REMERCIEMENTS
À vous qui suivez les aventures de Léa et Drarion depuis le premier jour,
À mes enfants qui m’inspirent depuis près de vingt ans,
À vous tous, famille, amies et amis,
Ce tome marque la fin d’une belle aventure, j’y suis arrivé grâce à vous.
LEXIQUE
LES PERSONNAGES
Léa
Née à Sgathân, fille d’Ethann et de Jade, souverains de Faralonn. Envoyée dans notre monde par Neimus pour la protéger. Léa est adoptée à Paris par Steeve et Marie Mc Gill.
Drarion
Né à Sgathân, fils de Gabriel, Maître des Déusumbraé, et d’Elvène. Envoyé dans notre monde par Neimus pour le protéger. Drarion est recueilli à l’orphelinat de San Francisco.
Satine
Guide spirituel, protectrice et formatrice de Léa et Drarion.
Mïkka
Jeune homme athlétique en quête de devenir grand chevalier de Faralonn.
Nolan
Elfe guide ou Ar voudig.
Gwad
Huspalim dévoré par le dragon du lac au mont Golem et fidèle ami de Rus’Och.
Rus’Och
Huspalim membre de l’Élite.
Jubanis et sa sœur
Jeunes femmes Verch’bleiz dévouées à Léa et Drarion pouvant se transformer en louves.
Kalon
Jeune elfe né chez les Swart-Alpar, fils de Zitta
Zitta
Fille du roi des Elfes majeur et bannie par son père.
Laïloken
Hommes des bois, esprits des forêts, nés des légendes écossaises au sixième siècle.
Tan le Nagual
Fidèle compagnon de Drarion. Issu des légendes aztèques (Amérique centrale), animal familier et gardien spirituel. Lorsqu’il se lie à un humain, c’est pour la vie.
Nokké
Monstre des mers né des légendes scandinaves, le plus souvent représenté mi-homme mi-serpent ou tel un centaure. Nokké était le gardien des océans.
Gwénaël le Sterdanel
Fidèle compagnon de Léa qui signifie l’éclair, petite créature fantasmagorique qui se transforme en foudre pour défendre son ou sa protégée.
Knots
Nain et doyen de Flondrennaël.
Gabriel
Père de Drarion, Frère d’Ethann le père de Léa et grand Maître des Déusumbraé.
San Andréas
Ancien Maître des Déusumbraé, décapité par Gabriel.
Doum
Mini-troll, né de la culture et des légendes norvégiennes.
LES CRÉATURES
Korrigans
Lutins des légendes bretonnes.
Huspalim
En Europe, vers la fin de la période médiévale, le physicien Ambroise Paré (1517-1590) décrivait cette créature d’origine éthiopienne, comme une grosse marmotte avec une grosse tête de singe.
Verch’bleiz
Nés des légendes celtes, les Verch’bleiz sont des humains capables de se métamorphoser en loups à leur guise.
Swart-Alpar
Elfes noirs. Autrefois elfes purs, bannis de leur clan pour faute impardonnable.
Bihan-Avel
Petits êtres humanoïdes ailés, créés par la nature pour guérir les maux des mondes.
Hurgal
Créature malfaisante et invasive, monstre mi-homme mi-animal muni d’ailes de chauve-souris et à la crinière de feu.
Déusumbraé
Ou dieux de l’ombre : Gabriel, Hayward et Garlock.
LES LIEUX
Sgathân
Monde parallèle qui signifie le miroir en Gaélique.
Tanaël
Le refuge, lieu intouchable où sont formés tous les Maîtres de l’Art.
Flondrennaël
Village invisible des nains dirigé par Knots, le doyen.
PROLOGUE
Que de périples vécus par nos héros depuis leur arrivée à Sgathân ! C’était peu de temps après ce terrible tremblement de terre qui ravagea la Californie. Certains diront que c’est le hasard et qu’il fait bien les choses, mais pour Léa, Drarion et Satine c’était bel et bien le destin qui les avait réunis ce jour-là. Depuis que l’Élite s’était formée et qu’ils maîtrisaient à présent leurs pouvoirs, Léa et Drarion n’avaient qu’un seul objectif : retrouver les gardiens des quatre tours pour récupérer les fragments du cœur d’Habask en leur possession. Ce joyau créé par Aradia était destiné à consolider et maintenir l’équilibre entre les mondes.
Leurs aventures les avaient menés à faire de formidables rencontres et même à se lier d’amitié avec des créatures ou des espèces dans le genre de celles qui illustraient les livres de leur enfance.
Léa et Drarion avaient bien mûri et appris à leurs dépens les dures règles de la vie comme celle des liens qui se font et se défont ; celle de la mort d’un être cher qui n’épargne personne, pas même eux. Mais heureusement l’amour arrive toujours au bon moment pour cautériser les plaies.
Au fil des mois, les joies se transformèrent en peines et leurs illusions en désillusions et malgré la progression des forces maléfiques, la cohésion de l’Élite s’en était vue renforcée grâce aux liens qu’ils avaient créés ensemble. Cette force qui les unissait et les animait leur avait permis de tenir et de ne jamais baisser les bras, mais pour combien de temps encore ?
Les Déusumbraé s’étaient reformés et étaient plus puissants qu’auparavant, il restait à l’Élite encore deux fragments à retrouver et le temps ne jouait pas en leur faveur. Les éléments se déchaînaient à travers les mondes où l’instabilité et l’insécurité étaient palpables et le funeste destin prophétisé des mondes reposait sur les épaules de Léa et Drarion.
1
LES PLAIES DU CŒUR
Les heures défilaient puis les jours qui devinrent des semaines et sous le regard impuissant de ses compagnons de l’Élite, alors que le nuage maléfique s’étendait sans ménagement à travers tout le royaume, Léa restait cloîtrée et passait son temps à pleurer.
Elle n’avait pas quitté sa chambre depuis le départ de Kalon, partagée entre l’amour qu’elle lui portait et ce sentiment pourtant familier d’avoir été abandonnée encore une fois. L’Élite quant à elle était divisée face à son état ; certains faisaient preuve de compassion et de compréhension tandis que l’autre moitié n’admettait pas son attitude qu’elle jugeait indigne au regard de son statut. D’aucuns ne comprenaient pas qu’il leur faille subir les caprices d’une princesse en plein chagrin d’amour. Le seul point sur lequel tous étaient d’accord était qu’il devenait urgent de la faire réagir, car sans elle, leur mission était vouée à l’échec, mais comment faire pour qu’enfin elle reprenne part à cette quête ?
Elle et Drarion étaient tous deux indispensables, la prophétie était très claire à ce sujet ; et pendant que le temps s’écoulait, le mal lui, progressait sans que rien ni personne n’interfère.
— Je dois lui parler, la secouer !
— Ça va encore mal se terminer, Drarion, et tu vas une fois de plus devoir t’en remettre aux bons soins des Bihan-Avel pour soigner tes blessures.
— Ne dis pas de bêtises, Satine, ce qui s’est passé la semaine dernière était un accident… j’ai trébuché.
— Elle t’a surtout mis une bonne raclée, se moquèrent Nolan et Mikka.
— Moi au moins, j’ai essayé, vous ne pouvez pas en dire autant, se vexa Drarion.
— Nous sommes apparemment plus sensés que toi, voilà tout.
— Tant pis pour elle, cette fois-ci je riposterai.
— Vas-y doucement quand même, lui conseilla Neimus.
Alors que, déterminé, Drarion se levait pour tenter de faire entendre raison à Léa, le reste de L’Élite ne bougea pas le petit doigt. Dans la grande salle des Trônes, face aux immenses fenêtres qui s’ouvraient sur le royaume, ils observaient la progression de la masse sombre qui bombardait le paysage de ses effluves électriques et qui bientôt envelopperait Sgathân.
— Vous ne venez pas m’aider ?
— Pas là, non ! lui répondit Rus’Och sans même prendre la peine de le regarder.
Lorsqu’il entra dans sa chambre, Léa ne bougea pas d’un cil, il la trouva dans la même position que la veille ; recroquevillée sur elle-même, elle semblait observer elle aussi par sa fenêtre le nuage, mais en s’approchant, Drarion constata que son regard s’était perdu dans le lointain, un vide qu’elle seule percevait. Il pensa que des milliers d’images empreintes de mélancolie douloureuse devaient défiler dans ce néant qui la coupait du reste du monde et il hésita quelques secondes de plus avant de la déranger.
— Léa ?
— Oui ! répondit-elle impassible.
— Faut que je te parle.
— Je t’écoute.
Malgré son apparente désinvolture, Drarion avait confiance, car la semaine précédente elle ne lui avait pas permis de terminer sa phrase et l’avait envoyé s’écraser contre la porte au fond de la pièce d’un simple revers de la main. C’était bon signe, pensa-t-il. Il déglutit et prit son courage à deux mains pour poursuivre.
— Léa, tu ne peux pas continuer à te terrer comme tu le fais, les choses vont très mal dehors et nous avons besoin de toi, nous n’y arriverons jamais seuls.
— Je sais !
Son ton placide commençait à exaspérer Drarion qui haussa la voix tout en sachant que cela pourrait les conduire à une querelle qui ferait plus ou moins de dégâts.
— ALORS, BOUGE-TOI LE CUL ! BORDEL !
Elle attendit la fin de sa phrase avant de le fixer droit dans les yeux avec son regard le plus noir. Drarion comprit qu’il allait encore faire un vol plané et traverser la chambre avec perte et fracas. Malgré son intention de contrecarrer le sort de sa cousine, elle fut plus rapide encore et il s’écrasa une nouvelle fois contre la porte.
Le temps pour lui de reprendre ses esprits et de se relever, Léa était déjà face à lui et les expressions sur son visage n’annonçaient rien de bon.
— NE ME PARLE PLUS JAMAIS COMME TU VIENS DE LE FAIRE ! grogna-t-elle.
— Désolé, Léa, c’est juste que je m’inquiète pour toi, mais également pour notre mission.
— Je sais bien et je te comprends, toi et tous les autres, mais essayez aussi de concevoir que j’avais besoin de ces quelques jours pour faire le point.
— Tu abuses un peu, non ? Ça fait bientôt trois semaines, Léa.
— Tant que ça ? Je ne me suis pas rendu compte.
— Je ne minimise pas ce que tu vis, loin de là, et je me demande comment je réagirais si Jubanis me quittait ainsi du jour au lendemain, mais le temps effacera tes douleurs contrairement à ce qui nous attend dehors si nous ne faisons rien.
— J’ai conscience de tout ce que tu me dis, Drarion. Il est grand temps, allons-y.
— Mais tu fais quoi ? Tu vas où ? la stoppa-t-il tandis qu’elle s’apprêtait à ouvrir la porte de sa chambre.
— Je vais rejoindre les autres, je leur dois quelques explications et peut-être même quelques excuses.
— NON ! Tu ne peux pas y aller comme ça, je leur ai dit qu’aujourd’hui c’était moi qui te mettrais une raclée, ils vont encore croire que tu as eu le dessus sur moi et se payer ma tête.
— C’est pourtant ce qui s’est passé Drarion, J’AI eu le dessus sur toi, non ?
Drarion la regarda, dépité. Il ne savait pas quoi lui répondre et son regard de chien battu en disait long sur sa déception.
— Bon, c’est d’accord, attrape le gros vase qui est là-bas et brise-le contre la porte pour que ça fasse un maximum de bruit et je dirai « aïe ! ».
— Tu te paies ma tête, là ?
— Un peu, oui.
— Qu’est-ce que tu peux être chiante parfois, tu sais ! Tant pis, passe devant, allons rejoindre les autres.
2
INCONTRÔLABLE
La substance aqueuse qui fuyait depuis le sommet de la plus haute tour d’onyx de la forteresse répandait sa fureur dans le ciel de Sgathân qui s’obscurcissait un peu plus chaque jour.
À des lieues à la ronde, certaines contrées n’avaient pas revu le soleil ni une once de ciel bleu depuis le jour de la réunification des nouveaux Dieux de l’Ombre.
De Minandas jusqu’à l’autre bout de Sgathân, ceux qui furent jadis des alliés loyaux envers Gabriel, se terraient à présent dans la peur.
La force maléfique déployée par lady Anya et ses acolytes était si puissante que tous avaient pu la ressentir. Chacun d’eux avait été instantanément frappé par d’horribles visions qui laissaient deviner l’issue de ce qui se tramait. Alors qu’ils avaient tous soutenu Gabriel dans son délire destructeur, se souvenant de ce qui les avait poussés à vouer leur vie à servir le mal en échange de promesses qui leur garantissaient un fragment de pouvoir et de richesse, quelque chose d’indescriptible les avait ramenés à la raison. Ils pressentaient tous que le nouvel ordre des Déusumbraé les conduirait à leur perte. Tout avait changé et plus rien ne serait comme avant. Cette petite lumière qui les avait tous foudroyés au même instant perturbait le mal qui les imprégnait et diffusait dans la moindre de leurs cellules une nausée de remords. Ils représentaient le néfaste et s’étaient employés à honorer leur engagement chaque jour que la vie leur avait accordée. Cependant, lorsqu’Anya réunifia le trio des Déusumbraé ils réalisèrent combien leur monde était beau et à quel point leur vie était sacrée, comme celle de tous les êtres vivants dans ce monde. La seule chose que l’avenir leur laissait percevoir à présent était le néant, le noir absolu, la mort de tout ce qui vit et existe, y compris ce monde, leur monde, et cela, même eux n’arrivaient pas à le concevoir.
À l’intérieur de la forteresse noire également, le même phénomène se produisit, chaque créature maléfique ou non, chaque esclave ou autre serviteur asservi avait déserté et les trois derniers occupants n’étaient autres que lady Anya, Zoà et Wallamzen. Le Lord ne parvenait pas à dissimuler ses récentes inquiétudes. Il ne reconnaissait pas celle qu’il aimait secrètement depuis tant d’années. Jamais Wallamzen n’aurait soupçonné qu’elle puisse être animée par autant de haine et de soif de vengeance. Durant toutes ces années, alors qu’elle enseignait à Tanaël, elle avait su cacher aux yeux de tous la souffrance qui la rongeait.
Ce banal accident de la vie, cette écorchure que les cœurs ne peuvent cicatriser s’était infectée et avait contaminé la moindre parcelle de son âme de femme. Ce cœur si fragile qu’un homme avait brisé.
Le Lord commençait à regretter ce qu’il avait mis tant d’années à manigancer et à mettre en place. Malgré son côté sombre, il avait fait tout ça par amour, dans le seul et unique but de servir sur un plateau à celle qui berçait ses rêves inavouables, son vœu le plus cher, celui de régner sur Sgathân. Il avait longtemps rêvé de faire d’elle une reine, mais à la place il avait élevé et donné naissance à un démon. Son souhait était pourtant de réparer ce qu’il percevait comme une injustice, mais à défaut il en créa une plus terrible encore.
Zoà et lui n’avaient pas revu Anya depuis le rituel de réunification qu’elle avait officié. Juste après la dernière onde de choc qui avait inondé leur monde, elle les avait chassés du temple et s’y était enfermée. Au fil des jours qui passaient inlassablement, Wallamzen s’inquiétait de plus en plus pour elle. Avec Zoà ils sortaient régulièrement pour scruter le ciel et constater l’ampleur des dégâts, le résultat de leurs actes, de leur stupidité.
À plusieurs reprises, l’homme épris, s’était aventuré dans les sous-sols de la forteresse noire dans l’espoir de raisonner Anya, mais une fois devant les portes du temple, il se ravisait, car les bruits terrifiants qui les faisaient vibrer le tétanisaient. Des échos de râles, des rugissements suivis de cris larmoyants s’échappaient du temple et résonnaient en échos contre le cristal noir.
Le poing serré, prêt à frapper, Wallamzen restait pétrifié. Ce qui se trouvait derrière ces portes semblait déceler sa présence et les grognements de colère se faisant plus forts, l’homme s’enfuyait en courant à chaque fois, emportant avec lui le sentiment de culpabilité dû à son incapacité à lui venir en aide.
Zoà était quant à lui en admiration face à la puissance de leur associée et ses effets dévastateurs. Seul, le brin de lucidité qui subsistait en lui le mettait face aux conséquences désastreuses qui en découleraient. Cela durait depuis trop longtemps maintenant et l’ancien directeur de Tanaël se décida à partager ses craintes avec Wallamzen.
— T’es encore descendu, n’est-ce pas ?
— Oui, Zoà, et c’est à chaque fois plus terrifiant encore. C’est comme si Anya n’était plus dans le temple, mais qu’une créature démoniaque l’avait remplacée.
— Je n’ai nul besoin de descendre pour m’en assurer, cela fait des nuits que je n’ai pas fermé l’œil et je t’avouerai que je me suis fait la même réflexion, ce qui se cache là-dessous m’effraie aussi.
— Je ne sais plus quoi faire, Zoà. Si nous n’intervenons pas, si nous n’arrivons pas à la raisonner, autant nous jeter immédiatement dans les bras de la grande faucheuse. Tout ça n’aurait jamais dû se passer ainsi, ce n’est pas ce que j’avais prévu.
— Que croyais-tu qu’il se passerait pour te repentir de la sorte ?
— J’espérais simplement lui offrir ce qui lui revenait de droit, le trône de Faralonn.
— Ce n’est pas elle que le roi Ethann a choisie, mais sa sœur, Jade ; le trône ne lui revenait donc pas de droit.
— C’était elle la plus apte à tenir ce rôle, tout aurait été différent alors. Ethann serait devenu le maître incontesté des Déusumbraé et Anya, ma reine. Gabriel n’aurait pas été chassé et… peu importe après tout, car tout aurait été différent.
— Mais tu l’aurais perdue à jamais…
— J’aurais préféré la savoir heureuse dans les bras d’un autre.
— Tu l’aimais tant que ça ?
— Plus que tu ne peux l’imaginer et aujourd’hui, je ne sais plus qui elle est et…
— Et quoi, Wall ?
— Je me rends compte maintenant que je n’ai rien entrepris pour apaiser ses souffrances, je n’ai rien tenté pour lui offrir cette vie qu’elle méritait. Au lieu de ça, je n’ai fait qu’entretenir sa haine et attiser sa soif de vengeance. J’ai agi en égoïste.
— Tu as fait ce que ton cœur te dictait.
— Non, sans m’en rendre compte, je l’ai utilisée pour assouvir et réaliser mes propres ambitions, je n’ai pensé qu’à moi, je l’ai détruite.
— Et maintenant ?
— Je dois réparer ce que j’ai fait, mais je dois me rendre à l’évidence, même avec ton aide, nous ne sommes pas de taille contre elle.
— Que proposes-tu, Wallamzen ?
— Nous devons trouver de l’aide, Zoà.
— Nous n’avons plus un seul allié, nous sommes seuls.
Les deux hommes voués au mal se toisaient et tandis que les souvenirs de leurs ambitions communes ressurgissaient, ils découvraient en l’autre, l’ébauche d’une amitié sincère.
Au pied de la forteresse noire, sur le quai qui avait pour habitude d’accueillir de nombreux navires plus ou moins somptueux, sur lequel allaient et venaient leurs alliés les plus loyaux, Zoà et Wallamzen prenaient pleinement conscience de l’isolement dans lequel ils se trouvaient. Ils scrutaient l’horizon de la baie obscurcie par la matière maléfique qui flottait au-dessus de leur tête, Sgathân était plongé dans le noir. Les effluves électriques qui bombardaient le ciel éclairaient par flashs les eaux houleuses qui s’écrasaient avec violence contre le récif. Tous deux se demandaient comment ils avaient pu en arriver là. Il leur fallut être confrontés à ce point de non-retour pour réaliser combien ce monde était beau et méritait d’être épargné. Par leur faute, tout basculerait bientôt dans l’infini rien, pour l’éternité. La culpabilité commençait à les ronger.
Les éclairs qui couraient sous le manteau aqueux s’intensifiaient et Wallamzen fut attiré par une ombre à la surface des eaux pourtant agitées de la baie. C’était très certainement quelque chose d’imposant pour qu’il réussisse à le distinguer, compte tenu de la distance qui semblait le séparer de ce point obscur. Zoà le remarqua également et malgré les embruns qui leur fouettaient le visage, ils ne lâchèrent pas du regard cette présence inquiétante. L’ombre, soudain, fit un bond au cœur des éléments déchaînés et plongea dans les eaux profondes de la baie. Le seul détail qui ne leur échappa ni à l’un ni à l’autre fut cette gigantesque queue recouverte d’écailles émeraude que les éclairs avaient illuminée.
3
L’ÂME DU GRIMOIRE
Les évènements terrifiants qui se déroulaient à l’extérieur n’assombrissaient plus la grande salle des Trônes. L’Élite était à nouveau réunie et ce plaisir partagé se lisait sur presque tous les visages, car malgré les apparences, vraisemblablement trompeuses, Satine comme Neimus, n’étaient pas dupes. L’attitude rayonnante de Léa leur était suspicieuse. Elle donnait l’impression, ou tout au moins c’est ce qu’elle voulait leur faire croire, de s’être totalement remise du départ de Kalon. Les stigmates de son état dépressif de ces dernières semaines avaient complètement disparu et cela, Satine n’y croyait pas. Avec le temps elle avait appris à la connaître et le petit jeu de Léa ne fonctionnait pas avec elle. Satine décida alors secrètement de l’avoir à l’œil.
Une fois les équipes formées, Léa s’éclipsa quelques instants et revint avec son grimoire sous le bras. Elle ne s’étonna pas de constater que Drarion et son équipe avaient déjà filé. Sous le regard stupéfait de Satine, elle n’hésita pas une seconde à l’ouvrir devant tous. Sur l’imposante table en bois massif, le grimoire se mit à grossir jusqu’à atteindre sa taille encyclopédique avant d’éblouir tout le monde de ses halos multicolores.
Mikka, Nolan et Jubanis en restèrent bouche bée et Gwénaël, perché sur l’épaule de Léa ne s’expliquait pas son geste.
— Qu’est-ce que c’est ? l’interrogea Jubanis en reculant d’un pas.
— C’est grâce à ce grimoire qu’avec Drarion nous avons retrouvé les deux premiers gardiens, enfin faut-il encore réussir à déchiffrer ses paroles.
Léa commença à tourner les pages une à une, dévoilant ainsi le récit de leurs aventures qui s’y gravaient au fil des jours et ils eurent tous autant de mal à y croire.
— Si tout y est écrit pourquoi ne pas nous l’avoir montré plus tôt ?
— Ce n’est pas comme cela qu’il fonctionne, Nolan, et j’avoue ne pas avoir élucidé tout le mystère autour de celui avec qui je communique, mais rien n’est écrit d’avance, je consulte mon livre lorsque je ne peux pas trouver seule la solution à un problème.
— Quand tu dis « celui », tu parles de qui ?
— Je ne sais pas, pas encore, mais le mieux est que je vous montre.
Léa continua de tourner les pages. Elle s’arrêta furtivement sur l’illustration qui accompagnait le récit des derniers évènements.
Son teint devint blafard alors que ses yeux larmoyants fixaient le croquis qui représentait Kalon. Sur le dessin, le jeune Elfe apparaissait debout, au pied du lit dans lequel Léa dormait paisiblement, il tenait la baguette du gardien de la tour de l’Est dans sa main. Nilrem et les rayons crayonnés symbolisaient son départ vers sa destinée. Léa s’aperçut que tous ses compagnons la dévisageaient. En croisant le regard de Satine elle comprit que son amie avait vu clair dans son petit jeu, mais elle préféra ne pas en tenir compte. Léa reprit une bonne bouffée d’oxygène et tourna cette page douloureuse. Penchée au-dessus du grimoire, elle attendit le symbole qui lui indiquerait que son interlocuteur était à l’écoute.
Il ne mit pas longtemps à apparaître et jusque-là, aucun membre de son équipe ne trouva ça spectaculaire. Tous attendaient d’apprendre de quelle manière Léa s’y prenait pour communiquer et obtenir tous ces renseignements si précieux et il était évident qu’ils étaient également impatients de savoir pourquoi elle le leur avait caché durant tout ce temps.
Les premières lettres apparurent alors sur le haut de la page, comme écrites à la plume par une main invisible puis les mots devinrent lisibles.
— Bonjour, petite reine, comment puis-je t’aider ?
— Bonjour, je dois retrouver les deux derniers gardiens, nous n’avons plus le temps, l’heure est grave !
Mikka se recula, dubitatif ; son regard allait et venait de Léa à son grimoire, estomaqué, et au risque de passer pour un imbécile il l’interrompit.
— Et toi, tu n’écris pas ?
— Non, Mikka, je n’en ai jamais eu besoin, la personne avec qui je m’entretiens à travers ce livre semble m’entendre, mais comme tu le sais, les livres ne parlent pas, alors elle m’écrit.
Aucun ne dit mot, mais Léa pouvait voir à leur tête qu’ils cherchaient autour d’eux si quelqu’un les observait et elle s’en amusa.
— Tu connais les règles, petite reine, je ne peux intervenir, mais comme d’habitude je me ferai un plaisir de te guider et de te mettre sur la voie grâce à quelques indices.
— Nous n’avons plus le temps de jouer. Lady Anya a pris la tête des Déusumbraé avec Wallamzen et Zoà, ils ont assassiné Garlock et Hayward.
— Comment peux-tu affirmer une telle chose ? la secoua Satine.
— Simple déduction. Lorsque nous étions à Brocéliande chez le gardien de la tour de l’Est et ce que nous avons vu aux infos…
— Aux infos ?
— Je t’expliquerai ce que c’est plus tard, Jubanis. Je disais donc que nous avons appris que les fosses de Garlock et d’Hayward avaient cédé en Californie et que la secousse avait encore fait énormément de victimes. Il y a un an déjà, c’était celle de San Andréas qui manqua de nous tuer Drarion et moi.
— Mais San Andréa a été tué…
— Par le père de Drarion il y a bientôt 17 ans, je sais, Mikka. Je n’explique pas ce décalage, mais il semblerait qu’à présent les évènements qui se déroulent ici même aient un impact immédiat sur le monde d’où nous venons Drarion et moi, et qui sait ce qui se passe dans les autres qu’Aradia a créés !
— Aide-nous ! supplia-t-elle son livre
— J’ai bien entendu tout ce que tu viens de dire, Léa, et si tout ceci est réellement en train de se produire, je crois que plus rien ne m’oblige à respecter les règles.
— Vous allez enfin me dire qui vous êtes ? commença-t-elle à se réjouir.
— Non, pas encore, mais en attendant voilà ce que vous allez faire.
Les mots s’alignaient à toute vitesse. Léa et ses compagnons lurent avec attention les instructions de leur mystérieux interlocuteur. La liste était longue, mais le simple fait d’avoir cet inventaire suffisait à tous les rassurer.
— Prenez soin de vous, les enfants ! S’il te plaît, Léa, dis à Drarion de faire attention et embrasse-le pour moi.
Le livre se referma sur ces mots et reprit sa taille d’origine.
— C’est une femme !
— De quoi parles-tu, Jubanis ?
— La personne avec qui tu parles depuis tout ce temps est une femme, Léa.
— Comment peux-tu en être aussi certaine ?
— Un homme n’aurait pas demandé à ce que tu embrasses ton cousin de sa part en lui recommandant de faire attention.
— Et pourquoi pas ? se vexa Nolan.
— Ne le prenez pas pour vous, les garçons, mais Jubanis à raison, tenta de les rassurer Satine. Je pense également que c’est une femme qui s’adresse à Drarion par le biais de ce grimoire, mais qui ?
Léa ne répondit pas ; comme chacun des autres membres de son équipe, elle réfléchissait. Elle savait déjà depuis quelque temps que cette personne était proche, plus proche qu’elle ne le croyait, mais c’est la première fois qu’un message était adressé à Drarion et ce baiser qui lui était destiné l’embrouillait totalement parmi toutes les hypothèses qu’elle avait élaborées.
La première chose à faire était de retrouver Drarion et le reste de l’Élite pour les informer de ce qu’ils venaient d’apprendre et de leur communiquer la liste des recommandations qu’ils avaient en leur possession.
À l’extérieur du palais, les ruelles du village dans l’enceinte de Faralonn étaient désertes et les volets des maisons étaient clos. La peur avait réussi à traverser les remparts protecteurs du palais originel et à contaminer tout le monde. Drarion et son équipe s’attristaient de ce constat et se demandaient déjà comment ils s’y prendraient pour sauver tous ces pauvres gens.
Alors qu’ils étaient plantés sur la place du village, Léa et son équipe les rejoignirent.
— Que t’arrive-t-il, cousine ? Tu es déjà paumée et tu ne sais pas par où commencer ?
— Arrête un peu, Drarion ! À vous voir bayer aux corneilles, il est évident que c’est vous qui êtes désemparés.
— Passons ! Que se passe-t-il ?
— Nous avons obtenu des informations cruciales ainsi qu’un plan d’action.
— Comme ça ? Par magie ? Arrête s’il te plaît de jouer les « mademoiselle je sais tout », grande sauveuse de l’humanité, et viens-en au fait.
— Tu l’as dit, comme par magie, grâce à mon grimoire.
— Je l’avais oublié celui-là, et qu’a-t-il dit ?
— Elle t’embrasse.
4
L’ENTRÉE SE TROUVE À LA SORTIE
Drarion resta coi et ses traits trahissaient son incompréhension quant aux derniers mots de Léa. « Elle t’embrasse ».
De qui parlait-elle ?
L’Élite était rassemblée autour de la fontaine sur la petite place déserte du village. Quelques volets s’entrouvrirent ; leur présence, malgré toute cette terreur qui se mouvait au-dessus de leur tête, suscitait une certaine curiosité. L’eau de la fontaine qui jaillissait des naseaux du dragon sculpté dans la pierre prit une place importante à cet instant, presque envoûtante. Les remous du bassin qui l’entourait étaient comme une douce musique qui venait briser le silence oppressant qui s’était installé dans le bourg. Une certaine inquiétude s’emparait de chacun. Drarion observait son fidèle compagnon, Tan, aux côtés de Gwénaël. Tous les deux étaient assis sur le rebord de la fontaine, ils toisaient le dragon et les reflets de l’eau sur la pierre argentée et polie, se reflétaient sur leur pelage.
Léa détaillait amoureusement chaque pierre de ce village qui l’entourait, elle se rappela soudain son souhait de faire revivre Faralonn pour en faire un lieu de paix comme cela fut le cas jadis. Elle comprit sur l’instant que son vœu ne se réaliserait peut-être jamais. Satine et Neimus s’inquiétaient pour leur part du sort de chaque personne à qui ils avaient promis une vie sans crainte bien à l’abri derrière ces remparts, qu’allaient-ils devenir ? Tous les deux se rendirent compte qu’ils ne pourraient tenir cette promesse qu’ils leur avaient faite lors du grand exode.
Un peu en retrait, Nolan et Mikka n’avaient pas besoin de parler, il leur suffisait de plonger leur regard dans celui de l’autre pour se comprendre. Au-delà des sentiments qu’ils partageaient, ils réfléchissaient déjà à un plan qui leur permettrait de renverser les Déusumbraé, mais chacun des scénarios qu’ils élaboraient s’achevait de la même manière, par un échec.
Jubanis soutenait Drarion par sa simple présence et ses pensées s’étaient perdues dans les embruns de la fontaine qu’elle fixait, presque hypnotisée par les reflets du lapis-lazuli qui dessinait les écailles du dragon. Rus‘Och trouva que les siennes étaient ternes à côté de celles de la créature sculptée et se mit à les dépoussiérer.
C’est le son des pas frappant le sol pavé des rues étroites du village qui les extirpa de leur mélancolie. Ils reconnurent immédiatement les deux silhouettes qui descendaient l’étroite venelle : Gabriel et Esther les rejoignaient d’un pas franc, mais une fois que l’ancien Maître suprême des Déusumbraé les eût rejoints, tous les volets se refermèrent, signe que tous ne lui avaient pas encore pardonné. Ce triste constat jeta un froid que Neimus s’empressa de rompre.
— Léa ! Tu disais avoir des informations cruciales à partager ?
— En effet ! s’empressa-t-elle de lui répondre en reprenant ses esprits.
Elle sortit de sa poche un parchemin sur lequel elle avait retranscrit les recommandations de son grimoire et se félicita d’en prendre lecture.
« 1 - Envoyer des messagers à travers tout Sgathân pour que le monde sache que l’Élite s’apprête à déclarer la guerre aux Déusumbraé »
Léa fit une pose, elle réalisait en même temps qu’elle lisait, toute l’importance de ces quelques mots. L’expression des visages de ses compagnons l’incita à vite replonger le nez sur son papier pour reprendre.
« 2 - Aller à la rencontre des peuples, des anciens alliés des forces de l’ombre, des Elfes pour leur demander de se joindre à l’Élite.
3 - Demander l’aide et le soutien des Golems. »
Le simple fait d’entendre le nom de ces géants de pierres leur glaça le sang à tous.
« 4 - Recruter autant de volontaires que possible afin de constituer une armée qui serait susceptible de dissuader les forces de l’ombre.
5 - Rassembler tous les jeunes Maîtres de l’Art en formation à Tanaël et leur enseigner les rudiments du combat sans plus tarder.
6 - Trouver le passage qui vous conduira jusqu’à la grande souveraine, gardienne de la clé. L’entrée de son repaire est à la sortie de notre monde.
7- Retrouver le gardien de la tour de l’Ouest alors le sud montrera le bout de son nez ».
— Et c’est tout ? Rien que ça ? Et le passage, je suppose que tu as le plan qui nous y mènera, commença à grogner Drarion.
— « L’entrée de son repaire est à la sortie de notre monde. » Voilà le seul indice que nous ayons.
Tous se dévisagèrent avec la même question dans le regard, espérant entendre dans la bouche de l’autre la solution à cette énigme ; et c’est Rus‘Och qui, au bout de quelques minutes, s’aventura dans une hypothèse.
— Pensez-vous qu’il pourrait s’agir de notre grotte à Minandas ?
— À quoi penses-tu ?
— La grotte à l’entrée de Minandas, celle par laquelle vous êtes arrivés, Léa et toi.
— C’est à Minandas, Rus’Och ! s’estomaqua Jubanis
— Je sais, mais notre sort à tous est plus important que ce sur quoi nous pourrions tomber une fois là-bas. Ce n’est pas une poignée de Hurgals qui nous fera rebrousser chemin. Je les imagine bien être encore en train de faire le guet autour de notre ancien village. La neige a fondu depuis longtemps, notre mission n’en sera que plus facile.
Léa laissa un court silence s’installer le temps que tous réfléchissent à la question, puis elle reprit la parole.
— Si personne n’a de meilleures idées, je propose que nous vérifiions si cette grotte est bien celle qui permettra de rejoindre le gardien.
Léa et son équipe ne perdirent pas une seconde et après avoir réuni l’équipement nécessaire à leur expédition, ils se mirent en route.
5
THE COAST GUARD
D’ordinaire à cette saison, le soleil inondait les plaines autour de Faralonn et à travers tout Sgathân, mais la substance aqueuse qui envahissait à présent leur monde contraignait l’Élite à s’orienter dans l’obscurité. Hors de question pour eux de se munir de torches, les flammes seraient visibles de loin et auraient mis leurs vies en danger.
Leurs montures étaient solides et ils progressaient au rythme des flashs qui bombardaient le ciel et illuminaient la vallée. Durant tout leur voyage, ils ne croisèrent personne. Plusieurs jours et de longues nuits sans même croiser âme qui vive, provoqua une angoisse supplémentaire dont ils se seraient volontiers passés. Leur monde semblait déjà mort. Lorsqu’ils pénétrèrent dans ce que fut Minandas avant l’invasion par l’armée de Hurgals commandée par Lord Wallamzen, une profonde tristesse les enveloppa. Le souvenir de ce qu’avait été leur village face à toutes ces ruines était une plaie encore trop fraîche, pas tout à fait refermée et qui mettrait encore un certain temps avant de cicatriser. Les hauts murs faits de ronces et de branchages que Neimus et Nolan avaient érigés pour protéger le village après l’assaut n’étaient aujourd’hui qu’un tas de végétaux en état de décomposition. Au loin, la souche de l’arbre géant qui abritait le palais leur remémora à quel point le combat fut meurtrier. Un petit lapin qui passait par là traversa devant eux, cela suffit à leur redonner le sourire.
Gabriel se racla la gorge pour ramener à l’instant présent chacun de ses compagnons ; la grotte n’était qu’à quelques mètres et tous savaient à quel point chaque seconde qui passait était précieuse.
Ils attachèrent les longes de leurs chevaux à l’entrée de la grotte et en file indienne, ils entrèrent. Pendant un bref instant, ils fixèrent le sol de la caverne à l’endroit même où gisait, après le grand massacre, le corps sans vie de la sœur de Jubanis recouvert d’un tissu blanc taché de sang. Personne ne pleura, ils préférèrent sourire pour honorer sa mémoire en souvenir de tous les moments partagés ensemble.
Au fond de la grotte, l’immense pentagramme gravé à même le sol luisait et les reflets dorés qu’il projetait contre les parois se voulaient rassurants.
— Et maintenant, Rus’Och ? lui demanda Nolan.
— Que chacun se place sur une branche de l’étoile, ordonna-t-il en rejoignant le centre du symbole.
Un nouveau silence oppressant s’installa, ils attendaient que quelque chose se produise, mais rien ne se passa. Rus’Och, sous leur regard interrogateur, culpabilisait.
— Ne me regardez pas comme ça ! Je ne connais pas la formule.
— Il n’y avait rien de plus dans les recommandations de mon livre, s’excusa Léa.
L’Huspalim réfléchit un instant.
— Prenons-nous la main et fermons le cercle, nous verrons bien.
Une substance luminescente pourpre surgit depuis le centre du pentagramme et s’écoula dans les veines de l’étoile jusqu’à ce que chaque branche s’embrase. Ce n’était pas du feu, ce n’était pas brûlant non plus, mais l’illusion était parfaite. Rus’Och insista pour qu’aucun ne rompe le lien. Il fut vite rassuré, car de toute évidence, personne ne comptait lâcher la main de son voisin qu’ils serraient tous très fort. Nolan leva les yeux et s’émerveilla du spectacle qui se jouait au-dessus de leurs têtes.
Les parois de l’antre étaient habillées par ces flammes immatérielles. En dansant sur les murs, elles faisaient scintiller la roche, donnant l’illusion d’un ciel étoilé de millions de rubis. L’énergie accumulée au cœur de la grotte devenait insoutenable pour l’Élite, ils peinaient à respirer tellement la pression augmentait, la lumière devenait aveuglante et plus d’un pensa abandonner. Un bruit sourd retentit dans la caverne lorsque le cœur du pentagramme absorba la substance luminescente et les plongea dans l’obscurité la plus totale. Ils se tenaient toujours les mains, le souffle rapide de certains se voulait rassurant, pourtant quelque chose s’était passé. L’air était subitement devenu frais et humide, même dans le noir ils pouvaient dire qu’ils n’étaient plus dans la grotte de Minandas.
— Lumen ! prononça Léa.
Une petite boule lumineuse prit vie dans le creux de sa main, d’un mouvement sec en avant, elle la fit s’envoler. L’endroit était exigu, les parois calcaires ruisselaient de cette humidité qui les enveloppait. Le sol en craie, usé par l’érosion du temps, était visiblement glissant. Deux possibilités s’offraient à eux : au fond de cette étroite caverne, gravir un escalier taillé à même le calcaire et dont les marches ne formaient plus désormais que de vulgaires bosses glissantes ou bien suivre un autre passage tout aussi étroit qui cette fois empruntait une pente plus glissante encore.
Satine prit les devants, suivie par ses compagnons. Ils gravirent tant bien que mal l’escalier de craie qui glissait sous leurs pas. Le calcaire collait à leurs bottes et les prises pour s’agripper n’étaient pas nombreuses, mais après quelques marches, déjà, une lueur pointa. Arrivés tout en haut, une crevasse donnant sur l’extérieur abondait l’antre de sa puissante lumière. Quelque peu ébloui, Nolan s’avança avec prudence. Il agrippa le bras de Gabriel de justesse, un pas de plus et c’était le grand plongeon. Où se trouvaient-ils ? Trente mètres plus bas, la mer déchaînée se fracassait sur des rochers que l’écume blanche dévoilait en se retirant avant qu’une autre vague ne s’écrase à nouveau. En levant la tête, cinquante mètres les séparaient du sommet de la falaise qu’il serait impossible d’escalader. Tous regardaient cette mer couleur terre qui s’étendait à perte de vue sous le ciel menaçant, l’iode porté par le vent s’engouffrait dans leurs poumons et réveillait de doux et bons souvenirs chez Léa et Drarion.
De toute évidence, cette voie n’était pas la bonne, il leur fallait redescendre. Celle-ci fut moins laborieuse, mais beaucoup plus mouvementée que leur ascension, car le premier pas que Léa posa sur la marche l’entraîna ainsi que tous les autres et ils dévalèrent l’escalier sur les fesses. Leurs petits gémissements de douleur résonnèrent dans la grotte à chaque fois qu’ils heurtaient une bosse de ce toboggan de craie, la chute leur parut longue, mais ne dura en fait que quelques secondes. Une fois remis de leurs frayeurs, ils réalisèrent que leur calvaire n’était pas tout à fait terminé, il leur restait un deuxième passage à descendre dans l’espoir que celui-ci les mènerait vers la sortie. Gabriel se dévoua et s’engagea le premier.
Ce qui se produisit était prévisible et tous ses amis le regardèrent dévaler l’escalier sur le derrière avant de disparaître dans le noir. Ils attendirent un bon moment, dans le silence, prêtant l’oreille. Le sourire moqueur qui marquait chaque visage en voyant l’homme robuste s’étaler de la sorte avait disparu et fait place à une certaine inquiétude. Heureusement l’écho de la voix de Gabriel les rassura et, sans grande conviction, ils se lancèrent à tour de rôle.
Chacun s’assura d’être entier une fois en bas. Pour sûr les contusions les rappelleraient à l’ordre dans les jours à venir, mais pour l’heure tout ce qui les intéressait était de trouver la sortie. Léa projeta une nouvelle boule lumineuse qui leur montra le seul et unique accès qu’ils pouvaient emprunter, un petit tunnel très étroit, creusé à même la roche dont le sol était visiblement tout aussi glissant. Satine en tête, ils s’aventurèrent dans la galerie en file indienne. L’air n’était pas de première qualité et Gwénaël, sur l’épaule de Léa ne faisait qu’éternuer. Ce n’est qu’après une longue marche qu’ils aperçurent la lumière.
La galerie s’arrêtait brusquement face à un mur de briques. L’accès avait vraisemblablement été condamné, mais pas pour tout le monde de toute évidence, car quelques-unes avaient été cassées. Le passage était assez étroit, mais suffisamment grand pour que tous passent de l’autre côté. Les galeries suffocantes de la falaise s’ouvraient à l’extrémité d’une petite baie. Léa sortit la tête par le trou et respira à pleins poumons l’air frais. Un grand sourire se dessina sur son visage, ses yeux brillaient et sans dire un mot elle s’extirpa d’entre les briques.
Les habits souillés par la craie, ils réussirent à s’extraire du passage un par un sans trop de difficultés, sauf peut-être pour Gabriel. Malgré un ciel couvert, le paysage qui s’étendait devant eux les émerveilla.
Jusque-là à l’écart, personne ne les avait remarqués, mais Satine s’empressa tout de même de leur rappeler qu’ils devaient se faire discrets.
— Où sommes-nous ? demanda Gwénaël en se secouant le pelage sur l’épaule de Léa.
— Pour ceux qui n’étaient pas de la dernière expédition, je vous souhaite la bienvenue dans mon monde, leur sourit-elle.
— Comment peux-tu en être aussi sûre ? lui demanda Rus’Och qui lui aussi nettoyait ses écailles blanchies par la craie.
Léa pointa de son doigt une grande bâtisse qui surplombait la baie. « The Coast Guard » était peint sur l’imposante enseigne du bâtiment.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est un pub, Jubanis. Au premier coup d’œil j’ai d’abord cru que nous étions sur les côtes normandes…
— Et où sommes-nous, alors ?
— Sur les côtes anglaises, Gabriel.
La mer faisait rouler les galets sur la plage et au loin, deux adolescents s’amusaient avec leur chienne. « Suzy ! » criaient les deux garçons qui couraient, un bâton à la main avant de le jeter à leur compagnon à quatre pattes.
Rus’Och et Gwénaël se jetèrent un regard complice qui en disait long sur ce qu’ils pensaient de cette scène qui se déroulait au loin et qui amusait les humains, même Gabriel souriait.
— Le premier qui me jette un bâton pour que je le lui rapporte, je le réduis en miettes, leur signala Rus’Och.
Il n’en fallut pas plus pour que tous éclatent de rire. Sur la terrasse du pub, les parasols étaient repliés, le ciel gris et menaçant n’avait pourtant pas dissuadé les quelques clients qui prenaient un verre face à la mer.
— Que faisons-nous à présent ?
— Reste ici avec les autres, Gwénaël, et si quelqu’un approche, surtout ne parle pas. Nolan, trouve un moyen de couvrir tes oreilles, évitons à tout prix d’attirer l’attention comme ce fut le cas à Montréal. Satine et moi allons faire un tour au pub pour essayer d’obtenir plus d’infos.
6
UNE REINE POUR UNE CLÉ
Avant de se rendre au pub, elles s’empressèrent de nettoyer au mieux leurs tenues et Léa ôta sa veste qu’elle noua autour de sa taille ; un frisson la parcourut lorsqu’elle sentit le vent frais sur ses épaules. Son bustier brodé aux armoiries de Faralonn mettait en valeur ses formes et la rendait plus femme, son pantalon de cuir lui donnait un côté rock qui, elle l’espérait, n’attirerait pas trop les regards. Satine la copia, son manteau long noué sur ses hanches traînait presque sur le sol et Léa lui fit remarquer que son corset aux armatures métalliques ne passerait pas inaperçu, mais n’ayant rien d’autre de plus discret à se mettre, elles n’eurent pas trop le choix.
Plus elles avançaient et se rapprochaient de la terrasse du pub, plus elles sentaient les regards fixés sur elles. Tête baissée, elles traversèrent la terrasse et déjà elles purent entendre quelques murmures les concernant.
Satine passa la première et poussa la lourde porte du bar, l’intérieur était sombre et sentait la bière.
Une épaisse moquette ocre et dorée recouvrait toute la surface, les boules roulaient sur le tapis vert du billard en fond de salle tandis que les joueurs s’étaient arrêtés pour les dévisager.
— Tentons de rester le plus naturelles possible, Léa.
— T’en as de bonnes ! Si ça continue comme ça, soit ils appellent les flics, soit ils nous jettent des cacahuètes.
Léa préféra se précipiter vers le bar derrière lequel un grand homme un peu dégarni servait les clients.
— Bonjour, mesdemoiselles !
La voix de l’homme était grave, mais son sourire était rassurant.
— D’où sortez-vous, fagotées ainsi ?
Leurs joues prirent feu. Satine hésita quelques secondes et voyant que Léa ne savait pas non plus quoi répondre, elle s’avança.
— Nous avions une petite soirée costumée avec des amis hier soir.
— Je comprends mieux, et que puis-je vous servir ?
— En fait, rien, nous voulions juste un petit renseignement.
— Je vous écoute.
— Où sommes-nous ?
— Oh, mes jolies, j’ai bien l’impression que votre soirée costumée a été plus arrosée que ce que je pensais. Vous n’avez pas fait la fête dans les galeries condamnées, j’espère ? Je vous ai vues en sortir avec vos amis.
— Non, nous visitions, c’est tout. Pourquoi sont-elles condamnées ?
— Ces tunnels ont toujours existé et lors de la dernière guerre mondiale ils servaient d’abris aux militaires. C’est très dangereux, c’est pour ça que la ville a muré l’accès, mais il y a toujours des rigolos pour outrepasser les interdits, leur sourit-il, et pour répondre à votre première question, vous êtes à Saint Margaret’s Bay.
— C’est bien en Angleterre, n’est-ce pas ?
— Vous vous êtes droguées, les filles ? commença à s’inquiéter le barman.
— Non, monsieur, elle plaisante ! lui sourit Léa en faisant du coude à Satine.
Discrètement elle lui fit remarquer une photo de la reine Élisabeth qui trônait derrière le comptoir. Satine rougit de honte et Léa reprit la parole.
— La dame en photo derrière vous…
— Notre reine ? lui demanda-t-il pour s’assurer qu’il s’agissait bien d’elle, car son mur était recouvert de photos de la famille royale.
— Que porte-t-elle autour du cou ? Je ne vois pas très bien d’ici.
L’homme décrocha la photo et lui tendit le cadre. La vieille dame somptueusement vêtue portait une clé en or ornée de diamants. Satine comprit immédiatement où elle voulait en venir.
— Et savez-vous où nous pourrions la trouver ?
— La clé ?
— Non, la reine Élisabeth… enfin les deux.
—À Buckingham Palace, je présume, répondit l’homme de plus en plus suspicieux.
— Et on y va comment à Buckingham ?
— Certainement pas à pied, mes jolies.
L’homme les abandonna une minute et revint avec une carte du pays qu’il leur déposa sur le comptoir.
— Voilà, c’est cadeau !
— Merci, monsieur, bonne journée.
— Bonne journée également et la prochaine fois que vous allez en soirée, buvez un peu moins !
— Oui, oui, c’est promis.
7
BUCKINGHAM
Une fois qu’elles eurent rejoint leurs compagnons au pied de la falaise, Léa leur proposa de faire une pause sur les galets à l’abri des regards. Sur la plage ils déplièrent la carte que l’homme derrière le bar leur avait offerte. D’après leur position, ils réalisèrent que la route serait longue pour rejoindre la capitale. Londres était à environ 140 kilomètres. Au loin, les deux garçons jouaient toujours avec leur chienne.
— Nous ne pouvons pas faire tout ce chemin à pied, cela prendrait beaucoup trop de temps.
— Tu as raison, Léa, mais il faut également que nous trouvions des habits plus adaptés à ce monde.
— Ce n’est pas le plus important, Rus’Och.
L’Huspalim la dévisagea, que pouvait-il y avoir de plus important ? Le petit gardien des portes de Minandas n’avait visiblement pas conscience que dans ce monde, son espèce n’existait pas et que sa présence pourrait créer un vent de panique.
Sans parler de Nolan : l’hypothétique existence des Elfes avait déjà fait couler beaucoup d’encre depuis leur expédition à Montréal, il ne s’agissait pas de réitérer l’expérience.
Pour Gwénaël, cela ne posait pas de problème, il était suffisamment petit pour se cacher dans une sacoche.
Gabriel qui les écoutait avec attention n’avait cependant pas lâché la carte qu’il étudiait avec soin, il leur fit une proposition.
— D’après ce que je peux voir sur cette carte, la ville la plus proche s’appelle Dover et le chemin le plus rapide pour s’y rendre serait de longer la côte par les falaises en empruntant ce chemin, « St-Margarets at cliff ».
— Gabriel à raison, une fois à Dover nous trouverons bien un moyen pour nous changer, mais aussi nous restaurer, confirma Léa.
— Et cette fois, nous avons de la chance ! s’extasia Nolan, car Rus’Och est avec nous.
Tous le regardèrent sans vraiment comprendre où il voulait en venir.
— Bah, ne faites pas cette tête-là ! Contrairement à notre dernière mission à Montréal, Rus’Och nous accompagne, ce qui signifie que nous aurons droit à de bons petits plats et je ne serai pas obligé d’avaler ces infects… comment appelles-tu ça, Léa ?
— Tu veux parler des hamburgers ou des pizzas ?
— Peu importe, tout ce que vous m’avez fait manger était infect.
Léa ne dit rien, mais elle doutait fort que son ami trouve de quoi chasser pour lui mijoter son petit plat préféré.
Pour ce qui était de la suggestion de Gabriel, tous l’avaient validée. C’était décidé, ils longeraient la côte jusqu’à la ville. Nolan enfila le manteau de Satine et se camoufla sous la capuche s’assurant que pas une mèche de cheveux ne soit visible et encore moins ses oreilles. Gwénaël sauta dans l’une des poches de la veste de Léa qu’elle portait toujours autour de sa taille, mais pour Rus’Och, c’était plus compliqué.
— Nous pourrions peut-être utiliser un sort de transformation sur lui, Gabriel pourrait s’en charger, c’est un sort qu’il maîtrise plutôt bien, le nargua Satine.
Elle n’avait pas tort, il fut un temps, alors qu’il était encore le maître incontesté des Déusumbraé, il l’avait très souvent utilisé pour changer quiconque l’avait contrarié en animal ou bien en une créature repoussante. C’est parce que sa sœur, Esther, lui avait souvent relaté les cruautés de l’ancien Maître dans les longues lettres qu’elle lui écrivait et que leur ami en commun, Nokké, lui transmettait, que Satine savait que pour lui ce serait un jeu d’enfant.
— Un petit garçon nous ferait moins remarquer, lui suggéra-t-elle.
Ils fixèrent tous leur ami dont les écailles étaient devenues toutes pales, presque transparentes. De toute évidence, Rus’Och ne partageait pas leur enthousiasme.
— N’y pensez même…
La pauvre petite créature n’eut pas le temps de terminer sa phrase que Gabriel lui avait déjà jeté le sort.
— Vous n’avez rien dans vos sacoches pour le couvrir, parce qu’ici les petits garçons ne se promènent pas tout nus, ricana Léa.
Le pauvre Rus’Och n’en revenait pas, il était en état de choc. Comment avaient-ils pu lui jouer un coup pareil ? Ses écailles si belles et si brillantes avaient disparu, ses pattes ne ressemblaient plus à ce qu’il avait l’habitude, mais à la place il sentit deux petites jambes, toutes frêles sur lesquelles il peinait à maintenir son équilibre. Ce corps dénudé qui n’était pas le sien le mettait terriblement mal à l’aise. Il aurait voulu hurler, mais aucun son ne sortait. Pire que la colère qui l’animait, il avait honte et tout le monde le vit, les joues du petit garçon rougissaient et son regard était rivé sur les galets.
— Nous n’avions pas le choix, Rus’Och, tenta de le rassurer Léa en essayant de garder son sérieux.
— Et puis tu es plutôt mignon en petit garçon et cette coupe de cheveux te va à ravir, ajouta Nolan.
Il n’arrivait toujours pas à parler, mais sa colère montante, il l’exprima à sa manière et d’un geste vif, il projeta sur Gabriel une boule d’énergie qui envoya l’homme valser quelques mètres plus loin. Lorsqu’il regarda un a un ses autres compagnons, il se félicita de constater que le message était bien passé. Il s’avança vers Léa, chancelant sur les galets qui lui faisaient mal sous les pieds, l’expression sur son visage d’enfant n’était pas des plus agréables. Il tira un coup sec sur la veste qui était nouée à sa taille et l’enfila aussi rapidement qu’il l’avait arrachée.
Gwénaël sortit la tête de la poche, fixa Rus’Och et s’empressa de retourner au fond de la poche par peur de subir le même sort que Gabriel.
La veste de Léa lui arrivait à mi-mollet. Bien fermée elle le protégerait du vent frais venant de la mer, ne restait plus qu’à lui trouver un pantalon. Sans dire un mot, Rus’Och les foudroya du regard une dernière fois et prit la tête de la marche. Dans le silence, tous lui emboîtèrent le pas.
Ils remontèrent par l’unique route qui menait au village et bifurquèrent sur un chemin :
« The Pines road »
Les maisons étaient plus grandes les unes que les autres, ils ne savaient plus où regarder sauf lorsqu’ils croisaient quelques promeneurs. Ceux-ci se comportaient comme les clients du « Coast Guard » et leurs regards insistants, presque scandalisés par leur accoutrement, leur faisaient baisser les yeux.
Ils s’engouffrèrent un peu plus loin, là où le quartier résidentiel s’achevait dans un bois. L’air y était plus frais, mais Nolan appréciait les délicieux parfums qui en émanaient. À la sortie de cette petite forêt, un chemin blanc menait sur le haut des falaises où siégeait un phare. Bien que ce fût le chemin le plus rapide, il ne serait pas de tout repos de l’arpenter, leur fit remarquer Gabriel, le relief était vallonné et les descentes seraient tout aussi pénibles que les montées.
Après deux heures de marche, ils purent contempler les longues jetées du port de Dover auxquelles étaient amarrés de gigantesques cargos. Ils étaient impressionnants et, depuis la falaise, ils s’émerveillaient de voir les géants des mers, chargés de containers, s’y engouffrer. Léa appréciait tout autant que ses amis. Ce n’était pas la première fois qu’elle assistait à ce genre de défilé, mais elle le contemplait avec autant d’admiration que si c’était une découverte.
Le son des sirènes et l’agitation de la ville rassuraient Léa qui réalisa que toute cette agitation lui manquait à elle aussi. Elle aurait aimé que Drarion l’accompagne. Jusqu’à ce qu’ils atteignent Dover, Léa n’avait cessé de rassurer ses compagnons, car ce paysage, cette musique, cette effervescence, tout ça, Léa connaissait bien, mais au fond d’elle, elle comprenait que ses amis puissent être déroutés, tout comme elle et Drarion l’avaient été lors de leur arrivée à Minandas.
8
L’ARMÉE DE FARALONN
Dans les ruelles du palais de Faralonn, tous les habitants, et ce malgré la menace qui planait au-dessus de leur tête, étaient sortis de chez eux pour encourager et souhaiter bonne chance à Drarion et son équipe. Ils partaient pour une mission de la plus haute importance et avaient pour ambition de rallier à leur cause un maximum de personnes. Drarion s’était mis en tête de convaincre ceux qui furent, il y avait peu encore, les alliés des Déusumbraé. Les nouvelles allant bon train, le bruit courait que les alliés des forces de l’ombre, d’ordinaire si sûrs d’eux, se terraient à présent, cachés dans les recoins les plus infâmes de Sgathân. Eux pourtant si fiers, eux qui scandaient leur dévotion aux forces de l’ombre, désormais, craignaient le courroux de leur nouveau maître.
Tout comme l’Élite, personne ne savait ce qui se tramait au sein de la forteresse, seul le nuage sombre qui envahissait le ciel leur donnait un avant-goût amer d’un funeste avenir.
Il faudrait également rendre visite au roi des elfes majeurs, tout en sachant qu’ils auraient bien du mal à le convaincre d’engager son peuple et ses armées dans ce combat.
Secrètement, dans son coin, Neimus songeait aux Golems.
Tout en déambulant dans les rues étroites du palais originel, Drarion et ses amis dressaient une liste qui, ils l’espéraient, leur permettrait de gonfler les rangs de leur future armée. Le jeune prince avait pleinement conscience que le succès de leur croisade contre les forces obscures dépendait essentiellement de leur force de conviction.
Une fois les lourdes portes de Faralonn refermées derrière eux, Neimus s’arrêta pour faire face aux remparts. Le vieux sage prit un moment pour contempler les fortifications qui protégeaient les habitants.
Il était facile de déchiffrer les lignes qui marquaient son visage. Au fond de lui, l’homme priait pour que ces hauts murs de pierres soient assez solides pour préserver toutes ces âmes innocentes durant son absence.
Le vieux mage prononça une dernière formule. Les mots en ancien langage qu’il marmonna dans sa barbe résonnèrent en écho dans l’enceinte de Faralonn ; chaque pierre, chaque maison, chaque vitre vibrèrent sous l’enchantement. Mais son incantation serait-elle suffisamment puissante ? Lui-même en doutait.
Neimus bomba le torse face à l’Élite, il adressa à chacun d’eux un sourire coincé qui en disait long sur ce qu’il ressentait. Sa posture et son regard, Drarion les connaissait bien et cela ne le rassurait guère.
— Qu’y a-t-il Neimus ? On voit bien que quelque chose vous tracasse, inutile d’essayer de nous le cacher.
— En effet, mais rien qui ne doive perturber votre mission.
— Comment ça « notre mission » ? Vous ne venez pas avec nous ?
— Non, Drarion ! Bien que je poursuive le même but, vous serez seuls.
Drarion ne comprenait pas ce brusque revirement de situation.
— Vous m’inquiétez, Neimus ! insista Mikka
— Je vous mentirais en vous disant que ce que je m’apprête à faire est sans danger, cependant je n’ai pas le choix. Pour le bien de tous.
— Où allez-vous ? s’énerva Esther.
— Nous avons besoin de réunir une armée suffisamment puissante si nous voulons vaincre les Déusumbraé, c’est pour cette raison que je m’en vais rendre visite à de vieilles connaissances… Les Golems.
Tous, sans aucune exception, connaissaient la légende des Golems, ces géants de pierre capables de tout anéantir sur leur passage et tous savaient les risques qu’encourait le vieil homme en les réveillant. Drarion se souvenait de ce jour où ils avaient traversé le mont Golem, et des frissons d’horreur qui l’avaient parcouru en imaginant ces montagnes prendre vie et se soulever.
Malgré tout, il conçut que si Neimus parvenait à les rallier à leur cause, ceux-ci leur seraient d’un grand soutien le jour venu, un atout majeur et dissuasif dont ils ne pouvaient se passer.
Esther était terrifiée par cette idée, mais bien qu’elle sût qu’il risquait d’y laisser sa vie, elle ne chercha pas à l’en dissuader ; elle resta silencieuse, la gorge nouée et le cœur serré.
Le grand mage de Faralonn n’aimait pas les adieux et pour ne pas risquer de leur laisser croire que son départ en était un, il les salua et disparut d’un claquement de doigts dans une brume blanchâtre qui s’évapora délicatement, un de ses tours favoris qu’il maîtrisait à la perfection.
Le départ si soudain de Neimus les perturba, mais Drarion n’autorisa pas ses compagnons à se lamenter, chaque minute qui s’écoulait était bien trop précieuse.
— Mettons-nous en route !
— Par où commence-t-on ? s’attrista Jubanis.
— Le Béthor !
— Tu es vraiment cinglé, ma parole, sursauta Mikka, tu penses vraiment que ces monstres de Swalt-Alpar vont se joindre à nous dans cette bataille ?
— Non, je n’ai aucune certitude et je connais les risques aussi bien que vous, mais quelque chose me dit qu’ils ne seront pas difficiles à convaincre.
— Neimus n’aurait pas approuvé.
— Je sais, Mikka, mais Neimus n’est pas là, nous sommes seuls, rappelez-vous.
Aux côtés de Tan, son fidèle compagnon, Drarion prit la tête de l’expédition. Il était encore très tôt, mais la substance obscure qui se mouvait au-dessus de leur tête et qui avait envahi le ciel les obligeait à s’aventurer dans une presque totale obscurité.
Il n’y avait aucun bruit dans les plaines qui longeaient la baie, seul le sifflement de la haute tour d’Onyx de la forteresse noire qui crachait sa malédiction résonnait et perturbait ce calme environnant. D’ordinaire ils auraient été sur leurs gardes, cherchant par tout moyen à se mettre à couvert, mais pas cette fois, ils savaient que rien ne surgirait de derrière un bosquet.
Ce qui les inquiétait le plus était de ne pas savoir ce qui se passait à l’intérieur de la forteresse, de ne pas avoir l’once d’un indice qui les mettrait sur la piste de ce qui les attendait ; mais avant d’avoir parcouru la longue distance qui les séparait des Swalt-Alpar, ils pourraient voyager en toute sérénité.
Tous les peuples, toutes les espèces, s’étaient calfeutrés, terrés pour certains, dans les entrailles de Sgathân. Les Hurgals ne donnaient plus signe de vie. L’atmosphère était oppressante et le calme environnant en cette période de grands troubles n’aidait guère les membres de l’Élite à se détendre. Silencieux et en retrait, Mikka ne s’étonnait pas de constater qu’aucun allié des Déusumbraé n’ait montré le bout de son nez, il ne les avait jamais trouvés courageux. Comme beaucoup, il ne les portait pas dans son cœur, et il expliquait leur dévotion aux forces de l’ombre comme celle d’une faiblesse humaine, une défaillance provoquée par la peur. C’est ainsi que les Déusumbraé avaient toujours procédé : en menaçant les peuples les plus démunis, ils les ralliaient à leur cause. Ce que Mikka ne s’expliquait pas en revanche, c’était l’absence totale, sur la terre ferme comme dans les airs, de ces monstres puants à la crinière de feux. Pour l’aspirant chevalier, c’était le signe que ce qui se préparait était pire encore que tout ce qu’il pouvait imaginer.
Au-dessus de leurs têtes, les effluves électriques fendaient le ciel de part en part, courant sous l’épais manteau aqueux qui se mouvait dangereusement.
Plongé dans ses pensées, Drarion contemplait la fourrure de Tan qui scintillait sous les éclairs.
— J’ai une idée, s’arrêta-t-il brusquement, et je peux avec certitude vous dire que ça ne va pas vous plaire.
— Vas-y ! Achève-nous, se désola Jubanis.
9
INVERTERO
Au cœur de la forteresse, Zoà n’en pouvait plus de voir Wallamzen faire les cent pas et arpenter les lieux de long en large. L’ancien directeur de Tanaël n’était pas aussi démonstratif que son ami alors qu’au fond de lui il était dans le même état. Les rugissements provenant des entrailles du temple mettaient leurs nerfs à rude épreuve et lorsqu’ils sortaient pour tenter de chasser l’angoisse qui les rongeait, le supplice de leur constat était pire encore.
La matière maléfique qui s’échappait depuis la plus haute tour d’onyx avait maintenant envahi Sgathân qui se retrouvait plongé dans l’obscurité, seuls les éclairs qui transperçaient l’épais manteau leur permettaient d’appréhender l’étendue de leurs actes.
L’un comme l’autre se blâmait pour ce qui était en train de se produire. Ils savaient très bien que le seul moyen d’arrêter tout cela aurait été de raisonner Lady Anya, mais il y avait bien longtemps qu’elle ne réagissait plus à leurs appels.
Chaque jour, Wallamzen descendait jusqu’au temple dans l’espoir qu’elle entende raison. Il frappait et lui hurlait de le laisser entrer, la suppliant avec tout l’amour qu’il lui portait, de mettre un terme à tout ça et chaque jour il s’enfuyait en courant, effrayé par ce qu’il imaginait gronder derrière cette porte.
Zoà avait tenté lui aussi de la raisonner, il s’était enfui à l’égal de son associé et depuis ce jour il n’avait jamais réitéré l’expérience. Alors qu’ils se tenaient côte à côte face aux eaux déchaînées de la baie, ils comprirent qu’ils n’avaient d’autre choix que d’agir. C’était inévitable, car dans le cas contraire, la fureur de Lady Anya dévasterait tout et ils n’auraient plus jamais l’occasion de s’angoisser pour quoi que ce soit. Leur peur de tout perdre, jusqu’à leur vie, était plus forte encore que celle de devoir affronter ce qu’ils avaient créé.
Wallamzen avait passé sa vie à la protéger, à la cacher aux yeux de tous dans l’espoir de lui offrir un jour le trône de Faralonn, mais jamais il n’aurait pensé qu’il ferait d’elle la plus puissante des Déusumbraé qui ait existé. Il n’avait pas songé une seconde que les choses tourneraient ainsi. Tout ce qu’il avait osé imaginer était très certainement naïf de sa part, un peu fleur bleue, admettait-il, mais l’amour qu’il lui portait l’avait aveuglé et il ne s’était pas rendu compte qu’au fil des ans, il n’avait fait qu’attiser les braises de la haine qui consumaient son essence humaine. Bien que l’idée l’attristât, lui et Zoà n’avaient pas d’autre choix que d’en finir avec elle. Zoà était lucide, si l’un d’eux venait à disparaître, l’ordre des Déusumbraé serait perdu, à moins de le remplacer, mais cela il se l’interdisait, il était temps de passer à autre chose. Il était évident que leur rêve de règne suprême n’avait plus de place dans ce monde, les choses avaient été beaucoup trop loin et sa soif de pouvoir n’avait plus lieu d’être si cela devait tout anéantir.
La respiration presque coupée par la terreur, ils descendirent jusqu’au temple. Sous la porte, des flashs de lumière rouges et orangés amplifièrent leurs craintes et tandis que Wallamzen s’apprêtait à frapper, Zoà s’interposa, cette fois ils ne s’annonceraient pas.
— Zoà, es-tu certain ?
— Non, mais si nous voulons avoir la moindre chance contre elle… ou contre ce qui se trouve derrière, nous devons ruser.
Zoà recula de quelques pas, le dos bien droit, il faisait pivoter la plante de ses pieds sur le sol de cristal noir comme pour s’assurer que rien ne le déracinerait. Les deux mains tendues face à lui, et bien que le vacarme à l’intérieur du temple n’aidât pas à la concentration, l’ancien Maître de l’Art absorbait la moindre molécule énergétique qui flottait autour de lui jusqu’à ce que le feu jaillisse de ses avant-bras, faisant exploser les lourdes portes.
Ce qu’ils découvrirent derrière était pire encore que tout ce qu’ils avaient pu imaginer. Jamais de leur vie ils n’auraient pensé un jour voir telle manifestation.
Au cœur du temple, Lady Anya n’était plus. Des orifices de son visage flétri jaillissait une tornade de fumée noire, de sables et d’éclairs.
Ce que craignait Zoà depuis le premier jour s’avérait exact.
Il l’avait deviné peu de temps après qu’elle les eût chassés du temple, après le rituel de réunification, alors que depuis la plus haute tour il constatait les premières fuites de cette substance cauchemardesque. Il était devenu l’un des maîtres incontestés de l’ombre, mais toute sa vie il avait été un Maître de l’Art. Ses connaissances de la magie lui affirmaient qu’aucun sort ni qu’aucun mage si puissant soit-il, ne saurait matérialiser un tel phénomène ; mais pour lui qui avait secrètement étudié la magie sombre depuis des années, il connaissait l’invocation qui permettait une telle atrocité, le pire des fléaux, « L’INVERTERO ».
Chacun des éléments, l’eau, l’air, la terre, le feu, sont composés à parts égales de positif et de négatif. Il en est de même pour le cinquième élément, l’Éther. L’invertero est le côté le plus noir de l’univers, l’essence négative de chacun des éléments. Invoquer son pouvoir programme une remise à zéro, une destruction totale de tout ce qui fut, est et sera. Ce que lui et Wallamzen avaient devant eux était la preuve que Lady Anya l’avait invoquée et le seul moyen d’arrêter le processus était de détruire le corps de son hôte.
La créature immatérielle qui déversait sa fureur dévastatrice réagit presque immédiatement après que les portes aient explosé et aux mouvements de sa tornade, Zoà et Wallamzen surent qu’elle ne se laisserait pas faire. Tels des tentacules sortis du cœur de cette tempête, la bête les frappa tous les deux violemment et les projeta sur le sol. Le nuage noir tenta de les envelopper pour abréger leurs souffrances, mais aucun n’avait dit son dernier mot, même Wallamzen qui comprit que sa bien-aimée n’était plus et que ce qu’il combattait n’avait rien à voir avec celle qu’il avait tant aimée. Le Lord se releva et jeta un sort qui repoussa brièvement le mal puis il retira sa chevalière à tête de rapace qu’il lança en direction de la tornade. L’objet se métamorphosa instantanément et l’animal déploya de larges ailes qui fouettèrent la matière vaporeuse. Une diversion qui permit à Zoà de reprendre ses esprits pour assaillir la créature de sorts qui bombardaient sa substance. Tous leurs efforts furent vains, chacune de leurs tentatives rebondissait et la bête ne semblait pas faiblir.
Tandis que l’aigle et Zoà s’acharnaient à repousser les attaques de l’Invertero, Wallamzen rampa péniblement sur le sol, sans cesse repoussé par la force de ce vent violent qui les tourmentait. Son désir était de fermer les yeux de sa belle. Il savait qu’elle n’était plus vivante au sens propre, mais elle n’était pas morte non plus et il ne supportait pas l’idée qu’elle subisse ce tourment pour l’éternité. Il voulait qu’elle repose en paix même si cela signifiait pour lui qu’il devrait la détruire de ses propres mains. Le sable qui lui fouettait le visage entaillait sa peau, les éclairs qui le frappaient le brûlaient, mais rien ne l’arrêtait jusqu’à ce qu’un bras brumeux le soulève par le pied et l’envoie s’écraser au pied de l’escalier à l’autre bout du couloir, plusieurs mètres après les portes qui brûlaient encore.
Le rapace rejoignit son maître sur le champ, la chevalière de nouveau à son doigt, Wallamzen regarda une dernière fois son ami affronter l’invertero avant de l’abandonner à son triste sort et s’envoler.
Zoà ne prit pas le temps de le supplier de rester pour se battre à ses côtés, il ne cherchait plus à anéantir l’obscur, il voulait fuir comme venait de le faire Wallamzen. Zoà savait que rien ni personne ne pouvait s’opposer à un tel pouvoir, Zoà baissait les bras, lui et le Lord avaient échoué. Bien sûr, fuir ne sauverait pas leur vie, mais quitte à mourir, Zoà préférait choisir l’endroit où il attendrait que la mort vienne le cueillir, mais pas maintenant, pas ici.
Par chance et sans comprendre comment ce fut possible, Zoà réussit à s’échapper. Anya avait-elle encore un peu d’influence sur l’Invertero ?
Une fois à l’extérieur, sous la pluie battante, il vit le grand rapace fendre les airs juste au-dessus des eaux de la baie. Mais ce qu’il distingua en relevant la tête le terrorisa plus encore que le fait de se retrouver seul, pour la première fois de sa vie, des larmes coulèrent sur ses joues.
— J’espère que vous vous régalez de ce spectacle à présent ?
— Que faites-vous ici, Nokké ?
Le géant des mers avait surgi du fond des eaux glaciales ; impuissant, il ne pouvait que se désoler face à ce drame.
— Vous êtes venu pour me tuer ?
— Pas besoin, je pense que ce que vous avez créé s’en chargera mieux que moi. Je voulais juste m’assurer que vous souffriez autant que tout ce qui vit et qui bientôt disparaîtra.
— Aidez-nous, Nokké ! Dites-moi ce que je dois faire. Je ne voulais pas ce qui arrive, nous ne le voulions pas.
— Dis-tu vrai ? Es-tu réellement en train de te repentir ?
L’ancien directeur de Tanaël plongea son regard dans celui du maître des eaux et acquiesça. Le géant des mers leva les yeux au ciel, l’invertero venait d’ouvrir un vortex, puis un autre et un suivant.
— Que se passe-t-il, Nokké ?
— Ces vortex que l’obscur crée s’ouvriront bientôt sur tous les mondes que notre déesse Aradia créa, un a un. Ils seront dévorés tout comme le nôtre l’est en ce moment, et ce jusqu’à ce que plus un monde ne subsiste, plus un souffle de vie, alors seulement après, le calme reviendra et tout pourra recommencer.
— Nous devons empêcher ça, Nokké.
— Il fallait y penser avant.
10
LE SORTILÈGE DE SOUMISSION
Dover est une grande ville pluriculturelle, aussi Léa et son équipe n’avaient plus besoin de regarder leurs chaussures à chaque fois qu’ils croisaient quelqu’un. Les rôles venaient de s’inverser et Léa ne manqua pas de faire remarquer à Gabriel et Nolan que leur attitude n’avait rien à envier à celle des clients du pub sur la plage du village voisin.
— Désolé, je pense que Nolan, tout comme moi, n’avions jamais vu de telles coiffures, en particulier leurs couleurs, est-ce naturel ?
— Ce sont des punks, ils écoutent de la musique très… comment dire ? très rythmée et revendiquent un look décalé, mais au fond, ils sont comme vous et moi, et pour la couleur de leur crête, ils vont chez le coiffeur.
— C’est quoi « chez le coiffeur ? » demanda le petit garçon.
— Rus’Och, tu parles enfin ! C’est comme une taverne sauf qu’à part du thé et du café tu n’auras rien d’autre à boire, on y va pour se faire couper les cheveux.
— Les gens sont riches dans ton monde, Léa, payer pour se faire coiffer ! ricana Rus’Och.
— Ils ne le sont pas, mais dans ce monde rien n’est gratuit, tout se paie et tu serais surpris d’apprendre la quantité de pauvres gens qui vivent ici. C’est un monde qui a ses propres codes, où l’apparence, peu importe que tu sois riche ou pauvre, a son importance si tu veux être accepté.
Cette révélation les perturba, car aucun ne concevait qu’un être soit considéré en fonction de son apparence ou de son statut social et la découverte de ce monde avait subitement un goût amer.
Les longues avenues de boutiques les étourdissaient, mais ils ne perdaient pas de vue pour autant le but de leur venue. Satine et Léa cherchaient un moyen de se procurer quelques vêtements un peu plus chauds et surtout quelque chose de plus discret pour Nolan qui peinait à maintenir sa capuche. Le vent s’était levé, mais il ne fallait surtout pas qu’il dévoile ses cheveux luisants et encore moins ses oreilles.
— Une galerie commerciale ! lui fit remarquer Léa
— Et tu vas payer avec quoi ?
— Tu as vraiment tout oublié de ce monde, Satine, ou bien tu le fais exprès ? C’est un grand mall. Les gens vont et viennent et souvent ils oublient deux ou trois choses sur les bancs, et si ce n’est pas le cas, nous emprunterons l’accès de service pour visiter les réserves.
— C’est bon, ne dis plus rien, j’en ai assez entendu, s’offusqua Satine.
La galerie était immense et les visiteurs nombreux, mais après plus d’une heure, Léa ne trouva rien sur aucun banc, à croire que les gens faisaient plus attention à leurs affaires désormais. Cela ne l’arrêta pas, elle avait depuis son entrée dans le mall, repéré l’accès réservé aux commerçants.
— Attendez-moi ici !
Une demi-heure plus tard, elle réapparut avec un sac bien chargé. Elle ne ralentit pas sa cadence en passant juste à côté d’eux, un regard lui suffit pour faire comprendre à ses amis de la suivre… vite !
Une fois à l’extérieur, ils entendirent une alarme résonner : plus d’inquiétude à avoir, ils étaient déjà loin.
Ils s’engouffrèrent dans une impasse un peu crasseuse, à l’abri des regards et Léa commença la répartition de son butin.
— Voilà pour toi, Nolan, un foulard de biker, Satine va t’aider à le mettre, il cachera tes cheveux et tes oreilles et te donnera un petit côté rebelle, lui sourit-elle.
— Je ne suis pas un rebelle.
Le regard qu’elle lui jeta suffit à lui faire comprendre qu’il était préférable de ne pas discuter.
— Voilà pour toi, bonhomme !
— Je m’appelle Rus’Och ! grogna l’Huspalim.
— Excuse-moi, t’es trognon, ça doit être pour ça, et regarde-moi ces belles joues bien roses, s’extasia Léa en lui pinçant les pommettes.
— Lâche mes joues, Léa, ça fait mal, et donne-moi ça que je l’enfile, enfin si j’arrive à deviner ce que c’est.
— C’est un pantalon, Rus’Och, s’empressa Satine de lui venir en aide.
— Pour toi, Gabriel, un jean, un sweet et des baskets, j’espère qu’elles t’iront.
— Tu veux vraiment que je porte ça, je vais ressembler à un bouffon.
— Ça ne sera pas pire, crois-moi !
— Léa !
— Satine ?
— Pourquoi es-tu si dure ? Gabriel ne t’a rien fait.
— Je ne suis pas dure, c’est simplement que j’ai pris ce que j’ai trouvé et je ne pense pas que nous ayons de temps à perdre.
Léa reconnut que son ton se voulait blessant, elle ne se l’expliquait pas elle-même, mais comme elle le disait, ils n’avaient pas de temps à perdre, elle se fichait bien de savoir s’ils allaient avoir l’air de bouffons ou non du moment qu’ils se fondaient dans la masse.
— Tiens, enfile ça ! ordonna-t-elle à Satine en lui tendant ce qu’elle avait débusqué pour son amie.
— Une parka ? t’as rien trouvé de plus….
— De plus quoi ? C’est Rus’Och qui porte ton manteau, tu ne voudrais pas que le gamin choppe un rhume !
— Je ne suis pas un gamin ! ronchonna leur ami.
— Et sans indiscrétion, que vas-tu porter ? lui demanda Satine, furax en enfilant la parka.
— Je me suis dégoté un petit perfecto juste à ma taille, il me va comme un gant, tu vas voir.
Satine n’en revenait pas.
— Parce qu’en plus, tu l’as essayé ?
— Ne fais pas cette tête-là, Satine, de toute manière ils n’avaient pas ta taille.
Léa termina de leur distribuer ce qu’elle avait pu trouver et une fois que tous ressemblèrent à de vrais citadins lambda, elle leur suggéra de passer à la deuxième étape. Trouver de quoi manger. Nolan repensa à ce jour, alors qu’ils étaient à Montréal et comment il s’y était pris pour subtiliser le sac de nourriture d’un passant qui venait de récupérer sa commande à emporter. Il en fit part à Léa et en moins de deux ils se mirent à la recherche d’un fast food pour réitérer l’expérience. Au coin d’une rue, Nolan faisait le guet, cherchant l’opportunité qui lui permettrait de subtiliser la commande d’un client qui sortait du restaurant, mais après presque une heure il se découragea.
— Je m’en occupe !
— Non, Gabriel, que fais-tu ?
L’ancien ténébreux pris Rus’Och par la main et l’entraîna avec lui.
— Fais-toi passer pour mon fils !
— Tu n’es pas sérieux !
— Tais-toi et souris.
Gabriel entra dans le restaurant comme s’il faisait cela depuis toujours. Face au comptoir il s’avança pour passer commande. Il désigna du doigt les photos des menus qui lui semblaient le moins dégoûtants et se racla la gorge lorsque l’employée lui remit l’addition.
— « cuir a-steach thu fhèin ! » prononça-t-il en la fixant intensément.
Une légère brise balaya les cheveux de la jeune femme derrière le comptoir ; légèrement étourdie elle demanda à nouveau à Gabriel de lui régler le montant inscrit sur le ticket.
— Je ne vous paierai pas ! lui dit-il tout bas pour que personne n’entende. Nous sommes vos amis et vous avez décidé de nous offrir ce repas.
Le regard de la jeune femme soudain se perdit et sans qu’elle puisse contrôler ses mots, elle lui remit les deux gros sacs en papier kraft, chargés de nourriture.
— Comment as-tu fait ?
— Un vieux sortilège de soumission, voilà tout !
— Celui-ci aussi, tu le maîtrises à la perfection à ce que je vois.
En effet, Gabriel maîtrisait tout un tas de sorts tout aussi puissants les uns que les autres, mais aujourd’hui il n’avait que faire des sous-entendus accusateurs de Rus’Och, car cette fois, il avait utilisé ce sort sans faire de mal et grâce à lui, ils pourraient tous manger à leur faim.
Ils s’installèrent dans un parc, à l’abri d’un arbre et profitèrent du calme environnant pour déguster leur repas. Nolan grimaçait à chaque bouchée ce qui ne manquait pas d’amuser les autres. Rus’Och ne trouvait pas ça fameux non plus, mais sa faim ne l’autorisait pas à faire le difficile.
— Maintenant il faut résoudre un autre problème !
— Lequel Satine ?
— Comment allons-nous faire pour nous rendre à Londres ?
— La gare n’est pas très loin, nous prendrons le train.
— Tu n’es pas sérieuse, Léa ? Sans billets ! Et si nous nous faisons contrôler ?
— Gabriel doit bien avoir un ou deux tours dans son sac qui sauront nous sortir de là, n’est-ce pas ?
Gabriel ne répondit pas, il était même un peu vexé. Deux fois dans la même journée que Léa s’adressait à lui sur un ton méprisant ! Tout comme Satine, il n’expliquait pas ce changement de comportement. Elle qui d’ordinaire était si prévenante et indulgente, que lui arrivait-il ?
11
SÉPARÉS
Tous fixaient à présent le ciel au-dessus de la forteresse noire, tétanisés de voir le nuage maléfique s’engouffrer, comme aspiré par les vortex que l’Invertero avait créés. Aucun d’eux ne savait exactement ce qui se passait à l’intérieur du repère des Déusumbraé, mais le phénomène au-dessus de leurs têtes n’était pas difficile à expliquer, tous avaient deviné que ces grands cercles lumineux qui avalaient la matière noire n’étaient autres que des portails magiques destinés à envahir les mondes.
Sur les berges, face à la baie, Drarion affichait un petit sourire en coin que ses amis n’appréciaient guère. L’idée qu’il venait d’avoir et qu’il s’apprêtait à partager avec eux n’allait pas faire l’unanimité. Cependant la certitude qui se lisait déjà sur son visage quant à son plan, laissait entendre que ce qu’il allait leur annoncer était bien plus qu’une simple idée sur laquelle il faudrait débattre.
— Je pense que si tu as une idée, Drarion, le moment est venu de la partager avec nous.
— Tu as raison, Esther, tout s’accélère et nous allons manquer de temps.
— Je n’aime pas quand tu parles sur un ton aussi grave, Drarion.
— Désolé, Jubanis, mais l’idée que j’ai eue ne va pas vous plaire…
— On le sait déjà !
— Laisse-moi terminer, Mikka. Voilà ! Si nous restons ensemble, il nous faudra des semaines voire des mois pour aller à la rencontre de tous…
— Je n’aime vraiment pas le chemin sur lequel tu t’engages, soupira Jubanis.
— C’est Neimus qui m’a inspiré sur ce coup-là. Il est parti seul de son côté pour essayer de rallier les Golems à notre cause et c’est ce que nous devrions tous faire, nous séparer pour gagner du temps.
— Tu es vraiment cinglé, c’est une certitude, mais je reconnais que tu n’as pas tout à fait tort.
— Merci, Mikka.
— Que proposes-tu ? s’empressa de poursuivre l’aspirant chevalier.
— Tu te rendras à Tanaël pour convaincre les professeurs ainsi que les apprentis de nous rejoindre, nous aurons besoin de tout le monde. Fais en sorte de les réunir au palais, il y a suffisamment de place, et joins-toi à l’équipe pour former les plus novices.
Bien que son idée fût dangereuse et complètement inconsciente, tous s’accordèrent sur le fait qu’elle était brillante. Drarion proposa à Esther de se rendre à Flondrénnaël. Le peuple de Knot leur serait d’un grand soutien lorsqu’il donneraient l’assaut, leur maîtrise de la magie ancestrale en ferait des alliés redoutables.
Il proposa ensuite à Jubanis de se rendre sur les terres du roi des Elfes Majeur pour leur expliquer la situation. Il connaissait les risques qu’elle encourrait, mais les qualités de sa belle faisaient d’elle leur meilleur atout pour cette mission. Les Verch’Bleiz sont bien connus pour leur diplomatie et leur incapacité à mentir, ce qui fait d’eux, l’espèce la plus juste et la plus équilibrée. Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il se séparait d’elle, mais leur sort à tous était le plus important à ses yeux. Il savait que s’il ne raisonnait pas ainsi, il perdait toute chance de pouvoir l’aimer, son amour disparaîtrait avec la vie, avec ce monde. Jubanis quant à elle était fière du jeune prince, sa décision était à ses yeux digne d’un grand roi, elle était honorée par la confiance qu’il lui portait. Jubanis fixait celui qui lui avait volé son cœur, elle mémorisait chaque ligne de son visage, la larme qui roula sur sa joue était empreinte de ses craintes de ne jamais le revoir.
— Avec, Tan, nous irons chez les Swart’Alpart, le feu de Tan saura, je l’espère, les convaincre.
Une dernière accolade, un dernier baiser dans un silence qui ordonnait à chacun de faire attention, ils se séparèrent. La gorge serrée, le cœur lourd, aucun ne se retourna par peur de renoncer. Ce n’était pas un adieu, ils voulaient tous y croire.
Drarion chevaucha son dragon qui d’un bond fendit les airs, de là-haut il regarda une dernière fois la louve détaler dans les plaines. Il ne voyait pas les larmes qui inondaient la fourrure de Jubanis et elle ne voyait pas les siennes, mais tant que cette connexion entre eux subsisterait, ils ne renonceraient pas.
***
Durant les jours qui suivirent, les portes du palais originel restèrent ouvertes. Les nouvelles allant bon train, tout le monde à Sgathân savait désormais que l’Élite cherchait à créer une armée pour renverser le mal. Les volontaires, tous ceux qui n’avaient pas besoin d’être convaincus affluaient en masse à Faralonn. Les camps s’établissaient dans les jardins derrière le palais et les groupes d’entraînement se relayaient jour et nuit pour former un minimum ceux qui n’avaient jamais tenu une arme de leur vie.
Dans leur antre, les Bihan-Avels remplissaient des centaines de fioles de potions destinées à soigner les plaies les plus profondes et aussi d’élixir sensé annihiler la peur. Contre toute attente de leur part, ils déversaient dans d’autres flacons, plus gros, plus ronds, un maléfice qui aiderait chaque guerrier à se défendre, ou un sortilège liquide qui embraserait ce sur quoi il tomberait.
***
Lorsqu’il arriva à Tanaël, Mikka se surprit à être heureux de retrouver ce lieu qu’il avait quitté après leur combat contre Wallamzen, Zoà et Lady Anya alors qu’ils tentaient de s’emparer du temple.
Il fut étonné de voir que la reconstruction du dôme et des quatre tours n’avait pas avancé. L’obscurité n’avait pas épargné Tanaël et il s’en désola. Le professeur Alfar fut le premier à venir le saluer et Mikka le remercia de ne pas lui avoir infligé quelques visions d’horreur comme il s’amusait à le faire habituellement.
— Que se passe-t-il, professeur ? Lorsque nous vous avons quittés, vous commenciez les travaux pour rebâtir le temple.
— Ce qui se passe en bas nous touche ici aussi. Les orages électriques détruisent tout à chaque fois, nous avons déploré quelques pertes humaines également et depuis quelques jours nous songeons à abandonner Tanaël.
Mikka, bien qu’attristé par ce constat n’en oublia pas pour autant le but de sa visite, il s’entretint avec Alfar et les autres professeurs. Tous furent effarés par le récit du chevalier et lorsqu’il leur demanda de se joindre à eux, aucun ne refusa. Sans parler du fait que les mondes avaient besoin d’eux, ils étaient soulagés de pouvoir mettre les apprentis Maîtres de l’Art en sécurité au palais originel.
— Excusez-moi, les interrompit Mikka, mais je pense que vous m’avez mal compris, les plus jeunes devront se battre à nos côtés.
— Vous n’y pensez pas, s’offusquèrent les professeurs Kaïfu et Raven, la majeure partie d’entre eux ne maîtrise que des sorts primaires, ils n’auront aucune chance.
— C’est pour cela qu’une fois à Faralonn vous devrez leur enseigner les sortilèges les plus puissants.
— C’est du suicide ! se rebella Lady Dule, la nouvelle directrice.
— Nous avons besoin de tous, sans exception.
Les contestations de certains alimentaient les arguments des autres, mais la conclusion de leur débat interminable ne trouva pas l’issue qui aurait contenté tout le monde. Malgré l’opposition catégorique de la directrice concernant l’implication des plus jeunes dans cette guerre, le nombre des voix « pour » l’emporta. Il fallait à présent informer tous les élèves et préparer leur arrivée au palais. Mikka avait encore du pain sur la planche et tandis que ses pensées lui rappelaient les dangers qu’encouraient ses amis, il s’efforça de rester concentré.
***
Les portes de Flondrénnaël s’ouvrirent lentement et contrairement à ce qu’elle avait entendu dire sur l’accueil des nains, elle s’étonna de ne voir personne. Le village était vide, aucun signe bleu ne dansait sur le cours d’eau et les fleurs qui ornaient les saules avaient fané. Ici aussi, l’obscurité avait tout envahi, l’endroit était désert. Elle s’engagea sur le chemin qui menait à la grande place du village. Sous le kiosque, planté au beau milieu, la silhouette d’un petit homme attira son attention. C’était Knot, le doyen de Flondrénnaël. Il leva tristement les yeux dans sa direction et la salua fébrilement. La jeune femme, sans dire un mot, s’assit à ses côtés. Une main sur son épaule, elle tenta de le rassurer et lui expliqua le but de sa venue. Le nain ne savait trop que penser de tout ceci.
Certes ils avaient un savoir que beaucoup ignoraient et la puissance de leur magie serait, pour sûr, un précieux réconfort quand l’heure serait venue, mais avait-il envie d’engager son peuple ? Voulait-il les envoyer à l’abattoir ?
— Si nous ne faisons rien, si vous ne vous engagez pas à nos côtés, vous les condamnez tous, hommes, femmes et enfants. Est-ce là votre souhait ?
— Quoi qu’il en soit, beaucoup des miens mourront dans cette bataille, je crois que la décision ne m’appartient pas cette fois-ci.
— Mais vous êtes leur chef !
— Peut-être, mais leurs vies ne m’appartiennent pas.
Une femme, élégante, traversait la place dans leur direction, sa taille et ses cheveux luminescents interpellèrent Esther.
— N’ayez crainte, elle est avec nous. Je vous présente la princesse Zita, la mère de Kalon.
— Princesse déchue, mon cher Knot, ironisa Zita.
Esther avait très peu connu son fils.
— Avez-vous des nouvelles de Kalon ?
Zita comme Knot, ainsi que tous les habitants de Flondrénnaël, n’avait pas de nouvelles depuis le départ de l’Élite à la recherche de la tour du Nord. Esther leur raconta à tous les deux ce qui s’était passé et l’épisode sur le terrible exode après l’attaque des Hurgals leur glaça le sang. Zita fut heureuse d’apprendre que son fils avait trouvé l’amour aux côtés de Léa, mais elle déchanta lorsqu’Esther lui raconta comment leur histoire s’était terminée.
— Je connais mon fils, il n’a pas renoncé à la princesse Léa. S’il a fait ce choix, c’est parce qu’il savait au fond de lui que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire sur l’instant, mais croyez-moi, il reviendra.
Le visage de Zita rayonnait de fierté, son fils était le futur gardien de la tour du Nord et ses pensées, sur le moment, furent pour son défunt mari. Elle était persuadée qu’il aurait été fier de son fils et peut-être, espérait-elle, où qu’il soit, qu’il n’y était pas étranger.
— Demain, je m’adresserai à mon peuple, leur annonça Knot, le cœur lourd.
Esther était heureuse de ce dénouement même si elle aurait souhaité découvrir ce monde sous de meilleurs jours.
***
Lorsqu’il survola le territoire des Elfes noirs, sur le dos de Tan qui s’efforçait d’éviter les éclairs qui frappaient de toutes parts, il s’étonna de ne pas reconnaître l’endroit. La glace avait presque totalement fondu et les Swart’Alpart, d’habitude si discrets, se promenaient à découvert au milieu du grand canyon. Leur attitude était pour le moins déroutante et malgré l’appréhension de devoir se retrouver face à l’un d’eux, il demanda à Tan de se poser.
Le dragon ne les effraya pas le moins du monde, et de toute évidence, ils n’avaient que faire de la présence de Drarion. La discussion sera moins houleuse, espéra-t-il.
—Tu viens te réjouir du spectacle ? lui lança agressivement leur chef. Tu viens constater par toi-même notre lente agonie ?
— Pas du tout et malgré tout ce qui nous oppose, sachez que je suis navré de ce qui vous arrive.
— Que viens-tu faire ici, alors ?
Drarion descendit de son dragon et s’avança vers le chef. À voir l’état de faiblesse dans lequel lui et son peuple se trouvaient, il n’avait rien à craindre. Il lui expliqua la raison de sa venue. Leur conversation s’éternisa jusqu’à la nuit et Drarion présentait toujours de nouveaux arguments destinés à faire changer d’avis l’Elfe noir qui ne voulait rien entendre.
— Après tout ce que nous avons subi, vous avez le culot de venir solliciter notre aide ?
— Nous avons besoin de toutes les bonnes âmes pour vaincre les Déusumbraé ; nous risquons de tout perdre, nous risquons de tous mourir si nous ne nous unissons pas.
— Il y a bien longtemps que notre âme nous a été enlevée, nous sommes déjà tous à moitié mort, et que se passera-t-il si nous gagnons ? Vous nous chasserez à nouveau, nous devrons encore vivre dans une forteresse de glace et subir cette malédiction qui nous pousse à consommer de la chair humaine pour survivre.
— Kalon et sa mère ont survécu, eux ! Je vous fais la promesse que vous retrouverez votre place dans ce nouveau monde.
— Ne fais pas de promesse que tu ne saurais tenir, petit prince.
Drarion remonta sur son dragon et tous deux reprirent la direction de Faralonn. Il espérait que cette discussion avec le chef des Swart’Alpart ferait son chemin et qu’avec le temps lui et son peuple les rejoindraient, la question étant de savoir combien de temps ils mettraient à se décider.
12
LA FORTERESSE NOIRE
Nokké, le géant des mers, n’était pas de ceux qui condamnent ou jugent, mais parfois il lui arrivait d’agir dans l’intérêt de tous. Il décela chez Zoà une forme de sincérité lorsque ce dernier lui affirma que tout ce qui était en train de se produire n’était pas son souhait. Compte tenu des circonstances, il proposa à l’ancien directeur de Tanaël de se joindre à l’armée qui affronterait, il l’espérait prochainement, cette chose, l’Invertero.
— Mes pouvoirs n’auront aucun effet sur ce sortilège ni sur Anya. Tant que l’ordre des Déusumbraé sera unifié, je ne serai d’aucune utilité.
— Alors il nous suffit d’en supprimer un et l’ordre suprême des dieux de l’ombre s’envolera avec l’âme de celui-ci.
— Lady Anya est intouchable et Wallamzen, ce lâche, a fui.
— Regarde !
Nokké désigna l’horizon, son doigt pointait vers l’obscur, là où un orage électrique frappait les sommets du relief. Les éclairs illuminaient le ciel et Zoà n’eut aucun mal à reconnaître Wallamzen. Le rapace s’éloignait de plus en plus. Soudain quelque chose transperça l’épais nuage, et un deuxième volatile apparut, la tempête n’avait pas d’emprise sur la créature. L’imposant rapace noir fit demi-tour et ses ailes battirent de plus en plus fort. Qu’est-ce qui pouvait effrayer Wallamzen plus encore que le courroux de Lady Anya ?
L’autre créature, dans sa course, laissait derrière lui une gerbe multicolore qui embrasait le ciel. Il ne lui fallut pas longtemps pour que ses serres agrippent le rapace noir qui se débattit, mais c’était peine perdue. La créature sur son dos faisait cinq fois sa taille et d’un coup de patte il fut déchiqueté. Un effrayant rugissement raisonna sur la baie. Dans l’instant, une puissante onde de choc raisonna dans tout Sgathân, l’ordre des Déusumbraé n’était plus et l’Invertero l’avait perçu lui aussi. Sa rage destructrice se décupla et le haut de la tour d’Onyx explosa sous la pression de l’épaisse et aqueuse matière maléfique qui maintenant, jaillissait telle la lave d’un volcan. Les restes de Wallamzen tombèrent en piqué pour couler dans les eaux dévastées de la baie. Zoà était tétanisé tandis que la créature s’approchait dangereusement de lui.
— Ne t’inquiète pas, Zoà, c’est un ami.
— Regardez ce que vous avez fait ! ragea Zoà, Anya est encore plus furax qu’avant, regardez cette chose nous envahir.
— Chaque décision que nous prenons a une conséquence que nous devons assumer. Je dirais que c’est un mal pour un bien, car maintenant tu nous seras utile, à moins que tu ne préfères que mon ami se charge de toi comme il vient de le faire avec le Lord ?
Zoà ne répondit pas, il était tétanisé et sa peur ne s’atténua pas le moins du monde lorsque le Simorgh se posa face à lui.
— Bonjour, Nokké, je suis navré, je n’ai pas réussi à contenir ma colère et ma peine.
— Bonjour, mon ami. Ne t’en fais pas, j’aurais agi de la même manière. Nous n’avons plus beaucoup de temps, emmène cet homme au palais originel, qu’on l’enferme pour l’instant, nous aurons besoin de lui plus tard.
— C’est hors de question, je ne laisserai pas ce moins que rien souiller mes plumes, de plus, je ne pense pas qu’il mérite d’être mis à l’abri à Faralonn. Qu’il reste ici, l’Univers décidera de son sort. Mais j’irai au palais, je pourrai certainement y être utile.
— Très bien, de mon côté, je vais tenter de ralentir cette chose qui cherche à tout anéantir, et pendant que j’y suis, si tu croises un membre de l’Élite, peux-tu leur faire passer un message de ma part ?
— Bien entendu, lequel ?
— Faites vite !
Le Simorgh s’envola, emportant avec lui Zoà, et Nokké put suivre la traînée multicolore jusqu’à ce qu’ils disparaissent à l’horizon.
Le géant des mers plongea dans les profondeurs de la baie et nagea à vive allure en dessinant de grands cercles autour de la forteresse. Les écailles émeraude qui recouvraient ses nageoires s’illuminèrent jusqu’à ce que la baie toute entière se colore et embrase le paysage. La mer se déchaîna et la violence des vagues qui s’écrasaient sur les murs de la forteresse noire fragilisaient l’Onyx pourtant si solide, qui craquelait sous l’impact.
Zoa était effrayé, étais-ce la fin pour lui ? Allait-il mourir ainsi écrasé sous les tonnes de cristal noir qui l’ensevelirait comme le reste de la forteresse noir après que Nokké ait soulagé sa colère ? Résigné, il décida de retourner auprès de Lady Anya. Etrangement il parvint à s’agenouiller auprès de sa bien-aimée sans qu’elle essaie de le tuer. Zoà sut alors qu’une infime part d’humanité subsistait en elle. La main d’Anya se posa sur celle de Zoà, l’homme dévasté put alors ressentir toute la tristesse qui la dévorait, elle aussi s’en voulait de ne pas avoir su contrôler sa haine. La fin approchait et Anya le savait, c’est certainement pour cela qu’elle l’avait laissé la rejoindre et Zoà crut même ressentir de l’amour dans son geste, juste avant que l’Invertero ne reprenne le dessus sur elle et que cette dernière connexion entre eux soit rompue. Quitte à mourir il préférait que ce soit auprès de celle à qui il avait dévoué sa vie.
Nokké ne faiblissait pas et sa détermination le poussait à aller encore plus vite. Les vagues se dressaient à présent tels des murs infranchissables, la violence avec laquelle elles frappaient, arrachaient de gros blocs de pierre noire. La structure se déstabilisait et depuis le temple, l’Invertero se défendait. Dans un dernier élan, Nokké remonta à la surface et bondit hors des eaux. La force de ses nageoires le propulsa suffisamment haut pour qu’à son tour il s’écrase sur ce qui restait de la plus haute tour, elle se brisa et s’écroula tel un château de cartes. Les vagues retombèrent sur l’amas de roche noire, ne laissant plus derrière elles qu’un gigantesque rocher en ruine, les blocs d’Onyx avaient partiellement obstrué le cratère.
Les eaux de la baie s’assombrirent à nouveau, les écailles du Maître des eaux ne brillaient plus. Nokké avait réussi à freiner la dispersion de l’Invertero dans le ciel de Sgathân, mais pour combien de temps ? Malheureusement, les vortex dans le ciel continuaient d’aspirer la substance maléfique et ne tarderaient pas à se répandre pour dévaster les autres mondes.
13
SE FONDRE DANS LA MASSE
À travers la brume des campagnes anglo-saxonnes, le train filait à vive allure. Rus’Och et Nolan n’avaient pas l’air d’apprécier leur baptême, leur teint était livide et les haut-le-cœur qui les secouaient écœuraient Léa et Satine. Gabriel, lui, était cramponné à l’accoudoir de son siège, il espérait que le voyage ne durerait pas trop longtemps. Il n’avait pas détourné son regard de la porte du wagon à l’autre bout de l’allée centrale et s’inquiéta de voir un homme pénétrer dans la voiture.
L’uniforme de ce dernier et son attitude ne rassurèrent personne, hormis Léa qui décida de s’en amuser.
— Pas de quoi paniquer, c’est un contrôleur, Gabriel va nous en débarrasser vite fait. N’est-ce pas ? lui ordonna-t-elle, en plus de lui offrir son regard le plus méprisant.
Agacé par son sarcasme, Gabriel se mit en colère et lui demanda des excuses, mais sa nièce n’était pas décidée à répondre favorablement à sa requête.
— Léa, présente tes excuses à Gabriel, il ne mérite pas que tu lui parles ainsi ! Et explique-nous ce qui t’arrive…
Satine perdait patience elle aussi et faisait de son mieux pour calmer les tensions, mais ce qui l’angoissait encore plus pour l’instant, c’était de voir le contrôleur se rapprocher. L’homme marquait un arrêt à chaque rangée, demandait les tickets de transport, les poinçonnait et passait à la rangée suivante.
— S’il te plaît, Gabriel, fais quelque chose, nous réglerons ça plus tard.
— Hors de question ! J’ai passé l’âge de me faire insulter par une gamine.
— Tu sais ce qu’elle te dit, la gamine ?
Le contrôleur n’était plus qu’à deux rangées et ne tarderait pas à leur demander leurs billets. Léa savait qu’à défaut de titres de transport, le train les débarquerait à la prochaine station et ils seraient conduits au poste, mais cela n’avait pas l’air de l’inquiéter outre mesure.
— Billet, s’il vous plaît !
Satine devint toute rouge et sa gêne n’échappa pas au contrôleur.
— Vos billets, je vous prie !
Gabriel croisa les bras et fixa Léa dans le blanc des yeux, elle comprit tout de suite qu’il ne ferait rien.
— Excuse-moi ! murmura-t-elle agacée.
Gabriel lui offrit un sourire en coin et marmonna une formule incompréhensible.
— Je vous remercie. Bonne journée, messieurs dames !
Les tensions de chacun se relâchèrent sur l’instant et Satine poussa un long soupir.
— Il était moins une, peux-tu me dire ce qui t’arrive ? Et ne me mens pas, il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’il y a quelque chose qui cloche.
— Je me suis excusée, ça devrait te suffire.
— Je ne suis pas ton ennemie, Léa, parle-moi, ça te fera du bien !
— Lâchez-moi tous avec votre compassion, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Que je suis malheureuse, que Kalon me manque, que je me sens trahie, et bien voilà, c’est fait. Je pensais être assez forte pour l’oublier, mais je n’y arrive pas et j’arrive encore moins à contrôler cette colère qui me brûle de l’intérieur.
— Je comprends, Léa, mais Gabriel et nous tous ici n’y sommes pour rien.
— Si Kalon était là, c’est sur lui que je passerais mes nerfs, mais il n’est pas là.
— J’ai compris, Léa, s’approcha Gabriel, passe tes nerfs sur moi autant que tu voudras si ça peut te soulager.
— Préparez-vous, nous arrivons, les interrompit Nolan.
La gare de Saint Pancras était une véritable fourmilière à cette heure de la journée. En descendant du train, leur regard se porta immédiatement sur l’imposante verrière qui abritait la gare. Ils longèrent le quai et Satine en profita pour récupérer un plan de la ville disponible sur un présentoir en libre-service.
Ils arpentèrent les rues de Londres, suivant Satine qui en profitait pour élaborer un plan, car une fois à Buckingham Palace la question serait de savoir comment faire pour entrer. Malheureusement, tous les scénarios qu’elle élaborait étaient incohérents. Avec Léa, elles avaient eu la chance de tomber sur un portrait de la reine et la clé autour de son cou avait retenu toute leur attention. Elles en étaient persuadées, ce précieux bijou leur donnerait accès au fragment du cœur d’Habask qu’ils étaient venus chercher. Mais approcher un membre de la famille royale ne serait pas chose aisée.
Les poilus montaient la garde devant les grilles du palais et nombre d’entre eux défilaient dans la cour intérieure pour le plus grand plaisir des touristes qui les mitraillaient avec leurs appareils photo.
— Comment veux-tu qu’on entre là-dedans ?
— Je ne sais pas, Nolan, s’inquiéta Satine. Allons au point d’accueil, il y a sûrement des heures de visites programmées.
— Et avec quoi vas-tu payer les billets ?
— Je n’en sais encore rien, Léa, soupira Satine, on pourra peut-être se fondre dans la foule.
Satine était désemparée et sans dire un mot elle se retourna vers Gabriel.
— C’est bon, j’ai compris, je m’en occupe.
Quelques mètres avant de se présenter à l’accueil, Satine saisit la main de Rus’Och, elle tenait à ce qu’ils aient l’air d’une vraie famille venue pour visiter le palais comme n’importe qui.
— J’ai passé l’âge qu’on me tienne la main, Satine.
— Peut-être, mais ici tout le monde croit que tu es un petit garçon, et les petits garçons donnent la main à leur mère lorsqu’ils sont en ville.
— Tu n’es pas ma mère non plus ! insista Rus’Och
— S’il te plaît, ce n’est vraiment pas le moment de faire des caprices, nous devons avoir l’air d’une vraie famille, alors souriez tous et soyez sages !
— J’y crois pas, elle vient de me gronder ou je rêve ?
L’hôte d’accueil, quelque peu maniéré, les salua et Satine lui rendit son sourire qu’elle s’efforçait de vouloir naturel. Elle demanda au jeune homme le programme des visites et s’agaça de voir Gabriel ramasser de vieux tickets chiffonnés et sales qui traînaient sur le sol.
— Excusez mon mari, il est maniaque et ne supporte pas les déchets, c’est son côté écolo.
Son sourire et son stress attirèrent l’attention de l’agent d’accueil qui la prit pour folle.
— La prochaine visite démarre dans une demi-heure, voulez-vous un pass pour la famille ?
— Ce sera parfait, je vous remercie.
— Ça fera 49 £, s’il vous plaît !
Elle fit mine de fouiller le fond de ses poches, toujours avec son sourire godiche qui n’amusait pas l’hôte.
— Chéri, tu peux payer le monsieur, s’il te plaît, grogna-t-elle, la mâchoire serrée, à l’attention de Gabriel.
Gabriel fut surpris quand Satine l’appela « chéri » et d’une main un peu gauche, il tandis au jeune homme les vieux tickets qu’il venait de ramasser tout en marmonnant en langue ancienne. Satine crut défaillir, mais le garçon les accepta et les rangea dans sa caisse avant de lui remettre le pass.
— Une dernière petite question si je puis me permettre, savez-vous si Son Altesse, la Reine Elisabeth est présente au palais aujourd’hui ?
— Vous voyez les drapeaux qui flottent tout là - haut ?
— Oui, je les vois, répondit-elle en se retournant pour vérifier qu’il y avait bien des drapeaux.
— Et bien c’est le signe que toute la famille royale est présente, d’où sortez-vous pour ne pas savoir un truc pareil ?
Satine ne répondit pas et pressa le pas pour rejoindre la file d’attente qui grandissait à vue d’œil devant les portes du palais.
— Merci, Gabriel !
— De rien, une simple incantation trompe l’œil. Ils ne vous apprennent plus rien à Tanaël, ma parole.
— Il y a combien de pièces dans ce palais ?
— Pourquoi tu demandes ça, Léa ? On a les billets, ça ne te suffit pas ?
— C’est simplement que ça ne va pas être simple de la retrouver sans connaître le numéro de sa chambre.
Satine n’avait jamais été aussi tendue que ce jour-là. Elle ne voulait qu’une chose : trouver la Reine, récupérer la clé qu’elle portait autour du cou – pour ça elle ne savait pas encore comment ils feraient –, et repartir au plus vite. Ensuite elle redeviendrait normale.
— Pour ce qui est des appartements de Sa Majesté, je sais déjà où ils se trouvent.
Tout le monde s’arrêta net et la façon dont ils la regardaient lui ordonnait de s’expliquer sur le champ. Brièvement elle leur raconta qu’à l’époque où elle vivait encore dans ce monde, bien avant d’avoir rencontré Léa et Drarion et alors qu’elle était journaliste stagiaire, elle avait eu l’opportunité de faire un reportage à Buckingham, c’était pour la naissance du premier enfant de Kate et William.
— Tu m’en diras tant ! Et tu ne pouvais pas simplement te présenter à l’entrée et t’annoncer ? Ils nous auraient certainement accordé une faveur et peut-être même qu’Elisabeth aurait demandé à te voir. Ça aurait été plus simple que tout le cinéma que tu nous as joué pour avoir des billets.
— En fait, Léa, c’est que je n’y ai pas pensé.
Léa dévisagea Satine et son air embarrassé ne lui échappa pas.
— Tu n’y as pas pensé ou ton reportage était tellement pourri qu’ils ne veulent plus te voir.
— Il n’était pas génial, répondit Satine un peu honteuse, mais je reste certaine que Sa Majesté acceptera de me parler… si elle n’a rien de mieux à faire.
Rus’Och qui avait récupéré sa main, Gabriel et Nolan s’amusaient de leur chamaillerie, mais ne comprenaient pas un traître mot de ce qu’elles racontaient. Journaliste ? Reportage ? Mais le plus important, comme le souligna Nolan, était d’avoir un ticket pour entrer.
14
LA GARDE ROYAL AUX TROUSSES
Lorsque les grilles du palais s’ouvrirent aux visiteurs, Satine tendit les billets d’une main tremblante. Ils suivirent le groupe qui s’extasiait déjà et canardait tout ce qui bougeait avec leurs appareils. Une femme d’apparence très joviale vint à leur rencontre et se présenta comme étant leur guide pour le reste de l’après-midi.
— Nous commencerons la visite par la grande galerie aux tableaux.
À peine la visite eut-elle commencé que Léa et ses amis cherchèrent un moyen de se faufiler hors du groupe pour aller fouiner. Satine se souvenait que lorsqu’elle avait fait son reportage, la Souveraine avait reçu son équipe dans le salon jaune à l’étage.
En essayant de paraître le plus naturels possible, ils empruntèrent l’imposant escalier tandis que le groupe suivait leur guide. Une fois à l’étage, Satine dut s’arrêter quelques secondes pour réfléchir et se souvenir quelle direction prendre. Malgré tous ses efforts, elle n’y parvint pas.
— Tu cherches quoi, Satine ?
— Le salon Jaune, Rus’Och !
— À gauche, au fond du couloir.
L’Huspalim la regarda de travers et lui désigna du doigt un panneau fixé au mur qui affichait le plan des pièces accessibles pour les visiteurs. Quelque peu vexée, Satine s’engagea et longea le couloir. L’étage semblait désert, pas un garde devant les portes et cela ne satisfaisait pas Satine, car c’était le signe que ni la Reine ni aucun membre de la famille royale n’était présent à ce niveau. Mais pour aucun d’eux il n’était question de faire demi-tour. Discrètement ils entrèrent dans le salon jaune.
La pièce était relativement grande, les moulures, les encadrements et même les meubles étaient décorés à la feuille d’or et tous restèrent silencieux, partagés entre l’admiration et une impression de mauvais goût.
— Et maintenant, Satine, que fait-on ?
— Laisse-moi le temps de me souvenir, Gabriel. Je me rappelle que le jour de notre interview, la Reine est apparue depuis l’autre bout de la pièce.
— À moins qu’elle ait les pouvoirs de Neimus, je ne vois pas de porte.
— Je sais bien, Léa.
Satine traversa le grand salon, ses doigts effleurèrent le dessus du piano à queue finement doré. Il datait du début du dix-huitième et l’avait déjà fascinée la première fois qu’elle était venue, elle rêvait secrètement d’y faire courir ses doigts.
Un autre meuble la subjuguait plus encore, le secrétaire de la reine, un bijou de technologie qui pour l’époque était une prouesse. Il regorgeait de cachettes secrètes. Elle l’effleura de sa main en passant à côté. Ses amis la regardaient progresser, se demandant ce qu’elle pouvait bien chercher, sa lenteur et la délicatesse de ses pas étaient envoûtantes. De chaque côté de la cheminée en marbre richement décorée et surmontée d’un tableau surdimensionné se trouvaient deux cabinets qui habillaient toute la surface du mur de ce salon. Elle fouilla celui de droite qui ne semblait rien avoir de particulier, puis elle examina celui de gauche jusqu’à ce qu’elle pousse sur la stèle d’une statuette qui bascula, sans pour autant tomber. Le bruit d’un mécanisme résonna dans le grand salon.
— Venez m’aider ! demanda-t-elle précipitamment.
L’impressionnant meuble et son miroir dissimulaient un passage secret, la paroi sur laquelle ils étaient fixés était si lourde que Satine n’arrivait pas à la faire pivoter sur ses gonds toute seule. Caché derrière le mur, fuyait un escalier en colimaçon assez étroit, recouvert d’une moquette rouge. Léa et les autres trouvèrent ça extraordinaire ! Dans le silence, ils suivirent Satine qui commençait à monter.
L’escalier s’arrêtait sur une porte qui s’ouvrait sur un autre couloir pas beaucoup plus large, sans doute lui aussi dissimulé derrière un mur.
— Sais-tu où cela mène, Satine ? chuchota Léa.
— Si ma logique ne me fait pas défaut, ce passage conduit directement aux appartements de la Reine, une sécurité pour mettre Sa Majesté à l’abri en cas de problème, mais aussi pour ne pas l’obliger à traverser tous les couloirs.
Le passage n’allait pas plus loin et rien de visible ne laissait croire qu’un quelconque accès existait. Rus’Och plaqua son oreille contre le mur, le fait que Gabriel l’ait transformé en petit garçon n’avait en rien diminué ses capacités auditives exceptionnelles.
— Il y a quelqu’un de l’autre côté de ce mur, murmura le garçon.
— Seul ?
— Oui, Nolan. Je crois bien.
Léa et Gabriel se mirent à pousser par endroits sur la paroi, mais rien ne bougea, c’est Rus’Och qui repéra une manette qui dépassait entre la moquette et la plainte.
— Ingénieux, souffla l’Huspalim en appuyant dessus avec son pied.
Le cliquetis d’une serrure retentit et une porte dérobée s’ouvrit sur une somptueuse chambre royale. Boiseries, tapisseries, dorures et sculptures magnifiaient le lit à baldaquin sous le lustre de cristal.
Sur la couche, une personne se reposait. Cela ne faisait aucun doute pour Satine, il s’agissait de la Reine en personne. Elle s’approcha à pas de louve, retenant presque sa respiration et le plus délicatement possible, elle poussa l’épais rideau brodé aux armoiries de la famille royale. La lumière du lustre éclaira le visage de la vieille dame et fit scintiller les diamants qui ornaient la clé autour de son cou.
La souveraine subitement ouvrit les yeux, faisant sursauter Satine qui recula d’un bond, mais avant qu’elle n’ait eu le temps d’appeler à l’aide, Gabriel lui jeta un sort pour qu’aucun son ne sorte de sa bouche.
— Ne vous affolez pas, majesté ! la supplia Satine.
La Reine s’inquiétait visiblement de ne pas réussir à parler, ses lèvres bougeaient, mais aucun mot ne sortait. Elle se redressa et se saisit de ses lunettes posées sur sa table de chevet ; une fois sur son nez, elle fixa Satine, intensément. Bien que leur rencontre ait eu lieu il y avait de cela bien longtemps, la souveraine n’était pas sénile et l’avait parfaitement reconnue. L’expression de son visage posait un milliard de questions et Satine commença à lui expliquer le but de leur visite. Ses amis l’avaient rejointe près du lit et Léa se sentit happée par le pendentif autour du cou de la vieille dame. Pendant que Satine faisait de son mieux pour abréger la longueur de son récit, Léa voulut toucher la clé, mais à son contact, elle fut secouée par de puissantes et troublantes visions. Léa s’effondra, créant l’affolement chez ses amis qui se précipitèrent pour lui venir en aide, oubliant totalement la Reine.
Pendant qu’ils s’enquéraient de savoir si leur amie allait bien, la vieille dame en profita pour sortir de son lit et se précipiter vers la porte. Si elle parvenait à l’ouvrir, tout serait terminé pour l’Élite, ils seraient arrêtés et la suite serait plus terrible encore.
Gwénaël qui était sorti de sa cachette analysa vite la situation et se précipita pour bondir au cou de la pauvre femme effrayée et lui arracher son collier. Celle-ci eut un moment d’hésitation, devait-elle affronter ses agresseurs pour récupérer son précieux bien, ou ouvrir grandes les portes de ses appartements pour que sa garde personnelle intervienne ? Son choix fut vite fait, sa voix ne lui répondait plus, mais ses jambes et ses bras étaient parfaitement connectés à son cerveau, elle les ouvrit d’un coup sec.
Léa tenait à peine sur ses jambes, mais elle eut suffisamment de force pour fuir avec ses amis par le passage secret avant que les gardes n’entrent. Lorsque la Reine se retourna, ils avaient disparu et sa garde rapprochée ne comprenait pas pourquoi leur majesté était si agitée. Cependant, lorsqu’elle leur montra du doigt la porte dérobée, ils comprirent enfin et s’engouffrèrent un à un dans l’étroit passage.
Entendant le vacarme derrière eux alors qu’ils descendaient l’escalier, les membres de l’Élite s’affolèrent. Dans sa course Nolan ne s’aperçut même pas que son foulard qui lui cachait les oreilles et sa chevelure d’elfe s’était accroché à une applique murale.
Ils sortirent en trombe de derrière le cabinet du salon jaune qu’ils refermèrent aussitôt.
Après avoir longé le couloir et descendu l’escalier, ils tentèrent de se fondre parmi les visiteurs qui rejoignaient la sortie, mais ces derniers prirent peur et leur stupéfaction en voyant l’elfe les obligea à fuir de plus belle.
À l’extérieur, tandis que l’alarme résonnait dans tout Buckingham palace, les curieux, armés de leur téléphone portable et appareil photo n’en perdirent pas une miette. En quelques minutes, les vidéos de leur fuite étaient sur tous les réseaux sociaux, et bientôt sur les chaînes d’information du monde entier.
***
Devant son écran de télévision, dans sa petite boutique de Montréal, la grande prêtresse faillit s’étouffer en avalant de travers une gorgée de son thé brûlant. Elle cligna des yeux à plusieurs reprises pour s’assurer qu’elle n’était pas victime d’hallucinations. Ils étaient de retour et de toute évidence ils avaient besoin d’aide.
15
DE RETOUR DE L’EST
Jubanis n’était pas très rassurée alors qu’elle pénétrait dans la forêt. Le domaine du roi des Elfes majeurs n’était plus très loin et déjà elle se sentait épiée. Elle dut puiser au plus profond d’elle-même pour trouver le courage de continuer. Elle se souvenait très bien de leur dernière visite dans cette contrée alors qu’avec l’Élite ils volaient au secours de Nolan. Bien que sa venue soit de la plus haute importance, elle ne serait sûrement pas la bienvenue.
Les arbres se faisaient plus hauts, plus beaux et le parfum des fleurs qui envahissaient peu à peu les lieux au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, l’enivrait. C’est sans surprise aucune qu’une escouade lui tomba dessus et lui barra la route. Menaçants, les Elfes des forêts pointaient sur elle leurs lances pour la dissuader de faire un pas de plus, mais sa détermination passa outre leur mise en garde. Elle savait qu’elle se ferait arrêter et c’était assurément ce qu’elle désirait.
Quel meilleur moyen pour entrer que celui-ci ? Elle avait bien compris les mises en garde des autres membres de l’Élite et en avait déduit que si elle voulait obtenir une audience auprès du roi en personne, rien de mieux pour elle que de se faire prendre. Quelle qu’en soit l’issue, c’était la meilleure chose à faire, mais au fond d’elle, elle priait pour qu’il l’écoute et la relâche ensuite.
— Nous avons senti ta présence, l’odeur de ton espèce est comme qui dirait… unique. Que viens-tu faire ici, Verch’Bleiz ? Aurais-tu oublié les traités entre nos deux peuples, jeune insolente ?
Jubanis était déroutée et luttait de toutes ses forces pour que la louve qui sommeillait en elle ne prenne pas le dessus. L’escouade qui l’avait capturée n’avait pas été très tendre avec elle, la jeune femme cherchait ses mots, des mots justes qui auraient l’effet souhaité, celui d’avoir toute son attention.
— Je vous prie de bien vouloir excuser mon intrusion, Altesse. Si je me suis permis d’insister, c’est que ce que j’ai à vous dire est de la plus haute importance.
Le roi des Elfes Majeurs éclata de rire et d’un geste circulaire de la main, il invita tous les Elfes présents dans la salle du trône à se joindre à lui. Jubanis était décontenancée, qu’avait-elle dit d’aussi risible ?
— Je suppose que tu es venue me mettre en garde contre ce maléfice qui consume notre monde ! Les Elfes ne sont pas aveugles, mais peut-être es-tu venue dans l’espoir que j’engage mon peuple aux côtés de ceux qui se font appeler l’Élite ? Peut-être imagines-tu que je vais sacrifier mon peuple dans cette guerre perdue d’avance.
— Mais si vous ne…
L’Elfe juste derrière elle lui frappa le crane pour la punir de son insolence, car dans ce lieu, et dans de telles circonstances, rien ne l’autorisait à s’adresser au souverain sans un accord préalable.
La pauvre Jubanis s’effondra inconsciente et le roi ordonna qu’elle soit enfermée jusqu’à son jugement.
Seule dans sa cellule faite de ronces entrelacées, à même le sol humide, Jubanis se réveilla terrifiée et grelottante. Elle ne comprenait pas ce qui avait mal tourné et s’indignait de voir qu’un roi, pourtant respecté pour sa droiture et son respect envers tout ce qui es, l’ait jetée ainsi au cachot sans prendre la peine d’écouter ce qu’elle avait à lui dire ? Elle y pensa toute la nuit que dura sa captivité, essayant de trouver des excuses à ce grand chef, mais sa compassion ne la sortirait pas de là.
Sa principale inquiétude était de se dire que de tous les cas de figure qu’elle avait envisagés, celui-ci n’en faisait pas partie et de ce fait elle n’avait pas réfléchi à la façon dont elle pourrait s’en sortir.
Le petit matin pointait déjà et Jubanis n’avait pas fermé l’œil de la nuit. La brume coulait sur la terre des Elfes qui lentement s’extirpaient d’un sommeil qui depuis plusieurs semaines était tout aussi agité que celui des autres peuples et des autres créatures de Sgathân. La sentinelle en faction devant la cellule de la jeune femme ne tarderait pas à revenir et elle crut défaillir en voyant celui qui venait pour lui ouvrir.
— Ce n’est pas possible, comment as-tu su ? Qui te l’a dit ?
— Personne, Jubanis, je ne savais pas que tu étais ici, j’ai appris ce qui se passait à Sgathân et lorsque je suis retourné à Faralonn pour offrir mon aide à l’Élite, on m’a informé de ce que vous étiez partis faire, j’ai donc décidé d’apporter ma pierre à l’édifice et j’ai senti ta présence. Comment as-tu fait pour te retrouver dans cette cage ?
— C’est une longue histoire, Kalon.
L’apprenti du gardien de la tour de l’Est était revenu pour apporter son aide, il avait beaucoup changé et ses traits juvéniles avaient disparu, l’Elfe qui se tenait devant Jubanis était devenu un homme. Les gardes de retour à leur poste interpellèrent Kalon, lui demandant de s’écarter de cette cage et de s’agenouiller. Il avait grandi et ses pouvoirs aussi, les deux gardes n’eurent pas le temps de dire ouf que d’un simple regard il les terrassa.
— Kalon, mais qu’as-tu fait ? Tu n’avais pas besoin de les tuer ! s’attrista la jeune femme.
— Ils ne sont pas morts, ne t’en fais pas, ils dorment, voilà tout. Mais comme je maîtrise encore mal mes nouveaux dons, je ne pourrai pas te dire quand ils se réveilleront.
Kalon arracha la porte qui la maintenait captive et lui demanda de le suivre. L’élu de Brocéliande n’avait pas dit son dernier mot et il y avait certains points qu’il voulait éclaircir. Sur le chemin qu’ils empruntèrent pour rejoindre la salle des Trônes, Kalon s’amusa à endormir tous ceux qui tentaient de les arrêter. Lorsqu’ils arrivèrent devant les grandes portes derrière lesquelles le roi des Elfes s’entretenait déjà avec ses sujets, son envie première fut de les faire exploser, mais après quelques secondes de réflexion, il se dit que la surprise serait plus grande encore s’ils entraient comme n’importe qui l’aurait fait.
Lentement elles s’ouvrirent, Jubanis et Kalon les franchirent d’un pas décidé et cette fois-ci, la jeune femme ne voulut pas leur donner l’impression qu’elle était venue pour parler, elle reprit son apparence de louve féroce.
Le roi des Elfes Majeurs leva la tête et son teint, pourtant déjà très pâle, le devint plus encore. En l’espace d’une seconde, le brouhaha cessa et seul le bruit des pas de Kalon résonnait. Les Elfes gardes regardèrent leur roi, attendant de sa part l’autorisation de charger, mais sa main levée leur ordonna de rester à leur place. Le roi demanda à ses sujets de regagner les bancs pour lui faire de la place, il donnait l’impression de manquer d’air. Lorsque Kalon, respectant le protocole, s’agenouilla pour le saluer, le roi avala difficilement sa salive et lui demanda de se relever.
— Que me vaut cet honneur ? demanda fébrilement le souverain.
— Je suis venu m’assurer que tu n’avais pas oublié notre dernière conversation… grand-père !
En entendant Kalon l’appeler ainsi, cela fit remonter en lui d’innombrables souvenirs depuis longtemps enfouis. Douloureux pour certains et tellement joyeux pour d’autres. Les yeux de Kalon lui rappelaient ceux de sa fille, Zita, qu’il avait bannie ; il se remémorait ces instants de bonheur qu’il avait partagés avec elle jusqu’à ce qu’elle lui désobéisse, et sa tristesse à présent était d’autant plus grande qu’il réalisait que l’homme qu’il avait devant lui, son petit-fils, était un parfait inconnu.
Au-delà de ses souvenirs et de son chagrin, le secret de leur dernière conversation le mettait mal à l’aise face à sa cour qui apprenait à l’instant l’existence de son petit-fils caché, mais en faisant un bref tour d’horizon, il lut dans le regard des Elfes qui peuplaient la grande salle du trône, de l’attendrissement et presque autant de chagrin qu’il en éprouvait lui-même. Ses ministres, ses gardes, aucun ne voyait là une traîtrise, ils considéraient Kalon comme l’héritier de leur roi et le futur gardien de la Tour de l’Est s’en rendit compte également.
— Je me souviens très bien de notre dernière conversation, je n’ai rien oublié, mais cette fois-ci je ne peux rien pour toi, et tu ne peux pas me demander d’enrôler notre peuple dans cette bataille.
— Bataille qui nous anéantira tous si personne ne bouge. Comptes-tu rester assis sur ton trône, les bras croisés, à regarder ton peuple agoniser ?
Les chuchotements reprirent de plus belle dans la salle et de toute évidence, au vu des réactions de chacun, les avis divergeaient, tantôt en faveur du roi, tantôt pour Kalon.
— Je te demande de montrer au monde entier que tu es un grand roi, et même si je ne saurai te pardonner un jour pour ce que tu as fait à mes parents, peut-être que ton peuple le pourra.
— De quoi veux-tu que mon peuple me pardonne ?
— D’être un lâche !
Cette fois Kalon avait réussi à inverser la tendance et l’opinion lui était favorable, au grand désespoir du roi qui n’avait aucun argument assez fort pour riposter. Ses jambes faiblissaient sous le poids de sa honte et de son remords, un de ses ministres lui vint en aide pour l’aider à s’asseoir.
— Quitte cet endroit, quitte mon palais et ne reviens jamais, je serai des vôtres, mais je n’ordonnerai pas à mon peuple de me suivre, s’il le fait, ce sera de son plein gré. Et emmène ton chien avec toi, tu seras gentil !
— Soit !
Kalon demanda à Jubanis de cesser de grogner et de le suivre. Ils traversèrent l’allée centrale et leur décontraction se voulait victorieuse. Kalon avait la certitude que hormis les vieux et les enfants, tous s’engageraient aux côtés de l’Élite, et son plan, si par chance ils terrassaient l’Invertero, n’était que le début d’une longue liste de souhaits qu’il comptait bien réaliser.
16
ARRESTATION
Léa et ses compagnons d’armes traversèrent la cour de Buckingham palace à toute vitesse sans prendre le temps de s’excuser auprès des passants qu’ils bousculaient. Les touristes criaient leur colère contre l’Élite, mais aussi contre la garde royale qui les avait pris en chasse et qui ne s’occupait pas de savoir s’il y avait des civils sur leur chemin.
Léa bifurqua brusquement sur sa gauche ; au loin, elle avait aperçu la Tamise, le souffle coupé elle cria à ses amis de la suivre. Longer les berges était pour elle la meilleure solution, ils y trouveraient bien un endroit pour se cacher. Depuis le bord du fleuve, dans leur course effrénée, ils distinguaient parfaitement les gyrophares toute sirène hurlante sur les bolides de la police nationale qui surgissaient à chaque coin de rue, sur chaque pont. Ils devaient vite trouver refuge, car bientôt ils seraient pris au piège. C’est sur une péniche inoccupée que Léa s’engouffra, suivie de près par ses compagnons. Assis sur le plancher du poste de pilotage, ils reprirent leur souffle.
— Il était moins une !
— Ce n’est pas drôle, Léa !
— Il n’empêche qu’on s’en est bien sortis et je félicite Gwénaël, sans lui nous aurions fui sans la clé.
— Que fait-on maintenant qu’on a cette clé ? Nous avons détalé sans même nous demander si ce que nous recherchons ne se trouvait pas sur place.
— Le fragment du cœur d’Habask ne se trouve pas à Buckingham ! affirma Léa.
Ses amis l’interrogèrent, de toute évidence rien ne lui permettait d’affirmer une telle chose. Léa leur demanda de se calmer et d’écouter ce qu’elle avait à leur dire. Tous avaient occulté les raisons pour lesquelles elle s’était effondrée dans la chambre de la Reine. Une fois les esprits calmés, elle leur raconta la vision qui l’avait frappée alors qu’elle tentait de s’emparer du collier de la souveraine.
Dans sa vision, Léa avait été projetée dans le passé, à la fin du dix-huitième, et s’était retrouvée dans la tour d’un château en plein cœur de Londres. Depuis une étroite fenêtre, elle pouvait distinguer le Tower Bridge. Dans la pièce circulaire se trouvait un homme, un garde au vu de ses apparats. L’homme fut rejoint par sa famille et son épouse avait apporté un panier pour le déjeuner. Il faisait très sombre et les bougies n’étaient pas suffisantes pour que Léa distingue clairement leurs visages.
L’instant d’après, le garde cria à sa famille de se réfugier derrière lui. Léa sursauta, comment cet homme pouvait-il la voir ? Ce qui l’effrayait c’était une lueur bleue qui flottait au fond de la pièce et dont l’intensité lumineuse ne cessait d’augmenter. Le garde connaissait toutes les légendes des tours de la forteresse et les nombreux témoignages relatant la présence de revenants ou autres phénomènes inexpliqués ; malgré tout, il ne parvenait pas à contenir sa peur. De cette lueur presque aveuglante surgit un objet cylindrique, relativement gros. Deux capsules de métal fermaient les extrémités de ce tube cristallin dans lequel se trouvait un liquide bouillonnant.
L’objet lévita jusqu’au garde et se mit à tourner autour de sa famille. Il essaya bien de l’attraper, mais ce fut en vain. Léa aurait voulu lui venir en aide, mais les visions ne lui permettaient pas de modifier le passé. D’où elle se trouvait, un détail la frappa alors qu’elle observait la scène, impuissante. Elle remarqua qu’au cœur du cylindre, flottait dans ce liquide en ébullition, un fragment de cristal pourpre. Elle n’avait eu aucun doute, c’était bien le fragment du cœur d’Habask qu’ils étaient venus chercher. L’objet subitement disparut et la lueur bleue se dissipa progressivement pour faire place à sept corbeaux. Léa n’en avait jamais vu d’aussi gros ni d’aussi menaçants.
— Voilà pourquoi je peux affirmer que le fragment n’est pas à Buckingham, nous devons nous rendre à la Tour de Londres.
— Qui te dit qu’il y est toujours ? s’inquiéta Rus’Och
— Parce que c’est à la Tour de Londres que sont exposés les joyaux de la couronne, lui répondit Satine.
Depuis le poste de pilotage de la péniche, ils pouvaient admirer le Tower Bridge que Léa avait aperçu dans sa vision. Ils en conclurent qu’en continuant de longer la Tamise, ils tomberaient forcement sur ce célèbre monument.
Avant de se remettre en route, Nolan dénicha un bonnet de marin qui traînait sur une banquette ; la laine le grattait, mais il préféra ça à être pris en chasse. La police était maintenant positionnée un peu partout et leur signalement avait fait le tour de chaque unité. Gabriel proposa donc de marcher devant avec Satine et Rus’Och, ils passeraient plus facilement pour une famille en balade et Léa et Nolan les suivraient de plus loin. Chacun s’efforça de conserver une attitude normale, jouant les touristes, admirant le paysage. Les hauts murs de la Tour de Londres n’étaient plus très loin et déjà la même question les hantait tous, comment allaient-ils franchir les portes ? Ils profitèrent d’un groupe venu visiter le célèbre château et ses tours, lieu touristique incontournable et de loin le plus effrayant de Londres, pour se mêler à eux et ils se félicitèrent d’avoir dupé les forces de l’ordre, mais c’était sans savoir ce qui les attendait à l’intérieur du fort.
À peine eurent-ils franchi les portes que la foule fut dispersée, ils n’eurent pas le temps de réagir et en une fraction de seconde, ils se retrouvèrent encerclés par une cinquantaine d’hommes armés jusqu’aux dents. Instinctivement, ils levèrent les mains au-dessus de leur tête. Leur voyage s’arrêtait là.
17
UNE AMIE VENUE DE LOIN
Le vol de la compagnie aérienne en provenance directe du Canada se posa sur le tarmac et la grande prêtresse n’attendit pas que les signaux lumineux s’éteignent pour empoigner son sac qu’elle avait gardé sur les genoux et se diriger vers la porte d’où l’hôtesse la regardait d’un sale œil.
Passer les douanes, sauter dans un taxi et après une heure d’embouteillages dans les rues de Londres, le chauffeur la déposa devant les grilles de Buckingham Palace. Elle demanda à tous les gardes de bien vouloir la laisser entrer leur indiquant même que ce qu’elle avait à dire à la Reine était de la plus haute importance. Elle n’obtint aucune réaction de leur part, tous restaient de marbre et la grande prêtresse, éprouvée par son long voyage, ne savait plus que faire pour qu’on lui prête attention. Assise sur son sac de voyage, elle fixait les grilles, réfléchissant à un moyen d’entrer, mais aucune idée ne lui venait, la grande prêtresse était dépitée.
C’est alors qu’elle se décidait à se lever pour partir à la recherche de ses amis, pensant que si elle ne pouvait pas plaider leur cause auprès de Sa Majesté, elle leur serait d’un plus grand secours à leurs côtés, que les grilles s’ouvrirent. Une dizaine de policiers à moto sortit en file indienne et du fond de la cour, la grande prêtresse vit un énorme véhicule immaculé suivre le cortège de la garde royale. C’est forcément elle, se dit-elle. Sans réfléchir, tout en sachant qu’elle risquait de se faire arrêter, elle courut vers la voiture qui roulait encore au pas. Une fois devant, elle se jeta sur le capot et s’y écrasa. Pas le temps pour elle de reprendre ses esprits que déjà quatre gardes la saisissaient et la maintenaient fermement pour la menotter, mais la grande prêtresse n’avait pas dit son dernier mot. Elle se débattit et hurla qu’on la laisse s’entretenir avec la Reine.
— Il en va de nos vies à tous, laissez-moi lui parler !
Cette dernière phrase eut l’effet escompté, le chauffeur sortit de la berline et fit signe aux policiers d’accompagner la femme dans la voiture de Sa Majesté. Il leur demanda également, très discrètement, de lui laisser les menottes.
La Reine était blafarde, installée au fond de la voiture, elle ne semblait pas rassurée, mais avec tout ce qui s’était passé ces dernières heures, sa curiosité l’obligeait à s’entretenir avec cette femme qui lui paraissait sincère. La grande prêtresse, impressionnée malgré tout, ne perdit pas de temps et lui raconta son histoire, depuis le début, depuis ce jour où elle avait rencontré l’Élite à Montréal.
La reine mère connaissait bien cette histoire pour l’avoir suivie en même temps que le reste du monde à la télévision.
— Leur mission est de la plus haute importance, Majesté, et s’ils sont revenus, c’est que nous courons tous un grave danger. Ils ne voulaient pas vous faire de mal, ils en sont incapables, tout du moins tant que vous ne cherchez pas à leur en faire, mais s’ils vous ont emprunté ce collier, c’est qu’il doit être très important pour leur mission. Je sais que tout ce que je vous raconte semble insensé et que certainement, vous n’en croyez pas un mot, mais s’il vous plaît, Majesté, concevez au moins que tout ceci soit possible, alors nous aurons peut-être une chance.
La Reine ne l’écoutait plus, toute son attention était focalisée sur la foule extérieure qui s’agitait en pointant du doigt le ciel. Pour la première fois de sa vie, elle n’attendit pas qu’on le fasse pour elle et ouvrit la portière de la voiture. La grande prêtresse la rejoignit et toutes les deux restèrent subjuguées par ce phénomène en formation au-dessus de leur tête. La foule commençait à paniquer, certains se mirent à courir pour fuir en hurlant.
Au-dessus de Londres venait d’apparaître un gigantesque trou duquel une épaisse matière obscure s’échappait. En l’espace de quelques minutes, un monstrueux nuage noir recouvrit presque toute la ville. La Reine se tourna vers la grande prêtresse, son expression révélait qu’elle portait sur ses épaules le poids d’un lourd secret.
Un secret d’État ancestral qu’elle ne pouvait plus garder pour elle seule.
— Je ne doute pas de vous, Madame, lui affirma la Reine, notre royaume coopère avec le gardien de la tour de l’Ouest depuis la nuit des temps.
— Vous êtes en train de me dire que vous connaissez le gardien.
— Pas tout à fait ! Mes ancêtres ont toujours tenu l’existence du gardien secrète, et nous avons toujours répondu présents lorsque cela était indispensable, en échange, la magie restait de l’autre côté, dans les autres mondes. Il y a presque 17 ans maintenant, le gardien est venu me trouver pour me confier un objet que je garde précieusement à la Tour de Londres, en sécurité avec les joyaux de notre couronne et je pense que cet objet est ce que vos amis sont venus chercher.
— Nous devons les retrouver et le leur remettre, Majesté.
— Pourront-ils m’expliquer ce qu’est cette chose qui nous envahit ?
— Assurément ! Enfin, je crois.
— Nous les avons arrêtés, montez et je vous conduirai jusqu’à eux.
— Et pour l’objet ?
— Ça, c’est une autre histoire.
18
LE TEMPS PRESSE
Au palais originel, le portail magique s’était ouvert dans la grande salle du trône et les dizaines d’apprentis Maîtres de l’Art pénétraient pour la première fois à Faralonn. Mikka avait tout organisé et les guidait jusqu’à leur camp qu’il avait fait établir dans les jardins du palais, non loin des serres. Les professeurs étaient logés dans des chambres et à peine le vortex se referma-t-il, qu’ils se réunirent pour débattre du programme de formations des plus jeunes et les diviser en groupe.
Mikka préférait de loin assister le professeur Alfar, il était plus à l’aise avec une épée et préférait cela à la magie qu’il ne maîtrisait que très peu. Insouciants face aux heures sombres qui les menaçaient, les apprentis étaient survoltés et d’un tempérament d’acier, ils donnaient l’impression d’être invincibles. Lady Dule, la dernière directrice de Tanaël, s’attristait en les regardant se prendre pour des super héros ; elle était fière de chacun d’eux, résignée face à tant de volonté et de dévotion, car combien reviendraient vivants s’ils sortaient vainqueurs de ce combat qui semblait perdu d’avance ?
Personne dans l’enceinte du palais n’avait de nouvelles de l’Élite, mais Mikka ne voulait pas céder à la panique, ses pensées étaient essentiellement pour Nolan et se focaliser sur sa mission lui permettait de ne pas trop imaginer le pire.
Des quatre coins du royaume, les messagers qui rentraient rapportaient la même information. Les peuples se soulevaient de partout et ce qui inquiétait toujours autant, c’était qu’il n’y avait aucune trace des Hurgals, même les Bihan-Avels trouvaient ça louche et inhabituel.
***
Sur le dos de Tan qui fendait les airs à grands battements d’ailes, Drarion se félicitait, bien que rien ne lui garantît que les Swart-Alparts rejoindraient leur cause. Il savait, qu’au fond, il avait su trouver les arguments qui feraient mouche le moment venu. Le voyage de retour ne fut pas plus agréable qu’à l’aller, le dragon devait redoubler de vigilance pour éviter la foudre incontrôlable qui ravageait tout à la surface de Sgathân. Drarion demanda à Tan de faire un détour, il s’inquiétait pour Jubanis et sa crainte se fit plus grande encore lorsqu’il la repéra. Jubanis n’était pas seule, sa première réaction fut de fondre en piquet sur elle pour s’assurer qu’elle n’était pas en danger. Son étonnement lorsqu’il la retrouva aux côtés de Kalon était partagé entre la joie de revoir son ami et la colère qu’il éprouvait à son égard parce qu’il était parti sans dire au revoir. Mais sa principale préoccupation pour l’instant était de connaître les raisons de sa présence. Jubanis lui fit rapidement oublier toutes ses questions en se jetant à son cou, elle était tellement heureuse de le revoir sain et sauf, Drarion l’étreignit avec la même fougue.
Tan ne pouvait pas supporter deux passagers de plus sur son dos, c’est donc tout naturellement qu’avec Drarion ils décidèrent de les accompagner jusqu’à Faralonn, mais Kalon était devenu puissant et il s’en serait voulu de leur imposer un tel voyage. Sous leur regard intrigué, il sortit Nilrem de sous sa toge et leur ouvrit un passage.
Une fois de retour au palais originel, Drarion et Jubanis furent soulagés de retrouver Mikka et de constater qu’il avait mené à bien sa mission, ils furent même étonnés de voir avec quelle minutie il avait organisé la prise en charge des apprentis de Tanaël. Après de brèves retrouvailles la même inquiétude les assaillit, où étaient les autres membres de l’Élite ? Personne n’avait de nouvelles de Léa et de son équipe, Neimus n’avait pas donné signe de vie et Esther n’était toujours pas rentrée.
Derrière les fenêtres, dans la salle des Trônes, les yeux rivés vers le ciel, ils constataient l’ampleur désastreuse de la situation. Le temps ne jouait pas en leur faveur et Kalon prit l’initiative de partir à la recherche d’Esther pour la ramener, il espérait qu’à son retour l’Élite serait au complet même si Drarion lui conseilla de se faire tout petit le moment venu. Kalon aussi appréhendait ce moment, celui où il se retrouverait face à face avec Léa. Il devinait déjà sa réaction et bien qu’il fût devenu puissant, il connaissait l’étendue des pouvoirs de l’héritière, et ce moment de retrouvailles serait tout sauf magique.
Lorsque Kalon s’agenouilla dans la prairie, les portes de Flondrénnaël se matérialisèrent, et cette fois-ci il n’eut aucune crainte de les franchir contrairement à son entrée lors de sa première venue. Il se souvint des encouragements et du soutien de Drarion qui lui avait fait comprendre à ce moment-là que la pureté du cœur d’un homme n’est pas jugée sur ses racines ou ses origines, mais sur ses intentions. C’est grâce à son ami qu’il avait repris confiance en lui et qu’il était entré dans le monde des nains sans crainte.
Au-delà du fait d’être venu chercher Esther, Kalon n’attendait qu’une chose, retrouver sa mère, la serrer dans ses bras, prendre de ses nouvelles et lui dire qu’il allait bien. Il imaginait déjà, tandis qu’il longeait le lac sous les saules, la scène de leurs retrouvailles, il n’espérait qu’une chose, qu’elle soit fière de lui.
Knot se tenait debout sur la grande table sous le kiosque au cœur du village, à ses côtés Esther et Zita lui apportaient leur soutien tandis qu’il s’apprêtait à s’adresser à son peuple. Kalon resta à l’écart. D’où il se trouvait, il contempla le visage de sa mère comme si c’était la première fois qu’il la voyait, il était heureux de constater qu’elle était en parfaite santé. La place fourmillait de nains, tous autant éprouvés que le Doyen par ce mal qui planait au-dessus de leurs têtes et malgré leur fragile apparence, émanait d’eux une puissance que Kalon se réjouit de constater. Knot n’eut pas besoin de chercher ses mots pour convaincre les siens de s’engager à ses côtés auprès de l’Élite, les hommes, les femmes et même les plus jeunes, ceux en âge d’utiliser la magie, se joignirent à lui et l’assurèrent de leur soutien. Kalon traversa alors la foule et de sa hauteur, sous le kiosque, Zita laissa couler des larmes de bonheur en apercevant son fils.
Sans plus réfléchir, elle remonta élégamment le bas de sa robe pour ne pas se prendre les pieds dedans, et courut à sa rencontre. L’héritier de la tour de l’Est redevint, à cet instant, le petit garçon qu’il était. Parmi les nains rassemblés, il s’empressa de se frayer un passage pour aller se jeter dans les bras de sa mère avec la même émotion. Knot les abandonna à leurs retrouvailles et disparut à l’autre bout du village. Esther avait énormément de compassion pour le doyen et de le voir ainsi abattu lui brisait le cœur. Discrètement elle le suivit et s’étonna de voir le vieux nain indécis face à une porte dont il tenait la clé.
— Que faites-vous, Knot ?
— Ce qui se trouve derrière cette porte est le bien le plus précieux de notre peuple.
— S’agirait-il de ce fameux musée dont Léa et Drarion m’ont tant parlé ?
— C’est exact et je me réjouis d’apprendre qu’ils t’en ont parlé, car vois-tu, Esther, ce n’est pas seulement un musée, c’est plus que ça, c’est un peu comme un gigantesque nuancier, celui de notre histoire à tous de par les mondes. Les objets qui s’y trouvent retracent notre évolution, nos erreurs, mais aussi notre génie et malheureusement tout ce qui se trouve à l’intérieur risque de disparaître avec tout le reste. Il n’y aurait plus alors aucune trace de notre passage dans cet univers.
— Nous vaincrons, Knot et vous pourrez revenir ici et continuer votre œuvre.
Le cœur lourd, Knot tourna une dernière fois la clé dans la serrure, Esther préféra le laisser seul avec ses pensées, l’instant était trop solennel pour être partagé. Elle rejoignit Kalon et Zita, ensemble ils repartirent pour le palais originel afin de préparer l’arrivée de leurs nouveaux alliés.
***
Le soir venu, depuis l’un des balcons du dernier étage du palais, Drarion et son équipe s’étaient réunis. Grâce au charme qu’avait jeté Neimus avant de partir à la rencontre des Golems, ils ne craignaient rien, Faralonn était protégé des effluves électriques qui s’écrasaient au-dessus de leurs têtes. Ils étaient face à ce qu’il y avait de plus terrifiant, au fond d’eux ils auraient souhaité ne jamais avoir à assister à un tel spectacle. Au loin sur la baie, L’Invertero fuitait toujours de sous l’amas de cristal noir. Il y avait peu, le gigantesque édifice d’Onyx pointait encore sur les eaux de la baie, ce symbole des forces de l’ombre imposait depuis toujours sa puissance et rappelait à chacun à quel point l’équilibre de ce monde était fragile.
Aujourd’hui la forteresse des Déusumbraé avait disparu de ce paysage dévasté. Aucun des habitants de Sgathân ne pouvait nier avoir un jour espéré sa destruction. Maintenant que c’était chose faite, l’angoisse était plus grande encore.
L’Élite faisait le point sur la situation et ils se rendirent à l’évidence que dans quelques jours, le palais originel ne pourrait plus accueillir qui que ce soit, ils s’inquiétaient déjà pour tous ceux qui n’auraient pas trouvé refuge à temps, ce temps qui s’écoulait. Tout ce qu’ils espéraient était que l’équipe de Léa les rejoigne au plus vite, ainsi que Neimus ; ce silence de leur part, bien que compréhensible, devenait insupportable.
Le balcon sur lequel ils se trouvaient commença à vibrer, faisant croire dans un premier temps à un tremblement de terre. Un grondement raisonna et le palais trembla plus fort encore. De leur hauteur, fermement cramponnés à la balustrade, les membres de l’Élite craignaient plus pour les occupants du village en contre bas que pour leur propre vie. Un flash aveuglant, suivi d’une violente explosion secoua Sgathân et le temps que la lumière se dissipe, la terre avait cessé de trembler. Sur la baie, l’Invertero s’était libéré de dessous les décombres et son apparente colère laissait présager que la fin était proche.
Drarion était face à un dilemme, si Neimus et le reste de l’Élite ne les rejoignaient pas au plus vite, lui et tous ceux qui avaient rejoint son armée ne pourraient plus attendre. Quelle qu’en soit l’issue, ils devraient donner l’assaut.
19
LONDRES EN PÉRIL
La voiture immaculée roulait à vive allure dans les rues de Londres, précédée par l’escorte de motards qui lui ouvrait la route. La Reine et la grande prêtresse constataient avec une frayeur non dissimulée le chaos qui régnait dans les rues. La population avait pourtant été priée de ne pas sortir et de rester à l’abri, mais beaucoup avaient choisi de fuir et les premiers embouteillages déjà, asphyxiaient le centre-ville. Le Tower bridge était inaccessible et les klaxons mélangés aux hurlements des sirènes amplifiaient cette peur qui c’était emparée de la ville. L’invertero avait plongé Londres dans les ténèbres et les premiers éclairs en frappant le sommet des buildings, faisaient exploser leurs parois de verres qui blessaient les innocents en contre-bas dans leur fuite.
Depuis le téléphone de sa voiture, la souveraine ordonna que l’Élite qui venait d’être faite prisonnière soit immédiatement reconduite à la Tour de Londres et lorsque le cortège entra en trombe dans l’enceinte de la forteresse, la grande prêtresse ne cacha pas sa joie en apercevant ses amis.
La Reine, la grande prêtresse ainsi que les prisonniers furent immédiatement mis à l’abri à l’intérieur de la tour. Après s’être assurés que Léa et ses amis n’avaient pas l’intention d’attenter à la vie de leur majesté, les policiers, sur sa demande, les délivrèrent des bracelets de métal qui les maintenaient prisonniers.
— Que faites-vous ici ? demanda Léa à sa vieille amie.
— Lorsque j’ai vu ce qui se passait et dans quelle situation vous vous trouviez, j’ai sauté dans le premier avion pour venir vous aider. Vous ne seriez pas là si votre mission n’était pas prioritaire.
— Vous nous aviez caché que vous connaissiez la Reine.
— Je ne la connaissais pas, Nolan.
— Comment vous êtes-vous rencontrées, alors ?
— Voyez-vous, mon enfant, s’adressa la vieille dame à Rus’Och, votre amie s’est jetée sur le capot de ma voiture.
— Je ne suis pas un enfant ! grogna-t-il.
Le sortilège d’illusion de Gabriel n’avait plus lieu d’être et d’une simple incantation dont le murmure résonna, Rus’Och retrouva son apparence. Sa joie ne fut pas moindre, l’Huspalim s’examina sous toute les coutures pour s’assurer qu’il ne lui manquait pas une seule écaille sous le regard ahuri de la souveraine et de sa garde rapprochée.
— Vous devez tout me raconter, ordonna la Reine, en commençant pas cette chose qui a envahi notre ciel.
— À ce sujet nous ne savons rien. Cela a sans doute un lien avec notre monde et les Déusumbraé, un phénomène semblable à celui-ci est apparu dans notre ciel et a submergé notre monde, mais rien à voir avec cette chose, ce n’était pas aussi puissant, lui affirma Satine.
— C’est le signe que nous n’avons plus beaucoup de temps, ajouta Gabriel.
Chacun leur tour ils expliquèrent à la Reine le but de leur mission et les conséquences que cela aurait s’ils échouaient. Lorsque celle-ci entendit parler de l’histoire du cœur d’Habask elle pensa aussitôt que l’objet que le gardien de la tour de l’Ouest lui avait remis était un des fragments que l’Élite convoitait. À son tour elle leur raconta l’histoire de cette entente entre le gardien et la couronne d’Angleterre.
— Vous connaissez le gardien ? se réjouit Léa
— Pas tout à fait !
— Où est le fragment, Majesté ? s’impatienta Nolan.
— Vous êtes un Elfe, n’est-ce pas ?
— Pardon ?
— Je voulais seulement m’en assurer, j’avais peine à croire à votre existence lorsque vous faisiez la une du journal télévisé, j’aurais aimé vous rencontrer dans d’autres circonstances.
— Un Elfe ça vous fascine, mais moi, rien à cirer ! Comme si vous croisiez des Huspalim suffisamment souvent pour ne plus y prêter attention, se vexa Rus’Och.
— Pas du tout, mon petit…
— Je ne suis pas petit ! se mit-il en colère, est-ce que quelqu’un m’autorise à la faire rôtir ?
— Ça suffit ! cria Léa. Est-ce qu’on peut parler de choses sérieuses ? Où est le fragment ?
La Reine se ressaisit et leur expliqua que la seule chose qui la reliait à cet objet était cette clé que cette petite créature lui avait volée. D’après ses dires, le fragment serait enfermé dans un coffre dissimulé dans cette Tour parmi les joyaux de la couronne, mais seul le gardien peut le faire apparaître.
— Alors, appelez-le !
— C’est là qu’est le problème, je ne sais pas comment le contacter, il n’y a aucun protocole à ce sujet, c’est lui qui vient à nous, jamais l’inverse.
L’Élite était décontenancée, tout ce chemin, tous ces dangers affrontés pour rien, la pression était telle qu’aucun n’arrivait à réfléchir. Gwénaël sortit de la poche de Léa et se secoua le pelage sur l’épaule de Léa, la Reine fut immédiatement attendrie par sa beauté.
— Est-ce qu’il parle ? demanda-t-elle.
— Je parle, je chante, je danse et je grille tous ceux qui voudraient s’en prendre à notre Reine.
— Je ne comprends pas bien !
— Léa est l’Héritière du trône de Faralonn, l’informa Nolan.
— Je vous présente toutes mes excuses, si j’avais su.
— On s’en fout, ce n’est pas le plus important. Si nous ne faisons rien, je ne risque pas de m’asseoir sur un trône de sitôt ni vous de retrouver le vôtre.
Une terrible réalité qui fit prendre conscience à chacun d’eux que leur vie et celle de tous les habitants de ce monde, ne tenaient qu’à un fil. Le Sterdannël se rapprocha du visage de Léa et lui murmura à l’oreille.
— Tu as raison, Gwénaël, je n’y pensais plus.
— De quoi s’agit-il ? demanda la Reine.
— D’une vision que j’ai eue dans votre chambre lorsque je m’approchais pour saisir votre collier. Dans cette vision j’y ai vu des corbeaux, sept pour être plus exacte.
— Je vois.
— Est-ce que cela vous parle ?
— En effet.
La Reine se redressa et ajusta son chapeau, elle leur raconta la légende des sept corbeaux de la Tour de Londres. L’histoire raconte qu’il y a de cela bien longtemps, tandis qu’une guerre interminable décimait peu à peu le royaume, sept corbeaux, d’énormes volatiles d’un noir jamais égalé, étaient venus se réfugier dans la Tour de Londres. Quelques jours plus tard, la couronne d’Angleterre mit un terme à cette bataille meurtrière et la paix revint habiter le royaume. Depuis ce jour les corbeaux n’ont jamais quitté la Tour et la superstition veut que si l’un d’eux s’enfuit, ce soit la fin de la couronne d’Angleterre et du Royaume-Uni.
— Nous devons tenter l’expérience, s’extasia Gabriel.
— Que voulez-vous faire ?
— Majesté, nous devons réunir les corbeaux.
— Vous ne leur ferez aucun mal, rassurez-moi !
— Pas le moins du monde, Majesté.
— Demandez à Chris de les préparer, ordonna à un de ses gardes la Reine.
— Qui est Chris ? demanda Léa
— Le « Ravenmaster », il est le seul à pouvoir les approcher et les commander.
Ils suivirent la souveraine et ses gardes jusqu’à la Tour Wakefield où les y attendait déjà le maître des corbeaux.
Gabriel ne perdit pas une seconde et demanda à ses amis, mais aussi à la grande prêtresse de former un cercle et de se prendre par la main. À peine débarquée de Montréal, elle s’étonna que Gabriel lui demande de se joindre à eux, mais l’ancien Maître des Déusumbraé avait du flair et l’énergie présente dans l’aura de la femme ne lui avait pas échappé.
— Vos corbeaux ont-ils des prénoms, Ravenmaster ?
— Hardey, Gwyllum, Odin, Hugin, Thor, Cedric et Muni, répondit l’homme en uniforme sur un ton sec, offusqué par cette question. Comment aurait-il pu en être autrement ?
Gabriel imposa à tous une concentration inébranlable. La Reine Elisabeth et ses gardes se reculèrent de plusieurs pas, aucun d’eux ne savait à quoi s’attendre, ils n’étaient pas familiers de ce genre de rituel.
En ronde, presque en état de transe, l’Élite commença à ressentir leurs énergies circuler dans le cercle et se renforcer entre elles. Gabriel attendit que cette force atteigne un point de non-retour et un à un, il nomma chacun des Corbeaux. Leurs prénoms résonnèrent en écho et les volatiles, un à un, s’envolèrent de leur enclos pour venir se poser au centre de la ronde. Un vent puissant se forma au cœur du cercle, entraînant les grands corbeaux dans un tourbillon qui se transforma rapidement en un nuage de vapeur. La Reine craignait pour ses petits protégés, mais elle fit confiance à l’homme qui lui avait promis de les épargner. La tornade de vapeur s’épaissit et sa force de rotation faiblit. Lorsque la vapeur retomba pour s’évanouir dans l’air, un homme, pas plus haut que Rus’Och, se tenait au centre du cercle.
— Qu’est-ce que c’est ? s’esclaffa Léa.
— Je vous présente le gardien de la Tour de l’Ouest, intervint la Reine, encore sous le choc de ce qu’elle venait de voir.
Le petit homme ne donnait pas l’impression d’être heureux de se retrouver là. Satine s’empressa de le saluer et de l’informer sur ce qui se déroulait ici, mais également à Sgathân.
— J’en déduis que la même chose doit être en train de se propager dans tous les mondes, s’attrista le petit gardien.
— Nous devons récupérer le fragment du cœur d’Habask que Neimus vous a confié.
Le petit homme les dévisagea un à un et commença à réfléchir, un doute en lui subsistait et Léa n’aima pas l’expression qui se dessinait sur son visage bouffi.
— Et avant que l’idée ne vous traverse l’esprit, le mit en garde Léa, si jamais il vous venait l’idée de nous demander un service pour nous mettre à l’épreuve comme l’ont fait vos confrères de la tour de l’Est et du Nord, sachez que ce serait le dernier souhait que vous auriez la chance de pouvoir exprimer.
— Léa ! Tu ne peux pas t’adresser au gardien de cette façon, la réprimanda Satine.
— On n’a plus le temps de jouer, nous devons rentrer à Faralonn avec le fragment.
— Ne vous battez pas, les supplia le gardien, je n’allais pas vous demander une faveur, je réalisais seulement qu’il vous manquerait toujours un fragment du joyau de la déesse Aradia, celui que détient le Sud.
— Justement, si vous aviez son adresse, ça nous faciliterait grandement la tâche.
Le gardien ne prêta pas attention à cette dernière remarque, il s’approcha de la Reine qu’il se faisait une joie de revoir et lui demanda de tous les conduire à la salle des joyaux. Ils durent sortir de la Tour Wakefield pour rejoindre la Tour de Londres et le gardien de la Tour de l’Ouest fut saisi de terreur en constatant par lui-même l’étendue et la fureur du maléfice qui sévissait.
Dans la salle des joyaux, la souveraine les supplia de ne pas faire de grands gestes, car chacune des pièces exposées était d’une valeur inestimable et Léa se fit un malin plaisir de remettre la dame à sa place.
— Sachez, Majesté, que tous vos bijoux, votre or et vos pierres précieuses n’ont plus aucune valeur à cet instant, ils ne vous seront d’aucune utilité d’ici peu.
La Reine ne s’offusqua pas, car Léa avait raison, mais cela n’empêcha pas Satine de lui remonter les bretelles.
Le gardien, face à l’étroite fenêtre qui laissait percevoir le Tower Bridge embouteillé, dessina un arc de cercle avec sa main. Une petite porte se matérialisa dans la pierre, il l’ouvrit et en sortit un coffre qu’il posa à même le sol. La Reine s’approcha et un garde l’aida à s’accroupir. À l’aide de sa clé, elle l’ouvrit et sortit le cylindre qu’elle confia à Léa.
L’Élite était vraiment reconnaissante, mais cela ne ressemblait pas à un fragment du cœur d’Habask. Le liquide à l’intérieur du tube de verre bouillonnait et malgré ses efforts, Léa ne parvenait pas à dévisser les bouchons métalliques à ses extrémités. Elle regarda chacun de ses compagnons, y compris la Reine ainsi que le gardien et avant même que l’un d’eux ne l’en dissuade, elle jeta le cylindre qui se brisa à ses pieds, aveuglant d’un puissant rayonnement bleu, tous ceux qui se trouvaient dans la salle. En rouvrant les yeux, Léa se pencha pour ramasser un cristal pourpre qu’elle exposa à la vue de tous.
— Nous devons faire vite, annonça-t-elle à ses amis.
— Ne vous en faites pas pour le dernier fragment, je vais de ce pas rendre visite au gardien de la Tour du sud, nous vous retrouverons à Faralonn, n’ayez crainte.
— Merci pour votre aide à tous, les saluèrent Satine et Gabriel.
Le gardien leur ouvrit un portail magique par lequel ils s’engouffrèrent pour traverser le vortex. Aucun ne remarqua que la grande prêtresse les avait suivis, aussi lorsque que le portail se referma dans la grande salle des Trônes à Faralonn furent-ils choqués par sa présence.
— Qu’est-ce que ça peut faire ? les dévisagea-t-elle, ici ou ailleurs nous sommes tous condamnés, qu’elle différence cela peut-il faire ? À vos côtés au moins, je pourrai me rendre utile.
La grande prêtresse était déterminée et ne manquait pas d’arguments pour les convaincre de ne pas la renvoyer.
20
DOULOUREUSES RETROUVAILLES
Les images de Londres sens dessus dessous les hantaient encore et leur retour à Faralonn, qui dans d’autres circonstances se serait voulu victorieux et festif, n’avait pas le même goût qu’à l’ordinaire. La masse sombre qui menaçait à présent la terre marquait le point de non-retour, la bataille était inévitable, mais dans tous les esprits la crainte de ce qu’ils devraient affronter se faisait de plus en plus grande. Combattre contre des hommes ou des créatures les aurait bien moins effrayés que de devoir affronter l’Invertero, cette masse obscure et immatérielle face à laquelle personne n’avait la moindre idée sur la manière de s’y prendre ni quel contre-sort utiliser pour venir à bout de ce maléfice. L’Élite restait effrayée par ce qu’ils avaient constaté dans le ciel londonien et bien que leurs préoccupations ne fussent pas des moindres à Faralonn, leurs pensées étaient aussi dédiées à tous ces pauvres gens, sur terre, mais aussi à travers les mondes, ils priaient pour que le sort les épargne.
Ils n’avaient pas rouvert le portail pour la renvoyer sur terre, mais ce n’est pas pour autant qu’ils approuvaient ce qu’ils considéraient comme une intrusion. De mémoire d’hommes, jamais un étranger n’avait foulé le sol de Sgathân, mais après tout, peut-être saurait-elle se rendre utile.
Elle n’avait pas écouté un mot de leur réprimande et, plantée au beau milieu de la grande salle des Trônes, elle était subjuguée par ce qu’elle était en train de vivre. À ses yeux, cela dépassait tout entendement. Même dans ses rêves les plus fous, jamais elle n’aurait imaginé vivre un tel moment. L’avenir était pourtant incertain et son issue funeste, cependant la grande prêtresse n’avait jamais éprouvé un tel bonheur, ses prières étaient enfin exaucées. Ce n’était pas pour elle uniquement l’hypothétique retour de la magie dans son monde qui la réjouissait ; non, elle était passée de l’autre côté et au fil des secondes qui défilaient depuis qu’elle avait franchi le portail, elle pouvait sentir en elle une force indescriptible l’imprégner. Ses facultés, qu’elle soupçonnait depuis petite, mais qui jusque-là étaient restées enfouies, se réveillaient enfin.
Cette intuition que la grande prêtresse avait depuis sa plus tendre enfance, ces pouvoirs surnaturels qui bouillonnaient en elle sans qu’elle sache comment les ranimer ne faisaient plus qu’un avec son être désormais. C’est sur terre, à force de pratique, qu’elle avait su développer ses dons de prémonition, de voyance ainsi que la préparation de potions à base de plantes et de minéraux, mais rien de comparable avec ce qui l’attendait et elle s’impatientait déjà de découvrir et qui sait, peut-être arriverait-elle à pratiquer.
L’Élite était enfin réunie et Léa et Drarion n’hésitèrent pas à se jeter dans les bras l’un de l’autre, heureux et rassurés. C’est un peu plus tard, dans la salle commune et autour d’une bonne table qu’ils firent le bilan sur cette situation désastreuse. Les Bihan-Avel les informaient sur les dernières créations qu’ils avaient concoctées dans leur laboratoire et se vantaient déjà de la puissance de certaines potions qu’ils avaient mises en flacon, leur assurant qu’il y en aurait assez pour chaque combattant.
Drarion reconnut que son escapade chez les Elfes noirs n’était pas une totale réussite, mais qu’il ne désespérait pas de les voir surgir au dernier moment pour rejoindre leurs rangs. Mikka se félicita d’avoir mené à bien sa mission et se réjouissait des progrès que faisaient les apprentis de Tanaël. À côté de Nolan qui le dévorait des yeux, fier lui aussi de raconter ce qu’il avait vécu à Londres, tous deux se sentaient à nouveau invincibles.
À l’instar de toute cette joie qui animait le repas, Léa, qui ne cessait de détailler les expressions de Drarion et de son équipe, se leva brusquement.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— De quoi veux-tu parler, Léa ?
— Ne te moque pas de moi, Drarion, je vous connais, vous me cachez quelque chose.
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, que crois-tu que nous vous cachons ?
Léa n’en croyait rien, leur attitude les trahissait, ils fuyaient son regard. Le nez dans leur assiette, une gêne s’était installée. Satine, Nolan et Gabriel ne comprenaient pas où elle voulait en venir, mais ils reconnurent que le comportement de leurs compagnons était suspect. Que s’était-il passé durant leur absence ?
— Ne t’en prends pas à eux, Léa, mais à moi ! Ils voulaient simplement te ménager, résonna une voix depuis l’autre bout de la pièce.
Léa resta clouée sur place en le voyant entrer dans la salle commune. Elle avait la gorge serrée et les yeux gorgés de larmes qu’elle s’efforçait de contenir. Une hallucination, pensa-t-elle sur l’instant, pourtant, malgré la distance qui les séparait, elle pouvait sentir son parfum, l’odeur de sa peau et la puissance de l’aura qui l’enveloppait. Elle était partagée entre l’envie de hurler, de courir se jeter dans ses bras et d’arracher les yeux de ses amis qui lui avaient caché son retour, mais elle n’en fit rien. Blessée, elle quitta la table sans rien dire, sans un regard pour quiconque, la joie des retrouvailles s’était évanouie.
— Léa ! S’il te plaît, laisse-moi t’expliquer.
— Ne t’approche pas de moi, Kalon !
Kalon tenta de la rattraper, mais Léa avait disparu avant même qu’il se retourne. L’Élite ne dit plus un mot et ils terminèrent leur repas en silence, un calme pesant que l’orage électrique à l’extérieur vint rompre pour les rappeler à l’ordre. Ils s’accordèrent sur le fait qu’aucun d’eux ne devait intervenir et que Léa et Kalon étaient assez grands pour se débrouiller seuls, tant que cela ne remettait pas en question leurs performances au vu de la guerre qui s’annonçait.
***
Léa s’était réfugiée dans les serres du palais, seul endroit encore paradisiaque dans ce monde, et qui sur l’instant, lui faisait oublier toute l’atrocité qui sévissait à l’extérieur. Elle arpentait les allées et laissait s’évader ses pensées au gré des fragrances qui embaumaient l’air. Elle s’aventura dans la dernière serre qui était envahie par une végétation impressionnament dense et se laissa guider par la douce musique d’un clapotis d’eau. Elle en oublia presque sa peine lorsqu’elle tomba sur cette petite cascade qui terminait sa course dans un bassin recouvert de nénuphars multicolores.
À proximité du bassin, elle reconnut l’arbre du grand conseil et se souvint de ce jour si douloureux. En admirant l’arbre, elle revivait le jour du grand massacre, elle ressentait toute cette douleur enfouie et qui refaisait surface. Les images du village de Minandas complètement détruit et les centaines de corps sans vie qui jonchaient le sol ressurgissaient. Perdue dans ses songes, elle sourit en revoyant les gnomes sortir des décombres avec les racines de l’arbre du grand conseil. Neimus l’avait replanté lui-même dans cette serre et Léa s’émerveilla de le voir déjà si robuste. Sur le sol humide, adossée contre son tronc, elle s’accorda un instant rien qu’à elle. Partagée entre son amour et sa colère, Léa cherchait l’équilibre.
— Bonjour, petite reine !
Léa ne fut ni surprise ni effrayée, poursuivant le fil de ses pensées elle le salua.
— Bonjour, Laïloken !
— Vous êtes tellement préoccupée que les vibrations de votre colère se sont propagées à travers les racines de cet arbre.
— Et vous vous êtes dit que j’avais besoin qu’on me fasse la morale !
— Pas du tout, vous y arrivez très bien toute seule, je voulais juste que vous sachiez que certaines choses prennent du temps, mais qu’à ce jour, il vous est compté.
— Je sais tout ça, Laïloken, j’avais seulement besoin de faire le point.
— Et vous avez bien fait, mais le temps presse alors je vous donnerai juste un dernier petit conseil.
— Faites-vous plaisir !
— Mettez de côté tous ces maux qui vous rongent pour l’instant, il sera grand temps de les panser lorsque vous et l’Élite aurez accompli votre destinée, soyez forte comme vous l’avez toujours été.
— Je ne suis pas forte, Laïloken, je ne l’ai jamais été, je me suis juste efforcée de cacher mes faiblesses aux yeux de tous.
— Vous vous sous-estimez toujours autant.
— Je ne pense pas, et aujourd’hui j’ai peur, plus encore que je ne saurais l’avouer.
— C’est pour cette raison que vous êtes forte, ne vous laissez pas intimider par toutes ces questions, tous ces doutes, mais écoutez plutôt ce que vous hurle votre âme.
Léa réfléchit à ce que l’ancêtre des forêts, le sage parmi les sages, venait de lui dire. Elle se concentra et au bout de plusieurs minutes, elle l’entendit, ce cri de l’intérieur. C’était comme une révélation, quelque chose qu’elle avait toujours eue sous les yeux, mais à laquelle elle n’avait jamais prêté attention.
Elle se releva, sourit à l’homme qui disparut dans l’écorce de l’arbre. Déterminée elle retourna au palais rejoindre ses compagnons de l’Élite.
21
LA RECONNAISSANCE D’ARADIA
Dans la grande salle des Trônes, Drarion l’attendait. Il n’avait pas honte de lui avoir caché le retour de Kalon et ne lui en voulait pas d’avoir réagi si brutalement, il la comprenait, mais il n’avait pas le temps de s’apitoyer sur son sort, les peines de cœur et les reproches n’avaient pas leur place pour l’instant. Il la regardait marcher dans sa direction, les yeux encore humides et rougis par trop de larmes et pour ne pas avoir à parler de ce qui s’était passé, il lui montra le fragment du cœur d’Habask qu’elle et son équipe avaient ramené de Londres.
À son doigt, la bague de Léa rougeoya et d’un geste presque mélancolique, elle déplaça le trône qui activa le mécanisme d’ouverture. Le cliquetis raisonna dans toute la salle et l’imposante dalle s’enfonça avant de disparaître. Ils descendirent ensemble l’escalier puis ils longèrent les tunnels qui couraient sous le palais et face à la porte métallique du coffre-fort, Léa posa sa main sur celle de Drarion.
Ensemble ils caressèrent le pentacle et la porte s’ouvrit. Une bourrasque balaya leurs cheveux avant que la chambre forte s’illumine, la stèle sur laquelle se trouvaient déjà les deux fragments qu’ils avaient récupérés les invitait à la rejoindre. Léa approcha le cristal d’une main tremblante, non pas qu’elle craignît les effets du pouvoir de la pierre, mais plus pour le symbole et ce que le joyau représentait. L’attraction entre les pierres ne se fit pas attendre et le fragment se souda au reste du cristal pour rependre sa magie qui infiltra chaque pierre du palais originel, propageant une multitude de gerbes pourpres.
Ce qui interpella Léa et Drarion, c’était l’intensité lumineuse qui émanait du joyau, mais aussi la durée de sa propagation qui ne semblait pas faiblir, bien au contraire. Quelque chose ne tournait pas rond et les rayons pourpres, à l’intérieur de la chambre forte, se transformèrent rapidement en éclairs qui frappaient les murs de toutes parts au hasard. Ni Léa ni Drarion ne voulait céder à la panique, mais seuls dans la salle secrète, ils n’étaient pas rassurés. La violence des éclairs les obligea à s’accroupir pour les éviter, ils n’avaient nulle part où s’abriter.
Combien de temps durerait encore ce phénomène qui les dépassait ? Ils ne comprenaient pas pourquoi la réaction du cœur d’Habask était si différente cette fois-ci. Le flux électrique qui s’échappait du cristal pourpre était incontrôlable. À plat ventre sur le sol, Léa et Drarion cherchèrent la solution dans le regard de l’autre, mais aucun d’eux ne maîtrisait le sort de protection qui leur aurait permis de fuir sans prendre de risques. Neimus n’avait pas eu le temps de leur enseigner ses formules les plus puissantes qui leur auraient pourtant été d’un grand secours à ce moment précis. Drarion fit signe à Léa de le suivre et de ramper jusqu’à la porte, mais à peine eurent-ils atteint le centre de la pièce, à quelques mètres à peine de la sortie, qu’un nombre incalculable d’éclairs les frappa de plein fouet et les foudroya à de nombreuses reprises. Étales sur le sol, le dos fumant, Léa et Drarion gisaient inconscients tandis que l’énergie dévastatrice du joyau s’essoufflait jusqu’à disparaître.
Il leur fallut du temps pour enfin ouvrir les yeux, réveillés par la douleur des brûlures sur leurs corps. Choqués par tant de violence ils comprirent tout de même ce qui venait de leur arriver et malgré le calvaire qu’ils venaient de vivre, ils se réjouirent que la Déesse Aradia leur apportât son soutien au travers du cristal. Leurs vêtements avaient été dépouillés, carbonisés par la force des multiples impacts. Les yeux rivés sur les parcelles de leurs corps mis à nu, ils détaillaient les symboles des runes encore en fusion qui lentement s’estompaient pour disparaître dans leur chair. Une douleur plus intense encore les consuma de l’intérieur lorsque le symbole de la dernière rune disparut pour que chacune d’elles répande en eux toute sa puissance et sa magie.
Où qu’elle soit, perdue dans cet univers, Aradia, la créatrice des mondes et de toute vie, ne les avait pas abandonnés. À travers le temps et l’espace, elle avait su agir pour leur donner cette force, cette puissance dont ils auraient besoin pour la grande bataille. Une telle énergie n’était pas offerte à tous les Maîtres de l’Art, Gabriel était le seul à avoir obtenu toutes ses runes au cours de sa formation.
Aujourd’hui, Léa et Drarion rejoignaient son rang, mais tant de reconnaissance n’était pas sans danger et la douleur qu’ils ressentaient le leur rappelait. Personne dans l’enceinte de Faralonn n’avait pu entendre leurs râles ni ne se doutait de ce qu’ils étaient en train de subir. Ils se retrouvaient livrés à eux-mêmes dans la chambre forte et seule leur volonté de surmonter cette énième épreuve, leur permettrait de survivre. À bout de forces, Léa fut la première à s’effondrer sous le regard dévasté de son cousin qui luttait tant bien que mal pour supporter la magie des runes qui s’emparait de son lui. Quelques instants après, il s’effondra à son tour.
Leurs corps inanimés reposaient sur la pierre froide de la pièce secrète et leur visage torturé suffoquait depuis les abîmes dans lesquels ils avaient plongé.
***
Léa et Drarion tombaient dans un puits sans fond avec une étrange sensation de bien-être qui éveilla leur subconscient.
— Où sommes-nous, Drarion ?
— Je n’en sais rien, je ne vois que toi, il n’y a ni parois, ni plafond, ni fond. Nous sommes en train de sombrer et pourtant je n’éprouve aucune peur.
— Moi non plus, crois-tu que nous soyons…
— Je ne pense pas, Léa.
L’écho de leurs voix était envoûtant et dans leur chute ils purent apercevoir des bribes de leurs vies les envelopper. Léa s’émut de revoir quelques scènes qu’elle avait vécues avec ses parents adoptifs. Drarion se focalisa sur un seul instant de sa vie, celui du jour où il se retrouva face à face avec son père. En fixant cette image vaporeuse qui flottait devant ses yeux, un sourire se dessina sur son visage, il se laissa envahir par une douce mélancolie qui le fit se sentir mieux encore. Léa interrompit le fil de ses pensées et lui fit remarquer un détail pertinent.
— Nous ne tombons pas, Drarion !
— Comment ça ?
— C’est une illusion d’optique à cause des images de nos vies qui défilent, aspirées par… ce trou dans lequel nous sommes ou je ne sais quoi.
Drarion eut le réflexe de tâter autour de lui et s’étonna de sentir la rigidité d’une surface invisible. Prudemment, il se redressa et se mit debout, effaçant les craintes de Léa qui fit de même.
— Tu connais le dicton, chère cousine ?
— Lequel ?
— Il faut toucher le fond pour pouvoir remonter à la surface.
Drarion avait remarqué la légèreté de leurs corps flottant dans ce néant. Il s’empara de la main de Léa et de toutes ses forces, il poussa sur ses jambes.
Leurs corps s’envolèrent, suivant un courant invisible au rythme des épisodes de leurs vies. Aucun d’eux ne comprenait ce qui se passait, aucun d’eux ne pouvait dire si tout ceci était bien réel et ni Drarion ni Léa ne cherchèrent d’explications, ils se laissèrent porter par cette plénitude qui les propulsait tout droit vers une intense lumière blanche.
***
Sur le sol de la chambre forte faiblement éclairée par quelques torches et l’irradiation naturelle du cristal sur sa stèle, ils ouvrirent les yeux. La douleur était à nouveau présente et les deux cousins, main dans la main se soutinrent pour se remettre debout. Les mots leur manquaient et les questions sur cette expérience incroyable qu’ils venaient de vivre étaient nombreuses, mais leur joie d’être en vie surpassa de loin leur étonnement. Courbatus et affaiblis, ils traînèrent des pieds, l’un après l’autre, l’un devant l’autre, ils voulaient rejoindre leurs amis à la surface, tout en haut de l’escalier qui les ramènerait au cœur de la grande salle des Trônes.
Au pied de la première marche, ils levèrent la tête et l’escalier leur parut alors telle une montagne infranchissable, ils étaient partagés entre l’envie de puiser dans leurs dernières forces et celle de s’asseoir pour une petite sieste réparatrice. Cet instant indécis fut de courte durée, car depuis la salle des Trônes le brouhaha de l’agitation leur parvint aux oreilles et peu importait ce qui leur procura cette force, sans perdre un instant ils gravirent les marches deux par deux jusqu’à s’extirper du passage secret derrière les trônes.
Il y avait des gens partout qui couraient, une panique qui pourtant n’avait rien à voir avec de la peur, bien au contraire.
— Eh, vous deux ! les interpella Mikka qui traversait la pièce en courant. Neimus est de retour !
Léa et Drarion qui n’avaient pas repris leur souffle s’affalèrent sur les deux trônes. Ces dernières heures avaient été fortes en émotions, plus que quiconque n’aurait pu supporter, ils avaient bien mérité une petite pause.
22
L’INDIGNATION DES GOLEMS
C’est Satine et Jubanis qui, ne les apercevant plus dans toute cette cohue, commencèrent à s’inquiéter et qui, après les avoir retrouvés endormis sur leurs trônes, les réveillèrent. Léa et Drarion étaient complètement désorientés et encore très éprouvés par l’imprégnation des runes, ils ne comprenaient pas un mot de ce que leur racontaient leurs amies.
— Neimus est de retour ?
— C’est ce qu’on se tue à essayer de vous faire comprendre, Drarion.
— Il est où ? s’empressa de demander Léa.
— Avec les Bihan-Avel, il est salement amoché.
Ils se précipitèrent tous les quatre au chevet du vieux mage et la vue de ses plaies béantes, de sa tunique ensanglantée, de sa longue barbe collée par l’hémoglobine eut raison de la sensibilité de Léa qui, après un haut-le-cœur, laissa exploser son chagrin.
Les Bihan-Avel s’activaient autour de lui, y allant de leurs formules pendant que d’autres laissaient couler dans son gosier le précieux liquide de leurs potions les plus puissantes. Deux Gnomines réfugiées au palais avaient été réquisitionnées pour soigner et panser ses plaies, car elles étaient douées les Gnomines, de vraies petites infirmières, douces et avenantes.
— Il vous faudra patienter mes amis, leur révéla un des Bihan-Avel qui virevoltait autour d’eux.
— Combien de temps avant qu’il se réveille ?
— Nous n’en savons rien, Satine.
En compagnie du reste de l’Élite qui les avait rejoints, ils faisaient les cent pas devant les portes de l’infirmerie et les petites créatures ailées qui veillaient sur le mage, venaient régulièrement leur faire un rapport sur l’évolution de son état. Après plusieurs longues heures, l’un d’eux leur annonça que Neimus était en train de se réveiller. Le vieil homme était épuisé, mais en les voyant tous ainsi autour de son lit, il s’efforça de leur offrir son plus beau sourire qui le fit se tordre de douleur.
— Votre nez est en miette, Neimus, le réprimanda une Gnomine infirmière nommée Ameline, ne souriez pas, vous risquez de faire sauter les points de suture.
Le petit bout de femme qui lui épongeait le front était monté sur une grosse caisse en bois afin d’être suffisamment haut pour s’occuper de son malade. Elle n’aimait pas voir autant de monde autour de son patient et le leur fit bien comprendre, mais aucun ne lui prêta attention. Le vieil homme, avec l’aide de Nolan et Mikka, se redressa dans son lit, bien que la douleur le rappelât à l’ordre à chaque mouvement même infime, il tenait à leur raconter son voyage et tous attendaient ce moment avec impatience.
— Lorsque je suis arrivé, commença Neimus, j’ai tout d’abord été terrifié pas les ravages que l’Invertero avait déjà faits sur le mont Golems. Les sommets des plus hautes montagnes avaient été décimés par la foudre et une grande partie des forêts était en feu. Je me suis tout de même engagé plus profondément sur leur territoire. J’ai dû escalader je ne sais combien de roches qui obstruaient l’unique route permettant de traverser cette chaîne, et par chance j’ai retrouvé leur repère. J’ai longuement hésité avant de réciter la formule qui les réveillerait et lorsque que je me suis enfin décidé, l’un d’eux m’est tombé dessus. L’Invertero les avait déjà sortis de leur sommeil, je n’étais d’ores et déjà plus en position de négocier avec eux. Je me suis caché du mieux que j’ai pu et j’ai attendu. Celui que je voulais rencontrer, le premier Golem, le plus vieux ne tarderait pas à se montrer, espérais-je. Ses acolytes m’ont mis la main dessus bien avant et m’ont fait prisonnier. Vous connaissez sûrement leur réputation pour leur douceur, dans leurs mains de pierre je n’étais qu’une poussière, mais la chance une nouvelle fois était de mon côté. Je fus livré à leur chef, le grand Golem et j’espérais encore pouvoir renverser la situation, lui expliquer que même si l’Invertero les avait délivrés, ils ne devaient pas pour autant lui obéir et le rejoindre dans sa folie destructrice.
Le vieux mage avait tout essayé, la courtoisie, la politesse et même l’autorité, mais rien n’y faisait. Le géant de pierre n’avait que faire de ce qu’un microbe pouvait lui raconter. Il tenta à maintes reprises d’écraser de son poing le vieil homme, heureusement les pouvoirs de Neimus étaient assez puissants pour repousser ses attaques.
— Je vous en conjure, rejoignez-nous, ensemble nous combattrons l’Invertero, vous pourrez retrouver une vie calme et paisible, je vous en fais la promesse.
— Une vie calme ? gronda le géant dont la voix portait à des lieues à la ronde. Vous nous avez condamnés, vous les hommes, depuis des siècles nous ne sommes plus que de vulgaires cailloux. Beaucoup d’entre nous ne se relèveront plus jamais, regardez par vous-mêmes.
Le Golem lui montrait l’étendue des dégâts dans ce vaste paysage montagneux et le constat était sans appel. Lorsque la foudre de l’Invertero s’abattit sur leur repère il détruisit les sommets et par conséquent, un grand nombre d’entre eux.
— Vous nous avez chassés, bannis de nos terres et grâce à votre magie, vous nous avez réduits à l’état de vulgaires roches. Nous qui avons contribué à créer ce monde. L’homme nous a toujours rejetés sous prétexte que nous étions un risque pour son espèce, mais avouez-le maintenant, tout ce qui vous dérangeait et qui est propre à votre race primitive, c’était de devoir partager ce monde avec une espèce de loin supérieure à la vôtre. L’humain n’en a jamais assez, il veut toujours être le maître de tout ; la soif de pouvoir, voilà votre mal, celui qui vous a tous contaminés. Nous refusons de nous soumettre à nouveau.
— Réfléchissez, si nous ne détruisons pas ce mal, tout disparaîtra et vous avec.
— C’est mieux que d’être condamnés à une vie telle que celle que vous les hommes, nous avez offerte. Quoi que soit cette chose, elle nous aura permis de nous réveiller une dernière fois, nous lui sommes reconnaissants pour son geste.
— Vous ne comprenez pas !
— C’est vous qui ne comprenez rien, votre espèce détruit tout sur son passage et vous soutenir dans ce combat serait vous donner l’opportunité de finir ce que vous avez commencé, défigurer ce monde, et c’est un domaine dans lequel vous excellez, vous les hommes. Alors non ! Ne comptez pas sur nous et plutôt que de subir votre stupidité, autant en finir une bonne fois pour toutes. Aucun de vous ne mérite cette terre ni aucune autre d’ailleurs. Autant de beauté donnée en pâturage à des parasites, c’est trop de gâchis !
Sur son lit, Neimus était terriblement affecté et malgré sa colère qui ne demandait qu’à jaillir, il ne leur en voulait pas, car il savait que le Golem avait raison et lui-même commençait à se demander si cette guerre dans laquelle tout le monde s’engageait était la bonne solution.
— Que s’est-il passé ensuite, Neimus ?
— Tu es sérieux, Rus’Och ? Mon état ne te suffit pas ?
Le Golem était dans une telle colère qu’il jugea que le vieux mage risquait de ralentir le processus de l’Invertero et décida d’en finir avec lui. Neimus avait plus d’un tour dans son sac et sa petitesse parmi tous ces géants jouait à son avantage, néanmoins après un long combat contre les géants de pierre, il fut enseveli sous un monceau de roches et les Golems le laissèrent pour mort.
— J’ai puisé dans mes dernières forces pour me dégager et rentrer au palais.
L’Élite réalisa que l’espoir qu’ils avaient fondé et qui se serait montré être leur plus gros atout dans cette bataille s’était à présent transformé en un ennemi redoutable de plus et le combat serait plus cruel encore.
23
LE SORT EST LEVÉ
Le vieux Mage avala d’un trait le énième breuvage que les Bihan-Avel lui avaient préparé, et cela lui sembla suffisant à son avis pour sortir de son lit. Les protestations d’Ameline, la gnomine infirmière, et des petits soigneurs ailés ne servirent à rien, car Neimus n’en fit qu’à sa tête. En quittant l’infirmerie, il demanda à Gabriel de l’accompagner.
— Tu peux te joindre à nous, Drarion, cela te concerne également.
Le ton écorché de sa voix laissa perplexe le reste de l’Élite qui se demandait bien ce que le vieux mage avait de si urgent à s’entretenir avec eux au lieu de se reposer pour se remettre au mieux de ses blessures. Drarion et son père s’exécutèrent, ils suivirent Neimus à travers les longs couloirs du palais originel. Ils s’interrogeaient du regard, se demandant où le vieil homme les conduisait. Arrivés au pied de l’escalier de la Tour Nord, Gabriel ne dissimula pas son étonnement, car cette aile du château ne comptait qu’un occupant, une occupante en l’occurrence, son épouse. Neimus laissa à Drarion le soin d’ouvrir la porte et comme à chaque fois qu’il lui rendait visite, son cœur s’emballa et ses yeux se gorgèrent de larmes.
— Je vous demande à tous les deux de rester calmes jusqu’à ce que j’aie terminé, je répondrai à vos questions… après !
Neimus se plaça au pied du lit d’Elvène qui dormait paisiblement. La somptueuse chevelure de la femme retombant sur l’oreiller embellissait son visage qui imposait une certaine sérénité. Il commença par invoquer les éléments et de son index il dessina un cercle magique suffisamment grand pour l’accueillir lui et Elvène dans son grand lit afin qu’il les protège pendant le rituel.
— Que faites-vous, Neimus ?
— Après ! grogna le vieil homme.
Le plus puissant des mages que Sgathân ait jamais connu s’apprêtait à officier un rituel des plus secrets. Les quatre éléments s’étaient matérialisés à chaque coin du lit et le cercle qui les enclavait s’était refermé. « Plus rien ne rentre, plus rien ne sort », telle est la règle. Les paumes tendues vers le plafond, il hésita un instant, les traits de son visage s’assombrirent avant qu’il n’inspire une bouffée d’air et qu’il débute cette cérémonie très inhabituelle.
Drarion restait impassible, il avait vu le mage pratiquer des rituels à de nombreuses reprises et ne comprenait pas ce qu’il cherchait à faire. Gabriel, qui était pourtant un Maître de l’Art aguerri, sans parler de ses nombreuses années passées en tant que seigneur des Déusumbraé, ne reconnaissait pas la langue dans laquelle Neimus s’exprimait. Que faisait-il et pourquoi les avoirs réunis maintenant autour de son épouse ?
Le lit commença à trembler et les éléments en lévitation s’agitèrent. Neimus, tout en prononçant son incantation, donnait l’impression d’avoir quitté ce monde. Ses yeux n’étaient plus que de grosses billes blanches et ses murmures, un sifflement. Un a un, les quatre éléments se jetèrent sur Elvène pour l’imprégner. Son corps était alors secoué par de violents spasmes et son dos courbé se soulevait de plusieurs centimètres au-dessus des draps. Gabriel n’aimait pas ce qu’il voyait ; bien qu’elle fût endormie, il ne voulait pas qu’elle souffre et ce que Neimus lui faisait subir ressemblait à de la torture. Il essaya d’intervenir en suppliant le mage d’arrêter, mais le cercle le rejeta violemment. Drarion commençait à comprendre ce que son ami cherchait à accomplir, mais à son humble avis, c’était peine perdue et il implora également Neimus de cesser de s’acharner sur sa mère et de la laisser en paix. Lorsqu’il s’approcha, le cercle le rejeta violemment à son tour.
Elvène flottait à présent à un mètre au-dessus du lit et son corps, d’une rigidité cadavérique se mit à se tordre dans tous les sens laissant penser que ses os allaient se briser. Un champ énergétique l’enveloppa ensuite et son enveloppe charnelle fut frappée par un nombre incalculable de flux énergétiques. Drarion et Gabriel avaient beau hurler et le supplier, le vieux mage ne les entendait pas et continuait à murmurer son incantation sans relâche. Après de longues minutes insoutenables, le champ magnétique autour d’Elvène s’évapora et lentement son corps se reposa sur le lit. Un à un, les quatre éléments la quittèrent et s’évanouirent à leur tour tels de petits nuages colorés aspirés par un espace invisible. Les bras de Neimus retombèrent le long de son corps et ses yeux retrouvèrent leur éclat originel. Le vieil homme était exténué, d’un dernier geste de la main il dissipa le cercle de protection et Gabriel le rattrapa in extremis avant qu’il ne s’effondre.
— Qu’avez-vous fait, Neimus ?
— Ne vous occupez pas de moi, regardez plutôt, suffoqua le magicien.
Gabriel et son fils abandonnèrent Neimus sur le fauteuil et s’avancèrent jusqu’au pied du lit. Ils tremblaient. Bien que cela semblât évident, aucun d’eux ne voulait y croire, c’était impossible. Neimus le leur avait pourtant bien expliqué, seul le responsable du sort qui l’avait plongée dans ce profond sommeil pourrait l’en sortir.
Un orteil de la femme bougea timidement, puis un autre. Ses doigts se mirent à pianoter sur les draps et ses cils sautillèrent. Gabriel se plaça juste au-dessus d’elle et ce moment qu’il avait tant espéré arriva. Avec plus de larmes qu’il n’en avait jamais versé, il plongea son regard dans le sien lorsque ses yeux s’ouvrirent. Des yeux magnifiques qu’il ne pensait pas revoir un jour. Drarion était tétanisé au pied du lit de sa mère.
Il avait grandi orphelin et en arrivant dans ce monde il avait appris qu’il avait un père puis découvert l’existence de cette femme, sa mère. Il n’aurait jamais cru qu’elle se réveillerait un jour et pourtant elle venait d’ouvrir les yeux. Il ne savait pas comment réagir, il était partagé entre le désir de la serrer dans ses bras et celui de fuir.
Penché au-dessus de son épouse, Gabriel comprit ce qui venait de se passer, une colère incontrôlable s’empara alors de lui et il se rua sur Neimus qu’il empoigna violemment.
— C’était vous ?
Neimus ne répondit rien. Affaibli, il savait que la colère de Gabriel était justifiée.
— Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ? fulminait Gabriel.
Neimus commença à craindre l’homme qui le menaçait, il reconnut la marque des ténèbres qui refaisait surface dans le blanc de ses yeux et ce signe le conforta dans cette terrible décision qu’il avait dû prendre jadis.
— Je voulais avant m’assurer que tu étais bien revenu parmi nous, Gabriel, et à ce que je peux constater, j’avais raison de m’inquiéter.
— C’est de votre faute, si vous me l’aviez rendue à mon retour, si vous ne m’aviez pas menti, je ne serais pas dans cet état actuellement.
— Elle est là maintenant, elle est de retour, je te l’ai rendue, Gabriel !
Il regarda sa femme qui, depuis son lit, ne comprenait rien à ce qui se passait.
Toutes ces années perdues, plongée dans le coma, autant d’années qu’elle ne pourrait jamais rattraper et c’est cette détresse dans son regard qui ramena Gabriel à la raison. Ce n’est pas pour autant qu’il pardonnait au vieil homme, mais un jour, ils termineraient cette conversation, c’était une promesse qu’il se fit à lui-même.
— Gabriel, que se passe-t-il ? Que fait Neimus ici ? Où sommes-nous et qui est ce jeune homme ?
Drarion ne lui en voulut pas, après tout, la dernière fois qu’elle l’avait vu avant de sombrer dans le coma, il n’était qu’un nourrisson. Comment pouvait-elle savoir que tant d’années s’étaient écoulées ? Il regarda ses parents et ce fut comme une évidence, il était heureux de les avoir rencontrés, heureux d’avoir échangé avec son père et d’avoir fait un bout de chemin à ses côtés, mais malgré cela, il réalisa qu’ils étaient complètement étrangers.
Neimus sur son fauteuil tentait de retrouver ses esprits. Il avait voulu faire une bonne action avant que la bataille contre l’Invertero commence, il voulait les réunir tous les trois, une dernière fois peut-être, mais la réaction de Drarion le laissa coi. Le jeune prince ne prêtait plus attention à ses parents, il regardait par la fenêtre, obnubilé par l’évolution de la masse ténébreuse qui sévissait au-dehors. C’est à cet instant qu’il réalisa ce qui avait vraiment de l’importance à ses yeux et toutes ses pensées étaient pour Jubanis et Léa ainsi que tous ses amis de l’Élite. Ils étaient sa vraie famille, celle du cœur et ils avaient besoin de lui autant qu’il avait besoin d’eux. Drarion se retourna, il adressa un léger sourire à sa mère, salua son père et quitta la chambre sans même regarder Neimus. À peine eut-il franchi la porte que Drarion s’en voulut. Pourquoi n’avait-il pas pris sa mère dans ses bras ? Pourquoi ne l’avait-il pas embrassée ?
Sans doute sa manière à lui de leur faire comprendre qu’il n’était pas prêt, qu’ils auraient tout le temps nécessaire si jamais ils s’en sortaient. Il avait besoin de plus de temps afin de réaliser, il voulait plus de temps pour apprendre à les connaître. Cette solitude qui l’avait pourtant malmené depuis sa plus tendre enfance, ce statut d’orphelin, il réalisait subitement qu’il l’aimait et qu’il ne voulait pas s’en défaire, car c’était une part intégrante de sa personnalité. C’est grâce à ce passé, aussi dur fut-il, qu’il était devenu celui qu’il était en ce jour de grands tourments. Il avait peut-être peur de perdre cette soi-disant liberté, ou était-ce simplement le fait d’avoir des parents qui le tétanisait à ce point ?
Derrière la porte de cette chambre qui abritait son passé, son présent et maintenant son futur, Drarion s’en voulait d’avoir si mauvais caractère et de ne pas avoir agi comme tout fils l’aurait fait, mais ce trait de caractère lui avait été souvent bénéfique par le passé.
24
PRÉPARER LES PLUS FAIBLES
Drarion avait besoin de se changer les idées et de mettre de côté ce qu’il venait de vivre dans la chambre de sa mère. Lorsqu’il sortit dans les jardins du palais, il retrouva ses esprits et ses motivations ; celles qui l’avaient poussé à quitter brusquement le chevet d’Elvène reprirent le dessus. Dans les jardins du palais originel, il trouva ce qu’il était venu chercher, ses amis, sa famille. Tous étaient tenus par leurs tâches respectives et Drarion n’attendait plus qu’une chose, leur prêter main-forte, car cela lui éviterait de penser à ce qu’il ressentait. Il s’étonna d’entendre des rires d’enfants et comprit rapidement ce qui les rendait si joyeux. À l’écart, au fond du parc, Gwénaël et Tan faisaient les pitres pour la plus grande joie de ces petits êtres innocents. Tan s’était transformé en Dragon et les laissait jouer sur son dos pendant que Gwénaël bondissait et disparaissait en projetant de fabuleux éclairs. Au loin près des grandes serres, il aperçut Mikka et Nolan qui enseignaient l’art du combat à l’épée aux villageois reconvertis pour l’heure en soldats. Il s’empressa de les rejoindre. Le bruit des lames qui s’entrechoquaient le rassurait, Drarion ne le montrait pas, mais il s’inquiétait pour tous ces gens qu’ils allaient envoyer au combat.
Nolan assistait Mikka en complétant leur apprentissage de la lame par quelques conseils d’ordre magique pour amplifier les coups portés à l’adversaire. Une petite incantation murmurée avant que l’épée ne s’abatte sur sa cible et le tour était joué, le destinataire se retrouvait projeté plusieurs mètres en arrière. Ce n’était pas grand-chose, mais peut-être que ce petit tour sauverait la vie de plusieurs d’entre eux, songea Drarion.
Pas très loin, sous les arbres, la grande prêtresse s’était investie d’une mission et avait réuni plusieurs personnes autour d’elle, des jeunes comme des plus vieux issus de différentes contrées. Tous ces pauvres gens, des paysans, des commerçants faisaient partie de ceux qui n’avaient pas de pouvoir. Assis sur le sol, ils l’écoutaient attentivement. La voir ainsi interloqua Drarion qui se précipita pour entendre ce qu’elle avait à leur enseigner.
— Dans mon monde, la magie n’existe plus, et pourtant je la pratique depuis des années.
— Comment faites-vous ? lui demanda une femme.
Elle tenait un jeune garçon entre ses jambes, assise sur la pelouse au pied de l’arbre et Drarion remarqua à quel point elle était captivée par ce que la grande prêtresse racontait. Sûrement une mère inquiète pour son fils et qui désirait mettre toutes les chances de son côté pour le protéger, pensa-t-il.
— C’est grâce à ce que j’ai là-dedans ! affirma la conférencière.
La grande prêtresse tapotait son index sur le sommet de son crâne, elle insistait, elle voulait qu’ils comprennent que leur arme la plus puissante se trouvait dans leur tête.
— Comme je vous le disais, la magie a progressivement disparu de mon monde, les gens l’ont oubliée et délaissée parce qu’à une époque, il était devenu trop dangereux de la pratiquer. Je restais pourtant convaincue dans mon for intérieur qu’il suffirait d’un je ne sais quoi pour la faire revenir. Mes pensées étaient si fortes qu’au fur et à mesure je pouvais la ressentir renaître en moi.
— Mais nous, nous n’avons pas de pouvoirs, enfin pas tous.
Drarion regarda le jeune homme qui avait pris la parole, il serrait fermement le pommeau de son épée, il était déterminé, mais sa posture trahissait cette peur qui le rongeait.
— Ce monde, celui dans lequel vous vivez, qui vous a vu grandir, regorge de magie, je vais vous apprendre à vous en imprégner, car ce n’est pas parce que vous n’avez pas de pouvoirs que vous ne pouvez pas en acquérir. La magie n’est pas réservée à une élite, elle est à la portée de tous.
Elle savait parler et redonner l’espoir, c’était un fait que même Drarion ne pouvait contester. Léa rejoignit le groupe et s’installa près de son cousin qui remarqua immédiatement qu’elle paraissait préoccupée, et la raison de son tracas se trouvait à quelques mètres derrière eux. Il aurait fallu qu’il soit stupide pour ne pas comprendre qu’elle n’avait toujours pas digéré le retour de Kalon.
De son poste, alors qu’il s’évertuait à donner des directives aux petits peuples des forêts et aux autres créatures, Drarion vit en se retournant que son ami souffrait du même mal que sa cousine. Pourtant, il n’avait pas de temps à consacrer à ce genre de blessure et il préféra porter toute son attention sur la grande prêtresse. Il pressentait qu’il avait quelque chose à apprendre de ce qu’elle expliquait aux plus novices, et ce malgré la pauvreté de l’étendue de ses pouvoirs.
— Tout réside dans votre mental, dans votre âme, ce sont eux qui contrôlent tout. Vous devez lever ces barrières qui vous interdisent l’accès à toute cette magie.
La grande prêtresse leur raconta alors comment durant toutes ces années, dans son monde, elle s’était entraînée jusqu’à ce que son être soit convaincu que la magie était bien réelle et accessible. Certes elle n’était parvenue qu’à de très faibles résultats, mais simplement parce que la magie avait pour ainsi dire disparu dans son monde; mais ici, à Sgathân, elle et tous ceux qui y parviendraient pourraient puiser dans cette source énergétique environnante et inépuisable. Pour les convaincre, elle n’hésita pas une seconde et le leur prouva.
D’une main elle souleva une roche sans même la toucher, par la seule force de sa pensée et de l’autre elle l’enflamma pour transformer cette roche en une énorme boule de feu. En utilisant ce qu’elle avait à portée de main, elle venait de fabriquer une arme destructrice qui commençait à en inspirer plus d’un.
Drarion sourit à la grande prêtresse, comme pour la féliciter, mais c’était plus que ça, il la remerciait. Il venait de comprendre tout le sens de sa démonstration.
— Si elle y arrive, alors j’y arriverai aussi !
— De quoi parles-tu, Drarion ? Il y a bien longtemps que tu sais faire ce genre de choses, tu es capable à toi seul de soulever une montagne et de l’embraser.
— Je sais, Léa, je parlais de contrôle.
— Mais encore ?
— Je dois faire tomber les barrières qui m’empêchent de contrôler le cinquième élément, je dois prendre le contrôle.
Plus facile à dire qu’à faire, pensa Léa, mais le connaissant et à force de pratique, il y parviendrait, aurait-il seulement suffisamment de temps avant la grande bataille ?
Partout dans l’enceinte des fortifications de Faralonn, tout le monde se préparait. Même les plus faibles et les plus démunis s’entraînaient ardemment. Les Huspalim s’exerçaient avec Rus’Och pendant que les Bihan-Avel distribuaient les fioles explosives qu’ils avaient conçues dans leur laboratoire.
Les Gnomes et les Gnomines, les Elfes et les créatures des forêts préparaient quant à eux, des armes plus tranchantes et plus meurtrières que ce que tous avaient pour habitude de manier.
— Et si nous échouons, Drarion ?
— Nous ne pouvons pas nous le permettre, Léa.
— Où est ton père, ça fait un moment que je ne l’ai pas vu.
— Avec ma mère, Neimus l’a réveillée.
— Je ne comprends pas, et toi pourquoi n’es-tu pas avec eux ?
— J’aurai tout le temps voulu lorsque nous aurons vaincu cette chose…
Il s’arrêta brusquement de parler et son visage s’horrifia alors qu’il fixait l’horizon. Léa n’eut pas le temps de se retourner pour voir ce qui l’effrayait tant, qu’une aveuglante lumière s’empara du ciel. Une puissante détonation résonna sourdement dans le paysage et le souffle qui s’en suivit balaya tout sur son passage. Les gens s’agrippèrent à ce qu’ils purent en poussant des cris de terreur, mais certains ne résistèrent pas à la force de la déflagration et se virent projetés sur plusieurs dizaines de mètres.
Les oreilles bourdonnantes et presque sourdes, tous se relevèrent avec plus ou moins de mal, il n’y avait pas de mot pour décrire l’horreur qui se jouait au-dessus de leurs têtes.
L’Invertero, au travers d’un des vortex par lesquels il s’était infiltré, venait d’anéantir un monde et toute sa civilisation. Le portail se referma dans le ciel en ne laissant aucun doute sur le sort qui les attendait.
— Nous ne pouvons plus attendre ! hurla Mikka à ses amis.
Neimus encore très affaibli par le rituel qu’il avait pratiqué un peu plus tôt rejoignit l’Élite à l’extérieur en compagnie de Gabriel qui tenait à son bras Elvène. L’heure était trop grave pour que quiconque leur demande par quel miracle elle avait été réveillée, mais la surprise n’en était pas moins saisissante. Le vieux mage ordonna à tous de le suivre dans la grande salle des Trônes. Face à l’Élite et à tous les dirigeants des contrées les plus éloignées venues se battre à leurs côtés, Neimus prit son ton le plus solennel.
— Chers amis, nous n’avons plus le temps, vous l’avez constaté par vous-même, si nous ne réagissons pas immédiatement, le prochain monde que l’Invertero détruira pourrait bien être le nôtre.
— Nous n’avons aucune chance, Neimus.
— Ne soyez pas aussi défaitiste, Lady Dule, certes je n’ai pas réussi à convaincre les Golems et nous n’avons aucune garantie que le roi des Elfes Majeur nous soutienne, mais par pitié, ayez confiance en vous et en tous ceux qui sont là, dehors, prêts à donner leur vie pour notre monde.
— Les plus jeunes ont à peine eu le temps de s’entraîner, Neimus, c’est du suicide ! poursuivit Nolan.
— Je le sais bien, et nous savions également que de toute manière, beaucoup d’entre eux ne seraient pas prêts.
— C’est comme les envoyer à l’abattoir, pesta le professeur Kaifu.
Les uns après les autres contestaient la décision de Neimus, leurs motivations allaient bien au-delà du sort qui attendait les plus faibles, ils étaient au pied du mur et secrètement ils avaient tous espéré, prié pour que cet instant n’arrive jamais. Le miracle tant attendu ne s’était pas produit et ils devaient se rendre à l’évidence, car plus ils tarderaient à donner l’assaut, plus leur chance de vaincre ce fléau se ferait mince.
Le ton de la colère de certains se transforma en résignation, celui des autres en désarroi et avant qu’ils ne s’enfoncent encore plus dans des pensées tout aussi sombres, le grand mage ordonna à tous les messagers de Faralonn d’informer les troupes à travers Sgathân.
— Qu’ils guettent mon signal, nous donnerons l’assaut à la fin de cette journée.
— Quel signal, Neimus ? demanda le jeune messager tout tremblant.
— Ils le reconnaîtront ! Vous pouvez me faire confiance.
L’Élite resta plantée près des trônes tandis que les autres s’agitaient dans tous les sens. Aucun n’était prêt pour une telle bataille et derrière les hautes fenêtres de la salle, le mal qui sévissait était plus terrifiant que jamais. Drarion s’approcha de Léa, elle avait ce regard qu’il connaissait bien, celui qu’il vit pour la première fois au commencement de toute cette histoire. C’était à San Francisco, juste avant qu’il l’aide à soulever un pan du toit de sa maison pour secourir ses parents. Un regard plein de doutes et de faux espoirs. Jubanis les rejoignit puis avec leurs amis, sans un mot, ils se serrèrent les uns contre les autres.
Une façon de se souhaiter bonne chance sans risquer de fondre en larmes. Un sourire forcé creusa les joues de chacun avant qu’ils ne retournent s’occuper de leurs protégés dans les jardins du palais. Mais avant de quitter la pièce, Drarion et Jubanis firent signe à Léa de se retourner.
Elle ne s’attendait pas à ça et encore moins à sa propre réaction. Sans qu’elle puisse contrôler ses émotions, elle se précipita dans ses bras et l’enserra avec tout l’amour qu’il lui restait.
— S’il te plaît, pardonne-moi et promets-moi de faire attention à toi, Kalon.
25
LE GRIMOIRE NE RÉPOND PLUS
C’est peut-être là le propre de cette espèce, être au pied du mur, proche de la fin, au point de non-retour pour que l’humain réussisse à faire table rase du passé. Qu’il oublie sa rancœur et sa colère pour pardonner, mais à quel prix ? Sans aucun doute, sa prise de conscience du temps qui passe et qui restera perdu à jamais. C’est ce que Léa réalisait tandis que Kalon repartait s’occuper d’armer tous ceux qui seraient en mesure de se battre le moment venu, elle lui avait tout pardonné. Avant qu’elle-même ne retourne dans les jardins du palais pour apporter son soutien au plus grand nombre, elle voulut, une dernière fois, prendre conseil auprès de son amie invisible. Sur son lit, dans sa chambre elle ouvrit son coffret et sortit son grimoire qui s’illumina dès qu’elle le toucha.
Un instant de nostalgie l’envahit tandis qu’elle tournait les pages ; avec un sourire empli d’émotions, elle revivait au rythme des images toutes les épreuves qu’elle avait traversées depuis le tremblement de terre.
Elle secoua énergiquement la tête lorsqu’elle songea, un bref instant, que tout ceci disparaîtrait peut-être à tout jamais. Tout ce qui fait que cette vie, faite d’amour, de peine, de joie, de haine, mais qui vaut la peine d’être vécue, serait probablement réduite à l’état de fines particules dispersées dans l’infini de ce cruel univers. Non, elle refusait cette hypothétique fin tragique et s’empressa de trouver une page vierge pour faire appel à celle qu’elle ne connaissait pas, mais qui lui avait toujours été d’un grand secours.
— J’ai besoin de toi, réponds-moi, s’il te plaît !
Mais aucun signe n’apparut dans le coin de cette page vierge qui resta vide et Léa se sentit une nouvelle fois abandonnée, mais elle se refusa de céder encore à la colère, pas cette fois, pas si c’était la dernière chose qu’elle devait ressentir. Lorsqu’elle referma son grimoire, un morceau de papier plié s’en échappa, elle l’ouvrit, sourit, puis le replia pour le glisser dans sa poche. Déterminée, elle rangea soigneusement son coffret sur la commode, entre la brosse à cheveux de sa mère et le grand miroir devant lequel elle l’avait souvent imaginée en train de se coiffer. Elle jeta un dernier coup d’œil à cette chambre avant de fermer la porte.
***
Dans les ruelles du palais, les jardins, dans chaque recoin, les plus jeunes comme les plus vieux, pas un ne manquait à l’appel et dans ce silence que tous ressentaient presque comme une torture, ils patientaient. Car à travers l’épaisse masse sombre de l’Invertero ils pouvaient par moments apercevoir le fin rayon du soleil qui brillait au-dessus des ténèbres, ils attendaient, terrifiés que celui-ci disparaisse, annonçant ainsi la fin de cette journée interminable, ils étaient presque impatients que Neimus donne le signal qu’il avait promis et qui mettrait un terme à leur tourments. Cette attente était plus cruelle pour eux que cette guerre dans laquelle ils allaient tous se lancer.
Les membres de l’Élite défilaient dans les rangs pour apporter un peu de réconfort et s’assurer que tous étaient correctement armés, car aucun ne pouvait prédire ce qui les attendait et c’était peut-être mieux ainsi. Les apprentis Maîtres de l’Art se repassaient en boucle les conseils de ce qu’ils avaient appris au cours des derniers jours en priant que cela soit suffisant, sûrement pas pour vaincre l’Invertero, mais peut-être pour leur sauver la vie. La grande prêtresse quant à elle continuait de divulguer ses précieux conseils dans l’espoir que pour certains, la magie trouve le chemin de leur âme.
Tout autour de la baie, les troupes de Sgathân venues des contrées les plus éloignées s’attroupaient. Humains et créatures, magiques ou non étaient à présent unis par un seul désir commun, celui de vivre et des milliers d’entre eux réalisèrent alors qu’il était bien dommage d’avoir attendu de rencontrer la mort pour être enfin tous unis.
Tous les regards étaient tournés vers l’Invertero qui continuait inlassablement d’envahir d’autres mondes au travers des vortex qu’il avait ouverts. La même tristesse les enveloppait, mais ce macabre spectacle leur donnait encore plus de courage pour s’engager dans cette guerre et chasser ce mal avant qu’il ne les chasse. Peu à peu l’angoisse et la peur firent place à l’impatience, celle d’en finir une bonne fois pour toutes, quelle qu’en soit l’issue. Gabriel, qui observait cette scène depuis la fenêtre de la salle des Trônes reconnut un signe qui lui redonna espoir ; sur les visages de ces valeureux guerriers, à chaque minute qui passait à attendre, la métamorphose opérait et l’expression de peur ou d’angoisse des plus innocents s’effaçait pour que la bête qui sommeillait en chacun d’eux puisse s’éveiller.
Gabriel connaissait bien ce phénomène pour l’avoir vécu lui-même, il savait que lorsqu’un individu, aussi bon et gentil soit-il était confronté à la mort, son côté obscur, même enfoui profondément, prenait le dessus. C’est cet instinct de survie, cette bête, comme il l’appelait, qui lui avait permis de s’en sortir après que son frère l’eût chassé de Faralonn. Tout ce qu’il espérait maintenant c’était que ces hommes, ces femmes et ces enfants soient plus forts que lui, qu’ils trouvent la force intérieure d’ordonner au côté sombre de retrouver le sommeil une fois cette guerre terminée si par chance ils s’en sortaient.
L’heure approchait et l’Élite s’apprêtait à rejoindre les portes de Faralonn. Tels des guides ils seraient en première ligne pour conduire leur armée rejoindre les troupes déjà en place, mais au moment de partir, Elvène, qui les avait accompagnés jusqu’aux portes de Faralonn pour leur souhaiter bonne chance, leur demanda un instant supplémentaire.
— Gabriel, j’ai besoin de parler à Léa !
Étonné, il jeta un premier coup d’œil à Drarion. Pourquoi ne préférait-elle pas parler avec son fils ? Elvène fit un petit signe à Léa et elles se mirent un peu plus à l’écart.
— Je suis heureuse que vous soyez enfin sortie de ce coma.
— Je te remercie, Léa. As-tu récemment essayé de demander de l’aide à ton grimoire ?
— C’est étrange que vous me le demandiez, en effet, mais sans succès.
— Durant toutes ces années, j’étais coincée dans un néant nébuleux, mais lorsque tu as ouvert ce grimoire pour la première fois, quelque chose s’est produit, je pouvais entendre ta voix et je faisais de mon mieux pour te guider…
— C’était vous ? Mais pourquoi ne pas me l’avoir dit ?
— Dès le début j’ai bien essayé, mais une force mystérieuse me l’interdisait et me menaçait de me plonger encore plus profond dans ces nimbes au risque de perdre tout contact. Grâce à toi, j’avais des nouvelles de Drarion et je pouvais vous guider.
— Je comprends mieux maintenant, je vous remercie pour toute l’aide que vous nous avez apportée.
— S’il te plaît, Léa, une dernière fois, veille sur lui !
Léa ne répondit pas, c’était une évidence, tout comme il veillerait sur elle, car leurs destins étaient liés et prophétisés, seule ombre au tableau, ni l’un ni l’autre ne savait comment s’y prendre.
L’Élite, descendit jusqu’aux grandes portes de la fortification, Tan avait retrouvé son pelage de Nagual et Gwénaël l’épaule de Léa. Côte à côte, suivis par des centaines d’hommes et de femmes armés jusqu’aux dents, ils quittèrent l’enceinte protectrice du palais originel. Les enfants resteraient sous bonne garde en compagnie de quelques Gnomines. Avec leur armée, ils rejoignirent les rives de la baie où déjà, des milliers d’hommes et de femmes attendaient leur arrivée et le signal du vieux mage.
26
L’ESPOIR SOUS L’ÉTENDARD
Le manteau obscur et nébuleux de l’Invertero devenait de plus en plus menaçant et si sur la terre ferme les troupes étaient fin prêtes, le ténébreux l’était tout autant. L’armée de Faralonn, guidée par l’Élite, avançait au pas cadencé et chaque pas qui frappait le sol faisait résonner l’hymne de leur détermination. Au loin, sur les rives qui bordaient la baie et enclavaient le rocher sur lequel siégeait, il y avait peu de temps encore la forteresse noire, les étendards des peuples ayant répondu à l’appel de l’Élite flottaient sous le vent tels de gigantesques cerfs-volants. Léa eut des frissons lorsqu’elle en aperçut un en particulier. Bien qu’elle fût loin, elle distingua nettement l’emblème qui y était brodé, un désert de dunes. Gabriel qui l’observait lui adressa un sourire qu’elle lui rendit, il avait tenu sa promesse et même si elle ne savait pas encore comment il avait fait, elle lui en était reconnaissante.
Au bord des eaux glacées de la baie, l’Élite s’arrêta et ordonna à ses troupes de se déployer le long du rivage. Lorsque Drarion indiqua à Kalon un autre étendard qui volait très haut dans le ciel, celui-ci crut tout d’abord à une hallucination. Drarion quant à lui, se réjouit en le contemplant, car il ne pensait pas avoir réussi à les convaincre. Mais le cerf-volant brodé du blason des Swart-alparts était bien là, tout aussi menaçant que le peuple qu’il représentait.
Le spectacle était aussi terrifiant que le fait de voir leur monde uni pouvait être émouvant. Ce n’est que lorsqu’au loin, depuis les hautes plaines, un doux chant se rapprocha et résonna dans la baie que la tension retomba. L’étendard porté par le vent redonnait espoir, car l’armée qui les rejoignait était au moins deux fois plus nombreuse que les troupes déjà en place.
— Je ne sais pas si tu as été convaincant ou bien si ton grand-père a eu peur de toi, mais j’avoue que je suis heureuse de les voir se joindre à nous.
Kalon sourit à Léa, il était heureux lui aussi, il y voyait là le signe que, peut-être, si par chance ils réussissaient à vaincre l’Invertero, les erreurs du passé pourraient être réparées. Le peuple des Elfes Majeurs avait répondu présent et leur étendard flottait dans le ciel à côté de celui du peuple de Knot.
Neimus avança pieds nus dans les eaux froides, il fit lentement tournoyer son bâton au-dessus de sa tête et tous crurent qu’il s’apprêtait à donner le signal. Il n’en fit rien, quelques secondes plus tard, il plongea son sceptre dans les flots qui projeta une petite boule irradiant un halo violet. La petite sphère fila et disparut dans les profondeurs. Le vieil homme resta planté dans l’eau glacée à fixer la surface, qu’attendait-il ? L’Élite mima le vieux sage et se mit à scruter la surface avec la même intensité, sans même savoir ce qu’elle cherchait.
— Ce que nous cherchons nous cherche aussi !
— Que dites-vous, Neimus ? s’étonna Esther.
À côté de sa sœur, elle lui faisait des signes sous-entendant que le vieil homme était en train de perdre la boule, mais Satine se refusa d’y croire.
— Ce que nous cherchons nous cherche aussi ! Regardez !
Au large, la petite lueur violette se rapprocha rapidement, suivie par un bouillon d’écume qui inquiéta les troupes depuis la rive. Une créature gigantesque surgit brusquement des eaux pour replonger avant de réapparaître face à Neimus.
— J’ai en premier lieu pensé que tu te faisais vieux, mon ami, mais à voir ta tête, j’ai l’impression que ces derniers jours n’ont pas été de tout repos pour toi non plus.
— Je suis heureux de te revoir, Neimus, bien que j’aurais souhaité que ce soit dans d’autres circonstances.
— Moi de même, mon cher Nokké, moi de même ! Tu es vraiment dans un sale état, que t’est-il arrivé ?
— Ne me dis pas que tu n’as pas ta petite idée ?
Leurs retrouvailles étaient somme toute conviviales, mais leurs amis leur rappelèrent qu’ils auraient tout le temps nécessaire pour fêter ça une fois l’Invertero détruit.
27
LES ALLIÉS DE NOKKÉ
L’armée qui unifiait tous les peuples de Sgathân avait envahi les berges qui encerclaient la baie. Depuis leur position, l’Élite ne distinguait que des masses fourmillantes au-dessus desquelles flottaient les étendards de chacun des clans ayant répondu présents à leur appel.
Au cœur de cette vaste étendue d’eau glacée que défigurait une houle incessante siégeaient les ruines de la forteresse noire. Au milieu des blocs d’Onyx brisés, le corps de lady Anya continuait inlassablement de cracher son courroux et l’Invertero qui se nourrissait de sa haine, assiégeait les mondes un à un. Qu’attendait Neimus pour donner le signal que tous attendaient ? Ils étaient tous là, fin prêts à se lancer dans cette guerre qui pour beaucoup d’entre eux serait la dernière. Dans les rangs, les rugissements de leur courage, de leur détermination, faisaient trembler le sol. D’où ils se trouvaient, Neimus et L’Élite ne pouvaient rien tenter contre le ténébreux, ils devaient impérativement se rapprocher du rocher et bien que l’idée ne les réjouisse pas, il leur fallait tous y accoster, mais comment ? La tempête qui sévissait depuis plusieurs semaines avait réduit à l’état d’épave la moindre embarcation. Heureusement pour eux, leur ami, Nokké, n’avait pas abattu toutes ses cartes. Tandis que le géant des mers plongeait à nouveau dans les abysses, l’armée fixait le mal qui se mouvait au-dessus d’elle.
L’Invertero était devenu plus menaçant et plus dangereux qu’aucun ne l’aurait imaginé. Sous les yeux des troupes, un autre vortex se referma et le phénomène déclencha chez certains de véritables crises d’hystérie. Un vortex qui se refermait, c’était un autre monde qui disparaissait, une autre création de leur Déesse, Aradia, qui ne brillerait plus dans l’Univers, d’autres vies à jamais détruites. Leur chagrin, à la vue de ce macabre constat, amplifia la rage qui sommeillait en chacun et Gabriel s’empressa d’en toucher mot au vieux mage.
— Si vous voulez que nous ayons une chance de vaincre cette chose, Neimus, il faut donner l’assaut sans plus attendre.
— Pourquoi dis-tu cela, Gabriel ?
— Leurs regards, vous avez vu. Toute cette colère qui émane, c’est le signe qu’ils sont prêts, Neimus.
— Prêts à périr ?
— Non, prêts à se battre pour nous, pour leur monde. Je le vois dans leurs yeux, leur côté obscur a pris le dessus sur leurs âmes, il est temps d’agir.
— En cela je te fais entièrement confiance, Gabriel, car tu sais de quoi tu parles.
L’ancien chef suprême des Déusumbraé n’apprécia guère cette remarque que le vieil homme venait de lui lancer. Gabriel pensait qu’il était son ami et le ton que Neimus avait employé résonnait en lui comme une insulte. Ce sentiment réveilla en lui ce qui restait de plus sombre et malgré sa longue barbe, le reste de l’Élite n’eut aucun mal à déceler le léger rictus qui creusa les rides du mage.
Cela ne lui plaisait pas, mais Drarion reconnut là le génie du magicien. Alors il s’approcha de son père à son tour.
— Si c’est trop de pression pour toi, retourne donc auprès de ta femme, tu l’aideras au palais, vous pourrez chanter quelques comptines pour que les plus petits ne soient pas trop effrayés, on ne t’en voudra pas. Tu pourrais faire pour eux ce que tu n’as jamais fait pour moi… Papa. Tu pourrais les protéger !
Gabriel ne comprit pas ce qui arrivait à Drarion, il pensait pourtant qu’ensemble ils avaient fait table rase des rancœurs du passé. De toute évidence ce n’était pas le cas et cette torture psychologique intentionnelle satisfit Neimus qui remercia Drarion d’un clin d’œil que tous purent voir, sauf le concerné.
Les yeux de Gabriel s’emplirent d’une encre noire qui le défigurait. À nouveau. L’homme n’essaya même pas de lutter, car la déception était trop forte et son retour dans la Lumière trop récent pour que toute trace du mal ait disparu. Il laissa son côté sombre l’imprégner à nouveau alors que Drarion culpabilisait déjà de l’obliger à revivre ça.
Mais si le plan de Neimus fonctionnait, son père ou tout au moins, ce qu’il resterait de ce père à l’intérieur de ce monstre leur serait d’une aide précieuse.
Nokké surgit brusquement à quelques mètres de Neimus et autour de lui, une armée de créatures sous-marines fit surface.
— Tu me surprendras toujours, Nokké, mon vieil ami !
— Tu sais bien que je ne supporterais pas de te décevoir !
Neimus sourit au géant des mers qui, une fois encore, leur sauvait la mise. Des profondeurs de son monde il avait demandé de l’aide à toutes les espèces qui peuplaient le fond des eaux de la baie. Des lions de mer à la crinière de feu dont la férocité égalait leur douceur et leur gentillesse. Des Octopus épineux géants capables de projeter d’un seul coup les milliers d’aiguilles qui recouvraient leurs huit tentacules flasques et gélatineux. Ces pointes, aussi grandes que des lances, transperçaient n’importe quoi, rien ne pouvait leur résister.
Il y avait également dans ses rangs une espèce très rare que personne sur les berges n’avait eu l’occasion d’admirer, mais dont ils avaient tous entendu parler, des Alguilles électriques. Une forme de vie végétale qui, il y a un instant, faisait encore partie des contes et légendes de Sgathân. Ces créatures verdâtres et gluantes pouvaient atteindre dix mètres de long, elles étouffaient leurs proies en les enserrant avant de leur envoyer une décharge qui les achevait.
La légende raconte qu’il y a fort longtemps, les Alguilles électriques avaient décimé une armée de Hurgals à elles seules.
Leur présence autour de Nokké rassurait les troupes en place.
Sous les étendards qui souffraient dans la tempête, les troupes avaient armé leurs étranges machines qui faisaient penser à d’énormes catapultes à trois têtes. Dans les cuillères des machines maintenues par une corde brûlait une substance indéfinissable. L’étrange liquide en fusion dans ces réservoirs prêts à être lancés sur l’Invertero, se mouvait et formait de grosses bulles qui prenaient l’apparence de visages démoniaques. Des cris terrifiants résonnaient à chaque fois qu’une d’elles éclatait. L’Élite était heureuse de ne jamais avoir eu à affronter une telle magie.
Neimus, tourna lentement sur lui-même pour faire un tour d’horizon et son regard ne trompa personne et surtout pas son fidèle ami, Nokké.
— Comment comptes-tu nous faire traverser ?
— Grâce à mes fidèles amis, les Squillocampes !
L’eau se mit à bouillonner subitement autour du géant et d’énormes crevettes qui ressemblaient étrangement à des Mantes religieuses, se manifestèrent. Leurs longues pattes fouettaient la surface tandis que leur corps d’hippocampe ondulait sous les vagues.
— Neimus, toi et les membres de l’Élite, vous grimperez sur le dos des Squillocampes, elles vous conduiront jusqu’au rocher.
L’idée ne plaisait pas à tout le monde, mais aucun ne rechigna et ils chevauchèrent les bêtes. Le départ de l’Élite sur le dos de ces étranges créatures n’était pas le signal que tous attendaient, mais il suscita néanmoins l’émulation des soldats restés à terre. Leurs cris d’encouragement se transformèrent en chant de guerre qui regonfla le moral de chaque membre de l’Élite. À dos d’Esquilles, ils n’en menaient pas large, car l’appréhension d’accoster sur le rocher se faisait de plus en plus grande. Aucun ne savait à quoi s’attendre ni comment s’y prendre pour venir à bout de l’Invertero, l’ignorance totale quant à ce futur dont ils s’approchaient dangereusement les tétanisait.
Neimus fut le premier à poser le pied sur les débris d’Onyx de l’ancienne forteresse et l’Invertero le sentit, car immédiatement, la masse sombre et aqueuse chercha à se défendre en attaquant le mage avec une brume obscure qui l’encercla, mais le magicien la repoussa presque instantanément. Son sceptre tournoya au-dessus de sa tête, le pommeau projeta alors une gerbe étincelante et le bras immatériel se retira comme s’il venait de se brûler. Le reste de l’Élite s’empressa de descendre de sur le dos des Esquilles et Léa et Drarion coururent en direction de la source de ce mal qui cherchait inexorablement à les anéantir. Derrière un gros rocher d’Onyx, ils tentèrent d’esquiver les attaques de l’ombre et Léa fit remarquer à Drarion le corps de Lady Anya qui gisait quelques mètres plus loin.
— C’est elle que nous devons détruire, Drarion !
— Facile à dire, l’Invertero ne nous laissera pas approcher.
Très vite rejoints par leurs compagnons, Kalon à quelques pas de Léa lui fit signe et pointa son index dans une direction. Il y avait quelqu’un, une personne recroquevillée sur elle-même. Ensemble ils décidèrent d’aller secourir cet inconscient. Léa se lança la première et Kalon, grâce à ses pouvoirs, couvrit ses arrières en repoussant les attaques du ténébreux. Aucun ne comprit alors pourquoi elle ne se dépêchait pas de revenir, elle restait penchée au-dessus de cette personne qu’ils n’arrivaient pas à identifier dans ce chaos.
Mikka sortit alors de derrière son rocher et courut dans sa direction. Lorsqu’il l’eut rejointe, il adopta la même réaction, Léa et lui étaient empreints d’un doute et ne savaient apparemment pas comment réagir. C’est grâce aux cris de leurs amis que Mikka réagit et sans chercher à comprendre, il empoigna Léa et l’individu pour les mettre à l’abri.
Kalon évita de justesse une attaque en traître de l’Invertero grâce à Drarion et lorsque Léa et Mikka les eurent rejoints, la stupéfaction fut générale.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? l’empoigna violemment Gabriel.
— Je suis désolé, je ne pensais pas qu’en la protégeant ainsi, je ferais d’elle… cette chose.
— Comment peut-on l’arrêter, Zoà ?
— On ne peut pas ! se désola l’homme.
Aucun, pas même Neimus n’eut le temps de réagir que l’épée de Gabriel tranchait déjà la tête de l’ancien directeur de Tanaël.
Pas un de ses amis ne jugea son geste néanmoins tous s’inquiétaient à présent, en particulier Drarion qui regrettait d’avoir provoqué son père, car les ténèbres qui brûlaient à nouveau dans son regard donnait l’impression que plus jamais il n’en reviendrait. Gabriel remonta sur le Squillocampe, plus rien n’avait d’importance. Sur le dos de la créature marine, il disparut au large, il rejoignait le Peuple des Dunes de l’autre côté de la baie. Il le savait plus faible et plus démuni que le reste du monde, Gabriel avait décidé de se battre à ses côtés contre cette force plus obscure que celles qui le rongeaient.
De la rage, voilà ce qui émanait de lui, une haine si puissante que rien n’arrêterait. De toute évidence son côté sombre n’avait pas totalement repris le dessus sur la lumière qui en lui brillait encore.
28
L’AUTRE FRAGMENT
Protégés derrière les remparts de Faralonn, les plus jeunes et les plus faibles se terraient dans le silence. Le vent qui soufflait portait jusqu’à eux ce douloureux écho qui leur coupait le souffle, l’insoutenable cacophonie de cette guerre qui se préparait. Les Gnomines s’activaient pour calmer ces innocents pris de panique et qui s’inquiétaient pour le père, le fils ou la mère, partis se battre. Dans leur laboratoire, les Bihan-Avel se hâtaient de préparer leurs potions explosives, car pour sûr, les troupes en manqueraient rapidement.
Dans la salle des Trônes, Elvène, en compagnie de Doum, se faisait un sang d’encre pour Gabriel et son fils. Elle faisait les cent pas devant les grandes fenêtres d’où elle pouvait imaginer l’enfer qui se déroulait sur la baie et sur les plages de Sgathân. Doum, le mini-troll, faisait de son mieux pour la rassurer, mais toutes ses tentatives étaient vaines, rien n’arrivait à apaiser les peurs de la Dame.
Alors qu’elle était plongée dans ses souvenirs, se remémorant ces instants de bonheur vécus aux côtés de Gabriel et les premières semaines de la vie de son fils, une violente explosion la ramena à l’instant présent.
— Nous sommes attaqués ? s’affola Elvène
— Je ne saurais vous dire, cela semblait venir des jardins du palais.
Doum se précipita dans les couloirs du palais, il revint quelques minutes plus tard et supplia Elvène de le suivre.
— Que se passe-t-il, Doum ?
— Suivez-moi, il faut que vous voyiez ça !
Pour ne pas perdre une minute de plus, elle prit le petit être dans ses bras et descendit les marches en courant jusque dans les jardins du palais. Les vitres des serres avaient été littéralement pulvérisées et les femmes et enfants, en petits groupes, à l’abri sous les arbres, étaient terrorisés. Doum demanda à Elvène de se rendre à la dernière serre, tout au fond du parc, lui promettant qu’elle n’avait rien à craindre et le petit sourire qu’il lui adressa la mit en confiance. Sous le regard effrayé de tous ces pauvres gens en panique, elle traversa les jardins.
Elvène enjamba les débris en faisant très attention, seule la structure semblait avoir souffert, car la végétation à l’intérieur était intacte et resplendissante. Doum lui demanda qu’elle le repose sur le sol et il la guida jusqu’au pied de l’arbre de vie. La douce musique du clapotis de l’eau qui s’écoulait toujours de la source réconforta Elvène, mais ce qu’elle y découvrit la laissa perplexe. Devait-elle avoir peur ou au contraire se réjouir ?
— Bonjour, Elvène, je suis Laïloken.
— Je me souviens de vous, grand sage.
De toute évidence, à voir sa tête, elle n’en gardait pas que de bons souvenirs. Cependant, ce qui l’intriguait le plus était les deux personnes qui accompagnaient l’esprit des forêts.
— Je ne suis pas venu seul, les gardiens des tours de l’Ouest et du Sud m’accompagnent.
— Était-ce une raison pour tout faire sauter ? La population n’est-elle pas assez effrayée comme ça ?
— Il s’agit là d’un malheureux accident, madame ! lui assura le petit homme.
Le gardien de la tour de l’Ouest lui raconta alors comment tout ceci était arrivé. Cela faisait plusieurs jours qu’il tentait de convaincre le dernier gardien de remettre le quatrième fragment aux élus, mais sans succès, car ce dernier refusait catégoriquement de s’y plier. Le petit homme a alors fait appel à son ami de longue date, Laïloken et ensemble ils lui ont tendu un piège. Mais ils avaient surestimé la puissance du dernier gardien et le sort qui les amena tout droit jusqu’au pied de l’arbre de vie avait fait exploser l’édifice.
Elvène écoutait à peine l’histoire que le gardien de la tour de l’Ouest lui racontait, elle était obnubilée par le joyau qui étincelait dans les bras de l’autre homme. La prophétie existait bien avant qu’elle fût plongée dans le coma par Neimus, et elle s’en souvenait encore. Sans perdre un seul instant elle ordonna qu’un messager se rende sur le rocher noir pour avertir Drarion et Léa et les ramène au palais de toute urgence. Sans réfléchir une seule seconde, Doum se porta volontaire.
— Ton dévouement t’honore, petit troll, mais tu es trop… enfin, pas assez rapide.
— Pas si j’y vais avec lui ! affirma-t-il en pointant de son index au-dessus de sa tête.
Lorsqu’elle leva les yeux, Elvène comprit que ce petit être avait plus d’un tour dans son sac. Le Simorgh se posa quelques instants plus tard sur l’herbe verte du parc et Doum grimpa sur son dos. Il avait toujours autant peur de l’altitude et du bel oiseau, mais cette fois-ci il ne s’évanouirait pas, c’était sa mission et il l’honorerait.
***
Alors qu’ils survolaient les champs de bataille, ils réalisèrent toute l’étendue de l’horreur qu’affrontaient les troupes au sol. Ce n’était rien comparé à ce qu’ils allaient devoir combattre prochainement. À l’horizon, depuis les sommets des montagnes, Doum et le Simorgh furent horrifiés en voyant les ombres menaçantes des Golems entamer leur descente.
Une soudaine agitation attira leur attention ; juste en dessous d’eux, dans les rangs, des flammes surgissaient comme si elles sortaient de terre. Malgré la tempête que Doum et la créature devaient braver, ils entendaient très nettement les hurlements des guerriers. Le Simorgh replia ses ailes et ils tombèrent en piqué, Doum lui criait de rester concentré sur leur mission, mais l’oiseau voulait en avoir le cœur net. Accroché à ses plumes, le mini-troll se sentit défaillir, mais lorsque le Simorgh déploya ses ailes pour freiner leur chute, Doum plaqua une main devant sa bouche, la nausée le ramena très vite à la réalité. Le spectacle qu’ils survolaient était insoutenable. Les Hurgals dont personne n’avait entendu parler depuis plusieurs semaines surgissaient des entrailles de la terre un peu partout autour de la baie. Pris par surprise, beaucoup des pauvres gens, pourtant armés et prêts à se battre pour leur monde, n’eurent aucune chance et périrent en quelques minutes. Aucun n’avait été préparé à une telle éventualité, le combat n’avait pas commencé, ils attendaient encore le signal du grand mage.
Sur le rocher, le vent de panique qui venait de submerger les troupes restées sur le rivage ne passa pas inaperçu non plus. Lorsque Neimus se retourna, attiré par le vacarme, il vit son ami qui rasait les troupes au vol, une traîne multicolore et étincelante lui laissait deviner l’horreur. Sans attendre une seconde de plus, et malgré le danger, Neimus n’hésita pas un seul instant à se mettre à découvert, il se redressa de derrière le rocher, s’exposant par la même occasion à la fureur de l’Invertero.
Son sceptre tendu vers le ciel obscur, le grand mage grommela dans l’ancien langage et le pommeau de son bâton projeta une boule rougeoyante qui crépitait dans sa course. Elle traversa l’épais manteau aqueux avant d’exploser et d’illuminer le ciel. C’était bien là le signal que tous attendaient. Dans l’instant, les catapultes dispersées un peu partout autour de la baie crachèrent leur liquide démoniaque qui à son tour transperça la brume de l’Invertero. Un feu se répandit au cœur de la matière sombre embrasant le ciel de Sgathân. Des hurlements de joies raisonnèrent parmi les troupes en entendant les râles de douleur de leur ennemi qui riposta immédiatement. De gigantesques bras de fumée s’abattirent sur les soldats ne leur laissant aucune chance. En proie aux Hurgals, l’armée de Sgathân devrait bientôt faire face à une autre menace, celle des Golems qui se rapprochaient rapidement, mais aucun ne fuit ni ne baissa les bras, la bête qui sommeillait en chacun d’eux n’était pas décidée à se laisser faire.
Le Simorgh se posa sur le rocher auprès de l’Élite et Doum leur expliqua les raisons de leur présence, Léa et Drarion devaient rentrer à Faralonn sans plus tarder.
— Nous ne pouvons pas abandonner tous ces pauvres gens ! s’indigna Drarion.
— Vous n’avez pas le choix, lui affirma le bel oiseau, il n’y a que vous qui puissiez reconstituer le cœur d’Habask et plus vous attendez, au risque de vous faire tuer, plus les pertes seront nombreuses.
— Donne-nous juste un instant, le supplia Léa.
Aucun de ses amis ne devina en quoi quelques minutes de plus passées sur ce rocher maudit feraient la différence, mais ils lui accordèrent.
Léa courut au plus près de l’eau, là où s’échouaient les vagues de mer déchaînée. De sa poche elle sortit le papier qui était tombé de son grimoire et qu’elle y avait soigneusement rangé.
Drarion la rejoignit et par-dessus son épaule il lut le parchemin.
« L’Armée de Veela »
— T’as toujours des idées géniales !
Elle avait déjà eu l’occasion de réciter cette incantation, le jour où elle et ses compagnons de l’Élite s’étaient retrouvés piégés sur les quais de la forteresse noire alors qu’ils étaient venus secourir Drarion. Gabriel s’en souvenait très bien lui aussi et secrètement il espérait que les ondins l’aient oublié.
Léa s’agenouilla sur le rocher et plongea une main dans l’eau glacée ; dans l’autre, elle tenait fermement son morceau de parchemin qu’elle lut à haute voix. Tout comme la fois précédente, les Ondins ne mirent pas longtemps à répondre à son appel et les eaux de la baie se mirent alors à bouillir. De ces remous, les guerriers de l’Armée de Veela jaillirent des fonds. Il en sortait des milliers qui rejoignirent les soldats en détresse sur les côtes et les plages de Sgathân. Ils anéantirent tout ce qui se trouvait sur leur passage et l’Élite put déjà se réjouir en voyant les crinières de feu des Hurgals s’éteindre. Robustes et indestructibles, les Ondins sont les puissants esprits des abysses, entièrement constitués d’eau, l’épée et la flèche ne font que les traverser. Les Ondins ne se plient qu’à une seule et unique loi, protéger l’innocent qui prêche l’amour avec son sang. Une fois prisonnier dans ces corps liquides, l’ennemi se noie en quelques secondes. Profitant de cette diversion qui, ils l’espéraient tous, leur laisserait suffisamment de temps, le Simorgh redécolla quelques instants plus tard avec Léa et Gwénaël qui s’agrippait à son épaule et Doum. Drarion faisait plus confiance à son fidèle compagnon et préféra de loin voyager sur le dos de Tan qui avait repris son apparence de dragon.
Leurs amis qui étaient restés cachés derrière le gros bloc d’Onyx les regardèrent s’éloigner jusqu’à disparaître dans cet horizon funeste.
Aucun n’avait encore trouvé le moyen de s’approcher de lady Anya, car ils le savaient à présent, c’était la seule manière pour eux de vaincre ce mal, ils devaient détruire son hôte. Les Élus qui venaient de disparaître dans le lointain étaient leur dernière chance.
29
L’ARMÉE DE VEELA
L’Invertero était partout, il voyait et entendait tout et c’est sans surprise que Tan et le Simorgh durent éviter ses attaques. Les deux créatures eurent beaucoup de mal à éviter ses assauts et plus d’une fois ils passèrent de justesse à côté d’effluves électriques meurtriers qui leur frôlaient les plumes ou de cette brume maudite qui tentait de les capturer. Mais Tan et le Simorgh n’étaient pas d’humeur à jouer et malgré les contestations de Léa et Drarion, ils voulurent donner à l’exterminateur, une petite leçon. Ils s’apprêtaient à survoler Faralonn et le risque était trop grand, ils ne voulaient pas attirer l’Invertero jusqu’au palais. Depuis le ciel, l’enceinte fortifiée paraissait calme. Les grandes portes étaient fermées, les rues du village étaient désertes et les volets des maisons clos, mais à l’intérieur, tapi dans la peur, battait le cœur de centaines d’innocents qu’ils devaient à tout prix protéger.
Léa demanda à Gwénaël de se réfugier dans une de ses poches et se cramponna aussi fort qu’elle le put aux plumes de l’oiseau, sécurisant tant bien que mal son ami Doum qui tournait déjà de l’œil. La foudre frôla de très près le Simorgh, si près que plusieurs de ses plumes s’arrachèrent et partirent en fumée laissant derrière elles un panache de fumée rouge. Le Simorgh profita de cette opportunité et feignit d’être touché par l’Invertero, il se laissa tomber à pique et partit en vrille. Les hurlements de Léa résonnèrent dans toute la vallée qu’ils survolaient, Doum n’avait pas résisté à sa phobie et s’était évanoui.
Tan profita de la diversion du Simorgh et traversa l’épais manteau ténébreux, c’était plus terrifiant que tout ce que lui et Drarion pouvaient imaginer. La brume était animée par tout ce qu’il y avait de plus mauvais et néfaste dans l’univers et ils pouvaient en ressentir les maux, c’était un véritable supplice pour les deux compagnons qui commençaient à penser que ce n’était pas une de leurs plus brillantes idées. Que cherchaient-ils à faire ? Eux-mêmes n’en avaient pas d’idée précise et parce que la douleur tant physique que psychologique qu’ils subissaient dans la turbulence de l’ombre devenait insupportable, Drarion prit les devants.
Pour la première fois, il tenta, non pas de se débarrasser du cinquième élément qui jusqu’alors l’avait toujours contrôlé, mais bien de l’invoquer. Drarion pensa que s’ils devaient cohabiter ensemble et s’il n’arrivait pas à avoir le dessus sur lui, alors il était peut-être possible de travailler avec cette puissance. Tan faisait tout ce qu’il pouvait pour accorder du temps à son ami sans savoir s’il pourrait tenir ou non ce rythme diabolique. Drarion s’enferma dans une bulle imaginaire dans laquelle il trouva la concentration nécessaire pour lui permettre d’invoquer le cinquième. Sur sa peau, les runes qu’il avait si durement acquises se mirent à luire, non sans douleur, mais leurs pouvoirs l’aidèrent à se connecter avec l’Éther.
Un phénomène étrange se produisit en lui et sans prévenir son fidèle compagnon, Drarion plaqua ses mains sur les écailles d’argent qui recouvraient son cou. Le Dragon sentit passer en lui une indescriptible et désagréable sensation. Tan ressentait exactement les mêmes choses que Drarion et sans comprendre ce qui lui arrivait, il ouvrit grand sa gueule, un puissant jet de feu en jaillit. Des flammes comme il n’en avait jamais craché, plus brûlantes encore qu’un soleil. Drarion avait réussi, il venait également de comprendre une chose cruciale, quelque chose qui jusque là lui avait toujours porté préjudice, mais qui à cet instant prenait tout son sens.
Rien ne sert d’aller contre ce qui nous anime, rien ne sert de rejeter ce qui brûle en nous, il faut juste apprendre à vivre avec et s’en servir pour avancer et vaincre les épreuves qui tentent de freiner notre évolution. C’était exactement ce qu’il venait de faire, mais lui et Tan avaient très largement sous-estimé les effets secondaires d’une telle magie. Le feu que le dragon venait de cracher se répandit à une vitesse incroyable dans le ciel de Sgathân, consumant l’enveloppe immatérielle de l’Invertero dont les hurlements de douleur firent trembler les montagnes alentour. Mais l’obscur était plus puissant encore et il étouffa les flammes.
Depuis les jardins du palais originel où le Simorgh s’était posé, Léa assistait impuissante à la chute libre de ses amis. Le sortilège que Drarion avait exécuté était plus gourmand qu’il ne l’aurait pensé et avait puisé toute son énergie ainsi que celle du dragon. Le Simorgh se cabra, renversant Léa et Doum et d’un bond il vola pour tenter d’aider ses amis, peut-être arriverait-il à freiner leur chute, mais en aucun cas il ne pourrait l’éviter, Tan était bien plus gros et surtout bien trop lourd. Tout ce que Léa voyait, c’était une gerbe multicolore qui tombait à toute vitesse et qui tourbillonnait dans les airs, puis une explosion de mille feux au moment de l’impact, juste derrière les serres au fond du parc. Elle n’arrivait plus à respirer, terrifiée à l’idée qu’aucun ne s’en soit sorti et ce n’est pas Doum, toujours évanoui qui aurait réussi à la rassurer. Elle resta là, plantée au milieu des jardins du palais sous ce ciel maudit qui menaçait de tout anéantir, elle fixait les serres, incapable de faire le moindre mouvement. Les larmes qui commençaient à couler sur ses joues se transformèrent en flot de joie lorsqu’elle aperçut Drarion et son Nagual traverser depuis le fond du parc.
— Tu ne pensais pas qu’un petit plongeon viendrait à bout de nous ?
— Où est le Simorgh, Drarion ?
— Laisse-lui le temps de se remettre, il est… comment dire… un peu courbaturé.
— Idiot, j’ai vraiment cru que je vous avais perdus.
Tandis qu’ils montaient le parvis jusqu’au palais, le bel oiseau s’extirpa laborieusement de derrière les serres, il réalisa la chance insolente qu’ils avaient eue. L’Invertero ne les avait pas pourchassés jusque-là, mais pour combien de temps ? Car une fois qu’il aurait exterminé les troupes qu’ils affrontaient, lui, les Hurgals et toutes les créatures qui s’étaient jointes à lui, il reviendrait pour eux.
L’oiseau s’interdit d’imaginer l’enfer qui anéantissait les troupes de Sgathân, il savait que s’ils tardaient tous à rejoindre l’Élite sur le rocher, les Golems finiraient le travail.
***
Heureusement, grâce à Léa, l’armée de Veela s’en donnait à cœur joie, ces ombres des abysses, les Ondins, remontaient à la surface par centaines. C’était un soulagement pour les malheureux guerriers qui ne savaient plus où donner de la tête tellement la surprise de voir surgir de sous leurs pieds ces monstres aux crinières de feu avait été soudaine. Mais tous savaient que les Ondins ne pourraient rien contre les Golems qui dévalaient les montagnes, il ne leur faudrait pas longtemps pour les atteindre. À l’Ouest, le peuple des dunes se battait sauvagement contre les Hurgals et pour l’instant leur blason flottait toujours dans la tempête. Au Nord et à l’Est les Elfes et les Swart-Alparts faisaient une trêve et se battaient côte à côte contre les forces obscures. Cette guerre, aussi cruelle fût-elle, avait effacé les querelles et les désaccords, les différences et les jugements, Sgathân était uni pour la première fois depuis des siècles, mais cela suffirait-il pour vaincre l’Invertero ? Sur les eaux de la baie, Nokké dirigeait les créatures marines tel un chef d’orchestre. Il avait demandé aux Octopus épineux de se placer au plus près du rivage et d’attendre l’arrivée des géants de pierre, les Alguilles électriques se tenaient en position, prêtes à bondir sur l’ennemi qui oserait s’aventurer sur les eaux de la baie.
La mission première de Nokké était de protéger le rocher et l’Élite, ils avaient besoin de plus de temps afin de trouver le moyen d’atteindre lady Anya et de la mettre hors-jeu. Mais Nokké n’avait pas autorité sur toutes les créatures sous-marines et comme à la surface, les fonds marins regorgeaient de bêtes hostiles que l’Invertero n’avait eu aucun mal à rallier à sa cause. Les Octopus épineux, les Squillocampes, les Alguilles électriques, tous durent quitter leurs postes pour se défendre et protéger le rocher contre des monstres tout aussi impressionnants qu’eux.
Les Alguilles électriques, escortées par les lions de mer se jetèrent sur un banc de requins-lézards qui s’approchaient dangereusement du rocher. Elles s’enroulaient autour de leur proie grâce à leur corps végétal et leur emprise immobilisait la créature qui pourtant se débattait violemment, mais qui rapidement suffoquait avant le coup fatal, une décharge électrique qui les grillait sur place. Les lions de mer agitaient frénétiquement leur crinière de feu qui effrayait les Dragosopodes, une espèce abyssale de charognards qui rappelait étrangement le cafard. Ces bêtes qui craignaient la lumière tentèrent de fuir l’aveuglante lueur des flammes, mais les Squillocampes leur bloquèrent la route et un véritable carnage remua les fonds de la baie. Nokké ne laissa pas ses amis affronter l’horreur seuls et n’hésita pas un instant à engager le combat avec une Baracnoïcuda, une des créatures abyssales les plus monstrueuses. L’araignée géante était dotée d’une puissante mâchoire qui déchiquetait ses proies en deux coups de crocs et Nokké, malgré son impressionnante stature, avait beaucoup de mal à se tenir suffisamment loin de sa gueule. Les longues pattes de la créature brisaient aisément les écailles du colosse et se plantaient dans sa chair. Depuis le rocher d’Onyx, derrière lequel ils s’étaient réfugiés, l’Élite assistait impuissante à ce duel musclé et Neimus se figeât de terreur lorsqu’il vit son ami, accroché à la monstrueuse Baracnoïcuda, disparaître dans les profondeurs de la baie.
Pas un être n’était épargné ni à l’abri et ce n’était que le début des hostilités.
30
LE CŒUR D’HABASK
Lorsqu’ils poussèrent les portes de la salle des Trônes, l’émerveillement s’empara d’eux. Ce n’était ni plus ni moins qu’un miracle, pensèrent Léa et Drarion sur l’instant. À l’autre bout de la salle, Elvène les attendait en compagnie des deux gardiens. Celui de la tour du Sud n’était visiblement pas ravi d’avoir été contraint de restituer le dernier fragment du cœur d’Habask qui était en sa possession et son regard en disait long sur ses pensées. Pour lui, Léa et Drarion ne méritaient pas qu’il leur soit restitué de cette manière, il ne les considérait pas dignes d’en être à nouveau les protecteurs, mais de ses états d’âme, les élus n’en avaient que faire.
Le morceau de cristal irradiait toute la salle et projetait sa lumière pourpre qui dansait sur les murs de pierre.
— Mon fils ! Léa ! Il n’y a plus de temps à perdre !
Drarion contemplait sa mère qui leur tendait le cristal tel un trophée, c’était pour lui, pour eux, plus qu’une récompense, c’était le maillon manquant qui leur donnerait l’opportunité de mettre un terme à ce chaos global. Il était captivé par son regard et furtivement il songea qu’il aurait peut-être la chance d’apprendre à mieux la connaître dans un proche avenir. Il s’en voulait presque de ne pas l’avoir embrassée lorsqu’elle s’était réveillée. Léa et lui étaient pourtant décontenancés, car tout leur semblait trop facile.
Leur suffirait-il simplement de placer le dernier fragment du cœur d’Habask pour que cette folie meurtrière qui sévissait partout dans Sgathân s’achève ? Le temps passait et la peur que tout s’arrête traversa l’esprit de l’héritière, que se passerait-il ensuite ? Mais l’heure n’était plus à la réflexion, il fallait agir et Elvène ne cessa de les supplier de se hâter pour mettre un terme à cette guerre. Le gardien, ancien détenteur du fragment se fit un malin plaisir à faire remarquer à Elvène que le simple fait de leur manque de réactivité était la preuve qu’ils ne le méritaient pas, mais Léa et Drarion ne l’entendirent pas, ils étaient effarés par ce qu’ils observaient par les fenêtres du palais.
En effet, à l’extérieur, c’était le chaos le plus total et sous les coups de l’Invertero, l’Élite ne tiendrait plus très longtemps tandis que les troupes sur les berges de la baie ou dans les plaines commençaient à se replier. Neimus et Nolan usaient de leurs pouvoirs pour repousser toutes attaques tandis que Rus’Och et Mikka tentaient en vain de s’approcher du corps d’Anya, mais leur magie n’était pas sans limites et leurs forces, petit à petit, s’amenuisaient.
Sur la baie, Nokké avait refait surface, il avait vaincu la Baracnoïcuda et ses plaies béantes étaient le signe que son combat avait été terrible. Les autres créatures sous-marines qui se battaient pour lui et pour Sgathân, affrontaient d’autres horreurs tout aussi redoutables, celles que l’Invertero avait converties à sa folie et à chaque fois qu’un de ses amis des profondeurs succombait, le géant des mers s’affaiblissait encore plus. Il aurait pourtant besoin de toutes ses forces pour affronter ce qui, au loin, s’approchait dangereusement. C’était sa pire crainte et de toute évidence il n’y échapperait pas.
Figé dans les eaux glaciales de la baie, ses écailles émeraude ne luisaient plus, le géant des mers était horrifié par ce qui déferlait depuis l’horizon. Une vague de plus de dix mètres de haut s’avançait dangereusement et Nokké savait que cette fois-ci, il aurait beaucoup de mal à la repousser, car il ne s’agissait aucunement d’un phénomène naturel, non, c’était son pire ennemi qui une fois de plus, venait pour l’anéantir. Rien de surprenant que l’Invertero eût rallié à sa cause le dieu de la mort, Loki. L’Élite avait déjà subi son courroux alors qu’ils tentaient de rejoindre la tour du Nord, mais cette fois, c’était différent, car l’entité des profondeurs abyssales pouvait enfin assouvir son désir le plus fou, exterminer tout ce qui vivait en surface.
Nokké préféra ne pas attendre que la vague l’ait rejoint, il plongea et à grands coups de nageoires, disparut dans les eaux sombres.
Sur les berges et dans les plaines, les troupes de Sgathân souffraient terriblement, car les Hurgals arrivaient toujours plus nombreux, il en sortait de partout et même l’armée d’Ondins de Veela n’en venait pas à bout, mais le pire venait de les rejoindre depuis le sommet des montagnes. Depuis le rocher, Neimus ne pouvait que se désoler en constatant que les Golems n’avaient pas changé d’avis, ils s’étaient engagés aux côtés de l’Invertero et décimaient les guerriers par dizaines à chaque coup porté. Neimus se fit alors une promesse, celle que, si par chance, ce monde survivait au mal suprême, il se ferait un devoir d’exterminer définitivement les Golems de la surface de Sgathân, même si cette idée l’attristait profondément.
Dans la salle des Trônes, Léa et Drarion qui ne voyaient pas ce qui se passait sur le champ de bataille, pouvaient néanmoins en ressentir toute l’horreur et la pensée que tout puisse disparaître, eux y compris, les ramena à l’instant présent. D’un geste vif, alors que son anneau luisait plus que d’ordinaire, Léa fit pivoter le trône derrière Elvène, le mécanisme s’enclencha et la dalle coulissa. Drarion s’approcha de sa mère qui lui tendait le fragment du cœur d’Habask et le protégea entre ses mains, il lui adressa un léger sourire qui se voulait rassurant puis il déposa sur sa joue un baiser. Une sensation inconnue jusque-là qui l’emplit de joie autant qu’elle le terrorisa, mais cette émotion nouvelle lui fit promettre à sa mère que ce n’était pas la dernière fois.
Avec Léa, ils dévalèrent l’escalier qui s’enfonçait profondément dans les sous-sols de Faralonn.
La main de l’Héritière caressa le pentacle qui s’illumina aussitôt et une violente bourrasque s’engouffra dans les tunnels lorsque la lourde porte s’ouvrit. Au pied de la stèle sur laquelle trois autres fragments étaient déjà réunis, Drarion hésita et tendit à sa cousine le dernier morceau de cristal.
— À toi l’honneur ! Tu es l’héritière, c’est à toi que revient cette tâche.
— Non, Drarion, c’est ensemble que nous avons traversé toutes ces épreuves, c’est ensemble que nous recollerons les morceaux.
Ils approchèrent de la stèle le dernier fragment et la force d’attraction du joyau fit le reste. Le fragment prit alors sa place et Léa et Drarion purent voir les stigmates des fêlures s’estomper et disparaître, jusqu’à ce que plus un signe n’entache sa beauté.
La pierre d’Aradia se mit à vibrer et ses rayons aveuglants imprégnèrent la pièce et les deux élus qui se tordirent de douleur lorsque les runes, rougeoyantes et brûlantes réapparurent sur leur corps. Un phénomène que Léa et Drarion avaient bien du mal à contenir, mais la douleur s’estompa au bout de quelques minutes. Tous deux se demandèrent alors si la prophétie était accomplie, si en surface et partout dans Sgathân, la guerre avait pris fin, si l’Invertero avait été détruit.
C’est lorsqu’ils entendirent résonner dans les tunnels les appels incessants de Tan et Gwénaël qui les suppliaient de remonter au plus vite qu’ils comprirent que ce n’était pas terminé.
De retour dans la salle des Trônes ils constatèrent par eux-mêmes que le joyau ne mettrait pas un terme à cet enfer seul.
— Que doit-on faire maintenant ? Pourquoi le cœur d’Habask ne met-il pas un terme à tout ça ?
— Calme-toi, Léa, tenta de la rassurer Elvène, vous devez vous concentrer, la réponse est forcément en vous, alors concentrez-vous !
Léa et Drarion s’efforcèrent de retrouver une paix intérieure, mais le vacarme de la guerre qui avait peut-être déjà tué leurs amis et tant d’autres âmes innocentes ne les aidait pas à se concentrer ; la simple pensée qu’ils ne reverraient jamais leurs amis, leur famille, les faisait paniquer encore plus.
— Que disait la prophétie ?
— Je ne sais pas, Drarion, elle ne parlait pas de la manière d’actionner le cœur d’Habask, elle nous mettait simplement en garde contre le mal qui tenterait de nous diviser.
— Oui, mais le cœur est à nouveau reconstitué, pourquoi rien ne se passe ? s’énerva Drarion.
— Nous sommes peut-être trop loin de la source du mal pour que cela fonctionne ! suggéra Gwénaël.
— Nous devons essayer !
— Tu as raison, Léa. Tan, ramène-nous sur le rocher auprès des autres, ordonna-t-il à son Nagual.
Il n’en fallut pas plus pour que Tan s’exécute même si tous auraient préféré qu’il attende d’être à l’extérieur pour se transformer en dragon, mais comme il n’y avait pas une minute à perdre, Léa, Gwénaël et Drarion grimpèrent sur son dos
Tan inspira à pleins poumons et la force du feu qu’il cracha, explosa le mur et les fenêtres de la grande salle des Trônes avant que d’un bond, il ne prît son envol.
— Désolé, Léa, mais je n’avais pas le choix, s’excusa le dragon.
— On en reparlera si jamais on s’en sort, Tan, compte sur moi.
Le Dragon fendait les airs, jamais il n’avait volé à une telle vitesse et malgré la force du vent, Léa et Drarion qui peinaient à s’accrocher constatèrent avec effroi le carnage dans ce paysage dévasté qu’ils survolaient.
L’Invertero tenta plusieurs fois de les intercepter, mais étrangement, la brume maléfique n’avait aucune emprise sur eux, était-ce à cause des runes qui flamboyaient sur le corps des Élus ou bien celle du cœur d’Habask qui les protégeait ? Quelles qu’en fussent les raisons, ce coup du sort leur fut favorable et ils purent rejoindre le reste de l’Élite restée sur le rocher.
Lorsque Tan se posa, Léa et Drarion explosèrent de joie de voir leurs amis sains et saufs, forts de constater qu’il était grand temps qu’ils les rejoignent, car ils étaient tous au bord de l’épuisement.
— Vous avez réussi, se réjouirent Neimus et leurs amis.
— Oui, mais ça ne fonctionne pas, rien ne se produit, on ne sait pas comment l’activer. Aidez-nous, Neimus.
— Je n’ai malheureusement pas la réponse. Comme vous, je supposais que de lui-même le cristal nous protégerait.
Un sentiment de défaite plana au-dessus d’eux, une sorte de résignation qu’aucun n’avait prévue. Les yeux rivés sur le joyau, l’espoir de tous s’envolait peu à peu et l’indéfinissable désir d’en finir le plus rapidement possible leur traversa à tous l’esprit.
— Ça ne peut pas se terminer ainsi ? se désolait Nolan.
— Drarion !
— Oui, Léa ! quoi ?
— Te souviens-tu de ce jour, lorsque nous avons repoussé cette tempête ?
— Je m’en souviens très bien !
— Alors, recommençons.
— Tu veux que j’invoque l’Éther.
— C’est ça, mais cette fois-ci, prenons le cœur d’Habask avec nous.
Satine les observa tous les deux, elle savait que ce qu’ils s’apprêtaient à faire était très dangereux et qu’ils risquaient d’y laisser leur peau, mais en regardant autour d’elle, à la vue de destin funeste qui les guettait toutes et tous, elle s’accorda à penser que le sacrifice en valait la peine.
Léa se concentra et se focalisa sur le cœur d’Habask qu’elle parvint à maintenir en lévitation entre elle et Drarion. De sa main droite elle saisit la main droite de son cousin qui de sa gauche saisit la sienne, ensemble ils fermèrent le grand huit de l’infini. Au-dessus de leurs mains scellées, le joyau d’Aradia se remit à luire et à projeter son rayonnement qui fit gémir de douleur l’Invertero lorsque la luminescence pourpre frappa son manteau aqueux. Plus rien n’existait en dehors de la bulle dans laquelle Léa et Drarion venaient de s’isoler, ils atteignirent leur plus haut niveau de méditation en un temps record et la fusion des runes sur leur corps n’était plus douloureuse, bien au contraire, tous les deux pouvaient sentir une puissance incroyable les envahir.
Leur bulle se transforma en un champ de force impressionnant qui illumina le ciel de Sgathân alors qu’elle les transportait dans les airs et la vue de ce phénomène stoppa net les troupes de l’armée de Faralonn tout comme les alliés de l’Invertero qui cessèrent tout combat. Le monde entier restait subjugué par ce qui se déroulait au-dessus de leurs têtes, seul l’Invertero continuait de se défendre.
Léa et Drarion avaient déjà eu l’occasion d’expérimenter cette communion avec le cinquième élément, mais ajouter cela à la force incommensurable du cœur d’Habask mettait leur vie en danger. La puissance déployée à l’intérieur de la sphère était si forte que la moindre parcelle de leur corps s’en trouvait agressée. Les runes qui flamboyaient telle de la lave en fusion consumaient leurs vêtements et la puissance des énergies accumulées les défigurait, mais aucun d’eux ne comptait rompre le lien, car ils savaient tous les deux que plus ils accumuleraient d’énergie à l’intérieur de la sphère, plus la déflagration serait puissante lorsqu’ils lâcheraient prise. C’était le seul moyen de détruire l’Invertero même si cela devait leur coûter la vie.
La brume frappait de toutes ses forces sur la sphère, toute son attention était à présent focalisée sur les Élus qui parvenaient mal à contenir leur degré de méditation. C’est alors que Nolan demanda à chaque membre de l’Élite de concentrer ses attaques sur l’Invertero. L’Elfe espérait que cela suffirait pour que le mal détourne ses attaques sur eux, cela laisserait peut-être une chance supplémentaire à Léa et Drarion, mais l’Invertero pouvait être à plusieurs endroits en même temps et il l’avait déjà démontré, cependant cela le détourna suffisamment pour que ses amis décuplent les pouvoirs de l’Éther.
La sphère n’était plus une boule luminescente dans le ciel et plus personne ne pouvait voir ce qui se passait à l’intérieur.
— Je ne vais plus tenir très longtemps, Drarion ! articula difficilement Léa en braillant.
— Moi non plus, Léa !
Ils étaient à bout de forces, et lorsqu’ils se fixèrent dans les yeux, ils purent lire dans ceux de l’autre tout le bonheur qu’ils éprouvaient. Ils étaient heureux d’être ensemble, unis pas ce même sang qui coulait dans leurs veines et par cette profonde amitié qu’ils avaient su bâtir. Tout ce qui leur était arrivé depuis leur rencontre à San Francisco leur revenait en tête. Les joies, les peines, quoi qu’il advienne, ils avaient tout fait pour accomplir leur mission, au-delà de leurs limites et bien au-delà de ce dont ils se savaient capables, peu importait désormais l’issue de cet enjeu crucial. Ils avaient tout donné et si c’était là les derniers instants de leur vie, ils n’avaient aucun regret.
Au cœur de la sphère, les effluves pourpres du joyau d’Aradia s’intensifièrent jusqu’à ce que plus un seul atome d’énergie ne puisse être contenu. La dernière chose que tous les êtres encore vivants de Sgathân entendirent avant l’explosion de la boule dans le ciel fut les hurlements de Léa et Drarion.
La déflagration dans le ciel avait sonné tout le monde et le cœur d’Habask avait tenu sa promesse. L’invertero avait été totalement désintégré tout comme le corps de lady Anya.
Sur le rocher, l’Élite ne savait pas comment réagir, leur monde était sauvé, les vortex dans le ciel de Sgathân se refermaient et Neimus n’aurait pas à tenir la promesse qu’il s’était faite, le cristal avait réduit les Golems à l’état de poussière et les Hurgals ainsi que les autres créatures malfaisantes battaient en retraite. Le monde entier était partagé entre la joie et la douleur des êtres chers qui avaient donné leur vie pour les sauver. Mikka et Nolan se sourirent, Satine et Esther se serrèrent fort l’une contre l’autre, Neimus et Rus’Och se félicitèrent, mais Tan et Gwénaël pleuraient.
Il n’y avait aucune trace de Léa et Drarion et le plus étrange c’est que Kalon et Gabriel avaient également disparu, rien n’expliquait leur disparition. Un silence oppressant s’était emparé de ce monde jusqu’à ce que le cri d’oiseaux dans le ciel bleu et ensoleillé ne le brise. Sgathân était sauvé ainsi que beaucoup d’autres mondes, mais au prix de vies que rien ni personne ne saurait remplacer et il n’existait aucun remède, même magique, qui pourrait soigner les plaies de tous ces cœurs meurtris.
31
UNE SECONDE CHANCE
Elle peinait à s’éveiller et sentait que son corps ne répondait plus. De vagues bruits sourds grondaient autour d’elle et lui martelaient le crâne. Elle dut fournir un effort inhumain pour ouvrir les yeux, et ce, malgré la douleur qu’elle ressentait, comme si la lame d’un scalpel glacé lui ouvrait les paupières. Un voile blanchâtre lui gâchait la vision, mais derrière cette brume opaque elle distinguait tout de même quelques formes en mouvance au son de voix méconnaissable.
— Léa… elle se… docteur !
Des bribes de mots harcelaient ses tympans. Clouée sur son lit, incapable de faire le moindre mouvement, Léa sentit la panique l’envahir.
« Qu’est-ce qui m’arrive ? Où suis-je et pourquoi est-ce que je me sens si mal ? » se questionnait Léa.
Une puissante lumière blanche transperçait à présent le voile qui lui masquait la vue et l’éblouissait douloureusement.
Un énorme néon suspendu à un faux plafond l’aveuglait et l’empêchait de bien distinguer les visages des ombres qui dansaient au-dessus d’elle.
— Elle se réveille…
— Docteur… va bien ?
— Léa ! est-ce… vous m’entendez ?
Elle était incapable d’ouvrir la bouche et pourtant elle aurait souhaité hurler pour qu’on l’arrache à cet état léthargique qui l’angoissait et l’effrayait. Mais dans son malheur, Léa fit de son mieux pour relativiser et se rendit à l’évidence que tant que son esprit était réactif, il y avait de l’espoir et sa seconde préoccupation devint bizarrement sa première, où était-elle ?
Ce qu’elle pouvait distinguer, au-delà de ce voile blanc et de cette aveuglante lumière lui laissait croire qu’elle se trouvait à l’hôpital, chose improbable, car il n’y avait aucun hôpital à Faralonn et encore moins l’électricité. Alors dans quel monde se trouvait-elle ?
« L’Ether nous aurait-il projetés dans un monde parallèle lors de l’explosion, est-ce que nous avons échoué ? … »
Autant de questions qui lui traversaient simultanément l’esprit et pour lesquelles elle n’avait encore aucune réponse.
— Léa !... Chérie… nous… là !
Le son lourd qui résonnait en écho dans ses oreilles, Léa la reconnaissait, mais c’était impossible.
« Soit je suis morte, soit je rêve, soit… je ne sais pas »
Comment pouvait-elle être morte ? pensa-t-elle. Avec Drarion et ses amis de l’Élite, ils avaient réuni les quatre fragments du cœur d’Habask et de ce fait, rétabli l’ordre et l’équilibre des mondes. Les Déusumbraé n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes, dépourvus de leur suprématie, de l’histoire ancienne, se rassura Léa. Elle essaya de se souvenir de ce qui s’était passé. Elle se rappelait ses derniers instants sur le rocher aux côtés de ses amis de l’Élite, du dernier regard inquiet de Kalon à son égard – son cœur se serra – d’avoir invoqué le cinquième élément avec Drarion – où était-il à présent ? – et de cette force ingérable au centre de la sphère… puis, plus rien, le noir absolu.
— Léa, réveille-toi, princesse !
Elle avait parfaitement reconnu la voix cette fois-ci, mais le visage penché au-dessus d’elle était encore flouté et méconnaissable.
— Maman ? balbutia Léa effrayée.
— Oui, mon ange ! Nous sommes là, ton père et moi.
— Papa ? s’émut-elle aux larmes.
Cela ne pouvait être qu’un rêve, songea-t-elle, un cruel et douloureux rêve. Sa vue se fit de plus en plus nette et les voix de plus en plus claires. Léa réalisa qu’elle était bien hospitalisée, mais n’en connaissait pas encore les raisons. Ces deux visages à peine à quelques centimètres du sien et qui lui souriaient l’effrayaient autant qu’ils la remplissaient de bonheur. C’était bien Mary et Steeve Mc Gill, ses parents.
— Où suis-je ? Comment est-ce possible ? vous étiez… morts ! pleura Léa.
Le docteur intervint immédiatement pour rassurer Steeve et Mary, d’après lui ce n’était qu’un délire passager dû au choc qu’elle avait subi. Pour Léa cette scène et ces échanges étaient irréels.
— De quoi il parle ? commença à s’agiter Léa
Ne pas pouvoir faire le moindre mouvement, ne pas comprendre ce qui lui arrivait, mettait ses nerfs à rude épreuve.
— Le docteur veut parler du tremblement de terre, Léa, tu ne te souviens pas ?
— Je dois rêver, car ce tremblement a eu lieu il y a longtemps, et vous y êtes morts, tous les deux, à moins que je ne sois morte également.
Une nouvelle fois, le médecin leur expliqua que dans certains cas, la perte de mémoire ou de toute notion de temps était assez fréquente chez les grands traumatisés.
— Où est Drarion ? s’affola Léa subitement.
— Tu veux parler du jeune homme que les secours ont retrouvé à tes côtés.
— Comment va-t-il ?
— Il ne s’est toujours pas réveillé.
Le médecin interrompit Mary Mc Gill, il ne voulait pas que de mauvaises nouvelles affectent son bon rétablissement et lui demanda ainsi qu’à son époux de quitter la chambre.
— Elle doit se reposer maintenant.
— Non, restez ! supplia-t-elle ses parents.
— Nous ne sommes pas loin, rassure-toi, princesse.
Le médecin injecta un tranquillisant, directement dans la perfusion reliée à son bras, Léa tenta de lutter pour ne pas s’endormir, mais le remède était plus fort que sa volonté.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux le lendemain, nauséeuse, elle s’affola en constatant qu’elle n’avait pas rêvé la veille. Toujours ce même faux plafond et ce néon aveuglant dont l’intense luminosité lui brûlait les yeux. Sa motricité retrouvée fut la seule chose qui la calma. Sa chambre ne grouillait plus d’infirmières et de médecins et Léa en profita pour tenter de lever. Elle s’assit tant bien que mal sur le rebord du lit, rappelée à l’ordre par la douleur de son corps meurtri, ce qui quelque part la réconforta dans l’idée qu’elle ne rêvait pas, non, ce qu’elle ressentait était bien réel.
Pieds nus sur le sol glacé, sa première tentative pour se mettre debout s’avéra infructueuse, les vertiges accompagnés de la faiblesse de ses muscles endoloris l’obligèrent à se rasseoir.
— Que faites-vous ? lui demanda une jeune infirmière en entrant dans sa chambre.
— J’en peux plus de rester allongée, je dois voir mes parents.
— Il suffisait de demander, lui sourit la jeune femme, je vais aller chercher un fauteuil roulant, ne bougez pas !
— Merci, madame, lui sourit Léa.
— De rien, appelez-moi, Ameline !
Léa s’efforçait toujours de comprendre comment tout ceci était possible. Elle était apparemment de retour à San Francisco et le terrible tremblement de terre dont elle se souvenait qui avait détruit la Californie il y avait plus d’un an venait en fait de se produire depuis peu. Ses parents n’étaient pas morts, pourtant elle se souvenait avoir tenu dans ses bras le corps sans vie de sa mère et par-dessus le marché, Drarion était toujours dans le coma, quelques chambres plus loin. Tout était confus pour Léa, qu’était-il advenu de ses amis de l’Élite et de tous les habitants de Sgathân, son palais existait-il vraiment ? Elle suspecta avant tout d’être victime d’un mauvais sort, mais se ravisa rapidement, car à sa connaissance et mis à part Neimus, elle ne connaissait pas de mage assez puissant pour lui infliger une telle torture.
C’est alors qu’elle revit les visages de ceux qu’elle aimait, ses compagnons de l’Élite. Des larmes coulèrent sur son visage tandis que les images défilaient devant ses yeux, le sourire de Satine, Nolan et Mikka, Neimus et Rus’Och, son fidèle ami Gwénaël aux côtés de Tan, Doum le mini-troll, et elle explosa en sanglots en se replongeant dans le regard de Kalon avant de sourire en voyant Gabriel. À chaque épreuve ils avaient été là, à ses côtés et aujourd’hui elle se réveillait dans cette chambre stérile et froide, seule, presque abandonnée, voilà ce qu’elle ressentait et ce vide dans l’âme lui donnait le sentiment que plus jamais elle ne saurait être heureuse.
— Voici un joli fauteuil !
La jeune infirmière surprit Léa qui essuyait ses joues, mais préféra ne pas poser de questions. Elle se contenta d’être avenante et l’aida à s’installer sur la chaise roulante.
— Il est encore tôt vous savez, les visites ne débutent que dans une heure.
« Une heure ! » pensa Léa, c’est très long une heure à attendre. Elle doutait à présent qu’une fois cette heure écoulée elle reverrait ses parents, croyant toujours à une hallucination de la veille.
— Savez-vous où est la chambre de Drarion ?
— Le jeune homme qui vous accompagnait ?
Léa hocha la tête.
— Je vous y conduis, lui sourit encore Ameline en accélérant le pas.
L’enthousiasme de la jeune infirmière rassurait Léa et cette petite course dans les couloirs de l’hôpital lui fit le plus grand bien.
« 999 », ces trois chiffres sur la porte de la chambre lui rappelaient vaguement quelque chose sans qu’elle s’en souvienne vraiment. Ameline ouvrit la porte et poussa le fauteuil jusqu’au chevet de Drarion.
Le bip des moniteurs branchés sur sa poitrine semblait suspendre le temps. Léa ne retint pas ses larmes en le voyant ainsi, mais elle était heureuse de ne plus être seule avec toutes ses questions, faudrait-il encore qu’il ne tarde pas à se réveiller en espérant qu’il puisse y répondre. La jeune infirmière qui l’observait s’empressa de la rassurer.
— Ses signes vitaux sont excellents, il ne tardera pas à reprendre conscience.
La question que se posait Léa à présent était de s’assurer que Drarion avait bien les mêmes souvenirs qu’elle, car si ce n’était pas le cas… cette simple hypothèse la terrifiait.
« Impossible ! » tenta-elle de se rassurer, elle n’avait pas pu rêver tout ça. Toutes ses aventures qu’elle et ses amis de l’Élite avaient vécues, elle n’avait pas assez d’imagination pour créer une telle histoire. Tout prêt de Drarion, elle lui prit la main.
— Je repasserai vous chercher lorsque vos parents seront là, en attendant, profitez-en pour lui parler, je suis certaine que ça l’aidera.
Léa lui sourit et la regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’elle referme la porte derrière elle.
— C’est quoi ce bordel, Léa ? Explique-moi !
Léa fit un bond dans son fauteuil tellement elle fut surprise par le brusque réveil de Drarion.
— T’es enfin réveillé ?
— Je ne dormais pas, j’avais juste peur de… de tout ça, qu’est-ce qui s’est passé ? On est où ?
— Alors tu n’as rien oublié, ça veut dire que je ne suis pas folle, on a bien vécu tout ça.
— Bah oui, mais dis-moi ce qu’on fait ici.
Léa lui expliqua ce qu’elle avait appris et constaté et Drarion peina à croire que tout ceci fût réel, mais de toute évidence, Léa ne lui racontait pas de bêtises. Ils passèrent une heure entière à se remémorer les derniers instants avant de se réveiller dans cet hôpital et aucun ne comprit.
Léa dut l’abandonner lorsque l’infirmière revint la chercher, ses parents l’attendaient dans sa chambre et Léa n’en revenait toujours pas.
— Tiens ma chérie, je ne sais pas d’où tu sors cette bague, mais les infirmières m’ont dit que tu la portais lorsque les secours t’ont amenée.
— Merci… maman.
Léa avait encore beaucoup de mal à y croire, elle passa une main dans ses cheveux et se gratta le cou avant de reprendre.
— J’avais aussi un pendentif, un pentacle, ils ne l’ont pas retrouvé ?
Mary Mc Gill regarda sa fille étonnée puis elle attrapa son portefeuille duquel elle sortit le pendentif.
— Celui-ci ?
— Oui, c’est celui-là.
— Comment connais-tu l’existence de ce médaillon ? Je ne t’en ai jamais parlé.
— Bien sûr que si, tu me l’as donné juste avant de… tu m’as même dit que je ne devais pas fuir mes responsabilités.
Mary Mc Gill sembla perturbée et interrogea son époux. Léa les observa tour à tour et leur comportement lui fit se poser encore plus de questions.
— Ce médaillon nous a été remis le jour de ton adoption, il y avait également une lettre.
— De Neimus !
— C’est exact, s’étonna un peu plus Mary, mais comment sais-tu tout ça, aurais-tu fouillé dans mes affaires ?
Léa se décida à tout leur raconter, elle savait que cette réalité qui était la sienne ne serait pas facilement admissible pas ses parents, mais elle avait suffisamment d’arguments et de preuves pour qu’ils la croient.
— Écoute Léa, je pense que nous allons demander au médecin de t’examiner à nouveau.
— Vous ne me croyez toujours pas, c’est ça ?
Alors Léa décida de leur prouver et elle passa l’anneau à son doigt
« Pourvu que ça fonctionne ! » pria-t-elle.
L’anneau se mit à rougeoyer sous le regard ébahi de ses parents et d’un geste de la main, elle déplaça une des chaises au fond de la pièce.
— La prophétie s’est donc réalisée et vous avez vaincu.
Cette fois c’est Léa qui regarda dubitativement ses parents.
— À notre tour de t’avouer quelque chose, Princesse.
C’est alors qu’ils lui expliquèrent le plus calmement possible, que Neimus les avait expédiés dans ce monde pour veiller sur elle et Drarion, mais que malheureusement, quelque chose avait dû mal tourner, car il n’avaient jamais retrouvé la trace de son cousin. Ils avaient tout fait pour l’élever normalement jusqu’à ce qu’ils soient prêts, elle et Drarion, pour accomplir leur destinée, mais jamais ils n’avaient songé qu’un tremblement de terre viendrait perturber leur plan.
— Mais comment expliquez-vous ce retour dans le temps ?
— Nous pensons, ton père et moi, enfin je veux dire, Steeve et moi…
— Non, vous m’avez élevée, vous m’avez aimée comme le font les parents, alors vous l’êtes et le resterez.
— Ton père et moi nous en déduisons donc que l’Univers et la Déesse Aradia nous ont donné une seconde chance, pas seulement à nous, mais aux mondes en général. J’espère seulement que tous sauront tirer le meilleur de cette malheureuse expérience et qu’ils ne referont pas les mêmes erreurs.
32
PEUT-ÊTRE PAS LA FIN
Pendant les quelques jours qui suivirent leur réveil, Léa et Drarion durent rester en observation, mais au bout du quatrième jour, Ameline leur annonça qu’ils avaient l’autorisation de faire une sortie dans les jardins de l’hôpital. Un bon bol d’air frais leur ferait le plus grand bien.
Leur première bouffée d’oxygène leur tourna un peu la tête et le soleil les aveugla quelque peu, mais la gêne ne dura que quelques secondes. Les jardins étaient fleuris et beaucoup de patients se promenaient tout comme ils s’apprêtaient à le faire. Depuis leur réveil, ils ne parlaient que de ça, et la même question revenait toujours sur le tapis, qu’était-il advenu de cette année qu’ils avaient passée à Faralonn et de leurs amis ?
Dans les jardins, la plupart des bancs et des tables étaient déjà pris, sauf un, tout au fond. Il y avait bien un homme et un garçon assis dessus, mais il restait encore deux places à leurs côtés et Léa et Drarion se précipitèrent.
L’homme et son voisin avaient la tête enfoncée dans leur sweat à capuche, ils regardaient leurs pieds. Léa et Drarion les saluèrent tout de même avant de s’asseoir et l’homme releva lentement la tête.
— Drarion ? chuchota-t-il
— Léa ? murmura le plus jeune
Drarion sentit un flot de larmes incontrôlable monter alors qu’il reconnaissait cette voix, il se releva et contempla le visage sous la capuche. C’était improbable, impossible, irréel, mais pourtant il était là et Drarion se foutait bien de savoir par quel miracle c’était possible.
— Papa ?
Ils se fixèrent un long moment.
—Où est maman?
— Je ne sais pas ce que je fais dans ce monde, Drarion, et j’espère que ta mère, mon Elvène, est toujours en sécurité à Faralonn. Mais le plus important est que nous soyons ensemble.
Un grand silence enclava les deux hommes, nul besoin de mots pour deviner ce que l’un et l’autre pensaient. Le temps semblait suspendu.
Juste à côté d’eux, Léa avait également reconnu la voix du jeune homme et bien que son teint ait considérablement changé, sans parler de ses oreilles, elle n’eut aucun mal à reconnaître l’âme qui brillait dans ses yeux.
— Kalon ?
L’Univers leur avait accordé à tous une seconde chance, celle de corriger leurs erreurs pour s’améliorer, mais cela prendrait du temps pour que les consciences s’éveillent, pour que l’étincelle de la vie brille à nouveau dans leurs yeux, mais ce qui est sûr, c’est que dans le regard de ces quatre-là, un seul désir brûlait déjà, Rentrer à Faralonn.
©2019 Faralonn éditions
42000 Saint-Etienne
www.faralonn-editions.com
ISBN :9791096987603
Dépôt Légal : 2019
Illustrations :SF. Cover
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INVERTERO
Saison 4
Fabien Saint-Val
LE MOT DE L’AUTEUR
Et si vous aviez l’opportunité d’appuyer sur le bouton « Reboot System », le feriez-vous?
Notre vie est un enchevêtrement d’obstacles et d’épreuves à surmonter, est-ce là une excuse pour prendre les mauvaises décisions et se laisser guider par son côté sombre?
La Lumière brille en chacun de nous, il suffit simplement d’y faire appel.
Alors, lorsqu’une deuxième chance vous est offerte, saisissez-là et faites de votre mieux pour corriger ce qui peut l’être.
« Fais ce qu’il te plaît, tant qu’il ne nuit pas »
Cette devise ne concerne pas uniquement les êtres qui nous entourent, elle s’applique à un grand « TOUT » dont notre planète fait partie.
Table des matières
PROLOGUE 11
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5
6
7 BUCKINGHAM 49
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10
11
12 LA FORTERESSE NOIRE 85
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