Gaëlle repartit une semaine plus tard. Elle devait présenter un court exposé à Berlin, dans une université proposant un cursus sur les métiers du septième art. Un déplacement de seulement deux jours, qui ne l’éloignait pas trop longtemps de son jeune amant.
Le premier soir, alors qu’elle profitait d’une fin d’après-midi ensoleillée pour regagner à pied son hôtel, elle eut soudain l’impression d’être suivie. Il lui suffisait de procéder de sa manière habituelle pour se transporter directement dans sa chambre, mais une sensation familière la retint d’utiliser cette méthode afin d’échapper à l’importun.
Alors qu’elle franchissait la Spree, elle ralentit volontairement l’allure pour finir par s’
L’aveu de Gaëlle consommé, la vie reprit son cours pour inscrire les jours dans une routine apparemment ordinaire. Pierre se partageait équitablement entre son emploi, qui lui assurait un minimum de contacts sociaux normaux, et le bonheur de retrouver les bras si peu conventionnels de sa jolie maîtresse. Extérieurement, rien ne distinguait la singularité de leur couple, si ce n’était qu’ils évoluaient au sein d’un bonheur dont ils excluaient tous les autres. Les amis et les collègues du jeune homme s’en étaient un peu inquiétés au départ, mais depuis qu’il fréquentait Gaëlle, Pierre rayonnait d’une telle sérénité intérieure et faisait preuve d’un dynamisme si efficace au travail qu’ils auraient trouvé mesquin de le critiquer.&n
Pierre s’était longtemps interrogé sur la raison qui poussait sa petite fée à demeurer aussi distante. Ses refus répétitifs avaient fini par l’inquiéter, au point qu’il craignait qu’elle ne s’opposât de cette façon à un engagement trop sérieux. La révélation de sa véritable nature lui permettait de mieux la comprendre la raison de ce choix. Mais, à bien y réfléchir, cela ne le rassurait pas pour autant. Cette obstination à ne nouer aucune attache tenait-elle de la simple prudence, ou de l’inéluctabilité d’un départ annoncé ? Il avait promis de ne pas poser de questions ; pourtant, il ne se leurrait pas. S’il la suivait en Féérie, il abandonnerait les siens derrière lui. Un constat dont l’amertume le poussait à partager ses moments de libre avec ceux qu’il affectionnait dès que Gaëlle s’éloignait. Bien conscient que la séparation n’en serait que plus délicate, il marquait néanmoins une sorte de détachement qu’il ressentait d’a
Pierre s’éveilla seul dans le grand lit à baldaquin. Durant quelques instants, ses yeux firent inutilement le tour de la chambre. Celle qu’il cherchait ne se trouvait pas près de la fenêtre, éclairée par un pâle rayon de soleil. Elle ne le regardait pas avec son sourire enjôleur devant la coiffeuse au grand miroir oblong, tandis qu’elle disciplinait sa magnifique chevelure brune. Elle ne se tenait pas davantage devant la penderie étonnamment profonde, à choisir ses vêtements de la journée. Ni derrière le paravent chinois décoré de délicats motifs rouges et or, à enfiler ceux-ci. C’était la première fois que Gaëlle partait aussi longtemps sans l’embrasser une dernière fois avant son départ, et il en ressentait un immense chagrin. Il n’était pas jaloux de ceux qu’elle allait probablement voir, mais il souffrait de son silence. La semaine qui se profilait s’annonçait aussi morne que désœuvrée. Et
Joachim se transporta directement aux portes du château d’Aëlwenn, qu’il se refusait toujours intimement de nommer Gaëlle. En tant qu’ami de longue date et allié incontournable, elle lui permettait de vaquer à sa guise sur son domaine, et même de réquisitionner une partie de ses sujets en cas d’attaque. Grâce à cette largesse, les plans des Mages Gris avaient été ruinés par deux fois, alors qu’elle demeurait encore dans l’impossibilité de donner elle-même ses directives. C’était une façon pour Joachim de prouver sa loyauté à sa cause. Il n’entrait dans ce cadre aucun dessein pour la reconquérir. Il s’agissait simplement de faire front intelligemment contre un ennemi commun. Dès qu’il se présenta, un serviteur s’empressa de le recevoir. À sa question, ce dernier l’avertit que sa maîtresse se trouvait dans la bibliothèque. Il aurait pu l’y rejoindre directement, mais il préféra laisser le soin au domestique de l’annoncer. Il ma
Lorsque Pierre s’éveilla le lendemain matin, il se demanda d’abord pourquoi il entendait le bruit de la circulation urbaine avec autant d’acuité. Loin du centre-ville, la tour était isolée au sein d’un pas particulièrement bruyant l’incita à ouvrir les yeux, mais ce fut le toucher un peu rêche des draps de coton sous ses doigts qui le tira avec brutalité de la semi-léthargie où il flottait encore. Gaëlle n’utilisait que des draps de soie, et il avait pris l’habitude d’apprécier leur caresse sur sa peau nue. Gaëlle ! Affluant en masse, les souvenirs de la veille se déversèrent dans sa mémoire avec une précision si douloureuse, qu’ils lui arrachèrent un gémissement alors qu’il se redressait pour s’asseoir brutalement dans le lit. Qu’avait-il fait ? Un peu hagard, son regard fit le tour de la pièce, comme pour s’assurer qu’il ne divaguait pas dans un mauvais rêve.
Décembre installa ses lumineux ornements de rues, les magasins changèrent de décor, et certaines façades virent fleurir des bonshommes rouges suspendus à leurs balcons ou à leurs fenêtres. Pierre rentrait à rentrer à pied. Il marchait depuis près d’une demi-heure sans vraiment faire cas des rares passants qu’il croisait. La nuit était tombée depuis longtemps. Le flot des voitures le frôlait dans son anonymat, et leur ronronnement incessant finissait par bercer le désarroi qui ne le quittait plus. Son souffle plus court se transformait en halo quand il passait sous un réverbère, et lorsqu’il s’approcha de la Maine, le froid vif le saisit davantage. Alors qu’il s’engageait sur le pont de la Basse-Chaîne, il hâta le pas sans grand espoir de se réchauffer. De l’autre côté, le château des ducs d’Anjou découpait sa masse imposante sur les lumières de la ville. Pierre laissa errer son regard sur ce bijou d’architecture sans éprouver
Pierre voguait au sein d’un rêve indistinct. Une impression de douce quiétude, indicible et inconcevable, prévalait sans qu’il sache préciser pourquoi. Il se sentait enclos dans une bulle protectrice dont il refusait de sortir. La chaleur qui l’environnait participait à cette conjugaison d’éléments fragmentés qui berçaient son corps et son âme. Un sentiment d’intouchabilité, qui se transformait en anormalité au fur et à mesure que sa conscience malmenée refaisait surface. Une première pensée cohérente frappa soudain son esprit, gâtant de son onde pernicieuse la béatitude où il évoluait. Il se rappelait sa chute. Le choc brutal de sa plongée dans la rivière, l’étau glacial qui s’était immédiatement refermé sur lui au point de lui couper le souffle. Ses vêtements gorgés d’eau et trop lourds, qui l’entraînaient inexorablement vers le fond. Son regard qui se perdait dans une nuit trouble et liquide, aussi sombre que le désespoir
Pierre s’aperçut alors qu’il se trouvait dans une vaste grotte aux parois incrustées de gypse et veinées de longs affleurements d’améthystes d’un joli violet clair. De gigantesques champignons bleus poussaient près d’une source d’eau limpide, tandis que très haut sous la voûte incurvée évoluaient des sortes de lucioles, qui constellaient la roche de la douce lumière clignotante d’un blanc rosé qui émanait de leur abdomen. Émerveillé, le jeune homme se redressa sur les coudes pour mieux admirer ces prodiges. Nul doute qu’il se trouvait en Féérie. Cette évidence ravivait sa curiosité, tout en étayant le bonheur incroyable qui lui arrivait. Près de lui, Gaëlle s’assit, remarquablement belle dans sa nudité impudique, que masquait à peine sa longue chevelure dénouée. Il se retourna complètement vers cette image envoûtante pour déposer un baiser gourmand sur sa hanche blanche. &n
Joachim détestait devoir s’enfuir, mais privé de ses pouvoirs, il devait admettre qu’il ne faisait que la gêner. Rageant contre son inutilité, il fila le long de la barre rocheuse. Il évitait de trop s’approcher du bord de la crevasse qui déroulait un sol uniformément plat à perte de vue. S’il voulait aider Kalinda, il devait d’abord trouver un endroit où se dissimuler. Le sable ralentissait sa course, mais il atteignit un amoncellement de gros rochers sans être inquiété. Derrière lui, les explosions, les cris et les imprécations se multipliaient. Tant que le combat se poursuivait, il avait une chance de tirer la jeune femme de ce mauvais pas. Demeurant à couvert, il escalada une petite butte en espérant avoir un meilleur point de vue sur la bataille. Arrivé en haut, il se retourna. Kalinda parvenait encore à faire front à ses adversaires. Elle reculait toutefois de plus en plus contre la mura
Ils déambulaient entre les parois abruptes, lorsque Joachim ralentit pour l’interpeller : — Je suppose que tu vas dévoiler l’existence de Sylfinata. — Non. — C’est bien. — C’est bien ? Juste ça ? Étonné, il la dévisagea. — Qu’attendais-tu que je te dise ? — Je ne sais pas, moi : félicitations ; tu me surprends ; je suis fier de toi , énuméra-t-elle, sans parvenir à cacher sa déception. Elle devenait pathétique, et elle souhaita qu’il poursuive sa route en l’ignorant. Mais il conservait son regard posé sur son profil, et une chaleur embarrassante enflamma les joues de la jeune femme. Ce fut le moment qu’il choisit pour répondre : — Félicitations ; tu me surprends ; je
Passé maître dans l’art de la guerre, Joachim aurait pu profiter du sommeil de Kalinda pour neutraliser Némor et tenter de s’enfuir. La chauve-souris avait beau être rapide, elle ne possédait pas l’efficacité des menottes. Mais le risque de tomber entre des mains moins caressantes, joint à l’obscur besoin de ne pas décevoir sa geôlière l’arrêtaient. Il tenait donc sa parole en gardant la jeune femme endormie blottie contre lui. Il aurait pu tout aussi bien lui briser le cou. Partager une étreinte ne rendait pas un ennemi plus doux. C’était même une manière redoutable de tromper sa confiance. Une imprudence contre laquelle il se promit de mettre en garde la jeune femme au bout de leur périple. Ce serait son dernier cadeau. Quoique l’idée qu’elle puisse être défaite si facilement le heurtait moins que celle qu’elle se donne ainsi à un autre. Une constatation qui l’obligeait à une conclusion déra
Une heure plus tard, Joachim barbotait dans un grand baquet de bois rempli d’eau tiède. Un simple rideau l’isolait du reste de la chambre, et il entendait Kalinda vaquer de l’autre côté. Exceptionnellement, la jeune femme avait accepté de lui retirer ses menottes pour qu’il puisse se déshabiller. Ne plus être entravé par les bracelets de fer lui donnait l’illusion d’une liberté, qui s’évanouissait chaque fois que ses yeux se posaient sur Némor. Perchée sur le haut de l’armoire, la chauve-souris l’observait avec une acuité presque gênante. Kalinda avait été la première à se décrasser, et l’établissement étant ce qu’il était, il devait se contenter de l’eau de son bain pour ses ablutions. Mais après la marche forcée qu’il venait de vivre, il aurait consenti à bien moins pour retrouver une peau et une chevelure propres. Rassemblant cette dernière pour la tordre, il sortit de l’eau pour se s
Némor les rejoignit alors qu’ils atteignaient le sommet d’une butte qui marquait le début d’une série de collines couvertes de buissons hauts. La chauve-souris rentrait bredouille, et la modification du paysage interdisait à la jeune femme de lui demander de réitérer ses efforts. L’étroit sentier se transformait en large chemin de terre, où subsistaient des traces de chariots encore fraîches. Ils approchaient de la civilisation, et celle-ci était dangereuse pour Joachim. Kalinda renvoya aussitôt Némor en éclaireuse. Poursuivant leur route, les deux marcheurs se contentèrent de grappiller des fruits mûrs sur les groseilliers qui poussaient au bord du chemin. Depuis leur dernière discussion, un silence tendu régnait entre eux, et ils mangèrent du bout des lèvres. Ils accédaient à un bosquet plus épais lorsque Némor réapparut pour cliqueter au-dessus de leurs têtes. La jeune femme traduisit à Joachim les informations que celle-c
Le terrain humide cédait progressivement la place à des îlots envahis d’herbes hautes. Cheminer devenait plus aisé, ce qui ne rendait pas leur progression plus joyeuse. Depuis leur mésaventure avec les sirènes de vase, survenue trois jours plus tôt, Kalinda refusait farouchement de revenir sur cet épisode. Elle voyait là une atteinte à son autorité. Le fait que Joachim ait agi pour l’aider à reprendre pied lui interdisait de le vouer aux gémonies, mais il était hors de question qu’elle le félicite pour cet acte. À la décharge du Mage Blanc, elle reconnaissait qu’il ne tentait pas d’abuser de la situation. Conséquence d’autant plus fâcheuse, qu’elle aurait aimé avoir une bonne raison pour le punir de son baiser volé. Baisé qui, en l’occurrence, la gênait exclusivement à cause du trouble suscité par le contact de ses lèvres alors qu’elle aurait dû se sentir outrée par l’acte lui-même. &n
Quelques minutes plus tard, Joachim pataugeait devant elle dans l’eau noire jusqu’à mi-mollet. Il se déplaçait en essayant de faire peu de bruit, et elle le suivait en guettant avec anxiété les remous qui se formaient sous ses pas. Pour une raison indéterminée, une fois la saison de l’accouplement terminée, les sirènes de vase ne s’en prenaient toujours qu’aux mâles des autres espèces, qu’elles dépeçaient pour nourrir leurs petits. Elles se détournaient systématiquement des femelles, à moins d’être obligées de les combattre. Ne se sentant pas directement menacée, Kalinda déployait toute son attention à veiller sur la progression de Joachim. Elle le vit gagner le premier îlot avec soulagement. — Marche le plus longtemps possible sur la terre ferme, le guida-t-elle. Tandis pis si pour cela tu dévies un peu de la ligne droite. Aide-toi des troncs couchés pour passer d’île en île, et évite de remu
Devant lui, Némor terminait de dégager un passage qui menait à une croûte de boue sèche plantée de troncs dépourvus de branchages. Oubliant un instant l’enjeu de la discussion, Joachim regagna la terre ferme en poussant un soupir de plaisir. Faute de trouver un sol solide, ils crapahutaient sans discontinuer dans les marais depuis le matin. Ses poignets liés le pénalisaient et il commençait sérieusement à ressentir la fatigue. Une fois sur la butte, décidé à obtenir une réponse avant de poursuivre ses efforts, il se retourna pour faire face à Kalinda : — Si tu m’avais laissé filer tout droit, nous aurions touché l’un de ses îlots bien plus rapidement. Cela t’amuse peut-être de m’obliger à avancer à l’aveugle, mais je suis fatigué. Alors, il serait sans doute temps de me dire exactement ce qu’il y a dans l’eau. Parce que sans cela, je ne ferai pas un pas de plus.  
L’image de la Montagne Blanche les avait longtemps accompagnés, de moins en moins distincte, de plus en plus petite. À présent, elle avait totalement disparu. Cela faisait dix jours qu’ils marchaient, dont trois qu’ils foulaient le territoire des Ombres Noires. Joachim allait devant, suivant docilement les directives de Kalinda. Au début, la jeune femme ne relâchait que rarement sa surveillance. Malgré le sort relié à ses entraves, elle redoutait l’esprit retors de son prisonnier. Savoir qu’il était responsable de l’échec de l’invasion de Féérie par les siens l’armait de méfiance. Elle éprouvait une immense fierté de l’avoir capturé, mais elle n’était pas suffisamment orgueilleuse pour ne pas se douter que les circonstances l’avaient grandement aidée. Bien qu’affichant l’air nonchalant d’un beau parleur friand de mondanités, Joachim était loin d’être un adversaire inoffensif. Néanmoins, à aucun moment depuis son interve