Joachim jubilait. En tant que membre consultatif du Grand Conseil, sa présence s’avérait souvent indispensable pour discuter de points de détails confidentiels. Il avait donc été tout naturellement convié à la réunion impromptue qui avait suivi l’annonce du report du mariage entre Aëlwenn et Pierre. Généralement, il adorait jouer les éminences grises, mais là, c’était plus son triomphe personnel qu’il espérait secrètement goûter.
Comme l’immense majorité des invités, il avait appris la nouvelle par courrier spécial. Durant la nuit, un Mage Gris avait poussé l’audace jusqu’à s’introduire au sein du temple pour dérober les anneaux nuptiaux. Un affront qui ne resterait pas impuni, mais qui transformait en déconvenue monumentale ce qui augurait comme un jour de liesse.
Simuler la surprise, feindre l’indignation avait été d’autant plus facile pour Joachim, qu’un élément imprévu était venu s’immisce
Accroupie derrière la balustrade de la galerie qui courait en haut de l’un des murs de l’allée centrale, Kalinda ne perdait pas une miette de ce qui se passait au-dessous d’elle. Cette réunion extraordinaire tombait fort à propos pour la tenir informée de l’avancée des recherches menées par ses adversaires. Elle aurait ri de leur échec et de leur incompétence, sans la découverte du piège évoqué par la future mariée. Cette histoire de charme l’inquiétait. Elle aurait dû se douter que des bijoux aussi magnifiques ne s’offraient pas impunément au premier venu. Si au moins elle savait à quoi elle devait dorénavant prendre garde. L’expression suspicieuse, elle regarda l’anneau à son doigt. Tout à coup, la facture exceptionnelle d
La bienveillance dont Aëlwenn faisait preuve envers Anaël n’étonnait pas Joachim. Elle agissait souvent ainsi avec les plus vulnérables. Autrefois, elle avait longtemps adopté la même attitude à son égard. Ce rappel à sa propre histoire éveilla sa jalousie, et il en voulut presque à l’orphelin d’occuper une place qui, un temps, avait été la sienne. Bien loin de se douter de cette ambivalence de sentiments, le jeune Fée promenait son doux regard bleu de façon un peu perdue sur l’assemblée. Depuis ses faits d’armes, Pierre était devenu son héros. Il comprenait mal le ressentiment du Grand Conseil à l’encontre d’un humain qui avait pourtant évité qu’une partie du royaume ne soit envahie. — Mais Pierre a amplement prouvé son dévouement envers nous, osa-t-il ajouter, en s’adressant piteusement à Almane, avouant ainsi son admiration. — C’est exact, Anaël. Mais Pierre
Joachim suivit sa mère des yeux jusqu’à ce que cette dernière disparaisse dans le hall d’entrée avec le reste du groupe. Son attitude le désorientait. Walina l’avait habitué à ses façons distantes en public, mais pas à une telle indifférence lorsqu’il faisait appel à elle. Depuis son adoption, elle avait toujours manifesté à son égard une corde sensible, dont il usait et abusait régulièrement pour se faire pardonner ses frasques. Or là, elle venait purement et simplement de lui tourner le dos en négligeant sa question muette. À ses côtés, Aëlwenn et Pierre conservaient un silence inquiétant. Plus les secondes passaient, et plus il devenait évident qu’ils attendaient que l’immense pièce soit vide avant de l’entretenir. Pour une des rares fois de sa vie, Joachim était incertain sur la conduite à tenir. Il plaqua néanmoins un masque d’innocence sur son visage lorsqu’il leur fit face. &nbs
« Ne jamais sous-estimer la force d’une Fée en colère », nota Joachim, à demi assommé par la brutalité du choc. La rapidité des mouvements de son ancienne maîtresse l’émerveillait, même s’il se serait passé de devenir sa cible. Les doigts largement écartés, sa belle écrasaient sa poitrine d’un étau invisible, alors que sa paume demeurait à une bonne vingtaine de centimètres de son pourpoint. Plus inquiétante, une boule de givre aux petites aspérités acérées comme du verre venait de se former dans son autre main. Celle-ci se positionnait dangereusement près de sa gorge et un froid mordant le glaçait. Immobilisé, menacé, et proche de claquer des dents, le jeune Mage n’en menait pas large. Réagir de façon similaire était totalement déconseillé. Il ne faisait pas le poids. Il ne lui restait plus que la parole pour répliquer, mais Aëlwenn le clouait contre la pierre en lui coupant le souff
Les deux hommes se jetèrent un regard aussi circonspect que contrarié. Devant leurs mines déconfites, Aëlwenn eut un sourire à la fois désolé et amusé. — C’est absolument indispensable ? s’enquit Joachim, en toisant son rival d’un œil hostile. Il espérait que son animosité découragerait la Fée de Noël, mais à sa grande déception, celle-ci ne se fâcha pas. — La façon dont je viens de me comporter avec toi ne me laisse pas le choix, Joachim. Si tu souhaites arriver vivant jusqu’à Sylfinata, il va falloir te plier à l’autorité de Pierre. Rassure-toi, sa fonction de Passeur le rend totalement fiable pour cette mission. Il a acquis l’expérience nécessaire à mes côtés pour voyager en Féérie, et il se montre plutôt doué. Quoi que tu en penses. — Et tu ne redoutes pas que je le transforme en grenouille ? la provoqua-t-il d’un air acide. &
Cela faisait maintenant trois jours que Kalinda filait Pierre et ses compagnons. Sitôt les faubourgs de la ville franchis, elle avait ôté la longue chasuble couleur de miel qui dissimulait ses vêtements passe-muraille. Sanglée dans son costume gris, elle retrouvait avec bonheur une liberté de mouvement bien utile pour se mettre à couvert à la moindre alerte. Elle demeurait à distance, mais l’instinct, ou la force de l’expérience, poussait le mage blanc à se retourner régulièrement. Moins pointilleux pour surveiller le terrain, le Passeur avançait à travers la forêt d’un bon pas. Il semblait soucieux de rejoindre rapidement sa destination, ce qui avantageait Kalinda. Son prisonnier le suivait avec une bonne volonté évidente, sans doute conscient que de sa collaboration dépendait le retrait de l’anneau et l’annulation du sort rattaché à celui-ci. Fermant la marche,
Pierre et Joachim s’engagèrent sur ce pont improvisé sans paraître se soucier du risque. Anaël s’assura que les pierres conservaient leur équilibre, puis il s’avança à son tour. Ce fut le moment que choisit une énorme masse sombre pour émerger des profondeurs derrière eux. La jeune femme fut la seule à la voir. En reconnaissant la carapace d’une tortue géante, elle se surprit à pousser un soupir de soulagement. Ces animaux aquatiques étaient inoffensifs. Sans doute alerté par les clapotis, le jeune Fée se retourna. Au même instant, la tortue se mit en mouvement. Habituée à nager librement dans la rivière, elle n’aperçut l’obstacle dressé sur sa route qu’au dernier moment. Peu agile et embarrassée par sa grande taille, elle ne put éviter de bousculer le fragile chemin de pierre. Le choc ébranla rudement la partie sur laquelle se trouvait Anaël. Déséquilibré, cel
De l’autre côté de la rivière, Kalinda contemplait le grand feu avec autant de fatalisme que d’irritation. Les nuits étaient douces en Féérie, et contrairement aux deux baigneurs malencontreux, elle ne redoutait pas de prendre froid. Mais si elle ne voulait pas rater le départ de ses ennemis, elle allait devoir rester éveillée. Les soirs précédents, elle avait pu les approcher suffisamment pour dormir quelques heures en toute quiétude. Sa formation lui avait appris à mobiliser son subconscient pour se protéger de tous risques d’intrusion dans un périmètre immédiat. Elle se réveillait donc automatiquement lorsque l’un d’entre eux émergeait du pays des rêves. Il était malheureusement impossible qu’elle se serve de son sixième sens aussi loin. Fatiguée, elle se laissa glisser au pied du tronc moussu près duquel elle se tenait. La solitude commençait à lui peser. Ce pistage l’amusait, mais elle re
Joachim détestait devoir s’enfuir, mais privé de ses pouvoirs, il devait admettre qu’il ne faisait que la gêner. Rageant contre son inutilité, il fila le long de la barre rocheuse. Il évitait de trop s’approcher du bord de la crevasse qui déroulait un sol uniformément plat à perte de vue. S’il voulait aider Kalinda, il devait d’abord trouver un endroit où se dissimuler. Le sable ralentissait sa course, mais il atteignit un amoncellement de gros rochers sans être inquiété. Derrière lui, les explosions, les cris et les imprécations se multipliaient. Tant que le combat se poursuivait, il avait une chance de tirer la jeune femme de ce mauvais pas. Demeurant à couvert, il escalada une petite butte en espérant avoir un meilleur point de vue sur la bataille. Arrivé en haut, il se retourna. Kalinda parvenait encore à faire front à ses adversaires. Elle reculait toutefois de plus en plus contre la mura
Ils déambulaient entre les parois abruptes, lorsque Joachim ralentit pour l’interpeller : — Je suppose que tu vas dévoiler l’existence de Sylfinata. — Non. — C’est bien. — C’est bien ? Juste ça ? Étonné, il la dévisagea. — Qu’attendais-tu que je te dise ? — Je ne sais pas, moi : félicitations ; tu me surprends ; je suis fier de toi , énuméra-t-elle, sans parvenir à cacher sa déception. Elle devenait pathétique, et elle souhaita qu’il poursuive sa route en l’ignorant. Mais il conservait son regard posé sur son profil, et une chaleur embarrassante enflamma les joues de la jeune femme. Ce fut le moment qu’il choisit pour répondre : — Félicitations ; tu me surprends ; je
Passé maître dans l’art de la guerre, Joachim aurait pu profiter du sommeil de Kalinda pour neutraliser Némor et tenter de s’enfuir. La chauve-souris avait beau être rapide, elle ne possédait pas l’efficacité des menottes. Mais le risque de tomber entre des mains moins caressantes, joint à l’obscur besoin de ne pas décevoir sa geôlière l’arrêtaient. Il tenait donc sa parole en gardant la jeune femme endormie blottie contre lui. Il aurait pu tout aussi bien lui briser le cou. Partager une étreinte ne rendait pas un ennemi plus doux. C’était même une manière redoutable de tromper sa confiance. Une imprudence contre laquelle il se promit de mettre en garde la jeune femme au bout de leur périple. Ce serait son dernier cadeau. Quoique l’idée qu’elle puisse être défaite si facilement le heurtait moins que celle qu’elle se donne ainsi à un autre. Une constatation qui l’obligeait à une conclusion déra
Une heure plus tard, Joachim barbotait dans un grand baquet de bois rempli d’eau tiède. Un simple rideau l’isolait du reste de la chambre, et il entendait Kalinda vaquer de l’autre côté. Exceptionnellement, la jeune femme avait accepté de lui retirer ses menottes pour qu’il puisse se déshabiller. Ne plus être entravé par les bracelets de fer lui donnait l’illusion d’une liberté, qui s’évanouissait chaque fois que ses yeux se posaient sur Némor. Perchée sur le haut de l’armoire, la chauve-souris l’observait avec une acuité presque gênante. Kalinda avait été la première à se décrasser, et l’établissement étant ce qu’il était, il devait se contenter de l’eau de son bain pour ses ablutions. Mais après la marche forcée qu’il venait de vivre, il aurait consenti à bien moins pour retrouver une peau et une chevelure propres. Rassemblant cette dernière pour la tordre, il sortit de l’eau pour se s
Némor les rejoignit alors qu’ils atteignaient le sommet d’une butte qui marquait le début d’une série de collines couvertes de buissons hauts. La chauve-souris rentrait bredouille, et la modification du paysage interdisait à la jeune femme de lui demander de réitérer ses efforts. L’étroit sentier se transformait en large chemin de terre, où subsistaient des traces de chariots encore fraîches. Ils approchaient de la civilisation, et celle-ci était dangereuse pour Joachim. Kalinda renvoya aussitôt Némor en éclaireuse. Poursuivant leur route, les deux marcheurs se contentèrent de grappiller des fruits mûrs sur les groseilliers qui poussaient au bord du chemin. Depuis leur dernière discussion, un silence tendu régnait entre eux, et ils mangèrent du bout des lèvres. Ils accédaient à un bosquet plus épais lorsque Némor réapparut pour cliqueter au-dessus de leurs têtes. La jeune femme traduisit à Joachim les informations que celle-c
Le terrain humide cédait progressivement la place à des îlots envahis d’herbes hautes. Cheminer devenait plus aisé, ce qui ne rendait pas leur progression plus joyeuse. Depuis leur mésaventure avec les sirènes de vase, survenue trois jours plus tôt, Kalinda refusait farouchement de revenir sur cet épisode. Elle voyait là une atteinte à son autorité. Le fait que Joachim ait agi pour l’aider à reprendre pied lui interdisait de le vouer aux gémonies, mais il était hors de question qu’elle le félicite pour cet acte. À la décharge du Mage Blanc, elle reconnaissait qu’il ne tentait pas d’abuser de la situation. Conséquence d’autant plus fâcheuse, qu’elle aurait aimé avoir une bonne raison pour le punir de son baiser volé. Baisé qui, en l’occurrence, la gênait exclusivement à cause du trouble suscité par le contact de ses lèvres alors qu’elle aurait dû se sentir outrée par l’acte lui-même. &n
Quelques minutes plus tard, Joachim pataugeait devant elle dans l’eau noire jusqu’à mi-mollet. Il se déplaçait en essayant de faire peu de bruit, et elle le suivait en guettant avec anxiété les remous qui se formaient sous ses pas. Pour une raison indéterminée, une fois la saison de l’accouplement terminée, les sirènes de vase ne s’en prenaient toujours qu’aux mâles des autres espèces, qu’elles dépeçaient pour nourrir leurs petits. Elles se détournaient systématiquement des femelles, à moins d’être obligées de les combattre. Ne se sentant pas directement menacée, Kalinda déployait toute son attention à veiller sur la progression de Joachim. Elle le vit gagner le premier îlot avec soulagement. — Marche le plus longtemps possible sur la terre ferme, le guida-t-elle. Tandis pis si pour cela tu dévies un peu de la ligne droite. Aide-toi des troncs couchés pour passer d’île en île, et évite de remu
Devant lui, Némor terminait de dégager un passage qui menait à une croûte de boue sèche plantée de troncs dépourvus de branchages. Oubliant un instant l’enjeu de la discussion, Joachim regagna la terre ferme en poussant un soupir de plaisir. Faute de trouver un sol solide, ils crapahutaient sans discontinuer dans les marais depuis le matin. Ses poignets liés le pénalisaient et il commençait sérieusement à ressentir la fatigue. Une fois sur la butte, décidé à obtenir une réponse avant de poursuivre ses efforts, il se retourna pour faire face à Kalinda : — Si tu m’avais laissé filer tout droit, nous aurions touché l’un de ses îlots bien plus rapidement. Cela t’amuse peut-être de m’obliger à avancer à l’aveugle, mais je suis fatigué. Alors, il serait sans doute temps de me dire exactement ce qu’il y a dans l’eau. Parce que sans cela, je ne ferai pas un pas de plus.  
L’image de la Montagne Blanche les avait longtemps accompagnés, de moins en moins distincte, de plus en plus petite. À présent, elle avait totalement disparu. Cela faisait dix jours qu’ils marchaient, dont trois qu’ils foulaient le territoire des Ombres Noires. Joachim allait devant, suivant docilement les directives de Kalinda. Au début, la jeune femme ne relâchait que rarement sa surveillance. Malgré le sort relié à ses entraves, elle redoutait l’esprit retors de son prisonnier. Savoir qu’il était responsable de l’échec de l’invasion de Féérie par les siens l’armait de méfiance. Elle éprouvait une immense fierté de l’avoir capturé, mais elle n’était pas suffisamment orgueilleuse pour ne pas se douter que les circonstances l’avaient grandement aidée. Bien qu’affichant l’air nonchalant d’un beau parleur friand de mondanités, Joachim était loin d’être un adversaire inoffensif. Néanmoins, à aucun moment depuis son interve