ne m’as pas écouté, Harald ! Tu m’as entendu, mais pas écouté. Mais je veux être honnête avec toi. Thornsen est rentré. Comment ? Comme tu l’as subodoré, et certainement par chance, volonté ou hasard, il a retraversé la porte située en Manche. Il est rentré, ou plutôt sa carcasse est rentrée. Hagard, les yeux perdus, balbutiant des mots sans suite. Les fous font peur. Ton clan l’a recueilli accroché à un morceau d’épave d’un bateau inconnu. Il n’a pas survécu à l’épreuve et a rejoint le Walhalla peu après son retour. Votre odyssée est restée méconnue. De toute manière nous aurions fait en sorte que le secret ne soit pas dévoilé… Ceux de nos anciens qui vivent encore à cette époque lointaine mais qui connaissent le devenir de notre clan y auraient veillé !
— Thornsen, mon frère d’arme, ainsi il a réussi. Il est reparti trop vite ! Trop sûr de repasser facilement cette barrière invisible. J’ai le sentiment de l’avoir abandonné seul pour affronter l’inconnu. Vois-tu... aussi paradoxal que cela paraisse, si tu m’avais caché cette vérité, je me serais incliné et me serais résolu à suivre tes conseils. Ce n’est plus le cas. Thornsen ne doit pas être mort pour rien, pas ainsi, et vous m’avouez qu’après toutes ces épreuves vous étiez prêts à l’éliminer, forts de votre puissance conférée par ce fameux secret. De quel droit, vous arrogez-vous ce droit de décider du sort des égarés ? Je n’avais pas l’intention en venant ici de vous contraindre à m’aider mais vais vous y obliger en mémoire de Thornsen mais aussi parce que j’exècre l’égoïsme que vous manifestez à ne pas vouloir accorder votre aide, à moi, l’un des vôtres alors que je revendique le droit que ce secret que vous vous êtes approprié m’aide aujourd’hui. Mais aussi pour votre course en avant, votre volonté d’éliminer tous les témoins potentiels d’un phénomène qui ne vous appartient pas. Pour les meurtres que vous commettez pour vous assurer le silence de vos contemporains qui subodorent des bizarreries autour de votre famille. Avant de venir à toi, soumettre ma demande, j’ai confié à Tess le fruit de nos recherches, une somme de renseignements où maintes fois votre présence est mise en évidence. Des anachronismes, et autant de questions que des journalistes en mal de sensationnel seraient friands de rapporter à leurs lecteurs. Je dois me manifester à elle pour la rassurer sur le résultat de ma démarche de ce jour. Vous ne pourrez vous en prendre à elle, vous n’en aurez pas le temps.
Une touche appuyée sur un clavier et il en sera fini de vos secrets. Pensez aux explications que vous auriez à fournir, pour justifier certaines éliminations de personnes qui s’approchaient trop de vous. Les organes de presse seraient inondés, mais également différents services de Police. Quelles retombées négatives ! même l’honneur de nos ancêtres serait sali. Je serais certes mis au banc, mais ne le suis-je pas déjà ? Alors réfléchissez, mais vite, le temps ne joue pas pour vous et vous ne connaissez pas l’échéance que j’ai convenue avec Tess.
Un silence pesant s’installe entre les protagonistes. Leïf ne semble pas surpris par le chantage qu’Harald s’est décidé d’exercer pour obtenir la clé lui permettant de regagner son époque. Un jeu de dupes ! Qui trompera l’autre ?
Au terme de longues minutes, l’aîné des Raken, après avoir écouté cette plaidoirie se tourne vers les siens. Il peut lire dans leurs yeux, un accord tacite, quant à l’acceptation de tous, d’aider à contrecœur ce naufragé du temps.
Il s’adresse à Harald dans la langue de ses ancêtres :
— Ton chemin a certainement été difficile pour arriver indemne jusqu’à nous. Nous fuyons ou éliminons tous les curieux, non pas pour jouir seuls de notre secret, mais simplement parce que les hommes sont encore loin d’être prêts à disposer d’un tel pouvoir. Trop de choses interférent encore pour que ces connaissances deviennent universelles et les pires restent encore la soif de pouvoir et la cupidité. Te faire confiance implique pour nous de transgresser cette règle du secret. Tu es intelligent, aussi je pense que même si nous t’éliminions, toi et ta compagne, nous ne sortirions pas indemnes de ce choix.
J’ai la charge d’une porte localisée au mont Cassel au Nord de la France. Mon cousin Gozlin veille sur une autre située près du bourg de Glére dans le Doubs, à la frontière Suisse. Si tu te rendais dans ce village, tu aurais l’impression d’entrer dans un goulet, aucun autre site ne donne cette impression. Nos ancêtres se sont établis partout dans le monde, et souvent ceux d’entre nous qui ont « la connaissance de ce secret » se sont installés près de ces zones de passage. Nous en avons déterminé près d’une centaine. Nous avons le plus souvent acquis les terrains où les portes ont été révélées et avons fait en sorte que ces zones soient inaccessibles aux non initiés. Tant pis pour les irrespectueux des propriétés privées. Si nous ne pouvons acheter certains de ces terrains, nous nous sommes assurés que leurs propriétaires en interdisaient l’accès. Les gens peuvent se montrer très conciliants face à des menaces formelles. Tu peux admettre aujourd’hui que nous sommes des spécialistes des disparitions de personnes. En mer, par contre nous sommes impuissants à interférer. Nous ne pouvons que relever les coordonnées géographiques de ces portes, dont celle que tu as franchie. Les Dieux par la voix des « volvas », nos voyantes, ont exigé de nous de préserver ces secrets il y a si longtemps, nous perpétuerons cet engagement. Nous n’en sommes que les gardiens et seuls quelques initiés ont la faculté de les franchir dans les deux sens et ces passages se font selon la volonté des Dieux, de la nôtre, des lois de l’Univers et des portes elles-mêmes. Qui les manœuvre ? Ni les Dieux, ni nous-mêmes n’avons seuls ce pouvoir ? Voilà pourquoi, en tant que simple gardien, notre rôle est de t’en dissuader, car de nous-mêmes nous ne pouvons octroyer une autorisation d’un passage que nous ne maîtrisons pas.
— Vous savez que je suis l’un des vôtres et maintenant que j’ai obtenu contre votre gré votre adhésion à mon projet, à défaut de votre confiance, je veux justifier de ma bonne foi, alors aidez-moi à rejoindre l’époque que je n’aurais jamais dû quitter et cette erreur de l’histoire sera gommée. Aidez-moi à identifier le processus qui a changé ma destinée.
— Tout d’abord il te faut nous dire quand tu souhaites rejoindre ton clan que nous puissions évaluer la période favorable pour qu’une porte te soit accessible, te désigner celle-ci selon que tu veuilles partir par mer ou par terre. Ensuite il te faut forger ton esprit et ta volonté, être formel dans ta demande et concentrer ton esprit et ton énergie à un but précis, en l’occurrence définir une localisation qui te permettra de rejoindre le Danemark comme point de destination, plus particulièrement la région de Jelling et son époque, soit vers l’an 850, puisqu’il te faut tenir compte de tes années passées ici. Ne t’inquiète pas, une devineresse te recevra, te conditionnera à cette épreuve du passage et te fera prendre des remèdes hallucinogènes qui inhiberont tes réticences. Le passage est à ce prix. Tu ne peux emporter aucun objet actuel, comme tu n’as pu récupérer ceux de ton époque. Réfléchis, partir implique d’abandonner ce que tu viens de construire avec celle qui te guide.
Harald est animé par ce dilemme. Les sentiments qu’il éprouve pour Tess sont réels, mais il s’est efforcé de les brider. Il a donné son âme et son cœur à Karen et l’envie de retrouver son clan et cette femme qui a partagé ses souvenirs d’enfance prime sur ses sentiments actuels.
— Enfin il faut soumettre ta demande à Odin et demander aux Nornes de s’impliquer dans ta quête. Il nous faudra également consulter les runes. Ton retour peut influencer l’histoire de notre peuple et cette intervention pourrait être préjudiciable. Ta demande doit être soumise à notre « volvas » avant que l’adhésion formelle de notre clan te soit accordée. Reviens nous voir dans deux mois et nous te ferons part de la réponse de notre voyante.
VINGT-QUATRE
Tess a usé de tous ses pouvoirs de femme pour préserver cet homme qui comble sa vie. Mais elle pressent qu’il bride l’amour qu’il a pour elle.
Elle ne croit pas qu’il réalisera son projet. Rares sont les moments où Harald s’abandonne, oublie son passé et son désir de départ. Elle sait libérer l’amant, le rendre fou de désir, même au milieu de la foule. Elle pense pouvoir le retenir. Elle s’illusionne. Elle se fait femme sensuelle et comme chaque fois où elle l’a rendu fou de désir depuis leur rencontre, elle exacerbe ses sens par une caresse subtile et innocente au milieu de la foule, ou se fait mutine en lui glissant à l’oreille une confidence intime « je n’ai pas mis de culotte pour toi aujourd’hui ! » sachant que cette espièglerie érotique provoque chez son amant, un désir si violent qu’il en devient son esclave pour un temps. Elle est surtout la femme « Amour » qui lui susurre tant de « je t’aime » auxquels seuls la flamme de ses yeux répond ou un sourire qui la désarme. Mais hélas, après la retombée du charme du moment, la mélancolie d’Harald se réinstalle rapidement et Tess se confronte encore et encore à la perspective du départ inéluctable de l’homme qui peuple sa vie.
VINGT-CINQ
— Harald, nous avons soumis ta requête à notre devineresse Bera, elle vit aujourd’hui encore en harmonie avec la nature et tire les runes, comme les Nornes autrefois tissaient le fil de la vie d’un homme. Comme elles, Bera connaît le destin de chacun, et tu ne pourras te soustraire toi non plus à ton destin. Elle a consulté les trois Nornes et en possession de tous les éléments concernant ta vie passée, présente et à venir, elle a jugé qu’elle pouvait satisfaire ta requête. Cette transgression de nos règles d’éventuellement inter-agir sur le passé a néanmoins un prix. Il peut être lourd à payer. Elle ne m’a pas confié qu’elle était la conséquence pour toi si tu acceptes les risques de ce retour. Il n’aura, selon elle, qu’une influence sur l’histoire de ton clan mais n’interférera pas sur celle de ton peuple mais elle peut également par contre influer sur la tienne. Veux-tu assumer cette responsabilité. Il est encore temps pour toi de renoncer à ce que je considère moi comme une folie ?
— Leif, j’ai affronté bien des dangers dans ma vie, et plus d’une fois le fil de ma destinée était à deux doigts d’être coupé. Je ne crains pas la mort, je suis un Viking et si demain parce que je souhaite rejoindre les miens, les walkyries m’emportent, j’accepte ce prix.
— Je ne sais, Harald, si ta mort ou d’autres morts seront les conséquences de ton retour, la devineresse n’a pas révélé ses visions du futur. Elle a simplement parlé que ton retour bousculerait l’ordre établi dans ton clan. Comme les runes gravées dans la pierre et visibles à nos yeux, mais dont le sens ne nous est pas pour autant accessible, les prédictions des devineresses sont pleines de subtilités. Nous, profanes, nous ne pouvons que prendre acte de l’autorisation formulée par Bera.
Tu dois avoir été inspiré par Freyja, notre déesse de l’amour, pour exprimer autant de passion en amour pour Karen, ta femme, et être aussi déterminé pour la rejoindre.
VINGT-SIX
Si vous aviez croisé Bera, vous n’auriez vu qu’une jolie femme, souriante, d’une quarantaine d’années, qui, sans être banale, n’aurait pas attiré votre regard plus que quelques instants. Mais quand vous lui parlez, elle vous fascine et un magnétisme émane de tout son être. Mince, brune, de grands yeux verts, son regard dérange, vous fouille, mais en même temps vous ressentez une sécurité sans pouvoir expliquer ce qui vous arrive. D’elle émane la sécurité que procure la présence d’une mère. Ses vêtements sont ceux d’une femme moderne bien dans sa peau. Le seul élément qui permet d’identifier cette femme comme étant une voyante, telle qu’Harald les reconnaît, est la présence d’une broche en forme de sceptre épinglée au-dessus de son cœur, signe distinctif de sa fonction et également la couleur bleue de ses vêtements qui prédomine.
— Donne-moi ta main, Harald et que ton âme s’ouvre à la mienne !
Je pense que ta venue dans le siècle actuel est consécutive au fait que lors de ton nouveau départ, lorsque tu as été banni, tu as franchi l’une des portes en mer dont nous ignorions jusqu’à présent l’existence. Au sein de la tempête, tu aspirais à un futur. Tu voulais revenir à cette cité franque que tu avais repérée l’année précédente. Ton désir d’un futur glorieux et ta colère ont fortifié ta volonté. Peut-être as-tu aussi trop défié les Dieux, qui t’ont jugé trop présomptueux. Tu as traversé le temps et la porte, et pour ton malheur tu n’as pas domestiqué tous les paramètres. Tu as disparu de ton époque pour continuer ta vie dans le monde d’aujourd’hui. Peu d’entre nous entreprennent consciemment ces passages et souvent c’est pour retourner dans le passé, inhumer l’un d’entre nous auprès de nos ancêtres. Nous n’interférons pas et nous nous organisons pour que notre retour dans le passé reste invisible même aux yeux des nôtres. Les témoins éventuels sont parfois éliminés d’un commun accord entre les gardiens et les devineresses en liaison avec ceux-ci.
C’est le prix à payer pour la sauvegarde du secret. Tu es passé derrière le miroir par ta seule volonté. Tu devais effleurer la porte à ce moment ainsi que peut-être tout ton équipage. Le prix du passage a été exorbitant, tes hommes n’ont pas eu ta chance, car il faut parler de chance. Malgré les apparences, Odin doit avoir veillé sur toi. Tu n’es pas devenu fou, mais je pense que la présence de Thornsen a permis que l’un et l’autre vous ne perdiez pas la raison. Vous deviez être liés par le même idéal.
Je t’ai parlé des phénomènes de disparition, objets de tant d’interprétations à notre époque actuelle. Les « portes » sont à l’origine de légendes, de récits mystérieux de disparitions ou même d’apparitions. Je ne puis t’en dire plus, les hommes n’ont pas conscience de leur existence. Beaucoup de choses auxquelles les hommes croient et qui leur permettent de survivre nécessitent que des secrets et des phénomènes mystérieux doivent demeurer pour toujours extraordinaires et inexpliqués. Les hommes ont besoin d’avoir peur mais aussi de croire en toutes sortes de Dieux. Les apparitions les subjuguent et confortent leurs croyances. Beaucoup de mystères pourraient être résolus si le secret de ces passages pouvait être révélé à l’humanité, mais l’homme est le pire ennemi de l’homme et l’usage détourné d’un tel secret pourrait pervertir des esprits ambitieux ou conquérants.
Comme Leif te l’a sans doute révélé, nous avons localisé quelques dizaines de ces portes invisibles, et avons déterminé des secteurs favorables aux passages, même si comme on te l’a révélé, elles ne sont pas toujours précisément au niveau souhaité. Ce sont des zones d’aberration du temps où des énergies s’entrechoquent et nous projettent à notre insu dans une époque, si ingénument nous n’avons pas fait intervenir notre volonté dans le choix de celle-ci. L’Univers interfère, comme les planètes influencent les marées, la végétation. Pour ne pas nous perdre dans l’espace/temps il faut que notre esprit ait influencé cette projection et ait en quelque sorte « borné » ce bond dans le temps. La nature a ses Lois. L’univers les siennes. Ce sont les paramètres que nous ne maîtrisons pas pour franchir les portes. Disons que nous ne maîtrisons pas le véhicule, mais pouvons avoir le choix de l’arrêt. Le hasard t’a fait traverser l’une d’elle, nous, nous devons rester parfois cinq à six jours dans le secteur d’une porte pour réussir à la franchir. Pour toi cette attente peut sembler courte, mais elle est handicapante, si nous devons amener l’un de nos défunts à ses racines.
Harald il faudra que ta volonté soit formelle lorsque ton choix se sera porté sur la porte qui sera ton point de départ, parmi celles que nous te proposerons.
Depuis toujours, les hommes arpentent les secteurs où nous avons déterminé la présence de portes, sans pour cela quitter leur époque. Ils n’en ont aucune conscience, car ils ne désirent rien, sinon cheminer, et de plus ils ne sont plus en osmose avec la nature. D’autres malheureusement s’y aventurent inconsciemment, avec des idées en tête et se perdent dans le temps, c’est ton cas.
Tu dois « travailler » ta volonté pour repartir de là où tu viens. Pour que le transfert se réalise, tu dois le vouloir. Seule une volonté fortifiée, renforcée, aussi ferme et dure qu’un silex taillé favorisera ton passage. Une sublimation de l’esprit analogue aux méditations de certains moines bouddhistes et ermites qui s’élèvent dans tous les sens du terme.
Tu n’obtiendras la « clé » qu’à cette seule condition.
Il semble, selon les recherches que tu as effectuées et les renseignements que tu me donnes, que ton clan était installé dans l’un des hameaux situés au sud-est du comptoir d’Hedeby à la base de la péninsule du Jütland, dans l’anse du fjord donnant sur la mer Baltique et à peu de distance de la mer du Nord.
Quand tu te sentiras prêt et auras fait tes adieux à ta compagne actuelle, tu reviendras me voir et nous entreprendrons ensemble l’initiation. Si tu choisis une porte proche, je t’accompagnerai sur le chemin qui te ramènera à ton passé. Je ne m’éloigne jamais longtemps du clan qui me consulte car je suis pour ses membres le trait d’union entre les dieux et chacun et, comme tu le sais, l’homme a besoin de se rassurer sur son avenir, même si toi tu es plutôt décidé à rejoindre le passé. Il te faut néanmoins te décider pour être prêt au solstice d’hiver car nous avons constaté que les passages sont facilités à cette période précise.
VINGT-SEPT
— Tess ! Guide-moi encore. Je sais que tu me comprends et que tu ne souhaites pas mon départ, mais tu n’ignores pas que je suis un homme loyal envers ma famille et mon clan, même si une décision anormale a été prise à mon encontre. J’ai besoin encore de ton aide, de ta présence pour m’accompagner jusqu’à la porte. Je pense que le plus raisonnable est d’emprunter celle dont Leif a la charge, près de Cassel. Elle n’est pas très éloignée de Boulogne et je pourrai être accompagné pour ce périple par Bera qui est la voyante du clan de Leif.
A son retour, je demanderai à cette « volvas » qu’elle revienne vers toi et t’indique le lieu exact où mon clan d’origine est établi afin que si tu le désires tu puisses venir sur les lieux, sentir ma présence et que par-delà ce siècle qui s’écoulera entre nos deux vies, ton esprit perçoive la pensée que peut-être encore je parviendrai à te faire ressentir si Freyja m’accorde ce geste subtil pour toi.
— Je viendrai, Harald, mais si un jour, j’ai le courage de fouler ta terre, ce ne sera jamais que pour vous maudire ta femme et toi et te crier ma solitude et mon amour. Crier ma haine à tes Dieux, à Odin qui n’a pas fait que de toi son jouet, mais de moi aussi. Ses humeurs changeantes ont bouleversé nos vies. Maudire aussi Freyja, Thor, mes aussi mon Dieu aussi sourd que les tiens, plus indifférent qu’attentif au bonheur de ceux qui le vénèrent. Nous finirons tous par nous détourner de ceux qu’on adore et malheureusement comme beaucoup d’autres nous identifierons le bonheur dans des choses matérielles. Tu vois, mon existence sera redevenue aussi sombre que les ténèbres où sévit Hel, ta déesse de la mort. Vivante, mais morte dedans, insensible aux autres, pas encore enterrée.
Campée face à Harald, Tess continue, elle use de la provocation pour faire fléchir son amant.
— Je ne sais ce que je vais devenir, mais il est inéluctable que la rue redeviendra mon destin, sachant qu’il me faut aussi reconstituer mes économies pour assurer mes vieux jours.
Dis-moi, Harald, est-ce que le fait que la femme avec laquelle tu as partagé ces dernières années, va de nouveau donner son corps à d’autres hommes, ne t’émeut pas ?
Harald détourne le regard et serre les poings, mais se refuse de montrer à Tess la jalousie qui l’anime et l’envie, par anticipation, de tordre le cou de tous ces futurs clients.
— Tess, je ne veux pas te donner de réponse. Tu me provoques. Tu n’es pas mon esclave et je ne suis pas ton époux. Je n’ai pas le droit de te reprocher une façon de vivre que je réprouve, mais je n’ai aucun droit de te l’interdire.
Tess ne peut retenir ses larmes, qui, en quelques instants, inondent son visage, elle voudrait insulter Harald mais ne peut que formuler des commentaires aigres-doux.
— Tu n’as donc été, si je résume tes propos, qu’un amant. Installé chez moi, pendant cinq ans. Rien qu’un amant, qui a saisi l’opportunité d’être hébergé, nourri, soutenu dans son entreprise, civilisé et surtout écouté. J’ai cru ressusciter grâce à toi. Il semble que je me sois trompée. Nous nous sommes en quelque sorte, épaulés un certain temps mais sans rien pouvoir, surtout en ce qui te concerne, donner plus. Je suis trop naïve !
— Ne t’emporte pas, petite femme. Tu sais tout comme moi ce que nous avons partagé et ce que nos cœurs auraient voulu se dire. Ne te dévalorise pas et ne déprécie pas ce qui nous a liés. Je t’ai déjà dit que je suis un homme loyal, envers toi, mais par mes engagements antérieurs, plus encore envers ma famille. Le dilemme n’existerait pas si ma femme ne m’attendait pas au pays.
Ces mots peinent à la rasséréner et Tess continue à aiguillonner Harald, en défiant la fierté et la virilité de l’homme.
— J’aurai d’ardents amants qui me feront oublier tes caresses. Je saurai les rendre fous de moi.
Elle ne croit pas elle-même ces mots qu’elle prononce. Et, finalement, vaincue par ses faiblesses et son attachement à Harald, elle exprime son désir de lui en un ultime défi.
— Viens, j’ai envie de toi et ce soir je veux gagner ce duel.
Les quelques semaines qui s’écoulèrent ensuite furent autant d’épreuves pour le couple. L’échéance du départ était comme une épée de Damoclès, qui interdisait quasiment au couple de vivre encore l’amour qui les liait. Leurs corps fusionnaient encore, mais leurs cœurs n’étaient que douleurs et le chagrin était un maelström en devenir que tous deux avaient un mal fou à maîtriser. L’amour était mourant, ils étaient tous deux à son chevet. Bera avait déterminé une date favorable et ce jour défini au lieu d’être une date de renaissance pour Harald, devenait honni à son approche. Harald aspirait à cette échéance, Tess aurait voulu gommer définitivement ce jour du calendrier.
Perpétuellement déchirée, à plusieurs reprises Tess demande à Harald de l’accompagner dans son église, place Saint Michel. Elle y cherche un secours, telle une mystique, même si antérieurement elle ne l’a pas obtenu alors qu’elle le sollicitait en traversant les épreuves qui ont ponctué sa vie. Se rattacher aux croyances auxquelles elle a été conditionnée pour espérer encore l’impossible.
— Tess, pourquoi t’adresses-tu à ces dieux ? Tu n’obtiendras rien d’eux. Regarde, toutes les statues ont un regard triste. Elles ne sont que chagrins. Ton dieu souverain n’est représenté que torturé. Il semble avoir plus besoin de toi que toi de lui.
— Harald, les chrétiens, au cours de l’histoire, ont été plus que souvent persécutés et nos dieux ont voulu partager ces souffrances. Contrairement aux apparences, mon Dieu est amour alors que les tiens sont bien plus violents.
— Qui a capturé ton dieu pour l’exhiber ainsi sur une croix ?
— Des hommes bien avant ton époque. Ils l’ont jugé et tué.
— Tess, j’aurais des difficultés à croire qu’un dieu puisse être tué par des hommes. Les miens ont combattu des géants. Ils se querellent entre eux, s’affrontent, mais restent inaccessibles aux hommes. Tu me dis que mon peuple a fini par choisir ton dieu, et s’est détourné des nôtres. J’avoue être surpris. Charlemagne n’a pas réussi à convertir les Saxons. Notre peuple était de la même trempe. Je ne puis croire qu’il ait choisit cette voie. Je préfère continuer à penser qu’une majorité de mes frères d’armes et leurs familles ont choisi de traverser l’une de ces fameuses portes pour fuir un monde en évolution où ils n’avaient plus leur place et poursuivre quelque part dans l’univers, à une autre époque, les expéditions aventureuses qui ont fait leur renommée.
— Vois-tu, Harald, je viens ici puiser des forces et y reviendrai encore pour affronter le vide qui s’imposera à moi à ton départ.
— Je te comprends, Tess, moi aussi, je me tourne vers mes dieux, avec espoir dans mes difficultés. Mais je dois avouer que jusqu’à ce jour, je ne peux que supposer que mes épreuves auraient été pires sans eux. Mais il me semble que pour toi aussi le secours que tu lui as demandé a été bien diffus.
— Je garde cette foi, Harald, mon dieu est humain jusque dans sa mort sur cette croix. Les tiens seront toujours pour toi inabordables. Ils ont dominé ton peuple par la peur et exigent des sacrifices pour vous accorder leurs faveurs.
— Nous ne nous accorderons pas sur ce sujet. Toi et moi, continuerons à nous tourner vers eux, car ils sont notre espérance dans notre solitude respective et l’ombre qui nous accompagne dans nos tourments.
Harald et Tess continueront le reste de la journée à opposer leurs dieux mais sans néanmoins chercher à se convertir mutuellement.
Tess est désavantagée, elle ne peut décemment mettre en concurrence un paradis ouaté où chacun vit dans le bonheur et l’amour à un Walhalla peuplé de Walkyries où l’hydromel coule à flots, où on y entend les Vikings chanter, rire, continuer à y fêter la vie en se remémorant de hauts faits d’armes.
VINGT-HUIT
Le rendez-vous a été fixé près de la porte de Dunkerque à Cassel au lever du jour. Harald et Tess y ont rejoint Bera. Tous trois sont silencieux dans le véhicule que Tess, l’esprit anesthésié d’avoir trop appréhendé ces instants, conduit sans vraiment voir la route qui descend le mont Cassel. Ils gagnent tous trois le Mont des Récollets, puis le « Bois des Renards » où le départ doit s’opérer. Le véhicule stationné en bordure d’un bosquet, tous trois s’écartent des chemins fréquentés. Une sente s’enfonce dans le bois. Ce cheminement les mène à une fourche.
Bera s’adresse à Tess et lui demande de demeurer à cette intersection de chemin et invite le couple à se dire adieu. Elle s’éloigne et leur laisse une intimité aussi intimidante que celle de leur rencontre.
Ils ne peuvent se parler. Leurs yeux se noient et leurs regards s’interpénètrent. Quels mots prononcer quand on déchire l’amour ? Tess ne veut pas ébranler la volonté d’Harald qui vacille dans ces instants ultimes qui précèdent une mort. La mort de leur avenir. Harald rejoint son aimée, et Tess doit apprendre à survivre parallèlement à quelqu’un qui vécut il y a plus d’un millénaire. Elle le touche aujourd’hui encore, il part pour vivre là-bas au Nordland. Elle ne peut penser qu’il a vécu il y a un peu plus de mille ans, puisqu’il est là vivant face à elle et que même s’il quitte ce monde, il vivra encore sa fin de vie là-bas dans ce passé qui pour lui sera son présent. Quel paradoxe !
Pour éviter que ces adieux se prolongent et laminent leurs volontés respectives, ils appellent Bera qui rejoint aussitôt le couple.
La voyante, prend la main d’Harald et l’invite à l’accompagner sur l’un des chemins, laissant Tess pantelante et brisée à l’amorce de celui-ci.
— Harald, es-tu décidé à affronter cette épreuve ?
— Ma décision est prise, Bera. Je sais le mal que je fais à Tess. Je souffre de ce même mal. Mais ma femme m’attend et elle endure seule toutes les difficultés liées à mon absence. Tess m’a fait découvrir ce qu’est l’amour et même si celui que j’éprouve pour Karen est moins ciselé et peut-être moins conscient et exprimé, Karen est celle que mon cœur a choisi il y a longtemps, nous avons été élevés proches l’un de l’autre. Ma vie est près d’elle, près de mon peuple et je souhaite qu’elle me donne des enfants que je guiderai dans des expéditions aventureuses comme le fit mon père.
— Harald ! Les Dieux sont parfois cruels ! Tu as déjà perdu ton équipage. Je ne puis te dire le prix à payer pour ton retour. Les runes ne m’ont jamais trompée, mais j’ai vu Loki, ce Dieu maudit, ricaner lorsque je les ai interrogées pour ton retour.
— Si ma vie est le prix à payer, j’accepte cet augure, mais je dois rejoindre les miens et il ne sera pas écrit que banni par mon peuple, éprouvé par les Dieux, je n’aurai pas tout tenté pour revenir vers les miens et faire honneur à mon âme viking.
— Harald ! Je ne regrette pas de t’apporter mon aide dans ton entreprise, tant les vertus qui sont tiennes méritent le respect. Il nous faut dorénavant nous consacrer totalement au processus qui nous emmènera au Nordland. Partageons la décoction que j’ai préparée au passage. J’ai étudié au moyen des runes les probabilités de présence de la porte actuellement pour respecter ton choix et je suis venue hier en ce lieu pour confirmer ces prédictions. J’ai ressenti les changements ambiants inhérents à sa présence ponctuelle dans le secteur. Elle influence la nature, elle vibre en moi. Elle a un pouvoir attractif, dont tu as certainement négligé le ressenti lorsque la tempête t’a projeté dans ce siècle.
J’ai été rassurée de la « ressentir » à la fourche où est restée ta compagne. La porte modifie nos sensations. Le ressenti est subtil et interfère sur nos décisions. Les hommes qui se trouvent en présence des « portes » temporairement présentes ont cette appréhension subtile qui les fait choisir un chemin plutôt qu’un autre, parce que l’un inquiète, l’autre non. Il n’est pas plus sombre, non ! Il ne plaît pas, simplement, sans qu’on en sache la raison. L’emprunter quand même peut être la cause d’une disparition. Nous autres Volvas sommes initiées à ces sensations et passons régulièrement derrière le miroir. Nos apparitions sont parfois inopportunes, ce sont nos propres erreurs quant à la date et au lieu de notre projection dans le passé ou le futur.
Avant toute chose, j’ai amené des vêtements analogues à ceux de nos ancêtres et il faut que nous les revêtions pour que ceux que nous croiserons au terme de notre voyage ne soient pas surpris par nos accoutrements si différents des leurs.
Comme des serpents se séparant de leur mue, Harald et Bera se dépouillent de leurs habits actuels pour revêtir les hardes ramenées du passé par Bera.
— Aujourd’hui, d’un commun accord, nous devons confondre nos volontés pour rejoindre le Danemark en l’an 850. Bois avec moi le breuvage que je nous ai préparé, qui accentuera notre sensibilité pour percevoir la porte. Sers-toi de mon énergie et adjoins-y la tienne pour que nous soyons emportés vers ce but passé. Quand tous deux nous serons sous l’influence de la potion et que nous serons animés par les vibrations de la porte, nous nous avancerons plus encore sur ce chemin. Ne t’attends pas à franchir une porte lumineuse, à te sentir parcourir un couloir de lumières ou autres effets spectaculaires. Il n’y aura rien de tout cela. Nous marcherons, mais nous n’avancerons pas. Nous franchirons la porte sans même nous en rendre compte. Seul un champ de forces sera ressenti. Lorsque l’effet de la potion se dissipera nous n’aurons pas l’impression d’avoir effectué ce saut dans le temps. Nous repartirons de ce même endroit, sortirons de ce bois et devrons rejoindre Hedeby par nos propres moyens en franchissant des zones pouvant être dangereuses pour un couple isolé et sans arme. Mais je sais qu’un guerrier renaissant m’accompagne.
VINGT-NEUF
Tel que Bera l’avait décrit, le passage entre les deux époques se fit sans les effets spéciaux d’un film de fiction.
Les changements notables sont d’un tout autre ordre. L’air humé est différent. La végétation plus sauvage, moins dénaturée. Dès leur mise en marche, Harald et Bera mirent en fuite de nombreux petits animaux et oiseaux. Harald remarque immédiatement que le déboisement n’a que peu entamé la nature. Il est dépaysé dans cet environnement qui lui était jadis familier. Quelques masures sont visibles dans le paysage, des fumées montent, l’automne s’est installé et les autochtones commencent à chauffer leur intérieur. Les bovins ne sont pas rentrés pour l’hiver et ne dispensent pas encore leur chaleur au logis.
— Harald, il vaut mieux que nous évitions le contact avec la population. Tu as changé de physionomie mais tu restes aux yeux des gens du cru un étranger et tu seras chassé ou suspect à leurs yeux. Comme tu le sais, l’insécurité règne à cette époque et la vie n’y a que peu de valeur. Je n’ai pas l’habitude d’utiliser cette porte, mes repères sont autres, mais nous avons respecté ton choix. Il permettait à Tess de nous accompagner pour ce départ. Nos coreligionnaires vikings envahissent régulièrement ces territoires et ne laissent derrière eux que haine et larmes. Nous avons quelques vivres. Approchons-nous au maximum de notre point de destination et nous aviserons si une rencontre inopportune entrave notre avancée.
La marche est épuisante. La nuit, ils s’accordent un repos mérité dans des abris de fortune dénichés au hasard de leur périple.
— Comment feras-tu, Bera, pour rejoindre notre point de départ ?
— Je me ferai ramener par les ancêtres de Leif, ils ont des relais et utilisent des chevaux pour gagner les différents lieux où les portes se matérialisent. Je ne choisirai certainement pas cette même porte, mais une plus au nord-est. Nous n’avons pas utilisé cette possibilité car certains membres de son clan sont liés à Valdemar, ton jarl, et je préfère que notre arrivée à Hedeby demeure secrète pour des raisons que je ne puis te dévoiler, car elles font partie de ton histoire.
Les victuailles épuisées, le vol de quelques volailles ou de légumes dans les jardins à proximité de fermes comble les manques et fournit l’énergie nécessaire au couple. Ils furent bien mis en fuite par quelques chiens, mais parvinrent néanmoins à leurs fins sans être inquiétés par les paysans ou des villageois. Ils évitent les bourgs et privilégient les chemins ruraux, et les bois.
TRENTE
Au onzième jour, Bera qui s’est un peu attardée à cueillir quelques mûres, est surprise par un chasseur posté à proximité du roncier. Voulant saisir l’opportunité de satisfaire son instinct de mâle, il ceinture la voyante et plaque une main sur la bouche de sa victime, commence de son autre main à parcourir son corps. N’étant pas femme à se livrer sans combattre, Bera rue et tente de crier, mais ne peut y parvenir. Ses gémissements d’impuissance sont trop étouffés pour espérer qu’Harald les entende, lui qui a pris de l’avance pour s’enquérir si le chemin est libre.
Le chasseur est un homme qui a l’habitude de manier de lourdes charges lorsqu’il doit seul ramener un sanglier ou un quartier de cerf. Les ruades de Bera ne font qu’attiser ses envies et il n’a aucun mal à maîtriser cette femme.
Il ne veut néanmoins pas continuer à « jouter » avec elle et il se résout à sortir un imposant couteau de chasse et à placer la lame sous le cou de Bera. Pas besoin de menaces pour qu’elle comprenne que si elle continue à se débattre, c’est d’une femme morte que ce soudard se satisfera. Sous la menace du couteau qui écorche sa gorge, Bera s’immobilise et elle regarde impuissante et silencieuse l’homme se dégager pour la violer après l’avoir lui-même dépouillée des vêtements masculins qui n’ont pas fait illusion, cachant mal ses rondeurs féminines. Les yeux plein de larmes, elle ne peut faire appel à la magie et à ses Dieux protecteurs et ne cherche qu’à se détacher mentalement de ce corps que le rustre va souiller.
L’homme ne veut pas voir les yeux de Bera. Il la retourne, tout en maintenant la lame sous le cou de sa victime. A ce moment, du coin de l’œil, il remarque l’homme qui s’approche en écartant les fougères qui les entourent. Le danger que cet homme représente annihile son envie de viol. Cet adversaire est trop dangereux pour qu’il risque sa vie pour se satisfaire de la femme. Le chasseur ne peut rapidement se saisir de son arc qu’il a posé à quelques mètres. Son couteau de chasse fera l’affaire, l’autre est sans arme. Aucun mot n’est échangé. Le chasseur est vigoureux et il a l’habitude d’être confronté au danger. Les cicatrices qui parcourent son corps sont les marques laissées par des combats au corps à corps avec des sangliers blessés qu’il a achevés au couteau. Peu d’hommes l’ont provoqué et ils y ont tous laissé la vie. Aussi cet étranger grossira leur nombre. Les deux combattants se toisent et à demi-courbés, s’apprêtent à s’affronter physiquement. Harald ne quitte pas des yeux la lame du chasseur. Il pressent que l’homme est adroit et que la confrontation peut lui être préjudiciable. Si seulement il disposait d’une arme, d’une hache, d’une épée, même simplement d’un bouclier. Mais là il ne dispose de rien et le couteau semble vivre dans la main de l’autre. Le combat sera rude, peut-être même fatal. Est-ce sa mort que la « volvas » a vu dans les runes ? La pensée qu’il pourrait avoir fait tout ce périple pour mourir ici aujourd’hui, effleure Harald. Et combattre à mains nues est un sérieux désavantage.
Mais le combat n’a pas lieu, l’homme titube et s’affale face contre terre aux pieds d’Harald, la gorge transpercée d’une flèche. Le sang gicle à gros débit et la mort va rapidement intervenir. Les deux combattants qui se jaugeaient ont oublié Bera. Elle n’a certes pas leur force, mais a été entraînée au maniement de quelques armes dans la perspective d’avoir parfois à parcourir des contrées dangereuses. Elle sait se servir d’un arc et celui du chasseur est une arme, en bois d’orme, bien équilibrée, parfaite pour que la flèche ne manque pas la cible si les mains qui l’utilisent ont été initiées au tir, ce qui est le cas de la voyante.
Assis aux côtés du défunt chasseur, Harald et Bera récupèrent tous deux après ces moments de tension extrême où ils se sont mutuellement porté secours.
— Harald, je ne sais ce qui t’a fait revenir sur tes pas, mais sans ton retour, ma vie se serait certainement terminée ici avant ou après avoir été violée.
— Tout comme cet homme je suis un chasseur, ou tout au moins je l’étais. Toutes nos réactions ne s’expliquent pas. Mon instinct a influé sur cette décision de revenir vers toi. Quand je parle d’instinct, je ne puis néanmoins dire si c’est moi ou une voix intérieure qui m’a invité à le faire. J’ai l’impression de ne pas être décideur de toutes mes actions.
— Tu sais, Harald, nous ne marchons pas seul sur notre chemin personnel, les Dieux nous y accompagnent ainsi que nos guides, ce que les hommes de l’époque que nous venons de quitter nomment les anges gardiens. A nous de savoir les écouter. Cet homme était mauvais, il doit y avoir longtemps qu’il ne les a pas écoutés ou qu’ils se sont détournés de lui.
— Bera, la vie avec Tess m’a transformé. Avant j’étais comme cet homme. Je prenais la vie des autres, je prenais le corps des femmes et peut-être aurais-je été à sa place si je t’avais croisée dans cette époque ou peut-être même avant d’avoir appris à m’humaniser. Je ne pense pas que cet homme se considérait plus mauvais qu’un autre, il était comme moi avant, opportuniste. Un mot barbare, mais cela convient bien aux barbares. Tess m’a rendu raisonnable et depuis des pensées autres que les miennes viennent parfois m’envahir, je me sens plus humain. Je vis désormais sans œillères.
— Ne nous apitoyons pas sur son sort. Il voulait me posséder et qui sait s’il ne m’aurait pas saignée ensuite ! Que Loki l’emporte et l’offre à Hel ! Emparons-nous de ses armes et voyons s’il n’a pas déposé quelques trophées à proximité du lieu où il était embusqué et qui pourraient nous servir de pitance pour terminer notre voyage.
L’inventaire des équipements et pièces vestimentaires du mort leur permit de compléter leurs possessions.
L’idée de Bera se révèla judicieuse, car outre les armes récupérées, un lièvre et deux pigeons agrémentèrent l’ordinaire du couple.
TRENTE ET UN
Ayant retrouvé un peu de sérénité après ces moments d’extrême tension, Harald et Bera reprennent leur route. Ils n’ont fait que quelques centaines de mètres lorsqu’ils perçoivent des appels qui se répondent dans la forêt. Contrairement à ce que le couple supposait, le chasseur n’était pas seul et ses compagnons s’interpellent pour un rassemblement. Il leur faut désormais s’éloigner au plus vite du cadavre de leur agresseur que ses compagnons ne manqueront pas de découvrir dans un proche délai. Ils pressent le pas autant que le leur permet la végétation.
Peu de temps après, ils perçoivent des hurlements de rage. Le mort a été découvert. Ils n’ont pas été prudents et ont laissé maints indices lorsqu’ils ont quitté les lieux. Leur piste sera facile à suivre pour des chasseurs chevronnés.
Deux solutions s’offrent à eux : une course effrénée pour mettre éventuellement une distance de sécurité entre eux et leurs poursuivants dont ils ignorent le nombre et la volonté de les rejoindre, ou se poster eux-mêmes pour les intercepter et éliminer cette menace, mais combien sont ces pisteurs ?
La décision est vite prise par Harald qui opte pour la seconde solution. La priorité est de choisir l’emplacement propice pour une embuscade. Même s’ils peuvent les pister, les chasseurs ignorent l’avance dont bénéficie le couple. Harald va mettre cet avantage à profit et ils maintiennent temporairement leur course en avant.
La végétation est dense, le chemin étroit, aucune barre rocheuse ne s’offre à eux et pour éviter d’être rejoints avant de pouvoir se poster, Harald décide d’attendre les poursuivants en périphérie d’une petite clairière traversée par le chemin. Tous deux se postent derrière les frondaisons, de part et d’autre de l’entrée de cette clairière. Invisibles du chemin, ils prendront leurs poursuivants à revers lorsqu’ils déboucheront dans l’espace dégagé. Ils s’accroupissent et attendent, armes en main.
Harald a été clairvoyant, car à peine quelques minutes plus tard, ils perçoivent la course rapide de trois hommes. Ces derniers débouchent bientôt au lieu de l’embuscade. Ils portent leurs arcs en bandoulière. Seul l’un d’eux tient une hache en main, les autres ont les mains libres et sont uniquement concentrés sur la poursuite de leur gibier humain. Harald et Bera ont convenu qu’il leur fallait immédiatement prendre l’initiative et mettre hors d’état de nuire leurs poursuivants si ceux-ci n’étaient pas trop nombreux. A quelques mètres de distance, Bera n’a aucun mal à atteindre d’une flèche l’homme le plus proche d’elle. Il s’écroule transpercé par un trait qui lui a traversé un rein. Emportés par leur élan, les deux autres chasseurs se sont retournés quelques mètres plus loin et prompts dans leur réaction, se sont mis en garde saisissant couteau et hache. Ils assistent à l’agonie de leur compagnon et enragent contre leurs deux adversaires qui ont dévoilé leur présence et s’avancent vers eux. L’homme à la hache se rue sur Harald dans l’intention de lui fendre le crâne et le viking a juste le temps d’éviter l’arme que le chasseur manie avec dextérité. Bera quant à elle tient en joue, arc tendu, le second chasseur, qui lui n’a empoigné qu’un long coutelas. Il reste coi, une flèche pointée sur sa poitrine. Le combat est indécis. Harald dispose du couteau récupéré plus tôt et essaye de maintenir à distance son adversaire qui multiplie les moulinets avec sa hache. C’est un combat à mort, car rien ne peut tempérer la fureur de l’assaillant. Le chasseur est vif, très souple et il esquive facilement les attaques d’Harald qui de même parvient à contenir les assauts de son adversaire. Les minutes s’égrènent et les forces de chacun sont dispensées sans retenue dans cet affrontement. Bera reste vigilante, mais l’homme mis en joue semble moins décidé que son acolyte à mettre sa vie en péril. Il est dans l’expectative quant à la conduite à tenir, tout au moins pour le moment.
C’est Harald dont les muscles commencent à se tétaniser qui, pour mettre fin à l’affrontement, après une nouvelle parade, enveloppe de ses bras son adversaire et roule avec lui au sol. La lutte entre les hommes se poursuit quelques instants, puis les deux corps s’immobilisent et les deux témoins de la scène ne peuvent que conclure que leurs compagnons respectifs se sont neutralisés l’un et l’autre. Une flaque de sang commence à s’élargir sous les corps étendus. Le temps s’est arrêté dans cette clairière. Bera ne sait que faire et le dernier chasseur est inquiet pour lui-même. Les secondes sont devenues des heures, et pourtant elles ne sont toujours que des secondes, et seules quelques-unes d’entre elles se sont écoulées avant qu’Harald ne se sépare de sa victime et n’ébroue péniblement sa carcasse. Du sang imprègne le devant de ses vêtements. La garde du couteau d’Harald émerge du ventre de l’homme au sol dont la bouche reste ouverte pour un cri qui ne viendra désormais jamais. En pleine torpeur, les yeux de Bera vont du chasseur à Harald. Elle voudrait se précipiter vers ce dernier, inquiète de savoir qu’elle est la blessure qui inonde de sang son compagnon. Harald la rassure et affirme être indemne et simplement épuisé. Comme un automate, il s’avance vers elle, mais ne perd pas des yeux le dernier chasseur. Il s’adresse à lui en l’invitant à renoncer à un désir de vengeance qui lui serait préjudiciable. Semble-t-il moins concerné que ses compagnons, ce dernier tente de démontrer sa volonté de suivre ce conseil. Spontanément il jette au sol les armes qu’il possède et demande au couple de l’épargner en s’engageant à renoncer à rameuter d’autres poursuivants. Il argumente cette affirmation en précisant que les trois victimes étaient les seuls hommes d’une même famille et que lui n’est que l’époux de l’une de leurs sœurs. Il demande grâce et tente d’obtenir leur pitié arguant qu’il lui appartiendra d’assurer seul la sécurité et les besoins de ces familles.
Bera baisse son arc et d’un geste, Harald invite l’homme à rebrousser chemin et à rejoindre les siens.
Les armes sont récupérées et le couple peut enfin reprendre sa route avec un peu moins d’inquiétude que précédemment.
— Bera, je suis moins prudent qu’avant. Jamais je n’aurais épargné un ennemi, même désarmé, car je sais que la vengeance rend parfois fou et transforme les hommes. Parier que ce chasseur est un poltron pourrait nous nuire, mais je rends hommage à Tess qui a transformé le barbare que j’étais avant de la connaître.
— Garde un peu de cette sauvagerie, Harald. Ce monde est bien plus sombre que celui que nous venons de quitter, même si certains hommes continuent à révéler des instincts bestiaux.
Comme Bera l’avait subodoré, rejoindre le Nordland est une expédition bien périlleuse en ces temps antérieurs au Moyen Âge.
TRENTE-DEUX
Le reste du parcours jusqu’au Danemark n’entraîna aucune autre confrontation aussi dangereuse que celle avec les chasseurs. Ils évitèrent des maraudeurs plus intéressés à vivre de rapines aux dépens des paysans locaux que de risquer leur vie contre un barbare armé et à la carrure imposante. Des enfants qui jouaient dans un bois, les regardèrent passer et les suivirent un long moment, curieux de voir des étrangers parcourir leur domaine. Les journées de marche furent longues et épuisantes. Les haltes réduites au minimum.
Les nuits fraîches, ils trouvèrent refuge et s’endormirent dans des étables ou masures abandonnées et lorsque le temps le leur permettait, ils s’enroulèrent dans une fourrure sur un lit de fougères, le plus souvent blottis l’un contre l’autre pour s’assurer un peu de chaleur. Les armes du chasseur ne leur servirent en définitive qu’à chasser et dépouiller le gibier pour leurs repas. Les ruisseaux remplirent leurs gourdes de peau.
A l’approche d’Hedeby, Bera informe Harald qu’elle n’ira pas jusqu’au village et invite celui-ci à être le plus discret possible car il pourrait ne pas être le bienvenu.
— Pourquoi refuses-tu de m’en dire davantage, toi qui connais mon passé et mon avenir ?
— Harald, je ne puis trahir les Déesses Nornes qui m’accordent la faveur de lire la vie des hommes. Je ne peux que te donner quelques bribes de ton avenir car il ne m’est pas totalement dévoilé. Je peux aussi attirer ton attention sur les risques de ta quête. Mais n’ai pas le droit de te mettre en garde contre l’un ou l’autre, car c’est moi qui indirectement interférerais sur leurs vies. Tu es suffisamment perspicace pour percevoir l’animosité ou l’hypocrisie de tel ou tel individu. Tu n’es pas le bienvenu et tu souffriras de ce retour. Ce sont là les seules informations qu’il m’est permis de te formuler. Tu peux encore revenir avec moi et crois-moi, c’est une faveur que je te fais de t’offrir cette opportunité. Je resterai deux jours à t’attendre si la raison pour toi l’emporte. Tu me trouveras chez Marny, la volvas de ton clan. Qu’Odin t’accompagne !
TRENTE-TROIS
Après avoir pris congé de Bera, Harald s’enfonce dans la nuit qui vient de tomber et longe les petits murets qui délimitent les propriétés individuelles des familles de son clan. Les fermes sont isolées les unes des autres. Il craint l’aboiement d’un chien qui serait surpris par cette ombre qui se glisse dans le bourg. Le calme règne, seulement troublé par le meuglement d’une vache ou le hululement d’un oiseau nocturne.
Il se repère maintenant dans ces sentes si souvent empruntées pendant sa jeunesse. Sa femme et ses concubines sont là toutes proches. Encore quelques dizaines de mètres et il pourra savourer la joie des retrouvailles avec les êtres aimés.
Il s’étonne de ne pas être accueilli par Okko, son grand lévrier toujours prompt à lui faire la fête au retour de ses raids.
Il est arrivé au terme de sa quête, sa demeure se dresse devant lui. Tant d’attentes, de difficultés pour enfin retrouver un bonheur qu’il pensait être devenu inaccessible dans ses moments de désespoir qu’il combattait seul là-bas. Si loin, il n’y a pas si longtemps, avant Tess.
Il lui reste quelques pas à faire, ouvrir la porte de son logis, appeler sa femme. Et revivre.
Il se voit déjà, fort des renseignements qu’il a glanés au vingtième siècle, proposer à son Jarl de privilégier telle cité à telle autre plus riche ou moins défendue. Tout est détaillé dans les articles d’Internet ou des livres qu’avec Tess ils ont consultés. Harald est riche de tout ce savoir glané lorsqu’il recherchait ses racines et apprenait l’histoire de son peuple. Les livres ont livré leurs secrets, il sait où sont les trésors, les cités vulnérables, les régions prospères. Il saura se montrer persuasif et convaincre le Thing que des richesses les attendent et que leur clan deviendra l’un des plus enviés du Nordland. Il a promis à Bera et à Leif de taire à son clan le secret de son retour. Il respectera cet engagement. Il ira voir la famille de Thornsen pour leur dire que sans lui, il aurait flanché, et qu’il était le vrai héros de cette expédition, que les hommes ne sont que des poupées dépendantes de l’humeur des Dieux. Il affirmera que ce sont les Dieux qui l’ont mis sur le chemin du retour.
Harald est devant sa maison, un pas encore et ces années écoulées seraient effacées. Mais quelque chose l’empêche de faire ce pas : une appréhension, un malaise. Il ne peut dissiper ce ressenti.
Avant qu’il ne surmonte ce mal-être, la porte s’ouvre sur une femme. Gildra ! L’une de ses concubines. Les yeux écarquillés, elle le regarde.
— Harald ? Quand es-tu revenu ?
Ayant refermé vivement la porte derrière elle, elle le repousse et l’invite à la suivre dans la dépendance distante de quelques dizaines de mètres et d’où parviennent des grognements de porcs. Gildra verse dans leurs auges le contenu de deux seaux et aussitôt les cris montent crescendo. Interloqué Harald la questionne sur les raisons de son attitude. Pourquoi a-t-elle fait obstacle à son entrée à son domicile ?
— Ne t’a-t-on pas dit Harald que tu n’as plus rien à toi ou qui te retienne ici ?
— Que veux-tu dire, femme ?
— Je ne suis plus à toi, Harald ! Valdemar m’a donnée comme femme à Gorm, ainsi que ton logis et une partie de tes bêtes. Tu le connais, c’est le fils d’Olaf le forgeron.
— Je ne comprends pas. Qu’est-il advenu de Karen ? Est-elle repartie vivre avec sa famille ? Et Gudrid a-t-elle aussi été donnée à un autre guerrier ?
— Harald, ta femme n’est plus depuis ton départ. Gudrid quant à elle s’est refusée à Jorn, choisi lui aussi pour être son époux par le jarl. Elle a préféré la mort à l’obligation de devoir vivre aux côtés de ce vieillard pervers.
— Tu mens, femme !
TRENTE-QUATRE
Harald, hébété par l’information qui vient de lui être donnée, a poussé Gildra contre la cloison de bois de la porcherie et d’une main l’étouffe. Sa victime, à force de ruades, parvient heureusement, rapidement, à faire revenir Harald à la réalité présente. Soudain conscient du risque de tuer Gildra, il relâche sa prise et assaille la malheureuse de tant de questions qu’elle ne sait à laquelle répondre pour le calmer sans risquer de subir sa furie dévastatrice, car elle comprend maintenant qu’il ignore tout de ce qui s’est passé pour les siens depuis son départ.
— Dès ton départ, Valdemar a lâché ses sbires contre Karen. Ils l’ont violée et l’ont ensuite égorgée. Le jarl a souhaité que la tête de ton aimée soit fixée sur un pieu en bordure de mer pour qu’elle guette ton hypothétique retour. Il a été interdit à quiconque, même à son père et sa mère qui tous deux s’étaient jetés aux pieds du monarque, de toucher à ce macabre reste de leur fille. En vain. Il est resté inflexible et nous ignorons qui a fini par enlever la tête énuclée par les charognards d’Odin. Peut-être l’un d’entre nous ou un animal sauvage qui l’aurait emportée. Son corps, lui, a été jeté aux porcs. Personne n’a pris ton parti. Valdemar règne sans partage. Tes principaux partisans sont partis avec toi. Seul Thornsen est revenu mais il n’était plus lui-même. Il élucubrait, parlait de colère des Dieux, de mondes fantastiques. Il voulait repartir en prétendant que tu étais resté à attendre son retour. Il divaguait et beaucoup se moquaient de lui. Je suis persuadé que Valdemar a commandé sa mort pour que personne ne prenne au sérieux ses propos. Le jarl jubilait de ta disparition et tout le monde a voulu oublier la conduite infâme du souverain envers ton épouse et nos propres lâchetés devant tant d’ignominie.
— Qui a agressé Karen ? Ton homme est-il de ceux-là ?
— Non. Mais pour être dans les bonnes grâces du souverain, il serait capable de te dénoncer. Il est gentil mais d’un caractère faible. Je préfère qu’il ignore ton retour. Il serait sage que tout le monde l’ignore, crois-moi ! Ceux qui ont profité de Karen se sont perdus en mer deux ans après toi. Ils ne lui ont pas survécu longtemps. Ils doivent dorénavant honorer Fray… Seul « le sanglier » leur a survécu.
Tes biens ont été dispersés entre les favoris du roi, et j’ai fait partie de ce partage. Gorm n’a fait que profiter de la situation. Il espère intégrer la garde rapprochée de Valdemar qui doit reconstituer sa Hirth dont les principaux guerriers ont disparu en mer comme je te l’ai dit.
— Je n’ai rien de Karen. Qui s’est chargé de profaner sa dépouille en l’abandonnant dans sa porcherie ?
— Valdemar a demandé qu’elle soit offerte à ses bêtes, et c’est « Bjorn le sanglier » qui s’en est chargé ! Que vas-tu faire, Harald ? Je t’ai toujours respecté et tu as toujours été attentif à nous, tes femmes. Ils te tueront si tu restes.
Ils sont comme des chiens à lécher leur maître. Tu connais Valdemar. Il est sournois et te fera assassiner. Tu n’as pas d’autre alternative que de t’en aller. Si tu le désires, je t’accompagne et te ferai oublier toutes ces infamies. Je ne suis pas attachée à Gorm et n’ai pas encore enfanté. Ensemble nous pourrions créer une famille.
— Gildra, je sais que tu es une femme qui mérite mieux que d’avoir un mari imposé. Mais je n’ai rien à t’offrir et je suis anéanti par tout ce que tu viens de me dire. Je ne suis plus l’homme avec qui tu partageais autrefois ta couche. La mort a souvent été une compagne parfois trop proche de moi. Aujourd’hui encore elle m’a ravi la femme qui motivait mon retour ici. On m’a tout pris. Je ne veux pas te prendre ton avenir. J’ai besoin de m’isoler, assimiler tous les événements dont tu viens de me parler, réfléchir à mon devenir, à ce que je dois faire désormais. Peux tu m’indiquer où je puis me reposer ?
— Tu peux rester dans cette dépendance. Il y a de la paille propre à côté de l’enclos des porcs. Gorm n’y vient jamais, il me laisse la corvée de l’entretien des animaux. Je reviendrai plus tard t’amener de quoi manger.
TRENTE-CINQ
La mort de Karen est un prix bien exorbitant. Harald se dit qu’il ne serait pas revenu si le prix de ce retour était la mort de sa femme. Les Nornes semblent s’être jouées de lui. Passé ou avenir, sa vie n’est faite que de drames, de lâchetés.
Harald n’a rien maîtrisé et a simplement été un jouet des Dieux. Les choix qu’il a faits se sont tous révélés négatifs et n’ont engendré que souffrances pour lui et pour ceux qui se sont approchés de lui ou ont voulu partager sa vie. Il n’entraînera pas Gildra dans un futur incertain, et n’éprouve par ailleurs pas de désir pour cette femme comme il en éprouvait pour Karen, qui faute de sépulture décente doit aujourd’hui errer entre deux mondes elle aussi.
Prostré dans un coin de l’étable, Harald perd toute notion du temps, ce temps qui lui est de nouveau préjudiciable. Depuis qu’il a assimilé les renseignements de Gildra, il se trouve dans un état voisin de la catatonie et la bête de guerre est totalement inerte et absente de ce monde que pourtant elle souhaitait retrouver.
Harald réagit à peine lorsque Gildra le rejoint plus tard dans la nuit.
— J’ai attendu que Gorm s’endorme pour t’amener ces quelques victuailles. Tu dois manger, Harald. Te laisser abattre ne changera rien à ces faits qui datent déjà de plus de six ans.
Telle une mère voulant consoler son enfant, Gildra s’est agenouillée auprès d’Harald. Elle a attiré cet homme détruit contre sa poitrine et lui caresse les cheveux en lui murmurant des paroles censées lui apporter un peu de réconfort. Il ne réagit pas, abandonné à cette femme. Il n’a plus de force. Les recherches et les épreuves l’ont usé. Le coup de grâce vient de lui être asséné. Il n’est pas seulement banni, il est aussi dépouillé, meurtri. Valdemar a réussi à éteindre la flamme que pendant ces années écoulées Harald avait gardée, fortifiée, par l’espoir d’obtenir justice, de retrouver ses racines et sa sérénité et de réintégrer son foyer. Tout ce qu’il a vécu ou subi a été vain.
— Je t’ai amené un peu de ragout. Il te faut manger. Tu es revenu seul, pense à tous ceux qui voudraient être de retour. Mange, Harald, ne donne pas à ceux qui se sont joués de toi, le plaisir de voir s’effondrer le guerrier que tu es. Ils pensent avoir effacé toute trace de toi en tuant ton épouse, en dispersant tes biens et nous, tes concubines. Ne t’offre pas à eux. Ton chagrin te rend faible. Laisse-moi le partager avec toi et combler la solitude qui aujourd’hui s’impose à toi.
Harald est perdu dans ses pensées et ne prête que peu attention aux propos de Gildra.
J’ignorais que Karen n’était plus. Dès mon bannissement, son destin était scellé par ce roi scélérat. Ainsi les runes n’ont pas menti. Il y a bien eu un roi viking massacré par l’un de ses guerriers, mais pas pour prendre son trône. Non ! Simplement par vengeance : ma vengeance. Tess avait endormi le soudard que j’étais, mais l’anéantissement de mon passé l’a fait renaître.
— Gildra, je suis revenu dans ma contrée, à la fois excité de revoir les miens, ma femme, vous mes concubines, les familles de mes guerriers, mon clan, mais je restais soucieux car j’ignorais quel accueil pouvait m’être réservé de me voir réapparaître inopinément, seul et n’ayant que rêves de conquête comme seul butin à proposer pour m’acquitter de ma dette.
J’étais bien naïf. Conditionnés par ce roi scélérat, comment réagiront les membres de mon clan ? Qui sera heureux de me revoir ? Comment pourrais-je être le bienvenu alors que ma seule vue réanimera, même chez mes partisans, le chagrin d’avoir perdu un père, un mari ou un parent ? Je ne peux qu’être coupable du déclin de leur famille, plus encore pour les parents de Karen. Ma présence en définitive n’engendrera qu’hostilité de toutes parts. Ma longue absence n’a pas fait seulement de moi un étranger, mais aussi le responsable de l’hégémonie de Valdemar.
Gildra ne comprend pas tous les propos d’Harald mais en ressent le sens dans l’expression de celui-ci. Elle se blottit naturellement contre Harald, comme elle le faisait autrefois. Harald, qui continue à ruminer de sombres pensées, ne réagit pas et semble ne pas s’apercevoir des désirs de Gildra. Presque machinalement, il répond aux avances de celle-ci, et pendant quelques minutes le couple s’anime. Instants précieux qui permettent à Gildra de satisfaire un désir sincère pour l’homme qu’elle a retrouvé, et à Harald d’oublier son monde si cruel.
— Je vais te décevoir, femme, mais je ne serai pas le compagnon que tu recherches. Demain, encore plus qu’aujourd’hui, mon peuple me haïra, les runes en témoigneront. Je sens monter en moi une colère que seule la vengeance pourra assouvir. Tu n’as pas eu à choisir ta situation actuelle, elle n’a été que la conséquence des décisions de Valdemar pour disperser mes possessions. Je dois consulter Marny et ensuite je déciderai de mon propre devenir.
TRENTE-SIX
Après le départ de Gildra, Harald s’est assoupi, abruti de fatigues consécutives aux journées de marche pour revenir au Nordland et par la chape de chagrin qui vient de s’abattre sur ses épaules. Tel un animal blessé qui a besoin de reprendre quelques forces et lèche ses plaies, Harald a besoin de ces heures de récupération avant de réagir.
Les grognements des porcs le réveillent dès le point du jour. Dehors, déjà il perçoit l’animation des résidents du bourg qui s’emploient aux travaux agricoles. Harald se laisse pénétrer par les bruits, les cris d’enfants, les exclamations qu’il perçoit. Cette langue qui lui a tant manqué. Lorsqu’il discerne cette pensée, il ne peut s’empêcher de conclure qu’il n’est plus qu’un étranger dans sa propre époque et que le responsable de tout ce gâchis est ce jarl qui catalyse toute la haine que son chagrin nourrit.
Ayant guetté le moment propice pour se glisser subrepticement hors de l’étable, Harald gagne le couvert des bois proches et se dirige vers la demeure de Marny, la volvas du clan. Il doit tenter de rejoindre Bera, essayer d’obtenir d’elle qu’elle intercède auprès des Dieux en faveur de Karen. Dans ce monde où il est possible de parcourir des siècles, Odin accordera-t-il à l’un de ses adorateurs que sa femme lui soit rendue ? Quels que soient les sacrifices nécessaires pour plaire au divin, Harald est résolu à satisfaire toutes les exigences.
A son arrivée, Bera est sur le point de repartir, et dès qu’il apparaît, elle ressent toute la souffrance qui émane de cet homme brisé. Elle l’a accompagné pour ce retour, s’est forcée au silence en sachant qu’Harald le lui reprocherait, perdu dans son chagrin. Elle l’a informé qu’elle l’attendrait car elle savait qu’immanquablement il aurait besoin d’elle. Les runes lui ont dévoilé d’autres visions. Harald n’est pas qu’une marionnette au bout d’un fil. En cet instant il a un choix à faire : revenir avec elle ou assouvir une vengeance. Les pierres ne sont pas encore gravées, les tailleurs de pierre doivent attendre… de coucher sur la pierre une aventure ou un drame.
— Bera, des volvas ont paraît-il le pouvoir de ramener à la vie les défunts. As-tu ce pouvoir sinon Marny l’a-t-elle ?
— Harald, la mort de ta femme t’aveugle ! Ce pouvoir n’est qu’une légende. Peut-être certaines d’entre nous ont-elles usé d’artifice pour renforcer leur pouvoir de magicienne, mais ce droit de redonner la vie ne nous a pas été accordé. Nous ne pouvons que soigner, prolonger la vie, non pas indéfiniment mais notablement, c’est un élément que tu as découvert, lorsque tu as identifié les Raken. Le corps de ton épouse n’existe plus, sa tête a été séparée et personne ne sait où aujourd’hui repose le moindre de ses restes.
— A quoi servent nos sacrifices ? Pourquoi adorons-nous nos Dieux s’ils sont sourds à nos douleurs et laissent le mal régner en maître ?
— Tu es un guerrier, Harald. Toi-même as-tu montré de l’indulgence envers tes victimes ? As-tu toujours été le bras armé du bien ou du mal ? Odin t’a-t-il accompagné dans tes raids ? Tu as brandi la hache, bien des yeux l’ont regardée s’abattre sur eux. Mes mots ne sont pas des reproches. Tu es un guerrier Viking. Tess qui t’a accueilli a eu ce même raisonnement. Elle a vu que tu étais aussi un homme vulnérable. Te rendre ta femme est impossible, je peux néanmoins donner le repos à son âme, la guider vers ses ancêtres pour qu’elle puisse avec eux trouver la sérénité. Ta présence ne sera pas inutile. Nous la mènerons ensemble vers ce repos et tu décideras ensuite de ton devenir.
— Accompagne-nous, nous allons nous installer dans une clairière proche où Marny se retire habituellement pour invoquer nos Dieux et y effectuer les cérémonies rituelles.
TRENTE-SEPT
Tous trois gagnent cet espace dégagé de la forêt, cerné par des arbres majestueux. Le silence s’impose en ce lieu qui semble déserté par les animaux. Pourtant la sérénité y règne. Le temps y semble figé. Harald se dit qu’il serait bon de s’allonger et de communier avec la nature. Cette torpeur est interrompue par Marny, qui demande que chacun s’assoie sur le sol et prenne la main de son voisin. Après un nouvel instant de silence, une mélopée s’élève de la bouche de la volvas en transe qui, les yeux fermés, tend son visage vers le ciel visible entre les frondaisons.
Bera souffle à Harald d’appeler Karen, d’inviter son âme à pénétrer le cercle laissé libre entre eux. Harald ferme les yeux, et derrière ses paupières closes fait renaître le souvenir de cette femme qu’il aime encore. Il la voit se retourner et lui sourire. Il voudrait lui parler, mais tout en lui est tétanisé, seules les images se succèdent, d’abord lointaines, puis Karen se rapproche de plus en plus. Ce sont des retrouvailles. Il rentre au port et elle l’accueille.
— Je suis de retour, mon aimée !
Est-ce une illusion ? Il lui semble sentir les mains, les bras, le corps de Karen qui épousent le sien. Une vague de douceur le submerge.
Combien dure ce moment privilégié ? Harald le jugera trop court. Bera lui dira plus tard qu’il s’est prolongé plus de deux heures.
Lui ne se souviendra que de la voix de Marny qui sans rompre le charme, l’invitera à laisser partir Karen, que tous trois ont sauvée de l’errance pour rejoindre ceux qui l’ont précédée dans l’autre monde. L’atmosphère n’a pas changé dans la clairière, mais le sentiment d’avoir sauvé l’âme de son épouse est ancré avec certitude dans l’esprit d’Harald. C’est l’image d’une femme souriante qu’il a perçue avant de pouvoir rouvrir les yeux, et non celle d’une âme désespérée.
— Harald, l’âme de ta femme est à présent libre et en paix. Tu dois maintenant choisir ta propre destinée. Je ne te conseillerai pas, car quel que soit le chemin qui aura tes faveurs, il sera plein d’embûches et d’hostilités. Ton passé est marqué par les morts que tu as laissés derrière toi, qu’ils soient de ton fait ou non. Tant de visages. Des ennemis, des proches, des fidèles guerriers, des innocents, ta femme. Tant d’ombres qui ont partagé un bout de chemin avec toi ou simplement croisé celui-ci. M’accompagnes-tu pour rejoindre cette autre femme qui t’aime dans ce lointain futur ? Je puis t’accorder la faveur de la rejoindre.
— Non, Bera. Je te remercie de ta proposition, mais comme tu me l’as déjà dit, je suis un guerrier, et pour l’honneur de ma femme, celui de mes hommes disparus et le mien, je dois demander raison à Valdemar qui a gangréné notre clan et rompu l’harmonie qui y régnait avant que lui et ses fils ne s’imposent sans partage. Adieu, Bera et merci pour ton aide. Les Dieux ont en toi une digne servante respectueuse des dogmes.
— Je pars ce soir, Harald. Un aïeul du clan des Raken doit m’accompagner jusqu’à la porte qui devrait être active près de Schleswig, dans le pays qui s’appellera plus tard l’Allemagne. Sois prudent et n’oublie pas que la volonté est la clé pour traverser les portes et dominer le temps. Si tu es à la recherche de ton avenir, remémore-toi ce conseil. Les Raken ne t’aideront plus. Ils étaient opposés à ton retour dans le temps. Ils sont persuadés que tu nuiras à ton peuple si comme tu le souhaites, tu ne reviens pas avec moi. Leif a néanmoins fait une concession lorsque j’ai plaidé ta cause. Il m’a donné les coordonnées de la porte maritime que tu as déjà empruntée. Faute d’instruments modernes de géolocalisation, les relèvements ont été effectués en fonction de la position des étoiles aux deux solstices de l’année. Ton avenir a été commenté et je sais pourquoi il te concède cette information. Je ne m’attendais d’ailleurs pas à une telle concession de sa part.
— Explique-toi, Bera !
— Non ! C’est ton chemin, Harald ! N’oublie pas : la volonté est le catalyseur qui nous transporte là où on le désire, en présence d’une porte. Médite ce secret ! Pour t’aider dans tes entreprises tu auras besoin de ce talisman. Associé aux coordonnées qui te sont confiées, il te permettra de faciliter tes déplacements temporels si ton futur te tourmente.
Harald regarde le petit disque de pierre que Béra lui a glissé dans la main. Les silhouettes d’un corbeau et du cheval d’Odin y sont gravées.
— Oui, Harald, Sleipnir (44), facilitera tes déplacements dans les airs et sur la mer. Il est toujours un psychopompe pour franchir le pont des Ases, ces premières déesses célestes.
TRENTE-HUIT
Harald a regardé partir son amie et a pris congé de la volvas de son clan. Il sait qu’elle ne le trahira pas. Il lui appartient désormais de trouver un moyen de provoquer Valdemar, et lui seul. Il lui faut mûrir sa vengeance et ainsi, bien contre sa volonté, donner raison aux runes. Il lui faut se résoudre à admettre que celles gravées sur la pierre dressée près d’Hedeby ne seront en réalité que la retranscription de cette vengeance, qu’il n’aurait pas imaginée du fond de son futur, mais qui aujourd’hui s’impose à lui.
Ayant regagné Hedeby, Harald profite de nouveau de l’hospitalité de Gildra et partage pour quelques jours la compagnie des porcs qu’elle élève.
Il met à profit l’isolement qu’il vit dans cette porcherie pour mettre au point un plan qui ne pourra pas permettre au jarl de se soustraire au défi qu’il va lui lancer.
Il a oublié où il se trouve. Son esprit est uniquement concentré sur son projet de vengeance. Gildra lui apporte quotidiennement un peu de nourriture et parfois reste avec lui quelques heures, mais leurs étreintes ne sont pas empreintes de la tendresse qu’elle souhaite et elle se résigne à ne plus être l’objet de désir charnel qu’elle était autrefois.
Tess vient hanter ses pensées. Il sait qu’elle tempérerait sa volonté de châtier son roi. Le mot « raisonnable » était omniprésent dans son vocabulaire et cette femme a réussi à calmer les ardeurs du bouillant guerrier qu’il était avant de la rencontrer.
Mais Harald aujourd’hui cherche à retrouver l’âme de ce Viking et la rage qui l’animait lors des raids. Cette rage endormie, il la nourrit de la haine qui l’anime et qui réclame le prix du sang. Celui de ce roi ignoble qui a ravagé sa vie en faisant de lui un paria hier et sans doute demain.
Une semaine durant, Harald échafaude divers plans pour châtier Valdemar. Une nuit, il s’est éloigné du bourg pour gagner le territoire d’un clan voisin où il a profané plusieurs tumulus pour récupérer des armes plus adéquates que le couteau du chasseur.
Tantôt actif à élaborer son plan d’action, tantôt amorphe sous le poids des épreuves qui l’ont éprouvé ces dernières années, son esprit vagabonde entre deux mondes.
Je pensais reprendre une place qui devait être mienne dans mon ancien clan. La mort de ma femme a ouvert un gouffre en moi. Gildra a tenté maladroitement de me ramener dans ce monde. Tess m’a révélé à l’amour et j’ai prodigué les caresses qu’elle m’a apprises à mon ancienne concubine. Mais elle ne les a pas comprises. Sa peau n’a pas cette « chair de poule » qui naît sous la main lorsque je lui parcours les seins ou les jambes. Elle n’a pas ces cris, ces plaintes et ces feulements lorsque je me glisse en elle entre les lèvres d’un sexe qui reste trop sec. Aucun suc ne coule d’elle lorsque je me hasarde à l’aimer comme tu m’as appris à le faire. Elle montre même de la surprise d’être traitée ainsi.
Tess, toi que j’ai laissée là-bas, je n’ai pas eu pour Gildra la tendresse et l’amour que tu as fait naître chez moi. Même en te quittant je n’appartenais déjà plus à mon passé. L’acte d’amour avec mon ancienne amante est devenu ce que tu appelles un acte hygiénique, un doux viol. Peut-être même qu’au temps de mes épousailles avec Karen, un tel amour n’a jamais existé. Je crois que je ne me serais jamais posé la question si je n’avais pas vécu cette autre vie dans « ton monde ». Par ailleurs mon amour pour Karen n’a pu être confronté à celui que j’éprouve pour toi et que je me refusais jusqu’alors à laisser croître et vivre par respect pour elle et parce qu’il me fallait me résoudre à choisir entre nos deux mondes. Le vide que la mort de Karen a créé a laissé éclore cet amour et me perd. Je ne sais plus où j’en suis.
La meilleure façon d’atteindre Valdemar serait de s’en prendre à sa famille. Le vernis de civilisation que Tess a inculqué à Harald lui interdit de se venger sur la famille de son jarl. Elle serait fière que son « Bob » épargne les proches de celui qui aujourd’hui monopolise toutes ses pensées de vengeance. C’est donc en dévastant ses possessions qu’Harald espère obliger son roi à l’affronter.
TRENTE-NEUF
Huit jours sont nécessaires à Harald pour recentrer ses énergies, se ré-imprégner de la vie de son clan, mûrir son plan et repérer le moment propice pour agir.
Il lui faut attendre une nuit sans lune pour se glisser dans le hameau de fermes. Les habitations sont dispersées et la nuit propice venue, Harald profite du calme qui s’est installé dans le bourg et d’une pluie drue qui étouffe les bruits de la nuit. Même les chiens ne semblent pas souhaiter doucher leurs parasites. Aucune surveillance n’est assurée. Qui oserait se confronter à ces guerriers belliqueux, revenus chez eux, bien reposés en cette fin d’automne ?
Harald a été tenté de mettre le feu au logis du jarl, mais c’est un projet auquel il a renoncé car il ne peut maîtriser les dommages collatéraux. Ce sont les porcs de Gildra qui lui ont donné la solution. Haïssent-ils eux aussi ceux du jarl ? Quoiqu’il en soit, c’est en tuant ceux de Valdemar qu’Harald le provoquera. Pour agir en silence, Harald doit au préalable éviter que les animaux ne hurlent. La seule façon de tempérer leur hystérie est de les gaver d’une nourriture qui les enivrerait et les rendrait moins inquiets pour leur propre sort.
N’ayant que ce plan à élaborer pendant ces jours à se morfondre seul, Harald a trouvé le moyen de parvenir à ses fins. Cette nourriture est très spéciale. Le Viking veut que sa provocation ne laisse aucun doute quant à l’identité de son auteur. Pour cela il lui faut trouver Bjorn, dit le sanglier, le chef de la hirdh de Valdemar, ce vieux guerrier acariâtre imbibé d’hydromel qui ne quitte plus le clan depuis de nombreuses années. C’est un homme vil, aigri, dont les paroles ne sont que fiel. Brutal, il a souvent profité de l’absence des hommes pour les remplacer de force auprès de leurs femmes et sa position a dissuadé l’un ou l’autre de lui chercher querelle lorsque l’épouse souillée contait sa mésaventure au retour de son époux.
En cette heure tardive, Bjorn le sanglier ne doit plus être qu’une épave que même une femme pourrait maîtriser. Sa bauge est la seule habitation dépourvue de porte, l’homme a toujours négligé l’entretien de son logis et aucune femme n’a jamais accepté de son plein gré de pénétrer dans ce taudis.
Lorsqu’il pénètre dans celui-ci, Harald repère facilement la brute effondrée sur un banc. Des braises rougeoyantes diffusent une faible clarté dans l’habitation. L’homme est seul. Des reliefs de repas sont épars sur une table et sur le sol, où des bouteilles vides gisent également. Harald est obligé de le secouer pour que l’ivrogne prenne conscience de sa présence. Le réveil est brutal, Bjorn ne s’attend pas à cette réapparition, mais la surprise ne dure pas et c’est intrigué et grimaçant qu’il s’exclame :
— Que fais-tu chez moi ? Tu es revenu pour mourir chez les tiens. Ta femme sera contente de te revoir, elle a bien couiné celle-là !
Harald est venu tuer un vieux guerrier ivrogne pour les desseins de sa vengeance mais aussi parce que le sanglier est l’animal sacré de Freyr, dieu de la prospérité, et qu’en éliminant le verrat, il nuit au jarl qui avait choisi ce guerrier spécifiquement pour son surnom. Les propos provocants de Bjorn déclenchent une fureur aveugle. Le sort du vieux Viking est réglé en quelques instants. Harald, armé d’une longue épée a fait pénétrer la lame de celle-ci entre deux côtes et le cœur a été perforé. La mort a été instantanée. Il n’avait pas imaginé tuer Bjorn dans sa maison et avait pensé pouvoir l’amener prisonnier près de la demeure de Valdemar distante de deux cent mètres environ. Il lui faut désormais composer autrement et il n’est pas question de différer son entreprise, car rapidement la disparition du « sanglier » serait découverte et le meurtrier serait recherché dès le lendemain. Il lui faut agir cette nuit. En quelques jours Harald est redevenu un barbare sanguinaire. Oublier l’homme que Tess a révélé lui a été difficile. La raison et la vengeance se sont combattues pendant les jours d’isolement qui lui ont été nécessaires pour redevenir le Viking d’antan. Trop lourd pour être porté, Harald n’a d’autre solution que de démembrer le vieil ivrogne. Il s’interdit de penser, s’attèle à cette macabre besogne et rassemble une partie des débris humains dans un sac de jute. Son fardeau sur l’épaule, il gagne le logis de Valdemar. Sa porcherie est entretenue par des esclaves moins bien traités que les animaux. Ne pas effaroucher les porcs qui ameuteraient le voisinage s’ils s’inquiètent pour leur propre sort. Harald veut marquer les esprits et se révéler au jarl en donnant la mort aux animaux qui pourraient avoir dépecé Karen. Ayant jeté les restes humains aux porcs, Harald s’approche de ceux-ci qui se disputent cette nourriture sanglante et plante sa lame dans la jugulaire de chacun d’eux, tranchant du même coup leurs cordes vocales. Les animaux s’effondrent et de débattent dans leur sang. Harald en est couvert. Une trentaine de bêtes sont égorgées une à une. Le silence s’est installé dans la porcherie. Harald poursuit son œuvre macabre. Ayant amené la tête de Bjorn avec lui, il fiche celle-ci sur un pieu, face à l’entrée de la porcherie et fixe sous celle-ci un morceau de bois dégrossi, sur lequel il a gravé le prénom de Karen en écriture runique.
La pluie qui l’accueille à la sortie de la porcherie lave le sang qui transforme son visage en un masque de démon. Loki incarné.
Il ne réintègre pas la porcherie de Gildras, mais préfère gagner la forêt proche et attendre que le village se réveille pour se manifester physiquement à Valdemar quand celui-ci au milieu de son clan ne pourra pas échapper au défi de duel qu’il lui proposera.
Cette nuit il a fait en sorte que le jarl perde la face et que sa vulnérabilité soit ainsi démontrée.
QUARANTE
Le lendemain, à l’aube naissante, Harald, le torse découvert et peint tel un bersekr, se présente sur la place principale du bourg, face à l’entrée du domicile de Valdemar.
Il l’invite en hurlant à sortir de son domicile. Le traite de lâche.
Déjà il harangue les membres de son clan, qui attirés par les cris, s’approchent. Il les prend à témoin qu’il veut respecter les lois traditionnelles de son peuple et provoquer en duel le roi.
Valdemar, dont l’entretien de son logis et les soins de ses animaux sont à la charge de ses esclaves, émerge seulement du sommeil. Il ne reconnaît pas la voix qui l’interpelle à l’extérieur mais est bien décidé à châtier cet importun.
Il semble désarçonné lorsqu’il ouvre sa porte et reconnaît ce provocateur. Mais il retrouve vite son aplomb et ordonne à quelques guerriers présents de se saisir d’Harald.
D’un regard, celui-ci stoppe l’élan des partisans du roi et immédiatement défie Valdemar.
— J’ai tué Bjorn, le chef de ta Hirdh, le « sanglier ». Je l’ai saigné ainsi que tes porcs en attendant de répandre ton sang. Freyr ne t’accordera plus la prospérité et la virilité dont tu te targues. Tu as profité de mon absence pour lâchement massacrer et souiller mon épouse pour simplement te venger de moi. Il te fallait m’affronter au lieu de me bannir. Je te le répète, tu es un lâche.
Devant le clan rassemblé, je te défie. Je réclame un Holmgang (45). Tu ne peux échapper cette fois-ci à l’affrontement. Les Dieux décideront qui de toi ou de moi est digne de survivre. Accepte, roi misérable.
Hébété par cette joute verbale et ne pouvant, sans renier des règles ancestrales, se soustraire à ce duel et perdre la face, Valdemar, du bout des lèvres, finit par accepter le défi.
— Je t’écraserai, vermine, comme tant d’adversaires qui se sont crus capables de me renverser.
Pour éviter que Valdemar intrigue, reporte le combat et le fasse occire par traîtrise par l’un de ses fidèles, Harald l’accule et le somme de l’affronter ce jour dès que le soleil atteindra le zénith.
— Valdemar, réglons notre différend aujourd’hui même. Nous nous haïssons et il ne serait pas bon de laisser stagner cette haine. Je t’attends et étendrai moi-même les peaux sur lesquelles nous combattrons, entre les rochers qui, au nord du village, surplombent la mer.
QUARANTE ET UN
Tess est restée seule au sein de ce petit bois. Le Bois des Renards, quel drôle de nom. Un lieu à oublier, à éviter.
J’abandonne un peu de moi ici. Une histoire étrange et extraordinaire. Cinq années heureuses avec un homme seulement animé par une quête légitime. Un homme rude, mais si fragile. Tu ne trichais pas, Harald, ni ne mentais. Tu donnais. Un homme du passé, brutal dans ton monde et brutal avant moi. On ne doit jamais dire merci à quelqu’un qui donne de l’amour, juste accepter ce don, en donner en retour. J’ai apprécié tout ce que tu m’as donné, comme aucun autre avant toi. Tu ne m’entends plus, mais moi aussi je te fais passer un message par-delà le temps. Vis ta vie et garde allumée cette petite lumière qui te guide.
Sans pouvoir se retenir, Tess, refusant d’accepter la réalité, a emprunté la sente où se sont enfoncés Harald et Bera. D’abord pas à pas, précautionneusement, elle a fini face au vide et au silence par courir avec l’espoir fou de les rejoindre et la volonté de supplier Harald de renoncer à son projet.
Comment admettre que seul le néant s’est imposé à elle ?
Ils étaient là il y a quelques instants encore. Elle pouvait le toucher, lui parler.
Elle se résout à l’appeler, crier, hurler le nom de l’homme qu’elle aime. Seuls les oiseaux se manifestent et fuient ces cris de douleur qui troublent la tranquillité du bois.
Tess s’écroule, puis s’assoit à même le sol. Qu’importe la rosée et la boue. Des minutes, des heures s’écoulent. Il n’y a désormais plus que le vide et l’absence qui s’imposent déjà.
L’engourdissement la gagne. Le temps a fui.
C’est une ombre qui quitte seule le petit bois, un millénaire désormais la sépare d’Harald.
Est-ce un hasard ou les Dieux qui jouent aux échecs ? Harald est-il le Roi ? Le cavalier ? Tess est-elle la reine, et Lemoine, le fou ? Quelle Tour leur est-il joué ?
Notre destin ne peut être prédéfini ! Les Dieux doivent s’amuser de nos gesticulations, de nos misères et parfois selon leur humeur, ils doivent nous repousser ou nous écraser tels des enfants qui détruisent une fourmilière.
QUARANTE-DEUX
Harald ne sait pas qu’il échappe aux recherches au moment même où l’étau se resserre autour de lui. Il ignore qu’après son départ, Tess devra affronter seule l’adversité.
Implore-t-il les Dieux afin qu’ils veillent sur celle qu’il laisse, ou l’abandonne-t-il inconsciemment à leurs maléfices ?
— Commissaire ! Il y a un clodo qui veut vous voir. Le planton qui l’a vu entrer à l’accueil du commissariat a été surpris de son intrusion dans nos locaux et a tenté de le repousser dehors, gentiment, mais l’ostrogoth hurlait qu’il voulait parler au chef de brigade. Que c’était important et qu’il vous avait promis de ne parler qu’à vous et toujours selon lui d’une chose d’une importance capitale !
— On l’a fouillé et il vous attend dans la salle d’interrogatoire.
— Il s’appelle René Ameux, il est connu pour tapage et ivresse.
— Bon courage, chef et n’oubliez pas de désinfecter la pièce après vos conciliabules. Le planton est déjà en train de s’épouiller.
C’est satisfait d’avoir titillé son chef que le brigadier chef Dewilder l’abandonne à la porte du local où le clochard est installé.
Sans préambule, Lemoine interpelle l’épave rougeaude et malodorante qui s’est avachie sur l’une des chaises du bureau.
— Que me voulez-vous ? Si c’est pour vous arranger une affaire, vous pouvez déjà reprendre vos cliques et vos claques et rejoindre vos pénates en plein air.
— Non, patron ! Vous vous souvenez de moi ? La bagarre du passage de la rue Falkestone, le blanc bec massacré par l’étranger ? Vous m’aviez demandé de vous prévenir si je me souvenais de quelque chose.
— Et au bout de 3 ans, la lumière s’est rallumée chez toi ?
— Quelle lumière ? Non, inspecteur, c’est pas ça ! J’l’ai revu !
QUARANTE-TROIS
Trois années se sont effectivement écoulées sans que les enquêtes ne progressent. La série de crimes qui ont été perpétrés à cette époque, œuvre semble-t-il d’un même individu, est restée irrésolue. L’information qu’éventuellement ce témoin inattendu pourrait apporter serait capitale pour toutes ces enquêtes dont les dossiers stagnent sur son bureau.
— Raconte, René !
En quelques instants, la perspective d’obtenir un renseignement avait fait du fameux René un demi-frère de Lemoine, qui, pour le caresser dans le sens du poil, n’aurait pas hésité à lui ouvrir un compte au Bar-PMU voisin.
— Alors où l’as-tu vu et quand ?
— L’est jamais revenu derrière le resto ! Mais j’suis sûr que c’est lui que j’ai vu ! C’est son regard qui l’a trahi, il a tourné la tête vers moi, il avait l’air de tout observer, il m’a vu mais je suis trop insignifiant pour lui. Son regard a juste glissé sur moi.
— Accouche, René, tu l’as vu où ?
— Hier soir, il descendait la rue Bomarsund, je récupérais des cartons pour ma nuit.
— Tu es sûr de ce que tu affirmes ?
— Comme je vous vois, chef. Les gens avaient été « chiches » avec moi et j’n’avais avalé qu’un gorgeon de rouge, une misère. Les gens connaissent pas la soif. D’ailleurs vous auriez rien pour moi, patron ?
— Que faisait-il ?
Lemoine a sorti une bouteille de bière chaude d’une armoire où cohabitent dossiers, saisies et équipements divers d’intervention.
Les yeux de René n’ont pas eu le temps de s’habituer à l’étiquette, que le contenu de la bouteille moussait déjà dans son estomac.
— Il accompagnait une pute, la bêcheuse. J’la connais celle-là, trop fière pour tendre la main. J’sais pas comment un indigène comme lui a réussi à l’approcher. Il était aussi pouilleux que moi la première fois que je l’avais vu. Hier on aurait dit un gigolo. Elle doit aimer s’rouler dans la souillure, la garce ! Si j’avais su je lui aurais pas demandé son avis et je l’aurais sautée moi aussi.
— René, veux-tu dire qu’il montait avec cette pute ou qu’il l’accompagnait ?
— Non ! Non ! Patron, z’étaient ensemble ! En plus lui, il portait de beaux vêtements et était rasé de près. C’est son regard qui m’a fait l’reconnaître.
— Et la pute tu sais où la trouver ?
— Je sais où elle tapine, mais ça fait quand même pas mal de temps que je ne la voyais plus faire son manège. Dites, patron, j’aurai une récompense ?
— Ma protection, René, ma protection ! Mais il va falloir que tu restes à notre disposition quelques temps car nous allons rechercher cette pute et il te faudra nous aider à l’identifier formellement.
— Holà ! J’ai mes obligations moi, si j’abandonne mon territoire, délaisse mes donateurs habituels, d’autres prendront ma place ! Pas question que j’sacrifie tout cela pour des nèfles.
— Territoire, fournisseurs ! Tu te fous de moi, René ! T’es un auxiliaire de la Police, un rôle dont tu devrais être fier et puis je verrai si cette affaire est résolue grâce à ton témoignage s’il n’y a pas moyen que tu en tires quelque profit.
— J’fais pas confiance à la police ! Permettre d’arrêter un tueur en liberté d’accord ! Etre comme un chien au bout d’une laisse pour l’traquer, pas question ! Une bière suffit pas à m’acheter.
— Tu m’énerves, René. Tu n’es pas en mesure de refuser de collaborer. Je ne te demande que d’accompagner éventuellement des patrouilleurs dans le secteur où tu as vu le couple, ou simplement de les identifier sur photo si nous les interpellons. En attendant je vais te confier à un policier à qui tu décriras cette femme et si possible son compagnon. Il essaiera de dresser un portrait de ces deux personnes, ou au moins de l’une d’elles.
Fort des quelques renseignements glanés auprès de ce témoin, pour une fois, peut-être fiable, Lemoine, décide de réunir son personnel et de commencer dès le lendemain matin, de recenser toutes les prostituées de la ville et de tenter d’identifier celle que René a décrite à l’enquêteur chargé d’établir un portrait-robot.
Le lendemain, le commissariat est une ruche. Après un briefing auquel avaient été conviées la police municipale et la gendarmerie nationale, les enquêteurs se sont dispersés dans la ville en possession d’un portrait robot de la prostituée et des quelques éléments descriptifs de l’inconnu, fournis par René.
— Doit-on récupérer votre ami, patron ?
Lemoine a clairement ressenti dans cette interrogation, le sarcasme de son subordonné et le doute quant à la fiabilité du témoignage.
Il rabroue le subalterne railleur, car lui ne doute pas que René a reconnu le tueur dont la traque l’obsède depuis trop longtemps.
— Mauvaise pioche, patron.
Il ne nous a pas fallu longtemps pour identifier la pute décrite par le clodo mais l’oiseau n’était pas au lit lorsque nous nous sommes pointés à son appartement à 7 heures ce matin. Soit elle fait des heures supplémentaires, soit elle se lève tôt et s’est absentée provisoirement pour une raison ou une autre. Les prostituées qui la côtoient parfois nous ont confié qu’elle semblait avoir mis le « tapin » entre parenthèses depuis pas mal de mois. Mais elles nous ont malgré tout renseignés sur son domicile et l’une d’elles nous a confié qu’elle était « macquée ». Ce que nous ont confirmé les voisins de la belle.
Elle se nomme Tess Quilicci, et contrairement à ce que son nom voudrait nous laisser imaginer, elle est blonde et n’aurait pas le type méditerranéen. Elle est inconnue au fichier et n’a même jamais été ramassée pour prostitution. Bref, patron, pour l’instant, nous sommes aveugles. Nous avons demandé à l’une des voisines, qui aime l’uniforme et qui vraisemblablement jalouse un peu la Tess en question, de nous prévenir si l’intéressée réapparaissait.
Ignorant que son suspect est aujourd’hui si éloigné de lui, le commissaire Lemoine harcèle de questions Tess, que ses hommes ont fini par interpeller à son domicile deux jours après le fiasco de l’opération d’envergure qu’il avait organisée pour l’appréhender. Deux jours dont Tess n’a que peu de souvenirs. Elle a conduit sa Peugeot au hasard et parcouru les routes du Nord, tentée un instant de rejoindre le Danemark. La raison l’en a dissuadée. Tess n’est pas femme à fréquenter les cimetières. Elle s’y est refusée pour sa fille, elle n’a aucune raison d’aller pleurer un homme qui vit encore dans une autre vie.
Les policiers ont mis à sac son logis. Elle a assisté à la longue perquisition qu’ils y ont effectuée. Ils n’ont pas emmené grand-chose, mais les quelques photos qu’elle possède d’Harald lui ont été confisquées, pour exploitation, selon Lemoine.
Qui sait si elles lui seront rendues ? Non seulement elle a perdu le corps de l’être aimé, mais si son image lui est aussi soustraite, que lui restera-t-il des jours précieux qu’elle a partagés avec cet homme ? Désormais sans support, son esprit devra s’efforcer seul de faire réapparaître l’image d’Harald. Telle un zombie, elle s’est laissée conduire au commissariat où le commissaire lui a montré d’odieuses photos des œuvres supposées d’Harald et n’a eu de cesse de détruire l’image de celui qui avait ranimé en elle l’envie d’être vivante et qu’elle aime de toute son âme. Lemoine l’a accusée de complicité d’assassinats, l’a menacée de prison, des sévices qu’elle y subirait, de l’âge qu’elle aurait quand elle en sortirait et même de la publicité qu’il s’arrogeait le droit de faire sur elle et qui ne manquerait pas d’attirer la haine des familles de victimes envers elle pour avoir caché un tueur.
Les renseignements qu’elle lui a fournis lors de son audition se sont limités à une description d’Harald. Elle a transformé le « mister Hyde » qu’il était. Qui comprendrait, en effet, ce barbare qu’il était avant leur rencontre ? Peut-être que le soudard est simplement endormi en lui et que le moindre événement déclencheur peut réveiller la bête qui sommeille.
Que pouvait-elle dire d’autre sans être considérée comme une mythomane ? De plus, elle n’avait aucune raison de trahir ceux qui avaient permis à son compagnon de rejoindre son époque. Elle n’a fait qu’affirmer avec conviction qu’elle ignorait tout de ce qu’il pouvait avoir fait avant de la fréquenter, ce que les éléments en possession des enquêteurs ne pouvaient contredire. Elle ne peut leur dire où il se trouve aujourd’hui. Elle est même incapable de dire son nom. Leur dire la vérité aurait été de toute manière, une occasion pour eux de la faire enfermer à l’asile. Et puis, ne vaut-il pas mieux ne pas prendre les policiers pour des imbéciles en leur racontant des histoires à dormir debout ?
Tous les prélèvements effectués chez elle, confirmèrent que le tueur recherché avait bien séjourné dans son appartement. Que les empreintes et les traces ADN relevées étaient bien celles de la personne recherchée. Celles de Tess n’ont jamais été relevées sur les lieux des crimes et donc sa complicité n’a pas été établie légitimement par les enquêteurs, et c’est contraint et forcé que Lemoine a remis Tess en liberté, non sans l’avoir menacée de lui mener une vie impossible. Mais qu’est-ce pour Tess une vie impossible, elle qui désormais allait devoir vivre sans l’homme qui avait régénéré la vie en elle ?
Lemoine n’est pas allé aussi loin que les menaces qu’il avait crachées lors de sa remise en liberté. A son insu, il a placé son téléphone sur écoute et son ordinateur qu’il lui a restitué est désormais espionné à distance.
Les enquêteurs chargés de retranscrire les conversations et les dialogues de Tess sur Internet se perdent en conjectures.
— Commissaire, cette femme doit être obsédée par les Vikings, car de façon récurrente, les recherches qui présentent un intérêt pour elles concernent quasi-exclusivement ces barbares. Elle doit écrire une thèse ou « se pâme » devant ces primitifs, rien d’étonnant qu’elle ait fréquenté un traînard. Elle n’envoie qu’exceptionnellement un émail et n’en reçoit que très peu, hormis des « spam ». Des correspondances commerciales semble-t-il, nous n’y trouvons rien de suspect.
Il semble que ponctuellement elle tapine de nouveau, mais aucun des quelques hommes qu’elle a ramenés chez elle ne correspond au suspect et ils n’y sont restés qu’un temps très court. Elle ne doit pas les inviter à s’attarder ou alors elle n’est pas douée.
— Arrêtez vos élucubrations, Alquier ! Quelque chose nous échappe et je n’arrive pas à comprendre comment ce tueur a réussi à nous « filer » entre les doigts et à disparaître si facilement. Le temps semble un facteur dont seul bénéficie cet assassin. J’ai l’impression d’avoir à réaliser un puzzle dont on aurait volontairement soustrait pas mal de pièces.
QUARANTE-QUATRE
La confrontation entre le jarl et Harald est l’un des plus violents combats de barbares, de mémoire de Viking. Tous deux sont d’ardents et rusés combattants. Jamais ils ne se sont défiés et l’issue était plus qu’incertaine. De plus Harald a perdu un peu de sa dextérité ces quelques années écoulées, faute de pratique et d’adversaires à sa mesure. Ne disposant que d’un bouclier de bois et d’une hache, le vainqueur sera celui qui frappera le plus fort.
Le clan est réuni et la majorité de ses membres n’est pas favorable à Harald. Le respect que le peuple accorde à Valdemar vient aussi de sa brutalité qui lui permet d’asseoir son autorité. Le combat a lieu à l’extérieur du village, sur un petit promontoire rocheux. Chacun donne de la voix mais aucun n’ose encourager Harald, tant ses chances de victoire semblent illusoires. Pour agrandir l’arène, plusieurs peaux ont été disposées autour de celles placées par Harald, ainsi le cercle plus large permet au clan rassemblé de pouvoir plus facilement assister au duel.
Les deux adversaires, torse nu, se toisent. La haine se lit dans leurs regards et la vengeance les anime tous deux. Le fardeau d’Harald peut sembler plus lourd que celui du jarl, mais le chagrin qu’il a distillé dans le cœur de son roi est identique.
L’initiative est prise dès le début du combat par Valdemar et le rythme de distribution des coups frappés par celui-ci contraint Harald à la défense, presque exclusivement.
La hache du jarl fend l’air plus de vingt fois et le bouclier d’Harald commence sérieusement à se délabrer. Les armes s’entrechoquent. Sous les coups répétés, Harald fléchit. Valdemar est un adversaire imposant et habile. Harald ne l’a que peu inquiété et demeure plus en situation défensive qu’offensive. Ayant un instant lâché son bouclier, il a même dû abandonner les dernières phalanges de deux doigts sur un rocher sur lequel il a pris appui pour se relever après un nouvel assaut, alors que la hache du jarl s’abattait en entaillant également la pierre. Le silence s’est fait autour des combattants.
Surmontant la douleur, Harald a continué à éviter l’estoc, mais ses forces commencent sérieusement à fondre sous les coups de la brute, un ours aux forces inépuisables. Des gouttes de sang tapissent armes, boucliers et périmètre du duel. La violence du combat est à son paroxysme.
Harald n’a que peu riposté. La sueur lui brûle les yeux. Seule la fatigue, piètre consolation, peut avoir émoussé l’ardeur de Valdemar.
La force brutale prend le pas sur le courage et la victoire semble inéluctable pour l’adversaire d’Harald.
Pour vaincre un tel adversaire et sauver sa vie, Harald s’interroge sur un moyen de ruser et trouver l’ouverture. Handicapé par sa main mutilée, il décide de jeter son bouclier, disloqué mais qu’il agrippait encore.
Il est plus vulnérable, mais moins encombré. Heureusement, ambidextre il passe sa hache d’une main à l’autre, ce qui déconcerte malgré tout le jarl.
Sûr de lui et accompagnant ses coups de « Han » de bûcheron, Valdemar abat encore et encore sa hache. Harald esquive, mais le fer effleure de plus en plus près sa tête. Il fléchit encore. Ce n’est plus seulement sous les chocs mais en prévision d’une attaque qu’il prépare. Sa riposte inattendue prend le jarl de court. La hache d’Harald plutôt que d’être dressée face à son adversaire, fend l’air horizontalement et cisaille proprement le mollet de la jambe gauche du roi dont les os sont également entaillés profondément. Subitement déstabilisé, la brute s’effondre tel un sapin géant. Sérieusement amputé et sans possibilité de se relever, Valdemar sait que son sort sera réglé dans quelques instants.
Le destin d’un homme dépend de tant de choses : de ses propres décisions, des autres, des Dieux, des Lois, des coutumes.
Un roi à ses pieds, un désir de vengeance qui l’anime, le sentiment d’être encore un paria pour son propre clan ; Harald, toujours sous le coup de l’ivresse du combat qu’il vient de livrer, n’écoute pas la raison et personne n’intervient pour tempérer ses ardeurs, réveiller en lui la sagesse et la mesure. La haine nourrit toujours le regard du roi déchu. Pas une supplique ne sort de sa bouche. Il n’attend pas d’indulgence.
Ivre de haine, Harald saisit les cheveux du monarque, plaque sa tête sur le sol et d’un vigoureux coup de hache, décapite son adversaire.
Des cris de réprobations émanent du clan. Harald est sourd à ceux-ci. Tenant toujours la tête de Valdemar, il s’avance jusqu’au bord du promontoire et la balance du haut de celui-ci. Rebondissant sur la pente, la tête du roi abhorré termine sa course dans le fjord en contrebas.
Déjà, des partisans du roi évincé s’avancent menaçants, mais Harald, tel un Berserk leur fait face. Trempé de sueur, le masque de la colère encore sur son visage, les mains rougies de son sang et sa hache de celui du souverain, il est l’incarnation de la folie guerrière. Seules des exclamations lui sont formulées « Va-t-en ! Tu n’es plus des nôtres, tu as piétiné nos lois, va-t-en, le banni, honte à toi et à tes descendants ». Reprises par de nombreuses voix, ces injonctions finissent par être entendues par Harald. Il ne regrette pas sa vengeance et ne veut pas s’en prendre aux membres de son clan, même s’ils le rejettent. Il comprend peu à peu leur position, il aurait dû respecter son adversaire et le laisser rejoindre le Walhalla après les cérémonies prévues pour un guerrier, un monarque de surcroît.
Personne n’accorde d’indulgence. Harald fend l’assemblée qui s’écarte prestement et quitte les lieux et son clan sous les regards haineux de certains et le silence embarrassé d’autres. Il n’a pas de regrets, mais est désormais un homme rejeté. Rien ne le retient plus désormais sur les terres de sa jeunesse. Il gagne la jetée où son amarrés des navires de différentes tailles et d’autorité s’approprie un skuta. Après avoir coupé les amarres, il s’éloigne des terres qui l’ont vu naître.
Du rivage fusent des invectives. Il est plus aisé pour certains lâches de crier de loin.
— Ne reviens jamais ! Nous ferons savoir quel guerrier maudit tu es, et aucun clan ne t’accueillera désormais ! Les Dieux te condamneront ! Va-t-en, Harald, ton nom sera maudit !
QUARANTE-CINQ
Je n’ai pas quitté le Danemark ce jour-là. La saison n’était pas favorable pour rejoindre la France. Les renseignements fournis par Bera impliquaient qu’il me fallait attendre le solstice d’été. En cabotant, j’ai rejoint un petit village de pêcheurs, près de Blaabjerg, où je suis resté jusqu’à cette période favorable. Je devais préparer le voyage qui doit me ramener vers celle qui m’avait tendu la main. Cinq mois m’ont été nécessaires. J’ai rongé mon frein. J’ai eu la chance que personne ne me reconnaisse, car même si j’avais contourné toute la péninsule du Jutland avant d’accoster près de Blaabjerg, mon point de départ n’en était pas très éloigné par la voie pédestre. J’ai limité mes rapports avec les habitants de mon refuge, mais malgré tout, la nouvelle des événements qui m’impliquaient près d’Hedeby y est parvenue. Personne néanmoins n’a soupçonné que j’étais ce guerrier honni. Moustache, barbe et cheveux ont repoussé et je n’avais plus la physionomie du régicide imberbe dont les commerçants itinérants colportaient le méfait. J’ai offert, ces quelques mois, mes services à un fermier en échange du gîte et du couvert, en invoquant que ma famille me rejoindrait bientôt. Il a lui aussi quitté sa terre peu avant moi pour partir en expédition avec d’autres guerriers de son clan. La saison des raids revenue, la métamorphose de ces hommes en Vikings s’est de nouveau réalisée. J’ai décliné l’offre de les accompagner, prétextant l’obligation de rejoindre mon clan plus au nord et faisant mine de m’inquiéter du sort des miens qui n’étaient pas venus comme convenu.
Dès que mes préparatifs pour ce voyage ont été achevés, j’ai chargé mon skuta et j’ai commencé mon cabotage vers le sud. Je connais maintenant les contours de la côte. Les longues soirées passées à m’imprégner des cartes de mon pays au travers des documents mis à ma disposition par Tess me permettent aujourd’hui de revenir vers elle sans que la voie ne me soit inconnue.
J’ai repris la mer, je ne suis pas un sédentaire. J’ai besoin de découvrir le monde, même si cela n’est plus que par le biais d’une boîte à images. Je veux te retrouver, Tess avant que mon corps n’ait plus la force de me ramener à toi... Tu m’obsèdes.
Tout est réalisé désormais. Les runes n’ont pas relaté une légende, mais n’ont fait que transcrire mon histoire. Mes souffrances seront ignorées, de même que l’ignominie de mon souverain et de ses fils. Je ne sais si l’aide qui m’a été accordée pour mon retour, en particulier par Bera, l’a été pour favoriser une vengeance légitime, ou si ce sont les Dieux qui m’ont accordé leur indulgence pour que j’assure le repos à ma femme et que l’arbitraire ne soit plus. Je subodore qu’en définitive je n’ai pas vraiment été maître de ma destinée et mon honneur sera désormais sali à jamais. Seuls ceux qui m’ont fait confiance tout au long de mon périple sauront quel homme je suis vraiment et l’idéal qui m’a animé dans l’accomplissement de celui-ci. J’aurai à composer avec mon passé pour vivre mon futur.
QUARANTE-SIX
Six mois que les faits et gestes de Tess font l’objet d’une attention particulière. Le temps qui s’écoule rend, certes, cette surveillance plus relâchée et moins attentive de la part de Lemoine et de ses subordonnés, mais elle demeure néanmoins encore active. Les communications téléphoniques de la prostituée sont écoutées, ses emails passés au crible, ses déplacements étudiés. Les enquêteurs n’y ont relevé aucun élément permettant de retrouver la piste de ce fantôme qu’ils traquent depuis plus de quatre ans et dont l’arrestation leur aurait sans doute permis de solutionner de nombreux actes criminels restés impunis. Le Juge d’instruction qui leur avait autorisé les écoutes renâcle pour les frais que ceux-ci engendrent depuis tant de temps, mais l’arrestation d’un tueur multirécidiviste est à ce prix et Lemoine a sérieusement dû argumenter pour obtenir un délai de surveillance des communications aussi long. Mais pour combien de temps encore ? Cet étranger, ce sauvage que cette femme avait vraisemblablement hébergé et semble-t-il humanisé, ne peut et ne doit pas échapper à la justice. Il ne semble plus vivre chez elle, aucun méfait récent ne signale sa présence. Il ne peut raisonnablement avoir franchi le Channel, ni avoir si longtemps échappé à un contrôle fortuit. Sa disparition est inexplicable. Est-il caché par Tess Quilicci ou s’est-il rangé des voitures (46) ? Ses portraits robots, barbu et glabre, sont affichés partout, et chaque fonctionnaire de Police et de Gendarmerie, a été « briefé » sur la nécessité de coincer ce prédateur. Insensible aux menaces, elle ne leur a rien révélé lors des interrogatoires pourtant éprouvants qu’elle a eu à affronter lorsqu’il était paru évident qu’elle connaissait et fréquentait le tueur et qu’il avait séjourné dans son appartement. Ses empreintes y ont été relevées à foison. Néanmoins seules quelques photographies ont été découvertes, mais aucun objet personnel ou vestimentaire n’a été saisi, car « l’animal » a quitté cette cache lorsque l’enquête s’est orientée vers cette femme, il y a six mois. Coïncidence ou fuite ? Elle n’avait pas été elle-même plus inquiétée à la demande du magistrat instructeur, car aucun élément ne permettait de l’impliquer pour les actes criminels, ni même d’affirmer qu’elle ait eu connaissance de ceux-ci. Lemoine s’est chargé de relater ces méfaits à Tess avec force détails, pour provoquer le dégoût chez celle-ci et l’inciter à coopérer. Elle n’a pas flanché, ni montré aucune réaction de rejet lorsque les photos macabres des victimes ont été exhibées devant elle. Elle a ingurgité ces informations et s’est réservé le droit de craquer lorsqu’elle pourrait se retrouver seule, chez elle. Elle le connaissait ce côté animal d’Harald, elle n’a jamais eu à affronter le côté sombre de cet homme. Elle s’est interdit de le juger. Ses instincts de Viking, ne peuvent être ceux de l’homme du vingtième siècle. Elle peut revendiquer d’avoir transformé ce guerrier sauvage, presque insensible à la faiblesse, de lui avoir retiré cette absence de scrupule.
Catalyseur de cette transformation, ses pensées s’entrechoquent. Quelle ambigüité d’avoir transformé cet homme « nature » en un homme dit civilisé mais si éloigné de ce qu’il était !
Il lui avait fallu le préserver, garder l’essence de cet homme originel, et vaincre uniquement « la bête » insensible à l’œuvre lors de ces agressions. Les crimes d’Harald l’atteignent, mais ses conceptions de la justice sont différentes de celles de la société, qui ignore tout de cet homme perdu dans un avenir qu’il n’a pas voulu gagner et n’est pas son univers.
Elle-même est une paria et elle connaît la promptitude de ses pairs à juger l’un ou l’autre sans tenir compte d’autres critères que les faits bruts.
Les investigations démontrent que le couple semble s’être séparé et rien ne permet de révéler qu’il existe encore un lien actif entre eux. De plus, les dernières observations font état que la Quilicci a repris une activité de prostitution ponctuelle dans le quartier Nord du port où elle exerçait déjà par le passé.
Lemoine se veut optimiste :
Au moindre élément nouveau nous utiliserons contre elle cette infraction de « racolage » pour lui faire « cracher le morceau ».
QUARANTE-SEPT
Je ne pouvais solliciter le clan des Raken, ils n’auraient pas compris ma démarche et peut être ne m’auraient-t-ils pas cru. Leurs descendants détiennent un secret que leurs ancêtres n’ont qu’en partie découvert. Je n’ai pas non plus voulu te rejoindre par la terre, car j’avais peur que le charme n’opère pas.
Mes réflexions pendant cette longue attente m’ont conforté dans ma décision de reprendre la mer. J’ai dérobé un autre skuta avec une petite voilure et j’ai pris le large en emportant le strict minimum. J’ai recherché cette porte en mer. Ce couloir où la volonté prend le pas sur le temps. Je n’ai pas eu à me forcer. Mes pensées vont toutes vers toi. Je veux te rejoindre, Tess. Je sais où tu vis, je sais à quelle époque te trouver et la moitié de l’âme du Moi, qui m’anime et me tord les tripes lorsque je pense à toi, réclame la part que tu as gardée pour fusionner à nouveau.
Au moment opportun, après que la majorité des hordes soient parties en expéditions, j’ai repris la mer. Combien de jours ai-je ainsi navigué en scrutant les étoiles la nuit pour trouver la conjonction favorable, arpentant la Manche ? Epuisant les vivres que j’avais embarquées. Une mer vide sans monstre. J’ai ânonné ton nom, Tess, encore et encore. J’ai injurié Thor, mais comme je ne lui accorde plus autant de pouvoirs, son image s’est rétrécie et il peine à brandir son marteau.
J’ai espéré la tempête subodorant qu’elle pouvait être un ingrédient indispensable au transfert et elle est venue, forte, massive et inquiétante. La porte devait être brinquebalée par tous ces vents tourbillonnants. Je n’étais qu’un « yoyo » sur des vagues monstrueuses. J’ai joué ma peau, mais aussi vrai que la volonté décuple ponctuellement la force des faibles dans des circonstances inhabituelles, ma volonté de revenir, inébranlable dans les plus durs moments de l’ouragan, m’a ramenée à Toi, Tess et cette fois, je n’ai entraîné aucun de mes hommes à mourir pour ce seul but.
Mon bateau n’a pas survécu à ce passage, ce devait être là le tribut à payer.
La poursuite de l’invasion par mer des clandestins pour l’Angleterre a masqué mon retour dans ton monde. Je me suis préparé à attendre du secours et il est venu après plusieurs heures de baignade forcée. J’ai fait l’idiot égaré dans un monde civilisé.
Je n’ai eu aucune appréhension à la vue du bateau qui m’a recueilli après de longues heures de nage en surface d’une mer heureusement moins bouillonnante qu’au moment de mon premier passage. Cette furie des éléments doit être en mer un catalyseur nécessaire au transfert. Heureusement qu’il ne m’a pas été nécessaire d’être sous l’influence d’une drogue pour le passage marin, car l’état dans lequel m’avait plongé Bera pour le passage pédestre aurait provoqué ma noyade dans cet univers mouvant. J’ai eu la chance que ce soit encore des pêcheurs qui me sortent de l’eau. Ils sont nombreux à arpenter la Manche. J’ai l’habitude maintenant de la posture à adopter. Ils se sont montrés plus vigilants. Mes sauveurs qui sont de Calais ont l’habitude des clandestins et ils doivent certainement faire l’objet d’une surveillance particulière par les autorités du port, car je n’ai pas réussi à leur fausser compagnie. J’ai été pris en charge sur le quai par un service de police que le capitaine du bateau avait alerté par radio.
J’ai été emmené sans violence, mais sous bonne escorte dans un local de Police, où un médecin est venu m’examiner et m’a trouvé en bonne condition malgré mon séjour forcé dans la mer pendant plusieurs heures. Il m’a dit que j’avais eu de la chance, la température de l’eau n’étant pas trop froide. Je m’étais enduit de graisse de mouton en arrivant dans le secteur où j’espérais la porte, en prévision de mon bain forcé, et j’ai ainsi réussi à m’accorder un délai supplémentaire de survie dans l’eau. La patience à laquelle je m’étais astreint pour choisir le début de l’été pour réaliser ce passage a également été un élément favorable à mon entreprise. Sans papiers et sans qu’il soit possible de déterminer mon pays d’origine et ma langue, les policiers ne se sont pas obstinés. Ils ont simplement réalisé, par routine, quelques photos anthropométriques et ont pris mes empreintes digitales. Appelés d’urgence sur une rixe et n’ayant à me reprocher qu’une tentative infructueuse de franchissement du « channel », ces policiers m’ont confié à un de leurs collègues pour qu’ils me conduisent à un refuge afin que je m’y restaure, qu’on me distribue quelques vêtements et nécessaire de toilette et pour que je m’y repose en attendant qu’une décision soit prise sur mon sort.
Il a certainement été fait de nombreux reproches aux bénévoles de ce refuge pour ma disparition dès le soir-même. Trop confiants, ils ont cru que le confort relatif qu’ils m’offraient annihilerait tout désir de retourner à la rue. J’ai d’autres desseins que de patienter ou d’errer dans la nature en attendant de trouver un moyen de réaliser le franchissement de ce fichu bras de mer. Mon but est tout autre et tout mon être tend vers celui-ci. Je vais parcourir à pied ces kilomètres qui me séparent encore de Boulogne. Tu l’ignores, mais je reviens à Toi, Tess. Le Viking te revient pour que tu achèves de le civiliser et l’installes définitivement près de toi.
J’ai donc quitté le refuge, le ventre plein, frais et dispo. J’ai pris soin de me raser moustache et barbe. J’ai enfilé des vêtements propres et chauds. Les chaussures neuves me gênent mais elles se feront à mes pieds. Ma peau est plus dure que leur cuir.
Pour rejoindre le bord de mer, j’ai traversé la ville. Des monuments sont illuminés. Des statues d’hommes soumis, une corde autour du cou et tenant des clés, m’ont rappelé les hommes sacrifiés lors des rituels organisés tous les neuf ans au Nordland. Les Francs sont aussi des barbares. J’évite les routes et préfère longer la côte dont je ne m’éloigne que lorsque le passage est difficile. Je fais du cabotage terrestre. Je ne m’accorde que quelques haltes. Tu ne m’attends pas, il n’y a que moi d’impatient. (46)
QUARANTE-HUIT
Guidé par ton image, j’ai parcouru à pied en deux jours la distance qui nous séparait encore.
J’ai aperçu le petit soldat en haut de sa colonne. J’ai forcé le pas. Je me suis précipité chez toi. Tu n’étais pas là. Ta porte était close, tu ne pouvais pas savoir, même si ton âme devait trépigner.
Alors j’ai foncé au port. Là où l’on te voit lorsque l’on te cherche.
Aimer une femme qui se donne aux autres. Moi un Viking qui n’aurait jamais dans ma vie d’avant accepté un tel compromis, je cherche une telle femme. Je cherche Tess, la femme que j’aime et que j’ai abandonnée pour retrouver les repères qui étaient jadis les miens et que je veux oublier aujourd’hui.
Elle est là devant moi, cette femme devenue unique. Elle me tourne le dos. Elle arpente le trottoir. Elle se retourne.…
Stupéfaite contre toute attente, un homme d’un autre temps est là présent devant elle. Tess ne peut croire ce que ses yeux voient. Elle est totalement désemparée, ses jambes flageolent. Celui qui est là ne peut être Harald. Lui est reparti près de sa famille, dans le passé. C’est impossible. Elle a besoin de toucher ce Viking aimé pour se persuader qu’il est réel.
C’est bien sa voix qu’elle finit par entendre et qui finit par la convaincre.
— Ton Viking vient piller ton amour. Je t’aime, Tess. Viens. Allons ensemble acheter un dernier bouquet de fleurs et créer un futur. Désormais tu n’auras plus à donner ton corps à d’autres.
Tess n’a pas le temps d’être surprise par le retour d’Harald que déjà elle s’inquiète et tempère l’ardeur de celui-ci. Elle est ébahie. Le monde change en un instant. Son Viking est là, piaffant, énamouré tel le héros d’un livre de la collection « Harlequin ». Mais elle ne peut s’attarder sur ce retour stupéfiant de l’homme qu’elle aime.
— Harald, comment as-tu fait pour bondir et rebondir afin de me rejoindre ? Je suis quelqu’un que tu dois fuir. J’ai remarqué autour de moi des gens qui me surveillent sans être des clients potentiels. La Police m’a interpellée et interrogée. Ils connaissent nos liens. Ils te cherchent encore, peut-être sommes-nous, dès cet instant, repérés. Fuis-moi ! Tu as laissé trop de morts derrière toi. Ils n’ont qu’à suivre ta piste et celle-ci passe par moi. Ils savent que nous vivions en couple. Moi, je ne te pardonne pas ton passé en tant que femme du vingtième siècle, je sais qui tu étais, je sais ce que tu es devenu. Je m’efforce de te le pardonner en me transposant à ton époque. Dans ce lointain passé tu as appris à vivre ainsi, le monde était brutal, on tuait et on était tué. Aujourd’hui on met au banc les criminels, ils sont jugés et on attend d’eux contrition, remords, explications et excuses. Je réprouve les meurtres, mais ne peux être juge, tu n’aurais pas été jugé à ton époque, la sentence pour toi si tu avais été pris par mes ancêtres aurait été une mise à mort immédiate et personne n’aurait trouvé cela arbitraire.
QUARANTE-NEUF
— Patron, selon une voisine de la Quilicci, l’Allemand serait revenu frapper à sa porte. Elle l’a reconnu au travers de l’œilleton de sa porte. Une patrouille a filé en vitesse à son domicile.
— Z-23 de fixe, avez-vous intercepté le suspect ?
Dix minutes que Lemoine trépigne au standard dans l’attente du résultat de l’intervention de l’équipe dépêchée sur les lieux.
— Patron, l’individu n’est plus présent, mais la voisine nous a indiqué que la locataire de l’appartement concerné « tapine » dans le secteur du Parc de la Liane et de la gare centrale. Envoyez d’autres patrouilles pour renforcer notre intervention.
— Bien reçu. Nous avions déjà ce renseignement sur elle, j’envoie tous les éléments disponibles et me déplace moi-même. Mon indicatif sera : Lima autorité.
— A toutes les patrouilles : interpellez homme 1m80, moustache et barbe brune, cheveux longs bruns, a été vu portant vêtements de marins pêcheurs bleus, pourrait être en compagnie d’une femme blonde cheveux courts, qui est une prostituée mais n’en a pas la vulgarité et adopte plutôt un look de femme moderne, tenue vestimentaire ignorée. Prenez toutes les précautions car l’individu est dangereux.
— Quel est le con qui a utilisé le « deux tons » de sa voiture d’intervention ? Notre arrivée que je voulais discrète s’est transformée en cavalcade et course à l’échalote.
Lemoine fulmine de tant d’incompétence et de bêtise. Bien sûr toutes les patrouilles ont rappliqué au port dès l’alerte, mais la discrétion, elle, n’était pas au rendez-vous et impossible de localiser les deux cibles.
— Ici Lima autorité ! Que quelques îlotiers questionnent badauds et personnes présentes dans le quartier pour recueillir un renseignement sur la présence du suspect et de sa compagne. Quant aux éléments mobiles, circulez dans la périphérie du quartier pour les rechercher dans les rues avoisinantes. Je vais faire de même, contactez-moi immédiatement dès que vous obtenez un élément nouveau ou repérez les suspects. Il est impossible qu’ils se soient volatilisés. Et que l’obsédé du klaxon se coltine lui aussi à pied la recherche du renseignement. Il reste un espoir qu’ils n’aient pas entendu « la charge des tuniques bleues ».
CINQUANTE
C’est pourtant le policier « clairon » que Tess et Harald sont en train de remercier. Au premier écho du « pin-pon », Tess a saisi sans explication son compagnon par le bras et en courant ils se sont enfoncés dans une ruelle, heureusement peu fréquentée et à l’opposé du tintamarre de la voiture de Police. Par chance, aucune autre patrouille n’est arrivée par cet axe. Le temps que les policiers se concertent et constatent leur échec, le couple s’est déjà éloigné de plusieurs centaines de mètres du point de rassemblement de ceux-ci et s’est réfugié dans un petit réduit qu’un pêcheur semble utiliser pour y stocker filets et caisses. Là, Tess profite des habits et chaussures disposés-là par le pêcheur pour changer son apparence de « fille de joie ».
— Tu vois, ils sont déjà sur ta piste. La Police ne te lâchera pas si facilement. Leur chef m’a montré des photos de personnes que tu as sûrement tuées. Je sais que c’est la réalité. Je ne t’ai pas trahi, car tu m’as avoué, dès que nous nous sommes ouverts l’un à l’autre, ne pas être tel que moi je te voyais. De mois en mois j’avais compris quel homme sauvage et « brut » tu étais lors de notre rencontre, héritier de tes origines. Je sais quelle était ta nature, je sais également ce que tu es devenu, pas seulement grâce à moi mais parce que ton âme s’est civilisée. Ils veulent te juger et c’est l’hallali. Eux n’ont pas la même appréciation de toi, que la mienne. Ils n’ont que les crimes que tu as commis et ils te condamneront. Ils sont armés et certains sous le coup de l’émotion peuvent ne pas avoir la retenue de ne pas utiliser leurs armes. Nous n’avons que très peu de temps pour décider de ce que sera notre devenir. Tu es revenu et j’ai lu dans ton regard que c’est moi aujourd’hui le terme de ta quête. Je n’en doute pas. Tu as, quand tu t’es livré à moi la première fois, décidé de tout faire pour retrouver tes racines et rejoindre ton passé. Je t’ai aidé dans ta démarche tout en restant spectatrice de ta volonté de repartir. J’ai souffert de ton absence. Te voilà de retour et si je veux que nous ayons un avenir laisse-moi décider pour nous deux. Redeviens l’homme qui se laissait guider dans un monde inconnu. Notre siècle ne t’est plus aussi mystérieux qu’il y a quelques années, mais le temps que tu as utilisé pour aller et venir entre ton monde et le mien se retourne contre toi aujourd’hui. Tes adversaires d’aujourd’hui sont bien différents de ceux que tu pourfendais autrefois. Les Policiers ont légitimement la Loi pour eux. Te confronter à eux serait ta perte. La seule issue pour toi est de disparaître. Je ne veux pas que tu retournes dans ton passé, je veux qu’ensemble nous disparaissions et que l’homme « bien » qui est né il y a quatre ans, soit pour ceux qui le côtoieront désormais un homme de vertus. Je t’aiderai à laisser partir pour Asgard Harald le Viking.
— Quadrillez le quartier, ils ne doivent pas s’enfuir. Le logement est sous surveillance, la gare également et des barrages routiers ont été mis en place sur tous les axes qui desservent la ville. Ils vont fatalement être vus en voulant la quitter.
— Nous n’avons que le port comme porte de sortie, Harald. Tu sais manœuvrer un voilier. Il faut que nous arrivions à nous emparer de l’un d’eux et profiter de la nuit pour sortir de Boulogne. Restons cachés quelques heures ici ou dans l’un des bateaux à quai et trouvons à la nuit tombée une embarcation pour notre fuite.
Toute la soirée, des voitures de patrouille se croisent et se recroisent dans les rues de la cité. Le couple a échappé aux regards et les recherches approfondies le sont actuellement dans le quartier du parc de la liane, où la Quilicci avait l’habitude de « tapiner » mais qui se situe heureusement à quelque distance de leur point de chute.
Il faudra néanmoins fuir la ville avant qu’une prospection plus minutieuse ne soit effectuée. Actuellement la Police pare au plus pressé en assiégeant Boulogne et en commençant un ratissage assez lâche faute actuellement de moyens de recherche suffisant. C’est une course contre la montre.
CINQUANTE ET UN
A 23 heures, le couple, vêtu d’habits de pêcheurs, les capuches laissant leurs visages dans l’ombre, sort de sa cachette et semblable à d’autres ombres, emprunte les rues menant au port pour comme tant d’autres commencer leur nuit de labeur ou s’apprêter à prendre la mer. Harald porte un filet sur le dos et Tess deux caisses sous le bras. Au loin on perçoit une cacophonie de klaxons de police. Les fonctionnaires, tels des fourmis excitées, gesticulent et s’énervent de ne pas mettre la main sur les deux fuyards. La discrétion n’est plus de mise. Les sans abris et les errants de tous pays ne doivent pas être à la fête. Sans être rassurés, Harald et Tess préfèrent que ce tohu-bohu se poursuive à distance. Ils n’ont eu qu’à deux reprises à se réfugier dans l’ombre d’un camion, puis d’une entrée d’immeuble, pour échapper au regard de fonctionnaires de police qui, privilégiant une recherche en véhicule, ignoraient ces zones d’ombre pourtant favorables à ceux qui veulent échapper à leur prospection.
Le port. Des hommes s’y activent, prêts à partir pour la pêche essentiellement. Faisant mine de s’activer à une besogne accaparante et n’ayant aucune hésitation dans leur démarche, Harald et Tess se mêlent aux pêcheurs. Du coin de l’œil ils tentent de repérer une embarcation susceptible de servir à leur fuite. Mais il n’y a que des chalutiers et bateaux qu’ils ne sont pas capables de manœuvrer seuls. Même si Harald a une connaissance approfondie de la navigation, tant à voile qu’à la rame, son savoir faire est bien inutile pour manœuvrer ces bateaux inconnus. Aucune de ces embarcations ne correspond à ses exigences de navigateur hors pair. Quelques voiliers de plaisance sont amarrés un peu plus loin, mais comment prendre possession de l’un d’eux sans attirer l’attention et surtout sans déclencher une alerte qui entraînerait rapidement leur arrestation avec tant de forces de police à proximité ?
— Harald, il nous faut à tout prix nous emparer de l’un de ces voiliers pour quitter cette ville par la mer, au pire nous prendrons l’une de leur desserte, un zodiac ou une barque.
Ils portent leur dévolu sur un petit voilier, pas très fringant, mais suffisamment isolé et à l’abri des regards pour leur offrir l’opportunité qu’ils espèrent. Les cordages sont largement usés et s’effilochent pour certains. Ils sont loin d’être aussi solides que ceux que son peuple fabriquait à son époque. Le bois du pont n’a plus été verni depuis belle lurette, de la saleté et des débris divers stagnent un peu partout sur celui-ci. Le capitaine de ce navire l’a semble-t-il négligé ou abandonné et il est voué à pourrir et peut-être à couler, attaché à ses amarres dans les eaux du port.
Après avoir pris possession du petit voilier, les constatations faites sur celui-ci confirment les craintes d’Harald quant à son entretien.
— Ce bateau n’a pas franchi le chenal depuis bien longtemps ! J’ai peur de déployer la voile et de découvrir qu’elle soit mitée et incapable de prendre le vent. Nous ne pouvons vérifier si notre crainte est fondée ou non tant que nous ne serons pas sortis du goulet.
— Harald, il nous faut tout laisser derrière nous, tout abandonner. Je dois comme toi tirer un trait sur mon passé et les quelques souvenirs qui y sont attachés. Heureusement, j’emmène en bandoulière les traces de ce passé, une photo de ma fille, l’écho des voix de ceux que j’ai aimés. Ils m’accompagneront dans cette nouvelle odyssée, parents et amis. Je suis prête à ce sacrifice car j’ai vu à quel point tu as combattu tes démons pour faire face à l’adversité de ta situation lorsque je t’ai rencontré. Il te faudra m’apprendre à être forte quand moi aussi j’aurai ces mêmes faiblesses et réminiscences de ma vie d’avant. Et moi, malgré tout, je ne quitte pas mon époque ! C’est drôle, j’étais en léthargie et j’ai l’impression de renaître. Est-ce une aventure ou une saga que nous commençons ensemble ?
Tess s’enflamme. Sans doute la perspective de cette nouvelle vie, bien loin de celle morne qu’elle vivait jusqu’alors.
Cette vie est à portée, là, juste à la sortie du port, dans l’obscurité de la nuit et l’accueil de la mer.
— Une dernière chose, Harald, avant de partir, il nous faut un peu d’argent et quelques provisions. Nous ne pouvons prendre la mer et rêver d’un lendemain, dépouillés de tout. J’ai remarqué une banque où je vais devoir aller retirer tout ce que je peux au distributeur et tenter de me procurer quelques victuailles dans une épicerie que je sais ouverte la nuit pour les pêcheurs. Il te faut rester caché en m’attendant. Je sais que tu as déjà attendu par le passé un ami qui n’est jamais revenu, mais je te fais le serment d’être prudente et de tout faire pour te rejoindre. Vérifie si le bateau peut nous permettre de fuir et surtout si l’eau ne s’infiltre pas.
Subrepticement Tess rejoint le quai et s’enfonce dans la nuit. Elle gagne le distributeur repéré où elle récupère le maximum de numéraires autorisés. Puis elle s’engage sous le halo des lampadaires pour se diriger vers un commerce qu’elle sait ouvert la nuit. Ses craintes d’être remarquée sont obsédantes, mais c’est sans être inquiétée qu’elle arrive dans cette petite épicerie dont le gérant l’accueille avec bonhomie. Les achats composés de conserves, légumes, pain de mie et boissons, sont vite rassemblés et garnissent trois gros sacs qu’il lui faut maintenant parvenir à ramener au voilier.
CINQUANTE-DEUX
Le commissaire Lemoine enrage. Toutes les recherches sont négatives et les barrages installés tant par ses hommes que par la gendarmerie, n’ont eu pour seul résultat que de créer des embouteillages et déclencher deux poursuites, mais qui n’impliquaient seulement que des individus qui ne voulaient pas se faire contrôler pour des motifs délictueux.
Se déplaçant d’un point de contrôle à un autre, le commissaire tente de se mettre « dans la peau » des fugitifs, mais ne parvient pas à déchirer le voile mental qui lui permettrait de résoudre l’énigme de leur disparition si rapide. Pourquoi l’Allemand est-il réapparu et où était-il ces années pendant lesquelles il n’a pas sévi ? Les réflexions du policier l’amènent à envisager qu’illogiquement le tueur avait peut-être réussi à gagner l’Angleterre et qu’il pourrait être revenu pour rechercher sa compagne, mais aussi qu’il a simplement trouvé un moyen de traverser la Manche avec celle-ci, après s’être éloigné quelques temps de Boulogne. La solution peut être l’une de ces éventualités.
Plongé dans ces pensées, instinctivement, Lemoine a gagné le port et ses pérégrinations lui font arpenter divers axes qui le desservent. Ses yeux observent l’agitation qui y règne, des hommes vont et viennent, ici on charge des caisses, là un marin porte sa glacière, plus loin un autre porte des sacs de victuailles. Tel un chasseur, le policier traque le gibier, cherche l’anomalie, un comportement incohérent ou inhabituel, mais rien ne l’interpelle.
Ou plutôt si ! Un détail vient perturber la logique de ses observations. Il n’arrive néanmoins pas à le cerner.
Tess a remarqué du coin de l’œil ce véhicule banalisé qui roule lentement et dont le passager méticuleusement observe les alentours et les personnes se trouvant dans son champ de vision. Elle n’a aucune hésitation et feint comme tout le monde d’être absorbée par l’empressement d’un départ imminent. Ses vêtements font illusion. Elle est un pêcheur qui gagne son bateau, encombrée par les victuailles qu’elle a emportées pour l’expédition.
— Lima Autorité de Z29, nous vous informons que nous allons renvoyer une patrouille au commissariat pour un clandestin qui se cachait à l’arrière d’un camion assurant la logistique pour un supermarché. Ensuite il sera vraisemblablement emmené en cellule de rétention à Calais.
— Bien reçu, restez vigilants et maintenez le reste du dispositif en place ! Des renforts doivent arriver d’Arras et de Lille et nous pourrons effectuer un ratissage plus méthodique dans Boulogne dès le lever du jour.
Des clandestins encore et toujours, l’invasion continue. Cette réflexion récurrente assaille une nouvelle fois le commissaire. Ces intrus sont cause de nombreuses doléances de la population. Ils s’introduisent partout et monopolisent de nombreux fonctionnaires qui font défaut ailleurs. Dans un camion de victuailles ! Au moins celui-là ne manquait pas de nourriture et pouvait faire face à l’imprévu mais il avait mal choisi sa destination, la livraison concernait des commerces locaux et ce véhicule n’avait pas pour destination le tunnel.
Un sursaut ! Le flipper vient de faire tilt dans le cerveau de Lemoine. L’incohérence vient de se rappeler à lui. Le pêcheur chargé de victuailles. Celui avec les multiples sacs d’épicerie. En général, les pêcheurs sont mieux organisés. Est-ce un novice ? Ou une mauvaise réflexion de sa part. Mais en général les pêcheurs ne sont pas encombrés de tant de victuailles pour une journée de pêche. Un demi-tour sur les « chapeaux de roues » et Lemoine rebrousse chemin rapidement pour retrouver ce pêcheur qui l’a amené à se poser ces questions sur ce bourrage anachronique de victuailles dans de fragiles sachets d’épicerie démontrant presque un amateurisme dans l’organisation de son départ. Il l’aperçoit presque en bout de quai. Facile malgré tout de le repérer avec ces sachets blancs tels des fanions au bout des bras.
Lemoine freine à auteur de l’individu, et abandonne son véhicule moteur tournant au ralenti. Il va le contrôler et appellera à la rescousse si nécessaire. L’individu a l’air bien fluet. Il bondit vers l’homme et lui barre le passage. Tess est incapable de réagir, les bras encombrés. Lâcher tout et fuir en courant, elle abandonne vite cette première idée car elle ne doute pas que le policier rameutera les renforts et qu’une chasse à l’homme s’organisera rapidement dans le secteur. Non, elle sait qu’il lui faut se livrer, afin de laisser du temps à Harald pour que celui-ci s’échappe si cela est encore possible.
CINQUANTE-TROIS
— Que me voulez vous ?
Faire illusion, feindre la surprise. Tess s’y efforce, même si au fond d’elle, elle a conscience que le commissaire l’a immédiatement reconnue et que sa présence n’est pas fortuite.
— Où est-il ?
Sans aménité, Lemoine a formulé la question. Aucune échappatoire possible.
— Parle ! Vite !
— Que me voulez-vous ? J’accompagne un pêcheur et je suis chargée de l’intendance ! Est-ce un délit, ne croyez vous pas que vous m’avez suffisamment ennuyée avec votre enquête ?
— Ne me la joue pas ainsi ! Faut-il te rappeler que ton ami est l’auteur de nombreux meurtres ? Etre sa complice va te conduite tout droit en prison.
Lemoine rudoie Tess. La certitude que l’assassin se trouve à proximité lui fait perdre raison et il malmène sa proie.
— Où est-il ? Tu vas me le dire, catin.
Le vernis du policier d’élite s’effrite un peu. Il a tant cherché ce tueur que le savoir si proche lui fait perdre toute retenue. Et puis la perspective d’être seul l’auteur de l’arrestation de ce criminel favorise également l’excitation qui le gagne. Inconsciemment il s’octroie déjà les lauriers du succès.
— Parle !
Cette dernière invite est accompagnée d’une gifle cinglante qui projette Tess à terre. Les sacs s’écrasent au sol et les victuailles se répandent autour d’elle. Tétanisée, Tess ne réagit pas. Elle remarque à peine l’ombre qui apparaît derrière le policier.
Ayant été le jouet des Dieux et n’ayant pas eu souvent la maîtrise de sa destinée à plusieurs reprises ces dernières années, Harald toujours déguisé en pêcheur, a quitté l’abri du voilier pour partir au-devant de Tess. L’impatience le tenaillait et il ne pouvait se résoudre à demeurer caché en attendant son retour. De loin il a assisté à l’interception de Tess et a cru que leur rêve d’avenir allait s’arrêter là. Résigné mais décidé à partager le sort de sa compagne il s’est approché pas à pas en profitant des zones d’ombres. Le ton agressif du policier est maintenant perceptible. Que peut-il faire ? Certes le policier est seul, mais il doit être armé. Harald est dans cet état d’expectative quand Lemoine lève la main sur Tess.
— Laisse-la !
Le ton autoritaire d’Harald a surpris le policier. L’allemand est là ! Ce n’est qu’un homme, il est de bonne carrure mais lui est le représentant de l’ordre.
— Rendez-vous ! Je vous place en état d’arrestation !
CINQUANTE-QUATRE
Lemoine, sûr de lui, jubile de la facilité avec laquelle il a mis fin à la fuite du couple. Harald néanmoins a laissé remonter en lui l’instinct du guerrier qu’il était et qui sommeille en lui. L’homme a frappé la femme qu’il aime. Nul ne peut se permettre de frapper sa compagne. Ses yeux ne sont plus que deux fentes, la violence est tempête derrière ce regard. Tess a pressenti qu’Harald allait libérer le guerrier qu’elle a bridé en lui. Lemoine, lui, s’en est rendu compte trop tard et sa main qui allait saisir son Beretta dans le holster a été immobilisée par une poigne d’acier. L’autre main d’Harald s’est refermée sur le cou du policier et le lui broie. Impitoyable, Harald étouffe l’obstacle que cet homme représente. Tess n’a pas le temps de tempérer la colère d’Harald et dans la succession d’espoirs et désespoirs qui se sont succédés dans cette soirée, n’a en fait que peu de compassion pour ce policier, maître un instant de leur futur et si brute avec elle. La mort a été rapide, aussi rapide que celles de capucins, il y a bien longtemps.
Même si quelques éclats de voix ont été entendus, personne dans le port n’a eu la curiosité d’en déterminer l’origine et l’altercation n’a semble-t-il pas eu de témoin. Les pêcheurs continuent leur labeur au bout du quai et la radio du véhicule de police est muette. Seul le gyrophare continue d’illuminer l’obscurité ambiante, mais personne n’y prête plus attention, la police est si souvent en action avec toute la « vermine » qui déambule dans les rues du port ces dernières années.
— Harald, si nous ne voulons pas qu’ils pensent que nous nous sommes échappés par la mer, nous devons éloigner le cadavre et le véhicule du port. Il nous faut parer au plus pressé. Installe le corps dans le véhicule, je récupère les victuailles et l’arme du flic.
Tess s’est installée au volant. Connaissant bien les rues de Boulogne, elle sait où conduire le véhicule pour qu’il ne soit pas découvert trop rapidement. Nous allons au cimetière de l’Est. Je connais un passage pour y rentrer à pied en toute discrétion. C’est un portillon qui n’est pas toujours fermé à clé, rue Framery et s’il l’est, nous, les filles de rue, nous nous sommes procuré, chacune, un passe qui nous permet d’entrer dans le cimetière la nuit, lorsqu’un besoin pressant nous oblige à nous isoler et que nous cherchons à être hors de la vue des honnêtes citoyens proprets.
Tess stationne la voiture banalisée à proximité immédiate de l’entrée concernée. La radio est neutralisée. Après avoir observé les environs, Harald emporte sur l’épaule la dépouille du policier à l’intérieur du cimetière.
— Viens dans cette allée, Harald, il y a quelques chapelles anciennes et tombes de concession à perpétuité dont les défunts ont été oubliés il y a bien longtemps par leurs descendants. Je connais une amie qui recevait quelques clients aux goûts particuliers dans ce cimetière. Les fantasmes des hommes sont parfois extravagants. Elle avait remarqué que les tombes de la vieille partie du cimetière étaient pour certaines si décrépites que l’on pouvait apercevoir ossements ou squelettes dans certaines d’entre elles. Nous allons exploiter cet état de fait pour faire dormir pour l’éternité le « limier » (47) que tu portes. Méfions-nous, il y a peut-être plus de spectateurs ici que nous n’en avons eu sur le port.
Les dieux devaient être de bonne humeur car aucun autre obstacle ne vint perturber la basse besogne du couple. Que ne trouve-t-on pas derrière les tombes : des planches, des barres, une vieille bâche plastique, les indispensables du marbrier étourdi. Une barre métallique qui sert de levier et la fine tombale de marbre blanc est légèrement repoussée sur le côté en équilibre sur la tombe voisine. Juste l’espace nécessaire pour que le corps du policier enroulé dans la bâche soit inhumé et écrase les derniers restes d’un cercueil disloqué et les ossements qu’il renferme encore. Pas d’oraison funèbre. Le voilà oublié pour l’éternité. La dalle est replacée et quelques plaques illisibles sont disposées pour masquer leur intervention nocturne.
— Si l’odeur de décomposition ne s’insinue pas au travers des fissures du caveau et de la bâche qui enserre le corps, celui-ci ne sera pas découvert avant longtemps.
— Tess, ne crois-tu pas que nous aurions dû récupérer son argent et ses papiers d’identité ?
— Non, Harald. Il faut qu’il paie son passage et j’espère que le Styx sera moins difficile à franchir pour lui que la Manche pour les migrants.
— Maintenant il nous faut regagner à pied le port et discrètement prendre la mer.
Pour un témoin nocturne, ce n’est qu’un couple d’amoureux enlacés qui rejoint le port. Il passe de l’ombre à la lumière sans hésiter. Ils ont tant payé pour ne plus avoir ces appréhensions. Ils ont récupéré une bonne partie des victuailles et l’arme du policier. Ils sont accrochés l’un à l’autre. Deux naufragés qui prennent possession d’un vieux bateau, leur moyen d’évasion ou d’aventure.
Même si toutes ces péripéties engendrèrent un retard conséquent pour le départ du couple. Le vent à qui ils offrirent leurs visages à la sortie du port fut la plus belle récompense après cette soirée dramatique.
Les craintes quant à l’état de la voile se révélèrent infondées. La disparition du bateau ne serait pas découverte dans l’immédiat et celle du commissaire allait plonger les policiers dans un gouffre sans fond d’incompréhensions et d’hypothèses.
Manœuvré par les mains expertes d’Harald, le voilier franchit le goulet.
— Je crois, Harald, que le temps pour nous va faire une pause et que nous pourrons souffler un peu. Où nous diriges-tu ?
— Je l’ignore ! Je suis presque toujours parti à l’aventure sur mon drakkar ! Au Sud, à l’Ouest ou au Nord. Il nous faut nous éloigner. Nous méfier du temps, des portes mais aussi de la colère des Dieux. Mon passé fait partie de l’Histoire, notre futur est plein d’incertitudes, mais avec toi ma saga continue, je ne sais qui l’écrira.
Le voilier s’éloigne... Là-bas au fond de l’horizon, les nuages s’amoncellent...
Deux corbeaux survolent l’embarcation et l’accompagnent en croassant. Odin est vigilant. Mémoire et Pensée veillent pour lui et lui rapporteront la saga des deux fugitifs.
Son fils Thor s’est assagi, mais Loki, le dieu fourbe de la discorde, son ennemi mortel, désire lui aussi s’amuser aux dépens des deux fugitifs et contrecarrer les desseins des dieux qui le considèrent comme inférieur à eux.
Jormungand, le serpent de mer monstrueux, fils de Loki, distille un poison subtil qui va enclencher un processus destiné à entraîner l’échec des projets de fuite du couple.
Il est heureux qu’Harald possède le secret du passage…
CINQUANTE-CINQ
Déjà deux heures que Tess, accrochée à une bouée, surnage dans les eaux remuantes de la Manche. La houle l’a éloignée d’Harald dont elle distingue la tête émergeant des flots à une cinquantaine de mètres de distance. Elle remarque également la présence de deux autres naufragés accrochés à un débris non identifiable dans un périmètre proche.
Leur fuite de Boulogne avait pourtant bien commencé, mais ils ne pouvaient prévoir que dès le lendemain matin, leur traque débuterait.
Ils avaient misé sur la non découverte du corps de Lemoine, mais hélas, ils ont omis de délester le cadavre de son téléphone portable et c’est grâce à celui-ci que les policiers qui étaient à la recherche du commissaire l’ont retrouvé, dès l’aube, au fond du caveau où il avait été balancé. Par recoupement triangulaire, grâce aux antennes-relais, les enquêteurs ont déterminé que ce portable se trouvait dans l’enceinte du cimetière Est de Boulogne. A force de faire sonner le mobile, ils ont fini par déterminer sous quelle dalle cet appareil tintait. Maudite batterie, elle n’a pas flanché. Le véhicule du commissaire a été retrouvé dans le même temps à proximité de ce dortoir mortuaire. Les relevés effectués rapidement par la police scientifique sur les lieux de ce nouveau crime et le véhicule de police utilisé, ont confirmé dès la mi-journée suivante que les relevés palmaires correspondaient bien à ceux du tueur en série recherché et de sa complice identifiée : Tess Quilicci.
Les deux criminels ne peuvent avoir quitté Boulogne. Les contrôles mis en place par Lemoine, sur les différents axes et gares interdisaient toutes fuites par voies terrestres. Les renforts arrivés tôt ont permis la multiplication des patrouilles dans toute la ville. Les fugitifs étant introuvables, le commissaire Noiraut, désigné pour assurer l’intérim, axe les recherches sur la zone portuaire et donne comme consignes aux patrouilles disponibles de prospecter sur ce secteur et de contacter systématiquement les personnes y travaillant pour obtenir un éventuel témoignage permettant d’orienter les recherches.
Dès l’ouverture de la capitainerie du port, un listing des bateaux au mouillage est établi et remis aux enquêteurs, qui, à partir de cette liste, sont chargés de contacter chacun des propriétaires identifiés. En leur compagnie, des perquisitions systématiques sont effectuées dans les bateaux amarrés, des contrôles sont également faits pour vérifier qu’aucun ne manque et enfin déterminer quels sont ceux qui ont quitté le port au cours des dernières heures.
Parfois la chance alliée au hasard est du côté des enquêteurs et le propriétaire du voilier dérobé par le couple s’est manifesté au commissariat en début d’après-midi. Son attention et sa curiosité, guidées par les sirènes de Police, l’ont attiré au port particulièrement agité ce matin-là. Arrivé près des quais, il a constaté la disparition de son bien.
Une description du voilier est systématiquement communiquée aux bateaux empruntant le rail de la Manche, par les autorités maritimes. Les sémaphores (48) de la côte ouest de la France, de la Manche et de la Mer du Nord sont alertés. Des contacts sont pris avec les pays disposant d’une façade maritime sur les mers concernées. En raison de la vétusté du voilier, il est peu probable que ses occupants aient décidé de s’engager à franchir l’océan.
Une recherche aérienne est entreprise. La chasse est lancée. Le gibier n’a tout au plus qu’une vingtaine d’heures d’avance. Reste à déterminer la direction prise par le voilier.
D’instinct, Harald a pris la direction du Nord. Il n’a pas pris l’option de s’engager vers l’océan car le départ précipité et le bateau vétuste ne permettent effectivement pas d’entreprendre la traversée de cette immensité. Il sera temps de prendre cette option plus tard. Son but est de rejoindre un petit port Danois pour préparer une telle expédition et de gagner ensuite un pays où ils pourront se faire oublier et vivre tranquillement désormais, loin de tous les limiers encore à leur recherche. Tess s’est installée près d’Harald, qui, à la barre, ne quitte pas l’horizon des yeux, maintenant une distance respectable entre le bateau et les monstres qui arpentent le couloir maritime dans les deux sens. Il s’est éloigné des côtes françaises, mais est resté à vue de celles-ci. A l’heure du branle-bas déclenché à Boulogne, le voilier ne se trouve qu’au Nord de Calais, car les haubans de la voile principale se sont cassés obligeant à une réparation de fortune qui a retardé la fuite du couple.
Un fin crachin mouille le visage des deux fugitifs. Les creux s’accentuent et la navigation n’est pas aisée, car de gros bateaux glissent fréquemment, dans les deux sens, à des distances relativement proches, les obligeant à être très vigilants.
CINQUANTE-SIX
En fin de soirée, leur attention est attirée par un bimoteur qui se manifeste au Sud-Est et commence à effectuer des cercles au-dessus d’eux. L’inquiétude les gagne. Seraient-ils déjà recherchés ? Tess panique un peu et communique ses craintes à Harald. Etre pris est synonyme, à leur âge, de terminer leur vie enfermés dans une prison. Il y a tant de méfaits à reprocher à Harald, mais sa complicité est désormais établie. Fuir avec un bateau si peu performant et si mal en point est illusoire. Ils ne disposent que d’un pistolet, une arme bien dérisoire en la circonstance. Harald a une solution. La soumettre à Tess, c’est ravager le futur de sa compagne et renoncer aux projets que le couple commençait à élaborer. Mais il se résout à la formuler :
— Tess, les chiens sont lâchés ! Dans peu de temps nos possibilités de fuite se restreindront encore. L’avion nous a repérés, notre position doit déjà être communiquée. Je n’ai qu’une solution à te proposer. Je ne sais si les éléments nous sont favorables, mais je connais par cœur les coordonnées d’une porte qui m’ont été confiées par Bera. Acceptes-tu de tenter le passage pour échapper à nos poursuivants ? Le passage franchi, nous pourrons envisager un retour dans cette époque plus tard, lorsque les recherches auront cessé d’ici quelques mois. Je te propose cette option, mais même si tu acceptes cette solution, j’ignore si nous réussirons à franchir la porte, car malgré tout, les éléments peuvent ne pas favoriser la présence aujourd’hui de celle-ci. Notre sort dépend plus que jamais de la bienveillance de Thor.
— Nous n’avons plus le temps de tergiverser, Harald, je veux que nous existions, partons pour ton monde.
— Alors prie ton Dieu, Tess. Le monde que nous allons peut-être rejoindre est un monde de brutes et le secours de plusieurs Dieux semble plus que nécessaire.
Leur décision prise, Harald, aidé par Tess, s’applique à comprendre les instruments et dirige plus ou moins maladroitement son voilier pour l’amener au point défini par Bera, proche des côtes britanniques et heureusement possible à atteindre avant que l’avance dont ils disposent ne soit plus. Harald sort de l’une de ses poches le talisman que lui a remis la volvas. Tess, qui n’a jamais vu cette petite pierre plate gravée, interroge son compagnon, qui l’informe que le talisman est une sorte de catalyseur pour faciliter le passage. Une corneille aux ailes déployées y est gravée.
— Pourquoi un tel oiseau sinistre est-il censé nous permettre ce franchissement ?
— Une corneille noire représente la Morigan, (49) un avatar de déesse ou de sorcière qui se déplace sous cette forme sur les champs de bataille. Si l’oiseau bat des ailes, cela est synonyme de victoire. Ce médaillon est positif et donc facilite selon Bera la réalisation du transfert.
Harald se veut rassurant mais il se doit de mettre en garde sa compagne.
— Si la chance est avec nous et si la porte est aujourd’hui accessible, je dois te préciser que vraisemblablement nous risquons de nous retrouver dans l’eau car le franchissement du passage détruit le vecteur de celui-ci et nous laisse quasiment nus dans l’autre époque. J’ai payé ce tribut lors de mes deux passages maritimes. J’ignore comment nous émergerons en traversant en sens inverse des passages que j’ai déjà effectués. Thornsen a réussi ce franchissement, mais j’ignore si c’est cela qui l’a détruit mentalement.
Arrivé sur zone, Harald, entreprend différentes manœuvres.
Le talisman de Bera qu’il a déjà utilisé lui sera d’un précieux secours. Il vire de bord à de multiples reprises. Déjà la déception se lit sur les visages. L’avenir s’assombrit. L’avion est reparti certainement pour se réapprovisionner en carburant et parce que la nuit ne va pas tarder, mais cela ne présage rien de bon, des bateaux doivent converger vers eux et bientôt ils ne disposeront plus de leur liberté chèrement acquise.
La porte et le talisman se syntonisent enfin et le monde se fige. Combien de temps ? Ni Harald, ni Tess ne pourront par la suite en estimer la durée. Un monde intangible s’est ouvert à eux.
CINQUANTE-SEPT
D’abord il y eut un silence, pas le moindre clapotis, pas un souffle de vent.
Le réveil est brutal. Ils barbotent dans cette mer, que peu de temps auparavant, leur semble-t-il, ils parcouraient en voilier. Mais combien de temps s’est-il réellement écoulé, car la clarté du jour diminue rapidement ?
Heureusement qu’Harald l’avait mise en garde et qu’en conséquence, tous deux se sont préservés avec des gilets de sauvetage.
Tess se retrouve donc pataugeant dans cette eau, au milieu des débris du voilier. Mais qui sont les deux autres naufragés dont elle distingue, dans la pénombre, les têtes, visibles ponctuellement en fonction de la houle. Des poursuivants arrivés pour les interpeller ? Ont-ils eux aussi franchi cette fameuse porte en même temps qu’eux ? Entraînés par eux ? Que s’est-il passé ? Bonne nageuse, elle entreprend de se rapprocher d’Harald, non sans guetter du coin de l’œil les deux autres inconnus qui surnagent.
La mer est agitée, sans être démontée comme lors des passages précédents d’Harald. La chance et les Dieux ont permis ce passage inverse. La tempête n’a pas accompagné le phénomène et heureusement la conjonction s’est faite de façon opportune. Harald avait invité sa compagne à se concentrer tout comme lui sur le but à atteindre, en l’occurrence rejoindre l’époque viking. Pour l’instant ils ne peuvent être assurés qu’ils ont bien rejoint cette période de l’Histoire.
L’un près de l’autre, le couple observe les deux hommes qui ont réussi à se hisser sur une planche assez large, un débris conséquent de la coque du voilier. Tess s’inquiète, elle n’arrive pas à déterminer l’origine de la présence de ces hommes baignant comme eux dans l’eau. Amis ou ennemis ?
Tess veut se rassurer et interpelle son compagnon.
— Crois-tu, Harald, que ce soient des policiers ?
— Je l’ignore, mais avant le passage, je n’avais pas constaté la présence d’un bateau à proximité immédiate et Bera m’avait dit que la porte n’avale pas à grande distance.
— Que devons-nous faire, car si nous avons rejoint ton époque, nous ne pouvons attendre d’éventuels sauveteurs ?
— Tess, être dépouillé de tout lors du passage n’est pas une surprise pour moi. Seuls les vêtements qui collent à nos corps sont préservés. Mais il nous va falloir improviser pour rejoindre une côte. Même si l’obscurité qui s’est installée et la houle ne nous permettent d’en distinguer aucune, la côte ne peut être éloignée. Lorsque nous émergeons du passage, nous sommes en principe à l’endroit même qui nous a permis d’y entrer. Seule l’époque est différente. Je pense qu’il nous faut compter sur nous-même pour regagner le rivage. Nous sommes plus proches des côtes britanniques, c’est vers elles que nous devons nager.
— Crois-tu que ces deux hommes pourraient être également des Vikings qui ont volontairement emprunté la porte, car après tout le secret peut avoir été partagé à ton époque ? Leur présence ne peut s’expliquer autrement. Mais de quel siècle sont-ils donc revenus ? Leurs vêtements semblent si particuliers.
— Il nous faut prendre le risque de les rejoindre, ils disposent d’un panneau flottant, qui semble suffisamment large pour nous permettre de nous y installer également, et si nous joignons nos forces nous atteindrons en ramant plus facilement le rivage. Il suffira de récupérer des débris pouvant être utilisés pour pagayer.
Patiemment, luttant contre la houle, le couple rejoint les deux hommes qui de leur côté, semblent plus éberlués qu’eux de leur situation.
Ils ne manifestent aucun geste hostile. L’un d’eux est coiffé d’un casque de cuir souple qui lui couvre toute la tête. Ils portent des blousons également en cuir, sous des gilets de sauvetage. Harald et Tess, qui eux ont enfilé leur gilet de sauvetage au-dessus de vêtements de pêcheurs sont moins bien équipés pour un séjour dans l’eau et pouvoir grimper sur le morceau d’épave leur permet de combattre l’engourdissement qui commençait à les gagner.
Tess constate que des emblèmes sont visibles sur ce qui ressemble à un blouson de vol. Trop proche d’eux, elle ne peut mettre en garde Harald sur l’origine des deux hommes. Mais elle déduit qu’il doit s’agir d’un équipage d’avion. L’emblème abhorré qu’elle reconnaît est un aigle tenant dans ses serres une croix gammée.
Heureusement initiée aux aberrations du temps, elle ne peut que conclure que les deux hommes ne sont pas des policiers comme ils l’avaient pensé à l’origine, mais des naufragés du temps d’une époque différente de la leur et de celle où la porte les a menés.
L’un des deux individus interpelle, Harald. Le langage est guttural, les intonations ressemblent un peu au Danois. Harald ne peut répondre n’ayant pas compris le sens de la phrase que l’homme a prononcée.
Tess lui souffle qu’il s’exprime en allemand :
— Harald c’est un descendant du peuple Germain !
Harald est interloqué. Ces hommes ne sont pas vêtus comme les guerriers germains qu’il affrontait parfois il y a si longtemps.
Mais le temps n’est pas aux interrogations. Il est urgent de se décider sur la nécessité de rejoindre une terre.
L’un des hommes, de la main, désigne avec insistance une direction en tapotant sur ce qui semble être une boussole qu’il vient de sortir de l’une des poches de son blouson. Cette direction s’oppose à celle qu’Harald a déterminée en fonction des étoiles. Il décline la suggestion de l’étranger et lui désigne la direction opposée.
— Harald, cet homme t’indique la direction de son pays. Lui, souhaite rejoindre son pays. Nous pourrions accepter sa proposition si notre esquif était plus fiable, mais je pense qu’il est préférable de le persuader d’adhérer à notre idée de gagner une côte plus proche. Mais il n’appartient pas lui non plus à ce monde, mais à un siècle différent du tien et même du mien.
Au terme d’un charabia gestuel, les naufragés finissent tous par admettre que la proposition d’Harald semble la plus raisonnable en raison de leur situation précaire.
Tess possède quelques notions de langue allemande, des réminiscences de sa scolarité, mais les années ont fortement diminué ses capacités à s’exprimer dans cette langue. Elle tâche néanmoins de comprendre ces deux étrangers et de se faire l’interprète auprès d’Harald.
Le temps n’est pas aux présentations mais à l’action et il leur faut ensemble unir leurs efforts pour sortir de leur situation. Au moyen de débris de planche, ils improvisent des rames et font ainsi avancer leur radeau de fortune.
Plusieurs heures furent nécessaires pour qu’enfin ils puissent poser leurs pieds sur une grève.
CINQUANTE-HUIT
L’obscurité est totale et aucune lumière n’est visible aux alentours. Les quatre naufragés, dont les vêtements sont trempés, commencent à être gagnés par l’engourdissement et le froid, une brise accentuant celui-ci. Le sable de la plage est très fin et reste collé tant à leur peau qu’à leurs effets vestimentaires.
Ils n’ont d’autre alternative que de s’enfoncer dans les terres à la recherche d’un abri, car, en raison de leur état, rester sur la plage leur serait préjudiciable.
Marcher dans l’obscurité, les vêtements dégoulinant, se révèle être un challenge. Aucun sentier identifié. Les pieds qui heurtent des obstacles invisibles. Des jurons et exclamations qui ponctuent l’avancée. On ne se voit pas, on se devine. La lune est absente et cette marche à tâtons dure sans que le havre convoité ne se profile.
Vingt minutes de marche dans les ténèbres s’achèvent brusquement lorsque deux aboiements furieux se manifestent, très proches. Les chiens réveillés ne sont pas attachés et bientôt tournent autour de la petite troupe. On perçoit la rage dans leurs grognements et très vite la peur de se faire mordre s’insinue en chacun. D’instinct, Harald et ses compagnons se sont mis dos à dos, pour, tels des sangliers au ferme, faire face aux molosses invisibles, mais si proches. Les chiens gueulent à quelques mètres mais ne se hasardent pas à s’approcher.
Des inconnus leur font face, mais même s’ils perçoivent de la peur et que la tentation de planter leurs crocs est exacerbée, ils sont plus veules que braves et se résignent à aboyer pour laisser à leur maître l’initiative de se confronter aux intrus.
Et effectivement, signalant l’arrivée d’autochtones, plusieurs torches sont maintenant visibles venant de l’ouest. Les hommes qui les brandissent s’interpellent et ces cris ajoutent à la surexcitation des chiens.
Les hommes sont nombreux, plusieurs lames reflètent les flammes des flambeaux et des fourches sont brandies par certains d’entre eux. Les chiens continuent leur ronde autour des intrus. Leur ardeur est tempérée par celui qui conduit la troupe des locaux. C’est un homme d’une stature impressionnante pour ce qu’on en devine dans les jeux d’ombres et de lumières diffusé par les torches. De sa voix caverneuse il rabroue les chiens qui semblent le craindre et dont les aboiements se font jappements. Il ordonne ensuite aux hommes qui l’accompagnent de cerner ces inconnus qui ont pénétré sur leurs terres. Sans arme et sans pouvoir estimer la force de leurs adversaires, Harald et ses compagnons sont obligés de les suivre lorsqu’ils y sont invités par signe.
Derrière un bosquet qui les masquait, un groupe de masures se devine. Des lueurs se distinguent à travers les ouvertures des murs et l’odeur de bois brûlé pénètre leurs poumons leur assurant qu’au moins ils pourront bénéficier d’un peu de chaleur.
Tous entrent dans ce qui semble être la plus grande bâtisse. Déjà rencognés autour d’un foyer où brûle d’énormes buches, se serrent plusieurs femmes et des enfants apeurés par ces étrangers qui sont introduits sous leur toit. A la lueur du foyer, Harald peut enfin détailler ces hommes qui les ont capturés. Ce ne sont pas des soldats, mais plutôt des fermiers qui se sont regroupés pour se protéger des envahisseurs et pillards qui n’ont pas manqué de se succéder sur ces côtes anglaises. Ils sont pour la plupart vêtus de tuniques grises ou noires sur des braies de même couleur. Leur saleté est repoussante.
L’inquiétude se lit sur le visage de Tess, car les regards concupiscents des fermiers qui s’attardent sur ses formes la mettent mal à l’aise. Ses vêtements sont bien différents de ceux de leurs femmes qui n’ont jamais fait preuve de coquetterie et sont fagotées comme leurs mères l’étaient avant elles. Ses formes que ses habits trempés révèlent émoustillent ces hommes rustres.
Les deux Allemands observent les hommes qui les entourent ainsi que la pièce où ils ont été amenés. Harald a enregistré tous ces éléments, les adversaires, la convoitise de ceux-ci vis-à-vis de Tess et l’attitude des deux autres naufragés qui semblent plus jauger les fermiers que les craindre.
La situation ne lui semble pas si inquiétante qu’elle semblait l’être lorsque l’obscurité les enveloppait tous. Ces quinze d’hommes ne sont pas des guerriers et en venir à bout pourrait être chose aisée. Seul leur nombre est un obstacle et Harald ne sait si ses compagnons de fortune seraient à même de se battre comme des guerriers dont ils n’ont pas la stature, ni l’allure. Leurs regards ne trahissent aucune émotion, ni peur.
La tension est palpable. Le chef des villageois essaye de dialoguer avec eux, mais ses propos sont incompréhensibles pour tous. Il s’énerve et interpelle les captifs. L’absence de réponse l’amène à hausser de plus en plus le ton et les autres fermiers resserrent leur cercle autour d’eux. Déjà deux se sont approchés de Tess, un sourire grivois aux lèvres, prêts à se charger d’obtenir des réponses de celle-ci autrement que par des mots. Harald a perçu ce changement et sonde d’un regard ses compagnons. Ce qu’il lit maintenant dans leurs yeux n’est pas de la crainte, mais une certaine assurance. Il pressent que ces hommes savent combattre et leurs geôliers du moment ne semblent pas les impressionner. Instinctivement les captifs se sont resserrés, seule Tess, laisse révéler sa peur en tournant sa tête de tous côtés ce qui attise la lubricité des hommes proches d’elle.
CINQUANTE-NEUF
Après un bref échange verbal entre plusieurs fermiers et leur chef, Tess est emmenée manu militari par ceux-ci dans une pièce attenante à la pièce principale. Les regards qu’échangent les fermiers restés à la garde d’Harald et de ses compagnons, trahissent leur dépit de ne pas être de ceux qui vont abuser de cette femme qui vient de leur être offerte.
Lorsque de la pièce contiguë des hurlements s’élèvent, la réaction d’Harald est immédiate. D’un même mouvement, il tord le poignet de l’un de ses geôliers et avec la lame qu’il récupère il fend l’air devant lui et tranche le cou du chef trop confiant. Les deux autres captifs ne sont pas en reste et ont également pris part au combat. Déjà plusieurs fermiers rougissent de leur sang le sol de terre battue. Femmes et enfants hurlent de peur de voir leurs maris et leurs fils s’effondrer, massacrés par ces hommes sans pitié venus de nulle part. Ils sont barbouillés du sang de leurs victimes et sont ainsi encore plus effrayants.
Le combat a été bref. Les fermiers n’étaient pas de taille. Percés ou découpés par les lames qui leur ont été subtilisées, embrochés par les fourches qu’ils avaient abandonnées contre les parois à leur entrée dans le logis, cloués au sol par ces armes improvisées, ils n’étaient malheureusement pour eux que des fermiers armés. Disposer de prisonniers représentait une situation inhabituelle pour eux, ils avaient fait entrer sans le savoir des renards dans le poulailler.
Les cinq hommes qui ont emmené Tess, ne se sont pas manifestés et sont plus préoccupés à disposer de la proie qui leur a été offerte par leur chef. Les cris de Tess ont couvert la lutte qui s’est déroulée dans la pièce principale.
D’un signe de tête, Harald invite ses compagnons à le suivre pour délivrer sa compagne. Ils acquiescent et les trois hommes s’avancent armés de courtes lames récupérées sur les fermiers.
La porte de séparation est rapidement ouverte et franchie à la volée. Ecartelée sur une table de bois, Tess a été dénudée et chacun de ses membres est maintenu par un fermier. Ainsi écartelée, elle est à la merci du cinquième larron qui, les braies (50) au bas des jambes, s’apprête à la forcer.
Trois d’entre eux s’effondrent découpés avant d’avoir pu esquisser le moindre geste. Le violeur empêtré dans son pantalon qu’il tente de remonter s’écroule le ventre traversé par la lame d’Harald.
Le dernier fermier se réfugie dans un coin de la pièce et à genoux supplie dans une langue incompréhensible les tueurs qui se sont rassemblés devant lui. La mort ne viendra pas d’eux, mais d’une furie qui quelques instants plus tôt n’était pour lui qu’une femme à souiller. Sa dernière supplique s’achève dans un gargouillis sanglant.
SOIXANTE
Tout est terminé. Femmes et enfants des fermiers pleurent autant de peur que de chagrin. Quel sort ces étrangers vont-ils leur réserver ? Le regard de la femme que leurs hommes allaient posséder semble exprimer de la commisération pour eux.
Contre toute attente. Leur méfait accompli, ils ne fuient pas mais semblent vouloir s’installer. Ils ont trainé tous les cadavres dans la pièce mitoyenne et se sont rassemblés près du foyer central. Ils tendent leurs mains aux flammes et inspectent le contenu de la marmite qui pend à une crémaillère archaïque disposée au-dessus des braises. Un ragoût que seuls quelques morceaux de viande agrémentent. Les propriétaires des lieux ne vivaient pas d’abondance. Qu’importe leur ventre crie famine et cette pitance fera l’affaire.
Peu à peu l’une des femmes s’enhardit et s’avance vers les meurtriers de leurs hommes. Elle pense avoir identifié ces étrangers, et a compris certaines exclamations d’Harald.
Elle s’approche de Tess qui s’est effondrée après l’émotion des moments précédents et représente pour elle, la compagne du guerrier viking. Elle lui propose des hardes féminines pour remplacer la couverture qui la couvre actuellement, ses propres vêtements ayant été déchirés par la folie de ses geôliers.
— Je sais ce que vous ressentez !
Etonnée qu’elle s’exprime en danois, Tess et Harald regardent, incrédules, cette femme qui tente d’obtenir leurs bonnes grâces.
— Qui es-tu et comment connais-tu cette langue ?
— Je m’appelle Margua et l’un des fermiers a fait de moi une esclave, tant pour l’entretien de son logis que pour assouvir ses besoins sexuels. Je suis ici depuis trois hivers. J’accompagnais mon époux et une petite troupe de guerriers vikings d’un clan proche de Ribe. Nous pensions effectuer un petit raid de pillage au hasard d’un débarquement. Nous avons accosté pas très loin d’ici, mais nous sommes tombés sur une petite troupe armée et nos guerriers ont été décimés non sans combattre. Les fermiers qui nous avaient signalés à la troupe ont obtenu le droit de garder notre drakki et plusieurs femmes.
— Ces femmes sont ici ?
— Non ! Deux ont tenté de s’enfuir et volontairement sont entrées dans la mer où elles se sont noyées. Une autre est morte en couches. J’ai eu plus de chance. Je suis maman d’une petite fille d’un an, Lodunn, que le père n’a jamais regardée et que j’ai préservée de lui, car il voulait se débarrasser d’une bouche à nourrir, mais il avait la perspective d’en faire plus tard une esclave. Une bâtarde sans valeur pour le fermier et dont il aurait sûrement abusé également si vous ne nous aviez pas délivrées. Elle dort dans ce panier.
Une petite poupée emmaillotée sourit aux anges et Tess est aussitôt conquise par ce bébé.
— Tu prétends que les soldats vous ont laissé le drakki. Peux-tu nous conduire au bateau qui t’a amenée ici ?
— Oui ! Il est échoué sur une plage pas très loin d’ici. Mais il a été soumis aux intempéries depuis trois ans et aucun entretien n’a été effectué. Il devra certainement être réparé pour pouvoir reprendre la mer. Ces fermiers n’étaient pas des marins et le mât a été récupéré et modifié pour servir de timon pour atteler des bœufs à un chariot.
— Lorsque nous aurons repris des forces et que nous nous serons séchés, il faudra que tu nous conduises au bateau pour que nous évaluions les réparations à effectuer. Nous ne pouvons nous permettre de rester trop longtemps dans ce hameau, surtout si des troupes se déplacent dans le secteur. Je pense que ces fermiers circulent et que de ne pas les voir va attirer l’attention. Nous ne pouvons nous permettre de nous confronter à de vrais guerriers.
Tess s’approche d’Harald. Elle a surpris un conciliabule entre les deux Allemands.
— Harald, les deux inconnus veulent éliminer femmes et enfants pour garantir la discrétion de notre présence ici !
Margua, qui a entendu ces propos, se jette aux pieds de Tess et la supplie d’épargner ses compagnes de misère, alléguant qu’elles n’ont fait que vivre sous le joug de ces fermiers qui avaient droit de vie et de mort sur elles. Les femmes n’étaient considérées que comme des « paillasses » et les enfants étaient chargés, dès leur plus jeune âge, des plus basses corvées.
— Epargnez-les, puissants guerriers, ce ne sont pas des obstacles à vos desseins. Peut-être auront-ils la chance d’avoir des maîtres et des époux plus attentionnés. Quant à moi, je souhaiterais me joindre à vous pour regagner le pays qui m’a vu naître et retrouver mes parents qui sont installés près de Ribe.
Sensible à ces propos, Tess s’adresse en allemand aux deux inconnus et tempère leur ardeur à vouloir supprimer les témoins de la tuerie. Elle se fait l’interprète des propos de Margua et de l’opportunité qui s’offre à eux de quitter cette contrée grâce au bateau qu’il faut néanmoins remettre en état.
Les deux Allemands sont indécis. Ecouter les conseils de Tess ou suivre leur instinct. La pitié ne semble pas faire partie de leur mode de vie. Ils ne souhaitent néanmoins pas se confronter à Harald dont ils ont pu apprécier la valeur de combattant et adhérent au statu quo instauré.
— Harald, il faut que nous nous reposions tous un peu et que nous avisions des décisions à prendre quand le jour se lèvera. Néanmoins il nous faut assurer un tour de garde pour éviter une mauvaise surprise, tant intérieure qu’extérieure. Nous devons rapidement déterminer qui sont nos compagnons de naufrage et jusqu’où ils désirent nous accompagner. Je pense également que Margua peut se joindre à nous, tout au moins pour rejoindre des terres amies.
— Tu as raison, Tess. J’assure le premier tour de garde. Je pense que nos compagnons n’ont aucun intérêt à s’en prendre à nous. Nous sommes pour l’instant trop dépendants les uns des autres pour risquer quelque chose de leur part. Il ne sera pas facile de se faire confiance mutuellement, mais j’ai remarqué leurs capacités de guerriers tout à l’heure et ils sont des alliés de circonstance et nombreux seront certainement les obstacles que nous aurons à surmonter.
SOIXANTE ET UN
Hormis quelques pleurs d’enfants ou de l’une ou l’autre des femmes, inquiètes quant à leur devenir, la nuit ne fut troublée par aucun incident. Chacun assura son tour de garde, et bénéficia d’un repos bien mérité après ces heures folles.
Au matin, Tess est restée seule dans l’habitation. Les hommes guidés par Margua ont gagné la plage où le drakkar des envahisseurs vikings qui ont accosté sur cette côte, est échoué. Hormis le mât manquant, le bateau a besoin d’un carénage. Il est ensablé et il faudra le dégager de la gangue sableuse dans laquelle il est enfoncé. Sa remise en état nécessitera vraisemblablement plusieurs jours d’un travail soutenu.
A leur retour, Margua est invitée par Tess à rassurer femmes et enfants. Elle les invite à vaquer à leurs occupations habituelles et les sollicite pour l’organisation des repas nécessaires à leur subsistance pour les quelques jours nécessaires aux réparations. L’émotion passée, les veuves semblent apprécier la liberté dont elles jouissent et peu à peu des sourires se dessinent sur leurs lèvres et parfois même un rire leur échappe et semble les surprendre elles-mêmes. Elles ne sont plus sous la domination brutale de leurs hommes et sont relativement rassurées.
Le mât scié par les fermiers étant irrécupérable, les Allemands se chargent d’en fabriquer un. Il leur faut pour cela abattre un arbre dans les bois environnants et confectionner cet élément important du drakkar conformément aux conseils techniques d’Harald relayés par Tess aux deux Allemands. Ils profitent également de ces déplacements en lisière de forêt pour y enterrer les cadavres des paysans. Les femmes sont mobilisées pour fabriquer une voile suffisamment solide pour affronter éventuellement un grain soutenu. Un stock de victuailles est réalisé. Harald assure la plus grande partie du travail de charpentier sur le navire lui-même. Il vérifie et remplace si nécessaire les rivets qui fixent les planches de bordé qui doivent se chevaucher comme des tuiles. Les femmes, elles, calfatent (51) au moyen de fibres animales pour redonner de l’étanchéité à la coque, et raclent les imperfections dues à l’abandon du bateau et qui souillent la structure. Lorsque le mât est terminé, il est planté au milieu du navire à l’emplacement du mât initial. Un nouveau gouvernail est installé à tribord arrière. En six jours, le drakki est de nouveau opérationnel. Tout le monde a voulu participer au désensablage du coursier des mers et par chance le pourrissement semble ne pas avoir trop dégradé le bateau, même si le bois est plus ou moins spongieux là où il reposait sur son flanc. Ces planches ont demandé plus d’attention et Harald s’est affairé à leur redonner une seconde vie, mais en façonner de nouvelles aurait demandé bien plus de temps. Le bateau est prêt et par chance le drame qui s’est déroulé dans ce hameau perdu reste inconnu du voisinage.
Harald et Tess ont également mis à profit cette semaine pour en apprendre un peu plus sur leurs compagnons de naufrage. Lothar, la quarantaine, est le plus âgé des deux. Il était le pilote du bombardier. Les paupières tombantes, il a un regard de chien battu, mais il a démontré qu’il pouvait être un soldat sans pitié.
La cicatrice qui lui barre le visage témoigne qu’une Ase a bien failli couper le fil de sa vie dans un combat rapproché. Kurt, l’autre Allemand, le mitrailleur arrière du bombardier, type même du jeune aryen, formule régulièrement son impatience à retrouver l’univers nazi, dont il est une parfaite marionnette, tant physiquement que dans les raisonnements qu’il formule. Tess s’est faite diplomate pour identifier ces deux personnages sans provoquer une animosité de leur part. Tous deux occupaient le cockpit d’un bombardier en piqué lorsqu’ils se sont retrouvés après un moment d’absence dont ils ne peuvent déterminer la durée, à nager au milieu de débris dans la Manche. Tess a restitué le mieux possible ces renseignements à Harald. Il lui est difficile d’expliquer que ces deux hommes étaient en guerre contre ses compatriotes, qu’ils constituaient l’équipage d’un stuka et bombardaient des embarcations dans la Manche lorsqu’ils ont franchi à leur insu la même porte utilisée pour leur fuite. Cette porte les a non seulement transportés à cette époque mais les dates de franchissement sont tellement différentes.
— J’ai demandé au pilote de Stuka, (52) ce qu’il pensait avant le passage, il m’a répondu que fort des victoires qui ponctuaient l’avance de l’armée allemande, il se voyait participant à l’envahissement de l’Angleterre, tels un Viking conquérant, quelques siècles plus tôt.
— Qu’as-tu dit, Tess, des pilotes de Skuta ?
— Non, Harald, leur avion était un Stuka, un oiseau de malheur sinistre qui provoquait la panique des populations lorsqu’il leur plongeait dessus, sirène hurlante. Tu confonds avec les bateaux de ton peuple. Ces hommes appartiennent à une armée guidée par un dictateur et leur doctrine est malsaine. Ce sont des soldats ; le terme pour le mot guerrier de ton époque. Nous devons nous méfier d’eux, même si aujourd’hui leur aide nous est précieuse et nécessaire. Nous aviserons plus tard à quel moment nos chemins devront se séparer. Nous ne devons pas leur confier le peu de nos connaissances quant au moyen de franchir les portes. Les conséquences pourraient être terribles sur le règlement des conflits qui ont émaillé l’Histoire récente et le devenir de l’humanité. Le plus jeune des deux est un partisan fanatique de la doctrine qui a engendré une guerre destructrice. Nous avons la chance qu’ils soient germains. Ils devraient donc être admiratifs de la civilisation viking. Il nous faudra néanmoins être particulièrement vigilants car ce n’est pas à nous qu’ils ont juré fidélité et le choc des civilisations va s’imposer à eux. Ils n’ont pas encore bien assimilé la situation.
SOIXANTE-DEUX
Le départ est fixé à l’aube du huitième jour. Le drakkar est chargé de victuailles. La figure de proue n’a pas été retrouvée. Margua dit qu’elle a été démontée en arrivant près du rivage, mais a certainement été emportée ou détruite depuis. Elle se souvient qu’il s’agissait d’une figure de serpent sculptée qui jusqu’à ce qu’ils abordent sur cette rive, les avait protégés des mauvaises fortunes de mer et des sortilèges de Loki. Le temps n’a pas permis d’en sculpter une nouvelle et chacun sollicitera le dieu qui devra l’accompagner pour cette nouvelle expédition aventureuse, mais en en son for intérieur, Harald sait qu’un drakkar privé de son dragon souffre de vulnérabilité face aux éléments. Ils sont cinq à prendre place dans le drakkar, après l’avoir poussé à l’eau avec l’aide des femmes qui ont souhaité rester vivre dans ce hameau qu’elles ont toujours connu. Margua a emmitouflé sa petite fille qu’elle a installée dans un panier près d’elle. L’enfant est calme et régulièrement nourrie au sein par sa mère. La scène amène des sourires sur les lèvres de chacun. Elle est leur symbole d’espoir.
Les femmes et les Allemands se sont installés sur les bancs de nage et ont saisi les rames et souquent pour donner l’élan nécessaire au navire. La coque glisse sans peine et Harald manœuvre le gouvernail, après avoir hissé la voile d’une dizaine de mètres carrés. Il a l’expérience pour manœuvrer ce type de bateau et effectue les manœuvres rapidement. Ayant gagné le large, les femmes qui ont regardé partir le navire ne sont plus que d’infimes silhouettes sur la côte anglaise.
Le vent n’est pas fort et le nombre de rameurs est insuffisant pour mouvoir le drakkar sur une longue distance. Rapidement, Margua abandonne l’aviron pour écoper, car les fibres animales utilisées pour le calfatage ne semblent pas assurer l’étanchéité recherchée. Les femmes ont fait œuvre de bonne volonté mais n’avaient pas l’expérience des charpentiers vikings. Les occupants du navire se rendent rapidement compte que celui-ci ne pourra longtemps les transporter. Ils conviennent donc de rechercher une plage où aborder sur la côte continentale.
Les deux Allemands ne sont pas encore convaincus qu’ils ont fait un saut dans le passé. Ils ont été étonnés de la vétusté des masures du hameau et des conditions de vie de ses habitants. Ils ont constaté que ces gens ne disposaient d’aucun objet quotidien moderne. Tess leur a bien dit qu’ils avaient quitté leur siècle, mais ils n’en sont pas encore persuadés. Ils ont admis que cette époque ressemblait aux descriptions qu’habituellement on se fait de la vie au Moyen-Âge. Ils hésitent et considèrent qu’ils sont simplement confrontés à cette situation dans une région reculée mais que le monde ailleurs ne peut être redevenu si primitif. Ils ne comprennent pas pourquoi Harald et Tess ne semblent pas surpris de toutes ces incohérences. Au moment du naufrage, les débris qui flottaient près d’eux semblaient bien provenir d’un voilier et ces éléments n’appartenaient pas à un navire aussi rustique que celui avec lequel ils naviguent aujourd’hui. Ils sont satisfaits de se rapprocher de leur patrie, retrouver un univers connu. L’aiguille de la boussole de Lothar les rassure, ils repartent vers l’Est, le Reich millénaire dont Kurt a fait son idéal.
Inexorablement l’eau s’infiltre dans le drakkar. Tess s’est jointe à Margua pour écoper, mais il faut se rendre à l’évidence, il est urgent d’accoster. Harald a pris conscience qu’inéluctablement le bateau va sombrer. La quille enfouie dans le sable n’avait de robuste que l’apparence et l’humidité a imbibé sournoisement le bois. Harald n’a pas apprécié avec justesse l’état du bateau et le temps a manqué pour une remise en état adéquate.
Traverser la Manche est le seul challenge que le navire est susceptible de relever.
Margua porte désormais dans ses bras le panier où s’agite son enfant. L’angoisse se lit dans ses yeux. Heureusement la côte s’approche au grand soulagement des deux Allemands qui, seuls, s’arqueboutent sur les pelles qui plongent dans les vagues. Le bateau glisse moins sur celles-ci qu’il ne les laboure. Encore quelques centaines de mètres et la marée montante s’allie aux efforts des rameurs pour rejeter le drakkar sur le sable d’une petite plage déserte.
Rapidement chacun quitte le navire et prend pied sur le continent. Aucune présence n’est remarquée, mais il est urgent de s’éloigner du drakkar, qui, pour les populations autochtones est synonyme d’invasions barbares.
Les victuailles et équipements sont partagés et le groupe s’éloigne de la plage pour s’enfoncer dans l’intérieur des terres. Aucun plan n’a été conçu car les deux Allemands restent persuadés qu’ils vont retrouver la civilisation et veulent prendre l’initiative de la marche en avant. Harald et Tess ne cherchent pas à les détromper et attendent simplement que l’évidence s’impose à eux. Margua leur a proposé de rejoindre son clan, mais pour l’instant cette suggestion n’a eu aucun écho. Harald serait favorable à cette proposition, mais souhaite intérieurement que les deux étrangers adhérents à cette option. Leur chance de gagner ce clan serait renforcée par la présence de ces deux guerriers.
SOIXANTE-TROIS
Les deux Allemands ne tardent pas à s’interroger mutuellement sur le silence qui règne sur cette côte continentale qu’ils ont quittée il y a à peine un peu plus d’une semaine. Aucune présence ne s’est manifestée à eux alors qu’ils crapahutent depuis presque une heure. Aucun stigmate de combats. Ils aperçoivent quelques masures éparses et restent ébahis que la destruction de leur avion qu’ils ne s’expliquent toujours pas, les ait fait dériver dans une zone qu’ils ont du mal à identifier. Leurs regards révèlent leur désarroi. Sur les conseils d’Harald, Tess décide de stopper la petite troupe et tente de faire admettre à ces deux soldats qu’il leur faut accepter une situation à laquelle ils ne sont pas préparés, qu’il leur faut renoncer à poursuivre leur progression vers l’Est.
Profitant de cette halte, Margua nourrit son bébé tout en participant au dialogue qui s’instaure entre tous. Patiemment Tess se fait l’interprète entre chacun et explique sommairement que l’Univers n’est pas aussi tangible que l’homme se l’imagine. Que si chacun a un temps défini de vie, l’espace-Temps, lui, peut être parcouru dans tous les sens à la condition de traverser des portes disséminées un peu partout à différents niveaux, aériens ou souterrains, du globe terrestre, en ayant la volonté d’accéder en pensées à telle ou telle époque.
— Penser envahir l’Angleterre n’aurait pas dû nous projeter dans cette époque, réplique Lothar, même si j’ai effectivement visualisé l’invasion de barbares à un certain moment.
— Tu as eu cette pensée en te trouvant malencontreusement au niveau précis de la porte qui t’as amené à l’époque de ta pensée et tu as entraîné ton mitrailleur dans ton sillage.
— Que deviendrons-nous ?
— Je n’ai actuellement pas de réponse à cette question.
— Mais toi, tu n’es pas non plus de cette époque moyenâgeuse ?
— Non. Mais Harald et moi avons voulu revenir à cette époque qui est la sienne.
La réaction de Kurt est immédiate.
— Vous avez donc la possibilité de nous ramener à notre époque ou de nous instruire sur le moyen de le faire.
Tess, que cette réponse ne surprend pas, biaise et rétorque aussitôt.
— Ce n’est pas si simple, nous avions des instruments sur le bateau et nous n’en disposons plus.
Elle ne peut sans risque confier à ce fanatique un secret ancestral qu’il pervertirait immanquablement.
En aparté, Tess confie à Harald qu’elle ne peut leur donner plus d’espoir pour rejoindre leur époque car celle-ci correspond à une période très sombre de l’Histoire de l’humanité.
— Imagine le risque que nous ferions prendre si ces hommes retournent en 1940 en possession de l’information qu’il est possible de remonter ou de se projeter dans le temps. Des savants peu scrupuleux consacreraient leurs efforts à déterminer les positions de portes et l’Histoire du monde serait changée. Des tyrans échapperaient à la justice, des hommes se prendraient pour des Dieux et les détenteurs de ces secrets régneraient sans partage sur le monde. Une guerre comme celle à laquelle participaient Lothar et Kurt pourrait se conclure différemment et l’humanité en souffrirait.
Harald traduit les paroles de Tess pour Margua. Elle se souvient que la volvas de son clan lui avait parlé que les Dieux permettaient quelquefois de tels transports par-delà les mers, mais par superstition elle n’a jamais voulu en savoir plus sur cette magie. Elle propose une nouvelle fois à ses compagnons de rejoindre son clan.
— Mon clan est dirigé par un jarl respecté et juste. Nous manquons de guerriers comme vous. Vous seriez accueillis à bras ouverts. Je serais votre porte-parole pour témoigner de votre bravoure et de la mansuétude que vous avez eue à mon égard.
Kurt qui ne veut pas renoncer au monde où un jeune nazi comme lui a droit de vie et de mort sur des hommes qui ne sont pas de sa race, s’oppose de nouveau à Margua et s’obstine à vouloir avancer encore pour retrouver ses repères.
L’obstination des deux Allemands contrarie les autres membres du groupe, mais pour éviter l’éclatement de celui-ci, il est convenu qu’ils continuent à avancer vers l’Est, tout au moins jusqu’à ce que l’évidence s’impose à eux.
SOIXANTE-QUATRE
Lentement la petite troupe s’enfonce dans les terres, traversant plaines, rivières et bois, jusqu’à parvenir en lisière d’une forêt plus importante. Tess estime qu’ils doivent se trouver dans une région qui correspond au Hainaut aujourd’hui.
Un peu plus tard, Lothar qui ouvre la marche, enjoint par geste au groupe de se camoufler dans les buissons qui bordent le chemin. Il vient de repérer à deux cent mètres environ, une petite troupe de cavaliers qui cheminent sur un chemin transversal. Leur harnachement et leur allure dénotent qu’il s’agit de guerriers, sans que pour l’instant il ne soit possible de déterminer leur origine. Heureusement pour eux, une haie sauvage les a masqués aux yeux de ces cavaliers et chacun s’est enfoncé dans la végétation de cette haie épaisse. Margua veille à ce que son bébé ne se manifeste pas en plaquant doucement sa main sur sa bouche. Seuls les bourdonnements des insectes dérangés pourraient révéler leur présence.
La troupe de cavaliers défile au pas devant eux. Une douzaine de guerriers, pour certains, torse nu, ou vêtus d’un manteau de fourrure à poils longs mais dont paradoxalement la toison est placée à l’extérieur, Ils sont armés de piques au fer étroit et court ou de haches de combat, et disposent de petits boucliers hexagonaux en bois rehaussés d’une peinture bleue. Certains n’ont pas de selle, mais simplement une grossière couverture de laine. Les chevaux sont de petites tailles. Un peu distancé, un autre groupe de huit cavaliers surveillent trois prisonniers, qui, attachés ensemble, se traînent entre les chevaux. Harald identifie les prisonniers : des guerriers de son peuple dont un berserk vêtu simplement d’une peau d’ours. A cette époque, les raids vikings ont repris et tous ne sont pas victorieux. Ces guerriers sont trop nombreux pour qu’une quelconque action ne soit tentée pour délivrer ses compatriotes. Les armes qu’ils ont emportées sont dérisoires, des couteaux et de lourdes haches de bûcheron. La présence des femmes est également un handicap à considérer. Impuissants, ils regardent les cavaliers et leurs prisonniers s’enfoncer sous les frondaisons de l’imposante forêt qui bouche l’horizon, au Nord.
Cet épisode ruine les espoirs des deux Allemands qui totalement abattus interrogent du regard Harald sur la conduite à tenir. L’opportunité est offerte à celui-ci de prendre l’initiative, ce qu’il saisit immédiatement après que Tess lui ait fait part du désappointement des deux soldats.
Lothar est le premier a réaliser que les repères d’hier auxquels il se raccrochait, ont volé en éclats.
— Qui sont ces barbares ? Ces guerriers n’ont ni cuirasses, ni casque. J’ai l’impression d’être parachuté dans un monde devenu fou !
Tess n’a pas identifié ces cavaliers, mais Harald a rapidement reconnu cette caste de guerriers.
— Je croyais que leur peuple avait disparu, mais cette apparition me démontre le contraire.
Il s’agit de guerriers Chattes (53), un peuple mystérieux et redouté de tous, même des Germains eux-même. Je n’en avais entendu parler que par les anciens. Ils faisaient presque partie des légendes que l’on colporte pour impressionner l’auditoire.
Le plus étonnant est que les Chattes sont habituellement connus pour leurs qualités de fantassins. Il semble que leur situation précaire les ait obligés à s’adapter et qu’ils utilisent ces chevaux pour couvrir de plus importantes distances.
— Qu’ont-ils de si particulier pour inspirer le respect que tu leur accordes ?
— Ils vivent dans la forêt depuis des siècles, celle que les Romains, appelait la forêt d’Hercynie, (54) une forêt primaire. Ils avaient comme volonté première de défendre la Germanie des envahisseurs. Les Romains les craignaient, et toutes les autres castes guerrières également. Mes ancêtres les ont combattus. Leur cruauté et la crainte qu’ils inspiraient ont souvent été commentées lors de nos veillées. Ils ne faisaient plus partie de nos adversaires depuis bien longtemps. Je pensais cette caste éteinte, leur présence démontre que cette croyance de leur disparition était une erreur.
— J’ai remarqué que certains d’entre eux avaient le crâne rasé.
— Ce sont les plus braves. Ils n’ont le droit d’être ainsi qu’après avoir fait montre d’une grande bravoure. Tess, je pense que tu as remarqué que certains portent également un torque (55) de bronze autour du cou. Ils n’auront le droit également de le retirer qu’après avoir démontré leur courage.
Margua s’approche et leur confirme qu’à plusieurs reprises son clan a affronté de tels barbares.
— Nos hommes ont payé un lourd tribut lors de confrontations avec ces Germains. Ils sont sans pitié car ils doivent prouver leur vaillance. Ils sont aussi enragés que les berserkers, mais certainement plus cruels. La différence avec eux, c’est qu’ils ne sont pas déments et n’usent pas de drogue pour affronter leurs ennemis. Heureusement que les hommes de mon clan sont de rudes combattants et que leur volonté est au moins équivalente à celle des Chattes qui nous ont attaqués. Ils sont apparus à nous il y a environ quinze printemps et nous ont attaqués à trois reprises. Ils n’ont pas réussi à avoir le dessus, mais ils ne renoncent pas facilement car il est dit qu’ils ne reculent jamais.
— Pourquoi s’attaquaient-ils à votre clan ?
— Les lisières de la forêt ne sont qu’à quelques jours de notre village et le but de leurs expéditions était prioritairement l’enlèvement de femmes, plus que la recherche de nourriture. Il semble que les femmes sont plus que minoritaires dans leur société et qu’ils veulent pallier ce problème. Un mourant nous a donné cette information, leur caste est vieillissante et ils voudraient retrouver leur splendeur d’antan.
— Harald, tes commentaires et ceux de Margua se complètent. Ces Chattes, qui selon toi, semblaient disparus, cherchent à renouveler leur sang, d’où les tentatives d’enlèvements des femmes du clan de Margua et cela justifie vraisemblablement la présence de ces prisonniers qui les accompagnent, alors que selon toi ces guerriers sont sans pitié pour leurs ennemis. Le fait de s’encombrer de ces guerriers vikings peut laisser supposer qu’ils vont tenter de les incorporer à leur caste.
— Ils peuvent aussi avoir l’intention de les sacrifier à leurs divinités.
Lothar et Kurt, totalement dépassés par la situation qui s’impose à eux, écoutent avec indifférence les échanges verbaux de leurs compagnons. Pour les faire participer à la discussion, Tess leur explique rapidement les commentaires qui ont été faits sur ces guerriers Chattes. La volonté des deux Allemands à vouloir rejoindre leur patrie a fait place à une apathie dans laquelle ils se sont réfugiés à la vision des guerriers barbares qui ont défilé devant eux.
L’initiative de la progression n’appartient plus aux Allemands, qui tacitement l’abandonnent aux autres membres du groupe.
Harald, Margua et Tess se concertent et conviennent qu’il leur faut obliquer vers le Nord pour rejoindre le clan de Margua, mais c’est également la direction que les guerriers Chattes ont empruntée, ce qui implique qu’il leur faut redoubler de vigilance pour éviter une mauvaise rencontre qui leur serait préjudiciable. Vulnérables, ils s’accordent une pause de deux heures pour qu’un intervalle confortable les sépare des Germains. Ils en profitent pour se restaurer et reprendre quelques forces. La saison leur permet de ne pas craindre de mauvaises conditions climatiques qui les pénaliseraient, particulièrement en raison de la présence du bambin de Margha.
SOIXANTE-CINQ
La petite troupe pénètre elle aussi dans la forêt où elle chemine tout au long d’une longue après-midi d’été. Harald ouvre la marche. Il est attentif au moindre bruit. Il a sensibilisé les deux Allemands a également être vigilants. Lothar se maintient au niveau des deux femmes, quant à Kurt, il ferme la marche. Progressivement, le soleil peine à percer les hautes et épaisses futaies et la petite troupe se doit de s’organiser pour la nuit qui s’annonce. Le bébé de Margha se manifeste et réclame le sein de sa mère. A l’invitation d’Harald, il a été décidé de s’écarter d’une centaine de mètres de la sente et de s’installer au sein d’un sous-bois fourni de fougères. Les oiseaux qui s’agitent pour gagner leur site de couchage sont les seuls à perturber le silence qui peu à peu règne dans cette cathédrale végétale. La léthargie les gagne. Un tour de garde est organisé pour assurer leur sécurité.
Aux premières lueurs de l’aube, l’engourdissement a gagné chacun. Aucun feu ne peut être allumé car la fumée qui percerait les frondaisons pourrait être remarquée de loin et l’odeur du bois brûlé, perçue par un guetteur isolé ou une sentinelle détachée du groupe suivi.
Un fin voile de brume stagne près du sol et limite la visibilité. Le soleil prend tout son temps pour réveiller la forêt et ses occupants occasionnels.
Tess est réveillée depuis deux heures environ. Elle a assuré le dernier tour de garde et veillé sur ses compagnons pelotonnés les uns contre les autres. Chacun émerge progressivement, engourdi, les yeux bouffis encore par ce sommeil réparateur après une longue journée de marche et son lot quotidien de surprises. Elle se remémore sa vie d’avant pour laquelle néanmoins elle n’a aucun regret. Harald a ranimé des sentiments qu’elle avait enterrés il y a bien longtemps. Elle le suivrait au bout du monde, ce barbare pour lequel elle a tout quitté pour vivre une vie aventureuse et il faut le dire, dangereuse. Elle le sait aujourd’hui plus humain, mais dans le monde qui les accueille, un homme civilisé a-t-il sa place ?
Lothar se montre prévenant vis-à-vis de Margua bien accaparée par son bébé. La petite Lodunn est très dépendante de sa mère, qui est bien reconnaissante que cet Allemand la soulage des tâches autres que celles de mère.
Harald quant à lui, tous les sens aux aguets, scrute les alentours pour parer à toute mauvaise surprise.
Le repos a été réparateur et la petite troupe se remet en marche. La sente est facile à suivre, les traces de sabots des chevaux des Germains sont marquées dans l’humus. Harald est reparti en avant-garde et précède ses compagnons de deux cent mètres environ. L’épaisseur de la végétation le cache à la vue de ceux-ci. Le soleil s’est levé et ses rayons percent les frondaisons, même si parfois un nuage le masque et obscurcit temporairement le sous-bois.
Subitement, Harald perçoit des cris provenant de la direction qu’ils doivent suivre. Il réagit immédiatement, comprenant qu’il se passe quelque chose d’anormal. Il fait demi-tour et se précipite au devant du groupe qui chemine tranquillement. Il les presse de se disperser de part et d’autre de la sente au sein des arbustes et fougères omniprésents sous les arbres de cette forêt épaisse.
Tess et Margua sont restées ensemble, accroupies dans une futaie de jeunes chênes. Elles s’efforcent de rassurer Lodunn, qui a perçu la peur de sa maman et dont les yeux affolés révèlent que son émotion va déclencher ses pleurs.
Les hommes se sont éparpillés et ont saisi les armes dérisoires qu’ils ont récupérées chez les fermiers.
Une traque est en cours. Harald se redresse légèrement et distingue les épaules et la tête d’un homme à une centaine de mètres. Il court droit devant lui, indifférent à la végétation qu’il traverse tel un sanglier. Déjà, d’autres têtes sont visibles, cinq, six, difficile d’en être sûr, car Harald ne peut se permettre d’être lui-même repéré et doit donc rapidement se camoufler. Chacun s’est choisi une cachette, une dépression dans le sol, derrière un gros tronc ou simplement allongé parmi les hautes herbes et fougères, en espérant ne pas être sur le passage des intrus.
Les poursuivants de l’homme sont aussi à pied, et progressent en éventail, seul l’un d’eux est à cheval et dirige la chasse de ses compatriotes à partir de la sente sur laquelle il chevauche sa monture. Il est dangereux lui aussi car il bénéficie d’une hauteur qui lui permet de mieux distinguer le fuyard, mais risque également d’apercevoir un membre du groupe. Il agite sa lance pour inviter l’un ou l’autre de ses comparses à réorienter sa course.
Le fuyard est passé entre Harald et Kurt sans les remarquer. C’est l’un des Vikings aperçus la veille. Sa course est difficile car ses mains sont liées. Il est totalement concentré sur celle-ci et il ne se risque que très rarement à regarder en arrière pour éviter de heurter un obstacle qui se présenterait sur sa trajectoire. Il a deux cents mètres d’avance sur ses poursuivants qui eux ont les mains libres. Ces derniers ponctuent leur course de cris destinés à affoler le fugitif qu’ils sont certains de rattraper.
Ont-ils volontairement laissé fuir leur prisonnier pour mieux le chasser ou leur a-t-il faussé compagnie ? Leurs cris n’expriment pas seulement la folie furieuse qui est la leur, mais également le plaisir de traquer et d’épouvanter leur gibier humain.
Concentrés par cette traque, quatre Germains sont passés sans soupçonner la présence d’Harald et des autres membres du groupe. Malheureusement, l’un des traqueurs, un peu distancé par ses congénères, a perçu un geignement de Lodunn.
Il a abandonné la poursuite du fuyard et prospecte la zone d’où semblaient lui provenir les cris qu’il a perçus. Lothar qui s’est caché à proximité des femmes, s’est rendu compte de l’attitude de ce guerrier qui inéluctablement les trouvera. De son côté, le cavalier a lui aussi remarqué que son compatriote s’avance avec circonspection dans une futaie où pourtant le fuyard ne peut se trouver. Il s’interroge sur ce qui peut bien avoir coupé l’élan du guerrier.
Le guerrier Chatte découvre les deux femmes et le bébé. Son sourire carnassier les tétanise. Tess n’a jamais été si proche d’un guerrier germain, le torse nu peint en blanc, le visage et le crane nu couverts également de cette même peinture. Les yeux noirs dont la couleur est renforcée par cette teinte blanche dont l’homme s’est badigeonné. Il ne quitte pas des yeux ses proies. La hache de combat qui l’arme est reliée à son poignet par un fin cordon de cuir.
Fier de sa découverte, le guerrier agite son bras libre pour inviter le cavalier à s’approcher. Il n’a émis aucun cri, ne voulant pas stopper ses compères dans la course poursuite qui les occupe. Les deux femmes se sont blotties l’une contre l’autre, impuissantes à fuir et encore moins à s’opposer à la brute. La peur les tétanise.
Descendu de son cheval, le cavalier a planté sa lance dans le sol et a rejoint son acolyte. Leurs sourires démontrent qu’ils se réjouissent de ces prises fructueuses pour leur clan : deux femmes dans la force de l’âge dont l’une est porteuse d’un enfant.
Les échos de la poursuite du fuyard ne sont plus perceptibles. Lothar en a profité pour se rapprocher silencieusement derrière les deux barbares. La vision de ces deux femmes leur a fait oublié la prudence. Ils ne se sont pas encore interrogés sur les raisons de la présence de celles-ci dans cette épaisse forêt. Seul le cheval piaffe lorsque Lothar se glisse à son niveau tout en le flattant de sa main. Il se saisit de la lance fichée en terre et accélère le pas pour s’approcher des deux guerriers.
Sans hésiter, il embroche le guerrier armé de la hache. Il y met tant de force que le fer emmanché traverse la poitrine du barbare et que les femmes se retrouvent arrosées par des projections de sang. La soudaineté de l’attaque a également surpris le second Germain, qui néanmoins réagit rapidement et se penche sur l’homme qui agonise pour se saisir de sa hache. Il s’évertue à tirer sur cette arme, et remarque trop tard qu’un lien la maintient au poignet du mort. Lorsqu’il se retourne, désarmé, face à cet homme qui a surgi de nulle part, il n’a pas le temps d’esquiver la lame que Lothar avait récupérée chez les fermiers et qui immédiatement lui fouille les entrailles, lui prenant la vie. Le combat a été bref et silencieux. Les femmes sont épouvantées et le sang qui macule leur visage les rend elles-mêmes effrayantes. Harald et Kurt les rejoignent. Il leur faut prendre de rapides décisions car l’absence des deux guerriers va vite être remarquée par le reste de la troupe de Germains, ceux qui traquent le fuyard et l’avant-garde qu’ils ont croisée la veille.
D’abord, camoufler les deux corps afin qu’ils ne soient pas découverts rapidement. Les dépouilles sont couchées en travers sur le dos du petit cheval et la petite troupe s’éloigne du sentier pour s’enfoncer dans l’épais sous-bois. Kurt qui s’est placé en serre-file, efface le plus possible les traces du combat, mais cette tâche se révèle très vite fastidieuse et impossible. Les fougères ont été écrasées et le sang des deux morts s’est largement répandu sur la végétation, ponctuant les feuilles et les fougères de myriades de larmes rouges immanquables à la vue. Harald en conclut que le plus raisonnable n’est plus de chercher à s’éloigner mais d’éliminer les trois guerriers qui ont continué la traque du fugitif lorsqu’ils repasseront, inconscients du guet-apens qu’il leur est nécessaire de mettre en place.
SOIXANTE-SIX
Une vingtaine de minutes plus tard, des rires et des exclamations sont perçues venant de la direction suivie par les traqueurs. Les trois guerriers Chattes sont groupés et aiguillonnent au moyen de branches taillées leur prisonnier dont les mains sont toujours entravées, et qui titube entre eux. Son visage porte les traces de coups, une arcade saigne abondamment, ainsi que son nez. Sans répit, ils se vengent sur ce prisonnier qui les a forcés à la course. Le torturer les rend hilares. Ils suivent le tracé du sentier et ne sont pas très attentifs. Ils vont bientôt parvenir près de la zone piétinée lors du combat. Les femmes ont été installées à l’abri à une distance respectable du sentier. Harald et les deux Allemands se sont délestés de leurs charges individuelles qu’ils ont laissées près d’elles, ainsi que le cheval. Tous trois se sont placés aux abords immédiats du chemin. Ils se sont armés de la hache, de la lance du cavalier et de couteaux. Lothar s’est vu octroyer la lance qu’il vient de manier avec dextérité, Harald s’est attribué la hache dont il connaît le maniement et Kurt s’est armé d’un couteau artisanal dans chaque main. La surprise devrait les avantager mais leurs adversaires sont rompus aux combats au corps-à-corps. Il leur faut à tout prix profiter de l’effet de surprise.
Adossés chacun à d’imposants chênes, ils tournent autour de ceux-ci, au moment du passage du groupe de Germains. Dès que les barbares leur présentent leurs dos, sur un signe d’Harald, ils fondent sur ces guerriers et leur assènent des coups mortels. L’un d’eux réussi au dernier moment à esquiver la lance de Lothar qui ne lui arrache qu’un important morceau de chair sur le côté de sa poitrine. L’homme hurle, plus pour ameuter ses comparses qu’il croit proches que de douleur. C’est un combattant expert, il fait passer sa hache d’une main à l’autre. Son flanc dégouline de sang et l’on distingue au niveau de la blessure, un poumon entre deux côtes mises à nue. Un rictus de haine déforme son visage. L’homme n’a pas peur. Harald et ses compagnons lui font face. C’est un guerrier aux abois, dangereux. Les cicatrices qui le défigurent et se dessinent sur sa poitrine témoignent de l’âpreté des combats auxquels il a participé par le passé. Chacun s’observe, le guerrier Chatte semble le plus disposé à avancer sur ses adversaires. Même Lothar reste à distance et ses traits marquent ses craintes malgré la distance de sécurité que lui procure la lance. C’est une lutte à mort et Harald craint que ce redoutable adversaire emmène l’un d’entre eux avec lui dans cette mort qu’il ne semble pas craindre. La chance pourrait se détourner d’eux. Plusieurs fois la hache du germain a tranché l’air sans les blesser. Les armes se sont heurtées dans des fracas métalliques. Bien que plus difficile à manier que leurs armes, sa lourde hache de combat lui permet de frapper plus fort et de briser leur garde. Le Germain est habité par la furie qui anime un berserk. Il va se jeter d’un moment à l’autre sur l’un d’eux et il ne fait aucun doute qu’il le massacrera avant d’être certainement lui aussi tué. Au moment où Harald décide d’anticiper cette attaque, les mains du prisonnier qui se trouve derrière le Germain glissent devant le visage de celui-ci et la corde qui les relie se positionne au niveau de son cou. De toutes ses forces, le prisonnier tire sur cette corde qui étouffe le Germain. Il accentue cette pression en appuyant un genou dans le dos de ce dernier, qui peu de temps auparavant était l’un de ses tortionnaires. Le guerrier Chatte se débat et tente bien d’atteindre celui qui le tue à petit feu, en lançant son bras armé à l’arrière, en vain. L’air lui manque et ses forces l’abandonnent peu à peu. Profitant de l’intervention opportune du prisonnier, Lothar transperce la poitrine du Germain et met fin ainsi au combat au grand soulagement de tous. Dès que le prisonnier desserre son étreinte, le corps s’affale sur le sol telle une poupée de chiffon. Le Viking prisonnier s’acharne à coups de pied sur le corps étalé devant lui, accompagnant ses gestes de crachats. Harald interrompt ces représailles alors que le cadavre n’a déjà plus figure humaine.
Il l’interpelle dans sa langue. D’abord surpris, l’homme lui raconte le guet-apens qui a amené sa capture il y a quelques jours. Par besoin de provisions pour l’hiver, lui et ses compagnons effectuaient des raids très rapides à partir d’un fleuve qu’ils remontaient. La majorité d’entre eux ont été surpris dans une embuscade tendue par les guerriers chattes, et une douzaine de ses compagnons ont été massacrés. Lui et les deux autres guerriers ont été vraisemblablement capturés pour être sacrifiés aux dieux de cette tribu, d’où sa décision de s’évader lorsque l’occasion s’est présentée. Pour son malheur, sa disparition a été rapidement remarquée et il a été pris en chasse.
— Tess, selon ses dires, cet homme appartient à un clan installé sur l’île de Sjælland, que tu appelles aujourd’hui Seeland et où est située la capitale du Danemark, Copenhague. Lui et ses compagnons remontaient ce qui doit être l’Escaut. Il voue une haine tenace envers ces guerriers Chattes qui n’ont eu de cesse de les malmener depuis leur capture. Il implore ses sauveurs d’engager une action contre les tortionnaires de ses compagnons toujours prisonniers.
SOIXANTE-SEPT
Il leur faut rapidement prendre une décision. Faut-il engager une action contre cette troupe ou les contourner en prenant le risque d’être ensuite pistés par ceux-ci ? Cette seconde option est plus que vraisemblable et Harald ne peut ignorer ce fait. La présence des deux femmes et du bébé est un handicap dont il faut tenir compte. Ils ne peuvent que progresser lentement. En fait il n’y a pas d’alternative. L’élimination du premier groupe de Chattes les oblige à affronter le reste de la troupe qui va immanquablement s’inquiéter de l’absence d’une partie d’entre eux.
Une stratégie doit rapidement être mise en place. Pour rejoindre le clan de Margua, ils n’ont d’autre choix que de suivre le même chemin que celui emprunté par les Chattes et donc de se confronter à ceux qui les précédent encore. Leur ancien prisonnier estime qu’ils sont encore onze ou douze guerriers chevronnés. Ce nombre ne plaide pas en faveur de la petite troupe. De nouveau, il leur faut à tout prix bénéficier de l’effet de surprise pour espérer vaincre ces Germains. Deux arcs ont été récupérés sur les cadavres et Margua qui assure être adroite avec cette arme se propose de se servir de l’un d’eux pour éliminer au moins l’un des adversaires. Tess se voit invitée à veiller sur la petite Lodunn. Chaque homme s’attribue hache ou épée selon l’habileté de chacun pour telle ou telle arme. Les deux Allemands, peu habitués au combat au corps à corps, optent pour des axes. Harald a récupéré la lance du cavalier et une lourde épée à double tranchant.
Le temps qui s’est écoulé doit avoir créé une impatience chez les Chattes qui attendent le retour de leurs guerriers. Il est donc décidé de se mettre en route sans délai pour effectuer un contournement du bivouac de ceux-ci, que le prisonnier viking positionne à quelques lieues de leur point de stationnement actuel. Tess est invitée à demeurer en arrière de la petite troupe qui s’est scindée pour surprendre les ennemis par deux directions opposées.
Harald les motive. Il leur faut éliminer trois adversaires aguerris chacun. Il vaut mieux ne pas trop réfléchir pour éviter de fuir dans la direction opposée et abandonner le projet de rejoindre le clan de Margua.
Arrivés à peu de distance du bivouac des Chattes, Harald accompagné du Viking libéré précèdent en éclaireurs le petit groupe. Cachés par de hautes fougères, ils constatent qu’en effet leurs futurs adversaires sont au nombre de douze et ne semblent pas s’inquiéter de l’absence de leurs congénères. Ils sont sûrs d’eux et ont négligé de poster des sentinelles. Trois d’entre eux s’affairent à dépouiller une biche suspendue à un arbre. Six sont en conciliabule autour d’un foyer mourant. Deux s’affairent auprès des chevaux et un dernier assure la garde des deux prisonniers entravés à l’écart à une dizaine de mètres.
Revenus en arrière, le plan de bataille est élaboré. Dans un premier temps, le Viking se chargera du gardien des prisonniers. Il emmènera des armes pour ces derniers pour qu’ils renforcent immédiatement l’attaque menée par le reste de la troupe. Margua a la lourde charge d’éliminer celui que le Viking a identifié comme le chef de la bande. Un grand guerrier chauve et borgne qui s’est peint le visage en blanc ainsi que le torse. Il est assis au sein de ses hommes et l’atteindre avec une flèche demandera beaucoup d’adresse. Sa mort devrait désorganiser la bande. Harald donnera le signal de l’attaque dès que les prisonniers seront délivrés et armés.
Sans perdre plus de temps la petite troupe s’est ébranlée puis s’est dissociée pour qu’individuellement, chacun se concentre sur le groupe d’adversaires qui lui a été assigné.
En rampant, un couteau entre les dents, Gorn, leur nouveau compagnon viking, s’approche du guerrier assis en tailleur à proximité des prisonniers entravés. Ses mouvements sont lents et l’humus permet une reptation silencieuse. C’est à peine si les fougères s’agitent au passage de l’homme qui dans quelques instants enlèvera la vie au gardien. Ce dernier n’a pas le temps de se redresser que déjà une main s’est plaquée sur sa bouche, pendant que de l’autre main, le Viking, d’un geste horizontal lui a ouvert la gorge. Les yeux écarquillés, l’homme ne peut pousser aucun cri, un flot de sang s’échappe de sa gorge béante. Le Viking accompagne la chute de sa victime dans la flaque de sang qui s’agrandit devant lui et sans perdre de temps, il s’approche des deux prisonniers qui n’ont rien perdu de la scène et sont étonnés de voir leur compagnon revenu les délivrer. Après avoir coupé leurs liens tout en les invitant au silence, il leur remet à chacun une arme récupérée. D’un geste de l’épée, Gorn signale à Harald, posté à vue, la réussite de cette première partie du plan. Il est convenu qu’ils rejoignent Margua et Harald pour s’attaquer au groupe du Chef des Chattes et aux chasseurs. Les deux Allemands quant à eux, doivent dans le même temps mettre hors d’état de nuire les guerriers qui s’affairent près des montures et éviter qu’ils ne viennent rejoindre leur chef, voire que l’un d’eux s’échappe et rameute éventuellement d’autres guerriers stationnant dans la région.
Lorsque Margua aura éliminé le chef des adversaires, Harald et les autres Vikings auront chacun deux adversaires à combattre. Cette opposition n’effraie pas ces guerriers qui ont l’habitude de combats au corps à corps. Ils n’ont d’autre alternative que de les vaincre en espérant profiter au maximum de l’effet de surprise provoqué par leur assaut brutal.
Contournant le bivouac, les deux Allemands sont en position, prêts à fondre sur les deux Chattes qui soignent leurs chevaux. L’un flatte un cheval blessé pendant que l’autre se concentre sur une large plaie visible au flanc de l’animal et y étale un onguent. Le plus discrètement possible, à demi-courbés, ils s’approchent dans le dos des deux Chattes. Malheureusement Kurt écrase du pied une branche sèche qui instantanément fait se retourner les deux Germains. Désarmés, ils n’ont pas le temps de se saisir de leurs armes. Lothar, d’un coup de hache, a quasiment décapité un premier adversaire tandis que Kurt s’emploie à étrangler le second guerrier Chatte pour éviter que l’alerte ne soit donnée. Lothar d’un coup de sa hache, met un terme à la lutte entre les deux guerriers. Le silence de la forêt n’a pas été troublé par cette lutte. Les oiseaux qui volettent de branche en branche ont été plus bruyants et seuls les chevaux piaffent un peu plus que quelques minutes auparavant.
La chance a souri aux agresseurs jusqu’à présent, mais Harald se doute que le principal affrontement les attend désormais.
— Harald, à voir l’attitude de leur chef, je crois qu’il pressent que quelque chose d’anormal se passe.
— Tu as raison, Margua. Il a de plus en plus son attention attirée par les chevaux dont la quiétude a été dérangée par la lutte qui a eu lieu près d’eux et qui s’agitent plus qu’à l’accoutumée.
Leur réflexion est rapidement confirmée par le comportement de l’individu qui s’est brusquement relevé et invite ses compagnons à réagir également. Avant qu’ils ne puissent s’organiser, Margua a décoché une première flèche qui s’est fichée sous l’œil gauche du chef qui sans un cri s’est effondré dans le foyer, projetant des brindilles enflammées dans toutes les directions. Les guerriers qui l’entourent sont tétanisés de voir leur meneur tombé ainsi au milieu d’eux, mais leur instinct guerrier les fait réagir rapidement et ils se saisissent de leurs armes. Harald et les prisonniers délivrés se ruent en hurlant au-devant des Chattes, voulant au maximum profiter de leur désorganisation. Des duels à mort s’engagent. La violence des affrontements est sans égale. Les épées tranchent les chairs, un guerrier Chatte, dont le bras a été tranché par Harald, regarde son membre qui git sur le sol et ne voit pas la lame de l’épée du Viking lui fendre le visage en diagonale et éteindre toute vie en lui.
Les autres Vikings poussent des cris de vengeance et s’acharnent sur les Chattes qui leur font face. Margua a réussi à éliminer un guerrier occupé à dépouiller la biche, mais les mêlées lui interdisent désormais d’utiliser son arc pour éviter de blesser l’un de son groupe. Les Chattes ont réussi à blesser l’un des Vikings mais Harald s’est interposé et protège l’homme qui compresse son épaule blessée. Les deux derniers Chattes qui s’occupaient de la biche ont été engagés par les Allemands, malgré tout, ceux-ci sont tenus à distance par leurs adversaires qui multiplient les moulinets avec les lames qu’ils utilisaient pour découper la viande de l’animal. Leur positionnement permet à Margua d’éliminer l’un d’eux par une nouvelle flèche qui lui traverse la poitrine et lui fait baisser sa garde, ce que Lothar met à profit pour fracasser la mâchoire de ce guerrier d’un coup de hache. L’homme titube et Lothar l’achève d’un second coup de son arme, qui cette fois lui tranche la tête. Le second guerrier, moins courageux, tourne casaque et Margua le transperce d’une flèche qui vient se ficher dans son dos. L’homme fait encore quelques mètres et s’écroule de toute sa hauteur, le nez dans l’humus.
Deux Chattes ont réussi à venir à bout du Berserk qui s’est laissé trop emporter par sa fougue et s’est embroché lui-même sur l’épée de l’un de ses adversaires. Les deux Germains survivants sont désormais en infériorité mais ne semblent pas décidés à rendre les armes. Visages grimaçants, ils ne fuient pas mais s’avancent au-devant de leurs agresseurs, décidés à justifier leur renommée d’hommes braves comme en témoignent leur crâne rasé et les peintures de guerre dont ils sont parés. Ils sont aussi impressionnants que des Vikings enragés aux yeux de villageois qui les voient envahir leur contrée. Un combat de barbares. Les deux Allemands se tiennent cois et assistent à un combat d’un autre temps. Pendant plusieurs minutes les armes s’entrechoquent. Les ahanements des hommes ponctuent les charges des adversaires. Aucun n’est indemne et chacun porte les stigmates de cette lutte à mort.
Les Chattes sont braves mais trois Vikings les affrontent, et leur valeur au combat n’a rien à leur envier. Peu à peu leurs forces déclinent et les multiples blessures qu’ils présentent, même s’ils veulent en ignorer la douleur, épuisent leurs forces. L’un d’eux fléchit et plie un genou. Immédiatement l’opportunité est offerte aux Vikings de percer de leurs épées l’homme qui s’incline devant eux, désormais vulnérable. Le dernier Chatte assiste impuissant à la mise à mort de son compère. Il baisse sa garde et les bras le long du corps, défie de la voix ces hommes qui l’affrontent. Avec une grimace de dédain, il crache sur ces Vikings qu’il abhorre et qui vont lui prendre sa vie. Il s’est résigné à son sort et jette l’épée couverte de sang qu’il maniait jusqu’alors. Il ne doute pas que ces hommes n’auront pas pitié de lui. Lui n’en a jamais eu. Il est un guerrier Chatte, leur ennemi. Les hommes qui lui font face hésitent. Comment donner un terme à ce moment si pesant ? C’est une flèche tirée par Margua qui mettra fin à ce dilemme.
Hébétés, ils le sont tous dans le groupe, et paradoxalement Margua, qui a éliminé à distance le plus d’adversaires, est la première à sortir de cette torpeur dans laquelle chacun a plongé à l’issue de ces combats. Elle abandonne ses compagnons pour retourner en arrière et rejoindre Tess et la petite Lodunn qu’elle lui a confiée. L’heure est aux retrouvailles. Tess était morte d’inquiétude et aurait volontiers grillé une cigarette si elle en avait eu la possibilité. Margua la rassure et l’invite à rejoindre les hommes qui les attendent et dont les multiples plaies ont besoin d’être pansées.
SOIXANTE-HUIT
Harald et sa troupe ont besoin de reprendre des forces. La décision de bivouaquer un à deux jours est prise à l’unanimité, tant la tension a été forte ces dernières heures. Les dépouilles des Chattes sont rassemblées à l’écart et recouvertes de fougères. L’hommage mortuaire selon les rites vikings ne peut être rendu que partiellement au berserk, compagnon des prisonniers vikings libérés, car un bûcher ne peut être réalisé et les pierres manquent en ce lieu pour symboliser un bateau autour de son tumulus. Mort au combat, tous savent que les walkyries l’emmèneront au Walhalla.
Deux jours sont nécessaires à la petite troupe pour recouvrer l’énergie nécessaire pour poursuivre leur chemin. Chaque homme souffre d’une ou plusieurs plaies, qui sans les faire souffrir outre mesure, sont néanmoins pénalisantes, en particulier s’ils doivent à nouveau défendre leurs vies avant d’atteindre le clan de Margua.
Les chevaux récupérés sont appréciés et chacun peut disposer de l’un d’eux, épargnant ainsi les fatigues de la marche qui reste assez longue pour atteindre leur but. Ils disposent de peu de vivres mais se sont restaurés à satiété de la biche tuée par les Chattes. Ils devront certainement sacrifier l’un des chevaux si leur périple devait trop se prolonger.
Harald a pris la tête de la petite colonne équestre. La sente serpente dans la forêt, et il n’a aucune difficulté à s’orienter. Seuls quelques chemins croisent la piste suivie par la troupe, mais habitués à vivre en harmonie avec la nature et à connaître ses secrets et ses règles, les Vikings ne se fourvoient pas et suivent la bonne voie.
Arrivés en lisière de la forêt, la petite troupe a stoppé sa progression et tous inspectent les environs à la recherche d’un danger éventuel, mais seule la quiétude d’un paysage champêtre s’offre à leurs regards.
Margua ne peut cacher son euphorie, elle reconnaît les vallonnements qui se dessinent à l’horizon.
— Harald, mon clan est établi à seulement quelques jours au-delà des collines que nous distinguons au bout de ce paysage.
— Es-tu certaine que nous y serons bien accueillis ?
— J’en suis sûre. Je me porterai garante. Ma famille sera heureuse de me retrouver. Celles des hommes et femmes qui m’accompagnaient et qui ont péri seront reconnaissants de savoir comment ont disparu leur mari, leur fils ou leur fille, car nous étions plusieurs guerrières à avoir embarqué pour cette expédition.
— Nous ferons halte pour la nuit au pied de ces collines et nous nous présenterons à ton clan demain.
— Non, je pense qu’il nous faudra encore chevaucher au travers de la plaine et traverser quelques canaux pour rejoindre mon village. Rassure-toi, mes congénères ne sont pas de ceux qui s’attaquent à leurs frères vikings, sinon pour se défendre.
SOIXANTE-NEUF
Margua ne s’est pas trompée. Le village se révèle à eux cinq jours plus tard en fin d’après-midi. La troupe a été repérée et plusieurs hommes se sont rassemblés et armés pour chasser ou affronter ces cavaliers s’ils se montrent belliqueux ou se révèlent être des pillards. Leur crainte est tempérée par la présence des femmes et la méfiance fait rapidement place à des exclamations de surprise puis de joie en reconnaissant Margua chevauchant libre parmi ces voyageurs. Des femmes et des enfants rejoignent les hommes et bientôt c’est une assemblée d’une cinquantaine de villageois qui accueillent Harald et ses compagnons. Margua n’a pas le temps de mettre pied à terre que déjà elle est assaillie de questions. L’enthousiasme de beaucoup d’entre eux se transforme rapidement en douleur, même si en fonction du temps écoulé, l’espoir de retour de leurs proches s’est souvent érodé. Les larmes sont vite séchées et la curiosité fait place aux émotions. Margua revient maman, mais ces Vikings qui l’accompagnent de quel clan sont-ils ? Les questions fusent. Margua s’applique à répondre à toutes et rassure ses interlocuteurs.
La nouvelle de l’arrivée d’étrangers s’est répandue et le jarl Olaf à la barbe rousse fend la foule des curieux pour les accueillir et s’enquérir du destin de ses hommes qui ne sont pas rentrés au pays. C’est un chef avisé et sage. Autrefois guerrier réputé, les hommes libres de son clan l’ont désigné comme étant leur roi. Il est propriétaire d’un domaine étendu sur lequel plusieurs familles sont sous sa protection. Il préfère aujourd’hui un confort familial aux raids qu’il a menés autrefois, tant en pays franc que saxon. Il s’est imposé à ses compatriotes non seulement par ses aptitudes militaires, mais aussi par son sens des affaires qui l’ont amené à être le plus important propriétaire foncier.
Pour protéger son clan, il a fait édifier un remblai de terre haut de six mètres surmonté d’une palissade de bois qui ceinture les habitations pour mettre son peuple à l’abri des attaques. Dans cette région insulaire, l’ennemi peut venir de la mer comme de la terre. Une quinzaine de maisons de bois sont ainsi protégées. L’emplacement du village n’est pas très éloigné de la mer et permet ainsi d’embarquer aisément pour partir en campagne. Plusieurs drakkis sont amarrés au ponton.
Après avoir fait allégeance à son roi, Margua lui soumet sa demande d’accueillir ses compagnons. Le pouvoir d’accorder ce droit d’installation appartient à la communauté des hommes libres. Dans l’attente d’une réunion du Thing qui doit statuer sur cette demande, il est permis à la petite troupe d’occuper l’une des fermes de l’un des guerriers vikings qui accompagnait Margua et qui n’est pas revenu de cette expédition désastreuse pour le clan.
La petite troupe rejoint cette demeure qui bien que décrépite depuis la disparition de son propriétaire assurera un havre de sécurité dont chacun n’a pas bénéficié depuis bien longtemps. Harald se charge d’allumer un foyer pour combattre l’humidité qui imprègne les lieux. Plusieurs femmes du clan se succèdent pour offrir quelques victuailles, principalement du poisson séché, aux nouveaux venus. Les chevaux sont confiés à l’un des fermiers, heureux de cette aubaine. Les plus robustes sont plus qu’appréciés tant pour servir de bêtes de somme que pour être sellés comme ils l’étaient jusqu’alors. Les moins fringants agrémenteront par leur viande les banquets rituels.
Dans cette maison longue chacun s’isole, du mieux possible, en attendant qu’il soit statué sur la possibilité pour eux d’intégrer ce clan. La longueur de la bâtisse leur procure cette possibilité. Les banquettes latérales sont séparées par le foyer rectangulaire qui assure tant le chauffage que l’éclairage. Une petite pièce qui abrite le lit de l’ancien propriétaire est réquisitionnée par Harald et Tess qui en font leur domaine réservé. Des fourrures compenseront l’absence de foyer pour assurer le confort du couple.
Rapidement convoqué, le Thing accorde à ces étrangers qui ont permis le retour de Margua, le droit d’appartenir au clan d’Olaf, et leur cède la ferme qu’ils occupent. Les deux guerriers vikings Yngvar et Brandr prisonniers des Chattes, offrent leurs services à leur hôte pour se joindre aux hommes de son clan pour les prochains raids. Ils n’expriment pas un impérieux souhait de rejoindre leur clan sans être auréolés de gloire et surtout riches. Revenir piteux et les mains vides serait pour eux synonyme de déshonneur.
Les deux Allemands s’en remettent à Harald en ce qui concerne leur devenir immédiat. Les événements qui se sont succédés ont ébranlé les certitudes auxquelles ils se référaient. Il leur faut du temps pour s’adapter à cette nouvelle vie qui s’impose à eux. Même si nombre de questions se bousculent dans leur tête, ils étouffent celles-ci tant qu’ils n’ont pas accepté l’incongruité de leur situation.
Seuls Harald et Tess acceptent pour l’instant leur sort. Ce bond dans le temps leur a permis d’échapper aux forces de police lancées à leurs trousses. Ils peuvent dorénavant souffler, réfléchir à leur conduite à tenir. Même si Harald était autrefois un chef de guerre, sa présence au Danemark ne doit pas être connue du clan qui l’a banni. C’est aujourd’hui un paria dans deux époques différentes. Tess quant à elle se doit de rapidement devenir une femme capable d’accepter la vie qui lui est promise désormais bien moins confortable que celle qui était la sienne il y a peu. Harald la rassure en lui promettant que cette installation n’est pas définitive.
SOIXANTE-DIX
Jour après jour, chacun se fond au sein du clan de Margua. Le plus réticent à accepter cette situation reste Kurt. Trop imprégné de certitudes, il ne se résout pas à ce que le Reich millénaire qui lui était promis se réduise à ce monde archaïque qui le contraint à vivre comme ses ancêtres. Il a questionné Lothar et a bien essayé de le convaincre de quitter ce village pour rejoindre l’Allemagne, mais Lothar qui n’a jamais été un nazi fanatique semble se satisfaire de son sort. Comme des millions d’Allemands il s’est laissé séduire par les idées de son führer. Les premières victoires ont conforté son enthousiasme. Ne plus vivre dans ce contexte lui a permis de sortir de cet engrenage qui ne lui permettait plus de réfléchir sur son propre devenir. Plongé dans un autre monde barbare déchiré lui aussi par des guerres de clans ou de peuples, il aspire à cette vie plus sereine qu’il trouve dans ce village, d’autant que Margua ne semble pas indifférente aux marques d’attention qu’il a à son égard. Il comprend Kurt, mais est plus sage que lui. Indubitablement, le destin les a projetés dans le passé et rien ne lui permet d’entrevoir actuellement que le processus puisse être inversé. Il a accepté son sort.
Olaf n’est pas philanthrope et même si c’est un monarque généreux, il ne peut accorder gratuitement sa protection, des terres et une demeure à ces nouveaux arrivants sans que cela ne soit contesté par les membres de son clan. Il convoque donc Harald, dont il connaît l’influence sur ses compagnons, et lui soumet ce qu’il considère comme étant le moyen pour chacun de régler en quelque sorte leur droit d’installation et de devenir membre de plein droit de son peuple. Les hommes devront participer pendant deux saisons aux expéditions de pillage. Le butin servira de règlement, mais une part de celui-ci restera à chacun pour affronter les hivers. Tess qui n’est pas une guerrière restera au village et devra se mettre au service des femmes en couche ou en charge de jeunes enfants comme celui de Margua, même si celle-ci ne souhaite plus participer aux raids depuis qu’elle est maman.
Chacun adhère à ces propositions. Sortir du village, bouger et être dans l’action, chaque homme y aspire. Tess est plus réticente. La perspective de se retrouver seule la rend mélancolique. Des pensées se bousculent. Qu’adviendrait-il d’elle si Harald disparaissait lors d’un raid ? Elle n’a aucun moyen d’échapper à sa condition. Seul Harald sait à qui s’adresser en ce monde pour rejoindre celui dont ils se sont échappés. Est-ce d’ailleurs celui-ci qui serait sa préférence sachant que la police la recherche également ? Mieux vaut éviter de penser à ces désagréables éventualités.
SOIXANTE ET ONZE
Sept drakkars ont quitté le village et Harald s’est vu confier la barre de l’un d’eux. Avant de partir il a remis à Tess le talisman de Bera pour éviter que par mégarde celui-ci interfère sur le cours de l’expédition, mais aussi pour rassurer sa compagne.
— Je reviendrai, Tess. Même par les terres, je reviendrai. Nos destins sont liés et les Dieux qui se sont joués de nous, nous doivent cette nouvelle chance. Ils nous ont permis de nous rencontrer. Nous ne nous comprenions pas, mais nos efforts partagés à apprendre un peu de nos langages respectifs nous permettent et en particulier pour toi aujourd’hui de comprendre et d’échanger avec mes compatriotes. Tu ne seras donc pas une étrangère perdue parmi mon peuple en mon absence.
— Je ne doute pas de toi, Harald, mais les aléas sont nombreux. Même si nos compagnons sont du voyage, tu ne connais pas la valeur des autres guerriers. La mer est traîtresse. Les terres où tu débarqueras sont défendues par des guerriers qui ne vous laisseront pas envahir leurs contrées sans combattre. Je sais que tu es un homme d’honneur et que tu respectes Olaf. Il nous accueille dans son clan et tu veux honorer le contrat qui te lie à lui. Tu n’as pas obtenu un jugement équitable dans ton clan d’origine et c’est tout à ton honneur de démontrer que tu es un homme de parole, ce que n’ont pas voulu reconnaître ceux qui t’ont chassé.
— Tu ne risque rien. Olaf est un jarl honnête. Margua m’a conté comment il est arrivé à se faire respecter de son clan. Il nous accorde sa confiance. A nous de lui montrer que nous la méritons. Je me suis moi-même porté garant pour chacun de nous. Et je peux t’affirmer que si l’un de ceux que je représente venait à trahir la confiance que moi-même je lui accorde, je n’hésiterais pas un instant à éliminer ce traître de mes propres mains.
SOIXANTE-DOUZE
Ce premier raid s’est déroulé sans encombre. Les bateaux sont revenus à la fin de l’automne. Seul un drakkar a été perdu, mais son équipage a été recueilli dans les autres navires de l’expédition. Le butin a été fructueux et les pertes en hommes minimes. Les choix des débarquements qu’Harald a préconisés à Gorn, chef de la petite armada, sont à l’origine de ces résultats. Olaf, informé au retour de l’expédition par Gorn des conseils judicieux d’Harald, s’est montré très satisfait du comportement de celui-ci et a tenu parole quant au partage du butin. Il a renouvelé sa confiance vis-à-vis de ce guerrier qui lui était inconnu même si Margua ne tarissait pas d’éloges pour son sauveur.
— Tu es un meneur d’hommes et tu peux rester parmi nous autant que tu le veux. Je serais même fier de te confier le rôle de chef d’expédition pour les prochains raids.
— Je te remercie, Olaf, mais ma femme et moi n’avons pas le désir de nous installer définitivement. Ma compagne s’étiole et je sais qu’elle craint que la mort ne me fauche lors d’un raid. Tu nous as offert ta protection et permis de nous installer dans ton village en mettant à notre disposition une terre à cultiver et un toit. J’ignore les intentions de mes compagnons quant à leurs décisions futures, je suis flatté de ta confiance mais notre résolution est prise, nous partirons quand le contrat qui nous lie sera honoré. Je n’ai pas d’autre moyen de te remercier. L’année est avancée et nous ne repartirons pas en expédition. Notre départ n’interviendra donc pas avant ce futur raid au printemps prochain.
— Qu’il en soit ainsi. Reste le temps que tu le désires. Je veux te remettre une épée digne du guerrier que tu es. Plusieurs d’entre elles nous ont été cédées par un groupe de Vikings qui comme toi semblaient débarquer d’une autre époque. Ils sont restés bien mystérieux et nous les ont offertes pour nous remercier de l’hospitalité que nous leur avons accordée. Ils devaient rejoindre Gudme. Ils sont partis quelques jours plus tard. Je ne sais d’où ils venaient, mais hormis qu’ils étaient à pied, ils ne semblaient pas autant désappointés que vous lorsque vous êtes sortis de la forêt.
— Mon père m’avait légué une telle épée. Elles ont été forgées dans un acier que nous ne sommes pas capables de reproduire.
Tess, ivre de joie, a retrouvé l’homme pour qui elle a été obligée de tout quitter, sans regrets. Ses seules appréhensions demeurent leur devenir. Difficile de faire des projets alors que les repères auxquels on s’est référé pendant des années ont volé en éclats. Les faits extraordinaires qui ont ponctué sa vie ces dernières années ne cessent de lui démontrer que plus rien n’est tangible. Demain, Harald pourrait disparaître et la laisser désemparée dans ce monde pour lequel elle n’était pas préparée. Comment s’adapter après avoir vécu une autre vie des années durant ?
Mais Harald est là, indemne. Elle s’enivre de son odeur. Elle aime sentir ses bras l’enlacer et la presser contre sa large poitrine. Elle oublie ces semaines écoulées à attendre son retour en guettant l’horizon et en partageant ses craintes avec les autres femmes du clan.
Les mots viendront plus tard, ces retrouvailles c’est d’abord son corps qui réclame cet homme qui lui a redonné goût à la vie.
Redevenu provisoirement sédentaire, le couple mène une vie tranquille, oubliant qu’Harald devra repartir dès le printemps suivant. Loin de l’image du guerrier, Harald est occupé aux tâches ménagères, agricoles et pourvoit à agrémenter l’ordinaire en chassant le gibier local qui fournit également les peaux que les femmes tanneront et qui seront vendues.
— Tu es équipé d’une superbe épée.
— Elle m’a été offerte par Olaf.
— Que veux dire l’inscription qui est gravée sur la lame ? Ce sont des runes ?
Tess épèle les lettres incrustées en fer
- « +VLFBERH+T » (56)
— Non, ce ne sont pas des runes. Je détenais une épée analogue, plus belle encore. Thor me l’a volée lors de mon naufrage. Mon père m’a toujours affirmé qu’il s’agissait d’une épée qui nous donne la force du loup. Il me disait qu’elle avait été forgée par un chaman, mais après nos aventures, je ne pourrais aujourd’hui affirmer si l’homme qui forge de telles armes a vécu hier ou demain.
SOIXANTE-TREIZE
— Harald, tu ne devrais pas garder sur toi le talisman de Bera. Qui sait si un jour tu ne franchiras pas par mégarde une porte dont nous ignorons l’existence et qui te propulserait dans une époque où tu serais de nouveau un étranger égaré.
— N’aie crainte, n’oublie pas que désormais je me suis engagé à ne plus m’éloigner de toi et que si, inopinément, une telle mésaventure s’impose, tu m’accompagnerais une nouvelle fois. Et puis tu n’es pas sans savoir qu’Odin a toujours un œil sur nous et que pour satisfaire sa curiosité, l’un ou l’autre de ses corbeaux épie nos faits et gestes quelque soit l’époque que nous arpentons.
Seuls quelques drakkars participent au second raid. A la tête d’une troupe réduite, Harald a choisi le cabotage et les Vikings ont débarqué à de multiples reprises pour des incursions rapides à l’intérieur des terres Franques. Ils ont récupéré tout ce qu’il était possible d’utiliser et malgré d’autres pillages antérieurs, le butin qu’ils ont récupéré se révèle conséquent. Les moines reconstituent rapidement leurs lots d’objets de culte précieux et certaines fermes sont bien achalandées en nourriture, volailles, grains et outils. La troupe ne peut s’attaquer à de trop gros objectifs ni demeurer trop longtemps sur les lieux de ses méfaits, car elle serait rapidement défaite par d’éventuelles troupes de soldats en mission sur le secteur.
Harald est tenté de voir ce qu’était Boulogne avant d’être cette ville qu’il a connue dans le futur. Il mène l’armada le long des côtes Franques et repère ces falaises qu’il a arpentées à pied pour rejoindre Tess, il y encore si peu de temps. Ce n’est qu’un port, où quelques barcasses de pêche sont amarrées à un quai décrépi datant de l’époque romaine qui apparaît à ses yeux. Comme un clin d’œil, proche de l’emplacement où se dresse aujourd’hui la colonne Napoléon, une tour de briques et de pierres, haute de 70 mètres environ et de 12 étages, se dresse à l’entrée du port (57*). Des volutes de fumée sont visibles à son sommet. Elle semble servir de phare pour la navigation. Harald et sa troupe ne viennent pas en conquérants, ils sont bien trop peu nombreux, mais profitant des faiblesses de leurs potentiels adversaires, ils viennent piller tout ce qui peut enrichir le clan. Ce port pouilleux n’est pas l’eldorado qu’Harald a encore en mémoire. Le butin qu’il envisage y récupérer ne sera pas suffisant pour permettre à sa troupe de regagner le Nordland, mais il pourra raconter à Tess comment était sa ville à l’époque des invasions barbares.
Sur le chemin du retour, ils ont projeté d’accoster là où ils avaient débarqué lors de leur retour à l’époque viking.
SOIXANTE-QUATORZE
Les drakkars ont été remontés sur la grève et personne ne semble avoir remarqué l’arrivée des Vikings sur celle-ci. Harald a partagé avec Kurt et Lothar son désir de remettre aux femmes de ce hameau où Margua était prisonnière, un peu de leur butin. Des sentinelles sont restées près des drakkars tandis que le reste de la troupe s’enfonce dans les terres. Avec discrétion, les hommes s’approchent des masures en torchis. De fines colonnes de fumée s’échappent des toits de chaume. Le hameau leur apparaît plus sinistre en apparence que dans les souvenirs d’Harald. L’atmosphère lugubre est accentuée par les aboiements des chiens toujours présents qui alarment les occupants. A la vue des Vikings, les villageois se regroupent, mais ne se hasardent pas à chercher l’affrontement. Les paysans sont conscients qu’ils ne peuvent lutter contre ces barbares habitués aux combats. L’un d’eux plus hardi s’avance au-devant d’Harald et le plus humblement possible essaye de lui faire comprendre par gestes son désir de lui remettre spontanément quelques provisions. Harald a conscience que ces gens vivent pauvrement mais qu’ils sont prêts à abandonner aux envahisseurs un peu de leurs biens en échange de la vie sauve. Harald n’est pas venu dans cette optique mais au contraire pour remercier de leur aide les ex-compagnes de Margua qui l’ont aidé à remettre en état le drakkar échoué et qui ont fourni vivres et vêtements pour qu’ils poursuivent leur errance. Il recherche ces femmes parmi les personnes présentes, mais ne voit aucune de celles-ci.
Harald prononce les prénoms de ces femmes. Les paysans s’interpellent en entendant ces prénoms. L’inquiétude est perceptible. L’un des paysans baragouine un mélange de langues nordiques et saxonnes. Par gestes, il mime l’égorgement. Harald se saisit de son épée, aussitôt imité par ses hommes, mais avant que ne se déchaîne la colère des Vikings, un flot de paroles jaillit de la bouche de l’homme. Son séjour antérieur ayant été trop bref, seuls quelques mots sont compris d’Harald. Le mot soldat est ainsi prononcé à plusieurs reprises. Dans l’expectative, Harald invite ses hommes au calme, mais réclame leur vigilance. S’ils ne sont pas les meurtriers des femmes et des enfants, ces paysans peuvent avoir été les complices de leurs bourreaux.
Celui qui semble être le chef des paysans invite Harald à l’accompagner à l’intérieur de sa demeure. Plusieurs guerriers assurent la protection d’Harald pendant que le reste de la troupe maintient une surveillance des paysans rassemblés.
L’homme réussit à faire comprendre à Harald que des soldats saxons sont venus après leur départ et n’ont eu aucune indulgence pour les femmes et enfants du hameau. Pour ces soldats, les femmes avaient fait alliance avec des barbares lors du massacre de leurs hommes. Ils ont violé, mutilé et égorgé toutes les femmes et n’ont pas eu pitié des enfants qu’ils ont enterrés vivants. Ils ont volé ce qu’ils pouvaient à leur propre profit. Plus tard, l’information que le hameau était abandonné s’est diffusé et les habitants actuels ont profité de l’aubaine pour récupérer des biens qu’ils ne pouvaient acquérir.
Harald partage avec ses hommes l’information et unanimement les Vikings lui font part de leur désir d’en découdre avec la soldatesque, tant pour les crimes qu’ils viennent d’apprendre que pour le massacre de leurs congénères lors de l’expédition précédente.
Harald sait qu’il ne peut demeurer longtemps sur ces terres car la présence des Vikings va rapidement être connue. Il faut trouver rapidement où sont stationnés actuellement ces soldats et les affronter par surprise pour avoir une chance de les vaincre sur leur terrain.
Soulagés, les paysans se montrent coopératifs et l’un d’eux se propose de servir de guide au raid qu’Harald veut opérer au bourg voisin où ces soldats auraient leurs quartiers. Celui-ci n’est distant que d’une dizaine de lieues que les barbares veulent parcourir au début de la nuit prochaine. Les Vikings fourbissent leurs armes et la quasi-totalité de la troupe est volontaire pour cette opération.
A la tombée de la nuit, les hommes s’avancent silencieusement vers le cantonnement des soldats. Les nuages masquent la lune et l’obscurité avantage les assaillants. Les saxons sont peu vigilants et tous les Vikings se sont positionnés favorablement sans que leur présence ne soit détectée par aucune des sentinelles, peu concernées par la défense de leur cantonnement. D’un geste, Harald lance les guerriers chargés d’éliminer les sentinelles. Les soldats somnolents sont rapidement égorgés par des ombres silencieuses qui se sont glissées sur leurs arrières.
Les Vikings sont désormais en position de force, mais il ne fait aucun doute que le reste de la troupe ne se laissera pas occire de la sorte et que l’alarme ne manquera pas d’être donnée par l’un ou l’autre des soldats.
Chacun est motivé par la vengeance et sans hésitation toute la troupe pénètre simultanément dans tous les logis qui étaient sous la garde des sentinelles.
Lothar a pris la tête d’un groupe de cinq hommes qui ont investi une grosse masure. Plusieurs dormeurs sont immédiatement tués dans leur sommeil, sans réaction de leur part. Des soldats à l’agonie se contorsionnent dans leur lit. Un Viking les achève systématiquement d’un coup d’épée dans le cœur. Seuls deux soldats ont bondi de leur lit et ont réussi à se saisir de leur arme. Lothar esquive un coup d’épée et poussant un grognement, abat sa hache sur le cou de l’un de ses adversaires. Un craquement d’os est nettement perçu et l’homme s’effondre à ses pieds, un flot de sang jaillissant de son cou tranché jusqu’aux vertèbres. Lothar ne peut esquiver un coup de lame venant de côté, qui lui ouvre l’avant-bras et l’oblige à lâcher son arme. Mais le soldat ne profite pas de son avantage, car un Viking éventre cet ennemi qui hurle de douleur avant d’être achevé. La pièce « nettoyée », les assaillants quittent la masure pour rejoindre un autre bâtiment où les échos de combats sont maintenant perçus.
Harald, accompagné de deux Vikings, y est opposé à sept ou huit soldats qui ont été prompts à se regrouper. Ils se sont adossés au mur du fond de la pièce. L’absence d’issue les oblige à affronter ces barbares enragés qu’ils savent sans pitié. Des corps sans vie, amis et ennemis, couvrent le sol et les combattants s’opposent au milieu de ces morts. Les soldats qu’ils affrontent dans ce logis sont expérimentés et le nombre des assaillants, malgré leur bravoure, a diminué du tiers dès le début de l’affrontement. Les trois Vikings ne veulent pas céder de terrain mais les soldats forts de leur nombre commencent à retrouver un peu d’assurance et se coordonnent pour repousser ces barbares qui ne vont pas tarder à faiblir. C’est à ce moment que Lothar et ses compagnons rompant toute discrétion, font irruption dans la pièce et font retentir un cri de bataille qui tétanise les soldats et leur ôte leurs illusions de victoire. Ce renfort opportun équilibre l’affrontement. Les Saxons se sont saisis d’écus, contrairement aux Vikings, dont les coups d’épées rebondissent sur les bords de ces boucliers. L’exiguïté des lieux ne facilite par les esquives.
Les soldats se sont regroupés pour repousser Harald et les siens. Abrités derrière leur bouclier, ils s’avancent et espèrent bloquer les Vikings pour les submerger et les occire plus facilement.
Harald a compris la manœuvre et poussant un cri de guerre, il invite ses compagnons à s’élancer vers ces soldats avant que ceux-ci ne limitent les mouvements.
Lothar esquive un coup d’épée et réussit à transpercer de la sienne le genou de son adversaire, sous la protection du bouclier de celui-ci. Harald de son côté bloque la lance de l’homme qui le charge et décapite celui-ci d’un coup de hache. Un autre soldat parvient à lui porter un coup d’épée qui le blesse au flanc. La plaie n’est que peu profonde mais saigne abondamment. Il compresse sa blessure de sa main libre.
Le Viking qui se trouve immédiatement à côté d’Harald, interrompt le geste du Saxon et parvient à détourner au dernier moment l’épée du soldat, l’empêchant de renouveler son attaque. Il affronte l’épéiste et abat sans retenue sa hache, qui fracasse l’épaule du Saxon. L’homme hurle de douleur alors que son sang gicle et éclabousse les protagonistes. Un autre Viking met fin aux souffrances de cet ennemi défait.
Les hommes marchent sur les cadavres qui s’accumulent. Certains Vikings se sont emparés des boucliers des vaincus. Les Saxons perdent pied peu à peu et la peur commence à se lire dans leurs yeux. Les barbares qu’ils affrontent semblent invincibles. Peu sont tombés sous leurs coups. Le fracas des armes et les cris poussés par les Vikings ébranlent leur volonté. Ils savent qu’ils n’ont aucune pitié à attendre des Vikings, qui, ils n’en doutent pas, ne sont venus que pour les tuer. Ils ne comprennent pas la motivation de ces tueurs, le pourquoi de cette haine. Ceux d’entre eux qui tombent blessés sont rapidement achevés malgré leurs gestes de supplication.
La bataille qui ne dure que depuis quelques minutes, se termine par l’anéantissement des derniers soldats impuissants à repousser les assauts des Vikings.
Pendant cet affrontement, le reste du groupe, qui s’est scindé en plusieurs équipes de trois à quatre guerriers, s’est dispersé dans les différents bâtiments qui composent le cantonnement des soldats. Ils progressent régulièrement dans le périmètre, éliminant tous les hommes qui se dressent devant eux, dont la plupart sont encore étourdis de sommeil et totalement pris au dépourvu. L’alerte a maintenant été donnée, mais la désorganisation des Saxons et l’élimination de leurs chefs dès le début de l’attaque, permet aux Vikings de facilement venir à bout de ceux-ci. Ces hommes sans pitié et craints de la population, sont tombés face à des adversaires plus impitoyables qu’eux.
Lorsqu’ils regagnent la côte, les Vikings ont récupéré toutes les armes et équipements des vaincus. Ils ont mis le feu au cantonnement et emmené quelques chevaux pouvant être embarqués, dont certains portent les corps de leurs compagnons tués lors de la bataille. Les chevaux qui n’ont pas été emmenés ont été abattus pour ne pas périr dans l’incendie. Des quartiers de viande ont été prélevés sur les bêtes et laissés aux paysans pour compléter leur ordinaire. Un cadeau empoisonné pour ceux-ci, car nul doute que les prochains soldats qui voudront pourchasser les Vikings seront très belliqueux et suspicieux quant à cette générosité des barbares.
Désapprouvées par Harald, des mutilations ont été effectuées sur les cadavres à l’instigation de Kurt et de son équipe, pour marquer les esprits, en particulier celui du souverain local. Harald sait que seules seront retenues les exactions commises et on ignorera que ce crime n’était guidé que par un esprit de vengeance à l’endroit de la soldatesque maudite et plus barbare que sa troupe. Mais ce souverain ne pourra connaître les motivations qui ont poussé des Vikings à agir ainsi.
SOIXANTE-QUINZE
L’information se diffuse rapidement dans tout le clan, les vigies ont aperçu les drakkars. La troupe rentre d’expédition.
— Ils sont de retour.
La phrase passe de bouche en bouche et illumine les regards. L’euphorie mêlée d’inquiétude anime chacun. Guerrières et guerriers, reviennent-ils tous ?
Tess, elle aussi, vient grossir le nombre de ceux qui se serrent sur les jetées de bois. L’émotion gagne chacun et tous sont impatients de voir s’approcher plus rapidement les bateaux. Enfin ceux-ci accostent et déjà les premiers guerriers quittent le bord pour fixer les amarres. Ce ne sont ensuite qu’embrassades et étreintes.
Au sein de cette effervescence, le chagrin foudroie certaines familles, femmes et enfants. Celle ou celui qu’ils attendaient ne reviendra plus. Cette certitude leur fait rapidement quitter les lieux pour aller pleurer l’être cher au fond de leur logis. Ils sollicitent les Dieux d’accueillir au Valhlala le défunt qu’ils ont ramené ou du disparu qui ne l’a malheureusement pas été.
SOIXANTE-SEIZE
Olaf se réjouit du retour de la horde. Ses valeureux guerriers sont de retour et son clan pourra bénéficier du fruit de ce raid pour attendre tranquillement le prochain printemps et commercer avec les clans voisins.
Le soir même, un inventaire du butin est réalisé. Les victuailles et les animaux sont répartis entre chacun et le surplus remplit une réserve. Quelques esclaves apeurés attendent d’être fixés sur leur sort. Olaf est un roi sage et privilégie l’attribution des esclaves aux familles endeuillées pour palier l’absence des disparus. Le jarl se garde une partie des richesses dérobées dans les monastères, les comptoirs et la garnison pillée après l’anéantissement de ses occupants.
— Je te félicite, Harald pour l’importance de ce butin. Tu as bien mérité la part qui te revient et je te suis reconnaissant d’avoir mené mes hommes à la victoire.
— Je regrette la mort de ceux que je n’ai pas ramenés à leur foyer. Après concertation, nous avions convenu qu’il serait bien de remercier celles qui nous avaient apporté leur concours pour quitter le bourg saxon où Margua avait été capturée et tes guerriers massacrés. Nous tenions à leur faire profiter d’un peu du fruit de notre expédition pour améliorer leur quotidien. Le besoin de venger ces pauvres femmes s’est rapidement imposé à nous.
— Comme toi, je suis parti pour des raids en territoires francs et saxons. Je n’ai pas toujours été victorieux et parfois, le cœur déchiré, il m’est arrivé d’abandonner sur ces terres étrangères des compagnons que j’aurais aimé honorer selon nos traditions plutôt que de laisser pourrir leurs dépouilles si loin de chez eux. Mais le temps et notre infériorité par rapport aux ennemis ne nous en ont pas toujours laissé le temps. Je me suis rassuré en sachant que les walkyries ont pallié mes impossibilités de mieux faire pour eux.
— Il est dommage que pour venger des frères d’arme et ces femmes qui nous avaient aidés dans notre périple, nous ayons perdu d’autres compagnes et compagnons.
— Tu as fait ce qui devait être fait et ceux qui sont tombés t’ont sans doute accompagné par respect pour les victimes de cette soldatesque.
— Lors du voyage retour, ma décision de quitter cette vie de violence s’est renforcée. J’ai envie d’emmener Tess loin de tout cela et de vieillir en évitant dorénavant la barbarie. Il me serait difficile de t’expliquer certaines étapes de ma vie, mais j’ai des projets extraordinaires dans la tête.
— Je ne suis pas naïf, Harald, un guerrier tel que toi qui ne cherche pas à rejoindre son clan, intrigue. Les échos qu’un Viking a tué son roi près d’Hedeby sont arrivés jusqu’à nous. Certains ont fait le rapprochement avec toi, sans certitude. J’ai réfuté ces allégations. Je n’ai pas à te juger, mais je pense, en t’ayant observé et en ayant écouté mes guerriers que tu as menés au combat, je me suis persuadé que tu ne pouvais être cet homme. Ce roi devait avoir alimenté beaucoup de haine à son encontre pour être tué par l’un des siens. J’ai invité chacun à penser de même. Je comprends ta volonté de changer de vie. Ta compagne n’est pas et ne sera jamais une Viking. Elle est pleine de bonne volonté, mais c’est une biche perdue au milieu d’un troupeau de rennes. Elle n’est pas armée pour affronter le quotidien que tu lui imposes.
— Tu es très perspicace et sage, Olaf, et je te suis reconnaissant de la discrétion qui est la tienne à mon égard. Je pense que seule une prophétesse pourrait t’apporter les réponses aux questions que tu te poses à mon sujet.
— Je ne cherche pas de réponses. Je les ai déjà. Tu n’es pas un ennemi. Tu peux emporter la part de butin qui te revient et partir chercher cette paix à laquelle tu aspires.
— Je ne veux rien, Olaf. Là où j’ai l’intention de m’installer avec Tess, je ne puis emmener aucun bien matériel.
— Tu m’intrigues, Harald.
— J’ai rencontré une volvas dans le monde de Tess, qui m’a permis de voyager autrement que par les moyens traditionnels, mais pour cela il faut tout laisser derrière soi. Dis-toi que nos morts partent plus riches que ce que ces transports extraordinaires m’ont permis. La seule concession est d’être accompagné par ceux qui me sont proches.
— Les volvas ont des secrets et des pouvoirs très puissants. Je sais que le monde n’est pas ce qu’il paraît être. Notre prêtresse pourrait peut-être t’apporter son aide, ou te recommander à une nécromancienne qui a très forte renommée près de Dankirke (58). Selon la légende, elle serait la descendante directe de l’une des Ases (59). Elle est crainte, mais ses pouvoirs sont fabuleux et je ne doute pas qu’elle pourrait t’apporter son aide pour les projets auxquels tu aspires. Mais tu dois te faire recommander par notre volvas Birfinna.
— Je te remercie, roi Olaf de ces conseils et je vais les suivre. Je sais que la Magie règne, même si dans le futur les hommes s’en détournent.
SOIXANTE-DIX-SEPT
— Tess, il est temps pour nous de réfléchir à notre départ. Olaf a tenu à m’assurer que notre dette est soldée. Petit à petit tu t’es intégrée à ce clan et tu as appris à en apprécier tous ses membres. Demeurer plus longtemps pourrait influencer davantage notre décision de demeurer définitivement avec ces hommes et ces femmes que nous apprécions toi et moi. Nous avions d’autres projets avant que la décision de fuir ne s’impose à nous. Ce désir de liberté, de fonder quelque chose ensemble. Ton pays ne nous offrira pas la quiétude que nous recherchons.
— Nous avons peu réfléchi à cette destination qui pourrait être salutaire pour nous deux. Je me rallierai à ta décision, l’essentiel pour moi est de profiter dans la sérénité du temps que nos dieux voudront bien nous accorder.
— Quand nous avons appris à nous découvrir, je me souviens qu’en me parlant de ton enfant trop vite enlevé à toi par la maladie, tu m’as dit qu’aujourd’hui elle courait comme un cheval fou dans des plaines infinies et que pour symboliser cette liberté, tu avais accroché à ton mur ce cheval sauvage que tu imaginais parcourant en tous sens, hors du cadre, les murs de ton salon. J’ai moi aussi visualisé en pensées la course folle du cheval et de ta fille. Et puis, je sais que régulièrement tu t’imprègnes du visage de ton enfant au travers de cette photo usée et dégradée que tu as réussi à conserver malgré toutes les péripéties que nous avons traversées.
— Ce sont des souvenirs douloureux, ils sont derrière moi. J’ai libéré le cheval. Il guide désormais ma fille et mes pensées sont moins sources de chagrin. Tu m’as transformée.
SOIXANTE-DIX-HUIT
— Olaf m’a annoncé ton passage, tu es le guerrier viking qui a tant perturbé tes compatriotes d’Hedeby et de ses environs. Parfois lorsque je m’y rends pour me réapprovisionner en herbes médicinales, je rencontre Marny qui m’a parlé de toi.
— C’est Olaf également qui m’a conseillé de te voir pour nous aider, ma compagne et moi à commencer une nouvelle vie. Tess vient du futur et nous voudrions rejoindre son époque mais ailleurs que dans son pays.
— Harald, je ne puis guider tes pas et ceux de celle qui t’accompagne. Ce chemin que tu souhaites emprunter n’est pas simple à atteindre. Le passage est plus ardu que celui qui t’a ramené à notre époque. La volvas qui t’a remis le talisman que tu possèdes, a omis de te dire qu’il ne t’était que temporairement confié. Un tel pouvoir ne peut être abandonné définitivement à un profane. Trop ont déjà été égarés. Connaissant ta loyauté, Bera savait que tu ne t’en séparerais pas. Les pouvoirs de médium de Bera la relient à ce talisman et il lui reviendra immanquablement dans le futur. Pour ta demande, seule une nécromancienne (60) pratiquant le Seidr (61) peut satisfaire celle-ci. Elle exigera vraisemblablement que tu participes au rituel au cours duquel elle invoquera Frigg la déesse mère épouse d’Odin, mais également Freyja (62). En général les hommes sont peu présents à la cérémonie et je doute aussi qu’elle souhaite la présence de la femme qui partage ta couche. Tu dois te rendre près de Dankirke, où Halldora, c’est son nom, a son logis qui a été édifié sur un lieu de pouvoir magique. Tu es brave mais Halldora est crainte et respectée et je ne doute pas qu’elle t’impressionnera.
— Comment vais-je trouver son logis ?
— Je vais te préparer un plan qui t’évitera de demander ton chemin car je sais qu’il te faut éviter de te faire reconnaître dans cette région si proche de ton ancien clan.
SOIXANTE-DIX-NEUF
— Tess, j’ai rencontré Birfinna. Je lui ai soumis notre problème. Elle va nous recommander à Halldora, une nécromancienne qui vit en ermite près de Dankirke bénéficiant de l’influence d’un sanctuaire magique où est édifiée sa demeure. Selon Birfinna, cette descendante Ase aurait des pouvoirs hérités des Dieux eux-mêmes. Des pouvoirs de vie ou de mort quand les frontières ne sont plus définies et que l’on en arrive à se demander si nous sommes vraiment maîtres de notre propre vie. Tu n’es pas de ce siècle, ni moi du tien. Mais nous nous aimons et notre seul objectif est de vivre ensemble dans un univers plus calme que celui que cette époque nous propose. L’obstacle majeur comme tu le sais est que nous sommes recherchés dans ton monde et que notre liberté serait vite compromise. Il nous faut abandonner l’idée de nous fixer en France. L’autre obstacle est que nous réintégrons une époque sans « le sou ». Nous ne pouvons rien emmener et je pense que tes biens ont depuis notre départ été squattés voire même confisqués. J’ai contacté Birfinna dans le fol espoir qu’elle m’apporterait des réponses qui dissiperaient ces pensées négatives qui malgré tout me désespèrent. Elle est convaincue qu’Halldora sera plus à même de satisfaire notre projet.
— Tu as pallié mon renoncement. Il était d’autant plus formel que je n’avais pas non plus entrevu de solution.
— J’ai imaginé une parcelle de « bout du monde » rien que pour nous. J’ai souvenir de ton petit chez toi et des quelques images que tu avais accrochées au mur de ton logis et dont nous avons déjà parlé, des discussions passionnées au travers desquelles transparaissait ton amour de la nature et en particulier des chevaux sauvages. Seul, je suis bien impuissant pour t’offrir un tel coin de paradis. Acceptes-tu que nous mettions nos destinées entre les mains de cette nécromancienne ?
— J’ai peur. Rencontre cette Ase seul. J’ai le pressentiment qu’elle te reprocherait de lui imposer la présence d’une étrangère à ta culture.
Les jours suivants le couple échange sur les différents pays qui pourraient devenir la destination de leur fuite au travers du temps. Harald est favorable à l’idée de gagner l’Amérique du Sud, mais Tess a quelques réticences liées à des articles et des reportages faisant état que ces contrées avaient servi de refuges à des criminels recherchés.
— Des hommes ayant l’esprit aussi noir que celui de Kurt se sont réfugiés sur ce continent.
— En quoi cela interfère-t-il pour notre choix ?
— Rappelle-toi, Harald, lors de nos recherches sur l’ordinateur, de l’article attribué à un archéologue qui prétendait avoir découvert des traces de passages de Vikings en Amérique du Sud. Cet homme était un ancien soldat de la Division Charlemagne (63) : une troupe de soldats fanatiques.
— Cela m’a interpellée, Bera t’as remis un talisman, et je m’interroge si cet homme cherchait réellement à révéler des vestiges vikings ou à récupérer lui aussi un tel objet qui bouleverserait rétroactivement l’épilogue de la seconde guerre mondiale, en projetant de revenir en arrière. Cette démarche est identique au comportement de Kurt qui fouine souvent pour percer le mystère du passage des portes. Un fait est sûr, l’issue de celle-ci n’avait pas été modifiée avant que nous ne quittions mon époque. Est-ce parce que ces talismans restent des secrets bien gardés par quelques détenteurs ou parce que les veilleurs restent vigilants et assument l’élimination de ceux qui voudraient parasiter l’histoire de l’humanité ? Je ne voudrais pas fournir un talisman à de tels hommes. Nombre de nazis, ces fanatiques Allemands, comme l’est Kurt, ont trouvé refuge dans différents pays sud-américains. Que penser du fait que les derniers défenseurs du dictateur Hitler, qui était à leur tête, appartenaient aux divisions SS Charlemagne et Nordland et que le suicide du tyran a été très controversé ? On aurait même prétendu que lui aussi aurait gagné l’Amérique du Sud.
— Tu m’inquiètes, Tess. Devons-nous renoncer à cette destination ?
— J’ai certainement tort car ces faits remontaient, à mon époque, à plus de cinquante ans. Les faits extraordinaires ne nous étonnent plus. Nous avons des réponses à certains mystères. Aujourd’hui, toi et moi ne sommes pas surpris que le monde ne soit pas pour nous ce qu’il semble être pour le commun des mortels. Les mots et les noms nous interpellent et parfois nous inquiètent.
— Je te comprends. Ces hommes ont peut-être été guidés eux-aussi pour traverser une porte. Mais pourquoi n’auraient-ils pas changé d’époque ? N’y aurait-il pas eu de veilleur pour empêcher cet exode de gens malfaisants ?
— Je l’ignore. La cause la plus probable est qu’il n’y a plus dans ce futur de veilleur sur ce continent. Il y en a actuellement sur certains territoires, mais comment affirmer qu’ils ont des descendants partout ?
— Tu crois que nos ancêtres se sont installés si loin ?
— Les Vikings étaient de grands navigateurs. Il est difficile d’affirmer qu’ils ont vécu en Amérique latine. Mais l’archéologue dont je te parlais prétendait qu’ils y avaient été considérés comme des dieux mais qu’ils ont fini par être chassés, et les vestiges de leur passage sont bien pauvres et contestés. La race se serait abâtardie et les traditions perdues. Je suppose que la recherche d’un talisman a mobilisé beaucoup d’hommes et d’énergie, sans résultat positif pour les nazis. Ces fanatiques, qui avaient adopté le salut « sieg heil », effectué le bras levé, mimant ainsi un rituel magique, disposaient d’un institut de recherches composé de nombreux scientifiques dont des historiens et des archéologues. Certains de ces illuminés influencèrent le dictateur. Ils prétendaient disposer de pouvoirs de magiciens ou de prophètes. Il est possible que certains d’entre eux possédaient des bribes d’informations sur les passages de portes, obtenues par la ruse, la torture, ou simplement par la fascination que la doctrine fasciste a pu exercer sur l’un de tes descendants qui aurait divulgué le secret. Une quête des éléments manquants a peut-être été entreprise. Le temps, encore lui, a eu raison de l’ambition de ces hommes qui n’ont pu changer leur sort. S’il y a eu des passages, ils ont de toute façon été masqués par le fait que des filières de fuite ont été organisées par ailleurs.
— Je pense que mes ancêtres ont réellement atteint ce continent mais plus certainement par la voie maritime. Qu’il n’y ait que peu de vestiges, c’est probable. Il y en a peu aussi en France. Et puis n’oublie pas tous ces empires qui régnaient sur le Continent sud-américain, qu’ils s’agissent d’Aztèques, de Mayas, toutes ces civilisations qui se sont évanouies.
— Tess, je nous imagine dans un de ces pays lointains, à ton époque, pour que tu retrouves le monde moderne qui était le tien.
Je n’ai pas voulu te parler de notre futur avant d’avoir quelques éléments tangibles. J’ai sollicité une autre vision à Birfinna, je ne lui ai rien caché des péripéties de mon passé, de notre rencontre, du futur auquel nous pourrions aspirer. Je lui ai montré le talisman que Bera m’a remis, lui ai parlé de nos recherches et des confidences des descendants de notre peuple. Elle est, comme toute prêtresse, initiée au secret du passage. Il se transmet verbalement de volvas en volvas, de génération en génération. Elle a conforté mes conclusions sur les sagas qui parlent de mon peuple et qui ne sont en fait que des anecdotes. Les Vikings sont de bien plus grands aventuriers que ne le colportent ces légendes. Ils ont parcouru le monde, non seulement par la mer, mais aussi aux travers de ces portes qu’ils avaient recensées après les avoir traversées. La seule restriction qui est d’importance, est que seul un petit nombre d’individus pouvait franchir en même temps ces portes et malheureusement les hommes étaient privilégiés. Certains groupes ont été décimés dès leur arrivée à destination, c’est ainsi que le secret a été aussi préservé. Les Dieux leur ont facilité ces passages en leur accordant les clés que sont les talismans quand volontairement on veut franchir ces portes. Ce pouvoir de « Téléportation » a fait d’eux en certaines régions du globe des dieux vivants et ils ont profité de cette aura pour demeurer en ces pays où ils étaient vénérés. Peu à peu certains talismans se sont perdus ou ont été détruits par leur détenteurs qui voulaient fuir une époque troublée ou dangereuse ou même oublier leur vie antérieure. Il est certain qu’aujourd’hui, des hommes du passé vivent dans le futur où ils vieilliront et inversement, il doit y avoir quelques exceptions comme nous venant du futur. Mais comme nous l’avait dit Leif Raken, l’invisible de Lille, la règle est d’éliminer ceux qui jouent de ces portes et dont les desseins pourraient pervertir l’histoire de l’humanité. Les veilleurs tels que ceux que j’ai rencontrés à ton époque les éliminent pour ne pas encourir le courroux des dieux.
— Harald, même si j’ai vécu ce passage, j’ai encore des difficultés à accepter ce que je considère comme une magie que je ne comprends pas. Je te suivrai les yeux fermés. Tu n’as jamais été une apparition extraordinaire pour moi, mais simplement un homme. J’ai ignoré toutes les interrogations cartésiennes que chacun se serait posées quand tes origines se sont révélées à nous. J’aimais déjà l’homme. Je ne t’ai jamais jugé, simplement aimé et n’ai rien à regretter de ma vie d’avant. Tu m’as permis d’oublier mon passé, de faire la paix avec mes douleurs et j’avais besoin de quelqu’un pour les surmonter. Tu es celui-là. Mais où veux-tu en venir en me reparlant de tout cela ?
— Tess, quand ensemble nous recherchions mes origines, certains écrits faisaient référence au Vinland en Amérique du Nord, mais d’autres plus contestés prétendaient que mes ancêtres se seraient également installés en différents pays d’Amérique du Sud. J’ai interrogé Birfinna sur ce sujet, car Leif Raken prétendait qu’il y avait des veilleurs en différents points du globe, et donc des portes proches. Est-il utopique de penser qu’il en existe sur ce continent lointain ? J’ai perçu à son sourire que légitimement un crédit pouvait être accordé à de telles conclusions.
— Cela conforte l’idée que l’archéologue allemand dont nous avons déjà parlé ne voulait pas simplement révéler des vestiges vikings, mais lui aussi, comme Kurt, recherchait un talisman qui, s’il l’avait trouvé, aurait bouleversé l’épilogue de la seconde guerre mondiale en lui permettant de revenir en arrière. Un fait est sûr, l’issue de celle-ci n’a, à ce jour, pas été modifiée, est-ce parce que ces talismans restent des secrets bien gardés par quelques détenteurs ou parce que les veilleurs restent vigilants et assument l’élimination de ceux qui voudraient parasiter l’histoire de l’humanité ?
QUATRE-VINGT
— Lothar, j’ai toujours été loyal avec toi et j’ai besoin aujourd’hui de partager des pensées qui m’obsèdent. Tu te doutes que nous ne sommes pas arrivés à cette époque comme si nous naissions adulte dans ce monde. Nous avons utilisé un artifice qui nous a permis de gagner cette époque, car il nous fallait fuir des personnes qui nous auraient légitimement privés de liberté. Tess m’a suivi de son plein gré, mais Kurt et toi vous l’avez subi certainement parce que vous vous trouviez à proximité de la porte que nous avons franchie, même si vous vous trouviez, vous, à une époque encore différente.
— Nous étions en 1940. Kurt et moi participions à une guerre contre des peuples qui sont aujourd’hui aussi vos adversaires. Tout est si bizarre, tu m’as dit avoir rencontré Tess en France et que tous nos peuples sont en paix. Le Reich de mille ans promis par nos dirigeants n’existe pas. Le fascisme ne domine donc pas l’Europe et le Monde. Si tu possèdes réellement le secret de voyager au travers des siècles, surtout ne le confie pas à Kurt. Ce n’est pas le trahir que de dire qu’il était et est certainement encore, un nazi fanatique. Tu ne sais sans doute pas ce qu’est cette doctrine. S’il parvenait à récupérer ton secret, nul doute que l’usage qu’il en ferait serait nuisible. Notre chef de guerre était idolâtré. Nous étions aveuglés par ses promesses. Il s’était entouré d’une caste de soldats d’élite communément appelés SS. Ils étaient craints de tous. Kurt n’a pas été accepté au sein de cette armée en raison de sa taille inférieure aux critères de sélection et il s’est résolu, par dépit, à intégrer l’armée de l’air comme mitrailleur. Il enviait ces soldats et je pense qu’il serait prêt à toutes les compromissions pour se faire accepter parmi eux. Rapporter un secret comme le tien pourrait lui valoir ce privilège. Je veux tout en ignorer et il doit en être de même pour lui.
Entre soldats, nous parlions souvent du dédain qu’avaient envers nous ces SS et je n’approuvais pas les exactions qu’ils commettaient, même au début de la guerre. Ils ont perpétré des massacres. Nos chefs étaient satisfaits de leurs méthodes, et ils prévoyaient de former de multiples bataillons de soldats de type aryens. Ils seraient venus des pays scandinaves, dont le tien. Imagines-tu, Harald, une division viking combattant pour la Germanie ? Un comble ! Toi qui les as combattus. Mais telle était leur idéologie et Hitler notre chef suprême, était intéressé par ces doctrines et autres pratiques « fumeuses ».
— Je te crois, Lothar. Pendant les mois que nous avons passés, Tess et moi, à nous documenter sur mon peuple, j’ai été stupéfait de voir que de nombreux articles étaient consacrés à une telle troupe. Je ne tiens absolument pas à influer sur le cours de l’histoire. Ce conflit auquel tu as participé ne doit pas avoir un épilogue autre que celui qu’il a eu.
QUATRE-VINGT-UN
L’idée de rejoindre ce continent sud-américain mûrit et Harald gagne Dankirke pour demander à Halldora si elle daigne satisfaire la demande du couple et les conditions qu’elle mettra pour les satisfaire.
Il a craint peu d’ennemis, mais la femme qui l’attend sur le pas de sa porte est plus qu’inquiétante pour le plus vaillant des Vikings. L’aura de magie qui l’entoure désarçonne ceux qui s’en approchent. Halldora est une vieille femme. Elle porte un manteau en peaux de renard roux. La capuche rabattue permet de découvrir son visage qui porte tous les stigmates de la vieillesse. Sa peau est sombre. Ses yeux petits et inquisiteurs se sont fixés sur Harald et démentent son image fragile et décrépie. Ses mains gantées de noir, toujours en mouvement, semblent caresser un serpent qui lui ceint la taille, mais qui n’est en réalité qu’une ceinture de peau à laquelle sont suspendus plusieurs petits sacs de toile. L’illusion est déstabilisante. Elle traîne les pieds, mais sa voix est claire lorsqu’elle interpelle Harald.
QUATRE-VINGT-DEUX
— Entre, Harald Kungar. Tu as coupé bien des fils de vie que les Ases avaient filés. Tu perturbes beaucoup Asgard et ta compagne bien plus encore. Des apprentis magiciens ont facilité vos passages au travers des portes du temps en vous remettant une clé et les secrets de son utilisation. Ils ont eu tort. Ils n’avaient pas à considérer que ta demande était légitime. Tu viens à moi pour encore provoquer des remous dans l’univers et demander aux Dieux, par mon intermédiaire, de te pardonner d’avoir engendré toute cette agitation.
— On m’a vanté tes pouvoirs, Halldora. Les Dieux ne peuvent me réclamer un pardon pour des épreuves qu’ils m’ont imposées. Je suis venu à toi pour obtenir ton aide, non pour être jugé.
— Tu es bien arrogant, régicide. Tu as hérité de tes ancêtres l’âme viking, la bravoure et la fierté. Tu étais un aigle dans ton clan, mais les corbeaux t’ont vaincu. Les Dieux aiment parfois jouer aux dépens des hommes. Tu ne peux rien exiger mais simplement quémander. Je suis la clé et pas cette babiole qui t’a permis de franchir ces portes.
— Je ne cherche pas à te déplaire. Je viens humblement solliciter l’aide que tu peux m’accorder selon Birfinna. Quel est ton prix ?
— Tes propos sont vexants. Crois-tu que l’on puisse matériellement m’acheter ? Mes pouvoirs peuvent satisfaire tous mes désirs. Que ferais-je de richesses si celles-ci me rendaient inaccessible ? Je suis vieille, j’ai vu tant de merveilles, de mondes. Des hommes m’ont aimée, des rois se sont prosternés devant moi. Toi, le Viking, tu n’as rien qui puisse m’intéresser. Et si j’ai à satisfaire ta demande, c’est pour ta sollicitude envers la femme du clan d’Olaf, Margua et pour sa fille que tu as délivrées. Je sais que tu as aussi vengé ces femmes inutilement massacrées par les Saxons parce qu’elles vous avaient aidés dans votre fuite. Tu laisses beaucoup de morts derrière toi. Olaf vous a accueillis, mais vous êtes bien encombrants. Tes congénères viennent à moi parce que je suis celle qui vit comme eux et qui apporte réponse à certaines de leurs interrogations. Mes visions sont plus aiguës et mes pouvoirs sont plus importants que ceux de Birfinna. Je vois plus loin et mes dons de guérisseuse sont plus affirmés. On me craint.
— Tu n’as pas besoin d’inventorier tes pouvoirs. Je ne doute pas de ceux-ci et de leur étendue.
— J’ai arpenté tes pensées et visionné ta demande. Je peux te satisfaire mais il t’appartient de la formuler. Chaque mot scellera le pacte qui t’engagera vis-à-vis de moi.
— Ma compagne Tess et moi souhaiterions gagner une terre où nous pourrions nous faire oublier de ceux qui ont, pour certains, légitimement des raisons de nous être hostiles. Nous n’étions pas maîtres de certaines étapes de notre vie mais on ne peut nous pardonner certains de nos comportements. Nous avons réfléchi au choix de l’époque et j’ai convenu qu’il serait préférable que ma compagne retrouve le monde « moderne » qui est celui qui l’a vue naître. Je m’adapterai à celui-ci et ne doute pas que Tess m’aidera à m’y fondre comme déjà elle avait réussi à le faire.
— Avez-vous réfléchi également à votre façon de vivre dans l’exil que vous envisagez ?
— La liberté n’a pas de prix. Je sais que chaque traversée de porte m’a laissé complètement démuni de l’autre côté, mais qu’importe, je préfère faire don du fruit de mes raids à Olaf qui nous a si généreusement accueillis. Comme tu le sais, le talisman que m’a confié Bera, une prêtresse du futur, n’a que des pouvoirs limités.
— Tu me remettras ce talisman. Il est dangereux pour toi. Le garder pourrait, par mégarde, te faire franchir une porte dont l’existence est peut-être encore ignorée. Quelles seraient tes pensées à cet instant et à quelle époque serais-tu propulsé ? Tu serais de nouveau un étranger égaré. Si tu t’éloignes de ta compagne, qu’adviendrait-il d’elle si par hasard une telle mésaventure s’imposait à toi ?
— Je maudirais Odin et les Dieux d’Asgard. Mais je ne doute pas que pour satisfaire sa curiosité depuis qu’il s’est joué de moi, l’un ou l’autre de ses corbeaux épie nos faits et gestes quelle que soit l’époque où nous déambulons.
— Tu es perspicace, Harald, et tu devines assez bien les facéties divines. Le corbeau gravé en est une. J’ai hérité pour ma part d’un éclat du Sampo, (64) un talisman bien plus puissant créé par le mage Vainamoinen (65) qui créa le monde et qui est parti lui-même pour un voyage éternel. Les hommes sont bien ignorants. Lorsque l’un de nous disparaît, on pense généralement qu’il est mort. En réalité, il nous faut apprendre qu’il vit ailleurs. Vous me demandez, vous aussi, cette vie ailleurs. Vos voyages antérieurs vous font accepter que cela soit possible. L’éclat de Sampo me permettra de vous transporter dans un autre lieu magique, identique à celui où je me suis installée, sur le continent que vous voulez fouler.
— Lors de mes recherches pour retrouver mes racines au siècle de Tess, j’ai souvenir d’avoir lu des articles qui faisaient état que mes frères vikings pouvaient avoir débarqué en Amérique du Sud. Cela explique le choix que nous portons à ce continent où il sera peut-être plus aisé pour nous de disparaître et de vivre tranquilles.
— Retourne près de ta compagne et préparez votre départ. Mais avant, tu as l’obligation de décider du sort de l’un des hommes que tu as ramenés du futur et dont les intentions sont mauvaises. Il noircit mes visions. Ta compagne et toi devrez prendre vos dispositions pour que ce départ n’occasionne aucun autre bouleversement et ne reste en mémoire que de ceux qui vous sont proches.
— Peux-tu préciser ta vision puisque tu me demandes de répandre de nouveau le sang ? Les Dieux épargnent-ils l’autre homme ?
— Harald, ton avenir est tributaire de sacrifices, la vision d’un compagnon ambitieux s’est accrochée à mon esprit. Il t’appartient de ne pas le laisser errer dans ce monde qu’il n’accepte pas. Prends garde. Il peut ruiner tes projets avant même que tu ne me reviennes. Quant à son compagnon, c’est un homme sain qui s’adaptera à notre monde. Il a accepté son sort. Le seul tort qu’il causera c’est de devenir un parasite, heureusement stérile, de son arbre généalogique.
Sans plus de formalisme, Helldora reconduit Harald à la porte de son logis.
— Peu d’hommes osent, comme tu l’as fait, venir à moi pour plaider leur cause. Ils évitent généralement ma demeure où j’exerce mes pouvoirs magiques comme jadis d’autres prêtresses descendantes des Ases. Dans trois prochaines lunes, je vous attendrai et si vous êtes décidés à partir, j’invoquerai les Déesses mères et les Ases pour que nous tissions ensemble les fils de votre devenir commun. Tu vois, moi je tisse ces fils, et toi tu tranches ceux qui se dressent en travers de ton chemin.
QUATRE-VINGT-TROIS
— Tu es bien pensif, Harald ! Cette Helldora est-elle si inquiétante pour que tu sois ainsi accablé ?
— Non, Tess. J’ai le sentiment de ne plus décider par moi-même de mes faits et gestes. Depuis que les Dieux se sont joués de moi, toutes mes actions ont une influence sur d’autres, dont toi. Cette nécromancienne vénère Freyja et pratique la « seidr », un type de sorcellerie qui lui permet d’accomplir des voyages visionnaires. Ce n’est pas innocemment qu’elle m’a confié ces informations. Elle subodore des projets négatifs de la part de Kurt.
— Halldora est une sorcière ?
— Pas comme celles qui sont dépeintes dans le futur. Je la comparerais plutôt à un chaman. Elle m’a parlé des guerres futures et en particulier de celle dont Kurt et Lothar ont été des acteurs. Son inquiétude est nourrie par le fait que nombre de nazis ont trouvé refuge en Amérique du Sud. Encore et toujours des mystères.
— Ces hommes ont donc été guidés eux aussi et ont traversé une porte ? Pourquoi n’ont-ils pas changé d’époque ? N’y a-t-il pas eu de veilleur pour empêcher cet exode de gens malfaisants ?
— Je l’ignore, mais selon la nécromancienne, la cause la plus probable est qu’il n’y aurait plus de veilleur viking sur ce continent, ni de volvas. Il y en a actuellement, mais plus à ton époque. Les Vikings ont un temps vécu dans divers pays sud-américains, y ont été considérés comme des Dieux, mais ont fini par être chassés. Les vestiges de leur passage sont bien pauvres. Je pense que la recherche d’un talisman a mobilisé beaucoup d’hommes et d’énergie sans résultat positif pour les nazis. Aucun veilleur n’est semble-t-il intervenu pour y mettre fin. Elle s’est montrée mystérieuse et voulait me dissuader de choisir cette destination. Mais elle ne m’a pas totalement découragé. Elle est maligne. Je pense que son argumentation n’était qu’une tentative pour que je renonce à ce choix. Lorsque je lui ai expliqué les raisons de celui-ci et l’impossibilité de retourner dans ton pays elle a accepté de le satisfaire, mais elle a imposé une condition qui me semble irréalisable. Aujourd’hui pour vivre enfin en paix, il m’appartient encore de prendre la vie, non pas d’un innocent, mais d’un homme qui n’avait pas demandé à être là où il vit aujourd’hui. La nécromancienne satisfait notre demande à la condition que j’élimine Kurt de ce monde.
— Même si cet homme ne me plaît pas, je ne comprends pas la raison de cette demande. Réclame-t-elle aussi la vie de Lothar ?
— Non. Je pense qu’elle ressent le côté sombre de Kurt et épargne Lothar, parce qu’il s’intègre au clan d’Olaf.
— Décidément, quelle que soit l’époque où l’homme vit sur cette Terre, il doit se débattre pour survivre, comme tu t’en es rendu compte lorsque tu t’es retrouvé à mon époque. Tant d’hommes perdus dans les rues de Boulogne. Et toi, guerrier viking parmi ces migrants.
— J’étais devenu un assassin si éloigné du fier guerrier viking. Et aujourd’hui, on me demande d’éliminer froidement un homme. Pour une fois, je vais devoir négocier avec moi-même.
— Lothar connaît bien Kurt. Il est le mieux placé pour cerner sa personnalité. Parle-lui et tu te feras ton opinion. Je ne tiens pas non plus à ce que notre départ dépende de la mort de Kurt.
— J’ai déjà eu une discussion avec Lothar. Il faut sans aucun doute nous méfier de lui, mais cela ne peut motiver sa mort. Il n’a rien tenté contre nous. J’ai longuement réfléchi à la demande d’Halldora qui m’a profondément perturbé. Je me méfie de Kurt et l’image de lui que m’en a donnée Lothar est négative et inquiétante. Je n’ai pas connu cet homme ambitieux et fanatique qu’il était avant de nous rejoindre. Au contraire, pour moi cet homme s’est montré un valeureux compagnon de lutte contre les Saxons ou les Germains que nous avons combattus. C’est vrai que j’ai constaté qu’il n’a que peu d’égards envers les ennemis vaincus, mais qui en a à notre époque ? Il s’est très bien adapté semble-t-il à celle-ci. Le tuer de sang-froid m’est difficile car je n’ai pas de grief personnel à son encontre et surtout parce que tu m’as arraché beaucoup de mon instinct barbare et je t’en sais gré. Nous sommes dans une impasse.
QUATRE-VINGT-QUATRE
L’hiver s’est installé et chacun dans le clan partage son temps entre les travaux liés à la vie quotidienne, le commerce avec les clans voisins, la pêche et la chasse. Le froid a figé la vie du bourg.
Les hommes, lorsque la glace interdit la pêche, optent pour la chasse. Il est beaucoup plus facile de pister les animaux et la neige étouffe les bruits. Les fourrures sont denses et les peaux pourront être vendues aux comptoirs voisins. Le gibier agrémentera l’ordinaire et préservera les réserves.
Pour tromper l’ennui, Harald pratique régulièrement cette activité et alimente en viande fraîche son foyer.
Les journées auraient pu continuer à s’écouler sur un rythme monotone en attendant le printemps, mais rien n’est immuable.
Harald et Tess se sont résignés à leur sort. En léthargie, le renoncement s’est insinué dans leur esprit même s’ils se refusent à l’admettre et le délai fixé par Halldora va bientôt arriver à son terme.
QUATRE-VINGT-CINQ
Kurt n’a jamais accepté ce destin d’homme antique. Il a donné le change pour éviter que l’on se méfie de lui. Il a feint l’intégration dans ce clan de barbares. Il s’est fondu dans la horde. Mais il est resté convaincu qu’il retrouvera le monde qui l’a vu naître.
Discrètement, il épie Harald et Tess car, il en est certain, ils détiennent un secret. Il est convaincu qu’ils sont les catalyseurs de sa mésaventure. Pour les avoir vus surpris et désappointés lorsqu’ils sont apparus dans cette époque en même temps que lui, il se doute qu’ils ne maîtrisent pas totalement le transfert entre les époques car ils auraient sans aucun doute évité les mésaventures et dangers qu’ils ont affrontés depuis ce retour dans le passé.
Il ne peut partager ses observations avec Lothar qui se « vautre » avec une barbare.
Pour lui, le maillon faible, c’est Tess. Elle n’a rien d’une barbare et découvre comme lui cet univers hostile.
Embrigadé jusqu’alors pour participer aux raids, Kurt n’a pas encore trouvé l’opportunité de contraindre Tess à lui confier ce qu’elle sait du secret pour passer d’une époque à une autre. Patiemment, il est resté tranquille le premier hiver qu’ils ont passé dans le clan d’Olaf. Il a enregistré les habitudes du couple et en particulier la durée des absences d’Harald lorsqu’il part chasser. L’opportunité d’agir a été favorisée également par le départ de Lothar, qui, s’il logeait jusqu’alors dans la grande ferme qui leur a été attribuée par Olaf, a, dans un deuxième temps, fini par élire domicile chez Margua. Il sait que l’opportunité de se retrouver seul avec Tess se présentera immanquablement. Il lui faudra la saisir et obtenir, par la force si nécessaire, le secret du passage, la formule ou l’artefact magique.
Au terme de longues semaines, l’occasion d’agir se présente enfin à lui.
Tess est revenue au logis. Elle a ranimé le foyer et s’apprête à s’isoler dans la partie de l’habitation qui est dévolue au couple. Elle échange quelques mots avec Kurt qui feint d’avoir l’attention captivée par les flammes du feu qui reprend vie sous les coups de tison de Tess.
Il est aussi peu volubile qu’à l’accoutumée et elle n’a aucune raison de se méfier de cet homme taciturne.
Alors qu’elle s’apprête à quitter la salle commune, Kurt lui saisit le bras et la contraint, sous la douleur, à s’agenouiller, le visage proche des flammes.
— Si tu veux garder figure humaine donne-moi le moyen de rejoindre mon époque !
Tess, épouvantée, supplie son tortionnaire. Elle n’a pas la force de s’opposer à cet homme.
— Tu te trompes, Kurt, le hasard nous a transportés, tout comme toi, à cette époque.
— Menteuse ! Harald est un Viking et c’est bien chez lui que nous sommes réapparus. Il y a forcément un élément que tu me caches.
Kurt accentue la clé au bras de Tess qui ne peut retenir un hurlement de douleur. Son épaule est à la limite du point de rupture.
— Si tu ignores mes menaces, tes yeux vont bouillir dans leur orbite lorsque je plongerai ton visage dans les braises. Est-ce ce que tu souhaites ? Parle !
Inexorablement, de sa main libre, Kurt appuie sur le crâne de Tess. La chaleur est insupportable et l’odeur de poils brûlés commence à se diffuser lorsque les mèches libres de la chevelure de Tess se consument en flammèches au contact du feu.
— Arrêtes ça « du schwein ! » (66)
Surpris, Kurt relâche sa prise et Tess s’écroule sur le sol de terre battue en quasi catatonie.
— Que fais-tu ? Les cris de Tess m’ont alerté mais je ne pensais pas que tu étais à l’origine de ceux-ci.
— Tu m’espionnais ?
— Non, je passais simplement à proximité lorsque mon attention a été alertée par les cris.
— Lothar, comme moi tu souhaites revenir au « heimat » (67). Cette catin possède un secret qui nous permettra de le rejoindre.
— Et pour arriver à tes fins, tu es prêt à torturer notre amie. Tu es un lâche. S’il y a un secret, il est plus probable que ce soit Harald qui le détient, mais l’affronter est bien plus risqué pour toi.
— Je ne te permets pas de me juger. Tu te complais à jouer au barbare et à t’avilir avec une souillon. As-tu oublié le monde moderne d’où nous venons ?
Les deux hommes se toisent. Lothar sait que Kurt ne peut revenir en arrière. Harald ne lui pardonnera pas les tortures exercées contre Tess. Kurt reste l’incarnation du nazi.
— Tu n’es qu’une caricature d’homme !
Lothar provoque son ancien mitrailleur dans le but de le faire venir à lui et l’éloigner de sa victime qui reprend peu à peu ses esprits aux pieds de son tortionnaire. Elle est secouée de spasmes et vomit de la bile.
— Un nazi homosexuel ! Je me demande ce que les russes auraient fait de toi, car vois-tu, cette femme du futur que tu rudoies m’a raconté comment cette guerre que nous avons commencée s’est terminée. Il n’y aura jamais de Reich millénaire. La lie de notre peuple, dont tu es un survivant, a été éliminée sans pitié, après avoir été jugée par l’humanité. Plutôt que de souhaiter les rejoindre, dis-toi qu’être ici aujourd’hui te permet de sauver ta minable vie.
D’abord incrédule, la rage anime soudain Kurt qui se précipite sur celui qui selon lui, devrait partager les mêmes idées au lieu d’affirmer que ses références sont obsolètes. D’un violent coup de poing au visage, Kurt ébranle Lothar qui titube, le cartilage du nez brisé.
Surmontant la douleur, Lothar a plongé sur son agresseur et les deux hommes roulent sur le sol. Visage contre visage, ils s’affrontent, s’accrochent l’un à l’autre, tentant mutuellement de s’étrangler. Le sang et la sueur se mélangent. Chacun souffle et éructe des menaces de mort.
Kurt, plus jeune, prend peu à peu le dessus et parvient à immobiliser Lothar sous lui. Ce dernier est aveuglé par sa sueur et peine aussi à respirer, d’autant que son sang lui envahit les narines et la bouche. Il ne peut se défaire de son assaillant dont les mains lui serrent la gorge, le privant plus encore de l’air nécessaire à sa respiration. Un voile noir commence à brouiller sa vision.
Soudain le poids de Kurt se fait plus lourd alors que dans le même temps son étreinte se desserre. Il peut enfin se redresser au moment où un flot de sang sort de la bouche de Kurt et les inonde tous deux. Lothar repousse son compatriote. Telle une marionnette dont on aurait coupé les fils, Kurt s’effondre, un tison fumant planté dans son dos. Tess est debout derrière le cadavre. Elle se tord les mains et s’effondre, elle aussi sous le coup de l’émotion.
QUATRE-VINGT-SIX
Bras dessus, bras dessous, Tess et Lothar gagnent le logement de Margua. Ayant recouvré un peu ses esprits, Tess, aide Margua a soigner Lothar et parvient tout en effectuant ces soins, à relater les péripéties de l’affrontement qui les a opposés à Kurt quelques instant plus tôt.
Dans le même temps, Harald, revenu de la chasse, constate la mort de Kurt. L’étonnement fait immédiatement place à l’inquiétude en raison de l’absence de Tess et des nombreuses tâches de sang disséminées autour du cadavre.
Comme un fou, il quitte son logis et interpelle les personnes qu’il croise à l’extérieur. Rapidement lui est donnée l’information que Tess et Lothar ont gagné la maison de Margua.
Sans attendre d’y être invité, Harald pénètre dans l’habitation et voir enfin sa compagne le rassure.
— Que s’est-il passé ? Es-tu blessée ?
— Non, Harald. J’ai été agressée par Kurt, mais la venue impromptue de Lothar m’a sauvé la vie. Après m’être ressaisie et libre de mes mouvements j’ai tué cet assassin qui après moi, s’en prenait à Lothar. Il a été blessé au visage et malheureusement son nez est brisé.
Harald s’approche du blessé.
— Merci, mon ami.
— Moi je peux remercier Tess car sans elle Kurt aurait eu raison de moi. Je vais souffrir de mon nez quelques temps, mais ta femme m’a sauvé la vie.
— Il semble que toi-même tu as sauvé la sienne en intervenant contre ton compatriote.
— Tu me dis que je suis ton ami. Vous, vous êtes les miens. Sans vous, je crois qu’il y a longtemps que mon cadavre sécherait dans ce monde où nous vivons aujourd’hui.
La mort de Kurt est un événement inattendu pour Harald, mais dans le même temps elle satisfait l’exigence d’Halldora.
Harald se demande si tout cela n’est qu’une coïncidence opportune ou manigance de la nécromancienne. Plus rien n’est normal dans ce monde où la magie est si présente.
Généreux et reconnaissant, il veut que Lothar puisse lui aussi bénéficier d’un retour possible à son époque, même si pour cela il doit plus encore solliciter Halldora
— Lothard, j’ai appris à te connaître, je sais que Margua et toi êtes intimes. Les épreuves vous ont liés l’un à l’autre, mais je sais aussi que tu peux être animé par une nostalgie de ton pays, de tes origines et que celle-ci peut être plus forte que tes sentiments. Tess et moi avons l’intention de quitter cette époque et je te propose si tu le désires de demander à une prophétesse que j’ai rencontrée s’il est possible de te ramener à l’époque de ton choix. Kurt avait deviné que je disposais d’un moyen de réaliser ce projet et tu comprends aujourd’hui pourquoi il a agi ainsi. Ses desseins n’étaient pas honnêtes. Pour moi, le secret du passage ne doit en aucun cas interférer dans le devenir de l’humanité. J’ai nui aux hommes lorsque pour la première fois j’ai été involontairement envoyé dans le vingtième siècle. J’ai appris que je pouvais y revenir et de nouveau j’ai tué pour fuir. Je ne veux plus avoir à le faire. Mon but sera simplement de vivre libre aussi discrètement que possible. Je te sais raisonnable et capable de respecter un serment de silence si tu veux franchir cette porte du temps. Je ne puis te proposer d’emmener Margua, car le passage dans le futur serait pour elle une épreuve plus impressionnante encore que celle qu’elle a été pour toi. On a des connaissances du passé, mais on ne fait qu’imaginer le futur.
— Je te remercie pour ta proposition et je n’ai même pas à réfléchir pour te donner ma réponse. Je ne regrette pas le monde en feu dont j’étais un acteur. La vie est plus rustique, mais aujourd’hui j’ai une famille que je ne possédais plus. J’étais la dernière branche d’un arbre qui se mourrait. Margua me donne son amour et je veux voir grandir cette petite femme que nous avons sauvée lorsque nous avons commencé ce que vous appelez une saga. Personne ne croirait une telle histoire, mais qu’il sera bon de la raconter comme une légende à ma fille, et de voir sa mère s’évader en pensées pour revivre ces aventures.
— Tu es sage, Lothar et je suis content d’avoir combattu à tes côtés.
Harald et Lothar, tels deux frères, s’étreignent. Chacun sait que ce sont des adieux définitifs entre deux compagnons de route qui se sont appréciés. Ce qui les séparera désormais ne sera pas une distance, mais un espace-temps.
Les quelques jours suivants, le couple fait ses adieux à l’ensemble du clan et rassemble les effets vestimentaires et les quelques souvenirs qu’ils espèrent emmener avec eux.
Lothar et Margua ont manifesté leur intention d’accompagner leurs amis jusqu’à Dankirke pour leur grand départ. A l’approche du logis de la nécromancienne les deux couples se séparent, chacun ayant dorénavant une destinée si différente.
QUATRE-VINGT-SEPT
Halldora invite Tess à s’approcher d’elle et lui murmure une sentence qu’Harald, resté en retrait, ne peut entendre.
— Toi qui as renié ton monde, tu resteras aux limites de mon domaine. Tu ne m’es supportable qu’au travers de ton compagnon. Il m’a demandé d’agir pour vous deux et je respecterai mon engagement auprès de Birfinna qui a intercédé pour vous. Mais sache que tu n’es que tolérée car ta présence ici est une anomalie qui aurait dû être réglée par ta mort.
Tess, impressionnée par Halldora et blessée par ses propos, fait mine de quitter la demeure de la nécromancienne. Celle-ci la somme de rester présente et l’enjoint de boire une décoction qu’elle a préparée à son intention.
— N’aie crainte d’avaler ce breuvage. Si j’avais décidé de ta mort je n’aurais pas utilisé cet artifice. Ton énergie de femme, ainsi que celle de ton compagnon, me sont nécessaires pour la réalisation du cérémonial.
Boudeuse, Tess s’empare du gobelet d’argile et avale d’un trait la mixture concoctée. Son visage n’exprime pas les sentiments qui l’animent, en particulier son désir d’étrangler cette mégère.
Halldora présente un autre gobelet à Harald.
— Oublie tes peurs. Que ton esprit vagabonde aux confins du réel. Capture les énergies dont tu détecteras la présence et laisse-toi guider par les entités qui t’accompagneront.
Tess perd rapidement connaissance et tombe inerte. C’est tout un panel d’expressions qui se succèdent sur son visage : la peur, la colère, la joie, mais aussi le chagrin, puis finalement une sérénité fige ses traits, le masque de la mort.
— Ne t’inquiète pas, Harald, ta compagne affronte ses démons et ceux du monde invisible. Nos souvenirs ne sont pas tous heureux. Ce voyage qui vous mènera là où je vous envoie conformément à vos aspirations, ta compagne le débute déjà. La pratique nécromantique que je vais mettre en œuvre en puisant vos énergies, te fera la rejoindre sur un chemin qui sans toi la perdrait dans un univers qui la rendrait folle jusqu’à en mourir. Ce voyage spirituel est long et difficile. Cette femme sera mon esclave pour ce rituel. Moi je suis le vaisseau qui vous transportera.
Quoique tes yeux distinguent ou que tes sens perçoivent, garde tes lèvres scellées. Il est important que tu rejettes les tabous que tu puisses encore avoir. Toute réticence de ta part annihilerait le succès de la pratique chamanique qui sera mise en œuvre.
Je suis une sorcière et le Seidr est un type de sorcellerie dévolu principalement aux femmes. Tu m’as demandé mon prix, je te le soumets. Toi et moi devons fusionner. Tu dois me donner ta force d’homme. Je collecte vos énergies, la tienne physiquement et spirituellement celle de ta compagne. Es-tu prêt à cet accouplement ?
— Je le suis !
— Bien ! Déshabille-toi !
Se refusant à toute réflexion, Harald se débarrasse de ses vêtements et se résout à satisfaire la sorcière.
De son côté, Halldora se dépouille des oripeaux qui consacrent et symbolisent sa fonction au sein de sa communauté. Il y a longtemps que son corps de vieille femme n’est plus attirant et rares sont les hommes qui l’ont caressée plus jeune, tant la peur de ses pouvoirs a refroidi les plus audacieux.
La nécromancienne commence à psalmodier une étrange mélodie sensée solliciter les pouvoirs qui favorisent le rituel et inviter les divinités qui doivent concourir à la réussite de celui-ci.
Très vite, Harald, troublé par le chant envoutant d’Halldora et vraisemblablement par la mixture absorbée, perd toute volonté. La volvas s’est progressivement rapprochée et l’a conduit jusqu’à son grabat. Il a oublié rapidement les chairs flétries de la vieille femme. Elle s’est emparée de sa verge, dont il avait ignoré l’érection. Allongé sur le dos, il accepte sans réserve cette femme qui le chevauche et s’empale millimètre par millimètre sur son sexe dressé. Progressivement, l’accouplement s’accélère. Harald n’est plus maître de son corps. Fugitivement, l’idée de repousser cette femme qui le viole et le souille l’a animé, mais comme par enchantement le visage de Karen s’est substitué à celui de la nécromancienne.
L’imaginaire se mélange à ses souvenirs. Son esprit revisite des lieux déjà connus, mais aussi des mondes imaginaires, presque fantastiques. Des visages lui parlent, mais il ne comprend pas leur dialecte. Il traverse des foules qui disparaissent en un instant. Des trésors se dévoilent à lui, mais ses mains ne rencontrent que le vide. Puis soudain, une silhouette se forme. Tess marche devant lui. Il saisit sa main et achève près d’elle ce voyage impossible.
Est-ce que l’instant s’est achevé sur une jouissance partagée ou s’est prolongé de longs moments ? Harald n’en parlera jamais. Non par honte de sa passivité, mais surtout pour ne pas s’attirer les foudres des Dieux qui ont favorisé la réalisation des projets du couple à la demande formelle de la volvas.
QUATRE-VINGT-HUIT
— Où sommes-nous Harald ?
Tess près de lui est éberluée. Elle a perdu conscience dans l’antre d’Halldora et recouvre ses esprits dans ce qui semble être une grotte éclairée par des torches disposées à intervalles plus ou moins réguliers de quelques mètres.
— Tu m’as accompagné. As-tu vu tous ces mondes et ces peuples qui ont envahi nos esprits ?
— Je n’ai rien vu de tel. J’ai même des difficultés à me souvenir des instants qui ont précédé ma perte de conscience.
— Je sais où nous sommes. Halldora a satisfait notre demande. Qu’elle soit louée et nos Dieux aussi. Sa puissance de nécromancienne est indéniable. Parfois les hommes se considèrent comme des dieux, mais les dieux s’amusent, se masquent et se mêlent à nous. Ils jouent à être des hommes. Son intercession auprès de Freyja a été positive. Elle n’a pas seulement contrôlé notre vie et même notre mort, elle a modifié notre avenir et notre destinée. Nous n’aurons jamais une vision réelle de l’étendue de ses pouvoirs.
— Tu as raison. A mon époque les dieux font des miracles. A la tienne leurs adeptes les invoquent pour des cérémonials magiques. Aujourd’hui je crois en tout, mais par le passé on m’aurait brûlée pour avoir accepté le rituel d’une sorcière. Un miracle ne s’explique pas plus que ce voyage magique que nous venons de faire. Peut-être pourrons-nous expliquer plus tard comment il est possible de franchir une anomalie temporelle, ou une distorsion de l’espace et pourquoi pas un miracle ?
— Nous n’avons pas été dépouillés de nos possessions pour cet ultime passage, en revanche, je ne détiens plus le talisman de Bera, mais qu’importe si le monde oublie notre existence nous n’en aurons plus besoin pour fuir. Halldora m’a fait entrevoir que des richesses dorment depuis des siècles dans des caches similaires à celle où nous émergeons, et que les gardiens tolèrent que ceux qui voyagent comme nous prélèvent ce qui est nécessaire à leur devenir.
— Harald, l’extraordinaire nous cache l’ordinaire. Nous nous trouvons dans une grotte où des torches sont déjà allumées et portons des vêtements différents de ceux qui nous couvraient à notre départ. Je dirais que ces habits ne sont plus le dernier cri de la mode viking. Du fond du long souterrain, une indienne une torche à la main s’approche. Elle est petite, très typée, mais si rayonnante que ce serait une erreur de ne s’attarder qu’à son apparence. Elle s’avance sans hésitation vers le couple à qui elle s’adresse en espagnol. C’est encore Tess qui traduit à Harald l’essentiel de ce qu’elle comprend.
— Je me nomme Saasil. Vous comprendrez les raisons de ma présence près de vous par le fait que je suis l’alter ego d’Halldora, même si je ne partage pas toutes ses pratiques de magicienne. Nos rituels de magie sont similaires, même si les visages des dieux que nous invoquons différent quelque peu. Halldora aurait pu vous laisser démunis, enterrés vivants dans cette grotte. Dans le noir total, vous auriez désespéré et personne n’aurait entendu vos cris d’agonie. Elle m’a contactée mentalement pour être présente à votre éveil. J’ai allumé ces torches et vous ai couverts de vêtements actuels qui vous permettront de vous fondre parmi la population locale.
Tess s’approche des parois de la grotte et constate qu’une poudre brillante a été appliquée sur le plafond, les murs et le sol de la grotte.
— Quel est ce prodige ?
— Sous différents sanctuaires, comme certaines de nos pyramides, mes ancêtres ont badigeonné les parois de ces poudres réfléchissantes qui accentuent la luminosité des torches et démontrent le caractère sacré des lieux.
— Tess, lors de mon voyage spirituel, j’ai vu la cité où nous renaissons aujourd’hui, au temps de sa splendeur. J’ai été surpris d’y voir, semble-t-il, des ancêtres de mon peuple parmi les autochtones. Tout cela était si étrange. Cette cité était rayonnante et immensément peuplée.
— Halldora vous a permis de visionner cette ville. Cette grotte sanctuaire se situe sous cette cité abandonnée il y a bien longtemps. Seuls les touristes arpentent ses rues et s’imprègnent de son atmosphère. Ils ignorent la magie qui circule encore entre ces murs anciens. Je vous accueille au Mexique. Quetzalcóatl, (68) le dieu serpent à plumes, y a été adoré par les Mayas et les Toltèques (69). Ce dieu était aussi appelé Votan. Vous, vous vénérez Wotan, l’autre nom du dieu Odin. Ce n’est pas la seule analogie. La capitale des Toltèques était Tula, et votre territoire viking s’appelait Thulé. Vous n’avez pas à vous interroger sur vos visions. Vos ancêtres ont bien foulé notre terre. Peu de traces attestent mon affirmation, mais les hommes sont friands de mystères, surtout s’ils ne peuvent expliquer l’origine ou la disparition de civilisations. Quel bonheur pour eux de spéculer, inventer et formuler toutes sortes d’explications simplement destinées à se valoriser eux-mêmes et qui seront difficilement contestables faute d’éléments tangibles. La Magie, Harald, la Magie agit... La Magie, mais aussi le temps. Les seuls maîtres de la magie sont les Dieux. Tout le reste est radotage d’historiens ignorants. Les descendants des Aztèques vous diraient que leurs ancêtres adoraient un « homme-Dieu » venu en cette terre sur un serpent volant, un vaisseau à tête de serpent.
— Un drakkar ?
— Seuls les Dieux pourraient te répondre. L’Histoire façonne les énigmes insolubles d’aujourd’hui. Que sont devenus les peuples qui ont dominé certaines étapes de l’Histoire, et créé de telles cités ? Affirmer que les civilisations ont décliné pour justifier leur disparition, n’est pas une explication vraiment valable pour tous. Les distorsions temporelles et les pouvoirs réels des sorciers et des hommes-prêtres pratiquant la magie pourraient apporter des réponses à toutes ces questions. Les portes du temps ont-elles servi de « sorties de secours » ou d’entrée pour des peuples ? Deux êtres viennent du passé. Imaginez un peuple voyageant de même dans un sens ou un autre.
Tess est impressionnée par ces explications.
— Ce territoire semble faire écho à celui d’où nous venons. Je reconnais que toutes ces révélations ne peuvent être de simples coïncidences.
— Halldora vous a fait voyager aux limites de la vie et de la mort. Vos dieux vous ont accompagnés sous terre. Là où l’atmosphère mystique y est encore palpable. Les forces chamaniques mises en œuvre par la nécromancienne ne vous ont pas fait simplement traverser des portes du temps, mais le bond que vous avez accompli est encore plus fantastique. La faille temporelle que vous avez traversée vous a fait réapparaître en un lieu différent de la planète.
— Qu’est devenue Halldora ?
— Telle une walkyrie qui accompagne le brave au Walhalla, elle vous a transportés en utilisant vos énergies et elle s’est limitée à ce rôle déjà extraordinaire en lui-même. Epuisée, elle est retournée à votre point de départ refermer le couloir qui vous a menés ici. Auparavant, elle m’a conté votre histoire et vous a confiés à moi pour la dernière étape de votre périple. Je sais que vous souhaitez vivre en paix dorénavant, loin de ceux qui vous cherchent encore dans ton pays, Tess. Pour réaliser vos projets, il vous faut disposer de ressources, et même si les différents envahisseurs ont largement pillé notre pays, certaines richesses leur ont échappé. Je ne vous parle pas d’or que vous ne pourriez transporter, mais de joyaux qui intéresseront des collectionneurs cupides avec lesquels nous pourrons négocier pour constituer le pécule qui vous sera nécessaire pour commencer votre nouvelle vie.
— Nous dépendons de vous, pour ces gemmes mais aussi pour l’acheteur potentiel.
— Tous les hommes de mon peuple ne sont pas tous de bonne moralité. Le vice a perverti beaucoup d’entre eux. Mais avant de réaliser ces projets, il nous faut sortir de ce sanctuaire. Suivez-moi !
QUATRE-VINGT-NEUF
Tess et Harald emboîtent le pas à Saasil. Ils progressent ainsi de longs moments, la prêtresse prenant soin d’éteindre les torches pendant leur progression. Au terme d’un cheminement qui leur semble interminable, le petit groupe se faufile par une étroite crevasse masquée au monde extérieur par une végétation luxuriante.
— Seuls les initiés connaissent ce sanctuaire. Il vous appartient de l’oublier. Les entités qui le protègent pourraient ne pas être aussi conciliantes si vous trahissiez la confiance qui vous a permis de le connaître aujourd’hui.
Guidée par Saasil, Tess ne peut s’empêcher, en pensées, de s’identifier à Tintin. Ce personnage de bande dessinée dont elle a lu l’aventure enfant. Un reporter accompagné de ses amis, qu’une malédiction Inca avait amené de Belgique au Pérou. (70)
— Je vais vous emmener chez moi. Vous vous y installerez quelques jours, le temps de préparer la suite de votre voyage, déterminer votre destination et rassembler les moyens pécuniaires indispensables.
La demeure de leur hôtesse située en limite extérieure de la banlieue de Mexico est humble, mais possède tout le confort nécessaire, loin de la spatialité du logis d’Halldora, son égale en magie.
Les jours suivants, Harald et Tess accaparent l’ordinateur dont dispose Saasil pour déterminer quel sera le terme de leur périple et évaluer leurs besoins pour assurer une existence autonome. Harald souhaite réaliser un rêve de Tess qu’elle avait évoqué lorsqu’ils apprenaient à se connaître, il y a quelques années à Boulogne.
— Que dirais-tu si nos moyens nous le permettent, d’élever des chevaux dans une « hacienda » comme il en existe dans ces pays sud-américains ?
— Les rêves n’ont pas de limites. Il n’est pas interdit de les imaginer exorbitants.
Quinze jours se sont écoulés. Le couple est partagé entre raison et euphorie. Saasil est peu présente et laisse le couple assurer l’entretien du logis et l’organisation des repas. Ce soir le sac qu’elle ramène est bien rebondi. Délicatement elle en sort, enveloppés dans des linges, des cristaux non taillés et de grande taille.
— Des fidèles de Quetzalcóatl ont rassemblé à ma demande ces pierres, qui une fois taillées seront des émeraudes de belle qualité, très recherchées. Elles constituent votre mise de départ. Je lis votre inquiétude. Vous vous demandez comment faire pour négocier ces joyaux. Soyez sans crainte, je vais le faire pour vous. Puisque vous êtes concernés par le résultat du rituel que je vais mettre en œuvre, vous pourrez participer à la cérémonie qui engendrera celui-ci. Mais n’ayez crainte, vous n’en serez que spectateurs privilégiés.
QUATRE-VINGT-DIX
Au terme d’une nouvelle semaine, Saasil invite un soir Tess et Harald à l’accompagner sur le site de Testihuacan déserté à cette heure par les touristes. Tous trois gravissent les marches de la pyramide principale. Des officiants sont déjà présents. Ils sont peints et vêtus comme les Aztèques devaient l’être à l’époque de l’apogée de leur civilisation. Saasil quitte ses vêtements contemporains et se coiffe d’une couronne de plumes multicolores d’oiseaux exotiques où dominent celles vertes du Quetzal (71). Un pagne ceint ses hanches et l’un des indigènes présents lui peint le visage et différentes parties de son corps. Elle se pare également des bijoux anciens. Une coupe remplie de pulpe écrasée circule parmi les participants et chacun y puise un peu de cette substance et la mâche. Harald et Tess sont invités à faire de même. Saasil s’avance vers la pierre où tant de sacrifices humains ont été réalisés. Une étrange mélopée enveloppe la scène et étourdit l’assistance. Saasil brandit un couteau d’obsidienne (72) et feint à plusieurs reprises de le plonger dans un corps invisible en prononçant des paroles incompréhensibles pour le couple. Ce cérémonial se prolonge un temps que Tess estime à une heure environ, mais cette notion du temps a été modifiée par la décoction absorbée. Puis chacun retrouve le temps présent et les participants se dispersent pour rejoindre leurs logis respectifs.
— Peux-tu nous éclairer sur ce qui s’est passé tout à l’heure sur la pyramide ?
— L’un de mes fidèles adeptes m’a accompagnée il y a quelques jours chez un homme d’affaires mexicain, amateur d’émeraudes. Il trafique avec d’autres collectionneurs des États-Unis. Je lui ai proposé de lui vendre de belles pierres. Il s’est montré intéressé mais méprisant. Il nous parlait avec dédain. Comment des péons tels que nous pouvaient prétendre commercer avec un homme comme lui ? Je lui ai montré les pierres et ai fixé mon prix. Il me les aurait volées si je m’étais présentée seule à lui. Il ne m’a proposé que la moitié de la valeur réelle des émeraudes. Ce soir, j’ai forcé l’esprit de cet homme à nous rejoindre en haut de cette pyramide. Il était là, le torse offert au sacrifice. Son cœur battait la chamade. Plusieurs fois mon couteau s’est approché pour couper son fil de vie comme les Ases sont capables de le faire. Quand la douleur dans sa poitrine est devenue trop intense et qu’il a ressenti la magie qui l’amenait inexorablement à la mort il a mentalement convenu que le prix de vente demandé pour les pierres était légitime et c’est pourquoi il s’est engagé à me contacter expressément demain matin pour convenir d’un rendez-vous avec un coursier qui m’amènera la somme convenue.
— Je comprends la vision fugitive qui m’est apparue d’un corps transpirant sur cette pierre et de la panique qui se lisait dans ses yeux.
— Le Peyotl (73) que vous avez mâché a rendu possible cette vision.
C’est une plante sacrée utilisée déjà par nos ancêtres au cours des cérémonies religieuses. Ses effets sont surnaturels.
— Vous n’oublierez jamais la magie pour ce qu’elle vous a apporté. Le trafiquant, lui, sera hanté désormais par les cauchemars que la magie lui a imposés. Il ne sera plus jamais aussi sûr de lui. Il apprendra à écouter ses racines indiennes qu’il préférait ignorer.
QUATRE-VINGT-ONZE
L’échange des pierres entre le trafiquant et Saasil se réalise tel qu’elle l’a annoncé. Elle remet à Harald et Tess un sac de sport rempli de billets. Le couple n’en revient pas d’être en possession d’une telle fortune chiffrée en millions de dollars de petites coupures.
— Vous disposez de l’argent nécessaire pour pouvoir vous installer et vivre tranquillement loin de ceux qui vous pourchassent encore.
— Nous nous sommes fixé comme objectif de rejoindre le Paraguay et d’y acheter une hacienda et des terres pour réaliser le rêve de Tess d’y élever des chevaux.
— Avez-vous défini la région ?
— Nous avons situé notre choix près des collines d’Amambay.
— Je vais vous faire guider par un « companéro » qui a l’habitude de commercer avec les autochtones de cette région. Il pourra vous conseiller et me représenter en tant que caution morale auprès de ceux-ci. Les Indiens, pour la plupart, n’ignorent pas le pouvoir de la magie. Les conquérants Espagnols n’ont pas réussi à totalement étouffer nos croyances. Je suis une descendante des Indiens Chichiméques (74) Personne ne vous importunera et les curieux seront invités à vous oublier. Nous sommes très persuasifs, comme les veilleurs de votre peuple.
Deux jours plus tard, un vieil indien peu volubile vient les chercher et les invite à monter dans une vieille camionnette. En aparté, Saasil lui donne ses recommandations, puis vient dire au revoir au couple, sans plus d’effusion.
— Rodolfo va vous mener à bon port. Bon voyage, mes amis.
Après plusieurs jours de voyage au travers de l’Amérique centrale, puis de la Colombie, du Pérou et de la Bolivie, ils arrivent enfin au Paraguay. Les passages des frontières n’ont posé aucun problème. Rodolfo, leur guide, n’a eu que quelques mots à formuler auprès de chaque chef de poste pour que les barrières s’ouvrent. De même, l’accueil chez l’habitant tout au long du voyage a toujours été chaleureux. Les marques de reconnaissance permettant à Rodolfo de choisir ses hôtes et interlocuteurs resteront des mystères pour Harald et Tess. Ce voyage leur a démontré que Saasil est influente, mais aussi que les énergies magiques des ancêtres sont toujours vénérées et craintes.
QUATRE-VINGT-DOUZE
Au Paraguay, Rodolfo, met en contact le couple avec l’un des adjoints du gouverneur de la Région d’Amambay, fidèle aux anciens cultes et que Saasil a demandé d’approcher.
Après avoir vanté son pays, ce dirigeant s’enquiert de la demande du couple.
Tess qui a quelques connaissances en espagnol, se fait aider par Rodolfo pour préciser leur demande.
— Nous souhaiterions nous installer dans votre région et y élever des chevaux.
— Madame, le Paraguay est un pays émergent, et le prix des terres y est peu élevé. Même si l’élevage des bovins est particulièrement important, il vous est possible d’acquérir une estancia pour la transformer en hôtel touristique comme d’autres avant vous l’ont déjà fait et exploiter le filon des excursions à cheval dans tout le pays. Il vous suffit pour cela de disposer des fonds nécessaires à la réalisation de vos projets. Vous avez de puissants amis et ce sera pour moi un honneur de faciliter votre installation.
Plusieurs estancias (75) pourraient satisfaire votre projet et j’ai dans mes relations un éleveur de chevaux criollo (76) qui serait à même de vous vendre les chevaux de votre future écurie.
— Quel serait votre prix pour votre intervention ?
— Je ne vous demande rien, je suis un lointain descendant Maya et je ne veux pas avoir à affronter la colère de Quetzalcoalt. Je vis en paix avec mes Dieux. Je n’ai pas à savoir ce qui vous amène dans mon pays. Vous bénéficiez d’une protection majeure. Vous êtes les bienvenus.
Les jours suivants Harald et Tess, aidés de Rodolfo qui est resté pendant cette période avec eux, organisent leur installation. Ils achètent une estancia qui ne nécessitera pas de trop gros travaux, engagent sur recommandations de l’adjoint du gouverneur quelques villageois pour d’abord restaurer les bâtiments mais aussi participer dans le futur à la bonne marche de l’exploitation. Ils achètent également une vingtaine de chevaux Criollo dont Tess tombe immédiatement amoureuse.
— Harald, nous sommes enfin libres !
— Il ne nous manque plus qu’à faire fonctionner cette estancia, découvrir les beautés de ce pays puis de les faire découvrir aux touristes que nous accueillerons.
— Tu ne crains pas que nous soyons un jour retrouvés par ceux qui nous cherchent encore ?
— Seuls les Dieux pourraient répondre à ta question. Je pense qu’ils sont fatigués de jouer.
— Loki est un pervers infatigable.
— Il est le père d’un serpent, il y a d’autres serpents ici pour le combattre et ils sont nos alliés.
— Les corbeaux ne nous épient plus. Odin nous ignore enfin !
— Moi, j’ai remarqué deux geais assez colorés (77), qui semblaient très attentifs à nous. Qui sait si les corbeaux n’ont pas eux aussi changé d’apparence comme nous qui avons changé d’univers ?
Index
1 - Massacre de VERDEN en Allemagne en 782.
2 - Ragnarök : fin du monde dans la mythologie nordique.
3 - Grand navire de guerre viking.
4 - Hirdh : garde d’élite d’un noble de haut-rang viking.
5 - Hedeby : comptoir commerçant situé au sud du Danemark, fondé en 808.
6 - Berserk : guerrier viking fou furieux.
7 - Odin : Dieu principal de la mythologie nordique.
8 - Jarl : chef de clan.
9 - Thing : assemblée gouvernementale composée d’hommes libres.
10 - Drekki : drakkar à tête de dragon.
11 - Le cas Obotamal ne peut être compensé par une réparation, parce que le crime est dit honteux.
12 - « Prix de l’homme » : somme d’argent demandée en réparation du crime.
13 - Thor : dieu du tonnerre, fils d’Odin.
14 - Vinland : territoire découvert par les Vikings (présumé situé entre la Floride et le Labrador).
15 - Walkyrie : divinités mineures – vierges guerrières qui emmènent l’âme des héros au Walhalla.
16 - Paradis d’Odin où vont les guerriers morts.
17 - Midgard : fortification érigée autour du monde dans la mythologie nordique.
18 - Jormungand : Serpent de mer monstrueux, fils de Loki, le dieu fourbe.
19 - Nordland : la Scandinavie et plus particulièrement la Norvège.
20 & 21 - Nökki et Skuta : petites embarcations vikings.
22 - Colonne Napoléon.
23 - Wimille : commune au nord de Boulogne/mer.
24 - Beuh : argot : nom homonyme de cannabis.
25 - L.I.P.S. : aujourd’hui INPS : institut national de police scientifique.
26 - Balance : mouchard.
26’ - B.A.C. : brigade anticriminalité.
27 - Baveux : argot : avocat.
28 - A.D.N. : acide désoxyribonucléique. - macromolécule biologique présente dans toutes les cellules
29 - Canard : journal en argot.
30 - Race de chien dont l’image a été utilisée pour la publicité.
30’ - Donner à l’organisme de bienfaisance Emmaüs.
31 - Chaman : guérisseur, voyant, intercesseur entre l’Homme et les esprits de la nature.
32 - Torsk : mot danois pour désigner la morue ou le cabillaud.
33 - Runes : écriture gravée sur de multiples pierres et objets.
34 - Ecriture archaïque dont le sens de lecture change d’une ligne à l’autre.
35 - Acrophone : peut se traduire comme étant le premier son d’un mot.
36 - Glyphe : une représentation graphique (parmi une infinité possible), d’un signe typographique.
37 - Volvas : magicienne viking.
38 - Wyrd : le monde des esprits.
39 - Nornes : les trois déesses du destin – elles tissaient les fils de vie des hommes.
40 - Ragnar : héros viking d’une série télévisée.
41 - Artefact : phénomène d’origine humaine ou accidentelle qui altère un phénomène naturel.
42 - Village du sud du Danemark
43 - Ribe : vieux comptoir danois au sud-ouest de la péninsule du Jutland.
44 - Sleipnir : cheval fabuleux à 8 jambes, monture d’Odin.
45 - Duel pour régler un différend (vieux Norrois)
46 - Argot : qui a arrêté ses activités illégales.
46’ - Statues des bourgeois de Calais – réalisées par Rodin.
47 - Limier : argot : enquêteur efficace.
48 - Sémaphore : poste de surveillance en bord de côte.
49 - Morigan : désigne une déesse de la guerre ou une sorcière.
50 - Pantalon en forme de culotte ajustée ou flottante, porté dès l’antiquité.
51 - Calfater : rendre étanche la coque d’un bateau.
52 - Stuka : bombardier en piqué de l’armée allemande au cours de la seconde guerre mondiale.
53 - Chattes : peuple germanique qui aurait disparu au VIII ème siècle.
54 - Forêt primaire d’Europe de l’ouest.
55 - Collier rond terminé en boules à ses deux extrémités – symbole identitaire
56 - Modèle d’épée viking forgée dans un acier dont la qualité n’a pas été reproduite en Europe avant la révolution industrielle.
57 - Tour Caligula ou Tour de l’Odre, phare qui s’est effondré en 1644.
58 - Ancien village au sud ouest du Jütland, près de Ribe.
59 - Groupe de dieux principaux, associés ou apparentés à Odin.
60 - Nécromancienne : qui pratique la divination, la magie, l’enchantement et peut ramener un mort à la vie.
61 - Seidr : ensemble de pratiques shamaniques propres à l’ancienne religion nordique.
62 - Freyja : déesse majeure équivalente de Vénus, pour la symbolique de la beauté.
63 - Jacques DE MAHIEU, anthropologue d’origine française, exilé en Argentine, a appartenu à la division SS Charlemagne de volontaires français, derniers défenseurs de Berlin à la fin de la seconde guerre mondiale.
64 - Sampo : volé à son créateur, a été décrit parfois comme un compas ou un astrolabe.
65 - Vainamoinen : magicien, fils d’une déesse
66 - « Du Schwein » : « sale porc ».
67 - Heimat : « la maison » ou « chez nous ».
68 - Quetzalcoatl : incarnation du serpent à plumes – principale divinité pan-mésoaméricaine.
69 - Peuple nomade qui s’est sédentarisé sur l’actuel Mexique. Ils avaient pour capitale Tula.
70 - BD « les sept boules de cristal » et « Tintin et le temple du soleil ».
71 - Quetzal : oiseau mythique des forêts tropicales d’Amérique centrale, au plumage vert émeraude.
72 - Obsidienne : roche volcanique utilisée pour réaliser des armes tranchantes en raison de sa dureté.
73 - Peyotl : petit cactus du sud de l’Amérique du Nord, utilisé à des fins rituelles.
74 - Chichiméques : peuple semi-nomade du Nord de l’actuel Mexique, descendants des Toltéques, leur nom a la même signification que le terme « barbare ».
75 - Estancia : exploitation agricole vouée à l’élevage au Paraguay.
76 - Cheval criollo : race de petits chevaux d’Amérique du Sud.
77 - Geai acahé ou geai chrysops d’Amérique du sud.
je suis toujours
un viking
tome 1
ils peuvent revenir !
Table des matières
UN 7
DEUX 13
TROIS 17
QUATRE 20
CINQ 22
SIX 24
SEPT 26
HUIT 35
NEUF 38
DIX 42
ONZE 47
DOUZE 51
TREIZE 54
QUATORZE 56
QUINZE 64
SEIZE 67
DIX-SEPT 72
DIX-HUIT 80
DIX-NEUF 88
VINGT 95
VINGT ET UN 103
VINGT-DEUX 106
VINGT-TROIS 108
VINGT-QUATRE 120
VINGT-CINQ 121
VINGT-SIX 123
VINGT-SEPT 127
VINGT-HUIT 132
VINGT-NEUF 136
TRENTE 138
TRENTE ET UN 142
TRENTE-DEUX 146
TRENTE-TROIS 148
TRENTE-QUATRE 151
TRENTE-CINQ 154
TRENTE-SIX 157
TRENTE-SEPT 159
TRENTE-HUIT 162
TRENTE-NEUF 165
QUARANTE 168
QUARANTE ET UN 170
QUARANTE-DEUX 172
QUARANTE-TROIS 174
QUARANTE-QUATRE 180
QUARANTE-CINQ 184
QUARANTE-SIX 186
QUARANTE-SEPT 189
QUARANTE-HUIT 193
QUARANTE-NEUF 195
CINQUANTE 197
CINQUANTE ET UN 200
CINQUANTE-DEUX 203
CINQUANTE-TROIS 206
CINQUANTE-QUATRE 208
CINQUANTE-CINQ 212
CINQUANTE-SIX 215
CINQUANTE-SEPT 218
CINQUANTE-HUIT 222
CINQUANTE-NEUF 225
SOIXANTE 227
SOIXANTE ET UN 231
SOIXANTE-DEUX 234
SOIXANTE-TROIS 237
SOIXANTE-QUATRE 240
SOIXANTE-CINQ 244
SOIXANTE-SIX 249
SOIXANTE-SEPT 252
SOIXANTE-HUIT 258
SOIXANTE-NEUF 260
SOIXANTE-DIX 263
SOIXANTE ET ONZE 265
SOIXANTE-DOUZE 267
SOIXANTE-TREIZE 270
SOIXANTE-QUATORZE 272
SOIXANTE-QUINZE 278
SOIXANTE-SEIZE 279
SOIXANTE-DIX-SEPT 282
SOIXANTE-DIX-HUIT 284
SOIXANTE-DIX-NEUF 286
QUATRE-VINGT 292
QUATRE-VINGT-UN 294
QUATRE-VINGT-DEUX 295
QUATRE-VINGT-TROIS 299
QUATRE-VINGT-QUATRE 302
QUATRE-VINGT-CINQ 303
QUATRE-VINGT-SIX 307
QUATRE-VINGT-SEPT 310
QUATRE-VINGT-HUIT 313
QUATRE-VINGT-NEUF 318
QUATRE-VINGT-DIX 320
QUATRE-VINGT-ONZE 322
QUATRE-VINGT-DOUZE 324
Index 326